kilos de plume, kilos de plomb

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Jean-Louis Yaïch Né à Alger en 1951 : 3,2 kg

Nice 1969 : 78 kg Paris 1975 : 100 kg Paris 1981 :186 kg etc. Paris 1987 : 172 kg Avril 1988 : 87 kg Poids final.

Photos D. Montaudon / D. Toutain

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KILOS DE PLUME, KILOS DE PLOMB

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Ouvrages de Gérard Apfeldorfer

Apprendre à changer, Laffont 1980

Vivre mince, Laffont 1983

Pas de panique ! Manuel à l'usage des phobiques,

des angoissés et des peureux, Hachette, 1986

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JEAN-LOUIS YAÏCH D GÉRARD APFELDORFER

KILOS DE PLUME, KILOS DE PLOMB

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob , Par i s V I

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ISBN 2-02-010155-6

© ÉDITIONS DU SEUIL, MAI 1988

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

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Ce livre est une histoire d'amour offerte à la mémoire de mon père.

J.-L. Y.

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Introduction

Yaïch

A l'heure où j'écris ces lignes, je pèse 172 kilos. J'ai pesé il y a cinq ans 186 kilos et je me demandais si j'allais poursuivre ma progression : 200, 250, 300 kilos. A ce stade, on perd la notion de toute limite. J'étais attiré par le gouffre, curieux de voir jusqu'où pouvait aller cette expérience étrange. Je venais de passer la trentaine et j'avais la sensation d'être devenu un vieillard, complète- ment dépossédé de son corps, dépossédé d'une grande part de ses moyens de réflexion et d'analyse, mais conscient de sa déchéance. Je pensais à mon grand-père, immobile sur une chaise roulante, à la fin de sa vie. Je me sentais étonnamment proche de lui. Je comprenais son irritabilité, sa vie organisée autour des souvenirs, son air absent.

Pour me consoler, je me disais que cette épreuve était exceptionnelle. - Comment ne pas valoriser ma déchéance puisque j'avais choisi de survivre avec elle ? — Elle me donnait un avant-goût de la vieillesse. Elle m'apporterait peut-être une plus grande sérénité, le jour où, troublé par l'approche de la mort, je m'isolerais à mon tour dans la décrépitude et la sénescence.

Je pensais parfois que mon abandon était provisoire et volontaire. Comme un jeu où je serais entré et dont un jour, je sortirais grandi. Mais parfois et tout aussi sou- vent, je pensais le contraire, persuadé que l'abandon me

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gardait cette fois comme l'objet d'un autre jeu aux règles inconnues. J'étais alors le simple accessoire d'une farce, l'instrument d'une dernière dérision. J'acceptais le règne de ce système absurde où tout le sens de la vie aurait été d'admettre l'arrivée inéluctable de la mort, cloîtré dans une sorte de sagesse, ou de résignation. Mais aussitôt j'inversais mon propos. J'étais à nouveau fier de mon avantage face à ce sort commun de tous les hommes depuis la nuit des temps : naître, vieillir et mourir - sans aucune autre issue. Moi, je croyais avoir le droit d'aller, de venir, de ruser et de vivre deux fois ma propre vieillesse. Presque deux fois ma propre mort. Je pouvais jouer à m'avancer vers elle, à m'allonger, à la sentir tout contre moi, avant de m'éloigner encore à reculons vers une autre jeunesse.

J'étais attiré, presque fasciné par cette idée de mon pouvoir. Mais je vivais surtout l'enfermement. Chaque retour devenait encore plus périlleux, plus improbable. Je me sentais le frère des aveugles, des paralytiques, des pauvres, des exclus. Le frère de ceux qui sont hors-jeu, hors du temps, en dehors des mesures et des normes. Le frère de ceux qui vivent un coma prolongé en ne trouvant jamais l'exutoire de leurs jours.

Mais même au cours des périodes les plus sombres, guidé par mon regard de myope, planqué dans une chambre au cœur de la ville, je gardais le battement tendre et régulier du jour qui allait poindre. La convic- tion, la certitude qu'un autre monde existait au-delà des paupières. Un monde rose très pâle, presque blanc. Un monde vivant, encore un peu voilé. Apaisé.

Un monde reconstruit. Un monde où je saurais renaître, reléguant au-delà des images communes la force grotes- que, fragile et adipeuse de l'étranger que j'étais devenu. Cliché flasque. Comme égaré dans l'enveloppe d'un autre corps, d'une autre peau, d'une autre multitude qui tan-

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gue, lointaine, d'une jambe sur l'autre jambe, et qui avance, presque improbable, dans la rue, parmi tous les autres passants.

Je me rassurais, usant jusqu'à la lie les artifices de ma composition. Selon les heures, je me laissais porter par la folie de mon imagination morbide, ou au contraire, par l'illumination grandiose d'un futur fabuleux. Mais après chaque séquence, j'étais rendu au même résultat et je laissais passivement se rétrécir le temps qui m'était imparti. Je laissais glisser entre mes doigts toute l'éten- due de ma jeunesse où j'aurais eu encore une chance ténue de sortir ma tête hors de l'eau.

Tendre le cou (ou ce qui en tenait lieu juste dessous la bouche) pour respirer. Tendre le bras pour m'agripper à une branche qui ne soit pas glissante. Ni grasse ni sirupeuse. Tendre l'oreille. Tendre le temps qui s'éloigne sur la pleine conscience d'une immortalité replète, déjà presque dissoute. Tendre le monde encore et moi, et m'étendre et m'éteindre. Pour être en lui et qu'il s'en- dorme en moi, lové dans un coin de mon lit.

Parfois, je relevais la tête, j'étais alors poussé par les spasmes d'un instinct de survie. Mais pour le reste ordinaire de mon temps, mes seules activités se répé- taient, identiques toujours : manger, dormir et quelque- fois écrire. A trente ans j'allais tout perdre, les problèmes matériels s'accumulaient. Poursuivi par une horde d'huissiers, je laissais péricliter mon entreprise sans opposer la moindre lutte. Je vivais seul et subjugué par le destin, je savais me soumettre aux aléas. J'étais à deux doigts de finir à la rue ou dans un hôpital. A deux doigts de l'extrême renoncement et d'accepter vraiment de la mort plus qu'un simple mirage. Plus qu'une idée sédui- sante et donnée. Je sortais le moins possible, je vivais derrière mes volets clos, rideaux tirés. Je vivais dans la crainte. Je n'ouvrais plus la porte à mes amis. Je n'avais

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plus de téléphone. Régulièrement mon électricité était coupée par les agents d'EDF et le noir se mélangeait avec le noir.

Les victuailles accumulées en trop grand nombre dans le frigo finissaient par moisir. Quand il fallait absolument descendre dans la rue, je mettais un survêtement élasti- que qui savait parfaitement, au cours de mes saisons, grossir et désenfler avec moi. J'enfilais une vieille paire de pantoufles. Impossible de me baisser pour lacer d'ordi- naires chaussures. Impossible de choisir des mocassins, ils étaient toujours trop étroits. Les gestes les plus simples m'échappaient : croiser les jambes lorsque j'étais assis, prendre des enfants sur les genoux (mon ventre occupait en permanence toute la surface de mes cuisses). Je ne pouvais plus atteindre, même du bout des doigts, ni mon dos ni mes pieds. Je m'aidais d'une tige de bambou pour enfiler mes pantoufles. Je ne portais plus de chaussettes. Le matin, pour laver ce qui m'était inaccessible, j'em- ployais une douche à très forte pression, ou des lanières, ou de longues brosses emmanchées. J'avais du mal à attraper tout simplement mon sexe pour pisser. L'infir- mité physique prenait le relais de mon incapacité psychi- que à la vie. Plus j'avançais, plus l'issue s'éloignait. Hors d'atteinte et lointaine, elle devenait un rêve, une vague hypothèse. J'ai oscillé entre 120 et 186 kilos, alternant de courtes périodes où la vie semblait vouloir me reprendre avec de longues périodes de boulimie où je flirtais complaisamment avec mes idées sombres.

172 kilos. Aujourd'hui, je veux sortir de ce cycle. Aujourd'hui, mon corps est inutile et lourd, tout juste

bon à maintenir un vague état de survivance, mais ma détermination est sans faille. Je veux quitter cet enfer

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pour toujours. Fini le renoncement à la vie. Le ventre tendu, plein à craquer de trop de nourriture, jusqu'à la nausée. Finis l'abîme, l'anesthésie, la tête vide. Finis le besoin de dormir, hébété, et au réveil celui de manger à nouveau, la peur de la rue, la peur des rires et du regard des autres. La peur et le désir des magasins de comesti- bles, les ruses pour manger en cachette, les ruses pour ignorer que je mange. Finies les colères injustes contre ceux qui me viennent en aide.

Je ne vis plus, je n'aime plus et je n'existe pas. Je suis plein, je suis vide, je suis la trop grande présence et je deviens l'absence. Je suis l'excès et puis le renoncement. Je ferme les yeux et ma mâchoire se crispe. J'ouvre les yeux, mes muscles se détendent.

Aujourd'hui, je n'ai plus aucun choix. J'ai tout tenté. Vraiment. Tous les régimes, toutes les méthodes et tous les groupes. Au fil des années, j'ai perdu et repris des centaines de kilos en accomplissant sagement tous les rituels périphériques et accessoires qui me servaient d'alibi pour me punir, souffrir et puis recommencer : « je bois un grand verre d'eau avant chaque repas », « je ne mange que des protides », « je fais 6 repas par jour, mais très légers » ou encore, « je ne mélange pas les féculents avec la viande ». La liste est longue. Quand la contrainte augmente, la certitude d'échouer se travestit sous d'au- tres atours, encore plus jolis et plus extravagants. Tou- jours renouvelés. Il fallait châtier tous mes excès en parcourant le dur chemin de la rédemption, pour qu'à nouveau meurtri je sombre dans le stupre jusqu'au prochain état de grâce.

Aujourd'hui, je ne peux plus me permettre pareille diversion. Mon ultime recours est d'arriver jusqu'à la source de mon mal pour le saisir et en extraire les racines. Remonter le fil de ma vie et construire une méthode qui m'accompagne pas à pas pour structurer concrètement

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mes efforts. Mon ultime recours est d'entreprendre une psychothérapie qui sache allier un travail pratique sur le comportement à une recherche de causalité plus loin- taine. La psychanalyse ne m'apporterait qu'une solution partielle. Elle me permettrait de repousser ma décision. Je pourrais attendre longtemps le dénouement d'une vaporeuse magie sur mes affects et patienter encore avant qu'ils ne s'étalent dans le jour. Attendre. Attendre avant que d'entreprendre ma propre vie.

Je ne peux plus attendre. J'ai pris rendez-vous avec un comportementaliste. J'es-

père que le terrain où il portera le débat sera bien celui que j'entrevois.

Mon problème n'est pas de perdre du poids. Ça, je sais le faire depuis bien longtemps. Il suffit de moins manger. Mon problème est de réussir à modifier de façon durable mon attitude face à la nourriture. Il me faut apprendre une nouvelle manière de vivre, avec un nouveau corps et une nouvelle identité.

Cette fois-ci, derrière moi, il y a véritablement le vide. Tout retour en arrière est impossible, j'ai usé mes derniè- res zones de repli et mes derniers refuges. Si j'avais persisté, je serais cette fois passé, et de façon définitive, par-dessus la barrière de la vie. Je ne serais peut-être pas vraiment mort. Mais je me serais installé dans la pau- vreté, le dénuement, la décrépitude et l'oubli.

Aujourd'hui, il ne me reste qu'une indemnité de chô- mage de deux mille francs par mois, sur laquelle il faut retirer une petite saisie opérée par le fisc. Et cette indemnité va bientôt prendre fin. Je ne peux pas décem- ment me retourner vers mes parents qui traversent eux-mêmes de grosses difficultés.

Pourtant, il y a quelques années, j'étais riche. Nous étions riches. La richesse était un état. Nous étions riches comme d'autres sont blonds avec de grands yeux bleus.

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C'était une grâce de la nature, un fait acquis, défini- tif, dont il eût été tout à fait incongru de mettre en doute la pérennité. C'était l'ordre des choses, immuable et naturel.

Je n'ai jamais rien compris à la gestion du patrimoine de la famille. A vrai dire, mon père non plus ne s'y connaît pas beaucoup mieux. Un jour, il y a deux ans, il m'a dit que nous n'avions presque plus d'argent. Il prenait sa retraite et ses affaires étaient vendues. Son comptable l'avait - pour le moins - très mal conseillé. Ça lui arrachait le cœur de nous voir, ma mère et moi, vivre autrement qu'il l'avait imaginé. De mon côté, je m'occu- pais d'une petite maison d'édition qui était étouffée entre mon incapacité en affaires et mes scrupules en gestion. C'est difficile d'être un patron de gauche. Mais comme cette position était tout de même plus confortable que celle de salarié — fût-il de gauche -, je m'en accommodai pour un temps...

Il m'était impossible d'accepter que mon père, juste au moment où il entrait dans sa vieillesse, puisse penser que sa vie avait été un échec. Mon père aurait pu être un grand artiste et pourrait l'être encore si seulement il voulait croire en lui. C'est un éternel amoureux qui vit toujours l'intimité des autres et du monde plus que la sienne propre.

Avec cette gêne financière, notre univers a basculé pour la seconde fois. La première fois, en laissant l'Algérie, bien plus que des privilèges, nous laissions une histoire millénaire. En France, nous sommes maintenant perdus comme des nouveau-nés, nouveaux venus dans l'univers qui nous accueille. Nous devrons y construire une histoire nouvelle et laisser notre trace se mêler à celle de ceux qui nous ont précédés dans ce pays. Yaïch deviendra un nom de France, de Nice ou de Paris. Je me sens de manière sans doute puérile investi de cette mission. Jamais l'expres-

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sion « refaire sa vie » n'aura eu de sens plus concret. J'ai envie de la France, mais j'ai envie aussi de laisser après moi la survivance de tous mes souvenirs.

Depuis plus de deux ans, je me suis mis à la recherche d'une « situation ». J'ai eu beaucoup de mal à trouver quelqu'un qui me fasse confiance. Au début, j'avais un bel enthousiasme. J'ai répondu à deux ou trois cents annon- ces et j'ai spontanément envoyé encore plus de curriculum vitae. J'ai obtenu de nombreux rendez-vous qui se sont à chaque fois soldés par quelque chose du genre : « Vous êtes trop bien pour nous, vous avez dirigé une entreprise, vous ne pourrez pas revivre une situation de salarié. » Mais à demi-mot, j'avais appris à traduire un autre langage. On n'accorde pas sa confiance à un homme qui a mon passé et l'aspect physique que je traîne. Un obèse ne sera jamais un « jeune cadre plein d'avenir », ni même le simple employé d'une entreprise soucieuse de son image de marque. Les salariés vendent une part d'eux-mêmes. C'est la seule chose qu'ils possèdent. Et cette part de moi que je pouvais offrir ne trouvait pas preneur. Peut-on imaginer une énorme hôtesse de l'air ? Même les énormes banquiers, affublés de gros cigares, ont disparu au seuil des années trente.

J'étais hier encore totalement découragé. Je pensais que toutes mes recherches et démarches n'aboutiraient jamais. D'ailleurs, je ne tentais plus rien. Quand j'ai reçu un coup de fil de Mme M. K. du service de placement du Cercle de la librairie, je croyais qu'une fois de plus j'allais me rendre à un rendez-vous dont je ressortirais vaincu.

Aujourd'hui, j'ai trouvé un emploi (depuis exactement deux mois). Je n'aurais pas pu décider de mincir sans cela. Je n'aurais pas pu décider de mincir si j'avais été seul au moment de la grande bascule. J'aurais peut-être

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sombré vers un autre chemin. J'ai la chance d'aimer Dominique, ma compagne, et d'avoir été aimé tout ce temps sans qu'elle se soit lassée. J'ai la chance que nous soyons animés de ce désir commun de vivre ensemble. La chance de vouloir rire et vieillir en regardant ses yeux. D'avoir envie d'enfants sortis de son ventre. J'ai finalement la chance d'avoir ma vie à reconstruire, la chance d'aimer mes parents et d'avoir envie de me bat- tre aussi pour eux, pour qu'ils aient un nouvel horizon. Un avenir.

Je me suis promis d'arriver à peser entre 85 et 90 kilos. Je me donne dix-huit mois pour y parvenir. Peut-être même qu'au terme de ce voyage, je choisirai de m'accor- der quelques mois supplémentaires pour passer le cap des 80 kilos. J'avoue que ce défi que je lance me fait un peu sourire. Il me séduit, à la manière d'une nouvelle blague que je ferais à la nature : « Et si je perdais maintenant quelque chose comme une centaine de kilos ? »

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Janvier

Yaïch

25 janvier 1987 Ma décision est prise. Elle est massive et incontourna-

ble. Même si je voulais m'en défaire, je n'y parviendrais pas : aujourd'hui je commence.

Mais je ne veux pas me jeter à l'eau sans pouvoir au moins prendre le temps de m'observer en mangeant sans limites une dernière fois. Une dernière fois prendre le temps de fraterniser avec la part de moi qui va mourir et l'entraîner dans la tournée de mes grandes ripailles et de l'excès. Pour enterrer ma vie d'obèse, un tour d'hon- neur.

Ave Cesar en quelque sorte, juste avant ce combat où je jouerai tour à tour le rôle de l'empereur et celui du pauvre gladiateur qui avance à mains nues dans l'arène.

Je veux manger pour garder le souvenir impérissable mais déjà transposé d'un homme gros qui me ferait le don de son ultime sortie dans le monde. Un gros sur la pointe des pieds qui marcherait, souriant, en saluant la foule avec de larges gestes. Encore une dernière révérence... Un vrai triomphe.

Un gros qui ne serait déjà plus moi-même, puisque, tranquillement assis, je l'observe alors qu'il accepte de se montrer à moi. Encore complice ou déjà ennemi.

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18 heures 30 De quoi pourrais-je avoir envie ? Je voudrais manger

avec plaisir et prendre le temps de bien choisir avant de descendre acheter mon repas.

Un couscous ? C'était dans mon enfance le plat des jours de grande réjouissance. Il est vrai que nous saisis- sions, dans ma famille, la moindre occasion pour nous réjouir en composant de beaux repas de fête. A tel point que nous ne savions plus si la réjouissance provoquait le repas ou si c'était la perspective de ce repas qui nous réjouissait. Éternelle métaphysique entre l'effet et puis la cause. Mais ce soir, je ne suis pas d'humeur à patauger dans la métaphysique, ni d'humeur à me réjouir, ni encore moins d'humeur à préparer de savantes nourritu- res. Il me faudrait au moins trois heures pour un cous- cous. Le couscous est donc irrémédiablement exclu. Je veux manger plus vite.

Je pourrais bien sûr me rendre dans un restaurant de Belleville. Mais je n'ai pas envie de sortir et puis je ne connais plus de bon couscous à Belleville. J'ai besoin d'intimité. De me sentir protégé dans le clair-obscur de ma chambre douillette. La présence de Dominique me trouble et me gêne. J'ai besoin d'accomplir un rituel solitaire. Elle doit sortir dans une demi-heure et ne rentrera que vers minuit. C'est l'occasion rêvée. Je suis nerveux.

De quoi pourrais-je avoir envie ? Je me donne toute latitude, je ne m'impose aucune

balise pour établir mon choix, tout est permis, mais je ne trouve aucune réponse à cette simple question. Alors que je pensais pouvoir sur l'heure en trouver mille... Je n'ai envie de rien. Rien manger. Rien du tout. Rien de spécial. Rien. Envie d'une sensation de remplissage. Quelque chose d'indéfini, de tiède et de salé.

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19 heures. J'embrasse Dominique qui achève ses préparatifs et je

souffre déjà le repentir, comme si j'allais la trahir lasci- vement avec une autre femme. Pourtant, je ne vais pas bien loin. Je descends juste en bas de chez nous, à deux pas, dans un supermarché malencontreusement campé sous le balcon. Dans l'ascenseur, je pense que la fatalité s'acharne contre moi lorsqu'il s'agit de nourriture. Je me sens innocent, objet candide d'une mauvaise étoile, pour- suivi par le sort.

Supermarché, musique. C'est la mauvaise heure. Il y a beaucoup de monde

derrière les caisses et je n'ai pas envie d'attendre. Attendre. Tendre l'oreille. Brutal sommeil. Je penche

en rond sur l'œil rond, la lèvre ronde, la jambe lourde, la tête molle et le ventre bombé. Silence, on dort. Peut-être même qu'il se concentre. Déjà la vie, une autre vie, susurre le déclic d'une alarme discrète. Et il bouge. Il n'y a plus que lui. Somnambule guidé par une force d'ex- trême vigilance qui le pousse sans faux pas entre les rayonnages saccadés. Il sait, je sais comment m'y pren- dre. Ne pas parler. Ne pas user d'inutiles énergies sur de vaines dépenses. Chaque geste doit démontrer son effica- cité. Le moindre de nos mouvements s'organise, structuré comme l'infaillible rouage d'une mécanique compliquée qui tout à coup se met en branle. Chaque pièce régulière s'emboîte dans la suivante. Dans son crâne, de petits clapets s'ouvrent et se ferment très vite. Mon cou s'al- longe et pivote. Mes yeux giratoires tournent dans leurs orbites. Rien ne peut m'échapper. Dans la poitrine, le ressort qui m'anime se tend et se détend jusqu'à la plus grande amplitude. Jusqu'au plus fort de ma vitalité, au risque de se rompre et de m 'abandonner, de nous aban- donner pantois, tout juste devant lui.

J'achète.

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En rentrant, il nous faudra, et c'est impératif, manger « du chaud ». Mais, pendant le temps de cuisson, il me faudra sur l'heure manger aussi une autre chose, englou- tir au tréfonds tous les atomes d'une même immédiate parcelle. Sans attendre. Attendre, acheter, attendre. Brû- ler d'acheter et puis d'attendre.

J'achète une quiche lorraine surgelée que je mettrai au four tout de suite en arrivant. Je chaufferai également des bouchées à la reine et une barquette de lasagnes. Le four ne pourra pas contenir davantage... Deux croque-mon- sieur, peut-être.

J'achète. J'achète de la semoule fine que je ferai cuire dans du

lait. J'achète le lait et le gruyère râpé et le beurre pour achever de préparer ma bouillie.

J'achète encore du lait, mais concentré sucré et en boîte. Je n'ai pas envie de sucre maintenant, mais il me faut prévoir qu'après coup, quand j'aurai mangé trop de sel, je chercherai un goût sucré. Il me manquera quelque chose si je n'en trouve pas. J'achète un litre de soda à l'orange et une boisson aromatisée aux fruits exotiques. J'achète deux tablettes de chocolat blanc à la noix de coco et une boîte de crème à la vanille.

J'achète des feuilles de vigne farcies (et c'est sans doute sur elles que mon attente brisera la première bouchée). J'achète du pâté en croûte, des gendarmes bien secs, du jambon de Paris (en tranches épaisses), de la viande des Grisons, vingt tranches d'andouille de Guéméné, un bocal de champignons à la grecque. Tout cela se mange vite et sans même y penser.

J'achète enfin un assortiment de cinq ou six fromages, et au rayon librairie, deux bandes dessinées pour lire en mangeant. J'ai du mal à en trouver que je ne connaisse pas.

Passage aux caisses. Il y a urgence, je veux rentrer très

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vite à la maison. Dominique est maintenant sortie. Cer- tainement, elle est sortie... Elle a un cours de théâtre. Pour rien au monde elle ne voudrait être en retard. Dans la cuisine, elle a laissé sur la table un petit mot : « Il y a des poivrons grillés et du poisson bouilli dans le réfrigé- rateur, je t'embrasse tendrement. » Frappé par ce coup que je n'attendais pas, je retarde mon repas d'une ou deux minutes au moins. Je me dirige vers le miroir de la chambre, je m'assieds et me regarde dans les yeux. Il fut un temps où ce genre de parcours frénétique était au moins quotidien. Toujours accompagné de ruses pour me dissimuler. Toujours accompagné d'alibis pour justifier le temps passé à manger hors de chez moi, assis sur le béton bien connu d'un escalier voisin, derrière une issue de secours. Quand je partais faire les courses et que je rentrais quelques heures plus tard, l'œil éteint, Domini- que savait parfaitement ce qui s'était passé. Elle m'en faisait tristement le reproche. Elle disait qu'elle ne sup- portait pas de voir comme je me détruisais. Elle appre- nait à dépister les moindres traces sur le revers de ma chemise, la moindre odeur de charcuterie suspecte sur le coin de mes lèvres. Avant de rentrer, je me rinçais la bouche, je buvais un café et je fumais deux ou trois cigarettes. Je secouais tous mes vêtements. Mais elle trouvait, pour me démasquer, une nouvelle réponse à chacune de mes nouvelles parades.

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Janvier

Apfeldorfer

Quand il pénétra pour la première fois dans mon cabinet, je fus pris d'inquiétude : mon fauteuil serait-il assez solide ? Lorsque j'avais ouvert mon cabinet de psychiatre, sachant que je serais amené à voir bon nombre de patients obèses, j'avais choisi mon mobilier avec un soin tout particulier : les sièges devaient être confortables sans favoriser la torpeur, ils devaient être larges mais sans démesure, et bien sûr solides, avec discrétion.

Mon choix s'était porté sur des fauteuils Voltaire. Il me semblait que ce genre de fauteuil, de par la position qu'ils autorisaient, devaient engendrer une attitude à la fois sereine et dynamique face aux problèmes de l'existence. De plus, on y était bien assis et il était facile d'y prendre place comme de s'en extraire.

Jusqu'à présent, mes fauteuils avaient répondu à mon attente. Ils accueillaient indifféremment les postérieurs de phobiques, de dépressifs, ou d'obsessifs-compulsifs ; les déficients sexuels et les couples en détresse les trou- vaient tout à fait convenables, et les psychotiques n'y voyaient rien à redire. Quant aux obèses, ils semblaient les trouver à leur pointure.

Mais cette fois-ci, on changeait de catégorie : on passait de « poids lourd » à « super-lourd », voire à « hors- concours » ! Combien faisait-elle, cette masse ? 160 ? 180 ? 200 ? Plus ?

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La masse ne s'assit pas tout de suite. Elle examinait le fauteuil d'un air dubitatif. Puis elle prit place, lentement, précautionneusement. Ce qui m'impressionna le plus fut que le tronc tenait tout juste entre les accoudoirs. Il y eut un léger craquement quand la masse s'abandonna, mais ce fut tout. Le fauteuil se comportait bravement.

D'ailleurs, me dis-je, quelle importance ? Après tout, j'étais assuré... Ayant recouvré ma sérénité, je pus enfin dévisager mon interlocuteur. Ce ne fut qu'à ce moment-là que je pris conscience que je faisais face à un être humain.

Pas n'importe quel être humain. Il était puissance et fragilité mélangées. Oui, je le sentais fragile, peu sûr de lui, de ce qu'il était, de qui il était. Son corps ? Il avait fait naufrage, englouti par un océan de graisse. Où était-il, celui qui répondait au nom de Jean-Louis Yaïch ? Nul ne le savait, et surtout pas lui. « A l'intérieur de tout homme gros est enfermé un homme mince qui fait des signes désespérés pour qu'on le laisse sortir », a dit Cyril Connolly. Il n'est malheureusement pas toujours aisé à localiser, cet homme mince... Un autre auteur, bien placé — et pour cause — pour parler du vécu des obèses, Kingsley Amis, s'est d'ailleurs empressé d'ajouter qu'« hors de tout homme gros, il y en a un, encore plus gros, qui essaie de l'enfermer »...

Le corps avait sombré, et la personnalité, le Moi, manquait pour le moins de netteté, comme je pus m'en rendre compte tandis que mon patient dévidait son histoire. La plupart des personnes ayant des problèmes de poids depuis l'enfance ont bien du mal à distinguer le dedans du dehors, le soi du non-soi. Elles ont la sensation de ne pas être véritablement les maîtres de leur corps, de leurs sensations, de leurs agissements. Elles oscillent entre deux phases, l'une toute de retenue, où elles se montrent obéissantes et sages, faisant ce qu'elles pensent

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que l'on attend d'elles, l'autre où elles s'abandonnent, où elles se laissent posséder par une frénésie, un vent de révolte et de déraison. La phase d'obéissance passive, où l'on suit gentiment un régime venu de l'extérieur, paraît souvent bien artificielle. Mais les périodes d'anarchie ne le sont pas moins. Elles s'apparentent plus à un état de possession diabolique qu'au surgissement de la personna- lité véritable. C'est Ogun, dieu vaudou de guerre et de folie qui s'empare de votre corps pour agir à sa guise.

Yaïch, quand il était possédé, dévorait, engloutissait, se goinfrait sans retenue, défiant joyeusement le menu fretin des humains ordinaires. Les excès n'étaient pas que de nourriture. Il se mettait aussi à acheter tout et n'importe quoi, dépensant sans compter, se moquant du lendemain où il faudrait parlementer avec son banquier.

Il avait déjà maigri, et ce, un grand nombre de fois. Par exemple, il rencontrait quelqu'un, tombait amoureux. La tête pleine de son amour, il fondait sans effort. Puis la fascination cessait et il retombait dans la fosse, s'y vautrait avec une sorte de délectation morbide.

Cela avait-il à voir avec la possession, ou bien avec l'hypnose ? Bah... Il n'y a sans doute pas grande diffé- rence. Hypnotisé par une femme, il ne mangeait pas. Hypnotisé par la nourriture, il mangeait sans même s'en rendre compte. Un livre, un prospectus ou un écran de télévision faisait alors office de pendule. Et, tel un hypnotisé — un somnambule, disait-il -, il pouvait se cacher à lui-même ce qu'il était en train de faire. Les emballages révélateurs devenaient invisibles, disparais- saient tout seuls...

Tandis qu'il me mettait dans la confidence, je le voyais qui jubilait. Eh oui ! Ça vous épate, hein, docteur ? Ses yeux pétillaient. Il avait de l'humour, beaucoup d'hu- mour, le bougre... En fait, tant qu'on s'en tenait aux sujets généraux, il était lucide, caustique, mordant. Mais quand

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Imaginez un instant que vous pesiez 172 kg... soit 90 kg de trop. Lacer vos chaussures, escalader votre baignoire ou, tout bêtement, faire cinquante mètres à pied : autant de problèmes. Cette fois-ci, bon sang de bonsoir, vous êtes décidé à les perdre - et définitivement - ces satanés kilos !

Mais voilà que, tout à coup, vous vous inquiétez : c'est plus de la moitié de votre substance qui doit disparaître. Oui, mais quelle moitié ? Comment pouvez-vous être sûr qu'au bout du compte vous serez encore vous-même ?

Maigrir, c'est, d'une certaine façon, prendre le risque de se transformer en quelqu'un d'autre. Quelqu'un d'autre qui, forcé- ment , aura un point de vue différent sur les choses de la vie et que les autres regarderont d'un autre œil. Et ça fait peur. Si peur que la plupart de ceux et de celles qui essaient de maigrir s'em- pressent d'y renoncer, afin d'échapper à cette terrible remise en question.

Jean-Louis Yaïch a passé le plus clair de son temps à perdre puis à reprendre des kilos par centaine. Aujourd'hui, il est à bout. Il fait appel à un médecin psychiatre spécialiste du comportement alimentaire.

C'est l'histoire de leur aventure commune qu'ils nous rela- tent tous deux par le menu. Une aventure parsemée d'angoisses, tissée de batailles incertaines et de fragiles victoires. Rassurez- vous : les kilos seront perdus. Et, dans le même temps, Jean- Louis Yaïch aura trouvé sa vraie mesure.

Ce journal à quatre mains se lit d'une traite, comme un roman. Livre fort, bouleversant, souvent drôle de surcroît, dans lequel se reconnaîtront tous ceux, toutes celles (le Dr Apfeldor- fer, dans ses interventions, parle de nombreuses femmes au vécu comparable - que leur problème soit de perdre 5 ou 50 kilos) qui entretiennent un rapport difficile avec la nourriture.

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