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GOMBROWICZ

L I E U X D E L ' É C R I T

collection dirigée par Régis Durand

Parus : Franz KAFKA (Jean Guerreschi/Alain Fleischer) ; Kenzaburô ÔÉ (Jean-Louis Schefer/ Jun Shiraoka) ; Julien GRACQ (Jean-Louis Poitevin/Yves Guillot) ; Fernando PESSÔA (Philippe Bidaine/Jean-Philippe Reverdot) ; Claude SIMON (Didier Alexandre/Arnaud Claass) ; Thomas BERNHARD (Jean-Michel Rabaté/Jean Daive) ; Pier Paolo PASOLINI (Marc Rombaud/Milan Chlumsky) ; Louis-Ferdinand CÉLINE (Jacques Henric/Patrick Bailly-Maître-Grand) ; Peter HANDKE (Fabienne Durand-Bogaert/Thierry Girard) ; Joseph CONRAD (Jacques Darras/Jorge Molder) ; Gabriel GARCÍA MARQUEZ (Hubert Haddad/Ignacio Gomez-Pulido) ; Witold GOMBROWICZ (Jean-Claude Dedieu/Magdi Sénadji). En préparation : John Cowper POWYS (Gil Jouanard/Michael Kenna) ; Cesare PAVESE (Régis Durand/Lin Delpierre) ; Italo CALVINO (Yves Hersant/Jacqueline Salmon) ; Blaise CENDRARS (Charles Grivel/Robert Doisneau) ; Georges PÉREC (Francis Hofstein/Dominique Auerbascher) ; Ismaïl KADARÉ (Eric Faye/Xavier Voirol) ; Nathalie SARRAUTE (Monique Gosselin/Frédéric Gallier).

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ISBN-2-86234-116-9 © MARVAL/1993

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L I E U X D E L ' É C R I T

WITOLD

GOMBROWICZ

Jean-Claude DEDIEU TEXTE

PHOTOGRAPHIES

Magdi SENADJI

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AIMER UN PAYS? MOI? W. Gombrowicz (Journal II)

Cette question on peut l'entendre comme une exclamation légère- ment ironique ou nostalgique. Elle se trouve entre parenthèses à la fin d'un court paragraphe du journal de 1959. Gombrowicz écrivait : «J'aime et j'estime l'Argentine... oui, mais quelle Argentine ? Je n'aime ni n'estime l'Argentine... non, mais quelle Argentine ? Je suis l'ami de l'Argentine naturelle, simple, terre-à-terre, populaire. Je suis en guerre avec l'Argentine supérieure, déjà apprêtée, mal apprêtée ! ».

L'Argentine c'est ici moins une terre qu'une culture, moins une culture au sens général que des façons d'être particulières et oppo- sées que ne limite pas une frontière géographique. La relation aux lieux n'est presque pas séparable de la relation à ceux qui l'habitent. La géographie dépend de l'histoire. Et l'Histoire est l'ensemble des histoires, des petits événements, des grands événements, de l'absence d'événements dont un individu peut se sentir le centre incertain et déplaçable puisque, finalement, tout s'ordonne à partir de lui.

Witold Gombrowicz a vécu très loin du pays natal. Mais il ne voulait pas ce dépaysement; il ne cherchait pas le monde au bout du monde. La traversée des villes, des océans et des continents effectuait un voyage au bout de lui-même.

Si, par leur titre, « Trans-Atlantique » et « Cosmos » évoquent directement le déplacement et l'espace, c'est pourtant dans les écrits biographiques plus que dans ces romans que la rencontre des lieux apparaît comme la forme secondaire d'une rencontre avec soi-même.

On se méprendrait gravement sur l'attitude fondamentale de Gom- browicz en voyant dans l'affirmation obsédante de son moi le

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symptôme d'une infatuation, une hypertrophie délirante de l'orgueil. Il s'agit au contraire d'admettre les limites de notre rapport au monde, «chacun voit le monde de sa propre place» (Testament). La conscience de soi est la condition de possibilité a priori de toute connaissance. Seule la reconnaissance de cette situation nous préserve de quelques illusions : «Il est plus objectif celui qui confesse sa subjectivité» (Testament).

L'observation du réel n'est plus séparable du moi qui l'observe. Gombrowicz voit dans la subjectivité repérée et revendiquée un moyen nécessaire d'accès à la seule objectivité concevable. Ce n'est pas là une de ces contradictions qui n'embarrassent guère d'ailleurs la pensée de Gombrowicz, mais l'idée que l'appréhension de la réalité dépend des processus d'observation, l'idée que le moi - le sujet -, le spectateur, est impliqué en tant que constituant inaliénable dans le spectacle qu'il décrit. Cela signifie qu'il n'y a pas de vision objective (celle du Dieu de Leibniz) qui embrasserait la totalité du monde et de l'existence, mais des points de vue exacts et partiels entre lesquels il n'est pas question de choisir.

Chaque point de vue exprime la relation d'influence entre un donné (le lieu) et celui qui l'observe. Or cette relation chez Gom- browicz semble fortement asymétrique. L'emprise du réel ne suscite pas un abandon au réel, une correspondance romantique d'états de lieux et d'états d'âme. Certes le monde est un objet insignifiant par lui-même et seul le regard d'un sujet lui donne sens. Mais la vision de Gombrowicz contraint la nôtre à suivre sa direction, à passer par ses points de vue les plus singuliers. Son regard paraît jouir d'une autonomie qui rappelle constamment que, sans le regard, le monde n'existerait pas. Le dispositif de la vision et ses réglages l'emportent sur ce qui est vu. Il y a là une position voyeuriste qui permet au sujet une espèce de détachement même lorsque le monde l'assaille violemment.

Qu'en est-il alors de l'autre pôle de la relation, celui de l'influence objective du monde sur l'individu?

D'abord un constat banal : «Vous savez que l'homme se sent différent suivant qu'il est, par exemple, dans une sombre forêt, dans un jardin à la française ou au quatrième étage d'un gratte-ciel américain.» (Journal II).

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Mais ces formes changeantes du rapport au monde se détachent sur le fond d'un lien primitif sans cesse réactivé et qui hante les écrits de Gombrowicz : l'espace polonais. Proche ou lointain, assourdi souvent, le thème polonais accompagne l'errance de Gombrowicz. Basso ostinato lorsque les voix se sont tues...

Être né en Pologne constituerait, en tant que première détermination, une figure du destin : « Ce n'est pas pour rien que je suis originaire des plaines qui séparent l'Europe du reste du monde» (Testament).

Le poids du pays natal, du lieu qu'on n'a pas choisi, peut exercer une contrainte telle qu'elle empêche qu'on en prenne conscience. Ses limites où d'autres trouvent un ancrage sécurisant, Gombrowicz les a très tôt ressenties comme une limitation, un enfermement, une dépendance qui, au fur et à mesure qu'augmentait sa volonté de s'en déprendre, cernaient le vide de sa personne, la déterminaient négativement. Comme habiter le pays natal ? On ne peut qu'y revenir. Sinon, c'est la haine qui domine, celle de Leopardi : «J'aimerai moi aussi ma patrie quand j'en serai loin; pour l'heure je déclare la haïr parce que j'y suis...»

Vient le moment où les tensions s'exaspèrent, où partir vaut mieux que ne pas partir, même pour qui ne désire pas voyager : «Je fais partie de ces gens qui n'aiment pas bouger, les voyages ne m'excitent pas» (Souvenirs de Pologne).

Ainsi, c'est la nécessité d'être ailleurs qui détermine le départ, non le goût du voyage. Nulle douceur donc, nulle invitation au voyage dans la scène du départ, mais le tragique de la séparation. Quelque chose s'y précipite, s'y dépasse, s'y déplace, dont le voyageur est affecté et ne saurait être absolument maître.

Sans doute, au moment de le quitter, apprenons-nous d'un lieu - comme d'un être (mais si ce n'avait été lui, aurait-ce été un autre?) - ce qui, de lui, nous retient, ce qui nous en éloigne. Et cela nous instruit sur nos dispositions secrètes.

Des deux longs voyages qui marquent des coupures nettes dans la vie de Gombrowicz, seul, le premier, de la Pologne vers l'Argen- tine, contient la promesse d'un avenir. Bien qu'il fût, pendant la traversée, « complètement démoralisé », le contact avec la terre étrangère, la solitude violente furent vécus comme un arrachement et une libération désirables. «Me voici, moi, seul en Argentine,

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coupé de tout, perdu, annihilé, anonyme... quelque chose en moi me faisait saluer avec une émotion passionnée le coup qui m'anéantis- sait et m'arrachait aux assises d'un ordre acquis. » (Journal I).

Le second, le retour de l'Argentine vers l'Europe, malgré la reconnaissance dont l'œuvre est de plus en plus entourée, malgré la célébrité et les honneurs, ne dissimule pas les doutes et exacerbe l'aptitude de l'écrivain à l'introspection impitoyable en lui fournissant une matière renouvelée.

Il ne s'agit plus d'évasion mais d'un retour vers le connu dont les moments défont d'autres moments, à l'envers, où se conjuguent travail du négatif et travail du deuil...

La solitude qui précède le voyage de retour vers l'Europe est l'épreuve de la plus grande solitude. Le premier chapitre du Journal Paris-Berlin qui rapporte ce départ concentre en peu de pages tous les éléments de la sensibilité tragique de Gombrowicz. L'écriture se tend et se divise en plusieurs voix dans un mouvement accéléré de scherzo ou de fugue beethoveniens. La conscience aiguë et doulou- reuse de l'existence ne surgit pas avec la décision de partir. Elle apparaîtra plus tard, lorsque la tension avec les lieux qu'engendre le départ deviendra une désorientation de l'espace et l'éloignement une rupture. Mais c'est d'abord un pressentiment, c'est-à-dire quelque chose de confus, un signe illisible : «J'ai déjà connu nombre de fois ce brouillard qui, aveuglant tout, investit les grands moments de notre vie. » (Journal Paris-Berlin).

Avoir la certitude de partir, c'est être déjà parti : «Le lien mys- térieux entre moi et mon lieu propre venait d'être tranché» (Journal Paris-Berlin)...

Dans le tourbillon des préparatifs, sa situation lui apparaît par fragments dont le récit humoristique et cruel dit le désarroi. «J'ache- vais les amis à coup de tendresse déjà disparue...» Le départ, sou- dain, révèle ce qui était sans être totalement, découvre le visage des lieux et des êtres; mais cette révélation s'effectue sur le mode du «trop tard», cet avènement coïncide exactement avec l'impossibilité de son accomplissement. «Un don... une main affectueusement tendue, mais qui ne peut plus vous atteindre.»

La séparation suscite le regret et presque l'amour de ce que l'on aurait pu aimer. L'amour ne se déclarerait, c'est-à-dire ne deviendrait

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