Download - Intime, Le Poete Vierge. (Oneirocritée)
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Charles BaudelaireINTIME
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DTAIL DU TIRAGE
I exemplaire unique sur papier de Chine.
20 exemplaires sur papier du Japon, numrots de a 21.
250 exemplaires sur papier vlin d'Arches, numrotsde 22 271.
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NADAR ]jp.sul.;;;\
Charles BaudelaireINTIME
LE POTE VIERGE
Dposition Documents Notes Anecdotes
Correspondances Autographes et Dessins
Le Cnacle La Fin
PARIS ^>
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A Jacques CRPET
Poursuivant l'oeuvre paternelle, vous tmoignez vail-lamment que votre gnration ne garde pas fidlit
moins pieuse la grande mmoire du pote dont jefus l'ami-
Et votre zle est mme venu relancer le tardif hommagede ces pages ds longtemps jaunies que tout l'heure,
sans l'encouragement de votre coopration offerte, mes
quatre-vingt-huit ans laissaient derrire eux, feuilles
mortes...
Acceptez-en la ddicace qui vous est due.
NADAR
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Cherchez la femme ! a-Non dit. L'adages'impose ici premier.
^Joici donc tout d'abord celle qui prit telle
place dans la Vie du pote, celle que l'ceuVre
treint tant de pages, surtout par les colres
et imprcations, la Voici telle que le hasard
nous la fit connatre aVant de rencontrer
Baudelaire lui-mme.
Assez mal commode nous sera de retrou-Ver aujourd'hui, par ce Paris bouscul oGomboust aVec son plan ne se repreraitplus, la place de notre premire Vision de
Jeanne DuVal. Essayons.
*
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>?ers 1839-40, sauf erreur, pas loin en
tout cas, RiVe Gauche. Les grands bou-
levards Saint-Michel, Saint-Germain n'exis-
tent pas encore. Par les boues d'un inextri-
cable lacis d'artrioles, Cluny touffe, em-
mur. Des tronons de colonnes, des gar-
gouilles en dbris jonchent son jardin. Dansun foisonnement de lierres et de mousses
un petit garni borgne, l' Htel des Thermesde Jules Csar , rien que cela! a
pouss en parasite sur l'un de ses flancs. Duquai del'Htel-Dieu, Vers son Petit Pont ,
partent en jets de fuses sur le montant de
Sainte-GeneViVe les deux rues troites et
Visqueuses l'enVi de Saint-Jacques et de
La Harpe (V/
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Au tiers peine de la monte jumelle, une manire de repos en intersection sur la
droite, une petite place pans asymtriques
qui a nom le Clotre Saint-Benoist. DeVant
nous, une antique btisse dont la stature
noircie se dtache des masures Voisines
un ou deuK tages en pltras : l'ancienne
glise des Cordeliers, depuis longtemps
dsaffecte , c'est le cas de le dire. Son
club fut clbre l'heure des Jacobins.
Pour aujourd'hui la Vieille basilique estdevenue thtre : le Thtre du Panthon. Le
choeur dfonc, planchi, aVec pratica-
bles , est la scne ; le rideau s'agraffe, la
herse s'allume entre les ogiVes. Au-deVant
de l'abside coupe par des cloisonnages, leVaisseau appartient la salle et au;c con-
trles. Aux bas-ctes du choeur, qui sont de
trs hauts cts, le long des pais piliers en
points d'attache se dressent les montants et
portants de sapin o s'appuie, assist de la
-
toile de fond, un dcor peinturlur par un
pinceau ingnu : Ciceri ni Rub ne travail-lent pour les croquants de tel endroit. Cedcor surmen, caill, raill qui nous futdj tant de fois serVi, reprsente un salon
bourgeois, et tout est en place pour la pre-
mire d'un nouveau leVer de rideau, le
S;^stme de mon Onch, Vaudeville en un
acte ml de couplets, qui prcdera ce soir,
tout l'heure, la quatre-vingt-huitime de
L'J-^ocaUMubd { Loubet dj II! ) drameen cinq actes par "MV. Eugne Labiche,"Kai'c "Kichel et Auguste Lcfranc, grand suc-
cs de quartier, succs inou : depuis trois
mois, L'^S>ocat Loubd tient l'affiche, et a
n'a pas l'air de Vouloir finir. Le futur auteur
de La Cagnolk, du Chapeau de paille d'Italie, de
LAffaire de la rue de Loureine, etc., faitVerser torrents les pleurs.
Mais si nous sommes ce soir plus qu'exact notre place d'orchestre accoutume, ce
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n'est pas pour L'^oal que nous savonspar cur, c'est en coup double pour la
petite premire et un dbut annonc.
Nous ne saurions, en effet, plus longtemps
celer que, malgr notre ge d'innocence,
nous aVons t agr la Re^ua d Gazdkdes fbfrcs de Lireujc pour rendre compte
s'entend quand il y a place de reste
des trois petits thtres de la riVe gauche.
Panthon, Luxembourg, ce Bobino des
tudiants, et Saint-H'arcel, cher auK tanneurs,
rendez-Vous de la mgisserie du quartier.
Et, modeste en notre gloire, nous nous
acquittons de la tche aVec toute la scrupu-
leuse conscience, le srieux du nophyte.
Ne sommes-nous pas l'heure de la roman-tique formule en mot d'ordre sacramentel :
L'Art est un sacerdoce I
C'est pourquoi sincrement je souffre
quand mon confrre et habituel Voisin, par
trop insuffisamment sacerdotal, n'est pas
-
encore son poste pour changer et corro-
borer nos impressions, car son exprience a
sur moi autorit. Il est mon ancien :
Vingt-quatre ans au moins, lui ! et il fait
en bouche-trou au Sicle pour "K. "Katharel
de Tiennes I "Kais il a Vraiment trop
l'habitude de se faire attendre...
Enfin, le Voici ! Et justement, les troiscoups frapps, le rideau se lVe...
Une houle, un hourVari subit d'bahisse-ments, d'effarements dans la salle : quel-
ques-uns, au fond, se dressent debout sur
les banquettes... Il y a de quoi !
En tenue consacre de soubrette, le petit
tablier et le bonnet rubans flottants, une
grande, trop grande fille qui dpasse d'une
bonne tte les proportions ordinaires, sur-tout dans l'emploi, c'est dj quelque chosepour surprendre. Ce n'est rien : cette sou-
brette d'extradimension est une ngresse,
une ngresse pour de Vrai, une multresse
-
7 .
tout au moins, incontestable : le blanc
crase paquets n'arriVc pas plir le cuiVre
du Visage, du cou, des mains.
La crature est belle d'ailleurs, d'une
beaut spciale qui ne s'enquiert de Phidias,
spcial ragot pour raffins. Sous le foi-
sonnement endiabl des crespelures de sa
crinire au noir d'encre semblent plus noirs
encore ses -yeux grands comme des sou-
pires ; le nez petit, dlicat, aux ailes et na-
rines incises aVec finesse exquise ; la bou-
che comme Eg^ptiaque, quoique des An-
tilles, bouche de l'Isis de Pompi,
admirablement meuble entre les forteslvres de beau dessin. Tout cela srieux, fier,
un peu ddaigneux mme. La taille estlongue en buste, bien prise, ondulante comme
couleuvre, et particulirement remarquable
par l'exubrant, invraisemblable dveloppe-
ment des pectoraux, et cette exorbitance
donne non sans grce l'ensemble l'allure
penche d'une branche trop charge de
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fruits. Rien de gauche, nulle trace de ces
dnonciations simiesques qui trahissent et
poursuivent le sang de Cham jusqu' l'pui-sement des gnrations. Enfin la Voix est
sympathique, bien timbre, mais dans les
notes graves inusites chez les Dorine.
L'inaccoutume personne se meut en
toute rsolution sur les planches comme si
elle n'aVait jamais fait qu'voluer devantune lucarne de souffleur. Mais quel que soitl'vident, imperturbable Vouloir d'entrer
dans la peau du rle , comme prononcera
Bignon pour le lexique des Coquelinires
futures, le srieux, le hautain de la physio-
nomie et ce timbre en contralto se refusentnet l'emploi. "H"on sige de critique est
tt fait : il Y en a l pour les trois dbuts, et
tout juste.
Je demande l'aVis du confrre. Mais leconfrre est pour l'heure moins que jamais son (( Sacerdoce non plus qu' la pice
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^f':-..fegj^
-
* 11 o
ni l'artiste : il n'a Vu, il ne Voit que la
femme qu'il a du premier coup d'ozil dcla-re fort intressante , et aVec celui-l on
sait ce que parler Veut dire : JLa bvk est
partie...
J'ai hsit longtemps... Le trs cher est
pour moi l, toujours en sa chaste,tressaillante rserVe de sensitiVe, sa rpu-
gnance native, son horreur de tout stupre,
comme tenant par del la mort son rideau
baiss...
Et pourtant il nous faut ds l'abord remuer
les impurets, toucher des cendres, puis-
que c'est de l que doit se rvler un Bau-
delaire inattendu, insouponn, pour nous
avr : le Pote >?ierge.
A nous donc (telle l'inscription prmo-2
-
-^ 12
nitoire du fabliau : Ce que >?ierge ne doit
lire ), nous d'aViscr la dlicatesse du
lecteur, de le prmunir deVant tels dtailsscabreux que Viendra nous imposer la sanc-
tion de notre thse, et d'ejccuser d'abord notre
prsentation force de l'incongru mais essen-
tiel personnage qui fut notre initial et dter-
minatif indicateur. Pas de recul ! le dossier
rclame toutes ses fiches et, plus amonceles
au creuset les scories, mieux au prcipit
s'aggraVcra la somme de nos dductions.
Ce confrre tait alors un long garon sans
fin^ maigre en diable et dgingand^ quel-
que chose comme une ficelle aVec des
nuds, merillonn, toujours en quted'aVenture, le plus grand chasseur de filles
devant l'Eternel qu'on pt rencontrer. Ce
n'est pas le gibier, c'est lui qui tait toujoursde passage et, bien que myope comme sang-
sue, sans gal, l'escogriffe, pour tomber
juste tout arrt. Indiscutablement laid, de
-
* 13
tenue suffisamment modeste sinon parfois
dlabre pour de prime abord liminer Vir-
tuellement toute Vise de compensation r-
munratiVe, pourtant cet agit pour qui la
monogamie tait le Vrai cas pendable, cet
instagiaire haletant et perptuel enquteur,
ce dbraill, ce rp, ce pel Vivait jours et
nuits en telle ferVeur constamment une, telle
curiosit jamais inassouvie, que son inlas-sable zle se trouvait d'aVenture, quantit ou
qualit, rcompens chaque carrefour,passant de droit acquis deVant les plus ave-
nants et les mieujc hupps.
Ouelle explication ce phnomne cou-rant de certaines laideurs prfres jusquedevant les dtresses, la disgrce, le repous-
soir de la misre ? La femme est-elle donc
tel point reconnaissante, malgr tout, contre
tout, aVant tout, qui aVant tout et aVant
tous l'aime, la cherche, la Veut? Pour em-
ployer le langage du temps o, de par notre
aimable Banville, on achevait de parler
-
-^ 14
encore un peu Dieu;c et Desses, les Divi-
nits de toutes les paroisses n'ont-elles pas
toujours rserv leur meilleur aujc fidlesmme les moins accomplis mais les plusassidus? Beyle en aVait su quelque chose.
Ce qui pour notre homme reste acquis, c'estque ses indnombrables sacrifices de colom-bes Vnus, SCS couronnes de myrte, distan-ant bien en arrire tous les milk e In'
de don GioVanni, l'aVaient aurol d'unesorte de halo lgendaire qui laissa sa trane
de lueur dans Thistoire galante du temps auPays Latin. Enfin, mais puis-je le dire ?
tel point que certain soir de causes grasses,
sur confessions accumules de ce matre-queuc en fricasses de museauxetdsesprantde modrer les bouillonnements de pareilleeffervescence, un trop factieux compagnon
proposa sans autres faons, pour l'enseigne-
ment et l'mulation des races futures, de
tout au moins les enregistrer par l'applica-
tion d'un compteur...
-
* 15 o
Cette fois, la Vrit, la fille tait de port
bien altier, n'a>Jait rien moins que l'air
d'une garonnire , comme dit le Canut,
et celle-l deVait tenir les galants toute
longueur d'ombrelle. Mais plus la citadellese prsentait haute, plus l'assaut sifflait
notre homme, et rien encore et toujours nerussissant mieu?c que le succs, comme
toute pice par tel tireur Vise comptait neuf
fois sur dix pour abattue on pouvait ds
lors entrevoir la belle multresse, au tableau.
La personne n'aVait au reste fait que se
montrer sur. la scne pour disparatre, s'en
tenant son trs demi-succs. Je me deman-dai plus tard, mis au courant des choses, par
quelle fantaisie de caprice cet essai et surtout
quelles conditions, par quels malfices,
sortilges, l'octroi en aVait pu tre arrach
de celui qui tenait en telle rpulsion le thtre
comme toutes les promiscuits.
Je ne fus d'ailleurs pas longtemps sans
-
16
nouvelles : le lendemain mme de cettepremire pour nous mmorable, le confrretait dans la place.
C'tait rue Saint-Georges, i5 ou 17,
presque en face du petit htel du pre u-ber le compositeur. Au second tage, sur
la cour, un appartement modeste mais que
le tapissier Venait de meubler neuf lgam-
ment : la perse^ en sa premire faVeur d'alors,
n'aVait pas t mnage. Une jeune femmede chambre, jolie, v quoique blonde ,
comme disait le confrre, composait tout
le service. Pas de cuisinire : les deu?c
femmes allaient prendre leurs repas au res-
taurant, ensemble.
Le confrre tait au-dessus de la discr-
tion en ses Victoires et conqutes : inconti-
nent il me narra aVec abondance tous les
-
-^ 17
dtails de la rencontre, Au pralable, il
faisait immdiate justice des ignorants ou
nigauds autres qui ne mritaient de com-
prendre et goter le charme de la >?nus
noire, laquelle, pour qui tient en estime les
brunes, n'est en somme qu'une brune exas-
pre. Il sMndignait surtout contre le stu-
pide prjug olfactif, propos de s^cophantc, l'endroit des femmes de couleur, et c'est
de toute l'altitude de ses comptences qu'il
retournait l'accusation prcisment contre
les blondes par lui rprouves, jurait-il, bien
qu'en son chantier le faujc clectique ft pice
de tout bois. Encore une fois de plus Venait-
il de confirmer son enthousiasme pour la
prexcellence du grain de peau si merveil-
leusement fin chez la noire, laisser rugueux
les satins de tous les autres dermes fminins,
de la Sudoise l'Irlandaise. Il ne faisait
d'ailleurs difficult d'aVouer que la belle,
bien faite qu'elle ft, s'tablissait de han-
ches un peu troites peut-tre, mais il est
-
* 18
assez rare, cjcposait-il en maquignon sup-rieur, de rencontrer chez ces mammifresles deuN irains de parfait ensemble, la na-
ture a^ant gnralement rgl de reprendre
sur la part de l'un les bnfices de l'autre ;je n'aVais rien objecter.
Passant aux dtails, notre mrite prati-
cien, sa Vie entire tant l, se complaisait
consigner et dvelopper chaque spcification
aVec prcision de procs-Verbal en un tat de
lieux : tel le chirurgien professeur didacti-
qucment stipule les divers tats d'un cas. Et
comme chez nous ds lors le terme parl
devanait net et ferme la littrature dite na-
turaliste, je fus crCiment mis au courant de
tout et du reste, comme une exhibition
anatomique, d'autant que le physiologiste
ayant d'abord pass par quelques mois
d'tudes l'Ecole de Mdecine, sa cliniqueentendait ne nous faire grce de rien. Il fut
donc consign que, selon la gamme de la race,la coloration du corps tait sensiblement
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*20
messes, achevait raccomplissemcnt de la
belle sauVage. Seulement le confrre ne me
celait qu'il et prfr toute autre senteur
la dominante qui se dgageait, surtout aux
instants dcisifs, de cette toison trop serre
pour qu'Y pt pntrer l'air et rtiVe aux
tranches du dmloir : quelque chose
d'atroce, abominable, comme un relent de
colle de pte srie... Mais part cela!...Par quelle spciale perversion des sens le
pote des Fleurs du .J/Cal en arriVait-il
flairer prcisment l pour nous les chanter
les aromatiques effluVes du cinname et de
la myrrhe?...
On s'tait expliqu et entendu quant auxconditions rciproques dans le nouveau petit
mnage. Premirement la dame, en effetaltire, aVait signifi qu'elle n'entendait ac-
cepter rien, sous quelque forme que ce ft;
Monsieur d'ailleurs subvenant tout.
En se donnant, elle donnait, mais elle ne
-
^
-
^ 23 =
recevait pas. Au restaurant mme, si on yallait, chacun soncot. Pour raisons tablies,
cet article premier aVait t Vot sans discus-
sion.
En second lieu, non seulement l'lu pou-
vait en toute libert se prsenter, mais encore
il serait toujours le bienVenu toute heure, sauf de deuN quatre exclusivement
rserves : l'heure de 'H'onsieur ,
Monsieur > ne survenant jamais jamais! en de ni au del de ces deux uniques
heures par lui fijces... Enfin, dernier article
et expressment, notre prfr devrait, sans
jamais exception, toutes les nuits.
Le mot T^onsieur tait profr par la
matresse et la suivante aVcc un mme ac-cent de dfrente et mystrieuse rscrVe...
Malgr SCS accoutumances qui n'aVaientplus s'to^nner de rien, l'excs des facili-
ts prsentes ne laissait pas que d'embrouiller
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c 24
quelque peu notre homme. D'autre part, lebatteur de rues et ruelles aVait lui-mme son
genre de fiert et, comme on insistait le
convier le plus frquemment possible, iln'hsita pas dclarer que, n'tant de carac-
tre ni de taille se laisser celer dans les pla-
cards, la place une fois par lui occupe, il la
garderait contre quiconque survenant. Sa
dlicatesse lui faisait du mme coup le deVoirde dnoncer aVeu de \u}
-
25
Monsieur tait un personnage trange,"abstrus, fantasque au possible ; aVant tout il
tait celui dont un riVal n'aurait jamais con-cevoir jalousie : dont, deux >Joix, ratifi-
cations et corroborations sans fin.
Le confrre ne broncha point. Le cas tait
lmentaire et, pour pratiquant de telle enver-
gure, la dclaration n'aVait rien de neuf. Il
aVait pass nombre de fois sous le mme dis-cours : de toujours il fut entendu, pour peuqu'elles aient la moindre dlicatesse, que
toute femme marie, toute matresse par unautre entretenue n'eut jamais contact qu'aVecle prfr.
"Mais alors, pour bouder telle cuisine,
que pouvait tre l'autre, le particulier suffi-
samment passif, en dehors de toute essence
humaine, assez dnu de sentiments, dsirs,
nerfs, jalousie, simple flair de conservation,
pour aVoir ainsi rgl sur son chronomtre,
lui-mme et constituliVement, sa propre Vie
-
^ 26 o
et la Vie de celle qui existait par lui, s'inter-
disant de jamais frapper cette porte, saporte, aVantdeux heures, aprs quatre,
laissant en toute scurit, sans jamais letressaut d'un soupon, l'intangible et sca-
breuse libert de toutes les nuits?
Evidemment quelque barbon bourgeois defacults plus que limites, quelque ancien
rond de cuir en retraite ou apothicaire caco-
chyme n'ayant que tout juste la permission
de l'aprs-midi pour sa petite promenade desant pendant que sa bourgeoise le remplace
la caisse.
A la question : Fait-il quelque chose? on rpondit : Des Vers des Vers
qu'il Venait lire frais clos la personne^
sans qu'elle y entendt goutte, et on alla
dans la chambre Voisine se mettre en qutede la dernire pice apporte.
Un maniaque, pensa le confrre, etplus qu'assurment un idiot ! ))
-
27
Le morceau enfin retrouv sous un fau-teuil tait de ferme et haute plume sur unquart de grand papier de fil que je Vois en-core lgrement gris dans la pte -^ :
A UNE MENDIANTE ROUSSE
sJ^a Blanihdk aux chtriaux roux
Dont la robe, par sus trous,
JLaisse S)oir la pau-iraU
El la beaul. . . '
Monsieur tait quelqu'un ...
Mais l'bahissement ne suffisait pas : le con-frre allait tre abasourdi :
Le personnage d'importance, le solen-
nel, essentiel quidam, l'homme chauVe et
dsagrg qu'il se trouvait prsentement sup-
' Pice CXII des Fleurs du Mal. dition dfinitive.
-
. 28
planter, "M'cnsicur tait presque de
deux ans plus jeune que lui...Alors?...
*
On connat de reste la lgende de la ren-contre du bon derviche Persan, lequel en sa
double besace portait depuis leur naissance
ses trois filles et qui disait : Des deux par-
deVant, moi, je crois pouvoir peu prs r-
pondre; pour celle de mon dos, je ne ga-
rantis rien.
En matire tant subtile, assertion comme
ngation sont dlicates en diable. Pour
treindrerinsaisissablc,nous ne tenons, nous,
que l'inexpliqu d'un premier indice. Ici,
l'esprit dominait-il de si haut le corps ce
point de le rduire anaphrodite, de l'anni-
hiler, et telle quitude tait-elle bien authen-
tique ? dfaut de qui jure l, tmraire quiparierait. Le plus sage apparat de n'accep-
-
29 ^
ter encore que sous bnfice d'inventaire
cette premire dposition et de rserver con-
clusion malgr l'explicite. Vtilleuse prcision
de notre expert jur en ses dtails documen-
taires et dductions.
Avec celui-l, par exemple, les choses ne
tranaient pas en longueur. Nulle part il ne
faisait long feu et Tet eu belle la crature
breVet pour garder plus d'un jour ou deux
tel oiseau dans sa cage, s'entend encore en
lui laissant bec librement ouVert pour tout
autre casuel de picore, puisqu' la pelle il
engrangeait ses bonnes fortunes, ayant tou-
jours son trop de pain sur la planche (en un monosyllabe autrement cynique il articu-
lait le mo\ pain...) "Kol, les femmes, jeles gche!... disait Tanimal, dgag, sou-
verain.
Cette fois, par exception notoire Vu le cas
de couleur, la rencontre se prolongea bien
4
-
-^ 30
au del de l'obserVance courante et notre
homme qui n'tait rien moins que de con-signe dut tre considrablement tonn se
Voir, selon la prescription, arriver fidlement
l'ordre pour l'pondre chaque appel du
soir pendant un trimestre presque. La chose
tait excessive en Vrit, cas d'abus presque
impertinent et rdhibitoire. Aussi, raison-
nablement, ne pouvait se faire davantage
attendre un certain soir o la belle mul-
tresse se trouva VeuVe...
Froide et forte colre au retour du lende-
main, l'orgueil tant non moins touch,
et la petite suivante, comme indiffremment
et d'un air dtach, mais courrouce non
moins que sa matresse, soutenait par accords
plaqus le morceau, a^ant par deVcrs elle
aussi et quoique blonde quelques
droits s'indigner...
En conclusion, signification formelle de
cong dfinitif sur rcidive. Cette bonne
fois, c'tait bien provocation, dfi en coup
-
31
droit qui allait tre sur-le-champ relev : du
tac au tac, second dcouchage, et, sans
appel pour le coup, licenciement! D'o,
quelque peu interloqu une seconde par tel
renversement d'orientation des faons res-
pectives en sa manire, Vers d'autres cieu>c
ou, plus spcifiquement, ciels de lit, le d-
barqu s'enVola...
De l'thope un souvenir, persistant ob-
jectif, de ces quelques lignes d'un billet de
Jeanne :
... On sonne un gros coup. J'taiscouche et Louise sortie. Ce ne pouvait
tre que toi. Je cours ouVrir en chemise.
Personne ! mais travers la cour, de mon
rideau je Vois ton toui'neau de frre qui file
comme un cerf-Volant. Qu'est-ce que tu Vou-
lais? "Oicns me le dire...
Cette lettre n'a pu grossir le dossier pour
graphologues recueilli par la pit dynastique
de nos excellents Crepet. Notre enrag la
-
o 32
brla, l'ingrat, dans l'uniVerscl et correct
autodaf de toutes ses SVigns, la Veille du
jour inou o comme tout le monde, conclu-siVement et pour un instant souffler de sa
personne, il se maria!...
Quelques deux ou trois mois aprs d-nouement de l'aVenture, je parle de l'aVen-
ture noire, nous tions, de Banville, un que
j'oublie n'tait-ce pas Deroy, le peintre?
le tant menteur PriVat d'Anglemont et moi,
jacassant, ppiant comme Vole de moineauxsur notre banc habituel du Luxembourg l'esplanade ombreuse gnralement dserte,au-dessus de la ppinire d'alors, aujour-d'hui pleure. Avec les galeries du pripa-ttique Odon, si pertinemment destin la Tragdie qu'en retournant comme peau delapin le monument, le dcor du temple grec
est dj en place, nous avions fait de ce
-
^^
TIi.deBaNVILLE
-
35
sous-bois nos autres galeries ; notre propre
tapage nous suffisant, nous laissions aux
mamans et bonnes d'enfants le terre-plein
en hmicycle qui domine le grand bassin.
Je Vois encore Thodore tel que d'un
simple linament le daguerrotypa le crayon
de "Konjoie pour la Silhouette de Balathierde Bragelonne, en Vaste paletot-sac tra-
nant sur les talons comme une toge, sans
autre faon, pantoufles de Voisin en tapis-
serie familiale, petite casquette poche
sur l'arrire, Visire tombant pic,
comme chez le horse guard , stature en
moins, foulard au cou, peine nou,
imberbissime et dj cette cigarette qui ne
devait plus s'teindre, coupant jusqu'au po-tage : tout fait la mine d'un trop jeunefils de famille ensauV de chez papa-maman
pour aller jouer la comdie au Thtredes jeunes lVes de Monsieur Comte,passage Choiseul, ce passage o deVait
en effet finir notre Thodore, mais chez
-
-^36o
l'diteur Lcmcrrc, encore clans les limbes,
et de sa terrible Voix de tte en fausset,suraigu dans les finales, haute-contre per-
ante comme poinon, parado?cant djcomme s'il en pleuVait.
Le propos tout d'un coup tomba l'aspect encore lointain d'une figure bizarre,
fantomatique, qui se dcoupait sous la Voiitedes Verdures, semblant Venir droit Vers notre
banc.
A mesure que l'apparition se rapprochait,comme aimante sur nous, plus distincte-ment nous percevions un jeune homme debonne taille moyenne, lgant, tout de noirVtu sauf la craVate sang de buf, en habit, a se rencontrait encore de jour, par-cipar-l : l'habit, qui dut tre mdit, d-
mesurment Vas du torse en un cornetd'o mergeait comme bouquet la tte, et basques infinitsimales, en sifflet; l'troit
pantalon sangl par le sous-pied sur la botte
-
37 o
irrprochablement Vernie. Col de chemise
largement rabattu, manchettes non moins
amples en linge trs blanc de fine toile pro-
testaient par la proscription du moindreempois contre le supplice d'ericarcanement
dont l'trange got s'obstine ankyloser nos
gnrations prsentes dans les roideurs du
calicot silicate : mancipation du corps
n'aurait-elle quelque accointance aVec d-
gagement de l'esprit ? A la main, gantede rose ple, je dis de rose , il por-
tait son chapeau, superflu de par la surabon-
dance d'une chevelure boucle et trs noire
qui retombait sur les paules. Depuis
Louis XI*^ en ses perruques on n'aVait Vu
qu'au statuaire Christophe et Got dans
Monsieur de Pourceaugnae, cascades de cri-
nire aussi avantage.
De premier droit une de ces rencontres
o le passant reste bahi sur place.
-- Tiens^ Baudelaire! ! ! dit alors ce
-
c 38
Pri>)at qui connaissait l'entier univers et qui,
pour une fois, disait Vrai.
Le banc a tressailli : nous allions donc
enfin le connatre, celui-l tant dsire, attrac-
tion suprme ! PriVat nous aVait transports,nous en rcitant quelques pices, dont par
exception fortuite le lgendaire craqueur
aVait nglig de s'attribuer paternit.
L'aspir tirait bien nous maintenant sur
l'appel entendu, procdant dans sa marche
par saccades des articulations ainsi que les
petits acteurs en bois du sieur Sraphin,
semblant choisir pour chacun de ses pas la
place, comme s'il marchait entre des ufs
ou qu'il craignt par ce sable innocent de
compromettre le luisant de sa chaussure.
Le noir du costume aidant, le geste retenu,
mticuleux, concass rappelait les silhouettes
successives du tlgraphe optique qui se
dmantibulaient alors sur les tours de Saint-
Sulpice ou, mieux, la gymnastique angu-
-
o39
leuse de l'araigne par temps humide aubout de son fil.
L'entente tait dj complte aVec notrenouveau malgr sa rserVe, car alors ainsi
se passaient les choses et bien aVant
les lectricits de "M. Edison : un quart
d'heure peine, et tout le banc accom-
pagnait en essaim Baudelaire son logis,
quai d'Anjou en l'Isle, grimpant quatre quatre et bruyamment le dernier tage duVieil htel Pimodan^ enVahissiait l'appar-
tement un peu mansard mais Vaste etconfortablement meubl. Un tapis couvraitentirement le parquet, luxe pour nous inu-
sit. D'un grand fauteuil tout moderne et trs
accueillant o je me carrai de suite je regar-
dais quelques tableaujc, dont la miniature de
"K" Aupick au long col et une inoubliablette de femme, cole italienne. Un peu plustard, la cimaise deVait s'enrichir du portrait
de Baudelaire par Deroy, presque aussitt
mort sur son uVre : qu'est devenue cette toile
5
-
-^ 41 *
del la mort, en toute occasion et sans occa-
sion, de Banville ne cessa d'attester, de cla-
mer son admiration enthousiaste pour le
grand frre dont il se tenait comme le frre
jeune, j'allais dire comme la petite sceur, etl'hommage Vaut d'autant que notre Thodoreportait haut, de tout droit, le sentiment de
sa propre Valeur. Je crois qu'on trouverait
difficilement dans l'histoire littraire un
trait plus touchant et plus suivi.
>}ingt ans plus tard on s'arrtait deVant la
seconde persona de Baudelaire, soit que, par
Paris ou Bruxelles, il trottt menu comme
jadis, soit qu'il se tnt braqu, mditatif, au
coin d'un carrefour. En Voyant cette tte
toujours singulire s'Vasant du collet de la
houppelande invariablement retrouss, nez
Vigoureusement lob entre ces deux V^ux
qu'on n'oubliait plus : deux gouttes de caf,
sous des sourcils retrousss, lVres ser-
res et amres, mauvaises, cheVeux argents
-
^ 42 ^
aVant V^ge, tantt trop courts, tantt trop
longs, Visage glabre, clricalement ras jus-
qu'au scrupule, le passant saisi, comme
inquiet, songeait : Celui-l n'est pas tout
le monde .
Assurment l'trange en toutes choses de-meure la dominante caractristique de Bau-
delaire, et aVec tant d'autres obstins encore
scruter ce cerVeau, fouiller cette me com-plexes et contradictoires, nous restons
dchiffrer l'indchiffrable. A l'enqute plusqu'ardue pourront s'entr'ouVrir certains
aperus dans le fouillis de notes diverses,
correspondances, dont notre contribution
est due et par lesquelles nous allons battre
les buissons, sans perdre de Vue notre point
de dpart et d'arrive.
Avant d'entrer tout l'heure dans la nuit
o il Va rejoindre l'ami parti premier, il n'est
-
o 43 ^
pas sans douceur pour le surVi^Jant de se
retrouver une fois suprme aVec celui quiValut tant...
Le premier billet de Baudelaire qui tombe
sous ma main tmoigne que l'entente ne futpas moins cordiale que soudaine. On s'taitimmdiatement tout racont puisque rien cacher, tout en commun par ce coin de bo-
hme, chaque copain dj en partance pourl'entraide au placement de copie ou concours
quelconque. Non moins de prime abord aVaitdtonn le tutoiement : pas assez bents,
nous autres, et trop hts, haletants de Vie
pour perdre le temps allonger le discours
en pluralisant le simple ( YousaS)eZy lu as,)
d'essence trop galitaire pour nous aris-
tocratiser par le VousVoiement.
La dernire phrase tablit encore qu'on ne
s'attachait pas aux Vaines distinctions de la
nuit et du jour pour tomber toute heure sansfaon les uns chez les autres. "Kais il parat
que cette fois le concierge se serait tenu rtif.
-
^ 44
-
^ 45 ^-
les premires lignes de quelques-unes de
ces lettres, le dtail est insignifiant ne por-
tant que sur de minimes sommes d'argentde poche prtes ou rendues.
Et surtout ne pas oublier ici que, comme
n sous la noble devise des RaVensvJood :
la main ouverte ! Baudelaire aVait d-
but par dissiper une fortune plus que lib-
ralement et qu' tel banquet n'aVaient pu
manquer de se presser ses amis dont je
fus.
Ici, et ailleurs, longues lacunes dans ma
correspondance Baudelaire, indignement d-
cime par une succession de pillards. Ducarton bond jadis ne restent plus que quel-ques lettres dont tout l'heure nous rpar-
tirons leurs dates la reproduction.
-
-^ 46 o
Continuons de buissonner.
Les ans ont pass, on s'est assagi, assis. Je
n'ai pas entorc prsent Baudelaire dans
mon mnage. Il Va s'en charger tout seul.
Un matin, je suis sorti ds la premireheure. Madame, peine leve, entend forttapage dans la salle manger. Elle entr'ouVre
la porte...
La grande table de chne a t pousse
Vers la paroi, assez haute. Sur la table une
chaise, sur la chaise un M'orisieur hiss s'al-
longe pour examiner de plus prs un tableau
Vers la corniche...
Naturellement c'est Baudelaire qui, de l-
haut, salue en tous respects, puis se d-
cide descendre, et s'annonce...
Plus tard, et cette fois, du Vilain.
On est table, au dessert.L'enfant guigne le compotier aujc gteaux,
tend sa petite main.
-
47
Baudelaire a pris un gteau qu'il prsente,
distance.
Oui, mais tu Vas dire : Je suis un
gourmand ! Je suis un gourmand et le petit bras
s'allonge.
Pas encore! Dis : Je suis un mis-
rable gourmand !
Ce mauvais jeu ne me Va pas du tout : et
le regard de la mre, donc ! EnerV, j'ai saisi
et donn au petit le gteau, aVant que Bau-delaire ait arrt mon bras, me disant trs
graVe, en reproche :
Mais nous pouvions en obtenir davan-tage... ))
Oui, c'est odieujc, mais par le bariol
de tel composite, s'attendre tout.
Quelques rencontres...O allions-nous, lui et moi, ce jour-l en
plein soleil, sur le pont de la Concorde, d-
sert par telle canicule?
6
-
* 48 ^-
Nous tenions chacun auN doigts le cigare,
en dtresse de feu. Un beau monsieur pointVers nous, fumant le sien... SauVs !
A l'abordage, Baudelaire salue, en correc-tion parfaite comme toujours, et demande lapermission de s'allumer. Le monsieur le
considre, puis simplement : Non, "Honsieur.
Comment, Monsieur? Et pourquoi? Parce que je tiens conserver ma cen-
dre.
Et il reprend sa marche.
Nous sommes rests bahis, nous regar-
dant, lorsque subitement Baudelaire se d-
tache et court aprs le monsieur dj loin.Bien que je sache de reste chez mon
ami l'expresse horreur de toutes Voies de fait,je m'lance derrire lui, inquiet de ce qui Va
se passer, et j'arrive juste au moment oBaudelaire a touch lgrement l'paule duMonsieur, qui se retourne et s'arrte : Pardon, Monsieur! lui dit Baudelaire,
-
49
aprs un nouveau salut encore plus courtois.
Auriez -Vous rcKtrme obligeance de bien
Vouloir me dire Votre nom ?
Pourquoi, Monsieur? Parce que je Voudrais garder le nom de
l'homme qui tient conserver sa cendre.
Sans attendre autre rponse, il me prend
le bras, et le monsieur reste son tour bra-
qu sur place.
Prdliminaira. Autour de l'tat-Majorde l'adorable et ador Gautier, notre eo,
quelque chose comme deujc camps en fer-
veur jalouse de l'approche du Matre. Si
Baudelaire aime Flaubert, Grard de Ner-
val toujours trop rare, de ChenneVires,Fromentin, etc., tolre Arsne Houssa^eet
mme Saint-Victor part quelques reprochesde dcalques, il a l'impatience nerVeusc de
la suffisance des Goncourt, de certaines rai-
deurs chez Maxime Ducamp, qui sonheure le lui rendra. Enfin le charme inef-
-
o 50 ^-
fablc de la trs belle Madame Fcydeau n'apu obtenir de lui la grce du mari, sa bte
noire, tout fin lettr qu'il reste.
Il crira : Feydeau n'a pas lch une si
belle occasion d'entendre parler et de parler
de lui.
Et ailleurs : Je serais moins embarrass
pour dire Hugo : >Jous tes unebte , qu' Feydcau : >?ous n'tes pas
toujours sublime .Donc, nous Voici rentrant chez moi au
boulevard, lorsque Baudelaire me pousse
Vivement Vers la porte : il Vient d'apei'ceVoir
l'ennemi
Mais Feydeau, lui aussi, nous a Vus et,plus prompt que notre demi-tour, il est sur
nous...
l^cs quelques paroles insignifiantes d'ac-
costage, Baudelaire dj crisp...Mais Feydeau : Cher Baudelaire, Vous qui aVez toutes
les comptences en fait d'art, Veuillez
-
^ 51
donc me dire ce que Vous pensez de ceci?
Et pendant qu'il extirpe de son porte-
feuille un petit objet minutieusement enve-lopp et le dpouille aVec prcaution de ses
langes successifs jusqu'au dernier papierde soie :
>?ous saVez de reste qu'au K*^III' si-
cle l'art des miniaturistes, alors son apo-
ge, se plaisait peindre sur de petits bouts
d'iVoire l'il d'une personne aime, et aVec
telle exactitude qu'on y reconnaissait d'em-
ble la complte ressemblance du modle...
Et il tend la pice.
Bon! "Kais...
Alors "M""" Ecydeau, qui me trouve dans
le regard certaine expression, a bien Voulu
me faire peindre mon osil.
Baudelaire glac, strident :
Oui, oui I je Vois bien l'il ! mais oest le Vase?
Par ces reliquiee de mon ami, je
-
> 52 if encore. C'est une de nos C/ergeonades :
le mot Va tre ecplic|uc. "Kais la fantaisie pi-mente de cette pice, qui laisse loin der-
rire elle les gra-Oelures des Rabelais et des
Broalde de >?erVille, est d'un tel scabreux
que s'il ne s'agissait ici d'un tirage tout
petit nombre, je n'oserais certes la donner.
Par quel phnomne bizarre, plus d'unefois rencontr, cette loi contradictoire^ d-
concertante, qui semblerait infliger premp-toirement et prcisment aujc plus purs
l'ejcutoire de l'humaine impuret? Commesous un aiguillon, en rvolte furibonde de
la chair, les moins oss, les plus rservs
dans l'acte se Vengeront de leur continence
par les crudits du Verbe, de l'crit; la gau-
loiserie s'affriandera du leste l'obscne
pour s'exasprer de la scatologie jusqu'ausadisme, mme au satanisme des messes
-
53
noires, comme les priapces certains cha-
piteaux et gargouilles de nos glises gothi-
ques.
Ne mentionne-t-on pas ct d'un San-chez Rodriguez un autre trs saint instruc-
teur de catchumnes, Goerres qui aurait
codifi dans sa ^M'^^stique un manuel de l'or-
dure pour l'interrogatoire des mes inno-centes? Tout prs d'ici, le moins libertin de
nos potes, le plus chaste des monogames
rimera YOde la Colonne et Baudelaire,
farouche comme l'Hippol^te de Phdre,
nous lguera sa Clcrgeonade en mmoire deClergeon : Ckrgeon aux Enfers.
Qui, Clergeon?
Lorsque l'antique Lutce, depuis des si-
cles ensevelie sous la poussire, sera fouille,
remise jour comme Herculanum et Pompi,le pic de la pioche fera luire des dblais la
mdaille frappe de Songeon notre Cler-
-
* 54
geon , mdaille commmoratiVe dposeen grand apparat dans les fondations de
l'Htel de >?ine lorsqu'il fut rdifi aprs
l'incendie de 1871, prcisment sous le
Consulat de ce Songeon Clergeon ,
mort prsident du Conseil municipal de Pa-
ris et mme snateur dans le fauteuil quifut shipeant genks! le propre fauteuil
d'Hugo II!...
Car Clergeon, ce fut Songeon en personne
et mme Lucius Nestor , pour que rienne lui manqut, Songeon dbaptis famili-
rement Clergeon par une bonne hte-
lire de la rue Monsicur-le-Prince.
Songeon aVaitus quelques culottes ct
de Baudelaire sur les bancs du collge de
LY*5n, d'o ils se rappelaient certain abb
Noirot ou Noireau qui aurait t l profes-
seur de philosophie. On s'tait reti'OuV auquartier latin ou dans les cafs >?oltaire, Ta-
bourey, de l'Europe, Dagneaujc, successeur
-
^ 55
plus ou moins liUraire du Procopc. Son-geon procdait Vers ses hautes destines
futures par tels interminables discours qu'ils
ne laissrent jamais ce diarrhtique duVerbe loisir de dcrocher sa licence dedroit. La parole ! Commerce trop de foisdtestable de ceux qui n'en ont pas, la mar-
chandise qui cote le moins et qui rapporte
le plus. Nous Venons de Voir jusqu'o peuthisser la grande loquence, surtout quandelle met conviction enflamme l'appui destruismes les plus rebattus.
D'ailleurs, sous sa prolixit funeste, le
meilleur des hommes, ce Clergeon^ paran-
gon de toutes les excellences, honnte
comme pas un, humain, obligeant, affectueux trop hlas! et insupportable rappeler
le Vers de Brnice :
Clergeon, que de Sferhts i>ous mefaiks har!
Au physique, masque kalmouk ou de laVCalaisie, nez cras, '^gomdiS en saillie,
7
-
c 56 >
teint jaune, cheVeu rare, pour ^eujc deux
fentes horizontales : m^ope travers ses
binocles jusqu' la ccit.Dans une promenade par les champs,
passe ct de nous un troupeau de din-
dons :
Mais, lui suggre Baudelaire, ces
petites harpistes ne sont Vrairrient pas
mal?
Et Clergeon, de son il brid, finement
acquiesce...
"^Y^P'^ physique qui aVait Virtuellement
induit sa natiVe ingnuit la plus opaque
myopie intellectuelle. Combinez un Cicronarchi-disert, extirp parCalino, aVecun Cor-
neille humanis par "K. Prudhomme, dansl'emploi des raisonneurs le plus hors de rai-
son. Tout le temps et pour ne rien dire par-
lant sous lui omni re scibili d aliis, cepoint redout, le digne homme, qu'il taitpass terme de comparaison. Nous disions :
embtant comme Clergeon , d'o le Verbe :
-
o 57
clergeoner et nos clergeonades sans
fin ni trcVc, o nous accusions notre tte de
turc de faire Venir ses rasoirs de Londres.
"Hais aussi de quel tenace, le monstre!
Nous dambulons, Baudelaire, notre
crampon et moi, par le boulevard Montpar-
nasse, Clergcon plus morignant, plus aga-
ant, plus clergeonant que jamais. Pi'sente-
ment, c'est sur Baudelaire qu'il s'est agriff :
une grle!...
On souffre. Mais que faire ?Baudelaire, ejcacerb, n'^ tient plus...
Tout coup il avise un omnibus qui file au
grand trot, et crac ! sans dire gare, ni adieu,
il s'est lanc Vers le refuge qui roule, et ydisparat.
Clergcon en est reste ptrifi comme
au jeu de billes, ce que les coliers appel-
lent le pet sur place ... Mais ce n'estqu'une seconde, et crac ! lui aussi a bondi
et, plus prompt que l'Eurus, rattrape la Voi-
-
^> 58 ^
ture dune place tout contre sa proie dvolue,qu'il achi?e,..
Tout cocasse autour de lui, naturellement,
et les souvenirs de me pleuVoir. .,
Il demeurait rue Cassette aVec sa trs
Vieille maman, Grenobloise ou LY^""^'se, en
la compagnie de laquelle j'attendais pai'foisla rentre de mon ami. Parfois aussi surve-
nait quelque Visiteuse, non moins dparte-mentale et compasse.
Et, comme la maman Songeon tait VeuVe
jamais inconsole d'un gnral du premierEmpire qui aVait, en je ne sais plus quel 1814,dfendu Saint-Sbastien contre l'Anglais,immdiatement comme robinet, le dis-cours voquait le gnral en ses gloii-es et
Vertus ; d'o je me disposais, attendez :
Ah ! "Kadame, si Vous aViez connu leGnral ? Quelle Vaillance, quelle gnro-sit, quelle bont, quelle dlicatesse! et...
Se tournant Vers moi :
-
^ 59 >-
'H'cnsieur Nadar?
J'tais dj debout, rompu la manuVrc,
me redressant de toutes les longueurs trs
peu charnues de mon chine d'alors.
... Et quel bel homme!!... Tenez, grand
comme Vf. Nadar! mais proportionn!!!...
a n'a jamais rat... une fois.Le hros prsent, on gotera mieujc l'-
pope. Elle a ce mrite peu banal de rvler
au lecteur un Baudelaire humoriste.
CLERGEON AUX ENFERS
(Il entre d'un pas dlibr, comme les
gens timides.)
Il demande bientt ' Voir le rgkmi'nt de
l'Enfer, et cherche prendre les Diables en
faute.
Ds la premire grande assemble, il se
-
60 >
plaint Vivement, prtendant qu'on a chang le
feu.
Rumeur pouvantable de tous les damnsqui trouvent qu'il fait bien assez chaud.
Mais non! dit Clergeon.
Il se plaint aussi de ce que certaines gens
qui ne sont point d'ici, se soient glisses en
Enfer, qui mriteraient tout au plus le Pur-
gatoire. Nou ne Voulons que des gaujc,
dit-il ; il faut que chacun prouve qu'il est
un parfait sclrat !
Je crois aVoir assez de titres pour que
chacun montre les siens !
Comme il embte tout le monde, on le f ..dans un abme insondable, d'o il remonte
bientt aVec une agilit sans gale. Car l'es-
poir d'aVoir t remarqu par Proserpine lui
donne des forces proportionnes la diffi-cult de l'entreprise.
-
61
Il se glisse par des anfrachtosits lui seul
connues, et Va attendre la sortie de la Reine
des Enfers la pefile pork.
Il la suit par l'escalier drob, et peine
entr dans la chambre, il jette sur la com-
mode quinze francs, que les diables, en lefouillant son entre, ont oubli de lui reti-
rer.
Voil pour i>ous, pelilef s'crie-t-il d'une
Voix de stentor. "VJoil comment un damncomme moi sait humilier une reine qui tra-
hit son poux.
Proscrpinc, qui depuis six mille ans, n'a
pas encore Vu un pareil bougre. Veut se
pendre la sonnette.
vrais Clergeon ne perd pas de temps ; il
profitera des dernires secondes, il dsho-
norera Proserpine, ou il Y perdra son latin.
-
62
Il se jette sur elle c/ ejus in oculum penem
suum inpingif ^
.
Pi'oserpinc pousse un cri dchirant!!!
Tous les Enfers sont sens dessus dessous.
Clergeon, heureux du dsordre dont il est
l'auteur, pique son poing sur sa hanche, et
s'crie, aVec une Voi?c de tte inimitable :
ha! ha!
Cependant Pluton, qui au fond est un bon
enfant, lui demande pourquoi il a commis
de pareilles btises, et Clergeon lui rpond,
la main dans le gilet :
Je croyais qu'en enfer on n'taitjamais mal Venu prouver sa noblesse ; ha !ha! Si je me suis tromp [ai)i'c n'signation
d dignit) je suis prt subir tous les chti-ments que Vous rservez celui dont l'au-
dace a dpass Vos prvisions.
' En franais dans l'original. iJ. C]
-
o 63
Pluton lui rend aVcc bont ses lunettes
tombes dans la bagarre.
Quoique personne ne lui en Veuille, et queProserpine borgne se soit contente dedire : Drk du bougre! Clergeon croit qu'il estprudent de prendre la fuite.
A chacun de ses pas, il branle les mon-tagnes. Il fuit! Il fuit!
Dans une plaine de braise, il aperoit
Nadar qui collectionne des salamandres, etil lui crie en courant :
Pends- loi, bra^e ^JVadar! ^JVous aS)ons
Vaincu sans foi!
Car il est convaincu qu'il a f. . . Proserpine !
-
o 64
Mais aVcc ce Clcrgeon nous n'en finirionspas, et puisqu'il n'est que temps de le quit-
ter et que j'ai demand permis de fourragerquelque peu tort et traders par l'entour,
m'est-il bien possible de ne pas reViVre un
instant nos Vieux souvenirs, voquant au
passage les satellitaires et mme nbuleusesqui gravitrent dans Tirradiation de l'astre
Baudelaire, se targuant de postes plus ou
moins congrus.
Flnons donc encore un peu dans la ga-
lerie des portraits,
La premire place duc et hirarchiquement
maintenue notre exquis Banville jamaisfidle, toujours et encore du sommet de sonOlympe prsentant arme son suprieur,il Va nous tre bon de tendre une dernire
fois la main plus d'un que nous ne serons
pas seul nous rappeler : ces deux braVes
ruraux, d'abord, d'insparabilit touchante
- c 65
-
66
Etkz-S)ous donc pour si trisk S>ouloirPar le couloir touk seule accourue ?Je "Oous ai crue et n'ai rien S>oulu S>oir...
Tout ct et non moins sympathique le
dilettante de ChenneVires, qui, ddaigneux
des foules et publicits a laiss sous le pseu-
donyme Jean de Falaise les deux accomplismais trop minces Volumes Contes nor-
mands et Histoires Baguenaudires .Puis, dans Tintimit plus suivie de Baude-
laire, le raffin Monselet, un petit abb du
KVIIP, bedonnant et Versiculant, boulimique
mriter place dans l'article Cas rares
au dictionnaire des Sciences Mdicales, la
bouche pan coup, se fendant en coup de
sabre d'une oreille l'autre comme chez les
batraciens.
Encore plus assidment proche du Ma-tre, Asselineau, mon ancien et cher condis-
ciple du collge Bourbon aujourd'hui lyceCondorcet, un subtil, les deujc Virtuoses,
Boycr Philoxcne, immdiatement Ira-
-
o 67 ^
duit Phihhsini'y dit la pluie qui manhe et Milliers de l'Islc-Adam, l'un et l'autre un
peu contourns : deux cordes Violon de-
vant le feu, le >?illiers, front d'hydroc-
phale, physiquement quelque semblance de
l'ombre porte de Baudelaire, une apparence
de gibbosit en plus, et encore Thommejaune, l'diteur ft Poulet-Malassis, tou-jours l, et l'auteur du roman VyJJssas-sinat du Pont rouge , l'Orlanais Barbara,
concentr, plein de mystre, sur lequel en
sa mansarde nous tombions un soir, Baude-
laire et moi, et que nous trouvons sans chan-
delle, juch, et accroupi la tte entre lespoings au sommet d'un haut tabouret :
Qu'est-ce que tu fais-l? Je pense !
Et Fcrnand Desnoycrs, rest par son bon
Vers de son oraison DelaVigne Casimir :
// est des morts qu'il faut qu'on tue!
Et ce Privt d'o Privations tant
craqueur qu'on n'a pu jamais connatre s'il
-
68 ^
tait juif, bulgare, multre. Du plus loin,
l'entreVoYant Venir sur la crte du Pont-Neuf,
quand je lui criais : PriVat, c'est pas Vrai ! rgulirement il me rpondait, la main
sur la poitrine : Parole d'honneur! .
Et les >^?atripon Antonio et frre, fa-milirement Dutripon, et le bon, trs
sincre catholique G. d'Hricault, et l'ex-
cellent Armand Du "Kesnil, et ce babouinde Babou (rien du babouVisme !) et notre
plus que parfaitJ ules de LaVfadelne qui cri-
vit pour la ReVue de Buloz k Marquis du Safras."t^oins frquents, L. "H"nard, ce digne Tra-
padoux. Durant^, Th. SilVestre, ArmandBarthet, Pierre Dupont, GustaVe Mathieu,
Mermet, "H"anet, Courbet, notre Bracque-
mond, encore l aujourd'hui, Christophe,
Deroy, Faur, j'en oublie des meilleurs,
et encore quelques autres quotits inter-
mittentes ou ngligeables, tout cela ex-
cellent ou bon, passable ou mdiocre, plus
d'une fois dconcertant, s"agitant mlimlo.
-
o 69 *
mouches miel ou bourdons, essaim de la
Reine des abeilles.
Je ne me permettrai pas d'ctiager les places
ducs en dessus ou dessous du panier et don-
ner chacun selon son grade.
Mais, part les quelques mes, quelques
esprits srieux qui prenaient leur place dis-
crte au sanhdrin ou s'entrepointaicnt ja-
lousement les coudes autour de Baudelaire,
il me faut bien dire que, dans l'ensemble, la
dominante qui donnait le ton n'aVait rien
moins que d'attractif, les plus encombrants
prcisment les plus mal lotis en leur pr-
tention d'atticisme. Le meilleur Vouloir de
sympathie se repliait deVant le personnel de
petite paroisse, dont les agits, les excessifs
n'aVaient pu, parodistcs d'originalit, pren-
dre du matre que des attitudes, banalement
simulateurs de cette affectation qui chez
Baudelairctaitne native. Rien de saugrenu,
d'agaant comme l'infatuation gourme de cepdantisme, de cette cuistrerie se guindant
-
-^ 70 o
la prciosit : a puait l'homme de lettres.
Le Vocable familier pose , d'o les po-
seurs , dut Venir de l. Toute la bande af-
fte, contourne en conVulsionnaires d'un
nouveau Saint-Mdard, grimaant, comme
d'uniforme, le mme surfin clignement d'ilen signe de ralliement maonnique contre
le Philistin, l'il marcassin .
Avec ces pileptiques, combien loin du
sans-faon tout bonhomme, de la simplesse la bonne franquette de mon autre bande
de Bohme la bande Murger et de notre Socit des buVeurs d'eau , dont je ne m-ritai d'ailleurs que le titre de membre cor-respondant, sans doute parce que d'eujc tous
alors, j'tais le seul ne pas boire de Vin.
^
Ne m'aura-t-on pas trouv un peu svre?Encore secrtement n'obirais-je pas ici quelque Vieille rancune? Je me fouille...
-
71 >
L'vidence nous dmontre arrivs une
heure d'encombrement o tout, et partout et
de plus en plus, se spcialise. Regardez, en
peinture seulement, comme chacun s'appli-
que se particulariser, mme localiser. Lepaysagiste normand ou breton n'entend rien
dmler aVec l'orientaliste, le cheValet arrim
sur les bords de l'Oise n'est pas admis s'em-
bosser en rade de Toulon. Aux animaliers,
Tro^on a pour lui retenu les boeufs, Dedreujcs'est rserv les cheVauK, et les cochons de
Jacques seraient mal Venus intervenir
parmi les moutons de Palizzi. Et cette
mdecine donc, o, entre la farine de lin et
le bistouri, de l'encphale la rate, du py-lore au calcaneum, nos thrapeutes spci-
fis, all ou homocures, cardialgistes, ali-
nicoles, auriculeurs, pdicures, etc., etc. ;
monopathes dconcerter le Rabelais et ahu-
rir la technologie des infortuns bipattes,
tristapattes et autres foietrinaires en toutes
espces et Varits d'espces, se sont en tels
9
-
72 o
segments entrepartag les dtails de notre
carcasse, se demander si demain ils neVont pas s'interdiViser encore le menu de
leur besogne, consignant l'exclusif traitement
de l'il droit celui-ci, celui-l rservant
l'il gauche.
Or, il me faut bien aVouer qu'en certain
coin du Saint-Synode Baudelairien, unique-
ment braqu sur sa spcialisation de litt-
rature, je ne jouissais que d'une considra-
tion limite, atteint et convaincu de m'tre
de tout temps intress plus d'une chose,
mme la fois.Le trs cher Vieux copain Thodore n'a-
t-il pas crit d'ailleurs dans sa fulgurante et
trop affectueuse prface de mon Hhlkrkda CoquacigrucSy que ce Nadar tait videm-ment n pour se mler de tout ce qui ne le
regardait point?
Mon existence effectivement se sera tirail-le en si fantaisiste Varit d'applications
que devant tel mli-mlo, dconcert par la
- 73
- -^ 74
-
CHAMPFLEURY
-
77
Donc, ce Champflcury, n Fleur^ tout
court, aVait, nous arrivant de Laon, dlibr
plus littraire et mme distingu d'maillerd'un Champ le baptistre de sa signa-ture. Le malin, qui s'y entendait, ne pouvait
trouver se faufiler sur estrade plus propice
alors qu'au camp Baudelairien, d'o, peine
dbott, il se mit pondre de-ci dc-l, sans
trcVe, articles et Volumes, de telle conviction
et en tel foisonnement que, sous la naVe et
goulue facilit des lecteurs jamais inas-souvis. Vous rencontrerez mme l'heurequ'il est, quelques braVes gens pour croire
que, littrairement, Champfleury, c'est ar-
riv.
Pourquoi le malheureux fut-il rtif l'ob-
jurgation d'un sage qui coupait court tous
drglements et garements?
Ne doutant de l'ien, dnu mme du sim-ple sentiment des distances, il ne bronche
pour aller dranger le philosophe Proudhon,
de chez qui il sort trs mcontent.
-
-^ 78
Un c/vuragcah'ur ! prononce-t-il, ra-r
contant l'aVenturc. Sur quoi >?euiUot, l'af-
ft partout, mme l, et qui ses heuresaime rire, Veut bien nous rassurer en cri-
vant : "htais "M". Champfleury ne se
laissa pas dcourageater.
A robinet ouVert notre dVoy en ruptured'orthographe foisonne pondre, re-pondre
sous lui. C'est ce pauVre Lhomond qui copeet en Voit de dures.
Quelques perles ramasses la pelle dansle tas et que nous nous amusions nous
renvoyer sans fin alkrnis canktnus
comme balles de raquette ou litanies en
rpons de messe.
Dans une de ses Etudes (Etudes !) dont
l'action se passe "H'olinchard (?)
// faudrait frouS>ffr un jeune hommedont on pt s'enqurir de sa famille, lui parler,
le sonder, et lui faire des ouvertures au be-
soin...
Il Va Voir Balzac qui, pas bte, n'y est
-
< 79 ^
pas : (( Balzac aS)ait alors pour tout domestique
un 'ialat de chambre et une concierge qui me don-
nrent la clef (attendez ! ce n'est pas pour
ouVrir la porte) des tudes que ce grand cri-
-iain crait d faire sur ces deux tres pour rendre
la langue du baron Nucingen.
La pluie s'obstine : v Je me rappelle d'un
singulier lii)re. Madame Putiphar, etc.. JLacolre d'une si belle affaire manque, etc..
Un dner n 'est pas la place d'un homme qui a du
grec plein la tte, etc.. . // renfermait ses cha-
grins en dedan.s, etc.. Heureusement lafentre
donnait .sur la soire, etc., etc..
A l'occasion il tancera de toute son alti-tude Barbey d'AureVilly, le poseur la
hanche , qu'on appelait chez "NJeuillot la
Corsetire , mais qui au moins n'criVait
pas en Molinchard , Barbey auquel il
reproche, lui Champfleury, d'ignorer le
franais et mme la ponctuation , Oncroit rcVer...
Et il enseigne sa manire aux jeunes dbu-
-
80
tants, les avisant qu'aVant tout : Il faut ren-
dre des passions .
Une aVersc...
Ne s'est-il pas inVent Chef d'Ecole et n'a-t-il pas cr la littrature dite naturaliste,
qui, en effet, son impertinence part, n'eut
rien de surnaturel.
Seulement pour rendre des passions (ser-
vice des cent sous prts ou mme le cafau lait rest en travers) , peut-on se dis-
penser d'ouVrir boutique de marchand decuirs et que la main qui tient la plume soitune patte?
Mais n'a rien Vu qui ne Vit ce grotesqueportant deVant lui sacramentellemcnt au jour-nal ses feuillets de copie et sur le bureau dudirecteur les dposant aVec minutieuse cir-
conspection, comme en crainte d'brchcr
le manuscrit.
Enfin, tel point son indubitabilit, sa re-
ligion de son lui, que Baudelaire se trouVe
quelque part en ncessit de rappeler l'or-
-
c 81 >
drc et chapitrer Vertement le plus infatu de
SCS desservants, le sacristain presque de sa
Sainte-Chapelle :
... Quant Votre si magnifique logede Vous-mme, je n'ai rien en dire, si ce
n'est que quand on pense tant de bien de soi
il n'est pas gnreux d'en accabler les au-
tres.
D'autant meilleur ici de nous retourner
Vers d'autres, ceux qui Valent. C'est Bau-
delaire que je dois d'aVoir connu, aim "Ha-
net, VfcrYon. Il a crit quelque part : Les
grandes amitis me Viennent surtout de Tcs-
prit. Pour se rendre entire justice, il et
pu ajouter qu'il n'tait pas moins ouVert aux
tendres dlicatesses du cozur, d'un cur qui
parfois eut faim.
28 fvrier 1860.
Mon cher Nadar,
Un de nos amis communs m'a fait obser-10
-
o 82 *
Ver, aVcc le ton du reproche, qu'on ne m'a-
Vait pas Vu l'enterrement de ta mre. Tu
devines bien pourquoi ; je n'ai reu aucun
aVis. Quand j'ai Vu l'annonce de la mort de"^me Xournachon, c'tait non pas dans une
invitation collective, mais dans la table n-
crologique du Sikk, et je crois bien que deuN
jours taient dj couls.
Depuis quelques annes mon esprit est telle-
ment frapp des ides de solitude et d'abandon,
queje serais une brute sije n'tais pas sensible au
malheur d'un de mes plus Hieux amis.
Mais ' tu es plein d'acti-Oit, et tu as un en-
fant.
Ton bien dvou,
Ch. Baudelaire.
Ce cruel aVeu, l'aVeu de cette faim de son
cur, on peut le rapprocher de la ddicace
qu'on lit en marge du portrait de Bcrthe,
l'inconnue qu'il aVait rencontre en Belgi-
que : A une horrible petite fille, souvenir
-
c 83 ^-
d'un grand fou qui cherchait une fille adop-
ter.
Et ce n'est pas seulement l'esthte affin
qu'on retrouvait encore fidle ce cheVet de
la rue Saint-Georges, d'o notre lamentable
Manet nous racontait, la Veille mme de samort, tout le dtail de ses beaujc projets de
releVailles, pendant que notre regard
souvenir atroce sondait, sous l'arceau de
la couverture gonfle par l'appareil de
pansement, la place de la jambe tranchel'aVant-Vcille dans l'anesthsie, sans que le
pauVre cher souponnt encore, et jusqu'son dernier souffle, l'ablation...
De mme au second plan le dilettan-tisme de Baudelaire, quand il mit toute
son me soulever de la misre le gnialaquafortiste "Kr^on , s'agitant, remuant
tout et tous jusqu' un ministre dont aVccBanville et Champfleury auquel je
suis heureu^c de marquer ici un bon point il harcle la souscription quelques
-
-^ 84 c^-
collccticns des incomparables eaux-fortes.
De tel lan obstin de solidarit humainechez Baudelaire, je retrouVe touchant tmoi-
gnage dans les deux lettres qui me restent de
"Ki-^on, le pauVre grand artiste qui, aprs
aVoir ananti lui-mme ses planches en une
crise de dsespoir, se libra par une fin tra-
gique de sa lamentable Vie. Aujourd'hui, de-vant la surenchre affole sur chacune de
ses paVcs^ je suppute naVr ce que repr-
senteraient pour lui, en liasses de billets de
mille, les quelques louis de nos apports
d'antan.
Paris, 25 fvrier 1860.'
Monsieur,
A^ant t inform par M. Baudelaire que,sur sa proposition. Vous aViez bien Voulu
souscrire mon ouVrage sur Paris, je Vous
en envoie un exemplaire. Vous priant de
m'en faire tenir le prix (que je Vous soumetsci-dessous) tel moment et par telle Voiequ'il Vous plaira.
-
-^ 85 ^-
Jc suis, "Honsieur, Votre trs humble scr-
Oiteur,
C. "KrVon.
De mention de pri?c, la mention annonce
ci-dessous , point ; en revanche, aprs la
signature, un dessin reprsentant un serpent
contourn en forme de huit, aVec cette l-
gende, profre par la bte :
NadarBeaucoup d'art
Peu de l'
.
videmment le post-scriphim s'aVrait bi-zarre, et d'un ton qui s'accordait mal aVec
le texte du billet. En marquai-]e quelque
tonnement Baudelaire? Je ne me souviens
pas. Quoi qu'il en soit, je recevais, un moisplus tard, cette lamentable lettre :
Paris. ;n mais 1860.
Monsieur,
Je suis Vraiment bien sensible la dli-
-
* 86 ^
catesse de Vos procds mon gard.
D'aprs ce que j'apprends, moi, au con-traire, j'ai d Vous paratre bien indiscret,
bien mal inspir, en accompagnant d'une
plaisanterie mes premiers rapports aVcc
Vous', d'autant plus que, d'abord en raison
de ma nature propre, en second lieu de la
bien triste position que les vnements m'ont
faite, le deuil devrait tre mon fait. Dans les
circoiistances o Vous Vous trouVcz plac,
je comprends toute l'inconvenance de ma
manire et Vous en demande bien humble-ment pardon.
Quoique ne Vous connaissant que trssuperficiellement parce que je n'ai qu'un trs
petit nombre de relations et ne puis donnertoute l'attention que je Voudrais au texte ou
auc dessins des feuilles auxquelles Vous
aVez souvent prt Votre talent, j'ai plu-
' Nadar avait coup ce passage dans son manuscrit.Sa modestie n'tant plus, hlas! mnager, il a paruprfrable au correcteur de ces preuves de rtablir letexte intgral.
-
o 87 ^-
sieurs fois entendu faire l'loge de Votre ca-
ractre bon et loyal par des gens qui Vous
ont frquent. C'est d'abord "H". Baudelaire
qui tout dernirement me rassurait sur la
manire dont Vous aviez accueilli mon inop-
portune boutade ; puis, il Y a dj quelque
temps de cela, un de Vos lVes en l'art au-
quel Vous aVez eu le bon esprit de donner
la meilleure partie de Votre temps, je Veux
dire la photographie, "H". Radoujc, dont j'ai
t mme d'apprcier le mrite, la droi-ture et la bont pendant les quelques instants
qu'il a bien Voulu me donner.
Je ne Veujc accepter qu'une bien petite
partie des compliments que Vous me faites
sur rnes graVurcs de Paris ; mais je suis trs
flatt qu'elles Vous plaisent. Dans les bons
jours en effet, quand le soleil luit, ou dans
le calme du soir, la lampe, l'esprit peut
rVer l'aspect des lieux ou des monuments
qu'elles reproduisent et les yeux trouvent
quelque plaisir dans l'ejcamen des mmes
-
-^ 88 ^
dtails que je me suis fait cas de conscience
d'Y indiquer, surtout quand ces dtails sont
perus par une loupe achromatique.
Il me reste Vous rpondre pour l'offre si
obligeante que Vous me faites d'c^:cuter
mon portrait ; mais je pense ne pas aVoir
besoin d'insister beaucoup pour Vous faire
comprendre que ce n'est pas chose faire,
pour beaucoup de raisons. "VJous aVez obi
un premier mouvement de gnrosit, de
bienveillance sur lequel il Vaut mieujc revenir.
D'abord la position dans laquelle je me
trouve, qui peut tre facilement comprise, est
telle que je dois user d'une extrme circons-
pection envers les personnes qui ne crai-
gnent pas encore de se mettre en relation
aVec moi; en dernier lieu mon masque, peu
attrayant dans l'origine, a subi les influences
dsastreuses de tous les tiraillements que
j'ai supports, dans ces dernires annes
surtout. Il faudrait donc sans doute aVoir
par trop recours l'art qui, encore en pho-
-
o 89 ^
tographic, par un habile emploi, peut cor-
riger, arranger, pour faire d'aprs moi
quelque chose qu'on pt montrer. Je pense
que Vous partagerez ma manire de Voir ; je
me contente donc de Vous remercier sinc-
rement de cet excs de bont, me proposant,
quoi qu'il en soit, d'aller Vous Voir dans
quelques jours pour Vous exprimer de ViveVoix ma gratitude de Vos politesses pour moi
dont j'apprcie sa juste Valeur, soyez-ensr, la gnrosit.
Je suis, >tonsieur Nadar, Votre trs
humble et trs dvou serviteur.
C. "KrYon.20, rue Duperr.
Sous son masque d'impermabilit en dfi
de tout moi, la sensibilit de Baudelaire
tressaillira toutes les Vibrations. Trop com-
plet le clavier pour qu'y dfaille une note :
celle-ci premire. De mme que jamais enlui ne se dmentit une me dlicate et firc,
11
-
c 90 ^>
ainsi le profond sentiment, la compassion
fraternelle l'humaine misre se retrouve-
ront dans rGuVre comme dans l'acte. Quelle
tendresse, quelle piti pandues dans JLvs^liux des pau'Ores, JLa serOank au grand cur
dont )>ous i'tkz jalouse, JLas pdiks ^kilks, d-
dies Hugo, etc., etc., et aprs Quinceydans ses Paradis arHfckk, la recherche ha-
letante, le dsespoir de ne plus retrouver la
petite Ann par les boues noires d'OxfordStreet, page si douloureuse que je ne puis
jamais l'acheVer haute Voix, la gorge seserrant...
Ceux qui n'ont pas connu Baudelaire in-
time ont pu, ont dii deVant sa rserVe d'atti-
tude prendre pour scheresse de cur ce
qui n'tait que circonspection et certaine
pudeur jalouse. Mais mieux encore que lasensibilit, chez notre ami se l'vlaient des
dlicatesses rares.
Une dame, morte aujourd'hui, confessait
-
91
une fois notre excellent Troubat : Monmari et moi, nous nous tions unis deVant le
bon Dieu bien aVant de nous prsenter dc->7ant son ministre. Baudelaire n'en ignorait
rien, et quand nous aVons t promus auxhonneurs de la rgularisation officielle, le
moindre propos et pu nous faire beaucoup
de tort. Sa discrtion fut plus que parfaite
et je lui en garde une infinie gratitude,
La dame aVait raison : telle rserVe estrarissime. La discrtion au fumoir prouVe
parfois plus qu'une action d'clat en faVeur
d'un caractre.
Revenons la correspondance.
I
Honfleur, 14 mai 1859.
Mon bon Nadar
Je suis
-
92
[dtails d'affaires]
. . explications
II
Il Y a ici un caf qui par extraordinaire
reoit ton journal, de sorte que j'ai le plaisir
de Voir dfiler sous mes yeujc les folies, les
injustices, les caresses aux imbciles et
enfin toutes les bizarreries qui composent
la nature exceptionnelle de Nadar. Derni-
rement il t'est arri-C, en te moquant des gens
qui ont eu ou qui ont la passion des chats, de
confondre Po aVec Hoffmann. Sache qu'il
n'y a pas de chat dans Poe, except un qu'on
('borgne et qu'on pend, et dont le successeur,
borgne aussi, sert dcouvrir un crime. Plus
rcemment, je ne sais pourquoi, il t'a pris
fantaisie, propos d'un pote belge ou polo-
nais, de me jeter un mot dsagrable la
figure. Il m'est pnible de passer pour le
Prince des Charognes. Tu n'as sans doute
-
93
pas lu une foule de choses de moi, qui ne
sont que musc et que roses. Aprs cela, tu
es si fou que tu t'es dit : Je >?ais lui faire
plaisir!
III
Si tu tais un ange, tu irais faire la cour
un nomm Moreau, marchand de tableaux,rue l^affitte, htel Laffitte. (Je compte bien lui
faire la mienne propos d'une tude gn-
rale que je prpare sur la peinture espagnole.)
Et tu obtiendras, de cet homme, la permis-
sion de faire une double belle preuVe pho-
tographique d'aprs la duchesse d'Albe', de
' M. Blasco Ibaiiez dtruit dans VImparcial la lgende
qui s'tait cre autour des deux clbres tableaux de Goya,
la 3fq/a vestita et la Maja desnuda. On croyait commun-ment que c'taient deux effigies de la matresse du peintre,la duchesse d'Albe, l'une, celle qui est habille, ayant t
peinte pour ter tout soupon au mari
.
Il paratrait, d'aprs M. Blasco Ibanez, que le modlequi posa pour ces fameux tableaux tait une Madrilnede basse classe, merveilleusement jolie. Son protecteur,qui tait un ami de Goya, fit faire par le peintre le por-
-
94 >
Goya (archi-GoYa, archi-authcntique). Lesdoubles (grandeur naturelle) sont en Es|3agne,o Gautier les a Vus. Dans l'un des cadres,la duchesse est en costume national ; dansle pendant, elle est nue et dans la mmeposture, couche plat sur le dos. La trivia-lit mme de la pose augmente le charme dutableau. Si je consentais jamais me servirde ton abominable argot, je dirais que laduchesse es\ une bizarn ; l'air mchant,des cheVeux comme SilVestrc, et la gorge,
qui masque l'aisselle, atteinte d'un strabisme
sursum d c/i^ergenf la fois. Si tu tais unange trs riche, je te conseillerais de les
acheter ; c'est une occasion qui ne se re-
prsentera pas. Figure-toi du Bonnington oudu DeVria galant et froce. L'homme qui les
trait compltement uu de la jeune femme, mais comme ilne pouvait dcemment accrocher ce tableau 1res sensueldans ses appartements, Goya fit une rplique habille quiservait de couvercle la toile et que le P. Bavi ne sou-levait que lorsqu'il tait seul. De l l'identit du formaiet de pose.
{Le Temps, 14 juillet 1907.)
-
* 95 >
a en demande 2 400 francs. C'est peu dechose sans doute pour un amateur enrag
de peinture espagnole, mais c'est normeaussi, comparativement ce qu'il a d lespayer. Car il m'a aVou qu'il les aVait achetsau fils de Go^a qui se trouvait dans une
gne extraordinaire. Si tu dis cet hommeque tu Veux faire plusieurs preuves, il
craindra de te le permettre, justement cause de la notorit de ton nom. D'ailleurs
la beaut du Go^a tant gnralement peu
comprise, tu ferais bien de ne faire que deux
reproductions, l'une pour toi, l'autre pour
moi. Si tu t'V rsous, prends garde de les
faire trop petites. Cela enlverait une partie
du caractre.
Ce qui m'est particulirement dsagrable
en crivant tout ceci, c'est que tu Vas rire
comme un fou en lisant toutes les recom-
mandations. 'H'ais ce n'est pas fini.
-
96
IS)
Qu'est-ce donc qu'un certain artiste alle-
mand a^ant fait une certaine chose miracu-leuse ou fantastique, qui se Vend chez Gou-
pil ? Tout le monde me conseille de m'adres-scr lui. Je ne Veux pas de l'ternel ami de
"Halassis, de DuVeau, pour les frontispices
qu'il me faut, pour mes articles sur Po (un
portrait enguirland d'emblmes), mon Opium
d haschisch, mes nouvelles Fleurs et mes Cu~riosih's.
Tu me rendrais parfaitement heureux si
parmi tes nombreuses relations tu pouvais
trouver des renseignements biographiques
sur Alfred RetheL l'auteur de La Danse des
morts en 1848 et de La Bonne mort faisant pen-
dant la Premire invasion du cholra l'Opra.
Connais-tu Knauss ? Il doit savoir quelque
chose l-dessus.
-
^ 97
Je suis Viaimenl fort en peine, aVant depublier mes Curiosits, je fais encore quel-
ques articles sur la peinture (les derniers!),
et j'cris maintenant un Salon sans l'aVoirVu. ^Maisj'ai un lisird. Sauf la fatigue de de-viner les tableaujc, c'est une excellente m-thode que je te recommande. On craint detrop louer et de trop blmer, on arrive ainsi
l'impartialit.
Ai-je besoin de te dire que de toutes cesrecommandations la plus pressante est cellerelative d^n- mandat?
Je t'en supplie, mon cher ami, ne m'cris
pas de farces, selon ton antique mode, surl'enVeloppe de ta lettre.
Tout toi et pardon de te dranger danston affreux train-train.
Ch. Baudelaire.
12
-
98
Honfleur, 16 mai 1859.
"Hcn cher ami,
Puisque tu n'es pas de ceujcqui se moquentdes longues lettres, tu en auras pour ton ar-
gent, car j'ai deux heures de loisir devant
moi.
Avant tout. . . .
[ici dtails d'affaires courantes, inutiles
reproduire]
Je te remercie pour une phrase aXiclknh
c/ charmante de ta lettre. Voil une Vraie et
solide dclaration d'amiti. Je suis peu accou-
tum aux tendresses. Quant aux complimentsque tu me fais, ma Vanit en profite pour te
faire lire quelques morceaux que^ sans doute,
tu n'as pas lus, et qui, aVec quelques autres
indits, rajeuniront, je l'espre, mon liVrc
fltri. Tu pourras constater que j'coute peu
la critique, et que je m'enfonce opinitrement
dans mon indrotabilitif.
-
-^99
Maintenant je reprends ta lettre.
Si les Vers de 'M'. Karski (est-ce bien cela?)
sont Vraiment beaux, tu devrais m'en pro-
cui'er un exemplaire^ mais, autant que j'ai
pu comprendre, cela ne se dbite pas Paris.
Oui, je dsire pour moi que tu russisses
dans l'affaire Moreau, mais je suis convaincu
aussi qu'il te sera galement agrable d'aVoir
de bonnes preuves d'aprs ces peintures
singulires.
Tu ne connais donc pas ces gravures sur
bois d'aprs Rj^thel. La Dama das morts en
1848 se Vend maintenant 1 franc (six plan-
ches). La Bonne mort et VJnS>asion du cholra
se Vendent, je crois, 7 francs. Tout cela
chez un libraire allemand qui Vend aussi des
gravures allemandes, rue de RiVoli, prs du
Palais-Ro^al. Quelques personnes m'ont ditque Rethel aVait dcor une glise ( Colo-
gne, peut-tre) ; d'autres, qu'il tait enfermdans une maison de fous. J'ai les uVrcs
cites ci-dessus et je Voudrais savoir, outre
-
100
les renseignements biographiques, s'il y a
d'autres ozuVres graves.
L'artiste allemand dont je ne sais pas le
nom m'a t indiqu par Ricard, qui prtend
qu'il a un talent tout fait propre aux illus-
trations et aujc frontispices. Il faudrait Voir
cette ibaxse.
Certainement oui, j'aVais pens Dor ; etje ne me rappelle pas si c'est moi qui, toute
rflexion faite, l'ai rejet cause de l'enfan-
tillage qui se fait Voir si souvent travers son
gnie, ou cause de l'antipathie qu'il inspire
Malassis. Encore, je ne suis pas sr de
cette dernire affirmation.
Les diffrents livres ou brochures que
j'aurai prochainement publier sont : Ven-
scmbk des articks critiques sur Po (ici un por-
trait, je me charge de fournir les lments
ncessaires pour le portrait) encadr dans
des figures allgoriques reprsentant ses
principales conceptions, peu prs
comme la tte de Jsus-Christ au centre des
-
> 101
instruments de la Passion le tout d'un
romantisme forcen, s'il est possible. Opium d haschisch : frontispice allcgo-
ric|uc exprimant les principales jouissanceset souffrances que j'ai racontes.
JL'^nsvmhk de mes articks critiquas surks
bcaux-arh cl la lillralurc. Je crois que Ma-lassis ne Veut pas de frontispice.
l^a deuxime dition des Fleurs. Ici, unsquelette arborescent, les jambes et les ctesformant le tronc, les bras tendus en croix
s 'panouissant en feuilles et bourgeons, et
protgeant plusieurs ranges de plantes V-
nneuses, dans de petits pots chelonns
comme dans une serre de jardinier. Cette
ide m'est Venue en feuilletant l'histoire des
Danses macabres, d'Hyacinthe Langlois.
Je reviens Dor. Il a un talent extraor-
dinaire pour donner aux nuages, aux passa-
ges et aux maisons un caractre positivement
surnaturel ; cela ferait bien mon affaii'e ;
mais les figures ! Il y a toujours quelque
-
102
chose de puril mme dans ses meilleursdessins. Quant la Divine Comdie, tum'tonnes fortement. Comment a-t-il puchoisir le pote le plus srieux et le plus
triste? D'ailleurs tu Vois que je Veux en reve-
nir au systme du frontispice antique, mais
trait d'une manire ultra-romantique.
Enfin pour tout dire, parmi les noms que
j'aVais passs en reVue, je m'tais surtout
arrt sur ceux de Penguilly et de Nanteuil,
mais j'ignore si Penguilly consentirait, et
quant Nanteuil, je crains qu'il n'ait mis
beaucoup d'eau dans son Vin, et qu'il ne sache
pas retrouver le caractre d'outrance qu'il
aVait mis autrefois au service de Victor Hugo.
Cependant ces deux noms avaient pour moi
le grand avantage d'offrir une signification
romantique en parfait accord aVec mes gots
et rpondant par une certaine forfanterie
l'ingratitude et la ngligence de ce sicle.
Mais, par-dessus toutes choses, il ne me
convient pas de faire une Visite un artiste
-
-^ 103
distingu et de l'engager dans un petit tra-
vail pour lequel je serai difficile, aVant d'aVoir
la certitude qu'il .sera bonorabkmant pa^.
Ces rserves faites, si tu peux me rensei-
gner sans m'engager, je t'exprime d'aVancc
ma gratitude.
Quant au Salon, hlas! je t'ai un peumenti, mais si peu! J'ai fait une Visite, une
seule, consacre chercher les nouveauts,
mais j'en ai trouv bien peu ; et pour tous
les Vieux noms ou les noms simplement con-
nus, je me confie ma Vieille mmoire,excite par le liVret. Cette mthode, je le
rpte, n'est pas mauvaise, la condition
qu'on possde bien son personnel.
Entre autres choses Vraiment distingues
qu'on ne remarquera pas, remarque dans
une grande salle carre, au fond gauche,
o l'on a entass des paquets de choses reli-gieuses impayables, deux petits tableaux.
L'un : n" 121^, les Saurs de charih\ paryjfrmandGautier.
-
c 104
L'autre : n" 18^4, l'Angelus, ipav Alphonse
-
-^ 105 ^-
Pour les duchesses d'Albe, je te rpterais,
si tu n'tais pas dans de grandes gnes, qu'il
serait bon de les arracher un prix modr.
Puisque tu as jug propos de jeter lafin de ta lettre un peu de politique, j'en ferai
autant. Je me suis Vingt fois persuad que je
ne m'intressais plus la politique et
chaque question graVe je suis repris de curio-
sit et de passion.
Il Y a bien longtemps que je la surveillais
et que je l'attendais, cette question italienne.
Bien aVant l'aVenture d'Orsini. El ce su-
jet, il serait injuste de dire que Napolonexcute le testament d'Orsini. Celui-ci tait
un honnte homme trop press. Mais l'em-pereur pensait la chose depuis longtemps
et il aVait fait nombre de promesses tous
les Italiens qui Venaient Paris. J'admire
aVec quelle docilit il obit la fatalit,
mais cette fatalit le sauVe ; qui aujourd'huipense "M'omy, au grand Central, Beau-
mont "VJassY, et aux quarante mille salets
13
-
o 106 ^
qui nous occupaient il y a peu de temps ?
>?oil l'Empereur laV. Tu Verras, mon cher,
qu'on oubliera les horreurs commises en
dcembre. En somme, il Vole la Rpubli-
que l'honneur d'une grande guerre. As-tu
lu l'admirable discours de Jules FaVre au
Corps Lgislatif dans les derniers jours du
mois dernier, ou dans les premiers de mai?
Il a pos nettement la ncessit, la fatalit
rvolutionnaire. Le prsident et les ministres
ne l'ont pas interrompu. Il aVait l'air de parler
au nom de l'empereur. Et, quant propos
de Garibaldi, un Vicomte de La Tour, breton
bigot et niais, a dit que /a Franir esperaif
bien m pas se souiller par de pareilles al-
liances, le prsident Schneider l'a arrt, lui
disant qu'un dput n'aVait pas le droit de
diffamer les allis de la France, d'o qu'ils
tinssent.
La politique, mon cher ami, est une
science sans cur. C'est ce que tu ne Veujc
pas reconnatre. Si tu tais jsuite et rVo-
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c 107 o
luHonnairc, comme tout Vrai politique le doit
tre, ou l'est fatalement, tu n'aurais pas tant
de regrets pour les amis jets de cte. Je sais
que je te fais horreur, mais dis-moi, as-tu
seulement remarque aVec quel -propos sont
Venues les lettres diplomatiques de Joseph de
Maistre, publies par M. de CaVour, lettres
o, pour le dire en passant, le Pape est trait
de polichinelle ? Quel rquisitoire contrel'Autriche ! l^e Pimont aVait gard ces lettres
en rserve, et les a lances au bon moment.
Je crois seulement qu'en mettant les choses
au mieux, l'empereur couvert de gloire et
bni de tout le monde, l'embarras sera dans
l'usage de la Victoire.
Pour tes chagrins personnels, mon ami,
rsignation, rsignation.
Quand j'irai chez 'toi, je te parlerai desmiens qui s'accumulent, et je te ferai piti.
Je crois sincrement qu'except pour un
petit nombre de jeunes gens, intelligents,riches (et sans famille) ! qui ne saVent pas
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-^ 108^
user de leur bonheur, la Vie doit tre une
perptuelle douleur.
Tout toi, C. B.
Encore deu?c billets retrouvs, pour pren-
dre place dans la prochaine dition des Ldfres
du Mercure ; par quel hasard celles-ci sont-
elles restes dans mon tiroir aVec leurs enve-
loppes, au lieu d'tre remises leurs destina-
taires, je ne m'en souviens gure. D'ailleurs
la chose est de peu d'intrt. Mais ces let-ti'cs Valent par les renseignements qu'elles
nous apportent tant sur les relations que
Baudelaire aVait aVec les artistes anglais que
sur l'estime o il tait tenu chez eujc.
A MONSIEUR CHARLES A SWINBURNE,16, Che^ne Walk, Cbehea,
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c 110 o
PcrmeUcz-moi, mon tour, de Vous dire :
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* 111
plusieurs UVres publier, je Vous les exp-
dierai successivement.
>}euillez agrer, Monsieur, l'expression
trs Vive de ma gratitude et de ma sympathie.
Charles Baudelaire.
A Paris, 22, rue d'Amsterdam.A Honfleur, rue de Neubourg.Je suis Paris jusqu' la fm de ce mois
et je passerai tout dcembre Bruxelles.
"Konsieur,
Monsieur "Whistlcr,
7, Lindstr^ Ro^ii, Balkrsan Bridge, Chelsea,
J^ondon.
Cher Monsieur,
Un de mes meilleurs et de mes plus Vieuxamis, M. Flix Nadar, Va Londres, dans
le but, je crois, de raconkr au public les aVen-
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^ 112
tures qu'il a courues aVec son grand ballon,
et aussi, je prsume, pour fain partager aupublic anglais ses con-Oiclions relaliS)ement un
nouveau niixanisme qui civil lre subslilu au bal-
lon.
Vous saVcz que nous avions un peu caus
de hxlures et des chances que j'aurais pu
trouver d'tre cout Londres. Je Vous en
prie, gratifiez Nadar de tous les conseilsct.de toutes les indications dont Vous m'au-
l'iez fait cadeau moi-mme ; en deujc mots,tout ce que Vous ferez pour "H". Nadar, j'en
mettrai le souvenir dans mon cur. D'ail-
leurs Vous le Verrez et Vous saurez l'appr-
cier Vous-mme.
Prsentez mes amitis Legros, et n'ou-
bliez pas de montrer Nadar Vos merveil-leuses eaujc-fortcs. Je deVine tout le plaisir
qu'il en ressentira.
>}euillez agrer, cher Monsieur, l'assu-
rance de mes meilleurs sentiments.
Charles Baudelaire.
-
113 o
Voulant aussi lui donner une lettre pour
Vf. A. SvOinburne, j'ai profit de l'occasion
pour exprimer ce dernier tout mon repen-
tir de mon oubli et de mon apparente ingra-
titude.
C. B.
A Paris, 22, rue d'Amsterdam.A Honfleur, rue de Neubourg.A Bruxelles? Je ne sais pas encore quelle
adresse.
*
Encore celle-ci, date de Bruxelles o l'on
m'aVait demand une ascension du GANTpour l'anniversaire de la rvolution de sep-
tembre.
3U aot 1864.
Mon cher Nadar,
Je ne serai probablement plus Bruxelles
14
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114
l'poque des ftes, car tout mon temps, du
8 au 20 septembre, sera consacr des ex-
cursions en province.
Puisque tu aVais la gracieuse intention de
m'offrir une place dans ta nacelle, Veux-tu
me permettre de reporter cette faVeur sur
M. O'Connell, le meilleur compagnon, je crois,que tu puisses trouver. Tu connais ma d-
fiance relativement t'V^. les Belges. Donc,
je ne te serai pas suspect en te Vantant
"H". O'Connell (qui d'ailleurs n'est pas belge,
comme son nom le prouVc). Si tu dsires un
homme gai, adroit toutes les gymnastiqucs,assez connaisseur en toutes mcaniques et
amoureux de toutes le