elisée reclus - l'anarchie

66
L'ANARCHIE

Upload: corvusdemens

Post on 02-Aug-2015

94 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'ANARCHIE

Page 2: Elisée Reclus - L'Anarchie
Page 3: Elisée Reclus - L'Anarchie
Page 4: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'ANARCHIE

Page 5: Elisée Reclus - L'Anarchie

Ouvrages déjà parus

Collection GÉOGRAPHIQUE

Élisée Reclus ou la passion du monde, introduction de Kenneth White, de Hélène Sarrazin

La Datcha en Russie de 1917 à nos jours, de Vlada Traven

Le Métro de Moscou, la construction d'un mythe soviétique, préface de Jean-Louis Cohen, de Josette Bouvard.

Collection RÉSISTANCE

Marche autant que tu pourras, de Brigitte Friang

La Plastiqueuse à bicyclette, de Jeanne Bohec

Collection DAcODEUR

Plan social, entretiens avec des licencieurs, de Isabelle Pivert

HORS COLLECTION

Des Américains à Paris, de Benjamin Franklin à Ernest Hemingway, de René Maurice

Franc-tireur, Georges Mattéi, de la guerre d'Algérie à la guérilla, de Jean-Luc Einaudi (coédition)

© éditions du Sextant, 2006.

185 bis, rue Ordener, 75018 Paris.

[email protected] Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

Maquette: lemaquettiste.com

Couverture: atelier du no-mansland

ISBN: 2-84978-009-X

Diffusion: Harmonia mundi

Distribution: Harmonia mundi

Page 6: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'ANARCHIE

Élisée Reclus

Page 7: Elisée Reclus - L'Anarchie
Page 8: Elisée Reclus - L'Anarchie

Nous osons penser que la vie d'une personne, comme Élisée Reclus, dont le mérite en littérature et dans la science est reconnu par toute la société

instruite, appartient non seulement à son pays natal, mais aussi à tout le monde cultivé. Nous sommes persuadés que les œuvres scientifiques de Reclus,

publiées jusqu'à ce jour, représentent une garantie de nouveaux ouvrages solides pour le futur, et c'est

pourquoi la France, en condamnant un tel individu à un silence forcé ou en l'obligeant à languir dans

l'inactivité loin des centres de culture, s'inflige à elle-même une grande perte et amoindrit

son influence morale sur le monde entier.

Extrait de la pétition signée en 1872 en Angleterre par de nombreux savants dont Darwin, Welles, Carpenter au moment de la condamnation d'Élisée Redus par l'État

français pour sa participation à la Commune de Paris.

Source: N. K. Lebedev, Élisée Reclus, comme individu, savant et penseur, Moscou, Golos Truda, 1921,

et wwww. raforum.apinc.org.

Page 9: Elisée Reclus - L'Anarchie
Page 10: Elisée Reclus - L'Anarchie

Introduction

de Hélène Sarrazin*

La conférence qui va suivre est prononcée par Élisée Reclus, le 18 juin 1894, devant les francs-maçons de la loge « Les Amis Philanthropes» de Bruxelles. Ce texte a été rendu public lors du colloque sur Élisée Reclus, à Bruxelles, en février 1985 .

En 1894, Élisée Reclus a terminé la publication de la gigantesque Géographie Universelle comprenant 19 volumes. C'est un savant reconnu, respecté qui a reçu la médaille d'or de la Société de Géographie en 1892. C'est aussi le théoricien de l'anarchisme, l'ami de Pierre Kropotkine et, disons-le, l'oncle de Paul Reclus, compromis un peu au hasard dans l 'attentat de Vaillant à la Chambre des députés à Paris. Il a publié L'Evolution, la Révolution et l'Idéal anarchiste où il entendait définir les chemins qui conduiraient par l'évolution à la réalisation de la société vraiment juste, la société anarchiste.

Il est aussi célèbre et adulé pour ses prises de position politiques que pour sa science géographique, bien que les deux cercles de ses admirateurs ne coïncident pas vraiment.

* Auteur de Élisée Reclus ou la passion du monde, Sextant, 2004.

9

Page 11: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

Quel fut le parcours d'Élisée Reclus, et comment se construisit cette personnalité rare?

Il est né à Sainte-Foy-la-Grande le 15 mars 1830. Sainte-Foy en Gironde, dans la vallée de la

Dordogne, la vallée où la conversion au protestantisme a été la plus précoce et où la Religion prétendue réformée s'est maintenue malgré la Révocation de l'Edit de Nantes, en 1685. Protestante est toute sa famille. Son arrière-grand-père, prénommé Jacques comme lui (Élisée est un nom de baptême), a bravé les interdits en épousant Isabeau devant le pasteur et non devant le curé. Il risquait les galères et sa femme, la Maison de Force. Ils ont dû se rendre à Bordeaux, devant le Parlement mais les poursuites se sont arrêtées là. C'est que la Réforme était puissante dans la région, elle avait conquis la bourgeoisie, très soudée dans la résistance. Et le pouvoir royal commençait à douter de sa légitimité à entrer ainsi dans les consciences.

Donc la famille Reclus, originaire du Fleix, sur la rive gauche de la Dordogne, face à Sainte­Foy, est ancrée dans sa foi. Le père est pasteur. À l'époque, sous le régime du. Concordat, le pas­teur, comme le curé, perçoit des émoluments, et c'est un personnage dans la société. Voici que ce pasteur se révèle non-conformiste: il rompt avec

10

Page 12: Elisée Reclus - L'Anarchie

Introduction

l'Eglise officielle, reconnue, pour aller près d'Orthez, dans les actuelles Pyrénées-Atlantiques, guider une communauté libre, non moins soudée que celle de Sainte-Foy.

C'est un mystique, qui use son temps en prières et son argent en aumônes. C'est aussi un père de famille nombreuse: quatorze enfants dont onze survivront. Sa femme, Zéline, est issue de la lignée Trigant de La-Roche-Chalais, vaste famille toute vouée à la Réforme, sans mysticisme toutefqis.

D'elle qui joua un tel rôle dans la vie de ses enfants, nous savons très peu: elle ouvrit une école puis un pensionnat à Orthez où les jeunes protes­tantes venaient se préparer à une vie de mère et d'épouse. Nous avons du mal à comprendre cet apparent renoncement à une existence personnelle. Zéline Reclus, née Trigant, a subi quatorze mater­nités plus trois fausses couches. Le seul sentiment qu'elle ait affiché est la douleur d'avoir perdu sa fille Suzanne, l 'aînée, morte à vingt ans. Elle lui avait consacré un coin dans une armoire où elle conservait quelques objets qui avaient appartenu à la jeune fille et où elle allait se recueillir de temps en temps. Ses nombreux enfants, elle les a dispersés: sa sœur, mariée au notaire de Sainte-Foy, a élevé deux filles dont Zéline , la future mère d'Élie Faure. Paul,

II

Page 13: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

le dernier-né, a vécu chez sa sœur Marie. Quant à Élisée, il a passé son enfance chez ses grands­parents Trigant, à La Roche-Chalais. À la mort du grand-père, il a regagné la maison paternelle mais pour peu de temps; son père l'a envoyé à Neuwied, près de Cologne, chez les Frères Moraves où il a remplacé son frère Élie.

Pourquoi ce choix dl éducation ? Le pasteur n'a pas donné d'explication. Pour Élie, de trois ans plus âgé qu'Élisée, le dépaysement avait été douloureux. Les cours étaient en allemand, les élèves parlaient alle­mand, anglais, hollandais. Le pauvre Élie, déjà isolé, était de plus mis en quarantaine par ses condisciples qui avaient des rancunes héréditaires contre la France et les Français. Il était timide et, grave lacune, ne savait pas se battre. Cependant il se fit des amis dont George Meredith qui devait devenir un roman­cier célèbre, et Gualtierus van den Bosch, futur agronome, qui revint vers son ancien camarade alors que tous deux avaient passé la soixantaine.

Voilà ce qu'on sait du séjour d'Élie à Neuwied. De celui d'Élisée, rien. Il a appris l'allemand, puis il est allé rejoindre Élie à Sainte-Foy, ils ont fréquenté le collège protestant, ont passé le baccalauréat, l'un après l'autre, suivis par leurs frères, Onésime puis Armand.

12

Page 14: Elisée Reclus - L'Anarchie

Introduction

Ensuite Élie et Élisée seront inscrits à la Faculté de Théologie de Montauban : quand on porte le nom des plus grands prophètes de la Bible, on ne peut espérer y échapper.

Ils s'échapperont pourtant: en 1849, en compagnie de leur ami Grimard, ils feront une fugue « pour aller voir la mer >1.

Renvoyés, . chacun suit sa route. Élie, plus docile, continuera la théologie à Genève, Élisée tâtera un peu de l'Université puis retournera à Neuwied, comme enseignant.

C'est là que, pour la première fois, son génie est reconnu: les Frères, quoiqu'assez bornés, estiment qu'une telle intelligence mérite autre chose qu'un destin de pion. Ils lui conseillent de s'inscrire à l'Université de Berlin. Université protestante où l'on enseigne la théologie. Les parents sont ravis: Élisée sera pasteur, ainsi qu'ils le souhaitaient. La réponse, traitée avec le maximum d'éloquence, est non: Élisée refuse de devenir un « fonctionnaire du sacré >1 ; il ne guidera ni ne dirigera personne. Certes il reste chrétien, mais libre.

Nous ne connaissons pas la réponse des parents mais , à r évidence, ils ont respecté la décision de leur fils comme ils respecteront celle des autres frères. Tous s'écarteront du chemin paternel: Onésime

13

Page 15: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

sera géographe, Armand officier de marine, Paul médecin ; quant à Élie, quoique pasteur, diplômé en théologie, il sera le plus athée de tous.

Qui a été l'agent actif de cette tolérance, le père ou la mère ? On ne le sait pas. Ce que l'on sait, c'est que la mère a gardé la main sur ses filles. Elle les enverra, l'une après l'autre, à l'étranger, servir dans des familles protestantes de gouvernantes ou de demoiselles de compagnie. Elles reviendront, possédant parfaitement la langue du pays, l'anglais ou l'allemand, jusqu'à faire des traductions. Puis elles seront mariées, grâce à des relations, toujours avec des protestants sauf une: Louise, happée par ses frères, épouserà Dumesnil, veuf de la fille de Michelet, sera l 'âme du domaine de Vascoeuil, repaire de frondeurs.

L'étonnant, avec tout ce disparate, c'est que cette vaste fratrie restera solidaire tant qu'il en restera un de vivant ; ils ne pouvaient pas se rencontrer sans se disputer mais dès que l'un appelait au secours, les autres arrivaient.

Revenons à Élisée: à Berlin, il connaîtra la misère, donnera des leçons pour se nourrir, ne suivra pas les cours de théologie mais ceux de géographie. Et par une grâce qui ne favorise que les révoltés, son professeur est Ritter, le grand,

14

Page 16: Elisée Reclus - L'Anarchie

Introduction

celui qui est en train de fonder la géographie moderne.

Nous ne connaissons cette période que par les lettres d'Élisée aux siens; il ne semble pas leur avoir confié les impressions que ces cours lui ont laissées. Elles seront pourtant décisives.

A l'été 1851, Élie et Élisée se retrouvent à Stras­bourg. Élie vient d'obtenir le doctorat en théologie. Ils rentrent chez leurs parents, à Orthez, à pied, sans se presser, visitant des amis, flânant. Quand ils arrivent, la question du pouvoir est posée à la France. Ils font une campagne active contre Louis- Napoléon Bonaparte, collant des affiches, discourant à tout-va. Si bien qu'après le Coup d'Etat du II Décembre et la ruine de leurs espoirs, il ne leur reste plus qu'à s'exiler. Leur mère réunit à grand-peine cinq cents francs et ils partent pour l 'Angleterre.

A Londres, Élie peut entrer comme précepteur dans une famille noble ; Élisée court les leçons, se met «vendeur de participes », meurt de faim. Mais il achève son éducation : Londres était alors le refuge de tous les socialistes du continent. Les Reclus rencontrent Pierre Leroux, Louis Blanc . . . Intellectuellement, ils construisent le noyau dur de

IS

Page 17: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

leur personnalité. Élisée caresse l ' idée de réaliser des travaux géographiques, commence à rêver à ce qu' il réalisera dix ans plus tard en écrivant La Terre

mais la vie est trop difficile et il se décide à émigrer aux Etats-Unis.

Il croyait embarquer pour New-York. C'est à La Nouvelle-Orléans qu'il débarque, fait le porte-faix, au grand scandale de ses oncles, avant d'entrer fina­lement chez un planteur fortuné pour s'occuper de l'éducation des enfants.

Il faut se le représenter à l 'époque : de petite taille, vif, excellent dans tous les exercices physiques, possédant un regard bleu) déjà magnétique . . . Ces yeux causeront sa perte: ils troublent l'ai née de ses élèves . Épouser ou fuir?

Élisée choisit le départ ; il n'est que trop resté chez des gens qui doivent leur argent au travail des esclaves. Un socialiste ne peut hésiter .. .

Ce voyage hasardeux, i l l'a raconté avec beau­coup de verve et de grâce dans un ouvrage paru quelques années après son retour: Voyage à la Sierra Nevada de Sainte-Marthe. La Sierra est un objet merveilleux d'observations géographiques: ce massif montagneux s'élève à pic sur la mer C araïbe, et j usqu' à son sommet, à 5 300 mètres,

16

Page 18: Elisée Reclus - L'Anarchie

Introduction

on trouve tous les climats, toutes les flores de l'univers. Élisée s'élance avec une hâte qu'on dit juvénile, cherchant des chemins de traverse qui se révèlent épuisants mais pleins d 'enseignements : c'est un jeune homme qui découvre le monde tout seul, sans protection d'aucune sorte et il apprend sur le tas. n se pose à Sainte Marthe, au pied de la Sierra et découvre la douceur de vivre : le bain le matin dans les eaux tièdes de la rivière ; les femmes, la voisine qui veille sur son petit inté­rieur, les jeunes filles, vraiment très coquettes ; la délicieuse paresse de son entourage. Il rompt avec la religion et il en informe son père avec respect mais fermement.

La Sierra se révèle rebelle à l'exploration, alors Élisée se dirige vers l'autre côté de la montagne, Riohacha, où d'autres expériences l'attendent. La paresse mais sans charme, pas de route, pas de gouvernement, un maire élu, puisque tout le monde vote depuis Bolivar, mais qui n'a aucune autorité. Ce serait assez bakouninien mais dans l'inertie. Élisée séduit un vieux charpentier français échoué là on ne sait comment. Il le persuade d'acheter du terrain pour cultiver le café à moyenne altitude. Mais Élisée tombe malade, et son« associé» l 'abandonne sur le bord du chemin.. . Des muletiers le recueillent, le

17

Page 19: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

conduisent au village. Il restera cinq mois à attendre la mort chaque nuit.

Il faut que son frère lui paie le billet de retour et il rentre au pays épuisé et sans ressources.

Mais pas vaincu. La Revue des Deux Mondes a publié un article qu' il avait envoyé de La Nouvelle­Orléans. Sa vocation s'est affirmée ; désormais il collabore à la Revue et aussi au Journal des Voyages,

à d'autres publications prestigieuses ; il rédige pour Hachette des Guides Bleus, entre à la Société de Géographie. Il s'est marié, il a deux enfants. Mais en 1869, sa femme meurt. Il se remarie sans maire ni curé avec Fanny Lherminier. Et c'est la guerre. Et après la guerre, la Commune.

Les deux Reclus sont très engagés dans le mouve­ment ouvrier. Ils ont assisté à Londres à la naissance de la première Internationale des Travailleurs. Ils ont milité aux côtés des coopérateurs. Ils ont ren­contré Bakounine, l'ont aimé, s'en sont éloignés : Bakounine mise sur la violence pour installer la société dont il rêve. Les Reclus ne croient pas au succès durable de la violence ; ils parient sur la lente éducation du peuple. Néanmoins, ce sont deux personnalités importantes . . . dans un mouvement qui offre plus de personnalités que de troupes.

18

Page 20: Elisée Reclus - L'Anarchie

Introduction

Ceux qui s'improvisent chefs de la Commune comptent sur eux. Ils participent mollement: ces « chefs », ils les connaissent trop pour leur faire confiance.

Malgré leurs réticences, ils accourent quand on appelle au combat. Élisée et son jeune frère Paul qui est étudiant en médecine, participent à une sortie, le 4 avril. Élisée est fait prisonnier sans avoir tiré un coup de feu. Il connaîtra les insultes, les mauvais traitements, le bagne de Quélen, le procès. Jamais il ne se remettra de la méchante bronchite contractée dans la prison de Saint-Germain-en-Laye.

Il sera condamné à la déportation, puis seulement banni, grâce à l 'action énergique d'amis anglais qui présenteront une pétition signée des grands noms de la science européenne.

Quelques détails utiles pour la connaissance de l'homme, sont à préciser: le ministre Jules Simon en visite à Quélen, a demandé à rencontrer cet étrange géographe compromis avec la canaille. Reclus refuse de le voir, n'ayant rien à faire avec le représentant d'un ministère massacreur. La Société de Géogra­phie voudrait le soutenir mais il faudrait auparavant qu'il renie la Commune. Reclus refuse encore : le Communards enfermés avec lui sont des purs qu'il ne veut pas renier . . . Et sa femme l 'encourage dans

19

Page 21: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarch ie

cette attitude, elle qui ne reçoit que des injures quand elle vient le voir. Tels sont-ils.

Le voilà, conduit à la frontière menottes aux mains. Sa femme est là avec un peu d'argent réuni par la famille. Surtout le proscrit vient de signer avec l'éditeur Hachette un contrat prévoyant qu'il rédigera une Géographie Universelle.

C'est un projet hardi dont il n'existe encore aucun exemple: offrir au public une description de la terre entière, des steppes russes aux champs de blé du Canada, du Brésil au Japon, des Iles Célèbes à la Terre de Feu. Élisée Reclus y emploiera vingt ans de sa vie.

Dix neuf volumes en vingt ans, épais in-quarto, illustrés de cartes, de gravures exécutées souvent à partir de photos. Au bas. de chaque page, deux, trois références. Des voyages pour fouiller les biblio� thèques, des correspondances innombrables pour consulter des érudits. Des traducteurs pour les textes dont Reclus ne possède pas la langue. Une armée de secrétaires, parfois bénévoles mais pour finir, tout passe par la main du maître, vraiment la main: Élisée Reclus a écrit à la main quelque vingt­mille pages.

En même temps, la cause anarchiste requiert ses soins: il est entouré d'anciens Communards, en relation avec la Fédération Jurassienne. Après

20

Page 22: Elisée Reclus - L'Anarchie

Introduction

la mort de Bakounine, les héritiers de sa pensée demandent à Reclus de publier les « papiers» du disparu : une œuvre dispersée en une infinité de cahiers.

Il publie également Paroles d'un Révolté de Kropo­tkine. Ils sont tous les deux liés d'amitié. Kropotkine, impliqué dans un procès fait aux anarchistes, est en prison. Reclus fait connaître sa pensée et écrit lui­même Evolution et Révolution, première version d'un ouvrage théorique qu'il ne cessera de remanier. En même temps, il prend le relais de Kropotkine pour éditer le journal Le Révolté, qui deviendra La Révolte

quand il sera transféré à Paris. Un travail inlassable, une efficacité rare mais

aussi du temps pour la vie de famille, pour les vacances dans la montagne.

Pourtant, en 1874, sa femme est morte de septi­cémie en mettant au monde un enfant qui mourra aussi. Encore une fois, la famille est accourue; Élie emballe les livres, Onésime organise le déména­gement. Les sœurs sont là. Élisée est si accablé, si désespéré que Yohanna, la plus j eune, la plus spon­tanée, va jusqu'à lui dire: « Tu sais, si tu ne peux pas supporter la vie, nous ferons tout ce que nous pourrons pour tes enfants.»

21

Page 23: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

C'était roide, très Reclus, très stoïcien. S'en souve­nant vingt ou vingt-cinq ans plus tard, considérant le chemin parcouru, l'œuvre accomplie, Yohanna en était encore stupéfaite.

Non, Élisée ne s'est p as suicidé. Il a repris le travail. Il écrit à Attila de Gérando, un ami hongrois, géographe. I l écrit aussi à Bakounine en 1875 une lettre pleine d'espoir sinon pour l'anarchisme du moins pour l'humanité, éclairée p ar la science.

Etle 10 octobre 1875, il se marie pour la troisième fois, toujours en union libre, avec Mme Ermance Gonini, veuve d'un Trigant-Beaumont et mère d'une fille qu'elle présente comme sa nièce.

C'est une vieille connaissance, compagne des voyages de jeunesse. Elle aidera Élisée à élever ses f illes en même temps que la sienne. Point d 'amour, de la raison . . . Pendant longtemps, Élisée signera ses lettres Élisée F. Reclus, F comme Fanny.

Ermance fera bâtir une vaste demeure à Clarens, au bord du Léman. Viendront s'y abriter les colla­borateurs occasionnels, la famille qui est si vaste, Paul, surtout, le fils d'Élie, si proche d'Élisée.

C'est par Paul que passe le « scandale» du siècle. Venu en vacances après avoir terminé ses études à

22

Page 24: Elisée Reclus - L'Anarchie

Introduction

l'Ecole des Mines, il est accompagné de deux cama­rades, Régnier et Cuisinier.

La postérité n'a pas retenu les phases intermé­diaires mais le 14 octobre 1882, Magali et Jeannie Reclus épousèrent l'une Paul Régnier, l 'autre Léon Cuisinier, en union libre, comme leur père mais non clandestine: Élisée offrit un repas de vingt­cinq couverts aux intimes puis réunit des amis dans une salle de l'Hôtel des Ambassadeurs. Élie lut une étude sur l'origine du mariage, Élisée prononça une courte allocution et les époux furent unis.

Ce fut un beau tapage dans la presse: l'immora­lité affichée, de pures jeunes filles poussées vers une vie désordonnée par leur propre père. Il fut question de refuser à Redus le droit de résider en Suisse.

Puis les esprits se calmèrent, ·les jeunes époux furent heureux et eurent beaucoup d'enfants. Élie publia un petit opuscule Le mariage tel qu'il

fut et tel qu'il est, impeccable quant aux sources historiques, qui apparut comme un brûlot du féminisme.

Reclus considéra ses gendres comme ses fils. Il était généreux, porté à s'enthousiasmer, à prêter à de nouveaux venus des qualités qu'ils n'avaient peut­être pas. S'il était déçu, il faisait une croix sur cette amitié défunte avant d'avoir existé. Ses gendres ont

23

Page 25: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

été à la hauteur de ses espoirs. Cuisinier est hélas mort jeune, en 1887, mais Régnier qui était ingé­nieur et avait passé son diplôme d'architecte, se fit agriculteur. Il acheta un domaine en Algérie, près d'Oran et l'administra efficacement.

Reclus qui souffrait toujours des bronches depuis son séjour en prison, se prit d'amour pour le pays, son climat. Il y passait volontiers une partie de l'hiver.

Comment! a-t-on dit, Reclus l'anarchiste, l'apôtre de 1) égalité entre les hommes, s'est accommodé de la main mise des conquérants sur le sol algérien ? Il a supporté de voir les « indigènes », les natifs du pays, réduits à servir les nouveaux maîtres ? Oui! Même un grand homme a des faiblesses. À r époque, la colonisation ne paraissait pas condamnable: les . colons pensaient apporter le progrès, l'instruction à des populations arriérées. Le programme était plus ou moins admissible, la réalisation tout autre comme on a pu le voir.

C'est de Tarzout, chez son gendre, · qu'Élisée Reclus, en 1892, écrit une lettre où il parle avec ironie des « fantaisies explosives », qualifiant ainsi les attentats de Ravachol qui ont ému Paris. Il dit très fermement que ces actes sont néfastes à la

24

Page 26: Elisée Reclus - L'Anarchie

Introduction

cause anarchiste, et qu'elles sont condamnables parce qu'elles frappent au hasard . Les véritables anarchistes « pèsent leurs paroles et leurs actes . . . et se sentent responsables de leur conduite envers l'humanité tout entière ».

Quoi qu'il pense, Ravachol aura des émules dont un certain Henry qui jeta une bombe dans la salle de Café Terminus de la gare Saint-Lazare, causant une vingtaine de blessés. Au total, il y aura trois guillotinés et le président Sadi-Carnot qui avait refusé leur grâce sera assassiné .

Cattitude de Reclus fut critiquée par ses amis, sauf, bien sûr, par Kropotkine. L'anarchisme ou plutôt la position libertaire, était très forte en cette fin du XIXe siècle. Le populaire Père Peinard, le litté­raire En-Dehors, où écrivaient de futures gloires académiciennes, chantaient la gloire des ennemis d'un État détesté. C'est que cet État n'avait rien d'un État providence: pas de sécurité sociale, pas de retraites, pas d'allocations familiales, pas d'indemnités de chômage. La fonction de l'Etat était purement répressive: il défendait l'ordre et la propriété. Les syndicats étaient autorisés depuis 1884, le droit de grève existait depuis 1864 mais les associations ne seront autorisées qu'en 1901.

2S

Page 27: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

Il faut attendre 1893 pour que le travail des enfants soit réglementé et le travail de nuit interdit aux femmes.

Donc, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, fÉtat bourgeois n'est aimé que des bourgeois grands ou petits, voire même très petits. Dans cette opi­nion conservatrice, la peur s'installe, la répression se durcit.

Par malheur pour la famille Reclus, le nom de Paul se retrouve sur un carnet que tenait Vaillant, un des poseurs de bombes : « Paul Reclus : 2 francs ».

La police vient pour l'arrêter, il est déjà loin, sous un faux nom, il rejoint à Edimbourg un ami de son oncle, Patrick Geddes, future célébrité.

Dans le procès qui s'ouvre, il est condamné par contumace à vingt ans de travaux forcés et grâcié par la suite.

Cette cascade d' événements tombe très mal dans la vie d'Élisée. Le dernier volume de la Géographie

Universelle était terminé. Élisée avait été pressenti par l'Université Libre de Bruxelles, la rivale de la vieille Université Catholique de Louvain pour une chaire de géographie. Il s'apprêtait à partir quand on lui fit savoir que la chaire n'était plus libre : l'oncle d'un terroriste n'avait pas sa place dans l'enseignement même libre.

26

Page 28: Elisée Reclus - L'Anarchie

Introduction

C'est· dans cet entre-deux que Reclus a sans doute rédigé la version définitive de l'Evolution, la

Révolution et l'Idéal anarchique.

:Lldéal anarchique, tel que Pierre Kropotkine l'avait formulé dans La Conquête du Pain, c'est créer une société juste, où chacun travaille pour tous, dans une parfaite égalité, où le bonheur naît de l'équilibre, de l'harmonie qu'entraîne l'abandon des anciens réflexes d'accaparement, de compétition.

Pour Reclus qui confronte cet idéal à la vie telle qu'il la connaît, à la réalité humaine si fragile, si oscillante, rien ne sera possible sans un change­ment total. Ses contemporains ne comptent que sur l'individualisme alors qu' il faudrait faire abs­traction des égoïsmes. Aussi il donne le but: « la transformation voulue et consciente de l'homme en un être supérieur. » :Lespèce humaine a mis des millions d'années pour devenir ce qu'elle est. Il lui faudra atteindre un autre palier pour apprendre la solidarité, l 'épanouissement personnel dans le bonheur de tous.

En chemin, Reclus a stigmatisé les horreurs de la société actuelle, l'écrasement des faibles, l 'in­justice proclamée comme nécessaire à la survie de l'ensemble. Accessoirement, il s'est posé en adversaire des « collectivistes », les futurs communistes, qui

27

Page 29: Elisée Reclus - L'Anarchie

l'Anarchie

maintiennent des hiérarchies entre les travailleurs, des salaires inégaux, une autorité supérieure.

Ce livre a été lu, traduit, sa pensée a cheminé mais, pourrait-on dire, en silence. Qui, nanti d'une position confortable, accepterait non seulement de l'abandonner mais de se transformer soi-même jusqu'à mépriser ce qui a été sa raison de vivre?

Tout en maintenant son soutien à La Révolte, en se réjouissant avec Kropotkine des progrès de l'Idéal, Reclus revient au quotidien.

Certes l'Université Libre ne veut pas de lui mais les amis qui avaient parrainé sa candidature, ne se découragent pas. À côté de l'Université Libre, on aura l'Université Nouvelle. Elle ne donnera pas de diplômes mais dispensera l'enseignement de pro fesseurs prestigieux. Parmi eux, évidemment, Élisée Reclus mais aussi son frère Élie. Élie, qui était toujours resté dans l'ombre, est admiré par ·les étudiants; ses curiosités variées lui ont per­mis d'accumuler un savoir rare; encouragé par l'admiration des auditeurs, il sort de sa réserve, il ouvre à ces jeunes esprits des perspectives nouvelles. Qui, avant lui, s'est intéressé aux m œurs des peuples sans écriture, ceux que l'on appelle sauvages? Qui s'est occupé de comparer. les mythologies, d'en tirer

28

Page 30: Elisée Reclus - L'Anarchie

Introduction

une histoire des religions par faitement hérétique? Certes, il y a des travaux universitaires mais Le Rameau d'Or de Frazer, prodigieux inventaire des rites et des mythes, ne paraîtra qu'en 1911. Élie est un précurseur. Par ailleurs sa bienveillance rassure. Quant à Élisée, il instruit, et charme aussi.

Nous le savons grâce à un recueil de témoignages publié aux USA après la guerre par un ancien, Joseph. Ishill. Les demoiselles se souviennent avec émotion de ses « blue eyes », de son « silver hair ».

Car il y avait des demoiselles à l'Université Libre, surtout américaines, mais aussi des jeunes gens de plusieurs nations européennes, notamment, chose curieuse, des Bulgares.

On ne sait pas ce que ces étudiants ont fait, dans leur carrière, de cet enseignement libre, vigoureux, affranchi des traditions, net de toute imitation. La trace s'en retrouve dans le magistral ouvrage, publié après la mort d'Élisée, L'Homme et la Terre. Il réunit tout ce qui n'avait pu être publié dans la Géographie Universelle en raison de la censure, imposée par la

maison Hachette sur tout ce qui concernait la poli­tique et la religion, ce qui aurait pu être considéré comme une critique des régimes en place. L'in­fluence d'Élie s'y fait sentir dans l' importance de l'anthropologie, sa curiosité de prédilection.

29

Page 31: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

L'illustration est confiée à des artistes nouveaux, comme Kupka, ce qui témoigne de l'ouverture de l'Université à l'art qui sera celui du xxe siècle.

Si nous revenons à la vie privée d'Élisée Reclus, elle se complique. Élisée recueillera trois des enfants de sa fille Jeannie, morte en 1897 (leur p ère avait disparu en 1887). Louise viendra les rejoindre après son veuvage. Enfin, Élisée, entraîné malgré ses anciennes prises de position, dans la vie politique agitée de la B elgique, se lie avec le leader socialiste Louis de Brouckère et avec sa tante, Florence de Brouckère.

Pour instruire son fils et aussi les petits-enfants d'Élisée plus quelques élus, Mme de Brouckère ouvre dans sa propre maison Les Petites Etudes. Les professeurs y sont brillants, les élèves également, qui entreront par la suite dans le strict cycle universitaire.

Mme de Brouckère, qui dispose d'une belle for­tune, reçoit dans sa propriété de Thourout, près de Bruxelles, le gratin de la pensée moderne. Élisée en est le roi : sa sœur Louise ne parle-t-elle pas de sa « cour» ?

Dans la conférence qui suit, le ton est ferme, un peu protecteur à l'égard de l'assistance dont il

30

Page 32: Elisée Reclus - L'Anarchie

Introduction

sait le respect assuré. Il se donne même le luxe de proposer à leur admiration quelques grands Saints·

de l'Église catholique, cette Église que les Maçons combattent!

« Vous êtes maçons à la fin de maçonner un édi­fice . . . où n'entrent que des hommes libres, égaux et frères, travaillant sans cesse à leur perfection­nement et renaissant par la force de l'amour à une vie nouvelle de justice et de bonté ». L'Anarchie telle qu'HIa pense n'est que l 'élargissement de cet idéal. Justice et bonté sont les principales valeurs.

L'égalité qui en est une autre demande un effort· sans relâche: « . . .il faut chercher âprement la vérité, trouver le devoir personnel, apprendre à se connaître soi-même, faire continuellement sa propre éduca­tion . . . La morale . . . devient une partie de l'être .»

Cet être qui ne reçoit plus d'ordre, atteint la forme suprême de la responsabilité donc de la liberté.

Et la liberté amène la création de grandes œuvres, enrichit l'humanité entière des décou­vertes faites par des hommes dégagés des contraintes intellectuelles .

Elle a des risques. Il faut savoir les courir pour, au final, sortir du cercle des haines répondant aux haines.

31

Page 33: Elisée Reclus - L'Anarchie

l'Anarchie

Les perspectives ouvertes par la pensée d'Élisée Reclus trouvent aujourd'hui une résonance parti­culière.

Ses dernières années ont été attristées par la mala­die. Unè dernière joie lui est venue de la première Révolution russe en 1905. Qu'elle ait été écrasée ne lui paraissait pas important: l'essentiel était qu'elle avait eu lieu. Il se rendit à Paris pour célébrer l'événement mais il ne put prendre la parole et laissa son neveu Paul lire le texte qu' il avait préparé.

Son frère Élie était mort en 1904; sa femme, Noémi, l'avait suivi de près. Tous deux, selon leur volonté, avaient été enterrés dans la fosse com­mune d'Ixelles où ils résidaient. Élisée meurt le 4 juillet 1905 à T hourout et va les rejoindre, conduit dans le corbillard des pauvres, par le seul Paul. Sur la plaque de ciment qui recouvre la fosse, les noms d'Élie et d'Élisée Reclus ont été grossièrement gra­vés. On a oublié Noémi.

La presse mondiale s'est fait l'écho de la dispa­rition d'un homme illustre. L'Illustration, le grand magazine de l ' époque, donne son portrait en pre­mière page : portrait en patriarche, rayonnant de bonté et d'intelligence.

32

Page 34: Elisée Reclus - L'Anarchie

Puis il a semblé que son œuvre était enterrée avec lui, et le silence se fit. Les géographes français avaient donné d'autres bases à leur science. Ce n'est qu'assez récemment qu'ils ont reconnu la valeur d'un travail précurseur: ils osent se réclamer de la géographie politique et reconnaissent en Reclus un maître. Désormais Reclus le géographe existe à côté de Reclus l'anarchiste.

Page 35: Elisée Reclus - L'Anarchie
Page 36: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'ANARCHIE

Page 37: Elisée Reclus - L'Anarchie
Page 38: Elisée Reclus - L'Anarchie

ranarchie n'est point une théorie nouvelle. Le mot lui-même pris dans son acception « absence de gouvernement », de « société sans chefs », est d'origine ancienne et fut employé bien avant Proudhon.

D'ailleurs qu'importent les mots? Il Y eut des « acrates» avant les anarchistes, et les acrates n'avaient pas encore imaginé leur nom de for­mation savante que d'innombrables générations s' étaient succédé. De tout temps il y eut des hommes libres, des contempteurs de la loi, des hommes vivant sans maître de par le droit pri­mordial de leur existence et de leur pensée. Même aux premiers âges, nous retrouvons partout des tribus composées d'hommes se gérant à leur guise, sans loi imposée, n'ayant d'autre règle de conduite que leur « vouloir et franc arbitre », pour parler avec Rabelais, et poussés même par leur désir de fonder la « foi profonde » comme les « chevaliers tant preux» et les « dames tant mignonnes » qui s'étaient réunis dans l 'abbaye de Thélème.

37

Page 39: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

Mais si l 'anarchie est aussi ancienne que l' huma­nité, du moins ceux qui la représentent apportent-ils quelque chose de nouveau dans le monde. Ils ont la conscience précise du but poursuivi et, d'une extré­mité de la Terre à l'autre, s'accordent dans leur idéal pour repousser toute forme de gouvernement. Le rêve de liberté mondiale a cessé d' être une pure uto­pie philosophique et littéraire, comme il l' était pour les fondateurs des cités du Soleil ou de Jérusalem nouvelles; il est devenu le but pratique, activement recherché par des multitudes d' hommes unis, qui collaborent résolument à la naissance d'une société dans laquelle il n'y aurait plus de maîtres, plus de conservateurs officiels de la morale publique, plus de geôliers ni de bourreaux, plus de riches ni de pauvres, mais des frères ayant tous leur part quoti­dienne de pain, des égaux en droit, et se maintenant en paix et en cordiale union, non par l'obéissance à des lois, qu'accompagnent toujours des menaces redoutables, mais par le respect mutuel des intérêts et l'observation scientifique des lois naturelles.

Sans doute, cet idéal semble chimérique à plu­sieurs d'entre vous, mais je suis sûr aussi qu'il paraît désirable à la plupart et que vous apercevez au loin l' image éthérée d'une société pacifique où les hommes désormais réconciliés laisseront rouiller

38

Page 40: Elisée Reclus - L'Anarchie

Élisée Reclus

leurs épées, refondront leurs canons et désarmeront leurs vaisseaux. D'ailleurs n'êtes-vous pas de ceux qui, depuis longtemps, depuis des milliers d'années, dites-vous, travaillent à construire le temple de l'égalité? Vous êtes « maçons », à la fin de maçonner un édifice de proportions parfaites, où n'entrent que des hommes libres, égaux et frères, travaillant sans cesse à leur perfectionnement et renaissant par la force de l'amour à une vie nouvelle de justice et de bonté. C'est bien cela, n'est-ce pas, et vous n' êtes pas seuls? Vous ne prétendez point au monopole d'un esprit de progrès et de renouvellement. Vous ne commettez pas même l' injustice d'oublier vos adversaires spéciaux, ceux qui vous maudissent et vous excommunient, les catholiques ardents qui vouent à l'enfer les ennemis de la Sainte Église, mais qui n'en prophétisent pas moins la venue d'un âge de paix définitive. François d'Assise, Catherine de Sienne, T hérèse d'Avila et tant d'autres encore parmi les fidèles d'une foi qui n'est point la vôtre, aimèrent certainement l' humanité de l'amour le plus sincère et nous devons les compter au nombre de ceux qui vivaient pour un idéal de bonheur uni­versel. Et maintenant, des millions et des millions de socialistes, à quelque école qu'ils appartiennent, luttent aussi pour un avenir où la puissance du

39

Page 41: Elisée Reclus - L'Anarchie

l'Anarchie

capital sera brisée et où les hommes pourront enfin se dire « égaux» sans ironie.

Le but des anarchistes leur est donc commun avec beaucoup d' hommes généreux, appartenant aux religions, aux sectes, aux partis les plus divers, mais ils se distinguent nettement par les moyens, ainsi que leur nom l'indique de la manière la moins douteuse. La conquête du pouvoir fut presque tou­jours la grande préoccupation des révolutionnaires, même des plus intentionnés. r éducation reçue ne leur permettait pas de s'imaginer une société libre fonctionnant sans gouvernement régulier, et, dès qu'ils avaient renversé des maîtres haïs, ils s'empres­saient de les remplacer par d'autres maîtres, destinés selon la formule consacrée, à « faire le bonheur de leur peuple ». D'ordinaire on ne se permettait même pas de se préparer à un changement de prince ou de dynastie sans avoir fait hommage ou obéis­sance à quelque souverain futur: « Le roi est tué!· Vive le roi ! » s' écriaient les sujets toujours fidèles même dans leur révolte. Pendant des siècles et des siècles tel fut immanquablement le cours de l' his­toire. « Comment pourrait-on vivre sans maîtres! » disaient les esclaves, les épouses, les enfants, les tra­vailleurs des villes et des campagnes, et, de propos délibéré, ils se plaçaient la tête sous le joug comme le

40

Page 42: Elisée Reclus - L'Anarchie

Élisée Reclus

fait le bœuf qui traîne la charrue. On se rappelle les insurgés de 1830 réclamant « la meilleure des répu­bliques » dans la personne d'un nouveau roi, et les républicains de 1848 se retirant discrètement dans leur taudis après avoir mis « trois mois de misère au service du gouvernement provisoire ». A la même époque, une révolution éclatait en Allemagne, et un parlement populaire se réunissait à Francfort: « l'ancienne autorité est un cadavre » clamait un des représentants. « Oui, répliquait le président mais nous allons le ressusciter. Nous appellerons des hommes nouveaux qui sauront reconquérir par le pouvoir la puissance de la nation. ». N'est-ce pas ici le cas de répéter les vers de Victor Hugo : Un vieil

instinct humain mène à la turpitude?

Contre cet instinct, l'anarchie représente vrai­ment un esprit nouveau. On ne peut point reprocher aux libertaires qu'ils cherchent à se débarrasser d'un gouvernement pour se substituer à lui: « Ôte-toi de là que je m'y mette ! » est une parole qu'il auraient horreur de prononcer, et, d'avance, ils vouent à la honte et au mépris, ou du moins à la pitié, celui d'entre eux qui, piqué de la tarentule du pouvoir, se laisserait aller à briguer quelque place sous prétexte de faire, lui aussi, le « bonheur de ses concitoyens ». Les anarchistes professent en s'appuyant sur

4 1

Page 43: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

l'observation, que l'État et tout ce qui s'y rattache n'est pas une pure entité ou bien quelque formule philosophique, mais un ensemble d'individus placés dans un milieu spécial et en subissant l'influence. Ceux-ci élevés en dignité, en pouvoir, en traitement au-dessus de leurs concitoyens, sont par cela même forcés, pour ainsi dire, de se croire supérieurs aux gens du commun, et cependant les tentations de toute sorte qui les assiègent les font choir presque fatalement au-dessous du niveau généraL

Cest là ce que nous répétons sans cesse à nos frères, - parfois des.frères ennemis les socialistes d'État: prenez garde à vos chefs et mandataires! Comme vous, certainement, ils sont animés des plus pures intentions; ils veulent ardemment la suppression de la propriété privée et de l 'État tyrannique; mais les relations, les conditions nou­velles les modifient peu à peu; leur morale change avec leurs intérêts, et, se croyant toujours fidèles à la cause de leurs mandants, ils deviennent forcé­ment infidèles. Eux aussi, détenteurs du pouvoir, devront se servir des instruments du pouvoir: armée, moralistes, magistrats, policiers et mou­chards. Depuis plus de trois mille ans, le poète hindou du Mahâ Bhârata a formulé sur ce sujet l'expérience des siècles: « L'homme qui roule

42

Page 44: Elisée Reclus - L'Anarchie

Élisée Reclus

dans un char ne sera jamais l'ami de l'homme qui marche à pied! »

Ainsi les anarchistes ont à cet égard les principes les plus arrêtés: d'après eux, la conquête du pou­voir ne peut servir qu'à en prolonger la durée avec celle de l'esclavage correspondant. Ce n'est donc pas sans raison que le nom d'« anarchistes » qui, après tout, n'a qu'une signification négative, reste celui par lequel nous sommes universellement désignés. On pourrait nous dire « libertaires », ainsi que plusieurs d'entre nous se qualifient volontiers, ou bien «harmonistes » à cause de l'accord libre des vouloirs qui, d'après nous, constituera la société future ; mais ces appellations ne nous différencient pas assez des socialistes. C'est bien la lutte contre tout pouvoir officiel qui nous distingue essentiel­lement; chaque individualité nous paraît être le centre de l'univers, et chacune a les mêmes droits à. son développement intégral, sans intervention d'un pouvoir qui la dirige, la morigène ou la châtie.

Vous connaissez notre idéal. Maintenant la pre­mière question qui se pose est celle-ci: « Cet idéal est-il vraiment noble et mérite-t-il le sacrifice des hommes dévoués, les risques terribles que toutes les révolutions entraînent après elle ? La morale anarchiste est-elle pure, et dans la société libertaire,

43

Page 45: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

si elle se constitue, l'homme sera-t-il meilleur que dans une société reposant sur la crainte du pou­voir et des lois ? Je réponds en toute assurance et j'espère que bientôt vous répondrez avec moi: « Oui, la morale anarchiste est celle qui correspond le mieux à la conception moderne de la justice et de la bonté. »

Le fondement de l'ancienne morale, vous le savez, n'était autre que l'effroi, le « tremblement », comme dit la Bible et comme maints préceptes vous l'ont appris dans votre jeune temps. « La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse», tel fut naguère le point de départ de toute éducation: la société dans son ensemble reposait sur la terreur. Les hommes n'étaient pas des citoyens, mais des sujets ou des ouailles; les épouses étaient des servantes, les enfants des esclaves, sur lesquels les parents avaient un reste de l'ancien droit de vie et de mort. Partout, dans toutes les relations sociales, se montraient les rapports de supériorité et de subordination; enfin, de nos jours encore, le principe même de l'État et de tous les États partiels qui le constituent, est la hiérarchie, ou l'archie «sainte », l'autorité « sacrée », c'est le vrai sens du mot. Et ceUe domi­nation sacro-sainte comporte toute une succession de classes superposées dont les plus hautes ont

44

Page 46: Elisée Reclus - L'Anarchie

Élisée Reel us

toutes le droit de commander, et les inférieures toutes le devoir d'obéir. La morale officielle consiste à s'incliner devant le supérieur, à se redresser fière­ment devant le subordonné. Chaque homme doit avoir deux visages, comme Janus, deux sourires, l'un flatteur, empressé, parfois servile, l'autre superbe et d'une noble condescendance. Le principe d'autori­té - c'est ainsi que cette chose-là se nomme exige que le supérieur n'ait jamais l'air d'avoir tort, et que, dans tout échange de paroles, il ait le dernier mot. Mais surtout il faut que ses ordres soient observés. Cela simplifie tout: plus besoin de raisonnements, d'explications, d'hésitations, de débats, de scrupu­les. Les affaires marchent alors toutes seules, mal ou bien. Et, quand un maître n'est pas là pour com­mander, n'a-t-on pas des formules toutes faites, des ordres, décrets ou lois, édictés aussi par des maîtres absolus ou des législateurs à plusieurs degrés? Ces formules remplacent les ordres immédiats et on les observe sans avoir à chercher si elles sont conformes à la voix intérieure de la conscience.

Entre égaux, l'œuvre est plus difficile, mais elle est plus haute: il faut chercher âprement la vérité, trouver le devoir personnel, apprendre à se connaître soi-même, faire continuellement sa propre éducation, se conduire en respectant les

4S

Page 47: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

droits et les intérêts des camarades. Alors seu­lement on devient un être réellement moral, on naît au sentiment de sa responsabilité. La morale n'est pas un ordre auquel on se soumet, une parole que l'on répète, une chose purement extérieure à l'individu; elle devient une partie de l'être, un produit même de la vie. Cest ainsi que nous comprenons la morale, nous, anarchistes. N'avons­nous pas le droit de la comparer avec satisfaction à celle que nous ont léguée les ancêtres?

Peut-être me donnerez-vous raison? Mais encore ici, plusieurs d'entre vous prononceront le mot de « chimère ». Heureux déjà, que vous y voyez au moins une noble chimère, je vais plus loin, et j'affirme que notre idéal, notre conception de la morale est tout à fait dans la logique de l 'histoire, amenée naturelle­ment par l'évolution de l 'humanité.

Poursuivis jadis par la terreur de l'inconnu aussi bien que par le sentiment de leur impuissance dans la recherche des causes, les hommes avaient créé par nntensité de leur désir, une ou plusieurs divinités secourables qui représentaient à la fois leur idéal informe et le point d'appui de tout ce monde mysté­rieux visible, et invisible, des choses environnantes. Ces fantômes de l'imagination, revêtus de la toute­puissance, devinrent aussi aux yeux des hommes le

46

Page 48: Elisée Reclus - L'Anarchie

Élisée Reclus

principe de toute justice et de toute autorité: maîtres du ciel, ils eurent naturellement leurs interprètes sur la terre, magiciens, conseillers, chefs de guerre, devant lesquels on apprit à se prosterner comme devant les représentants d'en haut. C'était logique, mais l'homme dure plus longtemps que ses œuvres, et ces dieux qu'il créa n'ont cessé de changer comme des ombres projetées sur l' infini. Visibles d'abord, animés de passions humaines, violents et redou­tables, ils reculèrent peu à peu dans un immense lointain; ils finirent par devenir des abstractions, des idées sublimes, auxquelles on ne donnait même plus de nom, puis ils arrivèrent à se confondre avec les lois naturelles du monde; ils rentrèrent dans cet univers qu'ils étaient censés avoir fait jaillir du néant, et maintenant l'homme se retrouve seul sur la terre, au-dessus de laquelle il avait dressé l'image colossale de Dieu.

Toute la conception des choses change donc en même temps. Si Dieu s'évanouit, ceux qui tiraient de leurs titres le droit à l'obéissance des autres voient aussi se ternir leur éclat emprunté: eux aussi doivent rentrer graduellement dans les rangs, s'accommoder de leur mieux à l'état des choses. On ne trouverait plus aujourd'hui de Tamerlan! qui commandât à ses

1. Tamerlan (1370-1405), roi de Transoxiane, actuellement l'Ouzbékistan. Ce tyran cultivé voulut reconstituer l'empire de Gengis Khân mais son empire ne lui survécut pas.

47

Page 49: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

quarante courtisans de se jeter du haut d'une tour, sûr que, dans un clin d'œil, il verrait des créneaux les quarante cadavres sanglants et brisés. La liberté de penser a fait de tous les hommes des anarchistes sans le savoir. Qui ne se réserve maintenant un petit coin de cerveau pour réfléchir? Or, c'est là précisément le crime des crimes, le péché par excellence, sym­bolisé par le fruit de l'arbre qui révéla aux hommes la connaissance du bien et du mal. De là la haine de la science que professa toujours l'Église. De là cette fureur que Napoléon, un Tamerlan moderne, eut toujours pour les « idéologues ,).

Mais les idéologues sont venus. Ils ont soufflé sur les illusions d'autrefois comme sur une buée, recommençant à nouveau tout le travail scienti­fique par l'observation et l'expérience. Un d'eux même, nihiliste avant nos âges, anarchiste s'il en 1

fut, du moins en paroles, débuta par faire « table rase }, de tout ce qu' il avait appris. Il n'est main­tenant guère de savant, guère de littérateur, qui ne professe d'être lui-même son propre maître et modèle, le penseur original de sa pensée, le moraliste de sa morale. « Si tu veux surgir, surgis de toi-même!,} disait Goethe. Et les artistes ne cherchent-ils pas à rendre la nature telle qu'ils la voient, telle qu'ils la sentent et la comprennent?

48

Page 50: Elisée Reclus - L'Anarchie

Ëlisée Reclus

C'est là d'ordinaire, il est vrai, ce qu'on pourrait appeler une « anarchie aristocratique », ne reven­diquant la liberté que pour le peuple choisi des Musantes, que pour les gravisse urs du Parnasse. Chacun d'eux veut penser librement, chercher à son gré son idéal dans l'infini, mais tout en disant qu'il faut « une religion pour le peuple! » Il veut vivre en homme indépendant, mais « l'obéissance est faite pour les femmes»; il veut créer des œuvres originales, mais « la foule d'en bas» doit rester asservie comme une machine à l'ignoble fonctionnement de la division du travail! Tou­tefois, ces aristocrates du goût et de la pensée n'ont plus la force de fermer la grande écluse par laquelle se déverse le flot. Si la science, la litté­rature et l'art sont devenus anarchistes, si tout progrès, toute nouvelle forme de la beauté sont dus à l'épanouissement de la pensée libre, cette pensée travaille aussi dans les profondeurs de la société et maintenant il n'est plus possible de la contenir. Il est trop tard pour arrêter le déluge.

La diminution du respect n'est-elle pas le phéno­mène par excellence d� la société contemporaine? J'ai vu jadis en Angleterre des foules se ruer par milliers pour contempler l'équipage vide d'un grand seigneur. Je ne le verrais plus maintenant.

49

Page 51: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

En Inde, les parias s'arrêtaient dévotement aux cent quinze pas réglementaires qui les séparaient de l'orgueilleux brahmane: depuis que l'on se presse dans les gares, il n'y a plus entre eux que la paroi de clôture d'une salle d'attente. Les exemples de bassesse, de reptation vile ne manquent pas dans le monde, mais pourtant il y a progrès dans le sens de l ' égalité. Avant de témoigner son respect, on se demande quelquefois si l ' homme ou l' institution sont vraiment respectables. On étudie la valeur des individus, l ' importance des œuvres. La foi dans la grandeur a disparu; or, là où la foi n'existe plus, les institutions disparaissent à leur tour. La suppression de l'État est naturellement impliquée dans l'extinction du respect.

L'œuvre de critique frondeuse à laquelle est soumis l'État s'exerce également contre toutes les institu-, tions sociales. Le peuple ne croit plus à l 'origine sainte de la propriété privée, produite, nous disaient les économistes, - on n'ose plus le répéter main­tenant - par le travail personnel des propriétaires; il n' ignore point que le labeur individuel ne crée jamais des millions ajoutés à des millions, et que cet enrichissement monstrueux est toujours la consé­quence d'un faux état social, attribuant à l 'un le produit du travail de milliers d'autres; il respectera

50

Page 52: Elisée Reclus - L'Anarchie

Élisée Reclus

toujours le pain que le travailleur a durement gagné, la cabane qu'il a bâtie de ses mains, le jardin qu' il a planté, mais il perdra certainement le respect des mille propriétés fictives que représentent les papiers de toutes espèces contenus dans les banques. Le jour viendra, je n'en doute point, où il reprendra tran­quillement possession de tous les produits du labeur commun, mines et domaines, usines et châteaux, chemins de fer, navires et cargaisons. Quand la mul­titude, cette multitude « vile» par son ignorance et la lâcheté qui en est la conséquence fatale, aura cessé de mériter le qualificatif dont on l' insulta, quand elle saura, en toute certitude que l'accaparement de cet immense avoir repose uniquement sur une fiction chirographique, sur la foi en des paperasses bleues, l'état social actuel sera bien menacé ! En pré­sence de ces évolutions profondes, irrésistibles, qui se font dans toutes les cervelles humaines, combien niaises, combien dépourvues de sens paraîtront à nos descendants ces clameurs forcenées qu'on lance contre les novateurs ! Qu'importent les mots orduriers déversés par une presse obligée de payer ses subsides en bonne prose, qu'importent même les insultes honnêtement proférées contre nous, par ces dévotes « saintes mais simples» qui portaient du bois au bûcher de Jean Huss2! Le mouvement

S I

Page 53: Elisée Reclus - L'Anarchie

l'Anarchie

qui nous emporte n'est pas le fait de simples énergu­mènes, ou de pauvres rêveurs, il est celui de la société dans son ensemble. Il est nécessité par la marche de la pensée, devenue maintenant fatale, inéluctable, comme le roulement de la Terre et des Cieux.

Pourtant un doute pourrait subsister dans les esprits si l'anarchie n'avait jamais été qu'un idéal, · qu'un exercice intellectuel, un élément de dialectique, si jamais elle n'avait eu de réalisation concrète, si jamais un organisme spontané n'avait surgi, mettant en action les forces libres de camarades travaillant en commun, sans maître pour les commander. Mais ce doute peut être facilement écarté. Oui, des organismes libertaires ont existé de tout temps; oui, il s'en forme incessamment de nouveaux, et chaque année plus nombreux, suivant les progrès de l'ini­tiative individuelle. Je pourrais citer en premier lieu diverses peuplades dites sauvages, qui même de nos jours vivent en paifaite harmonie sociale sans avoir besoin ni de chefs ni de lois, ni d'enclos ni de force publique ; mais je n'insiste pas sur ces exemples qui ont pourtant leur importance : je craindrais qu'on ne m'objectât le peu de complexité de ces sociétés primitives, comparées à notre monde moderne,

2. Réformateur religieux tchèque né vers 1370 et mort brülé vif comme hérétique en 1415.

52

Page 54: Elisée Reclus - L'Anarchie

Élisée Reclus

organismes avec une complication infinie. Laissons donc de côté ces tribus primitives pour nous occu­per seulement des nations déjà constituées, ayant tout un appareil politique et social.

Sans doute, je ne pourrais vous en montrer aucune dans le cours de l 'histoire qui se soit constituée dans un sens purement anarchique, car toute se trouvaient alors dans leur période de lutte entre des éléments divers non encore associés; c'est que chacune de ces sociétés. partielles, quoique non fondues en un ensemble harmonique, fut d'autant plus prospère, d'autant plus créative qu'elle était plus libre, que la valeur personnelle de l'individu y était le mieux reconnue. Depuis les âges préhistoriques, où hos sociétés naquirent aux arts, aux sciences, à l'industrie, sans que des annales écrites aient pu nous en apporter la mémoire, toutes les grandes périodes de la vie des nations ont été celles où les hommes, agi­tés par les révolutions, eurent le moins à souffrir de la longue et pesante étreinte d'un gouvernement régu­lier. Les deux grandes périodes de l'humanité, par le mouvement des découvertes, par l'efflorescence de la pensée, par la beauté de l'art, furent des époques troublées, des âges de « périlleuse liberté ». L'ordre régnait dans l'immense empire des Mèdes et des Perses, mais rien de grand n'en sortit, tandis que la

53

Page 55: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

Grèce républicaine, sans cesse agitée, ébranlée par de continuelles secousses, a fait naître les initiateurs de tout ce que nous connaissons de haut et de noble dans la civilisation moderne : il nous est impossible de penser, d'élaborer une œuvre quelconque sans que notre esprit ne se reporte vers ces Hellènes libres qui furent nos devanciers et qui sont encore nos modèles. Deux mille années plus tard, après des tyrannies, des temps sombres qui ne semblaient jamais devoir finir, l'Italie, les Flandres et toute l'Europe des communiers s'essaya de nouveau à reprendre haleine ; des révo­lutions innombrables secouèrent le monde. Ferrari ne compta pas moins de sept mille secousses locales pour la seule Italie ; mais aussi le feu de la pensée libre se mit à flamber et l'humanité à refleurir: avec les Raphaël, les .vinci, les Michel-Ange, elle se sentit jeune pour la deuxième fois.

Puis vint le grand siècle de l 'Encyclopédie avec les révolutions mondiales qui s'ensuivirent et la proclamation des droits de l'Homme. Or, essayez si vous le pouvez d'énumérer tous les grands progrès qui se sont accomplis depuis cette grande secousse de l'humanité. On se demande si pendant ce der­nier siècle ne s'est pas concentrée plus de la moitié de l'histoire. Le nombre des hommes s'est accru de plus d'un .demi milliard ; le commerce a plus

S4

Page 56: Elisée Reclus - L'Anarchie

Élisée Reclus

que décuplé, l'industrie s'est comme transfigurée, et l'art de modifier les produits naturels s'est mer­veilleusement enrichi ; des sciences nouvelles ont fait leur apparition, et, quoi qu'on en dise, une troisième période de l'art a commencée; le socia­lisme conscient et mondial est né dans son ampleur. Au moins se sent-on vivre dans le siècle des grands problèmes et des grandes luttes. Remplacez par la pensée les cent années issues de la philosophie du dix-huitième siècle, remplacez-les par une période sans histoire où quatre cents millions de pacifiques Chinois eussent vécu sous la tutelle d'un « père du peuple », d'un tribunal des rites et de manda­rins munis de leurs diplômes. Loin de vivre avec élan comme nous l'avons fait, nous nous serions graduellement rapprochés de l 'inertie et de la mort. Si Galilée, encore tenu dans les prisons de l'Inquisi­tion, ne put que murmurer sourdement : « pourtant elle se meut ! », nous pouvons maintenant grâce aux révolutions, grâce aux violences de la pensée libre, nous pouvons le crier sur les toits ou sur les places publiques: « le Monde se meut et il continuera de se mouvoir! »

En dehors de ce grand mouvement qui trans­forme graduellement la société toute entière dans le sens de la pensée libre, de la morale libre, de l'action

55

Page 57: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

libre, c'est-à-dire de l'anarchie dans son essence, il existe ainsi un travail d'expériences directes qui se manifeste par la fondation de colonies libertaires et communistes : ce sont autant de petites tentatives que l'on peut comparer aux expériences de labo­ratoire que font les chimistes et les ingénieurs. Ces essais de communes modèles ont tous le défaut capi­tal d'être faits en dehors des conditions ordinaires de la vie, c'est-à-dire loin des cités où se brassent les hommes, où surgissent les idées, où se renouvellent les intelligences. Et pourtant on peut citer nombre de ces entreprises qui ont pleinement réussi, entre autres celle de la « Jeune Icarie ;>, transformation de la colonie de Cabet, fondée il y a bientôt un demi-siècle sur les principes d'un communisme autoritaire: de migration en migration, le groupe des communiers devenu purement anarchiste" vit maintenant d'une existence modeste dans une campagne de l'Iowa, près de la rivière Desmoines.

Mais là où la pratique anarchiste triomphe, c'est dans le cours ordinaire de la vie, parmi les gens du populaire, qui certainement ne pourraient soutenir la terrible lutte de l'existence s'ils ne s'entraidaient spontanément, ignorant les différences et les riva­lités des intérêts. Quand l'un d'entre eux tombe malade, d'autres pauvres prennent ses enfants chez

56

Page 58: Elisée Reclus - L'Anarchie

Élisée Reclus

eux, on le nourrit, on partage la maigre pitance de la semaine, on tâche de faire sa besogne, en doublant les heures. Entre les voisins, une sorte de communisme s'établit par le prêt, le va-et-vient constant de tous les ustensiles de ménage et des provisions. La misère unit les malheureux en une ligue fraternelle : ensemble ils ont faim, ensemble ils se rassasient. La morale et la pratique anarchistes sont la règle même dans les réunions bourgeoises d'où, au premier abord, elles nous semblent com­plètement absentes. Que l 'on s'imagine une fête de campagne où quelqu'un, soit l'hôte, soit l'un des invités, affecte des airs de maître, se permettant de commander ou de faire prévaloir indiscrètement son caprice ! N'est-ce pas la mort de toute joie, de tout plaisir ? Il n'est de gaieté qu'entre égaux et libres, entre gens qui peuvent s'amuser comme il leur convient, par groupes distincts, si cela leur plaît, mais rapprochés les uns des autres et s'entre­mêlant à leur guise, parce que les heures passées ainsi leur semblent plus douces.

Ici je me permettrais de vous narrer un souvenir personnel. Nous voguions sur un de ces bateaux modernes qui fendent les flots superbement avec la vitesse de quinze à vingt nœuds à l'heure, et qui tracent une ligne droite de continent à continent

57

Page 59: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

malgré vents et marées. L'air était calme, le soir était doux et les étoiles s'allumaient une à une dans le ciel noir. On causait à la dunette, et de quoi pouvait-on causer si ce n'est de cette éternelle question sociale, qui nous étreint, qui nous saisit à la gorge comme la sphynge d'Œdipe. Le réactionnaire du groupe était pressé par ses interlocuteurs, tous plus ou moins socialistes. Il se retourna soudain vers le capitaine, le chef, le maître, espérant trouver en lui un défen­seur-né des bons principes: « Vous commandez ici ! Votre pouvoir n'est-il pas sacré, que deviendrait le navire s'il n' était dirigé par votre volonté cons­tante? » - « Homme naïf que vous êtes, répondit le capitaine. Entre nous, je puis vous dire que d'ordinaire je ne sers absolument à rien. L'homme à la barre maintient le navire dans sa ligne droite, dans quelques minutes un autre pilote lui succédera, puis d'autres encore, et nous suivrons régulière­ment, sans mon intervention, la route accoutumée. En bas, les chauffeurs et les mécaniciens travaillent sans mon aide, sans mon avis, et · mieux que si je m' ingérais à leur donner conseil. Et tous ces gabiers, ces matelots savent aussi quelle besogne ils ont à faire, et, à l'occasion je n'ai qu'à faire concorder ma petite part de travail avec la leur, plus pénible quoique moins rétribuée que la mienne. Sans doute,

58

Page 60: Elisée Reclus - L'Anarchie

Élisée Reclus

je suis censé guider le navire. Mais ne croyez-vous pas que c'est là une simple fiction? Les cartes sont là et ce n'est pas moi qui les ai dressées. La boussole nous dirige et ce n'est pas moi qui l'inventai. On a creusé pour nous le chenal du port d'où nous venons et celui du port dans lequel nous entrerons. Et le navire superbe, se plaignant à peine dans ses mem­brures sous la pression des vagues, se balançant avec majesté dans la houle, cinglant puissamment sous la vapeur, ce n'est pas moi qui l'ai construit. Que suis­je ici en présence des grands morts, des inventeurs et des savants, nos devanciers, qui nous apprirent à traverser les mers? Nous sommes tous leurs associés, nous, et les matelots mes camarades, et vous aussi les passagers, car c'est pour vous que nous chevauchons les vagues, et en cas de péril, nous comptons sur vous pour nous aider fraternellement. Notre œuvre est commune, et nous sommes solidaires les uns des autres! » Tous se turent et je recueillis précieu­sement dans le trésor de ma mémoire les paroles de ce capitaine comme on n'en voit guère.

Ainsi ce navire, ce monde flottant où, d'ailleurs les punitions sont inconnues, porte une république modèle à travers l'océan malgré les chinoiseries hiérarchiques. Et ce n'est point là un exemple isolé. Chacun de vous connaît du moins par ouï-dire,

59

Page 61: Elisée Reclus - L'Anarchie

L'Anarchie

des écoles où le professeur, en dépit des sévérités du règlement, toujours inappliquées, a tous les élèves pour amis et collaborateurs heureux. Tout est prévu par l'autorité compétente pour mater les petits scélérats, mais leur grand ami n'a pas besoin de tout cet attirail de répression ; il traite les enfants comme des hommes faisant constamment appel à leur bonne volonté, à leur compréhension des choses, à leur sens de la justice et tous répondent avec joie. Une minuscule société anarchique, vrai­ment humaine, se trouve ainsi constituée, quoique tout semble ligué dans le monde ambiant pour en empêcher l' éclosion : lois, règlements, mauvais exemples, immoralité publique.

Des groupes anarchistes surgissent donc sans cesse, malgré les vieux préjugés et le poids mort des mœurs anciennes. Notre monde nouveau pointe autour de nous, comme germerait une f lore nou­velle sous le détritus des âges. Non seulement il n'est pas chimérique, comme on le répète sans cesse, mais il se montre déjà sous mille formes ; aveugle est l 'homme qui ne sait pas l 'observer. En revanche, s'il est une société chimérique, impossible, c'est bien le pandémonium dans lequel nous vivons. Vous me rendrez cette justice que je n'ai pas abusé de la critique, pourtant si facile à l' égard du monde

60

Page 62: Elisée Reclus - L'Anarchie

Élisée Reclus

actuel, tel que l'ont constitué le soi-disant principe d'autorité et la lutte féroce pour l'existence. Mais enfin, s'il est vrai que; d'après la définition même, une société est un groupement d' individus qui se rapprochent et se concertent pour le bien-être commun, on ne peut dire sans ambiguïté que la masse chaotique ambiante constitue une société. D'après ses avocats, - car toute mauvaise cause a les siens - elle aurait pour but l'ordre parfait par la satisfaction des intérêts de tous. Or n'est-ce pas une risée que de voir une société ordonnée dans ce monde de la civilisation européenne, avec la suite continue de ses drames intestins, meurtres et suicides, violences et fusillades, dépérissements et famines, vols, dols et tromperies de toute espèce, faillites, effondrements et ruines. Qui de nous, en sortant d' ici, ne verra se dresser à côté de lui les spectres du vice et de la faim? Dans notre Europe, il y a 5 millions d 'hommes n'attendant qu'un signe pour tuer d'autres hommes, pour brûler les mai­sons et les récoltes; 10 autres millions d'hommes en réserve hors des casernes sont tenus dans la pensée d'avoir à accomplir la même œuvre de destruction ; 5 millions de malheureux vivent ou, du moins, végètent dans les prisons, condamnés à des peines diverses, 10 millions meurent par an de morts

6 1

Page 63: Elisée Reclus - L'Anarchie

L!Anarchie

anticipées, et sur 370 millions d'hommes, 350, pour ne pas dire tous, frémissent dans l' inquiétude justifiée du lendemain : malgré l' immensité des richesses sociales, qui de nous peut affirmer qu'un revirement brusque du sort ne lui enlèvera pas son avoir ? Ce sont là des faits que nul ne peut contester, et qui devraient, ce me semble, nous inspirer à tous la ferme résolution de changer cet état de choses, gros de révolutions incessantes.

J'avais un jour l'occasion de m'entretenir avec un haut fonctionnaire, entraîné par la routine de la vie dans le monde de ceux qui édictent des lois et des peines : « Mais défendez donc votre société ! lui disais-je. Comment voulez vous que je la défende, . répondit-il, elle n'est pas défendable ! » Elle se défend . pourtant, mais par des arguments qui ne sont pas des raisons, par la schlague, le cachot et l 'échafaud. J

D'autre part, ceux qui l 'attaquent peuvent le faire dans toute la sérénité de leur conscience. Sans doute le mouvement de transformation entraînera des vio­lences et des révolutions, mais déjà le monde ambiant est-il autre chose que violence continue et révolution permanente ? Et dans les alternatives de la guerre sociale, quels seront les hommes responsables ? Ceux qui proclament une ère de justice et d'égalité pour tous, sans distinction de classes ni d'individus, ou

62

Page 64: Elisée Reclus - L'Anarchie

Él isée Reclus

ceux qui veulent maintenir les séparations et par conséquent les haines de castes, ceux qui ajoutent lois répressives à lois répressives, et qui ne savent résoudre les questions que par l'infanterie, la cavale­rie, l'artillerie ! L'histoire nous permet d'affirmer en toute certitude que la politique de haine engendre toujours la haine, aggravant fatalement la situation générale, ou même entraînant une ruine définitive. Que de nations périrent ainsi, oppresseurs aussi bien qu'opprimés ! Périrons-nous à notre tour ?

J'espère que non, grâce à la pensée anarchiste qui se fait jour de plus en plus, renouvelant l'initiative humaine. Vous-mêmes n'êtes-vous pas, sinon anar­chistes, du moins fortement nuancés d'anarchisme ? Qui de vous, dans son âme et conscience, se dira le supérieur de son voisin, et ne reconnaîtra pas en lui son frère et son égal ? La morale qui fût tant de fois proclamée ici en paroles plus ou moins symboliques deviendra certainement une réalité. Car nous, anar­chistes, nous savons que ceUe morale de justice parfaite, de liberté et d'égalité, est bien la vraie, et nous la vivons de tout cœur, tandis que nos adversaires sont incertains. Ils ne sont pas sûrs d'avoir raison ; au fond, ils sont même convaincus d'être dans leur tort, et, d'avance, ils nous livrent le monde.

Page 65: Elisée Reclus - L'Anarchie

Imprimé pour le compte des Éditions du Sextant en février 2006

sur rotative par l'Imprimerie DarantÎere à Dijon-Quetigny (France) Dépôt légal : février 2006

N° d'impression : 26-0320

Page 66: Elisée Reclus - L'Anarchie

. ous-mêmes n'êtes vous pas, sinon anarchistes, du m ins fortement nuancés d'anarchisme ? Qui de vous, 'dans son âme et conscience, se dira le supérieur de son voisin, et ne reconnaîtra pas en lui son frère et son égal ?

. La morale qui fût tant de fois proclamée ici en paroles plus ou moins symboliques deviendra certainement une réalité. Car nous, anarchistes, nous savons que cette morale de justice parfaite, de liberté et d'égalité, est bien la vraie, et nous la vivons de tout cœur, tandis que nos adversaires sont incertains. Ils ne sont pas sûrs d'a tr raison ; au fond, ils sont même convaincus d'être dan5 leur tort, et, d'avance, ils nous livrent le monde.

En 1 894, Él isée Rec lus p rononce devant les Francs-maçons une conférence sur l 'ana rchie. Loi n des c l i chés hab ituels, u n texte éc lairant et p le in d ' human i té .

I l 7,90 € 9 78 2849 7811 11 9 \

ISBN : 2-84978-009-X

� 1