Le developpement durable, nouvel enjeu pourl’humanisme
Christian Vauge
� Springer Science+Business Media Dordrecht and UNESCO Institute for Lifelong Learning 2013
Resume L’Homme a toujours recherche dans l’humanisme le soutien pour sa
conduite individuelle et collective. Il a d’abord invoque des entites naturelles
porteuses de vertus diverses qui, dans les monotheismes se sont rassemblees en une
deite unique dont l’omniscience abolira la quete du savoir jusqu’a la Renaissance
europeenne. Enhardi par de nombreuses decouvertes, le siecle des Lumieres fonde
l’humanisme sur l’Homme lui-meme. Cette hypothese logiquement fragile oblige a
revenir a une reference exterieure rehabilitant la Nature des origines. La Terre,
cadre oblige de l’humanite revele par l’exploration spatiale, est tout indiquee. Mais
l’avide civilisation industrielle s’active a la tarir ou a l’empoisonner au terme de
quelques siecles. Afin d’echapper a cette echeance, l’Homme doit imaginer un
nouvel humanisme pour regagner sa « niche » ecologique sans sacrifier son
developpement indefini. Les voies conceptuelles et techniques existent mais devront
etre enseignees a l’echelle de la planete. Paradoxalement, les societes les moins
avancees pourraient etre les premieres a beneficier du nouvel humanisme et du
statut d’homo oecologicus.
Mots-cles Humanisme � developpement durable � energies renouvelables �ecologie humaine
Abstract Sustainable development, a new challenge for humanism – Humankind
has always turned to humanism as a way of supporting its individual and collective
behaviour. First it invoked natural entities endowed with various virtues, which, in
monotheistic religions, were concentrated in a single deity whose omniscience
precluded the pursuit of knowledge until the European Renaissance. Emboldened by
many discoveries, the Enlightenment based humanism on humankind itself. The
flimsy logic of this hypothesis prompted a need to return to an external reference
C. Vauge (&)
Universite Paris 12, Marne la Vallee, Paris, France
e-mail: [email protected]
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Int Rev Educ
DOI 10.1007/s11159-013-9366-0
rehabilitating nature in its original state. Earth, revealed by space exploration as the
scope within which human existence is bounded, is the obvious choice. But greedy
industrial civilization will have used up its resources or poisoned them in a few
centuries. To escape this fate, humankind must imagine a new humanism to regain
its ecological ‘‘niche’’ without sacrificing its indefinite development. Conceptual
and technical ways forward exist but should be taught worldwide. Paradoxically,
less advanced societies could be the first to benefit from the new humanism and the
status of homo oecologicus.
Le developpement durable est une notion apparue dans le milieu des annees 1970,
par la conjonction du premier choc petrolier et du rapport The limits to growth
(Meadows et al. 1972) redige pour le Club de Rome. Le rapport – une simulation
informatique des echanges mondiaux de diverses natures – mettait en evidence les
limites du mode de developpement privilegiant l’industrialisation–urbanisation, ne
en Grande-Bretagne a la fin du XVIIIe siecle et etendu depuis a l’Europe et aux
Etats-Unis, suscitant un engouement universel, au mepris des signaux d’alerte sur
l’epuisement economique et physique des ressources en energies fossiles et en
matieres premieres mais aussi sur une modification mesurable de l’environnement.
Depuis ses origines, l’espece humaine cherche a se menager le meilleur avenir
possible en appliquant des criteres qui ont evolue selon les epoques et les cultures
mais toujours fondes sur des bases abstraites dont aucune ne se revele sure au point
de garantir l’absolue perennite du genre humain. Ces lignes directrices ne valaient
que par la foi, religieuse ou philosophique, que l’humanite placait en elles et que la
science exacte et l’implacable logique mathematique ont fini par detroner.
Dans cette quete millenaire d’un avenir meilleur, il ne subsiste in fine que les lois
imposees par la nature, notamment pas ses ressources limitees, lois auxquelles le
genre humain devra se plier sous peine de disparaıtre comme tant d’especes avant
lui. On peut noter que ce constat valide par un rapport technocratique des annees
1970, rejoint de maniere inattendue celui du taoısme, ne d’une reflexion purement
philosophique il y a vingt-six siecles…Si l’on admet que l’humanisme, au sens large, designe la meilleure maniere de
conduire la destinee de l’humanite, le defi pour celle-ci est aujourd’hui de tirer parti
des connaissances accumulees durant des millenaires pour en conserver les acquis,
mais en revenant a l’etroite « niche ecologique » que lui accorde la nature. Ce pari
sera difficile a gagner pour les cultures les plus engagees dans l’industrialisation/
urbanisation. Il constitue en revanche pour toutes les autres, en Asie ou en Afrique,
un but exaltant qui les appelle a explorer en pionnieres le nouveau continent du
developpement durable.
Un tel imperatif n’est pas une hypothese a priori. Il decoule au contraire de
l’evolution des idees qui ont abouti a l’etat present. Les moyens disponibles pour le
progres n’ont devant eux qu’un millenaire tout au plus, un terme qui justifie que
l’humanite mette en œuvre toutes ses ressources culturelles et materielles pour le
depasser.
Notre reflexion s’organisera donc en trois parties : une retrospective historique
rappelant les relations de l’homme primitif avec la Nature ; puis une analyse de
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l’humanisme a la Renaissance et au siecle des Lumieres, avec les premieres atteintes
portees a l’environnement par les debuts de l’industrialisation. Des lors se pose,
aujourd’hui, avec acuite et urgence la question de l’avenir de l’humanite sur sa
planete et la necessite de developper un nouveau dialogue avec la Nature, plus
respectueux de ses lois et de ses ressources.
L’aube de l’humanisme
Les temps premiers
Sur la Terre primitive longtemps regie par une rude chimie minerale, la Vie est
apparue et s’est diversifiee dans une exuberance d’especes d’ou se sont tardivement
degages les hominiens, habiles mammiferes bipedes, originaux dans le regne animal
car capables de concevoir le devenir. Ce saut evolutif – l’hominisation – servi par
l’Outil devait accroıtre continument la competence des hominiens, leur ouvrant en
potentiel la maıtrise du monde sans autres limites que des lois naturelles qui
resteront le principal defi a leur intelligence.
Cette meme intelligence leur fit comprendre leur faiblesse devant un immense
Inconnu aux desseins caches, source d’une inquietude metaphysique, revelee par les
premiers rites funeraires et par une quete de protections occultes. Une telle
preoccupation, tournee a la fois vers soi et vers l’exterieur – les Autres et la Nature –
prefigure l’humanisme en tant que guide, tant pour l’ethique individuelle et sociale
que pour la comprehension du monde.
Des ces temps premiers, l’essor de l’espece humaine donne lieu a des codes
individuels et sociaux, a priori plus simples a concevoir que les lois de la nature,
excepte celles du Vivant. En effet, l’homme primitif, cueilleur et chasseur, cotoyait
des animaux qui comme lui, naissaient, vivaient et mouraient, mais surtout
possedaient des qualites dont il etait largement depourvu : la vitesse du cheval, la
ruse du felin, la force du bison ou du mammouth… Il devait donc s’approprier
quelque peu ces vertus essentielles pour sa survie en representant de telles especes
sur les parois des cavernes ou se tenaient peut-etre des rites magiques de
transmission de la « Force », premier allie immateriel recherche par l’Homme.
Hypothese hardie assurement, mais que soutient la rarete des representations
d’oiseaux ou de poissons dans l’art rupestre, ces especes ne se pretant pas
immediatement a une symbolique de chasse ou de fecondite. Dans nombre de
civilisations, comme l’Egypte pharaonique ou l’Amerique precolombienne, le
transfert de vertus animales a suscite de nombreux pantheons zoolatres. D’ailleurs,
la preoccupation de nature dans l’evolution des idees traduit l’evidence, quelque peu
perdue de vue, que l’humanite est une composante de la biosphere et depend
d’autres especes par de multiples relations qu’il serait imprudent de negliger.
Mais que pouvait ressentir l’humanite emergente de son environnement inanime,
quant a sa protection et a la garantie de son avenir? A priori, une crainte
omnipresente. En effet, pouvait-elle comprendre le ciel, capable de coleres
soudaines, le climat tantot glacial tantot torride, les convulsions terrestres, si
presentes dans le Rift africain des origines ? Tous ces phenomenes naturels aux
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regles obscures ne se rapportaient en rien aux cycles du vivant. Certes, l’homme
premier avait note l’alternance certaine des jours et des nuits – aux terrifiantes
eclipses pres –, le rythme des saisons et la ronde nocturne de la voute celeste,
longuement observee pendant les veilles sur sa tribu endormie. Mais que conclure
de ces observations quant au dessein – ami ou ennemi – de la mecanique
mysterieuse qui animait tout cela ? Dans l’ignorance de la reponse, la prudence
demandait de conferer un statut divin aux elements naturels, eux aussi enroles dans
d’innombrables cosmogonies.
Toutefois, surmontant sa mefiance premiere, l’intelligence humaine ne pouvait
que vouloir percer a jour les lois occultes de la nature par une quete scientifique en
constant progres grace a l’accumulation des connaissances. Par cette demarche, la
dualite de l’humanisme primitif devait aboutir a la civilisation greco-latine dans la
culture occidentale ainsi qu’au taoısme et au confucianisme en Extreme-Orient,
toutes philosophies cherchant a guider les individus et leurs societes par une relation
harmonieuse entre l’Homme et la Nature.
L’humanisme assoupi
Ce bel edifice antique pechait toutefois par la preeminence de l’abstrait, tant
l’approche ideelle excluait la validation experimentale. A l’exception d’hypotheses
comme l’atomisme de Democrite, validees bien apres avoir ete emises, le progres
des connaissances fut longtemps inhibe par le dogmatisme et l’impossibilite – voire
a peine de mort – de contester la chose dite. Qui disait la chose ? Les philosophes
antiques tels Aristote ou Lao Tseu, mais aussi et surtout le successeur des deites
primitives, le « Dieu des dieux » tel Aton-Ra, Zeus ou le Dieu des Ecritures. Ce
dernier a enrichi l’humanisme par ses preceptes mais en revanche, il inhiba en
Europe jusqu’a la Renaissance le progres scientifique, faute de confronter le dogme
a l’experience, et en censurant vivement des esprits libres comme Giordano Bruno
ou Galileo Galilei.
On met parfois en avant le role negatif du monotheisme envers la concep-
tion panique des premiers ages qui laissait leurs places a des divinites naturelles.
Cela est sans doute fonde pour la composante savante de l’humanisme, reduite a
l’observance de dogmes reveles, mais l’Homme y gagnait un statut de souverain sur
la planete, investi d’accomplir le dessein divin pour toute la creation sans avoir a
craindre le moindre reproche. Ainsi, tant que l’Homme respecterait les injonctions
divines, faisant taire la curiosite inherente a son intelligence, le monotheisme le
protegerait sur terre et au-dela. Une telle situation ne pouvait rester indefiniment en
l’etat et la rebellion de l’esprit humain devait se lever tot ou tard…
Le renouveau
La Renaissance et les Lumieres
Au milieu du XVe siecle, les societes europeennes vivaient un feodalisme impregne
de christianisme. Les connaissances se suffisaient de quelques bribes heritees de
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l’antique culture philosophique et empirique des Grecs et des Latins, interpretant la
Nature par le jeu des elements fondamentaux – l’eau, l’air, le feu, la terre – ou le
ciel par la cosmologie de Ptolemee. Ces enseignements se transmettaient sans grand
esprit critique dans des universites plus occupees d’exegese des textes anciens ou
sacres que d’observation et d’experimentation. Cette omnipresence du divin,
oppressante par son appareil ecclesial, allait preparer un renouveau de la culture
occidentale.
En mai 1453, la prise de Constantinople par les Ottomans provoque une mutation
profonde dans le monde mediterraneen. De nombreux erudits quittent la capitale
vaincue de l’Empire romain d’Orient pour se fixer principalement en Italie, berceau
de leur culture. A la difference de l’Europe scolastique, l’empire d’Orient avait
progresse en connaissances depuis l’Antiquite. Par l’arrivee des elites byzantines,
c’est un renouveau – la Renaissance – qui depuis l’Italie va se repandre dans toute
l’Europe, servi par des innovations et des decouvertes majeures comme la
navigation au long cours, l’imprimerie ou l’optique. L’humanisme prend alors un
nouveau tour, d’ou ne sont plus ecartes l’observation de la nature et la recherche de
ses lois. L’immense champ de nouveautes apporte par les inventions affaiblit
l’argument divin dans l’humanisme, supplante par l’interet pour le progres
technique et scientifique qui, apres Leonardo da Vinci, sera magnifie par les
Encyclopedistes du XVIIIe siecle.
Cette derniere periode voit le debut de la civilisation industrielle et la
reconnaissance complete de l’ecoumene Elle regenere l’humanisme en ravivant
aussi l’interet pour l’individu et la societe. Le referent divin se voit supplante
par « l’esprit humain », selon lequel l’Homme lui-meme fixe les regles pour
conduire ses societes. Ainsi l’exprime la Revolution francaise par la Declaration des
Droits de l’Homme et du Citoyen, ebauche d’un nouveau code de conduite sociale,
auquel il manque encore l’indispensable pendant des Devoirs…Par cette inflexion radicale, le declin s’amorce du Dieu medieval, toujours
present neanmoins comme « Etre supreme » de la Fete de la Federation du
14 juillet 1790. Le nouveau referent humain s’affirmera jusqu’au scientisme du
XIXe siecle ou beaucoup d’elites se persuaderont que les connaissances acquises
en sciences permettront a l’Homme de trouver en lui-meme l’appui, le « baton de
marche » pour son progres, qu’il avait jusqu’alors place dans des deites
exterieures. Ces esprits audacieux ne realisent pas qu’ils mettent en œuvre un
processus auto-referent, denonce par les logiciens et les mathematiciens (Russell
1903, Godel 1931), qui fragilise le nouvel humanisme. A l’epoque, l’idee
courante etait donc que le progres des connaissances, illimite a priori, permettrait
de regir le destin des individus et des societes selon des principes elabores par la
seule philosophie. Toutefois, en stricte logique et sous peine d’auto-reference
(Koyre 1947, 1994), l’Homme ne peut fonder son humanisme sur ses propres
criteres, dictes par une ethique contingente. De meme, Dieu en tant que dessein
de la Creation et de ses objets, demeure un concept purement metaphysique
inadapte a fonder un humanisme accepte par toutes les cultures et toutes les
religions.
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La quete d’un nouveau paradigme
Alors, si l’humanisme actuel fonde sur des valeurs d’inspiration humaine recele une
faiblesse logique fondamentale et si Dieu se reduit a son inaccessible part
metaphysique, que reste-t-il pour guider le progres humain ? Le regard porte
desormais depuis l’espace extra-terrestre fait apparaıtre une reference evidente : la
Terre, dont les lois s’imposent nolens volens a l’humanite. Ce retour oblige a une
realite fatale est encore difficile a accepter, car l’impunite biblique conferee a
l’homme – occidental tout du moins – par son « croissez, multipliez, remplissez la
terre et soumettez-la » (Genese I – 25), en avait fait le maıtre de la Terre, predateur
designe de ses ressources et de sa biodiversite. Grise par son pouvoir, il perdait de
vue qu’un predateur ne peut vivre sans ses proies. Or l’exploitation de sa planete
laisse percevoir des limites qui condamnent a terme l’expansion indefinie du genre
humain. Chassee d’un humanisme reduit a sa dimension economique et sociale, la
Nature y revient en force par ses lois inflexibles.
Certes, elle n’avait pas ete completement oubliee : le rousseauisme et le
romantisme la reveraient encore. Mais cette nature n’avait qu’un role artificiel et
quelque peu mievre ne d’un malentendu. En effet, en abordant par hasard a des ıles
paradisiaques de l’Ocean Pacifique, des navigateurs rapporterent en Europe une
image totalement fallacieuse de l’homme premier, dont Jean-Jacques Rousseau
devait tirer des conclusions hardies sur la socialisation et sur son influence corruptrice
de l’humanite originelle. A cause fortuite, grands effets a en juger par l’impact
prolonge jusqu’a nos jours d’une philosophie sociale deduite de telles premisses…Imagine-t-on ce qu’il en fut advenu si la route des navigateurs les eut conduits a
quelques milliers de lieues du paisible archipel de la Societe jusqu’a des rivages moins
hospitaliers mais neanmoins tout aussi reels, frequentes par des anthropophages ?
Aussi la Nature des philosophies naturalistes et celle de modernes « ecologistes »,
trop imaginees, sont-elles insuffisantes pour asseoir un nouvel humanisme. En
revanche, c’est la Nature avec ses lois physiques et biologiques, qui doit s’y substituer
comme nouveau referent pour l’humanisme, ou l’espece humaine ne beneficiera
d’aucune mansuetude particuliere. Ce retour au realisme est impose par la vision
depuis l’espace de l’exiguıte du « vaisseau Terre ». Loin de l’aimable vision de la
nature – jolie pour les yeux et apaisante pour l’esprit – que l’on pouvait avoir jusqu’au
XXe siecle depuis un salon mondain, s’imposent au nouvel humanisme les menaces
d’une population en croissance galopante et de l’exploitation cupide de precieuses
ressources minerales et vivantes. Un tel constat invite a un regain de sagesse qui devra
etre partage par chaque individu et chaque societe, faute de quoi la Nature eliminera
l’Homme comme elle le fit d’innombrables especes au long de son histoire.
Quel avenir pour l’homme sur sa planete ?
Menaces sur la perennite du genre humain
Les limites de la Terre etaient pourtant pressenties des les debuts de la civilisation
industrielle, lorsqu’une partie de l’Europe s’est affranchie d’un equilibre agro-
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pastoral plus que millenaire pour sacrifier au progres voulu par l’humanisme d’alors.
Cela s’est fait – et se fait – par le prelevement surtout jusqu’ici par les pays
industrialises, sur les ressources de la Terre, sans trop d’inquietude quant a leur
perennite. Des 1922, le prix Nobel de chimie Svante Arrhenius ecrivait pour-
tant : « L’inquietude sur les matieres premieres jette d’ores et deja son ombre noire
sur l’humanite ». Une alerte plus precise fut lancee en 1972 par le rapport Meadows
au Club de Rome Halte a la croissance ou une simulation informatique des stocks et
des flux de ressources diverses – energie, eau, matieres premieres, air respirable,
terre cultivable - faisait ressortir l’exiguıte de la planete soumise aux appetits des
societes industrialisees et a ceux, previsibles et tout aussi legitimes, des pays en
developpement. Les echeances evaluees par ce modele apparaissaient d’une
inquietante proximite – quelques decennies a quelques siecles – jetant un doute
credible sur la perennite du genre humain dans son modus vivendi actuel.
Par ce constat, il est apparu qu’un progres indefini selon les modalites actuelles
etait compromis par la proche disparition de ressources essentielles : faute
d’envisager au plus tot des mesures de correction, l’homme-predateur court donc
a sa perte. Un changement de cap lui est impose par les lois naturelles, bien plus
contraignantes que celles qu’il aurait lui-meme edictees et dont il pourrait
s’affranchir a son gre. Conformes a l’humanisme originel, elles doivent aussi
orienter son avenir dans le respect d’equilibres planetaires sensibles et complexes,
sous peine de reactions imprevues de l’ecosysteme terrestre ou certains, avec
l’hypothese Gaıa, voient un etre vivant (Lovelock and Margulis 1974). L’analogie
va sans doute un peu loin car il manque a la « creature » Terre le pouvoir de se
reproduire… Et c’est la le nœud du probleme : dans sa nouvelle sagesse, le genre
humain devra « faire avec », en privilegiant le renouvelable et le regenerable,
contrairement a l’insouciante predation qu’il pratique depuis deux siecles.
La menace la plus immediate, car planetaire, est la pollution atmospherique par
le gaz carbonique engendre dans la combustion du carbone fossile soutire a l’ecorce
terrestre sous forme de charbon, de petrole et de gaz naturel. Meme inquietude avec
les elements radioactifs crees par l’industrie nucleaire… Les pays moins avances
sont tout autant coupables quand ils coupent a blanc leurs forets primaires pour de
fugaces cultures au rendement financier immediat, anemiant ainsi le poumon vert de
la Terre. Autant de proies que l’espece humaine exploite au risque de sa propre
disparition, et qu’il faut substituer au plus tot par des ressources naturelles
renouvelables. Un autre moyen pour l’humanite d’ecourter son avenir est de
fabriquer par des activites desinvoltes, une biosphere – air, terre, oceans – letale
pour tout ce qui y vit. Ainsi, la dissemination de substances radioactives,
accidentelle ou deliberee par faits de guerre, peut affecter durablement les chaınes
ecologiques qui solidarisent le vivant auxquelles l’homme appartient. Dans le
nouvel humanisme, la nature doit redevenir un utile commensal au lieu d’un butin a
piller sinon a enrichir.
L’humanisme, responsable du patrimoine de la planete
Le patrimoine terrestre a ete entame des la fin du XVIIIe siecle par l’exploitation du
charbon, une ressource non-renouvelable comme le petrole et le gaz naturel, sous-
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produits carbones de forets antediluviennes definitivement disparues, ou plus
recemment par l’extraction de l’uranium, cadeau de naissance offert a la Terre par
les etoiles. Mais la predation vise aussi d’innombrables especes vivantes sur terre et
dans les oceans, chassees ou pechees a des niveaux bien superieurs aux possibilites
de la regeneration naturelle.
La boulimie du genre humain se mesure notamment a la consommation
d’energie, moteur du developpement. Au fond, on ne sait pas grand-chose de
l’energie, une grandeur physique indispensable aux activites humaines. Tout au plus
sait-on qu’on ne peut la creer et que c’est un moyen de produire de la chaleur et du
travail mecanique, dont tout decoule par des filieres multiples y compris
biologiques. Dans les premiers ages, l’energie provenait de ressources naturelles
comme le travail humain et animal, le vent et les cours d’eau, le feu de bois, toutes
ressources utilisees dans une modeste economie de subsistance. Le developpement
industriel les a supplantees par le prelevement sur les reserves de carbone fossile.
Grace a leur efficacite, ces ressources nouvelles, auxquelles s’est adjoint
tardivement l’uranium, ont permis l’apparition d’activites de toutes sortes et de
progres dans le bien-etre courant.
Toutefois, malgre leurs avantages evidents, carbone fossile et uranium ont un
destin ineluctable : la Terre n’en comporte qu’une quantite finie dans des gisements
quelquefois importants, mais d’une duree de vie relativement courte aux taux
actuels d’exploitation : quelques decennies, quelques siecles, un millenaire au
mieux, c’est-a-dire un court instant a l’echelle des millenaires passes (et attendus !)
de l’histoire humaine. De plus, l’utilisation de ces ressources engendre des dechets
qui modifient les conditions environnementales : du dioxyde de carbone et du
methane pour les produits carbones et des elements radioactifs a longue duree de vie
pour les combustibles nucleaires.
Le nouvel humanisme, respectueux de la Terre, veillera en priorite a substituer
les ressources fossiles et a utiliser plus efficacement l’energie quelle qu’en soit
l’origine. L’exces est patent si on rapporte la consommation d’energie a une unite
naturelle – appelons-la « META », soit 3,65 milliards de joules – qui est le
metabolisme annuel d’un primitif absolu (« un homme des cavernes » par exemple)
sans autre besoin que de subsistance. Actuellement, un habitant des Etats-Unis
consomme en moyenne plus de 60 META, un Europeen 25, un Asiatique 4 (dont un
Chinois 9 et un Indien 2) et un Africain 2,4, ce qui place le Terrien moyen a
19,4 META pour sa consommation d’energie mesurable. On pourrait etablir de
semblables ratios pour les prelevements en eau et matieres premieres diverses, tous
superieurs aux quantites necessaires a une stricte economie de subsistance.
Ces estimations, meme approximatives, precisent le terme assigne par la Nature
au developpement de l’espece humaine. On estime en effet a quelque 40.1021 joules
les reserves energetiques terrestres en combustibles carbones (charbon, petrole, gaz
naturel, etc.) sachant que 1 milliard de joules = 109 J. Ces ressources se sont
constituees au long des eres geologiques et ne se renouvellent pratiquement pas a
l’echelle humaine. Si la consommation d’un Terrien se maintient a 20 META, le
potentiel de la planete s’etablit a 550 109 terrien.an environ. Avec une population
de l’ordre de 7 milliards, la duree de vie moyenne de l’ensemble des ressources
carbonees est inferieure a un siecle… Ces evaluations ne tiennent pas compte d’une
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releve energetique massive par l’energie nucleaire, mais les avertissements
environnementaux severes apportes par les catastrophes de Three Miles Island,
Tchernobyl et Fukushima jettent un doute sur sa viabilite a long terme, d’autant que
cette forme d’energie est inadaptee aux besoins de populations peu denses, sans
reseau electrique.
Si le genre humain veut poursuivre et ameliorer son statut culturel, ethique et
technique – un des buts de l’humanisme – il ne peut plus ignorer le collapsus
energetique qui le menace, si rien ne change dans le modele actuel. En termes
d’ecologie planetaire, l’espece humaine doit rejoindre la niche que les ressources
terrestres lui assignent, sans renoncer pour autant au benefice des progres acquis et a
venir. La seule issue est de mettre en œuvre tous les savoirs technologiques au
service d’une decroissance des atteintes irreversibles a la Terre, un defi d’autant plus
difficile a relever que la civilisation industrielle est avancee.
Bien des courants plus ou moins utopiques, tels les hippies des annees 1970, ont
prone ce recul mais en refusant le recours a la technologie qui est pourtant le seul
moyen, avec l’education, pour utiliser au mieux les ressources et pour engager le
genre humain dans un developpement plus respectueux de la planete. Le defi du
nouvel humanisme est de definir et de mettre en œuvre un dialogue raisonne avec la
nature, en y apportant toutes les ressources d’un savoir tourne jusqu’a present vers la
predation, sans quoi l’issue fatale est deja ecrite.
Un dialogue raisonne avec la nature
Des solutions sont possibles comme des personnalites politiques scientifiquement
credibles l’ont montre (Scheer 2007). La solution pour l’energie existe par un
recours privilegie aux ressources renouvelables disponibles en abondance dans
l’environnement. Elles sont loin d’avoir les avantages des energies fossiles. Elles se
presentent sous forme de lumiere ou de chaleur, d’un deplacement d’air ou d’eau –
le vent, les marees – ou bien encore comme matiere vegetale elaboree par la
photosynthese. Inegalement reparties a la surface de la Terre, d’une faible densite
energetique et d’une disponibilite irreguliere qui necessite souvent de les stocker,
elles sont difficiles a exploiter comme les ressources disponibles en gisement. Ces
inconvenients expliquent que les energies renouvelables ont ete delaissees, sauf
l’hydroelectricite, par la civilisation industrielle, mais leur abondance est telle
qu’elles ouvriraient un horizon illimite au developpement. En effet, pour ne
considerer que l’energie solaire, la Terre est irradiee en une annee par une energie
de l’ordre de 1,5 million de milliards de META ; les besoins d’une humanite meme
avancee – 150 milliards de META par exemple – sont dix mille fois plus faibles…Alors, pourquoi s’etre prive de ces ressources jusqu’a present ? C’est que
l’exploitation d’un gisement d’energie fossile est tres commode et donne lieu a de
grandes economies d’echelle : le materiau brut – charbon, petrole, gaz naturel,
uranium – est achemine vers de grandes centrales ou il est transforme en electricite
ou en carburant, distribue aux utilisateurs par des reseaux a sens unique – du
producteur au consommateur – le tout gere par de grands groupes capitalistes,
nationalises ou prives, qui controlent ainsi l’ensemble du secteur energetique. Ce
modele a donc bien peu de chances d’evoluer d’ici a son terme fatal, tant il engendre
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de produits financiers – helas a courte vue – le plus souvent au mepris d’une
elementaire rationalite. Un exemple caracteristique est le recours universel a
l’electricite et au petrole pour des fins banales comme le chauffage des batiments ou
le transport, heresie thermodynamique pour la premiere et gaspillage d’une
precieuse matiere premiere chimique pour le second. Ces aberrations restaient
discretes donc tolerees dans l’illusion de ressources pratiquement infinies : elles
deviennent criantes au vu des penuries qui s’annoncent…Si la mise en œuvre a grande echelle des energies-flux naturelles doit s’imposer
par un effort generalise d’education technique et economique, on doit neanmoins y
respecter quelques principes decoulant des proprietes de chaque energie. En
particulier, il est essentiel d’adapter la nature de la ressource a celle du besoin. Par
exemple, veut-on assurer le chauffage solaire d’une habitation, on recourra a des
capteurs thermiques, a une architecture adaptee au climat et a des moyens de
stockage aussi simples que possible, dans le sol ou dans les murs. Pour un
refroidissement plus efficace que la ventilation naturelle, la pompe a chaleur « eco-
logique » (sans fluide a « effet de serre ») sera installee, necessitant trois a quatre
fois moins d’electricite qu’un radiateur classique, electricite produite de preference
par des capteurs photovoltaıques installes en toiture, etc. De plus, comme leur
densite est faible et leur occurrence aleatoire, les energies renouvelables doivent etre
associees, voire emmagasinees a court ou moyen terme, pour regulariser leur apport.
On doit aussi utiliser ces energies au plus pres du besoin a assumer, le transport
etant souvent couteux, but deja atteint par les batiments « a energie zero » qui
satisfont la plus grande partie de leurs besoins de chauffage par l’energie recoltee en
toiture et par les murs.
Toutefois, le recours croissant a ces energies fera apparaıtre leur cara-
ctere « desocialisant », par l’autarcie qu’elles favorisent. Le gestionnaire le palliera
en prevoyant un reseau local pour les echanges d’electricite ou de chaleur,
instaurant de nouvelles relations dans lesquelles l’utilisateur peut devenir produc-
teur lorsque ses propres besoins sont satisfaits, voire s’instaurer en agent
economique s’il vend a la collectivite sa production d’electricite ou de chaleur.
Face a ce nouveau contexte socio-economique, la puissance publique sera bien
inspiree de creer un « impot sur le soleil » pour maintenir l’indispensable lien
social, au moins autour de l’energie. C’est dans ce nouvel ordre, de nature
foncierement humaniste, qu’on verra emerger une economie plus decentralisee que
celle des grands groupes qui la dominent actuellement, groupes qu’il faudra inciter a
la transition energetique en faisant ressortir les nouveaux marches representes par la
reconversion de multiples sites. On devra aussi combattre les mauvais arguments
entendus ici ou la sur le caractere utopique d’une telle prospective – elle est
imposee par la nature – ou sur des difficultes techniques : n’a-t-on pas releve des
defis autrement plus difficiles avec l’industrie nucleaire par exemple ? En fait, les
technologies des energies renouvelables sont deja disponibles et bien sur,
perfectibles, progressant tous les jours en efficacite et en baisse des couts. Un
effort massif de recherche et de realisations les inscrirait progressivement dans le
quotidien, cessant d’en faire des objets de curiosite dubitative, tout en reduisant
progressivement le besoin en electricite d’origine nucleaire (qui n’etait initialement
dans les annees 1970 qu’une solution temporaire pour pallier l’encherissement du
C. Vauge
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petrole…). Dans les agglomerations urbaines, qui consomment de la chaleur, de
l’electricite specifique pour l’eclairage et l’informatique ainsi que du carburant pour
les transports, on assiste deja a la naissance d’eco-quartiers geres par une
informatique visant a l’economie et a l’auto-suffisance energetique, en utilisant
jusqu’a leurs dechets organiques. Les biocarburants d’origine vegetale sont des a
present incorpores a l’essence et au gazole et constituent une maniere de relancer
une certaine activite agricole qui plafonne avec le seul debouche alimentaire.
Une mauvaise polemique est venue troubler cette application par l’intrusion dans
la filiere energetique des cereales et des betteraves, jusqu’alors a finalite
nutritionnelle, declenchant un vif debat ethique. Il est clair que les especes
vegetales a destination energetique ne doivent pas interferer avec leur eventuelle
utilisation alimentaire. C’est a la recherche de proposer ses solutions, notamment
par des especes oleiferes innovantes : algues unicellulaires, arbustes exotiques
comme le Jatropha, etc. Toutefois, compte tenu de la forte demande en energie
notamment electrique des grands centres urbains, les solutions « massives » de
production par centrale thermique ou nucleaire resteront longtemps necessaires. Ce
n’est que par un patient travail d’equipement, batiment par batiment, que le
chauffage solaire par exemple finira par s’imposer. A terme, les importantes
quantites de materiels necessaires justifieraient de hisser leur fabrication au meme
niveau que l’industrie automobile dont elles assureraient la releve industrielle. C’est
la l’un des espoirs d’orienter les grands acteurs industriels vers de nouvelles sources
d’enrichissement, au prix d’une revolution dans leur vision de la question
energetique marquee par les energies fossiles. Les resistances seront fortes, a en
juger par le recours a de nouvelles ressources en carbone fossile : schistes
bitumineux et hydrates de methane. Ce ne sont a l’evidence que des « soins
palliatifs » destines a prolonger de quelques decennies un mode de developpement
condamne a disparaıtre, non sans avoir rejete dans l’atmosphere de nouveaux
milliards de tonnes de carbone.
Aussi la transition ne pourra etre que graduelle, au contraire de ce que preconisent
les ideologies anti-nucleaires radicales. On se gardera aussi de la maladresse voulant
transposer le concept de « centrale » – solaire ou autre – lorsqu’il n’y a pas de reseau
deja disponible a proximite. En effet, pourquoi concentrer une ressource de faible
densite pour alimenter un territoire consommateur lui-meme peu dense, en dehors des
grandes agglomerations ou de consommateurs atypiques comme les transports
ferroviaires ? Pour relever ce defi et preparer les esprits, l’education apparaıt comme le
seul remede. Elle sera servie par le reseau planetaire de telecommunications
permettant de desservir tout lieu jusqu’a present delaisse par la culture et le progres.
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Le developpement durable, nouvel enjeu pour l’humanisme
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L’auteur
Christian Vauge est professeur honoraire d’Energetique de l’universite Paris 12 – Val de Marne. Des
1980, il a participe a la mise en place des programmes de R & D sur les energies renouvelables en France
et a enseigne l’economie des energies renouvelables a l’Ecole nationale superieure du Petrole et des
Moteurs, a l’Institut francais du Petrole. Il est l’auteur de quatre ouvrages sur les energies renouvelables et
a donne de nombreuses conferences sur le sujet.
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