francuska srednjovjekovna knjizevnost skripta

71
1 Sveučilište u Zadru Odjel za francuske i iberoromanske studije Odsjek za francuski jezik i književnost Kolegij: Francuska srednjovjekovna književnost / Littérature française du Moyen Âge Nastavnik: dr.sc. Đurđa Šinko-Depierris, docent I. godina Diplomskog studija, II. semestar: 1 sat predavanja – 1 sat seminara; ECTS 5 akad. god. 2009. / 2010. doc. dr. sc. Đurđa Šinko-Depierris Francuska srednjovjekovna književnost Littérature française du Moyen Âge (Cours)

Upload: gocebuseski

Post on 09-Feb-2016

59 views

Category:

Documents


3 download

TRANSCRIPT

Page 1: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

1

Sveučilište u Zadru Odjel za francuske i iberoromanske studije Odsjek za francuski jezik i književnost Kolegij: Francuska srednjovjekovna književnost / Littérature française du Moyen Âge Nastavnik: dr.sc. Đurđa Šinko-Depierris, docent I. godina Diplomskog studija, II. semestar: 1 sat predavanja – 1 sat seminara; ECTS 5 akad. god. 2009. / 2010.

doc. dr. sc. Đurđa Šinko-Depierris

Francuska srednjovjekovna književnost Littérature française du Moyen Âge

(Cours)

Page 2: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

2

Izborni kolegiji FRN 405 Francuska srednjovjekovna književnost 5 ECTS ________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

Nositelj kolegija doc. dr. sc. Đurđa Šinko-Depierris

Izvođač(i) kolegija doc. dr. sc. Đurđa Šinko-Depierris

Gostujući nastavnici -

Studiji na kojima se kolegij izvodi

DS francuskog jezika i književnosti (nastavnički smjer); DS romanistike

Status kolegija izborni

Uvjeti upisa kolegija upisan II. semestar DS francuskog jezika i književnosti (nastavnički smjer); upisan II. semestar DS romanistike

Broj sati tjedno 2 (1 sat predavanja + 1 sat seminara)

Vrijeme i mjesto v. raspored

Sadržaj kolegija Prvi se spomenici francuske književnost javljaju koncem IX. st., a sljedećih pet stoljeća obuhvaćeni su pod zajedničkim nazivom književnost srednjega vijeka. Najprije će se razmatrati uvjeti njezine geneze u odnosu na jezik, i prva očitovanja kroz najstarije sačuvane tekstove. Potom će se opisati procvat izvorne i bogate francuske književnosti u trima najstarijim i najznačajnjim oblicima: junačka pjesma, lirsko pjesništvo i roman (u stihu). Trenutak procvata je XII. st. Slijedi ustrojstvo književnosti tijekom XIII. st.: prvi romani u prozi, ljetopisi, dramski izraz, alegorija, recitirano pjesništvo. Četvrti dio obuhvaća XIV. i XV. st.: srednji vijek na izmaku pogođen političkim, društvenim i vjerskim krizama. Guillaume de Machaut i Villon dominiraju pjesništvom.

Izvedbeni plan Tjedan Naslov predavanja / seminara Tekstovi 1. Introduction historique (XIIe-XVe s.);

pluralisme linguistique et littéraire.

2. L’Hagiographie Vie de saint Alexis 3.

L’Historiographie Les Croisades

Conquête de Constantinople (Geoffroy de Villehardouin/ Robert de Clari )

4. Jean de Joinville Vie de Saint Louis 5. La Naissance de la poésie : des

troubadours aux trouvères

6. La poésie des troubadours : fin’amor et courtoisie

Les poèmes de Guillaume IX, duc d’Aquitaine. Jaufre Rudel. Bernard de Ventadour. Arnaud Daniel.

7. Les traits particuliers à la poésie des trouvères. La translatio lyrique

La poésie de Thibaut IV de Champagne

8. Rutebeuf, la poésie personelle La Complainte Rutebeuf. 9. L’esprit allégorique. Guillaume de

Lorris Le Roman de la Rose

10. Jean de Meun Le Roman de la Rose 11. Le récit : thèmes légendaires (XIIe-XIIIe

s.) ; un genre nouveau : le roman - La matière antique - La matière de France et la

chanson de geste

Chanson de Roland

12. La matière de Bretagne Tristan et Iseult 13. Marie de France, Chrétien de Troyes 14. Chrétien de Troyes Lancelot ou Le Chevalier de la

Charrette. Perceval ou le Conte du Graal.

Page 3: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

3

15. La poésie au XIVe et XVe s : Guillaume de Machaut, Villon. Evaluacija nastavničkog rada

Villon : Testament.

Literatura Obvezna Zink, M. : Littérature française du Moyen Age, Paris, PUF, 1992. Dufournet, J. et Lachet C. : La littérature française du Moyen Age (I, II) Flammarion, Paris, 2003. Berthelot, A. : Histoire de la littérature française du Moyen Age, Paris, Nathan, 1989. Cerquiglini, B. : Naissance du français, Paris, PUF, 1991. Foulet, L. : Petite syntaxe de l’ancien français, Honoré Champion, Paris, 1998. Đurđa Šinko-Depierris: Littérature française du Moyen Age (cours). Preporučena prema dogovoru s nastavnikom.

Jezik nastave francuski

Način izvođenja nastave predavanja, seminar

Studentske obveze na kolegiju

Za stjecanje potpisa studenti su dužni redovito sudjelovati u nastavi i usmeno protumačiti odabrani kratki tekst iz djela srednjovjekovne književnosti.

Usmeni ispit. Seminarski rad.

Ostali uvjeti pristupa ispitu -

Način provjere znanja i ocjenjivanja

Usmeni ispit. Seminarski rad.

Struktura završne ocjene Usmeni ispit: 60 %. Seminarski rad: 40 %.

Page 4: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

4

I. Introduction historique : les deux périodes de la France médiévale

1. Les XIIe et XIIIe siècles sont une période de développement significatif dans les domaines : économique, technologique, démographique, social, politique, religieux, artistique et culturel. La France devient le pays le plus peuplé de la chrétienté. La société féodale (la féodalité) des trois ordres y connaît son meilleur équilibre:

° « ceux qui prient » : les clercs, gens d’Eglise, moines, mais aussi ceux qui se rattachent de près ou de loin à l’Eglise, maîtres et étudiants des écoles ; °° « ceux qui combattent » : chevaliers, guerriers à cheval, qui dès le XIe siècle tendent à se confondre avec les nobles, maîtres des terres (seigneurs), et détenteurs du pouvoir – unis par une certaine cohésion idéologique qui domine la société de l’époque. C’est à l’intérieur de cette aristocratie que sont mises en place des relations de personne, d’homme à homme qui constituent la féodalité par le rite de l’hommage ; le vassal se met sous la protection d’un seigneur plus puissant qu’il reconnaît comme son suzerain. Celui-ci lui accorde un fief (une terre) ou le garde à son service et l’entretient, en échange de quoi, le vassal lui doit conseil et aide (militaire). Tous deux sont liés par un serment de fidélité, la « loi ». Réseau complexe, pyramide hiérarchique dont le roi est au sommet, mais les princes, grands féodaux échappent très largement à l’autorité royale. °°° « ceux qui travaillent » : énorme majorité de la population (90 % sont paysans…).

La monarchie française devient la plus puissante ; presque toute la France du Nord (Flandre, Artois, Picardie, Ile-de-France, Normandie) est au premier rang de la croissance économique. Le prestige linguistique et littéraire accompagne cette puissance d’ensemble. 1.1. Le XIIe siècle : Sous les rois capétiens Louis VI (1108-1137) et Louis VII (1137-

1180), la monarchie française s’impose. Un des principaux théoriciens et artisans en est le moine bénédictin et homme politique Suger, abbé de Saint-Denis et principal conseiller des rois de France (Louis VI et Louis VII), qui fait de son abbaye, déjà nécropole des rois, le principal foyer de production de l’idéologie monarchique, à proximité de Paris devenu siège principal des souverains. Il développa l’autorité royale en favorisant la naissance des communes urbaines contre le pouvoir des nobles, et assura une meilleure justice.

Le système féodale s’établit sur deux bases : la seigneurie rurale et le contrat vassalique d’un côté, l’idéal de réciprocité des services, défini au XIe siècle par l’évêque Fulbert de Chartres, de l’autre. L’esprit chevaleresque (les tournois) et l’activité intellectuelle avec l’idée du transfert de la culture (translatio studii, d’Athènes à Rome puis à Paris) sont le plus brillants en France. C’est aussi en France que s’élabore le premier idéal laïque depuis l’Antiquité : la courtoisie constituée de prouesses guerrières, de galanterie (amour courtois) et de politesse des mœurs.

C’est aussi le temps des croisades (expéditions militaires organisées par l’Eglise pour la délivrance de la Terre sainte, notamment du tombeau du Christ à Jérusalem). La place des Français dans les croisades est telle que les chrétiens sont appelés Francs en Terre Sainte. Deux rois de France vont à la Croisade au XIIe siècle : Louis VII en 1147-1148, Philippe-Auguste en 1190-1191, puis au XIIIe s. le roi Louis IX commanda la septième croisade (1248-1254).

Page 5: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

5

2. En revanche, les XIVe et XVe siècles apparaissent comme une période de crise qui

affecte tous ces aspects de la société : la peste et la guerre (la guerre de Cent Ans : nom donné aux conflits qui opposèrent la France et l’Angleterre de 1337 à 1453) frappent durement la France, les luttes sociales y sont aiguës ; une grave crise dynastique de 1316 à 1328 (fin des Capétiens directs auxquels succèdent les Valois), et surtout, à la fin du règne du roi fou Charles VI, la main-mise des Anglais sur la France.

La France laisse à l’Italie le prestige du renouveau culturel et artistique de la Renaissance et de l’humanisme. Cependant, on considère que pendant la crise des XIVe et XVe siècles une nouvelle société se met en place. Le développement d’un grand commerce maritime et de pratiques bancaires annoncent le capitalisme, l’essor de la société et de la culture urbaines, l’invention et la diffusion de l’imprimerie, la centralisation du pouvoir monarchique avec la disparition des principautés, tout cela annoncent une nouvelle période que l’on appelle traditionnellement les Temps Modernes. 3. L’espace linguistique : pluralisme linguistique / pluralisme littéraire

Du point de vue linguistique, et par suite littéraire, la France médiévale est plurilingue. Trois langues dominent : le latin, langue de la Bible, de la religion et des clercs ; langue d’oc, langue d’un brillant essor littéraire et culturel aux XIIe et XIIIe siècles ; la langue d’oïl dont le succès est surtout dû à des raisons politiques : c’est la langue de la monarchie et de la cour, centre du pouvoir politique. S’y ajoute un contraste fondamental, celui du Nord et du Midi. (A ce sujet voir: « La carte des dialectes gallo-romans dans la France médiévale » (l’ancien français n’étant pas une langue au sens moderne, mais un ensemble des dialectes de la France du Nord.) En effet, du gallo-roman sont issues deux langues vulgaires, la langue d’oïl (parlée dans la France du Nord) et la langue d’oc dans le Midi de la France. L’une et l’autre connaissent au XIIe siècle d’importantes variantes dialectales. Comme la langue d’oïl (disons pour simplifier l’ancien français), la langue d’oc est langue de communication mais l’une de ses formes, le limousin (leimozi), a très tôt acquis le statut de langue littéraire. C’est en limousin que naît et s’épanouit, au début du XIIe siècle, la poésie des troubadours. Au trilinguisme « fonctionnel » latin/français/occitan se superpose ainsi un trilinguisme littéraire. Les dialectes : la langue d’oïl est divisée en nombreux dialectes parmi lesquels on peut citer le picard, le champenois, le lorrain, le bourguignon, l’orléanais, le normand et l’anglo-normand (parlé en Angleterre après la conquête normande), le francien enfin ou français parlé en Ile-de-France. Lanque d’oc : ancien provençal « oc », « oui » ; l’ensemble des langues ou dialectes parlés au sud de la Loire, à l’exception du Pays basque. Provançal, n. m., nom donné naguère à l’ensemble constitué par les parlers locaux de langue d’oc ; aujourd’hui on dit plutôt « occitan ». Occitanie : en lat. Occitania Provincia, un des noms des pays de langue d’oc (ou occitan) au Moyen Age. Occitan, du lat. médiéval « lingua occitana », se dit des dialectes de langue d’oc, et plus particulièrement de l’ancien provençal, ou langue des troubadours.

3.1. Le latin reste pendant tout le Moyen Age la langue savante et internationale de la communication. Les lettrés (litterati), ceux qui connaissent la lettre (le latin) par opposition

Page 6: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

6

aux illettrés (illitterati) – la masse de ceux qui ne pratiquent que la langue vulgaire – sont donc de fait bilingues. 3.2. A partir du IXe siècle, avec l’apparition des plus anciens textes en langue vulgaire, le roman (la langue romane) prend place dans un champ littéraire et culturel jusqu’alors uniquement occupé par la langue et la littérature latines et médio-latines. Les plus anciens textes littéraires romans sont conservés dans les manuscrits au milieu d’œuvres latines. Le « roman » est donc déjà perçu comme une langue littéraire apte à rivaliser avec le latin. A partir du XIIe siècle, tous les domaines d’abord réservés au latin sont investis par le français. 3.3. Français parlé / français littéraire

En 836, au concile de Tours, les évêques recommandèrent aux clercs de prêcher non plus en latin mais en « roman » afin de se faire comprendre de leurs fidèles. Cette décision marque la reconnaissance du « roman » - terme qui désignera à partir du XIIe siècle le français – comme langue usuelle de la communication, amis aussi de la prédication. A partir de la fin du IXe siècle, apparaissent des textes composés en roman : Séquence de sainte Eulalie, Vie de saint Léger, etc.), destinés à l’édification d’un public globalement incapable de comprendre le latin.

3.4. Manuscrits : Comme le développement de l’imprimerie coïncide avec la fin du Moyen Age (les premières éditions se répandent vers 1470), la période médiévale ne connaît que le livre manuscrit ; c’est lui qui assure la conservation de sa littérature. Le manuscrit médiéval est un codex, c’est-à-dire qu’il est formé comme un livre moderne de pages et de cahiers reliés. On écrit sur du parchemin. Le papier ne devient d’usage courant en Occident qu’à la fin du Moyen Age. L’ornementation des manuscrits vernaculaires reste discrète jusque vers la fin du XIIIe siècle. Elle se limite souvent à de petites miniatures occupant l’espace d’une majuscule initiale. Les miniatures deviennent de plus en plus riches et de plus en plus grandes au XIVe et surtout au XVe siècle, jusqu’à occuper parfois tout une page. Les manuscrits sont copiés dans des ateliers d’écriture, des scriptoria. Ces scriptoria sont au début essentiellement monastiques : le travail de copie est considéré comme une œuvre méritoire, bénéfique pour la salut de l’âme. Plus tard, ils se développent autour des cathédrales, des écoles et des universités, et auprès des mécènes laïques (l’importance des bibliothèques princières qui se constituent à la fin du Moyen Age). Ces manuscrits sont presque toujours des anthologies. Il est exceptionnel que l’un d’eux soit consacré à une œuvre unique. Il y a des manuscrits de chansons de geste, de romans… Les poèmes lyriques sont toujours recueillis dans des manuscrits particuliers, qu’on appelle des chansonniers. Important : Alors que la littérature française prend véritablement son essor au XIIe siècle, ses manuscrits datant de ce même siècle sont extrêmement rares. Les œuvres françaises du XIIe siècle sont conservées dans des manuscrits du XIIIe siècle. Jusque vers le milieu du XIVe siècle, il existe toujours un décalage de plusieurs décennies au moins entre la date de composition d’une œuvre et celle du plus ancien manuscrit qui nous l’a conservée.

Page 7: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

7

****

II. L’HAGIOGRAPHIE

Dans une société régie sur le plan de l’imaginaire et de la culture par les clercs

d’Eglise, il va de soi que la littérature est d’abord une littérature religieuse. La forme la plus évidente en est la glose du texte sacré, c’est-à-dire de la Bible. Cette glose commence par être latine, puis passe en « roman » : ainsi les « sermons » en langue vulgaire, tel celui que l’on appelle Grand mal fist Adam…, mettent à la portée d’un public vaste et peu cultivé les vérités les plus simples de la théologie. 1. Hagiographie : branche de l’histoire religieuse qui étudie la vie et les actions des saints ; de «hagiographe » : du gr. hagios, saint, sacré, auguste, et graphein, écrire = auteur qui étudie la vie et les actions des saints et rédige leur histoire.

En effet, les premiers textes en langue vulgaire sont des récits hagiographiques, c’est-à-dire des récits de vie exemplaire : c’est la Cantilène de sainte Eulalie, puis une Vie de saint Léger, poème composé, semble-t-il, dans la seconde moitié du Xe siècle, est un des plus anciens monuments de la langue française. C’est au XIe siècle qu’appartient la Vie de saint Alexis, texte français que l’on date de l’an 1040 environ. La forme du poème Vie de saint Alexis, se rapproche de celle des premières chansons de geste, qu’il a sans doute précédées. La langue en est encore très archaïque, organisée en strophes trop courtes pour être de véritables laisses, mais assonancées. Ces premiers textes en langue vulgaire étaient récités sur le parvis des églises, aux jours solennels de l’année liturgique ou aux vigiles des saints, auprès des reliques, devant les paroissiens ou les pèlerins assemblés. 1.1. La « Vie de saint Alexis »

Probablement écrite vers le milieu du XIe siècle en Normandie, par un clerc normand

ou anglo-normand (attribuée à un chanoine de Rouen, Thibaut de Vernon), la Vie de saint Alexis a une portée considérable. S’inspirant d’un modèle en prose latine, ce poème retrace les actes d’un ascète du IVe siècle, saint Alexis. Jamais encore le français n’avait produit un poème aussi long (625 vers ou en 125 laisses – quintils – de décasyllabes assonancés), à la versification aussi élaborée et à la technique aussi maîtrisée. Elle conte l’histoire d’Alexis, fils unique, longtemps désiré, d’un riche patricien romain, Euphémien. Après avoir été bien « garni de lettres », il entre au service de l’empereur, et son père le marie à la fille d’un autre seigneur romain. Alexis a consenti ou semble consentir. Mais son cœur est tout à Dieu et, au soir de ses noces, resté seul avec l’épousée, il lui dit le néant de la vie mortelle. Pour mieux servir Dieu, Alexis quitte sa femme et la maison de son père le soir de ses noces. Il vient au rivage de la mer, vogue à la volonté de Dieu, aborde à Laodicée (ville en Asie Mineure : Phrygie). De là il gagne Edesse, pour avoir appris qu’on y vénère une image de Notre Dame sculptée par les anges. Il fait largesse aux pauvres de la ville de tout ce qu’il possède encore, et, devenu plus pauvre qu’eux, mendie comme eux. Cependant, ses parents le font chercher partout, mais en vain ; ceux qui le cherchent viennent jusqu’à Edesse, où ils lui font l’aumône, sans le reconnaître. A Rome, dans la maison paternelle, sa femme et sa mère vivent ensemble, pour le pleurer ensemble.

Page 8: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

8

Dix-sept années durant, Alexis peine à Edesse. Un jour, par la volonté de Dieu, l’image de Notre Dame parle à un serviteur de son autel. Elle lui révèle qu’un saint est là, ce mendiant. La nouvelle court, et tous, grands et petits, viennent vénérer l’homme de Dieu. Alors il s’enfuit à nouveau dans la nuit, à nouveau s’embarque, espérant atterrir au port de Tarse ; mais le vent pousse sa nef jusqu’à un port voisin de Rome. Il revoit sa ville, erre par les rues, rencontre son père qui ne le reconnaît pas et le conjure, au nom du fils que jadis il a perdu, de l’héberger dans sa maison : il ne lui faut rien qu’un grabat sous l’escalier. Là, il vit dix-sept ans encore, honni des valets, misérablement, saintement, et se nourrit des rebuts de la table seigneuriale. Puis, sentant venir la mort, il demande un feuillet de parchemin ; il y écrit en secret l’histoire de sa vie et qu’on ne trouve qu’après son décès. Une voix, sortie d’une église, annonce par la ville qu’un saint homme va bientôt entrer dans la gloire de Dieu et qu’il faut le chercher dans la maison d’Euphémien. On y découvre le mendiant, comme il vient de mourir sur son grabat. Son poing fermé retient la charte de parchemin et nul ne peut l’en retirer. Mais le pape Innocent approche, et la main s’ouvre. Alors le père d’Alexis, sa mère, sa femme le reconnaissent. Alors un message céleste ordonne au pape de retrouver et d’honorer le « saint homme » par qui la cité peut être sauvée du péril qui la menace. Les parents et la femme de saint Alexis se lamentent sur l’abandon et l’ignorance dans lesquels il les a laissés pendant si longtemps. Le poème se termine sur l’affirmation du bonheur céleste du saint qu’il fait partager à ses ‘amis charnels », c’est-à-dire en priorité à ses parents, mais aussi à ceux pour qui il prie en tant qu’ »adjutoire », avocat ou intercesseur : c’est là la morale édifiante de ce très court poème : l’intercession des saints procure le salut à ceux qui ne sauraient – bien évidemment- atteindre à la sainteté. Au milieu de la douleur de son père et de sa mère qui déplorent amèrement de ne l’avoir pas reconnu, et de sa femme demeurée fidèle au souvenir de son époux, la ville de Rome tout entière acclame le nouveau saint, qui est enseveli dans l’église Saint-Boniface. Ce qui surprend ici, c’est l’extrême concision, la rigueur du récit, son intensité dramatique et déjà la noblesse de la langue. Aussi ce poème est-il loin de ne présenter qu’un intérêt historique : c’est un chef-d’œuvre de la langue française. Cette légende a ses origines au Ve siècle en Syrie, mais le saint ne reçoit son nom et son histoire sa forme définitive que dans un récit grec du IXe siècle, qui fera l’objet de plusieurs adaptations en latin. 1.2. La Vie de saint Alexis inaugure la littérature française en langue d’oïl, employant un certain nombre de procédés lyriques et narratifs dont la chanson de geste fera son profit. L’aire de diffusion du poème, qui recoupe les régions (France du Nord, Anglo-Normandie) où circulaient des hymnes à saint Alexis, coïncide avec l’espace où, semble-t-il, la chanson de geste a vu le jour. Elle témoigne du degré d’élaboration et de qualité littéraires que pouvait désormais atteindre la littérature religieuse en français. Cette littérature restera extrêmement abondante pendant tout le Moyen Age, sous la forme de vies de saints, de récits de miracles, de prières en vers, de traités édifiants. Mais elle se réduit fondamentalement à la transposition en langue vulgaire d’une littérature latine.

Les strophes que nous avons retenues racontent la vie que mène incognito Alexis dans la maison de ses parents : Soz le degrét ou il gist sur sa nate, Sous l’escalier où il gît sur sa natte, Iluec paist l’um del relef de la tabla. là on le nourrit des reliefs de la table. A grant poverte deduit sun grant parage ; A grande pauvreté se réduit son haut rang ; Ço ne volt il que sa mere le sacet : cela, il ne veut pas que sa mère le sache : Plus aimet Deu que tut sun linage. Il aime plus Dieu que tout son lignage.

Page 9: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

9

De la viande ki del herberc li vint, Des vivres qui lui viennent du logis, Tant an retint dunt sun cors an sustint : il retient seulement de quoi soutenir sa vie : Se lui’n remaint, sil rent as pov[e)rins ; S’il lui en reste, il le rend aux pauvres. N’en fait musgode pur sun cors engraisser, Il n’en fait pas une réserve pour engraisser son [corps [Mais as plus povres le dunet a manger]. mais aux plus pauvres il le donne à manger. En sainte eglise converset volenters ; En sainte église il séjourne volontiers ; Cascune feste se fait acomunier ; à chaque fête il reçoit la communion ; Sainte escriture ço ert ses conseilers : la Sainte Ecriture, voici son conseiller : Del Deu servise se volt mult esforcer ; au service de Dieu il veut tout entier s’appliquer : Par nule guise ne s’en volt esluiner. D’aucune manière il ne veut s’en écarter. Suz le degrét ou il gist e converset, Sous l’escalier où il gît et séjourne, Iloc deduit ledement sa poverte. là il vit dans la joie sa pauvreté. Li serf sum pedre, ki la maisnede servent, Les serviteurs de son père, au service de [ménage, Lur lavadures li getent sur la teste : lui jettent à la tête leurs lavures de vaisselle : Ne s’en corucet net il nes en apelet. Il ne s’en courrouce pas ni ne les en accuse. Tuz l’escarnissent, sil tenent pur bricun ; Tous l’outragent et le tiennent pour fou ; L’egua li getent, si moilent sun liçon ; ils lui jettent de l’eau et mouillent son grabat. Ne s’en corucet giens cil saintismes hom, Ce très saint homme ne s’en courrouce en rien, Ainz priet Deu quet il le lur parduinst mais il prie Dieu de le leur pardonner Par sa mercit, quer ne sevent que funt. dans sa miséricorde, car ils ne savent pas ce [qu’ils font. (Cet extrait est tiré de l´ouvrage La littérature française du Moyen Age, présentation et traduction par Jean Dufournet et Claude Lachet, GF Flammarion, 2003)

La littérature hagiographique ne disparaît pas au cours des XIIe et XIIIe siècles, bien

au contraire : on ne se lasse pas de refaire des poèmes sur les mêmes saints, et les plus grands écrivains médiévaux ne dédaignent pas d´exercer leur talent dans la «Vie de saint ». C´est le cas de Rutebeuf, avec la Vie de sainte Marie l´Egyptienne. 1.3. Les Miracles

Mais, parallèlement, se développe un genre analogue, celui du Miracle, qui décrit en quelques pages, et le plus souvent en octosyllabes, l´intervention d´un saint dans l´existence d´un de ses fidèles. Ces Miracles sont souvent regroupés en « collection », et les plus importantes sont celles des Miracles de la Vierge.

En effet, un bon nombre de contes pieux ont pour sujet des miracles dus à l´intercession de la Vierge. Dès le XIe siècle et pendant le XIIe, ces miracles, rédigés en latin, ont été réunis en des collections dont les éléments ont ensuite passé en langue vulgaire. Des recueils français se sont ainsi formés, au XIIIe siècle. Le plus célèbre est celui de Gautier de COINCY, trouvère et bénédictin, né à Amiens en 1177, mort à Soissons en 1236 : Les Miracles de la Sainte Vierge, recueil d´exemples, de manifestations de la miséricorde de Marie.

Page 10: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

10

Gautier tire la matière de ses contes des nombreuses compilations latines, qu´il se contente souvent de traduire à la lettre. La Vierge lui apparaît comme une source inépuisable de miséricorde et d´indulgence et auprès d´elle il n´est pas de péché qui ne trouve son pardon. Son intervention providentielle vient toujours sauver des situations les plus désespérées les âmes en train de se perdre, par exemple lorsqu´elle prend la place de la religieuse qui s´est enfuie de son couvent – ou qu´elle ressuscite un enfant mort dans les bras de l´infanticide qui va être brûlée. Grâce à cet aspect merveilleux et spectaculaire, le recueil de Gautier de Coincy a joui d´une grande popularité ; non seulement il fut traduit et adapté dans toutes les langues, mais il fut encore une des sources essentielles du théâtre religieux qui y puisa les sujets de quantité de « miracles » et de « passions ». Ainsi s´exprime, dans les quelque quatre-vingts contes de Gautier de Coincy, l´idée des grâces attachées au culte de la Vierge, qui promet aux humbles, fussent-ils très coupables, la miséricorde divine et la gloire des faveurs célestes.

III. L’historiographie (chroniques et chroniqueurs) 1. Geoffroi de Villehardouin (vers 1150-v.1213) 2. Robert de Clari (vers 1170-après 1216)) 3. Jean de Joinville (1225-1317) 4. Jean Froissart (1337-après 1404)

Pendant la plus grande partie du Moyen Age, l’histoire s’écrit normalement en latin.

Néanmoins, au XIIe siècle, l’historiographie cesse d’être exclusivement écrite en latin ; elle reste bien sûr l’œuvre de clercs, nourris de modèles antiques, et en général commandités par un riche seigneur, plus préoccupé de propagande que d’impartialité. En outre y prédomine la tendance à remonter systématiquement à l’origine des temps : Genèse d’une part, Guerre de Troie et voyage d’Enée vers l’France, puis de « Brut » ou Brutus vers la Bretagne à laquelle il donne son nom, d’autre part. Le moment qui marque symboliquement le mieux le passage de l’historiographie à la langue vulgaire est sans doute celui – tardif – où l’histoire des rois de France écrite à Saint-Denis (Grandes chroniques de France) est dans un premier temps traduite en français (1274-1350), puis poursuivie directement dans cette langue. Mais ceux dans lesquels on voit les véritables pères de l’histoire en français, ceux que l’on nomme les premiers chroniqueurs français sont en réalité des mémorialistes. Ils ont en commun de n’être pas des écrivains de profession. Ils relatent des événements auxquels ils ont été personnellement mêlés, dont ils ont été plus que témoins, les acteurs, et parfois des acteurs importants. Ils ont été poussés à en écrire ou à en dicter le récit à cause de la vive impression qu’ils en ont gardée ou plus souvent pour des raisons personnelles liées au rôle qu’ils y ont joué.

1.1. Les événements d’Orient inspirent de nombreux textes historiques, racontant telle ou telle croisade, ou plus modestement les hauts faits de tel prince, de telle famille régnante, pour la gloire des royaumes francs et celle de Dieu : ex. Gesta Dei per Francos (une histoire

Page 11: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

11

des croisades, les prouesses de Dieu par l’intermédiaire des Francs) du bénédictin Guibert de Nogent (1053-v. 1124). Mais c’est avec la quatrième croisade, détournée sur Constantinople, qu’apparaît une historiographie sinon moderne, du moins révolutionnaire : elle traite de faits pratiquement contemporains, auxquels ont participé ses auteurs ; elle le fait en langue romane, afin d’être accessible à un plus grand nombre ; elle est radicalement originale, puisqu’elle ne ressent pas le besoin de remonter indéfiniment à la création du monde avant de relater la période intéressante ; elle substitue à une histoire de la longue durée une étude détaillée d’un moment historique considéré comme important. Ainsi, de la quatrième croisade, nous avons deux récits en prose française, celui de Geoffroy de Villehardouin et celui de Robert de Clari : 1.2. Conquête de Constantinople a) de Geoffroi de Villehardouin (vers 1150-1213), « maréchal de Roménie (Romanie, l’Empire latin de Constantinople) et de Champagne », comme il s’intitule lui-même, fut conseiller des chefs de la quatrième croisade, conduite par le marquis Boniface de Montferrat. Partie pour la Terre Sainte, cette croisade avait complètement dévié de son objectif initial : la reconquête de Jérusalem. Sous la pression des Vénitiens, qui avaient fourni la flotte et étaient les créanciers des croisés, ceux-ci s’emparèrent d’abord de la ville chrétienne de Zadar. Puis, entrant dans les querelles familiales des empereurs byzantins, ils prirent Constantinople (l´une des villes les plus opulentes du monde, la capitale orgueilleuse de la chrétienté orientale), et s’y établirent, élisant comme empereur l’un des leurs, le comte Baudouin de Flandres. L’Empire latin de Constantinople se maintiendra jusqu’à la reconquête de la ville par Michel Paléologue en 1261 et survivra encore quelques décennies.

Cette chronique marque les débuts de la prose française. Villehardouin est un remarquable écrivain, il écrit avec une sobre clarté qui révèle un esprit vigoureux et lucide. Mais, sous une affectation d’impartialité et de froideur, il est constamment soucieux de justifier des décisions politiques et militaires où il porte une part de responsabilité.

1.3.Conquête de Constantinople de Robert de Clari (fin XIIe-début XIIIe siècle) Robert de Clari était un petit chevalier picard, infiniment moins important que Geoffroy, qui voit les événements au jour le jour. Son point de vue est celui de ceux qui ne sont pas dans le secret des chefs de l’expédition, qui ne connaissent leurs plans et leurs projets que par la rumeur, qui doivent suivre le mouvement sans trop savoir où on les mène, mais qui n’en pensent pas moins et jugent sévèrement la cupidité (avidité) des grands seigneurs et l’abus qu’ils font de leur pouvoir pour se réserver le meilleur du butin. Frappé par la splendeur de Constantinople et de ses monuments, il les décrit avec une précision assez rare dans les récits de voyage de ce temps. Il ne parle pratiquement jamais de lui-même, et ne se nomme guère que dans la dernière phrase de sa chronique, pour témoigner de la vérité de son récit. 1.4 Les croisades : Expéditions militaires organisées par l’Eglise pour la délivrance de la Terre sainte, notamment du tombeau du Christ à Jérusalem (Xie-XIIIe s.). Elles eurent lieu lorsque l’accès de la Palestine fut rendu plus difficile par la conquête turque seldjoukide.

A la fin du Xie siècle se déclenche un phénomène d’une ampleur exceptionnelle : la croisade. Au nom du Christ, l’Occident part en guerre contre l’Islam, les « Sarrasins » qui occupent Jérusalem et les lieux saints. Pendant deux siècles, les expéditions vers l’Orient vont se succéder avec des motivations religieuses et politiques autant qu’économiques.

Page 12: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

12

Les motivations des croisés diffèrent selon les groupes sociaux engagés et les croisades elles-mêmes. L’élan religieux, au moins pour la première croisade, qui aboutit en 1099 à la prise de Jérusalem et à la fondation des Etats latins de Terre sainte, reste cependant primordial.

La croisade est d’abord un moyen de faire son salut en souffrant et en mourant à l’imitation du Christ, sur les lieux où se sont déroulées sa vie et sa Passion. Délivrer la Terre sainte, c’est aussi, pour la chevalerie, délivrer le fief que le Christ s’est choisi comme espace de son Incarnation. L’honneur de la chevalerie est donc engagé dans ce service divin et féodal qu’est la croisade. les croisés :

A côté des armées de chevaliers, dans l’ensemble bien organisées, et sous la conduite

de chefs célèbres et efficaces (Godefroi de Bouillon, par ex.), il y en a d’autres, composées de simples paysans, de pauvres, de « bourgeois » ou de « clercs vagants », brûlant du même désir d’aller libérer le tombeau du Christ, et de gagner ainsi leur salut.

Dans l’imaginaire des croisés les plus humbles, la Jérusalem céleste se confond avec la Jérusalem terrestre, la conquête guerrière avec le pèlerinage. Ces « armées » n’atteignent que rarement leur but, elles sont décimées en chemin par les épidémies, les naufrages, ou l’armée des princes dont elles traversent le territoire.

Les croisés réussissent cependant à fonder ce que l’on appelle les royaumes chrétiens : Jérusalem, Antioche, Edesse et Tripoli.

Première croisade (1096-1099). Le premier pèlerinage militaire fut décidé par le pape Urbain II, qui prêcha lui-même en 1095 à Clermont la première croisade : prise d’Antioche et de Jérusalem ; création du royaume franc de Jérusalem (15 juillet 1099) avec comme chef Godefroi de Bouillon. Deuxième croisade (1147-1149). Prêchée à Vézelay par saint Bernard (Bernard de Clairvaux) sur l’ordre du pape Eugène III, commandée par le roi de France Louis VII et l’empereur Conrad III de Hohenstaufen, elle échoua devant Damas. Troisième croisade (1189-1192). Elle fut décidée après la prise de Jérusalem par Saladin (1187), et prêchée par Guillaume de Tyr. A l’appel du pape Grégoire VIII, l’empereur germanique Frédéric Barberousse, le roi de France Philippe Auguste et le roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion rassemblèrent des armées importantes.

Page 13: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

13

Quatrième croisade (1202-1204) : appel du pape Innocent III à la noblesse d’Europe ; détournée de son but initial, elle aboutit à la prise de Constantinople et à la constitution de l’Empire latin. Cinquième croisade (1217-1221) : commandée par Jean de Brienne, roi de Jérusalem, elle échoua en Egypte. Cette croisade fut précédée par la croisade des enfants, où des milliers de jeunes pèlerins allemands et français moururent d’épuisement sur la route de la Terre sainte. Sixième croisade (1228-1229). Elle fut inspirée par l’empereur germanique Frédéric II de Hohenstaufen, excommunié, mais se fit couronné roi de Jérusalem après l’obtention, par négociation avec le sultan d´Egypte, de Jérusalem, Bethléem, Nazareth. 1244 : Prise de Jérusalem – définitive – par les musulmans. Septième croisade (1248-1254) : Saint Louis (Louis IX) commanda l’expédition qui s’empara de Damiette. Il séjourna quatre ans en Terre sainte ; battu et fait prisonnier, il est libéré contre rançon. Huitième croisade (1270). Louis IX mena encore la huitième croisade, mais mourut devant Tunis. 1291 : Saint-Jean d’Acre est reprise par les musulmans. Les chrétiens évacuent Tyr, Beyrouth, Sidon. Croisade des Albigeois (1208-1244) Albigeois. Nom donné aux cathares de la région d´Albi et étendu à tous ceux du Midi de la France (XIIe-XIIIe s.). Le pape Innocent III appela à la croisade qui fut dirigée par Simon de Monfort. 2. Jean de Joinville (1225-1317): La vie de Saint Louis Jean, seigneur de Joinville (actuellement chef-lieu de canton de la Haute-Marne) et sénéchal de Champagne naquit en 1225. Il a participé à la septième croisade en Egypte, aux côtés du roi Louis IX qu’il rejoignit à Chypre en 1248. Lors de son séjour en Orient, il noua avec son souverain des liens d’amitié et de confiance. Par ses témoignages, il contribua à la canonisation de Louis IX, prononcée par le pape Boniface VIII en 1297. Jean de Joinville mourut en 1317.

En effet, à la demande de la reine Jeanne de Navarre, l’épouse de Philippe le Bel, Joinville commença vers 1305 le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre roi Saint Louis qu’il acheva en 1309, et dédia au futur Louis X le Hutin, l’arrière-petit-fils de Saint Louis. Il constitue, bien entendu, un témoignage de premier ordre sur Saint Louis, mais plus encore sur son auteur lui-même. La Vie de Saint Louis se transforme peu à peu en une « Vie de Joinville », en une authentique autobiographie, la première écrite en langue française. Joinville est le premier laïc à rédiger une vie de saint. Aussi, contrairement aux hagiographes traditionnels, s’attache-t-il plus à montrer les prouesses du roi guerrier et les faiblesses, les rires ou les larmes d’un homme qu’à illustrer les vertus théologales et les miracles d’un saint, adoptant une perspective plus chevaleresque que cléricale. Mais il profite de cette biographie de Louis IX pour parler de lui-même à la première personne, pour confier ses préoccupations et ses états d’âme. Parlant du roi, il parle de lui et son œuvre révèle de façon saisissante sa propre sensibilité et celle de son temps.

La matière du livre de Joinville est surtout alimentée par son témoignage direct, oculaire et auriculaire : que je ai veu et oy ; que je veis de lui en mon dormant [« que je vis de lui pendant mon sommeil « ]; en mon songe que je le veoie devant ma chapelle [« dans mon rêve que je le voyais devant ma chapelle »]… Les deux verbes sensoriels (« voir » et « entendre »), souvent associés, attestent la véracité du document présenté.

Page 14: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

14

Conclusion : Moins qu´une synthèse qui dégage les grandes lignes de l´action politique des princes, c´est une leçon morale que les chroniqueurs recherchent dans leurs livres. Ce qui manque encore aux historiens médiévaux, c´est le sens de l´histoire, c´est-à-dire la possibilité de dominer les événements pour en définir la causalité et en dégager les lois. Il est déjà important que le chroniqueur ait pris conscience de sa dignité littéraire. A cet égard, l´époque romane est une fois de plus une époque décisive.

3. A partir du XIVe siècle, la chronique va connaître son véritable essor : le chroniqueur en langue vulgaire pourra même devenir le confident et le conseiller du prince, tenant ainsi le rôle qui était auparavant dévolu aux grands clercs. 3.1. Les « Chroniques » de Jean Froissart (1337-après 1404)

Pour le XIVe siècle, le monument essentiel de l’histoire en français est constitué par la masse énorme des Chroniques de Jean Froissart. Né à Valenciennes, en 1337, mort après 1404, peut-être entre 1410 et 1414, à Chimay (Belgique). Il se fait clerc, reçut donc une bonne instruction et fut ordonné prêtre. Son métier sera de célébrer les hauts faits des princes, de chanter l’amour courtois. Mais la profession d’homme de lettres ne pouvait s’exercer alors que dans les cours et un auteur comme Froissart ne pouvait vivre que l´aide financier que lui versaient des protecteurs princiers. D’où ses innombrables voyages qui l’amenèrent à sillonner l’Europe occidentale. Bientôt il les entreprit pour se documenter, pour interroger les gens, voir les lieux afin de mener à bien ses très volumineuses Chroniques. * En 1361, nous le trouvons à la cour d’Angleterre, où il est pendant huit ans le protégé de sa compatriote la reine Philippa de Hainaut, épouse du roi d´Angleterre Edouard III. Encouragé dans sa vocation d’historiographe par la reine, il travaille sur des matériaux touchant « les guerres de France et d’Angleterre », qui est la première ébauche des Chroniques. Il voyage, vient peut-être en France (1364), se rend en Ecosse auprès des comtes de Douglas. En 1366, il est à Bordeaux et en Guyenne où il accompagne le Prince Noir, fils d’Edouard III et de la reine Philippa ; en 1367-68, il suit en Italie le duc de Clarence, frère du Prince Noir. De Milan, Froissart se rend en Savoie, puis à Ferrare, Bologne et Rome où il fait la connaissance de Pétrarque. C’est à Rome qu’il apprend la mort de sa protectrice, la reine d’Angleterre (1368). ** Rentré en Hainaut, Froissart trouve un autre protecteur en la personne de Wenceslas de Luxembourg, duc de Brabant, et où il achève en 1373 la première version du Premier Livre des Chroniques. Nommé la même année curé grâce au comte de Blois, qui sera son mécène et qui lui obtiendra plus tard le canonicat à Chimay, Froissart rédige une deuxième version du Premier Livre, puis le Second, et enfin, après un voyage à la cour du comte de Foix et de Béarn Gaston Phébus, le Troisième Livre des Chroniques (1389). Il écrit aussi dans les années 1380 son roman Méliador. Un voyage en Angleterre en 1395 le laisse sur la déception de ne plus y retrouver le monde de sa jeunesse. Rentré en Hainaut, il rédige le Quatrième Livre. Il meurt à une date inconnue, postérieure à 1404. 3.2. Froissart a donc connu à peu près tous les hommes dont il parle. Il a voulu voir les êtres et les choses avant d’en parler. Ses Chroniques sont fondées sur des souvenirs et des témoignages, mais, il n’est pas objectif ; il écrit pour faire sa cour et entend plaire à ses

Page 15: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

15

protecteurs. Mais, on peut admirer ses efforts et son travail. Travail d’enquête d’abord : il voyage en Angleterre, en Ecosse, en Italie, en Béarn pour rencontrer des témoins et des acteurs des événements, de recueillir et de confronter leurs témoignages.

Ses Chroniques sont une épopée publiée environ à la fin du XVe siècle sous le titre : Chroniques de France, d’Angleterre, d’Ecosse, d’Espagne, de Bretagne, de Gascogne, de Flandre et lieux d’alentour. Se divisant en IV Livres, elle n’embrasse pas moins les trois quarts du XIV siècle (de 1325 à 1400). Sa majeure partie traite de la guerre de Cent Ans.

Dans le Prologue de ses Chroniques, il définit la notion de la prouesse et invite tous les jeunes gens à lire son texte pour y apprendre à devenir de preux chevaliers. Bien que cette chevalerie soit un mythe tombé en désuétude, Froissart se donne mission de la ressusciter. Tout acquis au monde féodal, il croit que la condition de noble suffit à toutes les vertus. Par ailleurs, chroniqueur de métier, il est contraint de plaire à ceux qui le rétribuent. Il exaltera donc leurs exploits, en ayant soin de faire accorder son propos avec le seigneur chez lequel il vit ; il ignore artisans, marchands, laboureurs, bourgeois.

Il emploie toutes les ressources dont il peut disposer. Il interroge les témoins, les confronte et reconstitue l’ensemble avec minutie :

« et partout où je venois, je faisois enquête aux anciens chevaliers et écuyers qui avoient été en faits d’armes, et qui proprement en savoient parler, et aussi à aucuns hérauts de crédence [confiance] pour vérifier et justifier toutes matières. Ainsi ai-je rassemblé la haute et noble histoire et matière, et le gentil comte de Blois dessus nommé y a rendu grand’peine ; et tant comme je vivrai, par la grâce de Dieu, je la continuerai ; car comme plus y suis et plus y laboure[travaille], et plus me plait ; car ainsi comme le gentil chevalier et écuyer qui aime les armes, et en persévérant et continuant il s’y nourrit parfait, ainsi, en labourant et ouvrant sur cette matière je m’habilite et délite [je fais ce qui me convient et j’y prends plaisir]. » »Prologue ».

***

IV. La naissance de la poésie lyrique aux XIIe et XIIIe siècles : des troubadours aux trouvères

1 – La poésie des troubadours

a) On appelle troubadours des poètes qui furent en même temps des musiciens, qui ont écrit dans une forme littéraire de la langue d´oc et qui sont les fondateurs de la poésie lyrique en langue vernaculaire. Leur production, environ deux mille cinq cents (2500) pièces anonymes ou attribuées (nous connaissons les noms d´environ trois cent cinquante (350) poètes), conservées dans des manuscrits dits chansonniers, s´étend de 1100 environ à la fin du XIIIe siècle.

b) Le terme troubadour (en occitan trobador), dérive du verbe trobar qui désigne dans les textes lyriques l´activité poétique elle-même. Issu du latin tropare, ce terme renvoie aux deux aspects essentiels de cette poésie et d´abord à son rapport au chant.

Page 16: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

16

Tropare signifie en effet, en latin médiéval, composer des tropes, c´est-à-dire des pièces chantées en latin et destinées à orner le chant liturgique. Mais tropare/trobar désigne aussi une activité littéraire qui se donne comme création, invention, «trouvaille» poétique. c) A partir de 1160 environ, les structures formelles et la thématique de la lyrique occitane ont été reprises en langue d´oïl par les trouvères, mais l´influence des troubadours s´est également étendue en Allemagne (les Minnesänger), en Espagne et en Italie du Nord.

d) Les onze cansos, attribuées à Guillaume IX, duc d´Aquitaine, comte de Poitiers, qui vécut de 1071 à 1127, sont les plus anciennes pièces connues de la lyrique occitane. Quatre de ces pièces célèbrent un amour fait d´attente, de tendresse et de respect pour la dame, la domna anonyme à laquelle il s´adresse. Ces pièces posent un double problème:

- l´émergence en langue vernaculaire, même si Guillaume a eu des prédécesseurs, d´une forme poétique nouvelle que le poète appelle vers (adaptation du latin versus au sens de composition poétique et musicale);

- l´apparition, qui coexiste dans l´œuvre de Guillaume avec des formulations beaucoup plus libres, d´une représentation de l´amour exaltant le désir et non la jouissance et dont le mot clé est déjà chez Guillaume obediens / obediensa (la soumission parfaite à la dame).

2. La fin´amor (« amour parfaite et délicate ») et la courtoisie

Ce que l’on appelle fin’amor, c’est-à-dire amour parfaite et délicate (amor est du féminin en ancien français comme en ancien occitan), constitue le noyau d’un ensemble plus vaste qui est la courtoisie. Cette conception de l’amour est très largement inspirée du système des troubadours.

La fin´amor ou amor cortés (courtois), expression dans laquelle l´adjectif fin au féminin signifie un amour porté à son plus haut degré de perfection, est un alliage complexe. Elle est d´abord liée à un nouvel idéal de société, la courtoisie, tel qu´il s´élabore alors dans les cours et les villes du Midi. Selon les troubadours, en effet, seul peut pratiquer la fin´amor, accéder au statut de fin amant celui qui possède les qualités constitutives de la courtoisie: essentiellement la mesure, maîtrise du comportement, du langage, des sentiments, la largesse, la générosité matérielle et morale et la joven (jeunesse) qui est surtout disponibilité, ouverture d´esprit. La doctrine de la fin´amor possède aussi une dimension morale. Les troubadours n´ont pas, comme on l´a souvent dit, inventé l´amour. Mais ils ont forgé une éthique de la sexualité. Ils ont affirmé que le désir charnel mais maîtrisé, discipliné, dans et par le cadre courtois, pouvait devenir une valeur, et non simplement une fonction, que les pulsions érotiques, pour l'homme qui prend le risque de s'y soumettre pour les mieux dominer, pouvaient être la source vive d'un melhurar, d'une amélioration d’être. Source de toutes les vertus au plan moral et social, la fin'amor est enfin et surtout le principe créateur de l'écriture poétique et la garantie de son excellence. 2.1. La courtoisie et l'amour courtois (les courtois: ceux qui vivent dans le milieu des cours) ne constituent nullement une doctrine autonome. Ils ont bien eu une sorte de théoricien en la personne d'André le Chapelain (qui doit son nom à sa fonction à la cour de Marie de Champagne), auteur d’un Tractatus de Amore (Traité sur l'amour) latin écrit vers 1184 sans doute à la cour de Champagne. Il suit le plan tracé par Ovide, auteur d'un Ars amandi (Art d'aimer) suivi de Remedia amoris (Remèdes contre l'amour).

Selon André Le Chapelain, les dames nobles et « courtoises » auraient organisé des « cours judiciaires » (« Cours d’Amour ») au cours desquelles les amants en désaccord

Page 17: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

17

auraient exposé leurs litiges en s’en remettants à l’arbitraire de ces dames. Son livre contient un certain nombre de ces jugements qui définissent avec précision les moindres nuances du code courtois au point d’éliminer toute spontanéité.

A partir de ce moment, le principe de l’amour courtois devient, de manière plus générale, simple « courtoisie » : c’est-à-dire un code social, fondé sur la délicatesse et le respect, au moins extérieur, de la dame, et se mêlant au système des valeurs plus proprement chevaleresques pour constituer l’idéologie dominante de la chevalerie. Pour les troubadours nul ne peut être parfaitement courtois s’il n’aime, car l’amour multiplie les bonnes qualités de celui qui l’éprouve et lui donne même celles qu’il n’a pas. L’originalité de la courtoisie est de faire à la femme une place essentielle et de lui témoigner un respect et une dévotion extrêmes. L’amant courtois fait de celle qu’il aime sa dame (domina), c’est-à-dire sa suzeraine au sens féodal. L’amour à qui les troubadours confèrent une si éminente dignité et qui apparaît comme la clé de voûte d’un système de valeurs, d’une morale laïque qui viendrait doubler la morale religieuse, ne saurait se confondre avec les satisfactions de l’amour physique ou les drames de la passion. Ce qu’essaie de capter la poésie occitane, c’est le moment essentiel où le désir de l’autre s’impose à l’amant/poète et la méditation tour à tour voluptueuse et douloureuse qu’il poursuit à évoquer la dame, la jouissance qu’elle pourrait lui donner mais aussi la distance qui la sépare de l’amant ; distance que le texte s’efforce d’abolir, alors que c’est précisément dans l’espace ainsi ménagé entre l’amant et la dame que se déploie ce désir d’aimer et cette écriture du désir demeuré désir qu’est la canso. Cependant, les avis sont très partagés : l’amour courtois, la fin’amor, peuvent-ils être charnels (amor mixtus), ou doivent-ils rester chastes (amor purus). L’amor mixtus, par définition, ne peut s’adresser qu’à une femme mariée. Autre loi de la fin’amor : elle est fondée sur l’adultère. Or, le véritable amour repose sur le désir, beaucoup plus que sur sa satisfaction ; comme le mari a des droits sur sa femme, il ne saurait l’aimer comme un amant doit aimer sa dame.

En attendant d’être célébrées, dans un esprit un peu différent, par les romans, courtoisie et fin’amor trouvent leur expression unique dans la poésie lyrique des troubadours de langue d’oc, et plus tard des trouvères de langue d’oïl, c’est-à-dire de ceux qui « trouvent » (trobar en langue d’oc), qui inventent des poèmes. C’est une poésie lyrique au vrai sens du terme, c’est-à-dire une poésie chantée, dont chaque poète compose, comme le dit Marcabru, l’un des premiers troubadours, « les mots et les sons », les paroles et la musique. 2.2. Les formes du trobar La forme essentielle de la lyrique occitane est la canso ou chanson. C´est un poème de quarante à soixante vers environ, répartis en strophes ou coblas de six à dix vers, et terminé généralement par un envoi ou tornada qui répète par les rimes et la mélodie la fin de la dernière strophe. 2.3 Trobar clus, trobar ric, trobar leu Les troubadours distinguent trois sortes de style :

1. le trobar leu (« léger » ou « large ») ou plan qui se veut poésie relativement facile et accessible et qu’ont illustré par exemple les troubadours tels Jaufré Rudel, Bernard de Ventadour et Giraut de Borneilh ;

2. le trobar clus (« fermé ») qui revendique un certain degré d’obscurité, d’hermétisme et dont le maître et le théoricien est Raimbaut d’Orange ;

Page 18: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

18

3. le trobar ric, dans lequel a excellé Arnaut Daniel, se caractérise par la recherche systématique de rimes, de mots rares, d’assonances, d’allitération, etc.

Le trobar clus disparaît au XIIIe siècle et, dans le nord de la France, les trouvères ne l’ont jamais adopté. D’une manière générale la poésie des troubadours est une poésie difficile, écrite dans une

langue très codée, très allusive, et dont le sens fait souvent difficulté. Elle est d’abord une poésie formelle qui suppose, de la part du troubadour, la (re)connaissance d’un code, d’une tradition qu’il reprend et réactualise. Le poète ne cherche pas la novelté (nouveauté) du chant : il cherche, selon une formule qu’utilisent souvent les trouvères (mon chant vueil renoveler), à renouveler des motifs hérités.

2.4. La poésie des troubadours, si attentive aux raffinements de l’expression, ne

cherche nullement l’originalité du contenu. Elle ne craint pas d’être répétitive et de redire sans se lasser, chanson après chanson, que le printemps invite à chanter l’amour, mais que ce chant est douloureux dans la bouche de celui qui aime sans être payé de retour. La création poétique, pour les troubadours, vise à se conformer le plus possible à un modèle idéal. Le poème doit, d’une certaine façon, ressembler à l’amour et refléter la perfection de l’amour. Celui qui aime le mieux est le meilleur poète, comme le dit Bernard de Ventadour :

Non es meravelha s’eu chan Il n’est pas étonnant que je chante Melhs de nul autre chantador mieux que nul autre chanteur, Que plus me tra’l cors va amor car mon cœur m’entraîne plus vers l’amour E melhs sui faihz so coman. Et je me soumets mieux à ses commandements.

De même que l’amour doit tendre vers une perfection idéale, de même la chanson qui l’exprime et le reflète doit tendre vers une perfection abstraite. La sincérité, la loyauté que revendiquent troubadours et trouvères, le statut de fin amant qu’ils s’attribuent, renvoient moins, peut-être, à une quelconque fidélité sentimentale à la dame qu’ils ne disent l’adhésion exclusive du poète aux exigences éthiques et esthétiques de la fin’amor. La poésie des troubadours crée une nouvelle conception de l’amour, et réussit à l’intégrer au système chevaleresque, féodal, qui laissait jusqu’alors peu de place à autre chose qu’aux valeurs guerrières. 2. 5 Le vers de la canso :

On constate que les troubadours ont utilisé toutes les possibilités de vers d’une à quatorze syllabes. Mais, le grand vers de la canso amoureuse est le décasyllabe. Il s’agit d’un vers, dont l’organisation essentiellement différente du décasyllabe épique (celui de la Chanson de Roland, par exemple) justifie une désignation spécifique : le décasyllabe lyrique. Le deuxième type de vers utilisé par les troubadours est celui des vers longs non césurés (sans coupe métrique) : ce sont les vers de sept, huit et neuf syllabes. Le vers de neuf est très rare. Le vers de sept est très fréquent ; et l’octosyllabe est un deuxième vers majeur. Cependant, on constate la quasi-absence de l’alexandrin lyrique (par opposition à épique, didactique ou religieux).

Les vers des troubadours sont pratiquement toujours rimés. 2.6 Les sons : la canso est un objet poétique et musical et le troubadour qui la compose

doit faire à la fois « les mots et les sons », c’est-à-dire le poème et la mélodie. Pour les troubadours, une chanson sans musique est « comme un moulin sans eau ».

Page 19: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

19

Il ne reste que quelque 250 mélodies notées, à peine un dixième de l’ensemble poétique. On sait avec certitude que cette musique a le caractère essentiellement monodique (chant à une seule voix) ; l’exécution était vraisemblablement accompagnée instrumentalement comme le montrent les miniatures : psalterion, naquaire, luth, cymbale, cromorne, flûtes, vielle et d´autres.

2.7. Le troubadour est un homme de métier : l’invention, même inspirée par l’amour, est

un labeur, un travail, qui demande effort et patience, « subtilité ». Guillaume IX se représente en « bon obrador », les images de la lime, de la forge, du tissage, de l’enlacement des mots aux sons, reviennent sans cesse :

Arnaut Daniel dit: « obre e lim, motz e valor. ab art d’amor“ (travaille et lime des mots de valeur avec l’art d’amour).

La perfection du trobar (l’art des troubadours) va de pair avec la perfection de la

dame. Mais les efforts pour atteindre à cette excellence sont tels que la composition d’une chanson est une œuvre de longue haleine. Bernart Marti ne cesse de « trouver » et compose en une année « un o dos o tres » poèmes. Toute chanson doit être l’achèvement d’une recherche, un objet beau, intense, précieux, et rare, digne d’être entendu.

2.8. Le sirventes

Une des distinctions de genre fondamentales de la poésie des troubadours est celle qui sépare la canso, genre du « grand chant courtois », du sirventes. Le sirventes, selon l’une des étymologies introduites par les troubadours, est un poème, qui « sert » la canso, qui se met à son service ; le sirventes, ainsi, parlera d’autre chose que d’amour : de morale, de politique, de théorie du chant. Par le sirventes, le trobar peut devenir une arme redoutable entre les mains des troubadours ; il intervient dans les querelles des seigneurs, il propage des polémiques ; le troubadour s’en sert pour défendre ses intérêts, ses passions, lutter contre ses ennemis, soutenir une politique.

2.9. Tensons et partimens

La tenso, « tenson », est une « dispute poétique », un débat : les controverses entre troubadours sur la nature de l’amour ou celle du chant, les divergences stylistiques.

Dans le partimen, le troubadour qui commence à chanter n’affirme pas, dès le début, sa position, mais propose un dilemme : »Il y a, dans telle situation d’amour, deux positions possibles, la position A et la position B ; vous choisissez, dit-il à son adversaire, la réponse qui vous plaît, je défendrais l’autre. » Le troubadour initiateur du partimen (nommé aussi joc partit ; chez les trouveurs, jeu parti) choisit donc à la fois la mélodie, la formule métrique et les termes dialectiques du dilemme, imposant ainsi pour B l’un des antonymes courtois (ou anti-courtois) possibles à A ; à l’intérieur de cette prison formelle son adversaire doit s’imposer.

2.10. Les différents genres ou registres du trobar :

- la canso appartient au registre du « grand chant ». - la pastourelle où la fille du « peuple » est mise en scène, qui répond aux désirs du

troubadour-chevalier d’une parole supposée plus « vraie », plus « authentique » ; les troubadours ont composé beaucoup moins de pastourelles que les trouvères; les « bergères » de la « pastourelle » occitane sont au moins aussi courtoises dans leur langue que les dames et d’ailleurs elles ne sont souvent que des dames déguisées.

Page 20: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

20

- l’alba, qui met en scène la « séparation des amants à l’aube », est un type de poésie universelle. Dans l’alba le guetteur annonce l’aube aux amants ; cette aube, la lumière du jour qui vient, est un danger pour le troubadour et la dame ; la séparation est inévitable, le monde menace (le « fou jaloux ») :

Ex. Giraut de Borneil : (…) Beau compagnon en chantant vous appelle / ne dormez plus j’entends chanter l’oiseau / qui va cherchant le jour dans le bocage / et moi j’ai peur que le jaloux vous assaille / et bientôt ce sera l’aube (…)

2.11. Le récit du trobar : vidas et razos La tradition a conservé dans quelques manuscrits des textes en prose qui sont soit des

biographies de certains troubadours, les vidas, introduisant dans le « chansonnier » un choix de ses œuvres, soit des commentaires, en préface à certaines cansos ou sirventes, les razos (explications). Pour la composition de leurs textes, les auteurs des vidas ont fait un travail de mémorialistes, d’historiens ; ils ont recueilli des traditions orales, ils ont interrogé des témoins, ils ont puisé dans les textes mêmes qu’ils introduisaient et commentaient des renseignements. Mais leur intention n’est pas strictement documentaire ; ils n’hésitent pas à inventer, à interpréter narrativement. Il s’agit pour eux de donner l’éclat romanesque à la splendeur du trobar, de dire sa vérité interne en la racontant, non d’être des chroniqueurs scrupuleux.

2.12. Les œuvres des troubadours ont été préservées dans des manuscrits assez nombreux, les chansonniers d’origine, de date et d’ampleur très variables. Certains chansonniers n’ont que quelques feuilles de papier ou de parchemin, d’autre sont très vastes, comme le chansonnier C, conservé à la Bibliothèque nationale de Paris, qui a été copié à Narbonne, vraisemblablement au début du XIVe siècle ; il contient plus de 1200 textes, presque la moitié du total.

3. Le vocabulaire de la poésie des troubadours: - la dona ; l’amour est pour la dame ; la dame est son but, son objet, sa raison ; la dame est belle, elle a la beltatz, la beauté totale qui est à la fois corps et esprit, morale : « blancas dens ab motz verais » (blanches dents sur des mots vrais), dit Arnaut de Mareuil. Elle est lumière, elle donne lumière, elle est plus blanche qu’ivoire (Guillaume IX) ; la beauté de la dame est accompagnée nécessairement de ses belles manières, de son bel accueil, de son savoir, de son éducation en amour, de son intelligence, de son "entente en l´amour ». La dame a connaissance de l´amour. L´ensemble de ses qualités, ajoutées à celle de sa naissance, noble mais pas excessivement, lui donne éclat, paratge, mot où paraît apparence et paraître et parenté. - le joi est l’état d’harmonie, d’extase et de perfection intérieure que donne l’amour quand la dame le veut ; bien plus intense que son affaiblissement lexical ultérieur en « joie » ; il colore le chant, il illumine le monde pour les yeux du troubadour, il change tout en bien. Le »joi » est inséparable de la dame. - sofrirs : « ira e dolors », souffrance ; l’envers du joi. La privation du « joi », la « lenteur de la joie », le refus de la joie, l’action des ennemis de l’amour, le regret du joi perdu, l’éloignement (« l’amor de lonh »), le doute, l’inquiétude, le sentiment du néant (du « niens »), telles sont les causes du « sofrirs » compagnon inséparable du « joi ». La douleur première et pure est celle du désir vain. Cette souffrance met en présence du néant :

Page 21: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

21

« a totz jorns m’es pres enaissi. C’anc d’aquo c’amiei no-m jauzi… fauc maintas res que-l cor me di. tot es niens » [toujours il s’est passé ceci de ce que j’aimai je n’ai joui…je fais bien des choses dont le cœur me dit tout est néant] (Guillaume IX). Une seule chose rend le « sofrirs » supportable : que le joi vienne avec lui ; « joi » et « dolors » alternent. L’idée que la souffrance est condition nécessaire de la joie, est un mal que la joie guérit (« elle est plus poignante qu’épine la douleur qu’on guérit par la joie », dit Jaufre Rudel), amène à donner au « sofrirs » une valeur positive ; aimer son mal, puisqu’il est voulu par la dame et par l’amour (« et pour cela je veux supporter la douleur car par souffrir sont maintes riches joies atteintes … souffrir fait maint amoureux en joie) (Rigaut de Barbézieux). - cor (cœur): l’amour se loge dans le cœur ; l’amour s’empare du cœur ; le cœur est le prisonnier d’amour : « amors l’enclav’e l’escrinha…e-l ten pres dinz son escrinh. » [l’amour l’enferme et l’enchâsse…le tient pris en son écrin] (Rimbaut d’Orange) ; « per tot lo cor m’intra l’amors. si cum fai l’aigu’en l’espoigna » [ par tout le cœur m’entre l’amour comme fait l’eau en l’éponge] (Peirol). - regard : la vue de la dame, son regard, ont conduit l’amour jusqu’au cœur. Les yeux reçoivent l’amour de la vue même de la dame. Mais c’est surtout le regard que lance la dame qui transporte l’amour aérien invisible quoique matériel, qu’interprètent les yeux, pour le cœur qui le reçoit : « ab dous esguart siey cortes huelh. M’an fan guai e fin amador.“ (par doux regard ses courtois yeux / m’ont fait gai et pur amant) (Bernart de Ventadour). - amar : être celui qui aime, amaire, l’amoureux. La dame est l’amia et l’amoureux espère être l’ami, amics : « vous m’appelez doux ami doucement » (douz amic douzamen). Qui aime, aime absolument. Il met en sa dame, son amie « cœur et corps et sens et savoir » (Bernart de Ventadour).

En l’état d’amour tout est amour. « amors mi te jauzen e deleitos. amors mi ten en son douz recaliu.amors mi ten gallart et esforciu. Per amor sui pessius e cossiros. Per amor sui tan fort enamoratz. Que d’amor son totas mas voluntatz. Per amor am cortezi’e joven. Quar d’amor son mei fag e mei parven.“ (amour me tient joyeux et réjoui / l’amour me tient en sa douce braise / l’amour me tient audacieux et violent / d’amour je suis pensif et soucieux / par amour je suis si fort amoureux / que d’amour sont tous mes désirs / pour amour j’aime courtoisie et jeunesse / car d’amour sont mes actes et ma conduite) (Peire Vidal).

- dezir : ce qui retourne du cœur, par amour, vers la dame, est désir : « dezir », « talen » ; l’amoureux désire. Il veut la voir, toucher, étreindre ; il veut être accueilli près d’elle, à la nuit, quand elle va se coucher, quand elle se « dépouille » : « amors e que-m farrai…ara cuit qu’e-n morrai. del dezirer que-m ve. si-lh bela lai on jai. no m’aizis pres de se. qu’eu la manei e bai. et estrenha vas me. sos cors blanc gras e le. » [amour et que ferai-je … je crois que j’en mourrai. de ce désir qui me vient. si la belle là où elle couche. ne me reçoit près d’elle. si je ne la caresse et embrasse. et saisit tout contre moi. son corps blanc charnu et lisse] (Bernart de Ventadour).

En effet, l´amour courtois, ou fin´amor repose sur l´idée que l´amour se confond avec le désir : « Car l´amour parfait – sachez-le – n´est rien d´autre que le désir » (Aimeric de Belenoi). C´est ainsi qu´il y a perpétuellement dans l´amour un conflit insoluble entre le désir et le désir du désir, entre l´amour et l´amour de l´amour. Le sentiment amoureux est un mélange de souffrance et de plaisir, d´angoisse et d´exaltation.

Les lieux du désir sont la chambre, les chambres aussi de feuilles au printemps, les jardins ; par le désir, les chambres deviennent palais « si qe la cambra e-l jardis. mi resemble totz temps palatz. » (Jaufre Rudel). Le désir, toujours, va vers le « plus » souhaité, imaginé, rêvé, même impossible : le « jauzimen » (jouissance), le « jauzir » (jouir) : « e-n fatz soven

Page 22: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

22

mout angoissos sospir. Car non la posc totz jorns baizan jauzir. » [et souvent je pousse d’angoisseux soupirs car je ne la peux tous jours embrassant jouir] (Bernart de Ventadour). - mezura : pour maîtriser le désir, pour éviter que sa violence dépasse la belle « folie d’amour » et devienne jalousie, pour maintenir la tension surmontée entre joie et souffrance, espoir et désespoir, les troubadours ont inventé le concept de « mezura » : le seul rempart du troubadour et de la dame contre l’anarchie de l’éros. Marcabru a situé mezura au cœur de la contradiction centrale de l’amour, joie et souffrance : les « biens des amants », dit-il, sont « jois sofris e mesura ». - desmezura : le contraire de mezura est desmezura, aussi haïssable que « mezura » est souhaitable. Le « démesuré est fou » : « mas es fols qui-s desmezura » ; celui qui ne suit pas « mesure » fait une faute envers sa dame et l’amour. Le désir excessif, l’amour sans contrôle, sont les compagnons de la démesure : « era-m combat sobrevolers ; e sobramars e loncs dezirs. » (maintenant je combats en moi le trop désirer / et trop aimer et les longues envies) (Giraut de Borneil). - servir : le troubadour est devant amour comme devant un seigneur ; et la dame, en qui amour s´incarne, qui porte amour en son regard, en son baiser, en son corps, qui détient le fief convoité de la joie, est la chair même de cette seigneurie ; c´est ainsi que l´amant s´adresse à la dame comme à un suzerain. Le service amoureux se chante en les termes du service féodal, et la dame est désignée par « midons », que nous traduisons par « ma seigneur » : « de midons fatz dompn’e seignor. » (de ma seigneur je fais ma dame et mon seigneur), dit Raimbaut d’Orange. Le troubadour se propose de servir, d´être vassal, il demande à la dame de l´accueillir, de le reconnaître comme tel : « bona domna re no-us deman. mas que-m prendatz par servidor. Qu´e-us servirai com bo senhor.cossi que del gazardo m´an. » [bonne dame je ne vous demande rien / sinon que vous me preniez pour serviteur / je vous servirai comme bon seigneur / quelle qu´en soit la récompense] (Bernart de Ventadour). Il est en état de soumission, d’obéissance féodale, « obediens ».

Le troubadour qui sert est « homme lige », vassal ou serf, celui qui sert est fidèle, afin que sa seigneur (« sidons ») n’ait rien à lui reprocher. L´amant parfois représente en image sa demande, l´attitude même de la soumission, l´inclinaison de la tête, l´humilité à genoux. La récompense du service est le « guerredon », comme disent les trouvères. L’amant, amador qui veut devenir drut, amant récompensé, attend ce bienfait de son suzerain, sa dame.

La dame est seigneur et ses biens, ses châteaux sont sa beauté, sa valeur, son pretz. - merce : la merce est la pitié, la pitié amoureuse qu´amour met en le cœur de la dame, qui procède de la charité de l´amour; par elle la dame surmontera sa cruauté, sa froideur, son dédain, les angoisses que lui inspirent les ennemis de l´amour, leur surveillance, celle de son mari jaloux. Les chansons qui ont été composées pour elle, répandant son pretz (prix, sa valeur / valor) parmi dames et chevaliers ; si merce n´adoucit pas le cœur de la dame, l´amour bascule dans ce "niens", "non re" (néant et non chose). - les ennemis de l’amour : le troubadour vit entouré d’ennemis qui porte le nom significatif de lausengiers ; les lausengiers sont les médisants : amors est à la fois une affaire totalement privée et totalement publique ; le chant d’amour doit se faire entendre au-dessus du bruit de voix hostiles des lausengiers qui sont « fels fals et mols » (félons faux et mous) (Raimbaut d’Orange). La maladie la plus grave que peuvent répandre les médisants est celle de la jalousie : le « gilos » est un malade, qu’il soit mari ou amant ; les lausengiers sont envieux et d’être en haine du pur amour ils cherchent à l’empoisonner par la jalousie : que la dame soit jalouse, que son mari soit jaloux, que le troubadour soit jaloux, tel est leur but. - senhal: pour éviter toute médisance, il conviendrait que l´amour reste secret: "Ai Deus com bona for´amors. de dos amics s´esser pogues. que ja us d´aquestz enveyos lor amistat no

Page 23: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

23

conogues." [ah Dieu comme serait bon l´amour / de deux amis s´il se pouvait / que jamais un de ces envieux / leur amitié ne connaisse) (Bernart de Ventadour).

Mais comme l´amour doit se dire dans le chant, que le pretz de la dame doit être répandu, que la joie d´amour doit susciter les mélodies et les rimes, on se trouve devant une contradiction que résolvent, partiellement, le concept et la pratique du senhal. Le senhal est un nom secret donné à la dame pour qu´elle soit nommée dans la canso sans que son identité ordinaire s´y révèle. Voici quelques senhals : Rai (Rayon), Miels de Domna (Meilleurs des Dames), Bels Espers (Bel Espoir), Doussa Enemia (Douce Ennemie), Mirail de Pretz (Miroir de Prix), Loba (La Louve), Na Bel Ris (Beau Rire), Mon Guerrier (Mon Guerrier)… - printemps : c’est le moment naturel à l’amour. Douceur, clarté, odeur (« l’odors de l’erba floria » / l’odeur de l’herbe fleurie) ; verdeur, couleur, feuille, fleur. Mais si le printemps est en résonance avec l’amour, l’amour est tant printemps qu’il peut l’être malgré la saison, contre l’hiver ; si l’amour est assez fort, il peut même nier le temps et faire de l’hiver un printemps : « j’ai le cœur si plein de joie. Que tout pour moi change de nature. Fleur blanche vermeille et jaune. Que le gel me semble fleur. La neige verdure » (Bernart de Ventadour). Le non-printemps s’accorde à l’état d’hiver intérieur qui vient non du non-amour mais de la souffrance d’amour : - l’amer (« l’aura amara ») : « quand l’air doux devient amer et la feuille tombe des rameaux / et les oiseaux changent leur latin ici moi je soupire et chante / d’amour qui me tient lié en prison / jamais je ne l’eus en mon pouvoir » (Cercamon). - ceux qui annoncent : avant tout, les oiseaux. Leur parler, leur « latin » est celui de l’amour. Ils chantent sa douceur. Ils chantent dans le printemps courtoisement puisqu’ils savent l’amour ; puisqu’ils souffrent l’amour : « A la douceur du temps nouveaux. Les bois feuillissent les oiseaux. Chantent chacun en son latin. Selon les vers du nouveau chant. Il est donc temps de se procurer. Ce que l’homme désire le plus » (Guillaume IX). Les oiseaux les plus courtois sont l’alouette et le rossignol. Comme le dit Peire d’Auvergne : « Amics Bernartz de Ventadorn. com vos podetz de chant sofrir. can aissi auzetz esbaudir. lo rossinholet noih e jorn. aujatz lo joi que demena. tota noih chanta sotz la flor. melhs s’enten que vos en amor. » [« ami Bernart de Ventadour. comment pouvez-vous vous empêcher de chanter quand ainsi vous entendez se réjouir / le rossignol nuit et jour écoutez la joie qui l’agite / toute la nuit il chante sur la fleur /mieux s’entend que vous en amour »].

Enfin, les troubadours appartiennent à toutes les classes de la société, de l’empereur (Frédéric III de Sicile) au « marginal » (Marcabru, dont un surnom est Pan-Perdut : « Pain-perdu ») ; à une exception près, il n’y a pas, parmi eux, de paysans. 4. Choix de poésies des troubadours (Pour la version française de ce choix, voir l´ouvrage de Jacques Roubaud, Les Troubadours, anthologie bilingue, Seghers, 1980) 4.1. Guillaume IX, duc d’Aquitaine (1071-1127) Guillaume de Poitiers était le plus grand feudataire de la France d’alors et gouvernait un territoire bien plus important que celui des rois capétiens. Mais il fut surtout le premier grand troubadour, le premier poète d’amour en langue vulgaire, père symbolique du trobar. C’est à lui que nous devons probablement la conception de l’amour et de la femme qui dominera jusqu’à nos jours dans la poésie lyrique européenne.

La vieille biographie, la vida de Guillaume IX d’Aquitaine dit ceci :

Page 24: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

24

« Le comte de Poitiers fut un des plus courtois du monde et des plus grands tricheurs de dames et bon chevalier d’armes et généreux dans les affaires d’amour il sut bien trouver et chanter. Et il alla longtemps par le monde pour tromper les dames. Et il eut un fils qui eut pour femme la duchesse de Normandie dont il eut une fille qui fut femme du roi d’Angleterre mère du Jeune roi et du seigneur Richard et du comte Jaufre de Bretagne. »

Dans les onze pièces de ses Vers qui nous ont été gardés, l’on passe de l’expression d’un amour purement sensuel, héritage de l’Antiquité transmis au haut Moyen Age, à une exaltation de la femme, symbole d’une beauté presque divine. Cette transformation d’une poésie uniquement sensuelle, parfois obscène, en une exaltation poétique, qui s’élève à une spiritualité absolument nouvelle peut s’expliquer par la rencontre de Guillaume IX, avec un mouvement religieux qui avait sa source à l’abbaye de Fontevrault (Maine-et-Loire), fondée vers la fin du XIe siècle par le prédicateur Robert d’Arbrissel qui convertissait de nombreuses femmes de la noblesse. Il affirmait la supériorité des femmes sur les hommes. L’abbaye groupait sous l’autorité d’une abbesse une communauté d’homme et une communauté de femmes. Robert d’Arbrissel mit à la tête de l’ordre non pas un homme, mais une femme, invitant les moines à la servir et à la respecter comme le Christ avait demandé à l’apôtre saint Jean de le faire pour la Vierge Marie. Cette abbesse était d’ailleurs toujours une veuve, du moins au commencement de l’ordre C’est dans l’immense cité monastique de Fontevrault, qui contenait plusieurs maisons de moniales, et d’autres pour les moines, que se retirèrent successivement la première femme de Guillaume IX, Ermengarde d’Anjou, puis sa seconde femme Philippa, avec sa fille Aldéarde, sa maîtresse aimée, la vicomtesse de Châtellerault, dite la Maubergonne, ainsi que de nombreux autres seigneurs et dames de l’Anjou et du Poitou (l’église abbatiale romane du XIIe siècle renferment les tombeaux des Plantagenêts). Un exemple: Tout joyeux je me prends à aimer Tout joyeux je me prends à aimer / une joie dont je veux me réjouir et puisqu’en joie je veux revenir / je dois si je peux prendre le meilleur / vers le meilleur maintenant je vais / qui se puisse voir ou entendre Vous le savez je ne me vante pas / je ne m’attribue pas de grands mérites / mais si jamais joie a plus fleurir / celle-là plus que toutes portera fruit et sur toutes resplendira / comme un jour sombre s’éclaircit Jamais homme n’a imaginé /tel corps en volonté ou désir / ni en pensée ni en imagination / telle joie ne peut égale trouver /et qui la voudra bien louer / en un an n’y pourra parvenir Toute joie doit s’humilier et tout autre amour rendre hommage à ma seigneur pour son accueil et pour son bel agréable aspect il devrait plus de cent ans durer qui sa joie pourrait conquérir Par sa joie elle peut guérir par sa colère tuer un homme sage peut devenir fou l’homme beau perdre sa beauté le plus courtois devenir vilain le parfait vilain se faire courtois Puisqu’on n’en peut trouver plus belle ni les yeux voir ni la bouche dire pour moi seul je la veux garder pour dans le cœur me rafraîchir et pour la chair renouveler afin qu’elle ne puisse vieillir

Page 25: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

25

Si veut ma seigneur son amour me donner je suis près j’accepte et remercie je dissimulerai et louerai je dis et fais ce qu’il lui plaît je tiendrai pour cher son prix je ferai sonner son éloge Je n’ose rien lui envoyer tant j’ai peur qu’elle ne s’irrite et j’ai si peur de mal agir que je n’ose ouvertement la prier mais elle doit mon mieux choisir elle sait que d’elle j’aurai salut

4. 2. Jaufre RUDEL (1130- ?) ( »l’amour de loin », composante essentielle de la théorie de l’amour.)

Sur la foi d’une de ces notices ou vidas, rédigées en provençal par Jehan de Nostredame, Jaufre Rudel est devenu le héros d’une légende qui a pris le pas sur son œuvre (son chansonnier) constituée de six poésies : les unes se rapportent à un amour idéal et lointain (« amor de terra lonhdana ») et les autres à des amours de caractère charnel.

Quant à la légende, peut-être a-t-elle pour origine une passion que Jaufré Rudel aurait réellement éprouvée pour Odierne, femme de Raimond Ier, comte de Tripoli.

4.2.1. Sa vida dit: Jaufres Rudels de Blaia si fo mout gentils hom princes de Blaia. et enamoret se de la comtessa de Tripol ses vezer, per lo ben qu’el n’auzi dire als pelerins que venguen d’Antiocha. e fez de leis mains vers ab bons sons, ab paubres motz. e per voluntat de leis vezer, el se crozet e se mes en mar e pres lo malautia en la nau e fo condug a Tripol en un alberc per mort e fo fait saber a la comtessa et ella venc ad el al son leit e pres lo antre sos bratz. (…) [« Jaufre Rudel de Blaye fut un homme très noble, prince de Blaye et il tomba amoureux de la comtesse de Tripoli sans la voir pour le grand bien qu’il avait entendu dire d’elle par les pèlerins qui venaient d’Antioche. Et il fit d’elle de nombreuses chansons, avec de belles mélodies avec de pauvres mots. Et par volonté de la voir il se croisa et se mit en la mer. Et il prit la maladie sur le navire et fut conduit à Tripoli en une abbaye comme mort. Et cela fut fait savoir à la comtesse et elle vint à lui à son lit et le prit entre ses bras. Et il sut qu’elle était la comtesse et aussitôt il retrouva l’ouie et l’odorat et il loua Dieu qui lui avait la vie soutenue assez pour qu’il la voie et ainsi il mourut entre ses bras. Et elle le fit en grand honneur ensevelir en la maison des Templiers et puis le même jour elle se fit nonne pour la douleur qu’elle eut de la mort de lui.] 4.2.2. Le poème : Lorsque les jours sont longs en mai

(Lanquand li jorn son lonc en mai)

« Lorsque les jours sont longs en mai / m’est beau le doux chant d’oiseau de loin et quand je me suis éloigné de là / je me souviens d’un amour de loin / je vais courbé et incliné de désir / Si bien que chant ni fleur d’aubépine / ne me plaisent comme L’hiver gelé. [Lanquand li jorn son lonc en mai. m’es bels douz chans d’auzels de loing. e quand me sui partitz de lai. remembra-m d’un’amor de loing. vauc de talan enbroncs e clis. si que chans ni flors d’albespis. no-m platz plus que l’inverns gelatz.] Jamais d’amour je ne jouirai / si je ne jouis de cet amour de loin [d’est’amor de loing] car mieux ni meilleure je ne connais / en aucun lieu ni près ni loin / tant est son prix vrai et sûr / que là-bas au royaume des Sarrazins / pour elle je voudrais être captif

Page 26: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

26

Triste et joyeux je la quitterai / quand je verrai cet amour de loin [cest amor de loing] mais je ne sais quand je la verrai / car trop sont nos terres loin [car trop son nostras terras loing] il y a tant de passages de chemins / et moi je ne suis pas devin mais que tout soit comme il plaît à Dieu

Je verrai la joie quand je lui demanderai / pour l’amour de Dieu l’amour de loin et s’il lui plaît j’hébergerai / près d’elle moi qui suis de loin [be-m sui de loing] alors viendra l’entretien fidèle amant lointain je serai proche / de ses paroles je savourerai la jouissance. 4. 3. Bernard (t) de VENTADOUR (IIème moitié du XIIe siècle)

Troubadour limousin, peut-être l’un des plus célèbres, on ne sait rien de précis et de certain sur son existence. Une vieille biographie provençale dit : « Bernart de Ventadour fut du Limousin du château de Ventadour. Il fut un homme de pauvre lignage fils d’un serviteur qui était fournier qui chauffait le four pour cuire le pain du château. Et il devint un homme beau et adroit et sut bien chanter et trouver et il devint courtois et instruit. Et le vicomte son seigneur de Ventadour se plut bien de lui et de son trobar et de son chanter et lui fit grand honneur. Et le vicomte de Ventadour avait une femme jeune et gentille et gaie. Et elle se plut d’En Bernart et de ses chansons et devint amoureuse de lui et lui de la dame si bien qu’il fit ses chansons et ses vers d’elle de l’amour qu’il avait d’elle et de la valeur d’elle. Longtemps dura leur amour avant que le vicomte ou d’autres gens s’en aperçoivent. Et quand le vicomte s’en aperçut il l’éloigna de lui et sa femme fit enfermer et garder. Et la dame fit donner congé à En Bernart afin qu’il partît et s’éloignât de ce pays. Et il s’en sépara et s’en alla à la duchesse de Normandie qui était jeune et de grande valeur et qui comprenait le prix et l’honneur et les belles paroles de louange et elle le reçut et l’accueillit très bien. Longtemps il fut en sa cour et fut amoureux d’elle et elle de lui et fit beaucoup de bonnes chansons d’elle. Et étant près d’elle le roi Henri d’Angleterre la prit pour femme et l’emmena de Normandie et l’emmena en Angleterre. En Bernart resta de ce côté triste et douloureux et s’en vint au bon comte de Toulouse et fut près de lui jusqu’à ce que le comte mourût. Et En Bernart pour cette douleur se rendit en l’ordre de Dalon et là il mourut. Et moi Uc de Saint Circ ce que j’ai écrit de lui me le conta le vicomte Eble de Ventadour qui fut fils de la vicomtesse qu’En Bernart aima. Et il fit ces chansons que vous entendrez ainsi ci dessous écrites. »

Des chansons de B. de Ventadour nous sont parvenues environ cinquante chansons. Il n’est pas un adepte du « trobar clus », tout en étant conscient de la valeur de l’art en tant que technique, il souligne dans une de ses Chansons que la source première de sa poésie est la sincérité de l’inspiration : « Le chant qui ne vient pas du fond du cœur n’a pas de valeur ». « chantars no pot gaire valer /Si d’inz del cor no mou lo chans).

Bernard est le maître par excellence du trobar leu. Il est un poète uniquement d’amour. Il procède par grands axiomes amoureux sur la nature de l’amour, du chant, sur leur union indissoluble, sur le joi et la douleur. Dans ses Chansons, tous les critiques ont relevé un contenu « autobiographique » de telle sorte qu’elles expriment dans les détails le processus de la vie du poète : désirs, angoisses du premier amour pour sa dame, la vicomtesse de Ventadour, lointaine et inaccessible d’abord, encourageante ensuite, l’extase du premier baiser, et plus tard, les amertumes, les déceptions…; la vie pauvre du troubadour exilé et errant qui soupire après l’amour perdu, souffre et pleure ; dans l’éloignement douloureux et dans la triste solitude, il sent qu’un nouvel amour n’illuminera jamais plus son âme. Cependant, il trouvera réconfort et joie auprès d’une splendide dame, joyeuse et aimante, la

Page 27: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

27

plus grande dame de son époque, Aliénor d’Aquitaine, devenue duchesse de Normandie, qu’il invoquera dans un de ses Chants sous le nom de « Aziman » (Aimant)… Tout cela a concouru à faire de Bernart le troubadour préféré du public et de la plupart des spécialistes. Un fragment du poème : Chanter ne peut guère valoir (Chantar no pot gaire valer) Chantars no pot gaire valer; si d’ins dal cor no mou lo chans. Ni chans no pot dal cor mover. Si no-I es fin’amors coraus. Per so es mos chantars cabaus. Qu’en joi d’amor ai et enten. La boch’e-ls olhs e-l cor e-l sen. [Chanter ne peut guère valoir / si du fond du cœur ne monte le chant et le chant ne peut monter du cœur / si en lui il n’y a amour de cœur / c’est pourquoi je chante parfaitement / car en la joie d’amour j’ai engagé / la bouche les yeux le cœur le sens] (…) Un autre fragment : Il n’est pas étonnant que je chante (Non es meravelha s’eu chan) Non es meravelha s’eu chan. melhs de nul autre chantador. que plus me tra-l cors vas amor. e melhs sui faihz a so coman. cor e cors e saber e sen. e fors’e poder i ai mes. si-m tira vas amor lo fres. que vas autra part no-m aten. [Il n’est pas étonnant que je chante / mieux qu’aucun autre chanteur plus me tire le cœur vers l’amour / je suis mieux fait à ses commandements / cœur et corps et sens et savoir / et force et pouvoir j’y ai mis / tant me tire vers l’amour le frein que je ne me soucie de rien d’autre]. 4.4. MARCABRU ou MARCABRUN vécut approximativement entre 1110 et 1150, étant né, dit-on, dans une ville de Gascogne et déposé à sa naissance devant la porte d’un riche gentilhomme.

Tous les récits sont d’accord pour lui donner pour maître le troubadour Cercamon qui lui apprit à jouer de divers instruments et à composer des Vers. Il eut une jeunesse dure, avait la passion de la critique, l’amour de la féodalité et une véritable haine pour l’amour courtois qui, disait-il, avait amolli et perverti les mœurs, transformant les guerriers en coureurs de femmes. Tout son talent passa dans ses satires et l’on redoutait fort ses attaques, qui lui valurent une grande renommée. Il est âpre, éloquent et original dans ses images autant que dans sa forme. Sa poésie, par horreur de la facilité, recherche les constructions difficiles et il passe par l’inventeur du « trobar clus ». Il ne nous reste de lui que 43 poèmes, mais ils suffisent pour lui assurer une place de choix parmi les troubadours.

Je vous dirai sans hésitation (Dirai vos senes duptansa)

(…) L’amour va comme l’étincelle / qui couve le feu sous la suie/ brûle le bois et la paille / écoutez / il ne sait plus où s’enfuir celui que dévore le feu Je dirai d’amour les grimaces / ici regarde et là guigne / ici embrasse ici grimace / écoutez / il sera plus droit que ligne avant que je lui sois familier

Page 28: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

28

Amour autrefois était droit / maintenant tordu ébréché / et il a pris cette devise / écoutez / où il ne peut mordre il lèche plus âprement que le chat (…) Croyez-vous que je ne connais pas / d’Amour s’il est aveugle ou louche / ses mots il les lisse il les polit / écoutez / il pique plus suavement que mouche / mais plus difficilement on guérit Qui sur jugement de femme se règle / il est juste que mal lui en vienne / comme l’Ecriture nous l’enseigne / écoutez / et le malheur vous en viendra / à tous si vous ne vous en gardez Marcabru fils de Marcabrune / fut engendré sous telle lune / qu’il sait d’amour comme il s’égrène / écoutez / jamais il n’en aima aucune / ni d’aucune il ne fut aimé.

4. 5. Bertran de BORN - troubadour périgourdin, né probablement v. 1137-1140, mort v. 1208.

« Bertran de Born fut un châtelain de l’évêché de Périgord, seigneur d’un château qui avait nom Hautefort. Il fut tout le temps en guerre avec tous ses voisins avec le comte de Périgord avec le vicomte de Limoges et son frère Constantin et avec Richart tant qu’il fut comte de Poitiers. Bon chevalier il fut et bon guerrier et bon amoureux et bon troubadour et savant et bien parlant et il sut bien affronter le bon comme le mauvais sort. Il dominait toutes les fois qu’il le voulait le roi Henri et son fils et il voulut tout le temps qu’ils fussent en guerre l’un contre l’autre, le père et le fils et le frère. Et tout le temps il voulut que le roi de France et le roi d’Angleterre fussent en guerre ensemble. Et s’ils étaient en paix ou en trêve alors il essayait par ses sirventes de défaire la paix et de montrer comment chacun d’eux était déshonoré en cette paix. Ainsi en eut-il de grands biens et de grands maux. »

Ses poésies, au nombre d’une quarantaine, comprennent des poèmes d’amour sans

grand intérêt, et surtout des sirventes politiques, moraux et guerriers, tout embrasés par la passion qui agitait l’auteur dès qu’il s’agissait de guerre, de coups d’épée (de carnage et de riche butin). C’est par là que sa poésie, échappant aux motifs conventionnels et monotones de l’amour courtois, est originale et chargée d’intensité. Il a un style qui lui est propre : rapide, concis, plein de force dans l’expression et les images. Cette réputation guerrière de Bertran est attestée par ses biographes. Ce qui fait la valeur de ses sirventes, c’est la description du « spectacle » de la guerre avec les couleurs, les sons, les mouvements. Les casques brillent au soleil, et aussi les boucliers, les insignes, des étendards claquent dans la plaine. Le campement est endormi. Les chevaux hennissent, et c’est pour le poète un bruit plus doux que la viole du jongleur.

Bertran de Born excelle aussi à peindre la vie fastueuse des cours : festins ou chasses, chevaliers ou belles dames ; le spectacle est toujours décrit avec un réalisme intense qui contraste avec la manière habituelle des troubadours. Ex. J’aime le temps gai de Pâques / Be-m platz lo gais temps de Pascor J’aime le temps gai de Pâques / qui fait feuilles et fleurs venir / et j’aime quand j’entends la jubilation / des oiseaux qui font retentir / leur chant dans le bocage / et j’aime quand je vois sur les prés tentes et pavillons dressés / et j’ai grande allégresse / quand je vois dans la campagne rangés /chevaliers et chevaux armés

J’aime quand les éclaireurs / font fuir les gens avec leurs biens / j’aime quand je vois derrière eux / une troupe de soldats accourir / j’aime en mon cœur / voir de forts châteaux

Page 29: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

29

assiégés / les remparts rompus et effondrés / voir l’armée sur la rive toute entourée close de fossés / et lisses de forts pieux serrés

J’aime que le seigneur / soit le premier à l’attaque / à cheval armés sans peur / qu’il rende les siens audacieux / de sa vaillance et bravoure / et quand vient la mêlée / que chacun soit prêt volontiers à le suivre / car nul n’est estimé / qui n’a reçu et donné de coups

Masses d’armes épées heaumes de couleurs / écus troués et rompus / nous verrons dès que commence la lutte / vassaux ensemble frapper / et s’en iront à l’aventure / les chevaux des morts et des blessés / dès qu’il sera entré en la lutte / chaque homme de notre paratge / ne doit en autre chose penser / qu’à fendre les têtes et les bras / mieux vaut être mort que vivre vaincu

Je dis que rien n’a tant de saveur / manger ni boire ni dormir / que d’entendre crier à eux / des deux côtés et hennir / les chevaux des cavaliers dans l’ombre / et crier à l’aide à l’aide voir tomber dans les fossés / petits ou grands dans l’herbe voir les morts qui ont au flanc / le fer des lances avec les oriflammes

Barons mettez en gage / châteaux villes et cités plutôt que de cesser la guerre (…) 4. 6. Arnaud DANIEL

Troubadour périgourdin qui vécut dans la seconde moitié du XIIe s. et le début du

XIIIe s. Mais nous ne connaissons rien de sa vie, en dehors de ce que nous raconte une ancienne biographie provençale. D’après celle-ci, il serait né à Ribérac, dans le Périgord, au sein d’une noble famille ; il aima, sans d’ailleurs obtenir ses faveurs, une grande dame de Gascogne : « Arnaut Daniel fut de cette région dont fut Arnaut de Mareuil, de l’évêché de Périgord d’un château qui a nom Ribérac et fut noble. Et il apprit bien les lettres et se délecta en le trobar. Et il abandonna les lettres et se fit jongleur et il prit une manière de trobar en rimes chères si bien que ses chansons ne sont pas légères à entendre ni à apprendre. Et il aima une haute dame de Gascogne femme d’En Guillem de Buovilla mais il n’a pas été cru que la dame lui fit plaisir en droit d’amour c’est pourquoi il dit : « Je suis Arnaut qui amasse le vent et chasse le lièvre avec le bœuf et nage contre le courant ». Nous avons de lui dix-huit poésies qui toutes, sauf une, traitent uniquement d’amour. L’une d’elles se caractérise par une forme strophique complexe, connue sous le nom de sextine, qui a été reprise par Dante et Pétrarque.

Arnaud Daniel est en effet le plus illustre représentant du « trobar clus » (l’obscurité du propos), et mieux encore du « trobar ric » (rimes rares et difficiles) qui en est le terme le plus raffiné. Il eut une maîtrise exceptionnelle de la langue. D’une part, il définit et élabore sa forme par un patient travail de polissage, et d’autre part semble la conquérir d’assaut. D’ailleurs, lucidement, il a dit de lui-même :

« Jeu sui Arnautz qu’amas l’aura / e chatz la lebre ab lo bou / e nadi contra soberna »

[« Je suis Arnaud qui accumule le vent / et chasse le lièvre en me servant d’un bœuf/ et je nage contre le courant. »].

L’image traduit ce désir de buts impossibles à atteindre, cette recherche du mieux qui est la note essentielle de sa poésie.

Page 30: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

30

Le « mot » est tout ; mais non plus le mot vide et vain, mais le mot qui est un symbole puissant et suggestif. La sextine : Composé de six strophes de six vers (suivies d’une demi-strophe qui en résume la formule), la sextine rime, non pas de vers à vers à l’intérieur de chaque strophe, mais de strophe en strophe : les six mots-rimes de sa première strophe sont redistribués de strophe en strophe selon le schéma suivant : la dernière rime de la première strophe devient la première de la deuxième strophe, la cinquième devient la deuxième, et ainsi de suite, jusqu’à épuisement des combinaisons, de sorte que le dernier vers de la dernière strophe rime avec le premier vers de la première.

Sur cette mélodie précieuse et allègre (En cest sonet coind’ e leri)

Sur cette mélodie précieuse et allègre / je fabrique des mots je les rabote je les aplanis / ils seront vrais et certains / quand j’aurai passé la lime / puisque l’amour rapide polit et dore / mon chant qui d’elle vient / qui prix maintient et gouverne

Chaque jour je m’améliore je m’affine / la meilleure je sers et adore / du monde je vous le dis clairement / sien je suis des pieds à la cime / et que souffle le vent froid / l’amour qui au cœur me pleut / me tient chaud où est l’hiver

Mille messes j’entends et offre / je brûle lumière de cire et d’huile / que Dieu m’en récompense / d’elle dont ne sauve nulle escrime / et je regarde ses cheveux blonds / son corps gai svelte et neuf / je l’aime plus qu’avoir Lucerne

Je l’aime de cœur je la recherche / de trop de désir je crois la perdre / si on peut perdre à aimer : son cœur vole au-dessus du mien / tout entier et sans essor / elle a si bien fait d’usure / qu’elle possède et l’ouvrier et la boutique

Je ne veux l’empire de Rome / ni qu’on me fasse le pape / si je ne peux retourner à celle / pour qui brûle mon cœur et gerce / et si elle ne me guérit de ma douleur / d’un baiser avant l’an neuf elle me tue et elle se damne Je suis Arnaut qui amasse le vent chasse le lièvre avec le bœuf et nage contre le courant. 4. 7. Raimbaut d’Orange (mort en 1173 à moins de trente ans)

Longtemps resté invisible derrière l’éclat de son plus grand disciple Arnaut Daniel, il est défenseur de la poésie difficile, du trobar clus, qui est pour lui, comme pour Arnaut Daniel, la recherche par la complexité de l’architecture formelle aussi bien sonore, métrique, rythmique que conceptuelle.

Le poème : Précieux doux fictif (Cars douz e feinz)

Précieux doux fictif / du roitelet / m’est son chant bas / vers qui je m’exalte de joie s’étend / vit et croît /au temps où les grillons /près du chêne-liège chantent dans le mur / sous la pierre ainsi s’aligne devient carrée / sa voix tombe plus léger que liège / et que nulle autre ne s’y ajoute / que le grillon et la roitelette

Page 31: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

31

Précieuses joies gracieuses / sans feux grégeois / en petits enfants j’encourage et stimule sans déception et sans piège mais en sables mouvants je n’ose croire de quoi me plaindrais-je que les change blancs font amitié tachée et changeante le sage sera fou s’il y croit comment pourrait-il même lui élever la pure joie sans flamme grecque

Rares sombres et teints mots j’entrelace pensif pensant je quête et cherche comme si limant je pouvais effacer l’étrangère rouille et le mauvais tartre et ainsi mon obscur cœur éclairer tout ce que la joie noble éclaire le mal le rouille et l’entartre enferme jeunesse en douve la peine la joie entrelace

(…) 4. 8. Giraut de Borneil

« Giraut de Borneil fut du limousin de la région d’Excideuil d’un riche château du vicomte de Limoges. Et il fut homme de condition basse mais il dut savant de lettres et de savoir naturel. Et il fut meilleur troubadour qu’aucun de ceux qui ont été avant ou furent après lui c’est pourquoi il fut appelé maître des troubadours et il l’est encore par tous ceux qui comprennent les paroles subtiles et bien posées sur l’amour et la sagesse. Il fut fort honoré des personnes nobles et des connaisseurs et des dames qui comprenaient la maîtrise des paroles de ses chansons. Et sa vie était telle que tout l’hiver il tenait école et enseignait les lettres et tout l’été il allait par les cours et emmenait avec lui deux chanteurs qui chantaient ses chansons. Il ne voulut jamais de femme et tout ce qu’il gagnait il le donnait à ses pauvres parents et à l’église de la ville où il était né laquelle église avait nom et l’a encore Saint-Gervais. Et ici sont écrites beaucoup de ses chansons. » Giraut de Borneil défend le trobar leu. Il dit : »j’aime entendre chanter mes mélodies / à voix rauque et claire / les entendre porter à la fontaine » (c’est-à-dire dans la bouche des porteuses d’eau).

4. 9. Trobairitz

La tradition manuscrite des troubadours a conservé aussi les textes de quelques femmes, les trobairitz. Elles sont peu nombreuses et ne sont pas seulement une « curiosité » ; leur poésie n’est nullement inférieure à celle des autres troubadours. La plus ancienne, Azalais Porcairagues, fut amour ou confidente de Raimbaut d’Orange. La plus célèbre, qui est un grand poète de toutes époques, est la comtesse de Die, qui peut-être souffrit pour le même Raimbaut.

- la trobairitz, comme le troubadour, se place dans la position du chant, du chanteur dans le chant : du même que le troubadour aime sa dame-seigneur, « sidons », la comtesse de Die dit aimer son chevalier :

- « La comtesse de Die fut femme d’En Guillem de Poitiers belle dame et bonne. Et elle devint amoureuse d’En Raimbaut d’Orange et fit de lui bien de bonnes chansons.

V. Les trouvères, héritiers et novateurs

Le lyrisme courtois s´acclimate en France du Nord vers la fin du XIIe s. Le symbole, sinon la cause, de cette expansion est le mariage en 1137 d´Aliénor d´Aquitaine, la petite-fille du premier troubadour, avec le roi de France Louis VII le jeune, puis, après sa répudiation en 1152, avec le roi d´Angleterre Henri II Plantagenêt. L’une des deux filles nées de son premier mariage, Marie, devenue comtesse de Champagne, sera la protectrice d’André le Chapelain, et surtout de Chrétien de Troyes.

Page 32: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

32

1. Aliénor d’Aquitaine (v. 1122 – Fontevraud, 1204), reine de France puis reine d’Angleterre. Fille du duc d’Aquitaine, Guillaume X, elle épousa Louis VII, roi de France, apportant en dot ses vastes domaines, mais, en 1152, Louis VII demanda la nullité de son mariage, qui fut prononcée pour cause de parenté. L’année même où elle fut répudiée, Aliénor épousa Henri Plantagenêt, duc de Normandie qui devenait roi d’Angleterre en 1154, réunissant à ses domaines anglais les vastes territoires du sud-ouest de la France, que Louis VII avait dû restituer à Aliénor (la Guyenne, la Gascogne, le Poitou, le Limousin, l’Angoumois, Périgord…)

Celle-ci ne s’entendit d’ailleurs pas mieux avec son second mari ; séparée de lui, elle tint sa propre cour à Poitiers, entourée d’artistes et de troubadours tels que Bernard de Ventadour. Elle finit ses jours à l’abbaye de Fontevraud où est son tombeau.

Elle fut incontestablement la dame des troubadours. A Paris, puis à Londres, c´est elle qui transféra le lyrisme en langue vernaculaire : la translatio non de Grèce ou de Rome, mais des provinces méridionales du territoire français.

C’est ainsi que la mode de chanson courtoise apparaît d’abord en Champagne. Les premiers trouvères, vers 1170, Huon d’Oisy, vicomte de Meaux, Chrétien de Troyes, Guiot de Provins, puis Gace Brulé sont champenois. Mais dès les années 1180 les trouvères se manifestent dans d’autres régions, en premier lieu en Artois et en Picardie d’où sont originaire Conon de Béthune, Blondel de Nesles, et d’autres.

Dans la première moitié du XIIIe siècle, la Champagne donne encore le plus illustre des trouvères en la personne de son prince, Thibaut IV, comte de Champagne et roi de Navarre.

2. Traits particuliers à la poésie des trouvères A la différence des troubadours, les poètes qui composent en langue d’oïl aux XIIe et

XIIIe siècles se montrent avares de confidences : dans le cadre du grand chant courtois, ils se montrent généralement plus réservés. Le trobar clus leur est inconnu.

Autre trait important : les mélodies des trouvères nous sont plus souvent parvenues que celles des troubadours.

Il faut ajouter que les conditions mêmes de la vie littéraire sont différentes. On trouve parmi les trouvères le même éventail social que chez les troubadours. Pour une production globale à peu près égale, nous ne connaissons les noms que de deux cents (200) trouvères environ contre quatre cent cinquante troubadours. A partir du début du XIIIe siècle, et surtout à partir des années 1220 beaucoup de trouvères appartiennent au milieu littéraire des riches villes commerçantes du nord de la France, en particulier d’Arras. Dans plusieurs de ces villes apparaissent au XIIIe siècle des sociétés littéraires qui organisent des concours de poésie. La plus illustre est le Puy d’Arras, lié à une confrérie nommée de façon significative Confrérie des jongleurs et bourgeois d’Arras et dominé par les grandes familles commerçantes de la ville. Ces poètes urbains, qui peuvent être aussi bien des bourgeois que des clercs, des jongleurs ou des nobles, continuent bien entendu à pratiquer le grand chant courtois et aussi, avec prédilection, sa variante socialisée qu’est le jeu-parti.

2.1. Les chansons de toile : il existe en langue d’oïl un genre très particulier, celui de la chanson de toile, qui paraît se rattacher à la tradition des chansons de femme. Elles mettent en scène des jeunes filles douloureusement éprises de séducteurs indolents ou d’amants lointains, qu’elles attendent, assises à la fenêtre, occupées à des travaux d’aiguille ; d’où leur nom : « Bele Yolanz en es chambres seoit. Belle Yolande était assise dans sa chambre. D’un boen samiz une robe cosoit : Elle cousait un vêtement d’un beau tissu de soie :

Page 33: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

33

A son ami tramettre la voloit. A son ami elle voulait l’envoyer. En sospirant ceste chançon chantoit : En soupirant elle chantait cette chanson : « Dex ! tant est douz li nons d’amors : « Dieu ! le nom d’amour est si doux : ja n’en cuidai sentir dolors. » jamais je ne pensais en ressentir de la peine. »

Ces chansons ont été composées par des hommes. Il semble qu’elles aient bénéficié d’une sorte de mode, dans le premier tiers du XIIIe siècle, au sein de milieux littéraires raffinés de Picardie, de Wallonie, de Lorraine.

Mais le genre de prédilection des trouvères, en dehors de la chanson courtoise et du jeu-parti, est la chanson de rencontre amoureuse, narrative et dialoguée. On en a conservé plusieurs centaines. Le poète y raconte comment il a tenté de séduire une jeune personne, le plus souvent une dame mal satisfaite de son mari (chanson de malmariée) ou une bergère (pastourelle) : le mari est un vilain dont l’incapacité à remplir le devoir conjugal justifie l’infortune : tout est ainsi prétexte à un détournement burlesque des règles de la courtoisie. Dans les pastourelles c’est l’attrait qu’exerce la bergère, rencontrée au coin d’un bois ou sur la lande et chargée de tout l’érotisme de la nature printanière au cœur de laquelle elle vit.

Le style des trouvères apparaît plus simple, plus populaire, et se sont souvent des formes à refrains comme les « chansons à danser » (ballettes, rondeaux et virelais). 3. RUTEBEUF (mort vers 1285)

C’est le plus illustre des poètes du XIIIe siècle mais on ne sait rien de lui, sinon par

ses poèmes. Son nom même est sans doute un surnom. Il était peut-être d’origine champenoise ; il a vécu à Paris, et semble avoir été un poète de profession, dépendant de la générosité de ses protecteurs. La profession qu’il a choisie est celle, aventureuse et vagabonde, de jongleur.

A Rutebuef le raconta Il le raconta à Rutebeuf, Et Rutebuez en .I. conte a Et Rutebeuf a fait un conte Mise la choze et la rima. de la chose et l´a mise en rimes. Or dit il que c´en la rime a Il dit maintenant que s´il y a dans la rime Chozë ou il ait se bien non, quelque chose à reprendre, Que vos regardeiz a son non. vous devez prendre garde à son nom. Rudes est et rudement huevre : Il est rude et œuvre avec rudesse : Li rudes hom fait la rude huevre. l´homme rude fait une oeuvre rude. Se rudes est, rudes est bués ; S´il est rude, le bœuf est rude aussi ; Rudes est, s’a non Rutebuez. il est rude et a nom Rutebeuf. Rutebuez huevre rudement, Rutebeuf œuvre rudement, Souvent en sa rudesce ment. souvent dans sa rudesse il ment. Cf. Le miracle du Sacristain (vv. 749 à 760) dans Rutebeuf, Œuvres complètes, texte établi, traduit, annoté et présenté par Michel Zink, Classiques Garnier, 2005. Ces vers constituent la signature de Rutebeuf, et résume aussi à peu près ce que nous savons de lui. Sans doute, pour n’avoir qu’un surnom, était-il d’une origine assez humble.

Page 34: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

34

Tout au long de sa carrière littéraire (de 1248 à 1272), il dépend de la générosité de patrons, travaille souvent sur commande et connaît des périodes de sa vie de relative aisance et de pauvreté. Cette dépendance financière n’empêche pas le poète d’être aussi un polémiste. Les poèmes les plus célèbres sont ceux où Rutebeuf se contente de plaindre sa misère (Mariage Rutebeuf, Complainte Rutebeuf, Pauvreté Rutebeuf).

La poésie de Rutebeuf se comprendrait mal si l´on ne savait que la seconde moitié du XIIIe siècle fut une période de conflits, de crises et d´incertitudes.

3.1 La Complainte de Rutebeuf (1261-1262) est sans doute le texte le plus connu du poète. Le thème du mariage malheureux est un lieu commun littéraire et l’énumération des calamités qui s’abattent sur le poète n´est sans doute pas à prendre comme autant de témoignages strictement biographiques. Rutebeuf ne regrette pas tant l’ »amitié » en tant que sentiment qui aide à vivre, que l’aide financière de ses « amis », c’est-à-dire, ses protecteurs, auxquels il fait appel à la fin de la pièce.

Que sont mes amis devenus ? (…)

Mon propriétaire veut toucher le loyer De la maison, Et je l´ai presque entièrement vidée, Je suis nu Face à l´hiver : Voilà une tout autre chanson (ces mots me sont durs et cruels) Que l´an dernier. Je deviens presque fou quand j´y pense. (…) que je dorme, que je veille, que j´y pense, je ne sais où trouver de quoi passer cette mauvaise période : voilà mon sort. Tout ce qui peut l´être a été mis en gage et déménagé de chez moi, car je suis resté couché trois mois sans voir personne. De son côté ma femme, ayant eu un enfant, un mois entier m´est restée chambrée. Pendant ce temps j´étais couché dans l’autre lit, car j´y ai perdu de l´argent et j´en reste infirme pour le restant de mes jours. Un malheur n´arrive jamais seul ; Tout cela devait m´arriver : C´est fait. Que sont devenus mes amis qui m´étaient si proches, Que j´aimais tant ? Je crois qu´ils sont bien clairsemés ; (…)

Page 35: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

35

A monseigneur qui est fils de roi J’envoie mon dit et ma complainte, car j’ai besoin de lui, et qu´il m’a aidé de bonne grâce : C’est l´excellent comte de Poitiers et de Toulouse. Il saura bien ce que désire Celui qui est plongé dans de telles douleurs. (Traduction française de Michel Zink, Rutebeuf, Oeuvres complètes)

Le poète parle de lui et prétend raconter sa vie en même temps que celle de ses

compagnons de misère, bien qu’il soit évidemment vain de chercher la part de vérité que peuvent renfermer ces fausses confidences : un mariage malheureux, la faim, le froid, la maladie, les dettes, la solitude, la soumission dégradante à la passion du jeu, et à celle du vin.

Rutebeuf a composé de nombreux poèmes sur des sujets très variés. On connaît de lui une soixantaine de poèmes appartenant à tous les genres, sauf à la poésie épique et à la poésie amoureuse. Ils prennent souvent la forme de « dits » : le dit est une forme de poésie récitée (et non chantée), de longueur variable, mettant toujours en scène un je personnel. En effet, une poésie récitée le dit - par opposition au chant - dont l’origine et les conventions n’ont rien à voir avec le lyrisme courtois, se développe et constitue la préhistoire de la notion moderne de poésie. Dit ou dict, dictié ou ditié, au Moyen Age signifie « écrire », « composé ». Il désigna d´abord de petits poèmes sur des sujets empruntés à la vie quotidienne. Vers le milieu du XIIIe siècle, quand la poésie didactique et satirique prit un grand développement, ce fut le mot « dit » qui en désigne la principale variété. Au XIVe siècle, la plupart des « dits »prennent un caractère moral et religieux. L’œuvre de Rutebeuf, à l’exception de Miracle de Théophile, est constituée tout entière de dits et reflète tous les aspects de cette forme mouvante : l’effusion religieuse, l’enseignement, la satire, la polémique, l’allégorie insérée dans le cadre d’une vision ou d’un songe…

Il écrivit parfois sur commande pour d’illustres protecteurs, parmi lesquels le roi Saint Louis.

Il composa aussi pour la foule des badauds, pitreries (plaisanteries), dits ou fabliaux, pleins de verdeur, toujours tirant le diable par la queue (avoir peine à vivre avec de maigres ressources) ; il aime les calembours (jeu de mots fondé sur des ressemblances de sons et des différences de sens).

Doué d’une verve satirique étonnante, il l’exerce sur les grands et les petits depuis le roi et le pape jusqu’au vilain ; et dans la partie la plus prenante de son œuvre, sur sa propre misère, sur sa vie déréglée, avec une fantaisie pittoresque, une ironie sans amertume.

Rutebeuf fut profondément religieux, en dépit des railleries acerbes qu’il adressa, non à l’Eglise, mais à ses représentants indignes.

De nombreux poèmes de Rutebeuf chantent avec tendresse la « doulce Dame » : le Dit de Notre Dame ; la Chanson de Notre Dame, beau cantique taillé sur le modèle des chansons d’amour ; le Dit des neuf joies de Notre Dame, où le poète chante les louanges de la Vierge en des ferventes litanies, et ses « neuf joies », de la Conception à l’Assomption.

Les complaintes écrites pour commémorer la mort d’illustres personnages : Complaintes du comte de Nevers, du roi de Navarre, du comte de Poitiers ou plaidant pour la croisade (Complainte de Constantinople) et surtout les deux Complaintes d’outre-mer : Dispute du croisé et du décroisé).

Page 36: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

36

Rutebeuf a composé aussi un Miracle de Théophile (vers 1260) qui est une des premières pièces de théâtre non liturgiques de la littérature médiévale.

3. 2.A l’époque de Rutebeuf, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, deux faits nouveaux

entraînent de graves remous : l’essor des universités et le développement des ordres mendiants, franciscain et dominicain.

Cette période de vive activité intellectuelle est l’âge d’or de la scolastique pour laquelle « penser est un métier dont les lois sont minutieusement fixées » :

- on apprend à définir les mots (grammaire) ; - on apprend les lois de la démonstration pour exposer et dénouer un problème

(logique) ; - on s’appuie sur les textes des civilisations précédentes (chrétienne, antique,

arabe) pour construire sa propre œuvre ; - le livre devient un instrument de travail, dont certaines transformations facilitent

l’usage : feuilles de parchemin plus minces, format plus petit, plume d’oie à la place du roseau, diffusion des manuels et des cours des professeurs.

- Le français tend à devenir la langue universelle, même si le droit, l’administration, la théologie, la rhétorique et la médecine utilisent toujours le latin. Le français se répand en Angleterre sous la forme de l’anglo-normand, langue de la justice, de l’enseignement et de l’Eglise.

Prestige aussi de Paris dès le XIIe siècle, centre d’intense ébullition intellectuelle, exalté par les clercs urbains qui prônent la clarté du raisonnement, l’exactitude scientifique. Les étudiants s’y pressent, de quatre à cinq mille sur une population de cent cinquante mille habitants environ ; On y fonde des collèges : Sorbonne de Robert de Sorbon, en 1257, collèges de Raoul d’Harcourt et du cardinal Jean Lemoine. Si Bologne demeure la capitale du droit, Salerne et Montpellier, celles de la médecine, Paris se distingue par l’étude de la philosophie et de la théologie. Maîtres et élèves convergent vers la rive gauche de la Seine où enseignent des professeurs réguliers du chapitre de Notre-Dame, des chanoines de Saint-Victor, des moines de Sainte-Geneviève, des professeurs indépendants qui ont obtenu la licentia docendi, le droit d’enseigner, et où se distinguent des maîtres aussi prestigieux que le Rhénan Albert le Grand, l’Italien Thomas d’Aquin dans un prodigieux bouillonnement intellectuel et de constantes confrontations qui font de Paris ce paradis de l’intelligence dont le nom revient à plusieurs reprises dans Le Jeu de la Feuillée d’Adam de la Halle. Tous les prélats du monde entier venaient s’y instruire, et les papes protégeaient l’université de Paris dont certains avaient été les élèves (Innocent III, Innocent V, Jean XXI). 4. Thibaut IV de Champagne, comte de Champagne, roi de Navarre

(1ère moitié du XIIIe siècle – 1253) Thibaut de Champagne est sans doute le plus grand « trouvère » de la première moitié

du XIIIe siècle, celui qui a su au mieux unir les thèmes et les motifs empruntés aux troubadours avec une inspiration originale. Il représente le pendant en langue d´oïl de Guillaume de Poitiers : comme lui grand seigneur, il chante de manière plus systématique, sa douleur d´aimer et sa soumission pleine et entière à sa dame.

Thibaut de Champagne n´était pas un jongleur vagabond comme son contemporain Rutebeuf. Comme il s´agit d´un haut personnage les chroniques en parlent. C´était un grand seigneur qui mena une vie fort agitée. On lui attribue un amour platonique et sans espoir pour Blanche de Castille, reine de France, mère de Saint Louis.

Il est l´auteur d´une oeuvre importante. Plus de 70 compositions lyriques, dont la moitié sont des chansons d´amour, mais qui touche à tous les genres. Il fut un musicien accompli de

Page 37: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

37

sorte qu´on a considéré ce grand seigneur comme le roi du chant. Sans doute trouve-t-on dans ses poésies les sentiments très conventionnels de son époque : l´amour qu´il déclare tout en le cachant, pour une grande dame inaccessible, les considérations sur le mal d´aimer, et même l´intervention de personnages allégoriques : « Dangier », « Faux Semblant », « Prison d´amour » qui vont s´épanouir dans Le Roman de la Rose. Le texte que nous donnons ici est sans doute le plus connu de Thibaut.

Je suis pareil à la licorne

« Je suis pareil à la licorne Dont le regard est fasciné Quand elle va regardant la jeune fille. Elle est si heureuse de ce qui la tourmente, Qu´elle tombe pâmée en son giron ; Alors on la tue par trahison. Et moi, de la même façon m´ont tué Amour et ma dame en vérité. Ils ont mon cœur, je n´en peux rien ravoir. »

(…)

VI. L’esprit allégorique Il faut percevoir l’allégorie médiévale comme un mode de pensée total, englobant les domaines les plus variés. Le trait le plus évident de l’allégorie est la personnification : des notions abstraites, des sentiments, des qualités sont représentés comme des personnages indépendantes. L’exemple : Songe d’Enfer (vers 1224) de Raoul de Houdenc.

1. LE ROMAN DE LA ROSE de Guillaume de Lorris et de Jean de Meung

Ce poème allégorique est une des œuvres les plus importantes de tout le Moyen Age français et celle qui exerça la plus forte influence sur la littérature des siècles suivants. Du XIVe au milieu du XVIe siècle, ce fut l´œuvre la plus lue de toute la littérature française. En témoignent les nombreux manuscrits qui en sont parvenus jusqu´à nous. Elle apparaîtra pendant plus de deux siècles comme le modèle de l´amour stylisé, chevaleresque, et aristocratique. 1.1. Le Roman de la Rose est composé de deux parties qui se font suite, mais ne sont pas de la même époque et ne procèdent pas du même esprit. - La première partie fut écrite vers 1225-1240 par Guillaume de Lorris (né au début du XIIIe siècle, mort entre 1237 et 1240); l’auteur était fort jeune, puisqu’il nous dit au commencement de son œuvre que le songe qu’il entreprend de raconter, il le fit il y a plus de cinq ans, lorsqu’il était dans sa vingtième année. Il écrivit quatre mille cinquante-huit vers (4058), et le poème resta interrompu à sa mort. L´œuvre connut sous cette forme un immense succès pendant près de quarante ans.

Cette fin brusquée est-elle purement accidentelle, due à la mort de l’auteur, ou à la pression d’autres activités, ou à la lassitude, comme on l’a souvent pensé ? Il semble que

Page 38: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

38

manquent et la cueillette de la rose dont l’amant a entrepris la conquête, et le réveil du poète qui clôt à l’ordinaire les rêves allégoriques ; - Vers 1275, le roman de Guillaume fut repris par Jean Clopinel ou Chopinel, dit Jean de Meun ou de Meung, du lieu de sa naissance, Meung-sur-Loire (né vers 1250, mort avant 1305). Celui-ci l´augmenta d´environ dix-huit mille vers. En fait, son propos est tout à fait différent de celui de son prédécesseur, et l´œuvre ainsi composée est singulièrement hétérogène. 1.2. Nous ne savons à peu près rien du premier rédacteur, Guillaume de Lorris. C´était à coup sûr un homme cultivé, il écrivait pour l´aristocratie de son temps et traitait son sujet avec la méthode et l´esprit des clercs. Ce qu´il voulait offrir, c´était un nouvel art d´aimer, un code de l´amour courtois. L´idée du songe, la personnification de la bien-aimée par une rose n´étaient pas non plus originales : Guillaume de Lorris s´est amplement servi de ses devanciers. Mais il a cependant créé une œuvre très personnelle et si réussie qu´elle est parvenue à faire oublier tous ses précédents.

Au Moyen Age, le système allégorique n’est pas seulement un procédé d’écriture : il correspond à toute une représentation du réel. Le mode allégorique est non seulement un outil intellectuel, mais tout autant un élément constitutif des structures mentales.

Guillaume de Lorris a fait passer l’allégorie du domaine religieux et moral au domaine profane courtois. Il a laïcisé l’allégorie. Il a imaginé le système le plus achevé du montage allégorique (de l’interaction de la métaphore et de la personnification) autour de la quête de la rose.

Le Roman de la Rose s’inscrit dans une tendance, née au XIIe siècle, à la théorisation de l’amour. C’est le premier art d’aimer qui s’appuie sur une fable aussi élaborée; c’est une somme exceptionnelle des conventions courtoises.

1.3. La structure de l´œuvre

Le Roman de la Rose se déploie sur quatre niveaux de signification. Au sens littéral, un

jeune homme, dans un verger, découvre un bouton de rose et veut le cueillir. Au sens allégorique ou typologique, c’est une histoire d’amour. Mais cette aventure contient un art d’aimer (sens moral), et la rose annonce la Rose mystique promise au sein de la joie d’amour : tel est le sens mystique.

A. après un prologue-dédicace (vers 1-44) : « Dans la vingtième année de ma vie, au moment où Amour prélève son tribut sur les jeunes gens, j’étais couché une nuit comme à l’accoutumée, et je dormais profondément. Je fis alors, durant mon sommeil, un rêve d’une grande beauté qui me plut beaucoup, et il n’y eut jamais rien dans le rêve qui ne soit entièrement arrivé comme le rêve le racontait. Maintenant je veux mettre en vers mon rêve pour mieux remplir de joie vos cœurs, car Amour m’en prie et me le commande. Et si un homme ou une femme me demande comment je veux que soit appelé ce roman que je commence, je dis : c’est Le Roman de la Rose où l’art d’aimer est tout entier inclus. Le sujet en est beau et original. Que dieu fasse qu’il soit favorablement accueilli par celle pour qui je l’ai entrepris ! C’est celle qui a tant de valeur et qui est si digne d’être aimée qu’elle doive être appelée « Rose ». B. après trois épisodes qui racontent : 1. la découverte du verger clos de murs (vers 45-516) :

« J’avais l’impression qu’on était en mai, il y bien cinq ans ou plus. Nous étions en mai, et je rêvais au temps de l’amour qui est plein de joie, au temps où toute chose s’adonne à la gaieté,

Page 39: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

39

en sorte qu’on ne voit buisson ni haie qui ne veuille en mai se parer et se couvrir de feuilles nouvelles. (…) Quand j’eus marché un moment, je vis un grand et vaste verger, entièrement clos d’un haut mur crénelé, dont l’extérieur était peint et sculpté d’un grand nombre de magnifiques inscriptions. J’examinai avec intérêt les figures et les peintures du mur. Aussi vous dépeindrai-je et décrirai-je l’aspect de ces portraits comme ils me sont venus à la mémoire. 2. Le Paradis terrestre (vers 517-1424) : la description du verger

Cis vergiers en trop biau leu sist [« Ce verger était situé en un lieu splendide »] v. 471 (…)

« Aucun lieu ne fut jamais aussi riche en arbres et en oiseaux chanteurs, car il y avait trois fois plus d’oiseaux que dans le reste de la France. » vv.480-483.

La porte du verger lui fut ouverte par une noble jeune fille, fort gracieuse et très belle nommée Oiseuse : « Je suis une femme riche et puissante, et une chose me remplit de bonheur : je ne m’occupe de rien d’autre que de jouer et de me réjouir » - dit-elle. Explication d’Oiseuse : Guillaume a donné un sens favorable au mot « oiseuse » ; elle caractérise le milieu humain favorable à la naissance de l’amour ; elle évoque une certaine disponibilité d’esprit qui refuse le fracas des combats, l’agitation des affaires publiques pour s’adonner aux loisirs du rêve et de l’amour ; occupant tout son temps à sa toilette et à sa parure, à des jeux et divertissements comme la danse et la musique.

- le personnage d’Oiseuse se trouve élevé, en contraste avec toutes les figures déplaisantes du mur, au rang des biens d’Amour.

- Ses attributs, les gants, le miroir et le peigne, ainsi que la couronne de roses, font comprendre qu’elle est au service de l’amour ; elle donne accès au monde courtois :

- « je ne m’occupe de rien d’autre que de jouer et de me réjouir, de me peigner et de me tresser les cheveux. Je suis une amie très intime, une proche du gentil et aimable Déduit. C’est lui qui possède ce jardin. »

* vers 631 : « Alors, sans un mot de plus, par la porte qu’Oiseuse m’avait ouverte, j’entrai dans le verger ; une fois à l’intérieur, je fus heureux, gai et joyeux, et sachez que je croyais être vraiment au paradis terrestre.

Suit la description du verger : * vers 643 : Des oiseaux chantaient en grand nombre, rassemblés dans tout le verger : ici, des rossignoles ; là, des geais et des étourneaux ; « car aussitôt j’entrai dans un lieu écarté où il [Déduit] se divertissait, entouré de si belles gens que, lorsque je les vis, je ne sus d’où pouvaient sortir des personnes d’une si exceptionnelle beauté, car elles avaient vraiment l’air d’anges ailés. Jamais humain ne vit si belles personnes ». Déduit : le plaisir élégant des gens de loisir. * vers 727 : « ces personnes dont je vous parle s’étaient mises à danser la carole, et une dame les accompagnait de ses chants. Elle s’appelait Liesse « (joie, allégresse) ; * vers 777 : « Je restai ici debout à regarder la ronde jusqu’à ce qu’une dame très souriante m’aperçut. C’était Courtoisie, la valeureuse et la noble dame. » Elle interpella le poète : * vers 784 : « Cher ami, fit-elle, que faites-vous là-bas ? Venez ici, et prenez part avec nous à la ronde, s’il vous plait ! » * vers 788 : « Sachez qu je fus très heureux que Courtoisie m’y invitât et me dît de participer à la ronde, car je brûlais de l’envie de danser. » Suit la description des personnages qui dansaient : vers 801.

Page 40: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

40

Le dieu d’Amour et Doux Regard, son valet qui portait les arcs et les dix flèches de son maître. Il en tenait dans sa main droit cinq : la meilleure et la plus rapide des flèches, et aussi la plus belle avait pour nom Beauté. Une de celles qui blesse le plus était nommée Simplicité. Une autre était appelée Franchise. La quatrième portait le nom de Compagnie. La cinquième se nommait Beau Semblant. - il y avait cinq d’une autre sorte, qui étaient laides à souhait. La première se nommait

Orgueil, la deuxième s’appelait Vilenie, la troisième Honte et la quatrième Désespoir, Inconstante Pensée était sans doute le nom de la cinquième. Ces cinq flèches avaient une vertu opposée à celle des autres cinq flèches.

* vers 1017 : à côté de Beauté se tenait Richesse, une dame de bonne noblesse, de grande valeur et de haut rang » (suit la description de Richesse) * vers 1127 : à la suite avait pris place Largesse (description, p. 107) * vers : 1175 : Largesse, la valeureuse et la sage Largesse, tenait la main d’un chevalier du lignage du bon roi Arthur de Bretagne (une des rares mentions de l’activité chevaleresque) : - le bon roi Artu de Bretaigne : modèle du souverain courtois au milieu de sa cour dont les

relations sont définies par l’onor, l’amor et la joie. * vers 1191 : « Après ceux-ci se tenait Franchise [noblesse d’âme, générosité] Après se tenait Courtoisie que tout le monde vénérait. Elle n’était ni orgueilleuse ni folle. C’est elle qui m’invita, avant toute autre, à entrer dans la ronde (je l’en remercie) lorsque j’arrivais en ce lieu. »

La belle Oiseuse venait ensuite, après se tenait Jeunesse… * vers 1285 : Quand j’eus vu la figure de ceux qui conduisait les danses, j’eus alors envie d’aller voir et explorer le verger, et de contempler les beaux lauriers, les pins, les noisetiers, les mûriers. Les rondes alors s’achevaient, et la plupart s’en allaient rechercher avec leurs amies l’ombre des arbres pour s’adonner à l’amour. Dieu ! Comme ils menaient une vie agréable ! « - vers 1301 : « Je quittai alors cet endroit, et je m’en allai seul, me divertissant ici et là

dans le verger. - vers 1323 : « Celui-ci, par son tracé exact, constituait un carré parfait, étant aussi long

que large. - Suit la description du verger jusqu’à la découverte de la Fontaine.

- la Fontaine de Narcisse (vers 1425–1614) :

* vers 1425 : « J’arrivai, en fin de compte, en un endroit magnifique où je trouvai une fontaine sous un pin. (…) Dans une pierre de marbre Nature, avec un art souverain, avait placé sous le pin la fontaine ; et dans la pierre, au bord supérieur, il était inscrit en petites lettres que là-dessus était mort le beau Narcisse.(…) * vers 1537 : au fond de la fontaine, en bas, il y avait deux pierres de cristal (…) Quand le soleil, qui observe tout, projette ses rayons dans la fontaine et que sa clarté descend jusqu’au fond, alors apparaissent dans les cristaux plus de cent couleurs, car le soleil les fait devenir jaunes et vermeils. Ces cristaux sont si merveilleux et leur vertu est telle que tout le lieu, les arbres et les fleurs, et tout ce que le verger met en valeur, s’y voient dans son ordre exact. * vers 1571 : C’est le miroir périlleux où Narcisse l’orgueilleux contempla son visage et ses yeux étincelants : il en mourut étendu sur le dos. - Et on parvient au point culminant de l´œuvre, la découverte de la Rose (vers 1615–

2056) qui clôture la première partie, celle du songe, et annonce la seconde, celle des aventures et des mésaventures auprès de la rose.

* vers 1615 : « Dans le miroir, entre mille choses, je discernai des rosiers chargés de roses qui étaient en un lieu écarté, complètement entouré d’une haie. » (…) je m dirigeai aussitôt vers

Page 41: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

41

les rosiers, et soyez persuadés que, lorsque j’en fus près, le parfum subtil des roses me pénétra jusqu’aux entrailles … * vers 1637 : « Il y avait un grand amoncellement de roses : il n’en existait pas d’aussi belles sous le ciel. Il y avait des boutons petits et fermés, et certains un peu plus gros… * vers 1655 : « Parmi ces boutons, j’en choisis un d’une beauté si exceptionnelle (…) Quand je le sentis ainsi embaumer… je me serais approché pour le prendre si j’avais osé tendre la main. Mais des chardons aigus et piquants m’en tenaient à bonne distance…

Le dieu d’Amour qui, l’arc tendu, s’était sans relâche appliqué à me poursuivre et à m’épier, s’était arrêté auprès d’un figuier ; et quand il se fut aperçu que j’avais ainsi choisi ce bouton qui me plaisait plus qu’aucun des autres, il prit aussitôt une flèche… il me planta violemment la flèche dans le cœur… Ainsi percé de la flèche, je fus sur-le-champ renversé sur le sol. * vers 1721 : mais mon cœur était attiré par le bouton : il voulait le posséder… je commençais alors à m’avancer vers le bouton au délicat parfum.

Suivent trois autres épisodes : 1. l´art d´amour (vers 2057–2764) : 2. le baiser de la rose (vers 2765–3498) 3. et la vengeance de Jalousie (vers 3459–4002).

Le poète devenu l’Amant et le vassal d’Amour, reçoit ses commandements. Il lui explique quelles règles il devra suivre désormais dans son service : fuir Vilenie, savoir se taire et, sur ce point, prendre pour modèle non pas la médisance de Keu, le sénéchal d’Arthur, mais la courtoisie de Gauvain (fidèle chevalier du roi Arthur) ; saluer les gens dans la rue avec beaucoup d’exactitude ; éviter les mots malsonnants, honorer les femmes ; ne pas être orgueilleux ; se montrer élégant, porter des vêtements bien taillés, des chaussures si étroites que ce soit problème pour un vilain de savoir comment on peut les mettre et les quitter, et, à la saison, un chapeau de roses ; soigner ses ongles et ses dents, veiller à sa coiffure – toutefois ne pas se farder à la façon des mignons ; se tenir en joie grâce à ces talents d’agrément : l’art de monter à cheval, de faire des armes, de chanter, de vieller, de flûter, de danser, être large et généreux ; penser toujours à l’amour et s’y donner de tout son cœur. Malgré tous ces soins, explique encore le dieu d’Amour, des épreuves multiples attendent l’Amant : rêveries, peine à supporter l’absence, soupirs, impatiences, brûlures du cœur… Vers 2751/ Mais en ce rude service l’Amant trouvera aussi des occasions de réconfort : il rencontrera l’aide d’Espérance, celle de Doux Penser qui lui remettra devant les yeux l’image aimée ; celle de Doux Parler, qui enseigne la douceur des confidences faites à un Ami également peiné d’amour ; celle de Doux Regard enfin. Laissé seul par le dieu d’Amour, Guillaume n’a plus en tête que d’approcher la Rose, quand se présente à lui un jeune homme de bonne mine : c’est Bel Accueil, fils de Courtoisie qui le conduit vers le terme désiré. Le clos où se trouve la Rose est sévèrement gardé par Danger, par Male Bouche, par Honte et par Peur. Sur le don que Bel Accueil lui a fait d’une feuille verte cueillie près de la Rose, l’Amant s’enhardit (devient courageux) à lui dire son vœu d’obtenir la Rose elle-même ; mais le guide se récrie et Danger, monstre horrible à voir, accourt, accable Bel Accueil de reproches et force l’Amant à repasser la haie. Il se désespère. Raison, qui survient, lui montre qu’il a eu tort de suivre Oiseuse, que la Rose est jalousement gardée, que le service d’Amour est mauvais pour l’homme ; mais il reçoit mal la conseillère et s’obstine. Il retombe dans son affliction, jusqu’au moment où il se rappelle un des conseils d’Amour, qui lui a loué les bienfaits d’une confidence faite à un ami. Il va donc trouver Ami, qui lui donne l’idée de faire sa paix avec Danger. Revenu à la haie, il adoucit le redoutable gardien par ses paroles de soumission et obtient d’être pardonné, à la condition qu’il n’approchera plus des fleurs. Toutefois, ses larmes, tandis qu’il contemple la Rose de loin, ne

Page 42: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

42

toucheraient pas le cœur de Danger, si Franchise et Pitié n’obtenaient qu’il lui accorde au moins de revoir Bel Accueil. Guidé par lui, l’Amant retrouve la Rose, maintenant à demi entrouverte, plus désirable que jamais, et, aidé par Venus elle-même, il obtient de Bel Accueil la permission de donner un baiser à l’objet de tous ses désirs. Et il le donne ; mais aussitôt Male Bouche qui l’a vu, répand la nouvelle en tous lieux, tant et si bien que Jalousie l’apprend et entre dans une grande colère. Elle en fait grief (faire le reproche) à Bel Accueil, et aussi à Honte, qui n’a pas su veiller, et quoique celle-ci fasse effort pour la calmer et promettre d’être désormais plus vigilante, Jalousie décide d’enclore les roses dans une forteresse, au milieu de laquelle on élèvera une tour pour emprisonner Bel Accueil. Les roses y sont enfermées ; Danger, Honte, Peur et Male Bouche gardent les quatre parties de la cité et ; l’Amant exhale de longues plaintes. Et ici prend fin la première partie du roman.

Le roman se termine par un épilogue (vers 4003–4058), une partie statique, les plaintes de l´amant qui, en une « espèce de tornade », rejoignent la thématique ordinaire du grand chant courtois, sans que le désir de l´amant soit réalisé, ce qui est conforme à certaines conceptions de la fin´amor. a) L´œuvre de Guillaume comporte plusieurs groupes de personnifications dont chacun correspond à une séquence métaphorique. Le poète se sert non seulement des personnages et de leurs discours, mais aussi de toute la trame allégorique pour donner une vision complète de l´amour qu´on peut qualifier dans de courtois. L’amour naît dans certaines conditions que l’auteur expose dans les quinze cents premiers vers. 1. Conditions extérieures : il prend place dans un mouvement universel de renouveau de la nature, en mai, quand les bois, les prés et les oiseaux se réveillent. Il faut aussi quitter la ville et ses activités, fuir le quotidien, se purifier des habitudes antérieures ; de là la reprise du motif de l’eau et de la rivière où se laver les mains et le visage. 2. Conditions psychologiques et morales, et d’abord négatives : il faut être dépouillé de certains vices et défauts pour atteindre un état propice à l’amour ; c’est ce que représentent les peintures extérieures du verger. De quoi faut-il être dépouillé ? De la dureté du cœur que symbolisent la haine, la félonie (c’est-à-dire de la cruauté et de la traîtrise) et la vilenie, de l’attachement excessif aux biens de ce monde, de la convoitise, de l’avarice et de l’envie. Il faut aussi n’être ni triste ni mélancolique, ni vieux : jeunesse et fraîcheur d’âme sont nécessaire à la naissance de l’amour. Il ne faut pas non plus être trop occupé par les devoirs et les exercices religieux, par le formalisme de la piété qui n’est souvent que Papelardie. Au-delà de ce minimum, il convient d’être dans un état de totale disponibilité, sans activités commerciales, chevaleresques, intellectuelles, comme l’est Oiseuse, qui introduit le jeune homme dans le verger où se trouve Déduit, le divertissement, dont les compagnes symbolisent les vertus essentielles de l’amoureux : la liesse (la gaieté de l’âme ), la courtoisie (la délicatesse dans les rapports sociaux et l’élégance morale et intellectuelle), la beauté, la franchise (la noblesse de cœur), la largesse et la jeunesse. Quand vous possédez ces qualités, l’amour peut vous choisir, au moment où toute la nature s’éveille à la vie.

La naissance et le développement de l’amour se produisent en deux temps. Le héros arrive d’abord au miroir périlleux, à la Fontaine d’Amour (ou de Narcisse) dans laquelle il distingue un rosier chargé de roses. Puis, dans le rosier, il découvre un bouton de rose, si très bel (vers 1656) qu’il en oublie tous les autres. C’est alors que le dieu Amour, qui l’avait suivi,

Page 43: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

43

lui décoche ses cinq flèches qui désignent les qualités de l’élue et dont chacune aggrave sa blessure et le rend de plus en plus amoureux. b) Jean de Meun : Le Roman de la Rose (la seconde partie) Une somme encyclopédique

Quand prend fin le récit de Guillaume, l´Amant ne semble pas loin d´en venir à ses fins et de cueillir la Rose : cependant, il a fallu a Jean de Meun quelque dix-huit mille vers pour conduire son lecteur à ce dénouement.

En effet, vers 1275, Le Roman de la Rose fut repris par Jean CLOPINEL ou CHOPINEL, dit Jean de Meun ou de Meung, du lieu de sa naissance Meung-sur-Loire (né vers 1250 – mort avant 1305).

Nous sommes un peu mieux renseignés sur ce second rédacteur du Roman. C’était un homme respecté, docteur en théologie et fort érudit ; la seconde partie du Roman de la Rose ne fut apparemment pour lui qu’une œuvre de jeunesse. Il l’augmenta d’environ dix-huit mille vers, près de cinq fois ce qu’avait écrit Guillaume. La continuation de la narration n´occupe dans l´œuvre de Jean, qu´une part réduite, et le récit s´y trouve profondément déformé; la transition entre les deux parties du Roman n’est assurée que par quelques vers : « C’est ici que maître Guillaume de Lorris a terminé son roman : il n’en a pas fait plus, ou parce qu’il ne le voulut pas, ou parce qu’il ne le put. Et comme ils étaient nombreux, ceux à qui le sujet plaisait, maître Jean Chopinel de Meun décida d’achever le livre et de poursuivre la matière. Et voici comment il commence. » Puis on entre dans le vif de l’action.

Malgré l´affirmation explicite d´une continuité d´inspiration avec l´ »art d´amour » de Guillaume de Lorris, le Roman de la Rose de Jean de Meun propose tout à fait autre chose. A l’ »art d’aimer » succède un « Miroir aux amoureux », comme il le qualifie lui-même. Ce miroir n´est pas le miroir périlleux du verger, mais le « speculum », la somme des savoirs sur l´amour, l´inventaire des thèses et doctrines consignées par les « auteurs » (le « Miroir » étant au Moyen Age une somme, une œuvre encyclopédique) dénonçant les mirages et les illusions de la fin’amor, il fait se succéder des discours contradictoires. Les opinions sont confrontées, selon la technique de la « disputatio» chère à la scolastique. Le jeune homme, celui qui dit « je » est comme l´étudiant qui consulte des maîtres successifs, qui écoute les voix de la sagesse, de la théorie et de l´expérience.

L’auteur a conservé la trame narrative, mise en place par son prédécesseur, et conduit le récit à son terme : 1. après quelques péripéties où interviennent quelques nouveaux personnages, comme Faux-Semblant (qui représente l’Hypocrisie, mais aussi les ordres mendiants), l’attaque du château de Jalousie est enfin couronnée de succès grâce à l’intervention de Nature elle-même, aidée de son chapelain Genius, et l’Amant, déguisé en pèlerin armé de son bourdon, cueille et « déflore » la Rose dans une scène d’une obscénité à peine voilée par l’allégorie devenue d’une transparente crudité, tout à l’opposé de l’atmosphère courtoise du début. Le récit est cependant entrecoupé de longues digressions, présentées comme des discours de différents personnages – Raison, Ami, la Vieille, Faux-Semblant, Nature, Genius… qui occupent la plus grande part et constituent l’essentiel de cette seconde partie. - Par ex. Raison disserte (discourir, parler) sur les passions et la fortune (son discours compte plus de deux mille vers, c’est un traité méthodique de l’amour et des passions… Ce discours répudie toute la conception de l’amour courtois qui avait fait le sujet de la première partie. Pour l’Amant désolé, Raison n’a que de l’ironie. Mais l’Amant n’est pas

Page 44: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

44

convaincu. Cependant, en sa retraite Nature ne cesse de forger des êtres et d’opposer à la rage destructrice de la Mort sa puissance de Création. Elle se confesse à son chapelain Genius. Son discours est une véritable encyclopédie de connaissances. Elle envoie Genius rejoindre les troupes d’Amour, auxquelles Vénus apporte son appui. Danger, Honte et Peur s’enfuient. Bel Accueil permet enfin à l’Amant de cueillir la Rose, et le poète s’éveille. Le dernier mot revient à Nature et à son chapelain Genius qui invite à la procréation (…) et exalte la fécondité et l’amour selon la nature. L´amour n´est pas seulement une épreuve individuel ou un rituel social, comme voudrait le faire croire le dieu d´Amour chez Guillaume, mais une force cosmique, le fondement de la permanence des êtres, l´instrument du triomphe de Nature sur la mort. L´ultime opinion et doctrine vraie, se résume dans l´exhortation de Genius à aimer et procréer. Nature et Genius défendent une philosophie de la « plénitude », de la continuité de la vie, à travers une apologie de la procréation.

On peut voir cette seconde partie comme une longue glose (explication, interprétation) critique et ironique de la première. Jean de Meun est philosophe, et il explore la philosophie naturelle.

En effet, avec Jean de Meun, nous avons complètement changé de registre… le jeu de l’amour courtois ne l’intéresse pas et probablement n’est plus une des préoccupations essentielles de son temps. Ce qu’il se propose, c’est de mettre à la portée d’un public lettré les connaissances des savants. C’est donc pour nous, avant tout, un document sur la culture de la fin du XIIIe siècle.

On parle souvent du « naturalisme » philosophique de Jean de Meun, qui évoque

à plusieurs reprises le mythe de l’Age d’or. Cette philosophie naturelle est exposée de long en large par des figures allégoriques nouvelles, comme Nature et Genius.

Son œuvre est aussi une « somme » des idées de son temps, mêlant exposés scientifiques, développements philosophiques, allusions à l’actualité et prises de position dans des débats contemporains.

C’est aussi parce qu’il lui semble aller contre les lois de la nature qu’il condamne l’amour courtois (bien qu’il soit le thème de son œuvre) ; il n’a que mépris pour ses mièvreries. Pour lui l’amour, c’est l’amour charnel et les luttes qu’il entraîne, le combat sans merci de l’homme et de la femme.

1. Œuvre d’un philosophe : enseignement central : culte de la Nature. Un appareil philosophique inspiré d’Alain de Lille (en lat. Alanus ab insulis ; théologien et écrivain, né à Lille entre 1115 et 1128 – mort à l’abbaye de Cîteaux, 1203). Il est l’auteur d’une allégorie morale DE PLANCTU NATURAE (« Les Lamentations de la nature »), la représentation de la Nature, véritable et seule organisatrice de l’univers qui a influencé le Roman de la Rose de Jean de Meun).

2. Jean de Meun combat l’idéal courtois parce que celui-ci substitue des sentiments de conventions aux instincts profonds de l’homme. Fidèle aux traditions de l’esprit gaulois, il méprise les femmes.

3. Si la Nature est souveraine, la Raison humaine doit l’interroger avec passion pour pénétrer ses mystères. Bien que l’on puisse donner un sens chrétien à son œuvre, Jean de Meun peut être considérer comme un rationaliste quasi irréligieux dont la pensée hardie annonce celle de Rabelais et de Voltaire.

Dès le XIVe siècle, c’est un livre de référence. Il suscite au tout début du XVe siècle la première querelle écrite de la littérature française, le « débat sur le Roman de la Rose » (1401-1402) ; Christine de Pizan attaque les positions antiféministes de Jean de Meun,

Page 45: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

45

soutenue par Gerson (théologien et prédicateur, « docteur très chrétien ») qui dénonce son immoralité, contre ceux qui défendent la pensée et les qualités littéraires de l’œuvre. VII. Un genre nouveau : le roman

La langue vulgaire est d’abord utilisée pour des textes de nature hagiographique ou « historique ». Mais la fiction se sert aussi de ce nouveau mode d’expression, au point que le nom d’un « nouveau » genre littéraire, le « roman », n’est autre que celui de cette langue qui n´est pas le latin savant. « Mettre en romanz », c’est, en premier lieu, « translater », c’est-à-dire traduire du latin en langue vulgaire. Le savoir, estiment les écrivains de la seconde moitié du XIIe siècle, est passé de Grèce à Rome, puis de Rome en France : c’est la translatio studii. 1. Trois matières narratives (XIIe-XIIIe siècle)

L’esprit médiéval, qui aime les classifications, distingue d’abord trois matières narratives : 1.1. la matière antique, produit direct de la « translatio », qui reprend les grandes œuvres de l’Antiquité, et situe dans un Orient mythique les aventures de ses héros ; 1.2. la matière de France, qui relate les hauts faits de Charlemagne, de ses pairs et chevaliers : ce sont les chansons de geste ; 1.3. la matière de Bretagne qui s’inspire des légendes et des contes transmis oralement par les populations celtiques. 1. 1. La matière antique (ou le cycle classique)

Les premiers romans français adaptent des œuvres de l’Antiquité latine et traite ce qu’on

appelle au XIIe siècle la matière de Rome. Leur liste n’est pas très longue. a) Le « Roman d’Alexandre »

Tout au long du XIIe siècle se succèdent de nombreuses versions du Roman d’Alexandre, récit de la vie et des conquêtes du roi de Macédoine. La source en est un texte grec du II. s. avant J.-C. d’un auteur inconnu appelé le pseudo-Callisthène. Cette sorte de roman a été connue en Occident par ses traductions en latin.

Le plus vieux document connu de cette époque est un poème en franco-provençal sur la jeunesse d’Alexandre le Grand composé par un certain Alberich de Pisançon à la fin du XIe siècle ou dans les premières années du XIIe siècle, dont il nous reste un fragment de 105 octosyllabes groupés en quinze laisses. Après un Alexandre en vers décasyllabique (vers 1160-1165) et d’autres versions aujourd’hui perdues, toute cette matière est rassemblée après 1177-1180 par Alexandre de Paris en un long Roman d’Alexandre écrit en laisses rimées de vers de douze pieds, et ce vers sera appelé alexandrin. Tous ces textes ne célèbrent pas seulement en Alexandre le conquérant, mais aussi l’esprit savant formé par Aristote. Les premiers poèmes sur Alexandre ne sont au fond que des chansons de geste sur des sujets antiques. b) Le « Roman de Thèbes » (vers 1155), le premier « roman » composé d’octosyllabes à rimes plates (et d’après sa langue, dans le Poitou nord-occidental). En se fondant sur la Thébaïde du poète latin Stace, très admirée au Moyen Age, l´auteur raconte l’histoire d’Œdipe afin d´expliquer que la terrible haine qui anime les deux frères, Etéocle et Polynice déclenchant la guerre entre les Grecs et les Thébains, résulte du double péché de leur père, parricide et incestueux. Son roman n’est pas une imitation servile, il reflète la mentalité du XIIe siècle ; on y sent l’influence des chansons de geste et en particulier de la Chanson de Roland.

Page 46: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

46

c) Le « Roman d’Enéas » (vers 1160) est une adaptation, le plus souvent très libre, de l’Enéide (Aeneis) de Virgile (Publius Virgilius Maro, 70-19 av. J.-C.). Rédigé en 10 156 octosyllabes en dialecte normand, mais on ne sait par qui, sans doute par un clerc normand attaché à la cour des Plantagenêts. Virgile est suivi assez fidèlement. Le sujet antique a été, dans cette imitation comme dans tous les autres poèmes du cycle classique, transposé dans la langue de la société médiévale. La grande originalité du poète médiéval est la place qu’il fait à l’amour ; c’est la manifeste influence d’Ovide ; les épisodes amoureux présentent un intérêt psychologique par la définition de l’amour, et montrent que l’esprit et le goût se sont détachés de la vieille littérature épique française, absolument ignorante des complications sentimentales. d) Le « Roman de Troie », composé par Benoît de Sainte-Maure (ville située entre Chinon et Loches) vers 1165, développe en plus de 30 000 vers octosyllabiques rimés en dialecte tourangeau, les sèches compilations sur la guerre de Troie que sont l´Historia de excidio Trojae (VIe s.) de Darès le Phrygien et l’Ephemeris belli Trojani (IVe s.) de Dictys le Crétois. Le poème est dédié à Aliénor de Guyenne, reine d’Angleterre. L´auteur raconte les principaux épisodes de l´histoire de Troie jusqu´à la prise de la ville favorisée par l´immense cheval de bois. Il entrelace les scènes guerrières et les scènes sentimentales. Le roman de Troie se caractérise aussi par des réflexions sur l´exercice du pouvoir, par l´art de la description de villes, de tombaux, de merveilles). Le trouvère s´attarde longuement sur les richesses de la chambre nuptiale de Pâris et Hélène. De fascinants automates sont disposés aux quatre angles de cette pièce. Deux jeunes filles (l´automate au miroir et l´automate aux jeux) et deux jeunes hommes (l´automate musicien et l´automate des manières courtoises). e) Le « Roman d’Eracle » (1177) par Gautier d’Arras.

Gautier d’Arras (1) reprend à son compte le mythe de la translatio studii, cette fois de Rome à Constantinople, et l’espoir de la rechristianisation des lieux saints. Il met en scène dans ce roman le futur empereur Eracle, c’est-à-dire Héraclius, qui reprend la Vraie Croix du Christ aux Infidèles et la rapporte à Jérusalem. L’enfance et la naissance même d’Eracle sont placées sous le signe du prodige, ici réinterprété comme une série de miracles chrétiens, bien qu’il soit d’origine tout à fait païenne. 1. 2. La matière de France et la chanson de geste

On appelle « chansons de geste » ensemble de poèmes épiques du Moyen Age relatant les hauts faits d’un héros.

Elles relatent les hauts faits de Charlemagne, de ses pairs et chevaliers. Ces chansons, nous les connaissons grâce aux copies manuscrites qui en ont été faites. Ces copies sont tardives (XIIe et XIIIe siècle), souvent d´origine anglo-normande, mais les chansons de geste ne paraissent pas avoir été recueillies ni composées primitivement dans cet idiome.

L´examen des textes indique que, plus vraisemblablement, leur aire géographique originelle correspondrait aux anciens pays de l´Ile-de-France, du Beauvaisis à la Champagne, étant donné que la langue qui paraît avoir été la plus couramment employée est celle du nord et du nord-est du bassin parisien, a savoir un francien qui offre parfois des caractères secondaires normano-picards et champenois.

a. La forme : La chanson de geste se présente comme un texte en vers, partagé en un certain nombre de « strophes » que l’on appelle laisses, et qui constituent la plus petite unité narrative du récit. Ces laisses peuvent être de longueur inégale, dans une même chanson de geste. Le vers le plus employé dans la chanson de geste est probablement le décasyllabe, mais d’autres peuvent être utilisés. Il n’y a pas de rimes dans ces vers, mais ce que l’on appelle l’assonance : le dernier son vocalique de chaque vers d’une laisse est toujours le même, mais les consonnes qui l’entourent sont libres.

Page 47: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

47

La longueur des chansons de geste est également très variable ; la Chanson de Roland, considérée comme le modèle du genre, compte 4 002 vers. b) Le contenu : La chanson de geste est une épopée : comme son nom l’indique, elle est récitation (ou « chanson ») des hauts faits, du latin gesta, des héros qui sont les chevaliers. Epopée chrétienne, elle se consacre aux prouesses des chevaliers chrétiens qui combattent les Sarrasins. L’essentiel de la chanson de geste consiste en récits de combats surhumains, et en descriptions fabuleuses des combattants.

1. Le cycle de Charlemagne Les chansons de geste se regroupent en trois ensembles, que l’on appelle « cycles ». Le

premier constitué, et le plus ancien, dont fait partie la Chanson de Roland, est le « cycle de Charlemagne », ou « cycle de l’Empereur » : entouré des « pairs » de France, et de ses vaillants « barons », Charlemagne est le personnage central de ces chansons, qui retracent sa carrière et ses luttes contre les Sarrasins. [Note : Charlemagne, en lat. Carolus Magnus « Charles le Grand », en all. Karl der Grosse, 742-814 ; empereur d´Occident, 800-814 ; en l´an 800, le pape Léon III couronna Charles empereur d´Occident ; son empire fut gouverné d´Aix-la-Chapelle]. 1.4. Le cycle de Garin de Monglane (héros d’un cycle de chansons de geste de la fin du XIIIe s. ; ses descendants, Girart de Vienne et Guillaume d’Orange défendirent contre les Sarrasins la Provence, le Languedoc et la Catalogne).

Le deuxième cycle est donc la « geste de Garin de Monglane » : le personnage principal en est Guillaume au Courb Nez (nez crochu) l’un des fils de Garin, que l’on suit depuis ses « Enfances », c’est-à-dire ses premières actions de chevalier, jusqu’à sa retraite dans un couvent et sa fin édifiante (Moniage Guillaume). Tous les membres de sa famille ont droit à leur chanson. Ce cycle témoigne d’un affaiblissement du mythe de l’Empereur.

2. Le cycle des Barons révoltés

Le représentant le plus ancien de ce cycle est Gormont et Isembart, histoire d’un chevalier chrétien renégat qui combat au côté des Sarrasins.

Ces chansons n’ont pas d’autre rapport entre elles que le motif de la rébellion contre l’ordre et le pouvoir établis, contrairement à celles des deux premiers cycles. Elles mettent en cause le pouvoir et la justice de l’Empereur : celui-ci y apparaît parfois sous des traits assez sombres, alors que les « héros », qui se soulèvent contre son autorité et s’engagent contre son gré dans des conflits féodaux, s’attirent souvent la sympathie du public. La diffusion Comme pour la plupart des textes médiévaux, on ignore à peu près tout des auteurs des chansons de geste. Les jongleurs sont en tout cas les « diffuseurs » des chansons de geste, qu’ils «représentent aussi bien sur des tréteaux de fortune dans les villes et les bourgs que sur les routes de pèlerinage, ou à la cour des grands seigneurs féodaux, en général illettrés et amateurs de ces textes indépendants de la littérature des « clercs ». Sans doute les jongleurs (joculatores), qui sont d’abord des saltimbanques, travaillent-ils en troupes : un narrateur-chanteur produit le récit, cependant que d’autres miment les événements décrits. De nombreux signes subsistent dans toutes les chansons de leur origine orale et de leur récitation

Page 48: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

48

devant un public qui n’était pas toujours très attentif : moyens mnémotechniques pour retrouver le texte (par ex. les variations sur un thème que constituent les laisses), appels au silence adressés en termes parfois énergiques au public, et peut-être cette énigmatique exclamation de AOI, qu’on retrouve dans plusieurs textes sans savoir quel en est le sens ou la valeur. 3. Chanson de Roland (vers 1100) Récit de guerres légendaires de Charlemagne en Espagne, lutte soutenue par Roland à Roncevaux, extermination des infidèles et du traître Ganelon par l’Empereur : il en existe plusieurs rédactions diverses de dates et de langue (sept manuscrits sont parvenus jusqu’à nous).

La version la plus ancienne est celle qui a été conservée dans un manuscrit devenu célèbre de la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford (O). C’est à elle que l’on se réfère quand on parle simplement de la Chanson de Roland.

a) La date de la « Chanson de Roland » : Elle a probablement été composée aux alentours de 1100, mais l’événement qui lui fournit son sujet – la bataille de Roncevaux – s’est déroulé le 15 août 778. b) L’événement : la bataille de Roncevaux : Que savons-nous de cet événement ? Pour l’année 778, les Annales royales mentionnent une expédition victorieuse de Charlemagne en Espagne, mais ne parlent pas d’une quelconque défaite. Cependant, une seconde rédaction postérieure d’une vingtaine d’années ajoute qu’au retour d’Espagne beaucoup de chefs francs furent tués dans une embuscade tendue par les Basques. Aucune des victimes n’est nommée. Vers 830, la Vita Karoli Magni d’Eginhard [chroniqueur franc, v. 770-840, ami de Charlemagne] rapporte que dans la traversée des Pyrénées l’empereur « éprouva quelque peu la perfidie des Basques » et ajoute que « dans cette bataille furent tués le sénéchal Eggihard, Anselme, comte du palais, et Roland, duc de la Marche de Bretagne, entre beaucoup d’autres ». L’épitaphe d’Eggihard, qui nous a été conservée d’autre parte, précise qu’il est mort le 15 août, ce qui nous permet de connaître le jour exacte de la bataille.

Tout en confirmant la célébrité croissante de la bataille de Roncevaux, la Chanson de Roland prendrait deux libertés fondamentales avec l’histoire, en donnant à Roland une importance qu’il n’a jamais eue – à supposer même que le personnage ait réellement existé – et en substituant les Sarrasins aux Basques.

La seule mention de la Chanson de Roland suffit pour déclencher un déluge de superlatifs : le premier grand monument de la littérature française, le premier en date, et le plus riche des poèmes épiques français, ou encore l´œuvre la plus connue du Moyen Age français, la plus belle des épopées nationales…

c) Le résumée de l´œuvre :

Charlemagne combat victorieusement depuis 7 ans en Espagne contre les Sarrasins. Seule lui résiste la cité de Saragosse dont Marsile est roi. Celui-ci, à la limite de ses possibilités de résistance, demande la paix avec le dessein de manquer aux éventuels accords, à peine les Français auront-ils quitté la Péninsule. Parmi les membres de l’état-major chrétien, Roland est pour la guerre jusqu’à la destruction totale de l’ennemi ; mais c’est l’avis du plus grand nombre qui prévaut, c’est-à-dire la discussion des offres de Marsile. Qui ira donc à Saragosse traiter au nom de Charlemagne ? Pour cette mission, plusieurs barons [baron : implique à la fois un rang très élevé dans la hiérarchie sociale – homme de haute naissance, proche vassal du roi ou d´un seigneur, et les qualités les plus appréciées de la caste guerrière, la vaillance et la force] parmi les plus valeureux se mettent en ligne ; mais l’empereur refuse, ne voulant pas courir le risque de perdre l’un d’entre eux. Roland propose alors Ganelon, son beau-père

Page 49: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

49

[parâtre], en même temps beau-frère de Charlemagne. La proposition est acceptée. Ganelon a senti une intention hostile de la part de son beau-fils dans cette désignation et part plein de rancœur. Les Sarrasins l’ayant compris le poussent à la trahison qui lui offrirait les moyens de se venger. Marsile feindra d’accepter toutes les conditions posées par Charlemagne, y compris l’obligation de se convertir ; sur quoi Ganelon convaincra son roi de retourner en France ; dans les gorges des Pyrénées [défilé de Roncevaux], l’arrière-garde franque où se trouvera Roland avec les guerriers les plus valeureux sera attaqués et détruite [les douze Pairs sont membres d´un compagnonnage d´élite de l´armée impériale, ce sont, dans notre poème : Roland, Olivier, Gerin, Gerier, Berengier, Oton, Samson, Engelier, Ivon, Ivoire, Anseis, Gerard de Roussillon ; la parenté avec les douze apôtres est évidente.] Le plan concerté réussit. Vingt mille hommes qui comptent parmi les meilleurs, commandés par Roland sont attaqués dans les gorges de Roncevaux par les Sarrasins bien plus nombreux. Bien que les chrétiens accomplissent des prodiges de valeur, infligeant à leurs adversaires d’énormes pertes, inévitablement le nombre a l’avantage sur l’héroïsme ; quand le gros de l’armée, appelé par le son du cor merveilleux de Roland (mais trop tard à cause de la répugnance obstinée de Roland à s’en servir), revient sur ses pas, il ne trouve sur le champ de bataille ensanglanté que des milliers de cadavres. Une intervention divine arrête le soleil, et prolonge le jour de telle sorte que les Francs peuvent rejoindre les troupes des païens survivants qui se retirent, et en font un grand carnage, les repoussant jusqu’à l’Ebre. Marsile, mutilé de la main droite, regagne péniblement Saragosse. Sa défaite coïncide avec l’arrivée en Europe de Baligant, émir de Babylone [Vieux-Caire en Egypte], qui depuis un certain temps s’était préparé à lui prêter secours, et a rassemblé des hommes de 40 royaumes. A peine Charlemagne a-t-il fini de célébrer, à Roncevaux, les funérailles de ses morts que l’attaque des troupes de Baligant se dessine. La terrible bataille trouve son point culminant dans un duel qui met aux prises les deux chefs suprêmes : l’émir (Baligant) est abattu ; à sa mort les Infidèles prennent la fuite ; les Francs pénètrent dans Saragosse ; Marsile meurt de chagrin ; la guerre est finie. Ayant laissé des garnisons dans le nouveau territoire conquis, Charlemagne rentre à Aix-la-Chapelle ; la fiancée de Roland, Aude, à la nouvelle de la mort du comte meurt sur le coup ; Ganelon est jugé et écartelé ; la reine Bramimunde, veuve de Marsile, reçoit le baptême. Bref, s’inspirant de faits historiques qu’elle magnifie considérablement, La Chanson de Roland est construite selon deux mouvements :

1. trahison de Ganelon, beau-père jaloux du « preux » Roland, attaque de l’arrière-garde de l’armée franque par les Sarrasins, défense héroïque de Roland, d’Olivier, de l’archevêque Turpin et de leurs compagnons, qui meurent jusqu’au dernier ;

2. retour, trop tardif, de Charlemagne rappelé par le son du cor de Roland, victoire sur les infidèles qui venge la mort des héros, et jugement du traître Ganelon

d) Le poème : Tout ce récit est exposé en 4002 décasyllabes, rassemblés en laisses plus ou moins longs, toujours assonancés et faits pour être chantés sur une mélodie uniforme.

Auteur, signification, date de composition de la Chanson de Roland ont été et continuent à être l’objet de savantes discussions. Le dernier vers fait mention d’un certain « Turoldus » :

Ci falt la geste que Turoldus declinet [«Ici finit l’histoire que Turold fait connaître »]

dans lequel on peut voir le poète de la Chanson, et qui a été identifié avec différents personnages historiques. L’identification qu’accueille favorablement la critique de nos jours est celle d’un Théroulde, évêque de Bayeux, plus tard moine à l’abbaye du Bec en Normandie, ayant vécu vers la fin du XIe siècle. En réalité, il est difficile de préciser le sens du vers, et ce Théroulde peut aussi bien désigner un jongleur qui chantait la geste, que le

Page 50: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

50

copiste qui venait de finir de la recopier, ou encore l’auteur d’une source latine ou vulgaire, en prose ou en vers, utilisé par un imitateur anonyme.

Dans le plus ancien manuscrit, celui d’Oxford, la Chanson de Roland est dépourvue de titre. Il s’agit d’un codex de parchemin, de petit format ; la langue de ce manuscrit est de coloris anglo-normand, mais y transparaissent d’autres éléments linguistiques. De toute façon, l’œuvre fut certainement composée sur le continent, dans l’Ile-de-France, la Normandie ou la Picardie. AOI – propre à la Chanson de Roland d’Oxford -, reste l’énigme la plus débattue du poème : s’agirait-il d’un refrain musical, d’une indication destinée au jongleur qui récite ou bien au scribe qui transcrit, d’une abréviation d’amen, d’alléluia, d’ainsi soit-il, d’alpha oméga, Jésus, d’une interjection d’encouragement, d’un cri de ralliement, d’une invitation à écouter… ? AOI revient en tout 180 fois dans le texte ; la seule conclusion à tirer, c’est que AOI reste pour le moment inexplicable quant à sa fonction et à sa signification et qu’il est donc intraduisible. Pour la date de la composition, on est en mesure de fixer deux limites fondées sur des éléments positifs et solides : l’an 997 d’une part et l’an 1130 d’autre part. Des études récentes veulent que la Chanson soit tout à fait indépendante de la littérature historiographique relative à la croisade, et placent la création de la Chanson aux environs de 1120-1125. e) Un extrait de la Chanson de Roland : I – Voici l’épisode où Roland s’est enfin décidé à « sonner l’olifant » qui fera revenir Charlemagne : la bataille est désespérée ; Olivier le « sage » avait déjà demandé à son compagnon de rappeler les Francs. De crainte de passer pour lâche, Roland avait refusé ; lorsqu’il est prêt à le faire, Olivier le raille en déclarant qu’il n’est plus temps et que Roland est responsable de la mort de ses compagnons ? L’archevêque Turpin [de Reims], fort vaillant chevalier autant qu’homme de Dieu, les réconcilie, et Roland sonne de toute sa force.

133 Rollant ad mis l’olifan a sa buche, Empeint le ben, par grant vertut le sunet. Halt sunt li pui e la voiz est mult lunge : Granz trente liwes l’oïrent il respundre. Karles l’oït e ses cumpaignes tutes. Co dit li reis: « Bataille funt nostre hume ! » E Guenelun li respundit encuntre: ‘S’altre l’ desist, ja semblast grant mençunge.“ AOI [« Roland a mis l’olifant à sa bouche, il le serre bien, il sonne de tout son souffle. Hauts sont les monts, et le son porte loin ; On entendit l’écho à trente lieues et plus. Charles l’entendit, et toute son armée. Le roi déclare : »Nos hommes livrent bataille ! » Et à l’inverse Ganelon lui répondit : « Si un autre que vous le disait, cela semblerait un grand mensonge. »] 134 Le comte Roland, avec peine et souffrance, A grande douleur sonne son olifant.

Page 51: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

51

Le sang jaillit, clair, par la bouche : De son cerveau la tempe se rompt. Du cor qu’il tient le son porte très loin : Charles l’entend au passage des cols, Naimes l’entendit, et les Français l’écoutent. Le roi déclare : »J’entends le cor de Roland ! Il ne l’aurait jamais sonné s’il n’avait pas eu à se battre. » Ganelon répond : »Pas du tout, il n’y a pas de bataille ! Vous êtes bien vieux, votre chef est fleuri et blanc ; Par de tels mots, vous ressemblez à un enfant. Vous connaissez fort bien le grand orgueil de Roland ; On est surpris que Dieu le tolère si longtemps. Déjà il prit Noples sans votre ordre : Les Sarrasins de la ville firent une sortie, Livrèrent bataille au bon vassal Roland ; Il fit laver alors son épieu avec de l’eau Pour que leur sang répandu ne se vît pas. Pour un seul lièvre, il sonne le cor à longueur de journée. En ce moment, il fait de l’effet devant ses pairs. Personne au monde n’oserait engager le combat avec lui. Chevauchez donc ! Pourquoi vous arrêter ? Elle est bien loin devant nous, la Terre des Aïeux. » AOI 135 Le comte Roland a la bouche sanglante : De son cerveau la tempe est rompue. Avec douleur et peine il sonne l’olifant. Charles l’entendit, et ses Français l’écoutent. Le roi déclare : »Ce cor a longue haleine ! » « Un chevalier y met toutes ses forces », répond le duc Naimes. « A mon avis, il est en train de se battre, et celui-là l’a trahi qui vous demande de ne rien y faire. Armez-vous donc, poussez votre cri de guerre, Et secourez vos nobles et proches vassaux ; Vous entendez bien que Roland se lamente ! » Li quens Rollant ad la buche sanlente : De sun cervel rumput en est li temples. L’olifan sunet a dulor e a peine. Karles l’oït, e ses Franceis l’entendent. Co dist li reis:”Cel corn ad lunge aleine!” Respont dux neimes: « Baron i fait la peine ! Bataille i ad, par le men escientre. Cil l’at trait ki vos en roevet feindre. Adubez vos, si crïez vostre enseigne, Si sucurez vostre maisnee gente ; Asez oez que Rollant se dementet ! » 136 L’empereur a fait sonner ses cors, Les Francs descendent de cheval et s’arment

Page 52: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

52

D’épées dorées, de hauberts et de heaumes ; Leurs écus sont beaux, leurs épieux grands et forts, Leurs gonfanons blancs, vermeils et bleus. Tous les barons de l’armée montent sur leurs destriers, Piquent fort des deux en traversant les cols. Il n’est pas un qui ne dise à l’autre : « Si nous pouvions revoir Roland avant sa mort, nous frapperions avec lui de grands coups. » Mais à quoi bon ? Ils ont trop tardé. Li empereres ad fait suner ses corns. Franceis descendent, si adubent lor cors D’osbercs e d’elmes e d’espees a or. Escuz unt genz e espiez granz e forz E gunfanuns blancs e vermeilz e blois. Es destrers muntent tuit li barun de l’ost, Brochent ad ait tant cum durent li port. N’i ad celoi a l’altre ne parolt : « Se veïssum Rollant einz qu’il fust mort, Ensembl’ od lui i durrïums granz colps. » De ço qui calt ? Car demurét unt trop. Traduction de Ian Short

1.3. La matière de Bretagne

A côté du fonds grec et romain, les écrivains médiévaux disposent d’un fonds d’origine celtique, qui leur procure aussi bien des formes littéraires inédites qu’un foisonnement de motifs et de légendes.

Par « matière de Bretagne » on désigne l’ensemble des récits et légendes qui mettent en scène, analysent ou racontent l’histoire supposée des royaumes de Grande et Petite Bretagne, c’est-à-dire du Pays de Galles et de Cornouailles d’une part et d’Armorique d’autre part. Cette matière est transmise par les « conteurs » bretons, et représente le passage d’une littérature orale à une littérature écrite.

Les romans communément qualifiés de bretons sont consacrés les uns au roi Arthur et aux chevaliers de sa cour (on les dénomme romans arthuriens ou roman de la Table ronde, ou le cycle arthurien), les autres à la légende de Tristan et Iseut (le cycle tristanesque). Les plus anciens des romans arthuriens que nous possédons sont dus à Chrétien de Troyes. S’y mêle étroitement, mais de manière toujours énigmatique, tout ce qui concerne le Graal.

1. Données historiques

Elles sont très pauvres ; des fouilles en Cornouailles, Pays de Galles et Devon ont permis de mettre au jour dans cette région une civilisation intermédiaire entre l’âge romain et l’âge roman. Un roi y aurait vécu au début du VIe siècle, y aurait lutté contre les envahisseurs saxons et aurait unifié la contrée déchirée par les conflits entre les clans ; il serait mort vers 573. 2. Thèmes et symboles L’un des thèmes les plus riches que la matière de Bretagne emprunte à l’imaginaire celtique est celui de l’Autre Monde (le monde du sidh, c’est-à-dire du tertre funéraire), dans lequel se sont réfugiés, à l’arrivée en « Bretagne » - la Grande et la Petite – des « chevaliers » descendants d’Enée ou même d’Alexandre.

Page 53: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

53

En effet, en 1155, c’est-à-dire à peu près au moment où s’écrit le Roman de Thèbes, Robert Wace (Jersey 1110-Angleterre, v. 1180), un clerc de Caen, achève son Roman de Brut. Brut, c’est Brutus, l’arrière-petit-fils d’Enée, qui contraint de quitter le Latium, gagne l’Angleterre et s’y taille un royaume. Le roman se poursuit par l’histoire de ses successeurs, au nombre desquels le roi Arthur. Or le Brut de Wace est pour l’essentiel une adaptation de l’Historia regum Britanniae [« Histoire des rois de Bretagne »] écrite en latin en 1136 par le clerc, puis évêque, gallois Geoffroy de Monmouth. Il y raconte les origines troyennes de la Bretagne insulaire et les aventures fabuleuses du roi Artus. Animé d’un ardent nationalisme « breton », c’est-à-dire celtique, Geoffroy fait une très large place au roi Arthur (Artus), dont la tradition voulait qu’il eut combattu les envahisseurs saxons au début du VIe siècle, à sa gloire et à ses conquêtes, à son père Uter, à leur protecteur l’enchanteur Merlin… Le mythe est construit et il sera surtout complété par Wace auquel Henri II Plantagenêt demande décrire en vers une chronique sur la même histoire. Notons que Wace est le premier à faire mention de la Table Ronde [les chevaliers de la table ronde : Galaad, Gauvain, Lancelot, Perceval, Yvain que le roi de Bretagne, Artus réunit une fois l´an, autour d´une « table ronde », où chacun à sa place marquée, sans querelle de préséance] que le jeune Arthur aurait instituée à l’apogée de son règne. Par ce récit, la légende rejoint la réalité : la monarchie anglaise est désormais rattachée à la prestigieuse lignée antique, et l’intérêt des épopées héroïques passe de la Méditerranée au monde breton. Mais Wace reconnaît dans le Brut qu’on en a tant raconté sur le roi Arthur qu’il est bien difficile de distinguer le vrai du faux.

Néanmoins Le Brute de Wace est à l´origine de tous les romans arthuriens ultérieurs. Le monde arthurien, qui va devenir, dès la seconde moitié du XIIe siècle, le cadre

privilégié du roman médiéval, ne prétend pas à la vérité. En quittant l’Antiquité et le monde méditerranéen pour la Bretagne et le temps du roi Arthur, le roman renonce à la vérité historique et doit se chercher une autre vérité. Une vérité qui est celle du sens : un sens qui se nourrit pour l’essentiel d’une réflexion sur la chevalerie et l’amour. Ce sera l’œuvre, dès les années 1170, de Chrétien de Troyes, dont le génie impose pour longtemps le model du roman courtois arthurien.

Mais c’est aussi le monde des Iles Merveilleuses, Inys Wytryn, l’île de Verre, Avallon, l’île des Pommes : c’est là que vivent les déesses ; c’est là qu’elles reçoivent les mortels ; c’est là que Morgue la Fée (ou la Fée Morgane) emmène à la fin des aventures son frère le roi Arthur pour le guérir de ses blessures. Il n’y pas d’étanchéité entre le monde « normal », celui des chevaliers, et l’Autre : auprès des fontaines, dans la forêt où ils errent en quête d’aventures, à côté des tombeaux, se rencontrent des créatures fabuleuses : chevaliers magiques, tout de vert vêtus sur un cheval vert (c’est la couleur de l’Au-delà), fées-amantes, cruelles ou bienveillantes, semblables à Morgane ou à Mélusine, créatures fabuleuses capables de se métamorphoser en oiseau ou en biche.

Les noms des personnages du cycle arthurien, comme du cycle tristanesque sont presque tous d’origine celtique.

Mais le problème le plus intéressant et le plus insoluble des romans bretons est celui du Graal. Sans doute est-il d’origine celtique : on l’a interprété comme un avatar du chaudron magique, attribut aussi du « héros » et de surcroît un géant – Brân Bendigeit, c’est-à-dire Brân le Béni. Chaudron corne d’abondance, puisqu’avec son contenu on peut nourrir toute une armée. Mais c’est aussi chaudron de résurrection : au soir d’une bataille, on y jette les guerriers morts et ils en ressortent tout vifs et prêts à combattre… mais muets.

Cependant, l’incertitude dans laquelle l’art de Chrétien de Troyes et l’inachèvement de son roman Conte du Graal laissent le lecteur quant à la nature exacte de cet ustensile, a permis à d’autres influences de s’exercer sur lui : influence orientale, qui a autorisé des lectures alchimiques, aussi bien que chrétiennes.

Page 54: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

54

3. Tristan et Iseult La première légende qui vient de « Bretagne », c’est-à-dire des Celtes, est celle de Tristan et Iseult. Il ne nous est pas possible de parler d’un « roman de Tristan » : paradoxalement, si l’on pense au succès de la légende, il ne reste en ancien français aucun « Tristan » complet, avant le roman en prose de la seconde moitié du XIIIe siècle, qui modifie beaucoup les données initiales. Pour reconstituer le fil des épisodes, il faut se référer à des « traductions » médiévales, allemandes comme celle de Gottfried von Strasburg, ou « norroise » comme celle de Frère Robert. 3.1. Le Tristan, de Béroul et le Tristan de Thomas

En français subsistent deux textes tronqués en vers : celui de Béroul, et celui de Thomas, et deux brefs fragments, que l’on appelle les Folies d’Oxford et de Berne parce qu’ils relatent des épisodes où Tristan se déguise en fou pour rendre visite à Iseult après son exil en Petite Bretagne.

Le Tristan, de Béroul, ou plutôt ce qui en reste, se situe au début des amours de Tristan et de la reine (Iseult), alors que les amants vivent à la cour du roi Marc et cherchent à déjouer sa jalousie. Ce texte est considéré comme plus proche d’une hypothétique version primitive, plus « sauvage », moins « courtois » que le Tristan de Thomas d’Angleterre, dont on ignore tout, si ce n’est qu’il dédie son livre à « tous les amants courtois ». La différence entre les deux auteurs (Béroul et Thomas) est bien marquée par l’emploi qu’ils font du philtre : chez Béroul, son effet est réduit à trois ans, et à ce moment les amants, qui vivent en sauvages dans la forêt de Morrois, sont heureux de chercher une réconciliation et de rentrer à la cour) ; pour Thomas, il s’agit avant tout d’un symbole, qui lie à jamais Tristan et Iseult.

Le roman de Béroul est probablement le plus ancien de tous les fragments tristaniens. On situe sa composition entre 1150 et 1190 (la critique actuelle se rapproche plutôt de la première date que de la seconde). Conservé par une copie unique (le manuscrit français 2171 de la Bibliothèque nationale) qui date de la seconde moitié du XIIIe siècle, le texte comporte de nombreuses fautes et lacunes. Le Tristan de Thomas est daté, avec plus de sûreté, de 1173. Il inspira Gottfried de Strasbourg pour son adaptation allemande du roman au XIIIe siècle. Il se présente sous la forme de plusieurs fragments lacunaires [incomplets] et discontinus. Cinq manuscrits restituent huit morceaux de l’histoire. Deux de ces manuscrits se trouvent à la bibliothèque Bodléienne d’Oxford. Ils livrent les fragments les plus importants de l’œuvre.

Evidemment, plus personne aujourd’hui n’imagine que Béroul et Thomas sont les inventeurs de la légende tristanienne. Ils seraient plutôt des « auteurs », au sens médiéval du mot, c’est-à-dire ceux qui augmentent (en latin, le verbe augere, « augmenter », est apparenté au mot auctor), élaborent et enrichissent un canevas [donnée première d´un ouvrage] légendaire hérité. Or, le témoignage des auteurs tristaniens concorde sur un point capital : l’existence d’une tradition orale tristanienne particulièrement vivante en Cornouailles. 3.2. Voici le résumé sommaire de la légende :

Tristan, fils de Rivalen, roi du Lénois (Loonois) et de Blanchefleur, sœur du roi Marc de Cornouailles, est dès sa naissance voué au malheur. Son père a perdu sa couronne, et sa mère est morte en le mettant au monde. Parti à l’aventure, Tristan (le « triste »), âgé de quinze ans, arrive à la cour de son oncle le roi Marc, et fait l’admiration de tous, tant il est brave et sait jouer de la harpe. Mais, ayant tué le géant Morholt, beau-frère du roi d’Irlande, il est blessé par sa lance empoisonnée et on le laisse seul, dans une barque à l’abandon, qui

Page 55: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

55

finit par aborder en Irlande où Tristan se fait passer pour le jongleur Tantris. La reine, accourue à son chevet, le guérit par enchantement et lui confie sa fille, Iseult la Blonde, pour qu’il l’initie à la musique. Revenu en Cornouailles, les barons l’accusent de vouloir empêcher le mariage de son oncle (le roi Marc). Alors Tristan offre d’aller chercher lui-même la seule femme que le roi Marc consente à épouser : cette Iseult dont il lui a tant parlé. De nouveau en Irlande, Tristan abat un dragon terrible, puis demande Iseut en mariage pour le roi Marc. Or, celle-ci s’étant aperçue qu’un éclat trouvé dans la tête du géant Morholt provient de l’épée de Tristan, la jeune fille veut tuer ce dernier. Sa mère obtient qu’elle pardonne et lui remet un philtre qui l’unira amoureusement au roi Marc. Toutefois, au cours de la traversée, Tristan et Iseult, par une fatale erreur, boivent le philtre d’amour qui les enchaînera jusqu’à la mort. Brangien (Brangaine), la servante se sacrifie à l’arrivée pour que le roi Marc ignore ce qui s’est produit pendant le voyage, et elle reste la complice des amants pendant toute la suite du récit. On célèbre bientôt les noces de Marc et d’Iseult : mais la nuit venue, Iseult se fait remplacer dans le lit nuptial par la fidèle Brangien. Tristan et Iseult continuent de s’aimer, mais les barons jaloux et le nain astronome, Frocin, découvrent leurs amours et s’efforcent d’en convaincre le roi incrédule : Tristan et Iseult échappent à plusieurs pièges, au besoin en se justifiant par de faux serments ; les deux amants malgré tout, continuent de se voir ; ils se donnent rendez-vous la nuit, dans le jardin, sous un arbre près de la fontaine et, pour converser avec la jeune fille, Tristan jette dans cette fontaine des morceaux de bois qui sont autant de signes convenus entre eux. Dénoncés de nouveau par le méchant nain Frocin, ils sont condamnés au bûcher ; mais, sauvés par miracle, ils se réfugient dans la forêt où ils mènent une vie misérable. Enfin on les découvre : or, les voyant si chastement dormir avec, entre eux deux, l’épée de Tristan qui les sépare, le roi Marc, ému, respecte leur sommeil. Mais, voulant laisser une trace de son passage, il dépose sa propre épée à la place de celle de Tristan, met au doigt d’Iseult son anneau et, avec son gant, la préserve d’un rayon de soleil. Touchés par tant de générosité, Iseult reparaît à la Cour et Tristan part en exil pour la Bretagne où il épouse la jolie fille du duc Hoel, Iseult aux Blanches Mains (« pour la beauté et pour le nom ») et se lie d’amitié avec son frère Kaherdin. Tristan, cependant, n’approche pas sa femme, et, par tous les moyens, tente de revoir Iseult la Blonde. Finalement blessé par une arme empoisonnée, il ne peut être guéri que par Iseult la Blonde ; il l’envoie chercher, mais Iseult aux Blanches Mains, jalouse, trompe le mourant en lui faisant croire que le navire arrive sans elle. Tristan meurt désespéré et Iseult la Blonde, à peine débarquée, s’écroule sur son corps et meurt. Le roi Marc, qui a appris en même temps la mort des amants et le secret du philtre, fait ensevelir les deux corps en Cornouailles, et bientôt de leur tombe vont surgir deux arbres qui s’entrelaceront indissolublement ; surtout que l’on ne s’avise point de les couper, car ils surgiraient plus vivants encore.

Il se peut, en effet, comme on l’a soutenu, que la légende de Tristan ait anciennement circulé chez les Pictes, qui l’auraient transmise aux Gallois, que les Gallois l’aient transmise aux Normands et qu’ainsi elle ait vécu dans les littératures celtiques avant de passer dans la littérature française.

Le compositeur allemand Richard Wagner (1813-1883) s’inspira de l’esprit même de la légende dans ce qu’elle a de plus pur dans son drame musical en trois actes : Tristan und Isolde. 4. - Marie de France (seconde moitié du XIIe siècle)

La « matière de Tristan » n’a pas suscité l’intérêt des seuls Béroul et Thomas ; tous les écrivains de la fin du XIIe siècle en sont imprégnés, et en subissent l’influence, que ce soit pour magnifier la légende des amants adultères, ou pour la rejeter en cherchant une autre solution (c’est le cas de Chrétien de Troyes).

Page 56: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

56

Marie de France a bien écrit un texte qui s’apparente aux romans de Tristan : c’est le Lai de Chèvrefeuille, qui transpose sur le plan symbolique l’union des amants.

4.1. Marie de France est le premier écrivain femme de la littérature française en langue vulgaire. On ignore à peu près tout de ce qui la concerne : les seules informations dont on dispose à son sujet sont fournies par l’un de ses vers ; il s’agit du vers 3 du lai Guigemar : Oez, seignur, que dit Marie, Ki en sun tens pas ne s’oblie. [« Ecoutez donc, seigneurs, les récits de Marie, qui tient sa place parmi les auteurs de son temps »] Consciente donc de la valeur de son œuvre principale Lais, cette Marie revendique sa place parmi les auteurs de son temps. Marie de France (Marie ai nun, si sui de France / « J´ai pour nom Marie et je suis de France »), c’est-à-dire d’Ile-de-France, ou, plus généralement, de France par rapport à l’Angleterre. Car Marie a probablement vécu en Angleterre, peut-être à la cour de Londres, la cour d’Henri II Plantagenêt (1154-1189), le plus brillant foyer intellectuel du monde occidental au XIIe siècle. De nombreuses hypothèses ont été élaborées à son sujet, l’identifiant à divers personnages historiques connus par ailleurs, mais aucune n’est probante.

L’œuvre de Marie de France s’inscrit dans cette éclatante cour de Londres. Elle exploite la matière de Bretagne. Les Lais seraient sa première oeuvre (vers 1170), suivie des Fables ésopiques (Ysopet, vers 1180, recueil de traduction de fables antiques attribuées à Esope, d’où le titre). L’Espurgatoire seint Patrice [« Le Purgatoire de saint Patrick »](après 1189), une traduction du Tractatus de Purgatorio sancti Patricii d’Henri de Saltrey, est également signé par une Marie, qui a traduit l’ouvrage en roman, c’est-à-dire en français, afin de le rendre accessible aux laïcs ignorants du latin. 4.2. Lais de Marie de France (« lai » dérive d’un mot celtique laid qui signifie chanson)

Les douze (12) lais, en octosyllabes à rimes plates, que l’auteur elle-même recueillit entre 1160 et 1170, sont des petites compositions qu’elle appelle « bretonnes ». Elle a rassemblé et transcrit en vers dans une langue souple et fine quelques-unes des plus belles légendes bretonnes, dont elle fit la découverte durant son séjour à la cour du roi Henri II d’Angleterre. Le recueil est d’ailleurs dédié à ce dernier : En votre honneur, noble roi, vous qui êtes si preux et courtois, vous que salue toute joie, vous dont le cœur donne naissance à toutes les vertus, j’ai entrepris de rassembler ces lais et de les raconter en vers, sire, avec le désir de vous les offrir. (Prologue) Seul un manuscrit de la seconde moitié du XIIIe siècle (le manuscrit Harley 978 de la British Library de Londres) contient l’ensemble : le prologue et les douze lais. Quatre autres manuscrits offrent un ou plusieurs lais. Tous les éditeurs des Lais ont donc choisi pour texte de base ce manuscrit H. Trois termes sont toujours liés aux récits de Marie : lai, conte, aventure. L’aventure est un point de rupture entre réel et surréel, un événement extraordinaire qui rompt la trame de la réalité. Elle peut se traduire par l’irruption du merveilleux dans le récit : Guigemar, qui a blessé une biche aux bois de cerf, entend celle-ci lui révéler son destin ; la

Page 57: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

57

prophétie commence à se réaliser quand il pénètre dans une nef mystérieuse qui, privée de pilote, l’amène à celle qui lui fera découvrir l’amour. Le héros, qui s’est « émerveillé » devant la prodigieuse richesse du navire, et qui voit celui-ci soudain en haute mer, comprend qu’il lui faut accepter l’aventure, cette aventure qui lui fera découvrir l’amour, le séparera de son amie avant de la lui rendre, quand il aura assez souffert : Bele, fet il, quels aventure « Belle, dit-il, c’est une merveilleuse aventure Que jo vus ai ici trovee » qui m’a permis de vous retrouver ici ! » Guigemar, vv. 822-823

Mais l’aventure peut aussi, sans basculer dans le surnaturel, introduire le héros dans un monde idéal où l’amour impossible aura enfin sa place : Le héros du Laustic (Le Rossignol) reçoit le cadavre du rossignol, qui semble signer la mort de son amour : « l’aventure le remplit de chagrin » (vers 147). Mais bien vite, immortalisant l’oiseau en l’enfermant dans un coffret précieux, il retourne le sens de l’aventure, qui lui permet de sauver à jamais son amour. De ces aventures dont la Bretagne - une Bretagne que Marie situe dans un passé mythique – est si fertile, les témoins (les anciens Bretons) ont voulu préserver le souvenir en composant des lais : « Je sais en toute certitude que ceux qui avaient commencé à les écrire et à les répandre avaient voulu perpétuer le souvenir des aventures qu’ils avaient entendues ». (Prologue, vv. 34-38) L’aventure donne naissance à une œuvre, le lai. Mais entre l’aventure et le lai, il y a le conte, la tradition orale née de l’aventure ; c’est de ces contes que les Bretons ont tiré leurs lais : Je vais vous raconter en peu de mots les contes dont je sais qu’ils sont vrais, les contes dont les Bretons ont tiré leurs lais. (Guigemar, vv. 19-21 ; Eliduc,vv. 1-2) Les contes que jo sai verais, dunt li Bretun unt fait les lais, vos conterai assez briefment.

Marie fait donc entrer dans la littérature écrite les récits qu’elle a « entendu conter », « les contes populaires » dont les Bretons ont tiré leurs lais. Mais que sont alors les lais ? L’épilogue de Guigemar le précise : « Du conte que vous venez d’entendre, on a tiré le lai de Guigemar, qu’on joue sur la harpe et la rote : la musique en est douce à entendre. » Ce lai est lié à une composition musicale. Il a en outre une valeur commémorative : il est toujours composé pur remembrance, pour garder le souvenir de l’aventure. Ainsi à l’aventure succéderaient le conte oral, le lai musical, puis le conte en vers. Dans le lai, qui désignait d’abord une spécificité bretonne, une œuvre à dominante musicale, liée à une aventure légendaire, l’élément narratif est devenu prépondérante : après Marie (et peut-être à la suite du succès de ses lais) s’est imposé le lai narratif – nouvelle en vers inspirée des lais bretons. Enfin, au XIVe siècle, devait se développer une nouvelle forme lyrique, le lai, sans rapport avec le lai narratif. Marie se réfère d’ailleurs sans cesse à des sources orales et situe ses récits en Bretagne.

Page 58: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

58

Trouve-t-on dans les Lais une problématique de l’amour ? Marie conte avant tout pour le plaisir de conter et le conte n’est jamais prétexte à poser un problème de casuistique amoureuse. Cependant, dans leur diversité, les récits fournissent la matière d’une véritable réflexion sur l’amour. Exemple : Guigemar serait un chevalier parfait s’il ne méprisait pas l’amour. Mais ce refus « lui est reproché comme une tare » et c’est au terme de douloureuses épreuves qu’il trouvera enfin le bonheur dans l’alliance de l’amour et de la prouesse : c’est exactement la morale des romans de Chrétien de Troyes. Ou bien, dans l’épilogue de Milon, Marie livre le secret du plaisir du conteur : » « De leur amour et de leur bonheur, Les anciens ont fait un lai ; Et moi, qui l’ai mis par écrit, J’ai grand plaisir à le raconter. » Les douze lais de Marie de France sont : Guigemar ; Equitan ; Le Fraisne [Le Frêne] ; Bisclavret ; Lanval ; Les Dous Amanz [Les Deux Amants] ; Yonec ; Austic [Le Rossignol] ; Milun [Milon] ; Chaitivel [Le Malheureux] ; Chievrfueil [Le Chèvrefeuille] ; Eliduc. 5. – Chrétien de Troyes (vers 1135-1185) Eléments biographiques : Nous savons fort peu de choses de la vie de celui que l’on s’accorde à reconnaître comme le premier « romancier » et le plus grand du Moyen Age, réduite le plus souvent à de simples hypothèses. Les seuls faits connus nous viennent des indications données par l’auteur lui-même dans les prologues de ses romans. Il serait né environ en 1135 et mort entre 1185 et 1190, et sa connaissance des œuvres d’Ovide porte à penser qu’il reçut la formation d’un clerc. Nous le connaissons sous le nom par lequel il se désigne lui-même dans le début d’Erec et Enide, « Crestiens de Troies » [Chrétien de Troyes], et simplement Chrétien partout ailleurs. Il était au service de la cour de Champagne, et plus particulièrement de la comtesse Marie, fille d’Aliénor d’Aquitaine, puis de Philippe de Flandres à qui il a dédié Le Conte du Graal. Œuvres : Du parcours littéraire de Chrétien de Troyes, nous savons qu’entre 1160 et 1170 il a traduit des textes d’Ovide dont seul un Philomena est parvenu jusqu’à nous, et il a écrit un poème sur « le roi Marc et d’Ysalt la blonde », perdu lui aussi. Puis vient son premier roman arthurien (v. 1165) : Erec et Enide, suivi vers 1176 de Cligès. C’est entre 1177 et 1181 que Chrétien rédige le Chevalier de la Charrette (Lancelot) et Le Chevalier au lion (Yvain). Sa dernière œuvre connue est Le Conte du Graal (Perceval) écrite entre 1181 et 1185, restée inachevée, peut-être en raison de sa mort. L’importance exceptionnelle des cinq romans de Chrétien de Troyes justifie que l’on donne de chacun de bref résumé. - « Erec et Enide » : Pendant que le roi Arthur remet en honneur la chasse au Blanc Cerf, Erec, fils du roi Lac, qui tenait compagnie à la reine Guenièvre, est amené à suivre un chevalier insolent. Il remporte contre lui le prix d’un tournoi et gagne en même temps la belle, noble et pauvre Enide, dont il est tombé amoureux. Avec le consentement du roi Arthur et de son épouse Guenièvre, les jeunes gens se marient. Mais Erec s’endort dans les délices de l’amour et néglige ses devoirs chevaleresques. On murmure autour de lui qu’il est « récréant d’armes » [« odmara se od oružja »] et de chevalerie, c’est-à-dire qu’il y renonce. Sa femme, Enide, se reproche d’en être la cause ; Erec surprend ses plaintes et la contraint à lui avouer les bruits qui courent sur son compte. Alors il l’entraîne dans les plus folles aventures, dont il triomphe par sa

Page 59: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

59

bravoure, lui montrant qu’il n’a rien perdu, et les époux se retrouvent unis à la cour du roi Arthur. - « Cligès » : Alexandre, fils de l’empereur de Constantinople, fait son apprentissage chevaleresque et sentimental à la cour du roi Arthur où il épouse la belle Soredamor. Ils ont un fils, Cligès. De retour à Constantinople, Alexandre laisse avant de mourir le trône à son frère cadet Alis, à condition que celui-ci ne se marie pas pour préserver les droits de son neveu. Plus tard, Alis épouse pourtant la jeune Fénice, fille de l’empereur d’Allemagne. Cligès et elle s’aiment sans se le dire. Fénice ne veut pas connaître la situation d’Iseut dont le corps était à deux hommes et le cœur à un seul. Elle réussit à préserver sa virginité : par l’effet d’une drogue, son mari ne la possède qu’en rêve. Après un séjour à la cour d’Arthur, Cligès finit par avouer son amour. Un nouveau recours à la magie permet aux amants de vivre secrètement ensemble. Découverts, ils se réfugient auprès d’Arthur dont le projet d’expédition militaire pour chasser Alis du trône est rendu inutile par la mort providentielle de ce dernier. - Yvain ou Le « Chevalier au Lion » (du nom du noble animal qu’il délivre de l’étreinte d’un serpent et qui désormais le suit partout) nous ramène au thème initial de l’amour et de l’aventure : Yvain, après avoir tué Esclados le Roux, épouse sa veuve Laudine ; mais à l’instigation de Gauvain, neveu d’Arthur, la quitte, quinze jours après les noces, pour courir aventures un an, avec son consentement. Mais comme il oublie le terme fixé, elle le chasse cruellement et il en devient fou, puis, guéri, devra, avant d’obtenir son pardon, accomplir, au service des faibles, de nombreux exploits, aidé par le lion fidèle et reconnaissant qu’il l’a un jour délivré d’un serpent. - Lancelot ou Le « Chevalier de la Charrette » : retrace la quête de Lancelot pour arracher la reine Guenièvre, enlevée par Méléagant pour l’emmener dans le mystérieux royaume de Gorre, « le royaume d’où nul n’échappe ». Elle s’abandonne à lui, mais non sans lui reprocher durement d’abord d’avoir hésité avant de monter dans la charrette patibulaire du nain (destinée aux condamnés) pour entreprendre la plus difficile des délivrances. Le texte fait de Lancelot du Lac l’amant de la reine Guenièvre, soumis aux moindres caprices de sa dame, qu’il délivre par sa prouesse de la captivité. Chrétien s’arrête peu après avoir réuni pour une nuit, la première et peut-être la seule dans son projet, les deux amants courtois.

Chrétien n’a pas achevé ce roman, et c’est un continuateur qui a repris l’histoire pour la mener à bonne fin. On interprète cette attitude comme la marque de la répugnance de l’écrivain à l’égard d’un sujet qui lui aurait été imposé du dehors, par la comtesse de Champagne, et qui est la plus parfaite illustration de la fin’amor adultère. Ici l’idéal chevaleresque s’enrichit de l’idéologie courtoise. Il fit achever le roman par Geoffroy de Lagny.

Chrétien de Troyes est le premier « romancier » à pratiquer le retour des personnages. - Perceval ou le Conte du Graal : Perceval, après la mort de son père et de ses frères, qui ont succombé dans un tournoi, est élevé par sa mère veuve : celle-ci s’est retirée au plus profond d’une vaste forêt, afin que l’enfant ignore tout des lois et même de l’existence de la Chevalerie qui lui a pris son époux et ses fils. Mais, un jour, le jeune garçon rencontre des chevaliers et il est tellement bouleversé par la beauté de leur équipage et de leurs armes qu’il décide de se rendre à la cour du roi Arthur. Il fait alors ses adieux à sa mère qui, après lui avoir donné d’ultimes conseils, s’abandonne à son désespoir et meurt. Vêtu en bûcheron, il arrive au château du Riche Pêcheur. Hébergé dans son château, il assiste à la procession du Graal (le mot désigne à cette époque une sorte de grand plat creux) et de la lance qui saigne sans poser de question sur ces objets : le jour suivant, tout a disparu, et le jeune homme doit reprendre ses errances. Dans la forêt une jeune fille, qui se révèle être sa cousine et devant

Page 60: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

60

laquelle il découvre son propre nom qu’il ignorait jusque-là – Perceval le Gallois – le maudit pour son silence et lui en révèle la cause : il porte le péché de la mort de sa mère, tuée par le chagrin de son départ. Il retrouve la cour du roi Arthur, puis part à la recherche du château du Graal, tandis que d’autres chevaliers se lancent dans diverses quêtes. Le roman suit alors les aventures de Gauvain et ne revient qu’une fois à Perceval : celui-ci, qui a oublié Dieu pendant cinq ans, se confesse à un ermite, son oncle, et apprend les liens familiaux qui l’unissent au monde du Graal. Gauvain, pour sa part, finit par retrouver, dans un château sur la rive d’où l’on ne revient pas, sa sœur, sa mère et celle du roi Arthur. Le roman, qui est le premier à aborder ce thème du Graal, s’interrompt peu après. Le conte du Graal est resté inachevé et à la fin du XIIe s. et au début du XIIIe s. quatre continuateurs se sont efforcés de donner une fin aux aventures des deux héros : ils n’y sont arrivés qu’au bout de quelques 60 000 vers, alors que le texte de Chrétien en compte à peine 10 000. En fait, l’identité du « Graal », mystérieux objet que voit passer dans un cortège compliqué le jeune Perceval, est loin d’être claire ; il peut s’agir d’un objet celtique, chaudron de Brân le Béni ou bien d’un objet chrétien doté d’une énigmatique valeur liturgique. La plupart des continuateurs en vers, ainsi que l’ensemble des romans en prose du XIIIe siècle qui reprendront le thème du Graal, le christianiseront entièrement au point d’en faire le « Saint Graal », coupe dans laquelle Joseph d’Arimathie recueillit le sang de Jésus-Christ. *****

XIVe-XVe siècles

I.- La poésie didactique et morale : Alain Chartier ; Eustache Deschamps

La poésie lyrique des troubadours est entrée en décadence dès le début du XIIIe siècle, et a presque totalement disparu ensuite. Celle des trouvères de langue d’oïl se raréfie, en partie à cause de l’épuisement de l’idéologie courtoise, de moins en moins adaptée aux réalités politiques et économiques. Cependant, le XIVe et le XVe siècle voient naître et se développer de nouveaux genres de poésie, correspondant à différents types d’inspiration. 1. La naissance du « dit » :

Dans un premier temps, le lyrisme pur perd du terrain, au profit d’une poésie didactique, dans la lignée du Roman de la Rose, de Jean de Meun, par exemple. Ces œuvres, qui veulent avant tout instruire leur lecteur, et se contentent de résoudre les multiples problèmes moraux que suscitent les difficultés politiques de l’époque. L’un des genres nouveaux qui ont le plus de succès est alors le « dit », ou « ditié » (qui apparaît déjà avec Rutebeuf à la fin du XIIIe siècle): composé d’octosyllabes en rimes plates, il aborde aussi bien les problèmes de l’idéologie courtoise que des sujets d’intérêt plus général.

1.2. Alain Chartier (v. 1385-v. 1433)

Au service de grands seigneurs (secrétaire du futur roi Charles VII, aux moments les plus sombres de la guerre de Cent Ans, Alain Chartier est un bon représentant des nouvelles tendances de la poésie. Il est l’auteur à la fois du Quadrilogue invectif (1422), débat en prose entre quatre figures allégoriques, la France, le Peuple, le Chevalier et le Clergé, qui décrit et cherche un remède aux malheurs du pays, et de La Belle Dame sans mercy (1424), poème qui

Page 61: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

61

lui a valu sa célébrité. C’est un dialogue poétique composé de cent strophes de huit octosyllabes, entre un amant et sa dame, et c’est l’amant-martyr qui meurt de trop d’indifférence. Le poète met en cause l’amour « courtois », devenu à son époque un jeu artificiel. Le poème a suscité un débat qui se poursuivra pendant plusieurs années.

(Une dame indifférente) LA DAME D’amour je ne veux ni courroux ni confort, LA DAME Ni grand espoir ni grand désir, Les dames ne sont pas si naïves, Et je ne tire pas plaisir de vos maux, Si stupides ni si folles, Ni ne me soucie de votre plaisir. Que pour quelques plaisantes bourdes Choisisse qui voudra choisir ! Confites en belles paroles, Je suis libre et libre je veux être, Où vous autres êtes passés maîtres Sans me dessaisir de mon cœur Pour leur faire croire des merveilles, Pour en faire maître un autre. Elles changent si vite leurs opinions : L’AMANT A beau parleur, oreilles closes ! Amour, qui répartit joie et douleur, Mit les dames hors de servage La Belle Dame sans mercy Et leur attribua pour leur part Le pouvoir et la libre seigneurie. Ceux qui servent n’y ont d’autre avantage Que leurs efforts ; Et à qui fait une fois hommage Bien cher coûte le rachat.

1.3. Eustache Deschamps (vers 1344-1406)

Fonctionnaire royal, il est d’un tempérament optimiste : conscient de la décadence de l’idéologie courtoise, il lui substitue une philosophie du carpe diem (lat. « cueille le jour », invitation à jouir de l’instant présent). Sa forme préférée est la ballade, dont il contribue, comme Guillaume de Machaut son maître, à accroître la popularité.

Comme beaucoup de ses contemporains, il ne se soucie pas seulement d’être poète et de « chanter », mais de savoir comment on peut chanter, c’est-à-dire écrire. De même que les derniers troubadours rédigent des traités de grammaire qui sont aussi des arts poétiques, de même Eustache Deschamps rédige l’un des premiers et des plus importants « traités de poétique » de l’Occident chrétien : l’Art de Dictier et de fere chançons (« l’art de composer », 1392) : il distingue la « musique naturelle », qui est celle des vers eux-mêmes, de la « musique artificielle » (la musique proprement dite, vocale ou instrumentale). Cet ouvrage est le premier traité de poétique en langue française.

Auteur de poésies historiques, de ballades, de rondeaux et de virelais, son œuvre aborde avec réalisme tous les sujets, amoureux, satiriques, anecdotiques.

La ballade suivante témoigne de l’aspect réaliste qui est souvent celle d’Eustache Deschamps :

Si un homme doit être roi de Laideur, Pour avoir plus de laideur qu’on n’en pourrait trouver, Je dois l’être à bon droit et à juste titre, Car j’ai le groin comme une hure de sanglier, Et je ressemble assez aux singes ; J’ai de grandes dents et un nez camus, Les cheveux noirs, j’ai de la barbe Sur les joues et mes yeux regardent de travers.

Page 62: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

62

De front et de corps je suis velu : Avant tous les autres je dois être roi des Laids. J’ai depuis longtemps un aspect trop étrange. On peut me dépeindre comme un More : Je suis bariolé et formé sans proportions, Court, rond et gras, je ne me peux embrasser. On doit bien me couronner comme roi ; Je suis courbé et bossu, Mince par en-bas et gros par en-haut ; Il n’y a pas de roi ainsi formé au palais. Et avec ces arguments je décide et conclu : Avant tous les autres je dois être roi des Laids. Il faut dorénavant que toute créature Que l’on pourra voir et prouver Etre laide de fait et par sa nature, Fasse partie de ma cour et me doive Quelque service, et si elle veut s’en courroucer, Elle me sera d’autant plus assujettie ; On vous installera tous comme mes gens, Et on vous retiendra (dans ma suite), hideux à jamais ; Par moi le royaume sera soutenu ; Avant tous les autres je dois être roi des Laids. ENVOI Princes, aucun homme ne se compare à moi ; Souverain, j’engage mes serviteurs, Je distribue tous les états religieux et laïcs : Avant tous les autres je dois être roi des Laids.

II. Le Lyrisme : Guillaume de Machaut ; Christine de Pisan

Contrairement à la littérature occitane, qui est presque entièrement poésie, la littérature de

langue d’oïl, au XIIe et surtout au XIIIe siècle, est avant tout narrative. Ce qui importe, c’est le récit, sous toutes ses formes, et la poésie « pure » n’apparaît que rarement.

Les choses changent avec le XIVe siècle, grâce à un Guillaume de MACHAUT, capable de maîtriser la confusion des formes poétiques de son époque et de les dégager de leurs liens avec la musique. En effet, il instaure dans ses œuvres une distinction entre « ballade notée », et ballade non notée, c’est-à-dire non chantée, non accompagnée par un air de musique sur lequel elle doit être chantée.

Le lyrisme a acquis droit de cité, et cette nouvelle tendance se manifestera de manière éclatante, au XVe siècle, avec les œuvres de Charles d’Orléans et de François Villon.

1. Guillaume de Machaut ou de Machault (vers 1300-1377) Il s’agit de l’un des plus grands poètes du Moyen Age. Comme beaucoup d’écrivains à cette époque, il était clerc et au service d’un grand seigneur : Jean de Luxembourg, roi de Bohême. En effet, natif de Machault, dans les Ardennes, il fut remarqué, encore jeune clerc, par Jean de Luxembourg, fils de l’empereur Henri VII, roi de Bohême, qui l’attacha à son service comme aumônier et secrétaire vers 1323. Guillaume suivit son maître au cours de toutes ses expéditions, en Bavière, en Pologne, en Lituanie, en Russie.

Page 63: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

63

Poète, il fut également musicien, créant à la fois des formes poétiques nouvelles et des rythmes musicaux. On garde de lui des pièces « notés », c’est-à-dire accompagnés de portées musicales, qui sont d’une grande valeur pour la connaissance de la poésie et de la musique du XIVe siècle. Ses recherches musicales ont inauguré les messes polyphoniques des XVe et XVIe siècles. Principal représentant de l’Ars nova, il a également forgé des règles musicales et littéraires pour le lai, le virelai, la ballade, le rondeau, le chant royal, poèmes dits « à forme fixe ». Il donna aussi la première messe polyphonique complète due à un seul auteur (Messe de Notre-Dame). En matière de littérature, sa plus importante innovation est celle du « dit », texte où se mêlent un récit qui en partie autobiographique, des réflexions d’ordre général sur le monde et l’écriture, et des pièces lyriques. Il est l’auteur d’une dizaine de dits lyrico-narratifs, presque tous consacrés à l’amour et de totalité courtoise. L’œuvre la plus intéressante de G. de Machaut est sans doute Le Voir-Dit (1362-1365), le dit « véridique », le dit sincère et véritable. Il prend prétexte de la rencontre amoureuse du poète vieillissant avec une très jeune admiratrice, Péronne, pour exposer un art poétique et un art d’aimer. Le Voir-dit est une sorte de journal relatant par le menu leurs amours, tendres inquiétudes, rares rencontres, soupirs et regrets. Aventure vécue ou fiction littéraire, le récit de cet amour a un accent de sincérité, une simplicité intime.

Et si quelqu’un me reproche, Ou se tienne pour mal payé, Que je mette ici nos écritures, Aussi bien les douces que les amères, Que l’on doit appeler épîtres (C’est leur vrai nom et leur vrai titre), Voilà ce que je réponds à tous : Que c’est sur le doux commandement De ma dame qui m’y invite ; J’ai donc bien raison de m’y appliquer, Et de faire son doux plaisir, Pour l’amour de son doux visage.

2. Christine de Pisan (née à Venise vers 1364-morte vers 1430, probablement à l’abbaye de Poissy, dans les Yvelines). Son père, Thomas de Benvenuto de Pizzano (bourgade près de Bologne), astrologue et « conseiller salarié de la cité de Venise », entra au service du roi de France, et toute sa famille le rejoignit à Paris en 1370. Christine connut une adolescence heureuse et studieuse à la cour du roi Charles V dont elle deviendra l’historienne. Mariée à quinze ans à Etienne Castel, conseiller du roi, mère de trois enfants ; son père mourut en 1385 ; son mari fut emporté par une « hastive epidemie » en 1389, Christine connut alors de difficultés existentielles. Elle gouverna cependant d’une main ferme « la nef demeurée en la mer en orage et sans patron ». En seize ans, de 1389 à 1405, elle composera « XV volumes principaux sans les autres particuliers petits dittiés ». Avec Marie de France, Christine de Pisan est l’une des premières femmes écrivains français. Ecrivain prolixe et travailleur acharné (ses œuvres didactiques sont fondées en partie sur la compilation de nombreux auteurs, selon une méthode habituelle dans ce genre d’ouvrages), Christine de Pisan est l’auteur d’un grand nombre d’œuvres dont on ne peut qu’évoquer les principaux aspects :

Page 64: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

64

a) Elle a d’abord composé des poèmes à la manière de Machaut, regroupés par elle-même dans des recueils (en particulier, Cent ballades, qui datent des premières années de sa carrière). Les plus connus sont les plus personnels, où elle évoque son veuvage (comme la célèbre ballade « Seulette suy et seulette vueil estre / Seulette suy sans amy demouree »). Elle reviendra plus tard à la poésie d’inspiration courtoise, avec le livre des Cent ballades d’Amant et de Dame, où à travers les voix alternées de l’Amant et de la Dame s’esquisse la trame d’une aventure amoureuse à la fin ambiguë et dramatique. Elle a composé également plusieurs dits et des poèmes religieux.

b) La défense des femmes – c’est l’aspect de son œuvre le mieux connu du public moderne. Après une Epître au dieu d’Amour relativement traditionnelle sur ce sujet, elle s’engage dans un débat épistolaire sur le Roman de la Rose. Elle compose ensuite La Cité des Dames où elle rassemble, pour la défense et l’illustration de la femme, des exemples de femmes illustres de tous les temps ; il est suivi du Trésor ou livre des Trois vertus, qui s’adresse aux femmes du présent et a une orientation plus pratique et plus moralisante. Par un beau symbole, la dernière œuvre qu’elle ait composée est un poème qui célèbre les exploits de Jeanne d’Arc (le Ditié de Jehanne d’Arc).

c) Christine est aussi écrivain politique avec des œuvres comme la Lamentation sur les maux de la France (1410) ou le Livre du corps de Policie (1407). Elle fait œuvre d’historienne dans la Mutation de Fortune, essai d’histoire universelle, ou dans le Livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V. Touchant à des domaines très divers, elle a même composé un Livre des faits d’armes et de chevalerie (1410), traité d’art et de droit militaires.

III. La poésie lyrique au XVe siècle

1. Charles d’Orléans (1394-1465) Contrairement à celle de Villon, dont nous ne savons pratiquement rien, la vie mouvementée du « Prince-poète » qu’est Charles d’Orléans nous est bien connue. Fils du duc Louis d’Orléans et de Valentine Visconti, il se trouve projeté sur le devant de la scène politique dès l’age de 13 ans, après assassinat de son père en 1407. Pendant plusieurs années, il joue le jeu des diverses intrigues politiques du moment. L’intrusion des Anglais dans les affaires de France culmine, si l’on peut dire, avec la bataille d’Azincourt : Charles d’Orléans est fait prisonnier. Il va rester en Angleterre de 1415 à 1441.Les poèmes d’amour qu’il écrit sont dédiés à des inconnues, sans qu’il soit possible de déterminer s’il s’agit de passions réelles (pour sa femme Bonne d’Armagnac ou pour Alice Chaucer, épouse du comte de Suffolk). 1.1. « Nonchaloir » Libéré grâce à l’intervention du duc de Bourgogne, dont il épouse la nièce, Marie de Clèves, il regagne son duché. Ayant renoncé à l’action politique, il vit surtout dans son château de Blois et s’adonne à la poésie, avec ses amis ou des hôtes de passage (comme Villon) ; il se livre au « Nonchaloir », c’est-à-dire à une sérénité mêlée de mélancolie, qui refuse de se laisser troubler par le bruit du monde (une forme d’insouciance ou d’indifférence, qui est selon lui « un état mêlé, ni bien ni mal »). C’est alors qu’il instaure des concours poétiques, comme celui de la Ballade Je meurs de soif auprès de la fontaine, incipit sur lequel chacun des familiers de la Cour écrit son propre poème. Il meurt en 1465, en laissant trois enfants, dont un fils qui sera le roi Louis XII. Charles d’Orléans se veut et se sait poète. Ses poèmes sont rassemblés dans des manuscrits dont il surveille la composition. Il a composé surtout de courts poèmes, ballades et rondeaux.

Page 65: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

65

1.2. Rondeau La brièveté du rondeau semble convenir de mieux en mieux à un poète tenté par le silence poétique, comme il l’est par le « Nonchaloir » politique. Dans ce rondeau le poète s’efforce de chasser les figures allégoriques des sentiments :

Alez vous ant, allez, alés, Soussy, Soing et Merencolie, Me cuidez vous, toute ma vie, Gouverner, comme fait avés ? Je vous prometz que non ferés, Raison aura sur vous maistrie. Alez [vous ant, allez, alés, Soussy, Soing et Merencolie !] Se jamais plus vous retournés Avecques vostre compaignie, Je pri a Dieu qu’il vous maudie, Et ce par qui vous revendrés : Alez [vous ant, allez, alés, Soussy, Soing et Merencolie !]

(Cuidez : croyez ; Je vous prometz que non ferés : Vous ne le ferez pas ; maistrie : maîtrise, puissance ; revendrés : reviendrez) 2. François VILLON (né vers 1431 - mort après 1463)

Nous avons sur lui des renseignements biographiques, avec dates authentiques et précises, ce qui tient à ce que ce grand poète fut aussi un fort mauvais garçon dont la conduite n’a laissé que trop de traces dans les annales judiciaires. Cependant, il subsiste, dans sa passionnante biographie, bien des incertitudes : son nom est incertain, étant emprunté au professeur chanoine de Saint-Benoît-le-Bétourné, son « plus-que-père », peut-être son père naturel, Guillaume de Villon (il s’agit d’un village de l’Yonne, où ce lieu se prononce par l mouillé). Les premiers documents officiels qui le mentionnent le nomment François de Montcorbier, alias des Loges. En mars 1449, ledit François de Montcorbier est reçu bachelier à la faculté des arts (Lettres) de l’université de Paris. Dans une rixe au cloître de Saint-Bénoit-le-Bétourné ( près du jardin de l’hôtel de Cluny), il tue un prêtre, ce qui le force à quitter Paris. En 1456, vers Noël, ce fameux maître ès arts, donc professeur et non plus étudiant, perpètre, avec des complices, un vol par effraction, de cinq cents écus d’or, dans le collège de Navarre, mais, comme pour se créer un alibi, il compose à la même date son Lais - qui commence ainsi : « L’an quatre cent cinquante-six, / Je, François Villon, « escolier », / (…) En ce temps que je viens de dire / à la le Noël, morte saison / où les loups vivent de vent / et où l´on se tient en sa maison, / à cause du frimas, près des tisons, /il me vint un vouloir de briser / La très amoureuse prison / Qui me brisait continuellement le cœur. » Façon d’annoncer qu’il quitte Paris dans les derniers jours de décembre 1456, début de quatre ans d’errances à travers la France. On le trouve d’abord à Angers, où il prépare un nouveau vol aux dépens d’un vieil oncle, à Bourges, Blois, où il est reçu chez Charles d’Orléans, le poète, et où il célèbre la naissance de Marie, la fille du duc…

Page 66: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

66

- Mais Paris exerce sur lui son attirance natale, et dans le premier trimestre de 1462, c’est là qu’il compose et met au point son Testament, où il insère beaucoup des petites pièces antérieures : Ballades ou rondeaux. Le Débat du cœur et du corps est écrit aux environs de Paris où il cherche refuge comme naguère, de nouveau, afin d’échapper à d’autres poursuites judiciaires… « Le pauvre Villon » est condamné par à « être pendu et étranglé ». C’est alors qu’il compose le Quatrain et l’Epitaphe qu’on nomme parfois la Ballade des pendus. Ensuite, on perd sa trace. Il y a ici un problème, le cas Villon, dont on cherche en vain dans l’histoire littéraire de toutes les nations l’équivalent. Or, en presque toutes ces scandaleuses aventures, il n’est jamais seul, il est entouré de complices : à côté des mauvais compagnons, il en est d’autres, qui appartiennent aux plus hautes sphères universitaires. Et les femmes ? Il en eut beaucoup, mais il y a surtout celle dont Villon fut vraiment amoureux et dont nous savons trop peu de chose.

2.1. Villon, poète médiéval et poète moderne Villon n’a inventé ni les formes (les huitains d’octosyllabes à rimes croisées du Lais et du

Testament, les ballades ou les rondeaux), ni les thèmes principaux de sa poésie, déjà traités par nombre de ses devanciers : la mort, la pauvreté, la fuite du temps, l’amour et la dérision de la fin’amor… Il est aussi l’héritier des jongleurs, en particulier de Rutebeuf et de tout un courant de pensée médiévale (Jean de Meun). Par bien des aspects, son œuvre, pourtant mince, apparaît comme le point d’aboutissement de toute une tradition poétique médiévale. Mais Villon crée une nouvelle langue poétique ; il en explore toutes les possibilités. Par la richesse et la précision admirable de cette langue poétique et de ses images, par le lyrisme de certains passages célèbres (le début du Testament, la « ballade des Dames du temps jadis », la « ballade des Pendus »…) par le ton très particulier de sa poésie où l’émotion et la dérision se succèdent ou s’entremêlent (« je ris en pleurs… »), il a su toucher les lecteurs de toutes les époques. 2.2. Le Lais [Legs], 1456 Le Lais, parfois appelé « Petit testament » (il comporte 320 vers) est une première ébauche du Testament, qui reprend les mêmes procédés en les amplifiant. Sujet du poème : à la suite de déboires amoureux, le poète annonce son intention de quitter Paris pour Angers et fait à ses proches ou à des destinataires divers des legs burlesques. Il leur lègue des choses qui n’existent pas, qu’il n’a pas ou dont ils n’ont nul besoin, et qui comportent le plus souvent des allusions ironiques ou scabreuses à la personne du légataire. A la fin du poème, Villon, ayant entendu la cloche de la Sorbonne, « s’entr’oublie » ; il se réveille pour trouver son encre gelée et son cierge soufflé. 2.3 Le Testament (1461) Ce long poème (2 023 vers) est le chef-d’œuvre de François Villon. Les huitains sont entrecoupés de poèmes qui peuvent en être détachés, comme la « Ballade des Dames du temps jadis »). Il est composé comme un testament imaginaire et parodique. Il s’ouvre par une longue parte (les « regrets ») où le poète, sentant sa mort proche, revient sur son passé : »Je plains le temps de ma jeunesse, / Auquel j’ai plus qu’autre galé [fait la noce]…Il médite sur la vieillesse et la fuite du temps. Ce n’est qu’après plus de 800 vers que commence la succession des legs, où il reprend et amplifie ceux du Lais. Tous ne sont pas ironiques : à sa mère, dont il esquisse un portrait émouvant (« femme je suis, pauvrette et ancienne… »), il offre la belle « Ballade pour prier Notre-Dame ». Villon recrée dans le Testament tout un univers très vivant, le Paris de la fin du Moyen Age, surtout le monde des écoles et des « enfants perdus ». Il mêle des tons très divers, du rire

Page 67: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

67

aux larmes, de l’invective et de la dérision à la prière la plus sincère. Le texte du Testament est difficile à interpréter dans le détail et dans son ensemble. Qui est Villon dans cette multiplicité de voix et de tons ?

LXXXV « Premièrement je donne ma pauvre âme A la sainte Trinité

Et la recommande à Notre-Dame, Séjour de la Divinité, En implorant toute la charité Des dignes neuf ordres des cieux Pour que par eux ce don soit porté Devant le trône précieux. LXXXVI Item, je donne et lègue mon corps A notre grande mère la Terre. Les vers n’y trouveront pas beaucoup de graisse, Car la faim lui a fait trop dure guerre. Qu’il lui soit livré rapidement : Il vint de terre, il retourne en terre : Toute chose, si je ne fais pas trop d’erreur, Retourne ordinairement au lieu qui est le sien. » (…) En effet, Villon estime qu’il est temps pour lui de mettre ses affaires en ordre et de faire ses adieux au monde, en distribuant sinon ses biens (il n’en a guère), du moins ses messages à ses diverses relations. C’est en quelque sorte des Congés, mais plus violemment satirique. Un certain nombre de legs ne sont autres que des ballades, dédiées à tel ou tel destinataire auquel en veut Villon. Parmi ces ballades, se trouve la Ballade des Femmes de Paris : Quoy qu’on tient belles langagieres Florentines, Veniciennes, Assez pour estre messagieres, Et mesmement les anciennes ; Mais, soient Lombardes, Rommaines, Genevoises, a mes perilz, Pimontoises, Savoisiennes, Il n’est bon bec que de Paris. De tres beau parler tiennent chaieres, Ce dit on, les Neapolitaines, Et sont très bonnes caquetieres Allemandes et Pruciennes ; Soient Grecques, Egipciennes, De Hongrie ou d’autre pays, Espaignolles ou Cathelennes, Il n’est bon bec que de Paris. (…) Vocabulaire : langagieres : « beau parleur », au féminin ; mesmement : particulièrement ; chaieres : chaires à l’Université. L’Epitaphe Villon :

Page 68: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

68

Le texte suivant est l’un des plus connus de Villon. On a voulu le rattacher à sa biographie mouvementée et y voir l’expression d’une émotion sincère. Bien qu’il soit plus connu sous le titre de Ballade des Pendus, nous lui restituons ici son titre authentique, d’après les manuscrits. [Quatrain] Je suis Françoys, dont il me poise, Je suis François, cela me peine, Né de Paris emprès Pontoise, né à Paris, près de Pontoise ; Et de la corde d’une toise au bout de la corde d’une toise Sçaura mon col que mon cul poise. Mon cou saura ce que mon cul pèse. (Apparemment ce quatrain a été écrit après la condamnation de Villon à la pendaison, à la fin de décembre 1462. Pontoise ne serait pas ici le symbole de la petite ville, mais c’est la ville renommée pour sa bonne prononciation du français. Quant à François, ce peut être prénom ou la nationalité.) L’Epitaphe Villon « L’Epitaphe Villon » (Ballade des pendus) Freres humains qui après nous vivez, Frères humains qui vivez après nous, N’ayez les cuers contre nous endurcis, n’ayez pas les cœurs contre nous endurcis, Car, se pitié de nous povres avez, car si vous avez pitié de nous, Dieu en aura plus tost de vous mercis. Dieu en aura plus tôt de vous miséricorde. Vous nous voiez cy attachez cinq, six : Vous nous voyez ici attachés, cinq, six ; Quant de la chair, que trop avons nourrie, quant à la chair que nous avons trop nourrie, Elle est pieça devorée et pourrie, elle est depuis longtemps dévorée et pourrie, Et nous, les os, devenons cendre et pouldre. et nous, les os, devenons cendre et poussière. De nostre mal personne ne s’en rie ; de notre malheur que personne ne se rie, Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre ! mais priez Dieu qu’il veuille tous nous absoudre. (…)

***** IV. Les « grands rhétoriqueurs » : triomphe de la poésie formelle 1. Jean Meschinot (1420-1491) : Les lunettes des Princes 2. Jean Molinet (1435-1507) : Le Chappelet des Dames On a longtemps considéré qu’entre François Villon, dernier des poètes du Moyen Age, et Clément Marot, premier poète de la Renaissance, s’étendait un grand vide d’environ un demi-siècle. La raison en est que la littérature, et plus particulièrement la poésie, qui fleurissent à cette époque, ne correspondaient pas à la conception que le XIXe siècle se faisait de la littérature et de la poésie. Il n’y a plus de lyrisme, pas de sincérité, pas de confidences personnelles. Au contraire, des pièces extrêmement raffinées sur le plan formel, des recherches très élaborées au niveau de la syntaxe, des jeux de mots, des rimes travaillées à l’infini, tout cela mis au service d’un contenu qui semble banal : louange du prince, du protecteur ou des saints ou de la Vierge. La Grande Rhétorique est une époque qui découvre avant tout l’instrument admirable que peut être sa langue. C’est une fête du langage ; le Grand Rhétoriqueur est avant tout un homme conscient de sa valeur en tant que « professionnel ». Il n’est plus clerc, comme la plupart de ses prédécesseurs, et l’horizon de la religion n’apparaît qu’accessoirement dans son

Page 69: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

69

œuvre. Sa spécificité, c’est le poème de circonstance ; son intérêt pour les recherches formelles, la virtuosité technique, s’accroît en même temps qu’il redécouvre les traités de rhétorique latine et les ressources de l’art oratoire. Le poème devient un champ d’expériences sur le langage, et le bon poète est celui qui maîtrise parfaitement son métier. Ces recherches sur la forme et sur le langage sont aujourd’hui appréciées comme des tentatives intéressantes d’expérimentation des possibilités de la langue. Synthèse littéraire Les formes nouvelles au XIVe et au XVe siècle La plupart des formes poétiques qualifiées de « nouvelles » au XIVe siècle existaient déjà à l’époque précédente. Mais elles étaient moins utilisées. 1. La ballade La forme la plus répandue, qui connaîtra un succès durable pendant deux siècles, est la ballade. Dans une large mesure, elle remplace la chanson des « trouvères » du XIIIe siècle, à laquelle elle emprunte un certain nombre de caractéristiques. La ballade doit son nom au verbe latin ballare, et désigne les chansons à danser. Guillaume de Machaut lui donne une « forme fixe », qui présente néanmoins un certain nombre de variations. Il s’agit d’un poème de trois à cinq strophes, de longueur variable (le maximum pour une strophe est de douze vers), le plus souvent suivies d’un envoi moitié moins long que chaque strophe. Le nombre de syllabes est également variable, avec une prédominance pour le décasyllabe. En règle générale, chaque strophe se termine par un refrain d’un vers. Les mêmes rimes sont reprises dans toutes les strophes et dans le même ordre. Les modèles de strophe les plus fréquents sont les dizains sur quatre rimes et les huitains sur trois rimes (ababbcb). 2. Le rondeau

Le rondeau est une forme plus nouvelle et plus originale que la ballade. Bien que des poètes comme Guillaume de Machaut et Eustache Deschamps s’en servent déjà dès le XIVe siècle, l’apogée du rondeau a lieu à l’époque de Charles d’Orléans, qui l’emploie très fréquemment. Le trait essentiel du rondeau est sa brièveté, et l’importance du refrain, qui revient à deux reprises, une fois au cours du poème sous une forme abrégée, et une nouvelle fois à la fin sous sa forme entière. Le modèle le plus fréquent du rondeau simple est basé sur une structure à huit vers sur deux rimes : AbaAabAB.

3. Le virelai Le virelai est une forme assez délicate à analyser. On l’appelle aussi chanson baladée. Chez Guillaume de Machaut, elle est en général composée d’une strophe-refrain en tête, reprise entièrement à la fin et partiellement ou en entier après chacune des trois autres strophes. Ce genre difficile à maîtriser, entra assez tôt en décadence, et fut confondu avec le rondeau double. Plus que sa structure strophique, ce qui fait son intérêt est sa versification, avec un enchevêtrement de vers de différents pays. Mais au cours de son évolution, le virelai perd cette spécificité, et aussi sa troisième strophe, ce qui lui donne une construction symétrique refrain-strophe-refrain-strophe-refrain 4. Autres formes

D’autres formes apparaissent au XIVe siècle. Certaines sont d’ailleurs empruntées à la lyrique de langue d’Oc. L’une des plus intéressantes est le chant royal, que pratiqueront avec succès les Grands Rhétoriqueurs. Mais le trait le plus important de ce renouvellement du lyrisme, c’est que l’on passe résolument d’une poésie faite pour être chantée – comme en

Page 70: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

70

témoignent les manuscrits de chansons du XIIIe siècle, où les poèmes sont accompagnés de musique -, à une poésie que l’on récite ou même que l’on lit. Et l’artisan de cette scission entre musique et poésie se trouve paradoxalement être Guillaume de Machaut, à la fois poète et musicien.

*****

TABLE DES MATIERES I. Introduction historique : les deux périodes de la France médiévale…………………….4 II. L’HAGIOGRAPHIE ………………………………………………………………… 7 1.1 La « Vie de saint Alexis »……………………………………………………………….. 8 1.2 Les Miracles ………………………………………………………………………9 III. L’historiographie (chroniques et chroniqueurs) …………………………………….. 10 1.1 Conquête de Constantinople de Geoffroy de Villehardouin et de Robert de Clari..11 1.2 Les croisades 2. Jean de Joinville : La vie de Saint Louis ………………………………………….. 13 3. Les « Chroniques » de Jean Froissart (1337-après 1404) …………………………. 14 IV. La naissance de la poésie lyrique aux XIIe et XIIIe siècles : des troubadours aux trouvères ………………………………………………………. 15 1. La poésie des troubadours 2.1 La fin´amor et la courtoisie ……………………………………………………….16 2.2 Les formes du trobar ………………………………………………………………………17 2.3 Le vers de la canso : 2.4 Le récit du trobar : vidas et razos 2.5 Le lexique de la poésie des troubadours 2.6 Choix de poésies des troubadours : Guillaume IX, duc d’Aquitaine (1071-1127) ; Jaufre Rudel (1130- ?) ; Bernard(t) de Ventadour ; Marcabru ou Marcabrun; Bertran de Born ; Arnaud Daniel ; Raimbaut d’Orange ; Giraut de Borneil …………………………. 23 V. Les trouvères, héritiers et novateurs 1. Traits particuliers à la poésie des trouvères …………………………………………… 31 2. Rutebeuf (mort vers 1285) ……………………………………………………………. 33 3. Thibaut IV de Champagne ……………………………………………………………. 36 VI. L’esprit allégorique : Songe d’Enfer …………………………………………………… 37 VII. LE ROMAN DE LA ROSE de Guillaume de Lorris et de Jean de Meung ……………...37 VIII. Un genre nouveau : le roman …………………………………………………………. 45 1. Trois matières narratives (XIIe-XIIIe siècle) ………………………………………… 45

1.1 La matière antique (ou le cycle classique) …………………………………………. 45 2. La matière de France et la chanson de geste : Le cycle de Charlemagne …………… 47

2.1 Chanson de Roland (vers 1100) ……………………………………………………. 48 3. La matière de Bretagne ……………………………………………………………… 52 3.1 Le Tristan, de Béroul et le Tristan de Thomas ………………………………………54 3.2 Marie de France (seconde moitié du XIIe siècle) ………………………………….. 56 3.3 Chrétien de Troyes (vers 1135-1185) ………………………………………………. 58

Page 71: Francuska Srednjovjekovna Knjizevnost Skripta

71

XIVe-XVe siècles I. La poésie didactique et morale : Alain Chartier ; Eustache Deschamps …………… 60 II. La poésie lyrique au XVe siècle : Charles d’Orléans ……………………………… 64 III. François Villon …………………………………………………………………… 65 IV. Les « grands rhétoriqueurs » ……………………………………………………….. 68

******

Orientation bibliographique : Baumgartner, E. : Histoire de la littérature française, Moyen Âge (1050-1486), Bordas, Paris, 1987. Berthelot, A. : Histoire de la littérature française du Moyen Âge, Paris, Nathan, 1989. Boutet, D. : Histoire de la littérature du Moyen Âge, Paris, Champion, 2003. Dufournet, J. et Lachet C. : La littérature française du Moyen Âge (I, II) Flammarion, Paris, 2003. Mitterand, H. : Littérature, textes et documents, Moyen Âge, XVIe siècle, Nathan, Paris, 1996. Payen, J. Ch. : Histoire de la littérature française. Le Moyen Âge, GF Flammarion, 1997. Zink, M. : Littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 1992. Cerquiglini, B. : Naissance du français, Paris, PUF, 1991. Godefroy, F. : Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1982. Foulet, L. : Petite syntaxe de l’ancien français, Honoré Champion, Paris, 1998. Povijest svjetske književnosti : Francuska književnost, knjiga 3, Mladost, Zagreb, 1982. © Đurđa Šinko-Depierris