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Mélanges CRAPEL n° 41/1
INTERCULTURALITÉ : UNE MISE A L’ÉPREUVE DANS LES FORMATIONS INSTITUTIONNELLES
Cathy Sablé IMT Atlantique
Co-responsable du GLAT Membre associé du DILTEC
Mots-clés
Interculturalité – évaluation – grille d’évaluation – culturalisme – enseignement
des langues étrangères.
Keywords
Intercultural Studies – Assessment – Criteria Grid – Culturalism – Teaching
foreign languages.
Résumé
Cet article s’intéresse aux conséquences pédagogiques que peut avoir une nouvelle forme d’évaluation des compétences interculturelles, décidées dans un but stratégique pour le département de langues et culture internationale de l’IMT Atlantique (France). L’utilisation de grilles harmonisées peut-elle être transférée dans le champ de l’interculturalité ? Après avoir présenté ces nouveaux outils d’évaluation, nous verrons comment ceux-ci ont pu provoquer une réflexion riche mais aussi un résultat ambigu.
Abstract
This article examines the pedagogical consequences of introducing a new form of intercultural competence assessment with a strategic purpose within the framework of the Language and International Cultures Department of the « Grande Ecole d’Ingénieurs » IMT Atlantique (France). Can the use of criteria grids be transferred to the field of intercultural studies? After having presented these new assessment tools, we will see how they have given rise to stimulating reflections but also to ambiguous results.
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Introduction
Cet article s’intéressera à la mise en lumière de formations interculturelles
dans les cours de langues et à la mise en place de nouvelles évaluations formelles
les accompagnant. Cette initiative émane de la direction du département de langues
et cultures internationale (LCI) de la nouvelle école d’ingénieurs IMT Atlantique
(France).
L’IMT Atlantique, avec plus de 40% d’étudiants internationaux et une obligation pour
les étudiants francophones de passer au minimum 3 mois à l’étranger, a, en effet,
déployé depuis de nombreuses années des formations à l’interculturel (se référer
aux travaux de Gourvès-Hayward et Sablé). En septembre 2018, suite à la création
d’une nouvelle école fusionnée et à la mise en avant des compétences dites
transverses (communication, interculturalité…), la décision est prise de mettre en
avant les compétences interculturelles développées en cours de langues grâce à des
évaluations explicites formelles, sur le même modèle que les autres compétences
évaluées au sein de l’école. Si l’interculturel occupe, en effet, une place importante
au sein de l’école, il s’agissait, jusqu’à présent, en partie d’apprentissages hors des
programmes institutionnels officiels : on peut penser, par exemple, aux tandems
créés hors cours, aux festivités du Global Village (manifestations culinaires et danses
des différentes nationalités présentes sur le campus, où se révèlent « positive
attitudes, openness and enjoyment of diversity, both savoir-être and the “willingness
to work with others and embrace other viewpoints” » (Gourvès-Hayward, Morace &
Rouvrais, 2013 : 6), aux activités proposées en ligne en auto-apprentissage (EMA4-
Moodle et LOLIPOP)1. D’autres apprentissages interculturels avaient eu lieu de façon
plus formelle à travers différents modules conçus par des enseignants et
enseignants-chercheurs du département LCI, comme le module « Diversité » destiné
aux étudiants en première année, ayant pour objectif d’éveiller une sensibilité
interculturelle. Des ateliers de communication interculturelle et d’adaptation aux
cours scientifiques (réécriture des sujets d’examen, explicitation des images
culturelles…) ont permis aux étudiants internationaux de réfléchir sur les cultures
pédagogiques variées qu’ils avaient rencontrées. De plus, s’appuyant sur le
1 EMA4-MOODLE : http://recherche.telecom-bretagne.eu/ema4moodle/course/category.php?id=9
LOLIPOP : https://www.up2europe.eu/european/projects/lolipop-the-language-portfolio-on-line_122552.html
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caractère pluridisciplinaire de l’interculturalité, un module « Management
interculturel » a été créé en 2003 avec les enseignants-chercheurs en Sciences
Humaines, ayant pour objectif « d’inciter les étudiants à développer des
compétences interculturelles sur la base de leur propre expérience » (Morace &
Gourvès-Hayward, 2007 : 1).
Malheureusement, ces modules ont été supprimés des nouveaux
programmes, et les principaux lieux de formation à l’interculturel demeurent bien les
cours de langues étrangères en tant que « disciplines scolaires qui incarnent, par
leur nature même, la présence de l’étranger » (Abdallah-Pretceille & Porcher, 1996 :
105). C’est pourquoi la décision de rendre visibles les compétences interculturelles
développées en cours de langues s’est imposée, visibilité qui implique d’avoir des
résultats affichés au même titre que les résultats en langues, en réseaux, en
physique. Depuis un an, un modèle de grilles d’évaluation, dites « critériées » est
exigé au sein de notre institution, dans lesquelles les notes sont remplacées par 3
niveaux : « + » (« acquis avec robustesse »), « = » (acquis) et enfin « - » (non
acquis) et dans lesquelles l’acquisition des objectifs fixés est vérifiée à l’aide de 2 ou
3 critères.
Elaborer des grilles d’évaluation en interculturel présuppose donc de suivre ce
modèle initialement conçu dans le domaine informatique afin d’évaluer l’acquisition
de compétences en programmation, par exemple, où les compétences s’inscrivent
dans des savoir-faire distincts les uns des autres et progressifs selon une gradation
du plus simple au plus complexe. Dans le cadre de notre problématique, il s’agit bien
de comprendre si les compétences interculturelles, développées en cours de langues
étrangères, plus proches parfois d’un savoir-être que d’un savoir-faire, peuvent
entrer dans une telle modalité évaluative. Comment, en effet, faire entrer dans une
grille harmonisée selon les niveaux de langues ces compétences qui, au fil des ans
ont pu être victimes du succès de l’interculturalité, mais n’en restent pas moins des
compétences qui « visent à libérer les gens des modes de raisonnement et
d’expression propres à leur culture afin qu’ils puissent entrer en rapport avec d’autres
et écouter leurs idées... » (UNESCO, 2013 : 5) ? Comment, en effet, mesurer un
degré de libération ? Comment le rapport aux autres peut-il être jugé acquis ?
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Pour répondre à ces questions, les points retenus dans notre approche du
concept interculturel (altérité, pluralité, décentration et interdisciplinarité) seront
analysés pour mieux saisir en quoi ils peuvent s’adapter dans les grilles d’évaluation
finales que nous présenterons et à partir desquelles une première discussion quant à
leur utilisation pourra conclure ce travail.
1. Cadre conceptuel : des approches interculturelles aux critères
interculturels
1.1. D’un concept nomade à des éléments essentiels
Depuis de nombreuses années, le concept d’interculturalité est victime non
seulement de la diversité de ses approches, soulignées par Blanchet et Coste dans
Regards critiques sur la notion d’interculturalité (2010) mais également de son
succès si bien que l’on entend fréquemment dire « Je fais de l’interculturel, j’ai pris le
thé avec un Brésilien ». Fred Dervin ira jusqu’à parler d’Impostures interculturelles
(2011), avec une fréquente insistance mise sur la différence de l’Autre dans les
programmes et discours dits interculturels. Il importe alors de clarifier notre position
s’agissant de cette notion hybride qu’est l’interculturel. Si, dans une première
période, notre approche, issue des écrits et des discussions avec Martine Abdallah-
Pretceille, insistait sur l’impossible définition de l’Autre comme sujet d’une culture
unique et statique et, par conséquent, sur l’impossibilité d’aborder l’Autre sur un
mode ontologique, cette position a cependant évolué au contact des travaux et
discussions avec Alison Gourvès-Hayward, qui a su nous faire dépasser nos a priori
sur Hofstede, Trompenaars et Byram. Sans plonger dans un culturalisme qui
« comporte un risque de présenter les cultures – et/ou l’identité culturelle – comme
de nouveaux déterminismes » (Abdallah-Pretceille, 1996 : 20). Nous restons
convaincus que des communs partagés et répétés façonnent quelques traits et
valeurs identitaires, variables selon les groupes d’individus.
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Cette position épistémologique nous a ainsi permis de poser les quatre
éléments suivants comme essentiels à tout apprentissage interculturel (inspirés de
Kramsch (1993)) :
appréhender l’altérité plutôt que d’apprendre des listes d’éléments
culturels ou de comportements à adopter. Ce point souligne
l’importance de dépasser la comparaison culturaliste et folklorisante,
tout en acceptant des éléments communs à un groupe identifié.
dépasser la notion d’une monoculture nationale pour prendre en
considération la pluralité identitaire : différences de génération, de
genre, de classe sociale. Ce point insiste sur la pluralité et le
dynamisme de tout individu ainsi que sur l’influence des contextes
d’interaction.
aller vers une réflexion à la fois sur la culture d’origine et sur la culture
nouvelle. Ce point évoque la notion de décentration comme la capacité
de se mettre « à la place » de l’autre sans pour autant abandonner sa
propre position. Cette notion rassemble les savoir comprendre, savoir
s’engager et savoir être élaborés par Byram (Byram et al., 1994).
travailler de façon interdisciplinaire pour intégrer les perspectives de
l’anthropologie, de l’ethnographie, de la sociologie et de la sémiologie.
Ce point rappelle que l’interculturel est avant tout une démarche
volontaire pour donner du sens à ce que l’on voit, l’on perçoit. En
multipliant les perspectives, on peut ainsi éviter une approche
« angélique (…) qui en réduit la portée à une simple attente de relations
humaines harmonieuses malgré les différences culturelles et
linguistiques », comme le rappellent Blanchet et Coste (2010 : 9).
Ces quatre éléments deviendront des critères dans la mesure où, à travers
diverses activités, on se demandera si l’étudiant est capable de réaliser de l’une
et/ou l’autre démarche. Ainsi la capacité de décentration sera-t-elle considérée
comme acquise si, par exemple, lors d’un débat sur le mariage homosexuel en
France, je peux expliquer ce qui motive mon jugement dans son ancrage culturel.
C’est ce que nous verrons à travers deux exemples.
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1.2. Des éléments conceptuels aux critères d’évaluation
Pour s’effectuer en parallèle des cours de langues, les apprentissages
interculturels évalués se devaient de s’harmoniser avec les niveaux de langues
établies au sein de l’école selon le CECRL (Cadre Européen Commun de Référence
pour les Langues, 2001). Il a donc fallu établir une progression semblable à celle
pensée dans les apprentissages linguistiques, allant du niveau A1 au niveau B2. Les
descripteurs de niveau en langues, à la suite des travaux de la Commission
Européenne, rencontrent un certain consensus, établir une progression linéaire
s’agissant des compétences interculturelles apparaît beaucoup plus complexe dans
la mesure où « il n’y a pas superposition ou juxtaposition de compétences toujours
distinctes, mais bien l’existence d’une compétence plurielle, complexe, voire
composite et hétérogène, qui inclut des compétences singulières, voire partielles,
mais qui est une en tant que répertoire disponible pour l’acteur social concerné »
(Coste, Moore & Zarate, 1997). Dans sa complexité, la compétence interculturelle
peut ne pas se développer parallèlement au niveau des compétences dans les
langues-cultures étudiées. Je peux ainsi opérer un mouvement de décentration pour
entrer en interaction avec mon alter ego japonais, sans parler japonais mais en
passant par une langue médiatrice.
Il nous a semblé toutefois qu’une ligne progressive pouvait se dessiner en
nous appuyant sur une complexification des interprétations, en suivant les thèmes et
activités abordés selon les niveaux de langues, tout en insistant sur des savoirs et
savoir-faire traduisant les éléments conceptuels essentiels définis plus haut. Ainsi,
pour les niveaux A1 et A2, les savoirs exigés sont-ils les suivants : connaître certains
aspects des produits et des pratiques de plusieurs cultures, dont la sienne. En
termes de savoir-faire, l’accent a été mis sur : savoir utiliser certaines normes de
communication (salutations, règles de politesse, respect des distances inter-
personnelles…), savoir repérer les différences ET similarités s’agissant des espaces
géographiques, des traditions festives…, et développer la compréhension de leur
signification (contemplation des cerisiers au Japon, par exemple.)
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De même, si une harmonisation a été prévue dans la conception de ces grilles
d’évaluation, il ne pouvait être question d’uniformisation au détriment de ces
communs (Jullien, 2016), qui constituent les valeurs partagées de manière variée par
les groupes culturels. Il s’agissait donc d’aller vers une connaissance de normes
autres, sans pour autant se placer dans une position ethnocentrique. C’est pourquoi
nous nous sommes appuyés sur les thèmes traités habituellement dans chaque
section de langues enseignées à l’IMT (allemand, anglais, arabe, chinois, espagnol,
français, japonais en 2019) pour tenter de développer des activités avec des
descripteurs permettant de valider un degré d’acquisition au regard des
compétences interculturelles.
Ce sont ces grilles, résultats de nos analyses, que nous présentons dans la
suite de ce travail.
2. Résultats : des grilles d’évaluation en interculturel
Nous présenterons deux exemples de grilles, celles en lien avec les niveaux
A1 du CECRL (débutant) et les niveaux B2 (confirmé), qui permettront de saisir la
nature des activités et des descripteurs-critères proposés.
2.1. Grille d’évaluation des compétences interculturelles niveau A1
A1 Compétences interculturelles de base : évaluation orale Activité 1 Dialogue 1 : rencontre avec de nouveaux voisins
Critères + Très bonne utilisation des codes
=
Utilisation adéquate des codes avec quelques maladresses
_
Utilisation erronée ou limitée des codes
Salutations
Termes d’adresse
Première conversation
Inviter les voisins ou se faire
inviter
Apporter ou recevoir un cadeau
Différence entre espace
privé/public
Distance interpersonnelle
Grille 1. Compétences interculturelles niveau A1
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Les activités d’évaluation sont adaptées au niveau de langue et aux langues
cultures étudiées ; on trouvera, par exemple, une activité 2 pour l’évaluation orale
niveau A1 spécifiant « avec des amis au café en Espagne, les horaires, les
habitudes de paiement ».
2.2. Grille d’évaluation des compétences interculturelles niveau B2
Les grilles pour les évaluations du niveau B2 s’appuient sur les savoirs et
savoir-faire suivants :
Connaître les différences et similarités dans le discours scientifique écrit et
oral correspondant aux attentes culturelles des langues-cultures étudiées. Connaître
certaines évolutions sociétales en relation avec les avancées numériques,
technologiques et les démarches de développement durable et responsabilité
sociétale. Comparer le traitement des évolutions sociétales dans les textes littéraires
ou scientifiques, les journaux (…) Analyser et prendre du recul à partir de la lecture
d’un texte ou dans une situation donnée et porter un point de vue extérieur sur des
comportements et des valeurs de sa propre culture afin d’éviter ou d’expliquer les
malentendus interculturels. Ces critères sont la traduction des éléments 1 (altérité,
relativité culturelle), 3 (décentration) et 4 (interdisciplinarité) évoqués en première
partie de ce travail.
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B2-Compétences interculturelles. Evaluation orale Communication interculturelle et interprétations multiples
Activité 1 : vous présentez l’évolution d’un thème sociétal dans le pays de la langue-
culture cible et dans votre pays (relation homme/femme ; la famille ; la puissance des
médias…) en analysant des documents publicitaires ou/et des vidéos
Critères +
Thème bien présenté. Présentation de plusieurs interprétations
= Thème pertinent mais absence de comparaison / opinion argumentée
- Thème pas identifié Absence de comparaison et d’argumentation
Spécificité par langue
A identifié des apports technologiques et a su les présenter dans le pays de la langue-cible
A comparé avec le
traitement de ce thème dans
sa propre culture ou avec sa
perception de ce thème
dans sa culture
A su donner son opinion sur le thème en exposant plusieurs interprétations
Grille 2. Compétences interculturelles niveau B2
Les thèmes abordés s’appuient sur les propositions du CECRL mais
également sur les besoins propres aux étudiants en ingénierie : « avancées
numériques, développement durable… », reflétant les contenus des cours de
langues dispensés à l’IMT Atlantique.
Si dans leur esprit, ces grilles s’inscrivent dans une démarche interculturelle, il
importe de comprendre si, dans la pratique, cet objectif se réalise. C’est pourquoi
nous avons analysé la première exploitation de ces nouvelles formes d’évaluation.
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3. Bilan : richesse et faiblesse de la démarche
3.1. Des objectifs ancrés dans le concept de l’interculturel
Les savoirs, abordés dans un mouvement de décentration et selon des
perspectives plurielles, font partie d’une étape essentielle dans le développement de
compétences interculturelles (Gourvès-Hayward & Morace, 2009 : 10).
Il importe, en effet, de connaître « certains aspects des produits et des
pratiques de plusieurs cultures de référence » cependant, comme nous l’avons
souligné plus haut, cela ne représente qu’une partie d’une approche interculturelle
qui vise à dépasser les discours différentialistes et centrés sur la connaissance de
faits culturels perçus comme isolés et non métissés, pour reprendre le terme de
Laplantine et Nouss (1997). L’activité proposée dans la grille 1 s’attache au savoir-
faire acquis représentant des règles communément partagées (Jullien, 2016) par des
groupes culturels variés, ce qui n’est pas sans présenter un risque de culturalisme,
renforcé par la spécification des activités selon la langue-cible (les cerisiers pour le
japonais). Une telle approche s’opposerait à notre volonté de formation interculturelle
en niant le constat métis dont parlent Laplantine et Nouss, qui considérent que « le
mélange est un fait qui n’a rien de circonstanciel, de contingent, d’accidentel. La
condition humaine (le langage, l’histoire, l’être au monde) est rencontre, naissance
de quelque chose de différent... » (Laplantine & Nouss, 1997 : 71). En introduisant
également un regard sur les propres normes des apprenants et sur les valeurs
implicites véhiculées par les discours et la gestuelle (de salutation, par exemple),
nous espérons éviter un regard folklorisant sur l’Autre et voir s’opérer un premier
mouvement de décentration.
L’objectif posé en B2 relève de la capacité à multiplier ses interprétations,
dans un mouvement de décentration et d’empathie, comme « compréhension depuis
un point de vue culturel différent (…) impliquant un changement de perspective
culturelle… » (Zarate, 2003 : 117). L’insistance sur l’évolution permet d’appréhender
les faits sociétaux et culturels dans une dimension diachronique et, par conséquent
contextuelle. De plus l’accent est mis sur la médiation interculturelle.
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Toutefois, l’introduction du verbe « comparer », dans les savoir-faire et les
critères, reflète le danger possible d’assimilation entre l’interculturalité et la
comparaison, avec le risque de culturalisme, de démarche purement descriptive
sans recherche de sens, ce que tente d’éviter le troisième critère en exigeant
plusieurs interprétations, c’est-à-dire d’accompagner son identification du thème d’un
discours exprimant une perception multi-vocale et en faisant ressortir la dimension
systémique. L’évaluation n’est alors pertinente qu’à travers une analyse du discours
pour repérer ces éléments.
On le voit, la traduction des compétences en critères factuels n’est pas sans
risque. Avant de généraliser ces grilles à tous les enseignants de langue étrangère
d’ici à janvier 2020, certains enseignants ayant déjà dû les utiliser, une première
analyse de ces exploitations nous permettra de mieux saisir les améliorations à y
apporter.
3.2 Des premières exploitations ambigües
Nous avons pu interroger 11 enseignants de langue qui ont eu à utiliser ces
nouvelles grilles d’évaluation. Notre objectif était de saisir la conséquence de ces
évaluations sur les enseignements et, plus particulièrement, de distinguer s’il avait
été possible d’éviter l’écueil du culturalisme. Nous avons choisi de travailler à partir
d’entretiens semi-directifs, avec comme questions de départ : « Comment les avez-
vous utilisées ? Qu’est-ce que ces grilles ont changé pour vous ? ». Cette première
analyse des entretiens s’appuie sur une approche sémantique globale, telle que la
définit Maingueneau (1984) : Il s’agissait de relever, à travers les discours, les
références –ou l’absence de référence– aux éléments clés du concept
d’interculturalité mais également de noter les ressentis face à cette nouvelle
évaluation. Les interviews se sont donc déroulées librement, une semaine après
l’utilisation effective des grilles, dans un face-à-face où l’enquêteur n’intervenait que
pour introduire les axes de réflexion, les questions génériques ou pour expliciter
certaines consignes, de façon minimale quand l’interviewé(e) le demandait. Un
effacement maximal de l’enquêteur a été recherché afin d’éviter le glissement
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toujours menaçant « dans ce qu’il ne faut pas dire, dans ce qu’il ne faut surtout
pas dire » (Marchand, 1998 :13).
Cette première analyse des entretiens révèle une distinction essentielle entre
les utilisateurs déjà formés et expérimentés en interculturel et les enseignants
n’ayant jamais travaillé autour du concept d’interculturalité.
Cinq enseignants interrogés, en effet, n’avaient jamais suivi de formation à
l’interculturel. Pour une enseignante, toutefois, cette nouvelle obligation devenait
« une activité comme une autre ». Ici, la résistance –inconsciente ?– passe par la
négation de la particularité même de ce qu’est l’interculturel.
Quant au deuxième enseignant, cela a entraîné pour lui un véritable désarroi :
« Les directives ne sont pas claires … je sais ce que veut dire interculturel mais pas
plus… j’ai fait l’activité 2 (Vous expliquerez ce qui est mis en avant comme « une
réussite » dans votre groupe culturel et dans un autre groupe culturel), mais cela
n’avait pas de poids pour moi… je ne sais pas comment faire sortir la réflexion
interculturelle ». Ne parvenant pas à utiliser la fiche proposée, cet enseignant a « fait
une grille spécifique », posant les critères suivants : grammaire et vocabulaire,
prononciation et intonation, compétences de présentation (structure, interaction,
transition, voix support visuel), contenu et tâche (recherche sur le sujet, information
pertinente, consignes suivies). Il apparaît clairement que les critères établis dans la
fiche officielle, qui écartaient toute dimension sur la langue pour se concentrer sur
l’apprentissage interculturel, ont été éliminés au profit de critères liés aux multiples
dimensions de la compétence linguistique. On notera cependant que l’activité
évaluative n’a donné lieu ni à des comparaisons culturelles ni à la moindre
décentration.
Les 2 autres enseignants, qui avaient des groupes de niveau A2, ont
également adapté la fiche initiale en demandant aux étudiants de présenter une ville
de la langue étudiée. Les étudiants ont été évalués sur leur connaissance de la ville
choisie, mais aussi sur leur réflexion quant à leur choix. Cette approche peut aller
dans le sens d’une prise de conscience interculturelle si les connaissances
aboutissent bien à une acceptation de la relativité culturelle (absence de jugement en
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bien/mal, par exemple) et si la réflexion sur leur choix amène, par ailleurs, les
étudiants à « appréhender les nombreuses sous-cultures de leurs propres cultures
d’appartenance. » (Le Gal, 2010 : 67). Est-ce le cas ou reste-t-on au niveau de
savoirs, au risque de réifier les cultures ? A ce niveau de l’étude, il a été impossible
de le déterminer.
Pour le cinquième enseignant, les thèmes proposés pour une approche
interculturelle ayant été choisis en concertation avec tous les enseignants de langues
étrangères, il ne se sentait pas dépourvu et désarçonné lorsqu’il a fallu utiliser les
fiches : « pas de souci avec le nouveau programme, on a travaillé avec des
photographies, on a parlé de sport (exercice sur les loisirs niveau A2), pour
l’interculturel, ça marche pas car il n’y pas de différence entre la France et le pays
X… ». Ce dernier propos laisse pourtant à penser que l’approche interculturelle a été
assimilée à une démarche purement comparative, transformant les cultures en un
objet lisse et uniformisé, sans interprétations multiples ni tentative d’aller vers une
démarche soulignant l’universel-singulier.
Cependant l’absence de résistance révèle qu’une formation supplémentaire à
l’interculturel pourrait éviter cet écueil culturaliste, comme nous le verrons avec les
enseignants qui avaient participé au module « Diversité » ou qui participent au
module C1 « Communication interculturelle ».
Le discours est, en effet, différent pour ces enseignants experts ou formés à
l’interculturel : « pour moi, ce n’est pas un changement, je faisais déjà. ». Il a fallu
toutefois qu’une spécialiste en interculturel modifie les grilles : « j’ai dû reformuler
des critères, ajouter un critère linguistique, organiser un atelier d’échauffement et
mettre à disposition des enseignants du niveau B2 un cahier d’exercices ». Ce cahier
est composé, entre autres, d’activités extraites de l’ouvrage Building Cultural
Competence (Berardo & Deardoff, 2012) dans lequel la décentration, les
interprétations multiples et les identités plurielles sont affichées comme objectifs
importants.
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Un autre enseignant, spécialisé en interculturel, constate un point positif : « on
met davantage l’accent sur le comportement, cela a permis d’être conscient de la
Diversité » mais avouera également que « c’est dur et délicat de noter, ce sont des
débutants, c’est compliqué à gérer, jusque-là on gérait des cours dans lesquels il y
avait une évidente interculturalité ». C’est en s’éloignant des grilles d’évaluation et en
gardant à l’esprit des objectifs interculturels mais en privilégiant la dimension
linguistique que cet enseignant parvient à gérer cette nouvelle difficulté, favorisant
« une acception angélique » (Blanchet & Coste, 2010 : 10).
Conclusion
L’inscription officielle des compétences interculturelles n’est pas sans difficulté
puisqu’il s’agit avant tout de trouver un équilibre dans l’oscillation permanente entre
approche civilisationnelle, culturaliste et approche de décentration, de prise de
conscience de l’altérité. Dans une volonté de légitimer l’apprentissage interculturel,
l’harmonisation des activités évaluatives et des critères de validation a par ailleurs
soulevé un danger autre : la répétition des exercices et l’ennui naissant chez les
étudiants qui se voient refaire les mêmes activités en passant d’une langue
étrangère à une autre. Le travail de singularisation serait donc à approfondir. De
plus, les premières analyses des exploitations de ces grilles laissent penser qu’il ne
suffit pas d’être enseignant de langue pour appréhender le concept d’interculturalité,
qui est facilement assimilé à de la simple tolérance. Il conviendrait donc de compléter
ces analyses en interrogeant les enseignants nouvellement utilisateurs des grilles
(enseignant en 2ème année) afin de repenser certaines activités dans une démarche
plus clairement interculturelle car, nous en sommes convaincue, les cours de
langues sont bien des lieux où l’interculturel a toute sa place puisqu’ils favorisent
l’interaction « des différences qui se rencontrent, s’ajustent, s’opposent, s’accordent
et produisent de l’imprévisible » (Glissant, 1996 : 98).
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