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Page 1: Contribution à l'Étude de la Participation

Contribution àl'Étude de la ParticipationAuthor(s): ROGER BASTIDESource: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 14 (1953), pp. 30-40Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688840 .

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Contribution à VÉtude de la Participation

PAR ROGER BASTIDE

On a tellement discuté, depuis Lévy-Bruhl, sur la signification exacte de la « loi » ou de la « notion » de participation que toutes ces interprétations contra- dictoires finissent par masquer plus qu'à éclairer ce qui est vraiment une démarche fondamentale de la pensée religieuse. La meilleure méthode ne serait-elle pas, pour l'étudier, l'approche patiente de cas privi- légiés et la multiplication de monographies? Et l'un de ces cas privilégiés, ne serait-il pas celui des Noirs occi- dentalisés, mais qui ont conservé leurs croyances reli- gieuses africaines avec une grande pureté, comme cer- tains nègres de Bahia au Brésil? La participation s'y détache en effet sur un fond de pensées et de pratiques occidentales qui la font ressortir avec plus d'éclat peut-être que lorsque elle se colle avec l'ensemble de la vie. En tout cas, que ce soit ou non un cas privilégié, nous espérons que cette description de la façon dont la participation est pensée et vécue chez ces noirs contri- buera à jeter quelque lumière supplémentaire sur un thème si controversé.

On a parfois l'impression, en lisant les livres consa- crés au sujet, que la participation peut lier n'importe quoi à n'importe quoi. Qu'il suffit que deux objets aient été en contact pour qu'ils soient pris désormais par la même pensée unifiante et englobés dans la même « catégorie affective ». Ce qui me frappe au contraire, c'est que les participations, quel que soit 30

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Étude de la Participation l'état affectif du sujet, ne peuvent jouer qu'à l'intérieur de catégories préétablies et cessent lorsqu'on passe d'une catégorie à l'autre. Pour les comprendre, il faut les mettre en rapport avec ce que Durkheim et Mauss ont appelé les « classifications primitives ». L'Univers est divisé en un certain nombre de compartiments étanches et les participations se font à l'intérieur d'un de ces compartiments, jamais de l'un à l'autre. Les divers objets de la nature, les astres, les phénomènes atmosphériques, les pierres ou métaux, les plantes et les animaux, comme les couleurs, les cérémonies rituelles, et bien des pratiques sociales sont partagés entre des catégories fondamentales qui sont reliées chacune à un des Dieux du Panthéon africain. Par exemple à Ochala divinité céleste, correspondent le laiton, ou l'étain, certaines herbes, comme le « tapete » ou le coton, certains oiseaux, comme le pigeon, etc. Tandis que d'autres métaux, d'autres herbes et d'autres animaux correspondront à Changô, dieu des orages, ou à Yemanja, déesse de la mer. Les participations « mystiques » se feront toujours verticalement dans cha- cune de ces colonnes d'objets liés entre eux par leur appartenance commune à une divinité, et non horizon- talement, entre un objet d'une colonne et un objet de la colonne suivante1.

Si ceci est juste, deux conséquences importantes doivent s'en dégager. D'abord, il ne faut pas confondre les participations avec les correspondances. A chaque objet d'une colonne correspondra un objet équivalent dans les autres colonnes. Par exemple à la couleur blanche d'Ochala, la couleur rouge de Changô, le vert et le jaune pour Ochossi, et ainsi de suite. Au coton de Ochala, Γ « herbe de feu » de Changô, et chacune des autres divinités aura également ses plantes consa-

1. On trouvera un tableau de ces classifications chez les Noirs du Brésil (sectes Yorouba-dahoméennes) dans mon Introduction à la recherche sur Us interpénétrations des civilisations, éd. mimiographiée, C.N.R.S. Le texte qui y correspond doit être lu avec précaution, une page du manuscrit ayant été sautée.

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crées. Ce qui prouve que les « classifications primitives » n'empêchent pas l'existence, implicite dans la pensée des « primitifs », d'un autre type de classification, plus empirique, plus proche de la nôtre, et qui divise le réel selon des critères plus rationnels, en couleurs, végétaux, animaux, etc. En second lieu, puisque l'uni- vers est composé de compartiments étanches, au sys- tème des participations doit correspondre un système parallèle de répulsions et de chocs de forces antago- nistes. C'est bien ce qui se passe en effet, comme nous le verrons mieux tout à l'heure, quand on passe d'un de ces compartiments à l'autre et c'est pourquoi nous avons parlé de cloisons étanches.

Nous arrivons ainsi à une première conclusion, c'est que la participation suppose une philosophie vita- liste ou dynamique, une théorie des Forces, analogue à celle, si l'on veut, que le P. Tempels a dégagé (mais un peu trop à la manière scolastique) pour les Bantous. Les classifications primitives de Mauss et Durkheim ne sont pas en fait des classifications de concepts (les premières classifications de concepts qui auraient existé) mais les classifications religieuses des Forces cosmiques, à côté desquelles existeraient simultanément d'autres classifications voisines des nôtres et qui seraient des classifications naturelles de concepts empi- riques. La participation ne relie que les objets ou les êtres qui baignent dans la même force cosmique, c'est-à-dire qui sont préalablement reliés dans un même courant métaphysique, tandis que les répulsions rejet- tent loin l'un de l'autre chacun de ces « champs de forces ».

La participation n'est pas un fait premier, une espèce de logique primitive, une catégorie de la pensée. Le fait premier, c'est le Dynamisme comme philosophie de l'univers, et peut-être même devrions-nous définir plutôt la participation comme une catégorie de l'ac- tion. C'est en tout cas sous cet aspect que nous allons l'étudier ici, comme une chose fabriquée et non comme

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Etude de la Participation une loi mentale. Cet aspect, moins connu, de la question est susceptible, croyons-nous, de nous faire pénétrer plus avant dans le problème et d'éclairer la vraie nature de ce phénomène.

Il existe, dans les sectes afro-brésiliennes, une cérémonie dite du lavage dçs colliers. Chaque fidèle a un collier dont les perles sont aux couleurs de sa divinité et le port de ce collier est le premier rituel d'introduc- tion dans le monde religieux africain. Mais ce collier n'a aucune valeur tant qu'il n'a pas été lavé. Il serait trop long ici de décrire minutieusement le rituel de ce lavage. Disons seulement que le collier doit reposer toute une nuit sur la pierre du Dieu à qui appartient la personne qui célèbre cette cérémonie; il faut aussi que le sang des animaux ou que le suc des herbes aient lavé en même temps la pierre et le collier; ainsi, à travers ce sang et ces herbes, on a réalisé la participa- tion de la Divinité et du collier; qu'une nouvelle par- ticipation doit s'ajouter à la première, celle de l'indi- vidu avec la pierre et le collier. Elle prend des formes diverses suivant le degré d'intégration de l'homme à la secte, allant du simple bain d'herbes (les mêmes qui ont servi à laver le collier) jusqu'au bain de sang (celui des animaux sacrifiés au-dessus de la pierre du Dieu). Et c'est parce que, désormais, ces trois choses, le Dieu, l'homme et le collier ont participé par ce contact vivifiant, que le collier a une valeur « mystique » pour l'individu qui le porte. Mais pour celui-là seulement, car si quelqu'un d'autre le portait, ce dernier n'ayant pas été mis en « participation » avec les perles, n'aurait autour du cou qu'un collier ordinaire, sans aucune valeur.

La participation, pour jouer, doit donc obéir à certaines conditions déterminées. Il faut d'abord que les perles soient de la couleur du Dieu que les coquil- lages ont déterminé être celui de la personne qui fait le rituel, rouges et blanches s'il s'agit de Changô, bleu pâle s'il s'agit de Yemanja, etc. C'est-à-dire qu'il

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faut qu'il y ait dans le collier une certaine puissance d'attraction de la force divine, comme un appel, une volonté d'attirance, sans quoi la participation ne pourrait s'établir. Ce serait comme si on voulait faire passer un courant électrique entre deux pôles de même signe (sauf qu'ici l'image doit être renversée, le courant ne passe qu'entre objets de là même catégorie, du même compartiment cosmique). La pierre également sur laquelle repose le collier doit être la pierre exacte du Dieu, aérolithe s'il s'agit de Changô, galet marin s'il s'agit de Yemanja, et ceci est poussé très loin, car il y a plusieurs Changô, plusieurs Yemanja, et chacune de de ces espèces a sa pierre (ou son morceau de fer) approprié. Or, si on mettait le collier de celui qui appartient à Changô Ogodo par exemple sur la pierre de Changô Agajou, le courant ne pourrait passer.

Non seulement, il ne pourrait plus circuler, mais puisque dans ce cas on passerait d'un des comparti- ments étanches dont je parlais plus haut dans un autre, au lieu de participation, on aurait des répulsions. C'est ce qui arrive parfois, rarement d'ailleurs. Le prêtre chargé de découvrir le Dieu auquel appartient l'individu (le babalaô) peut se tromper parfois et alors, en lavant son collier (qui est pour lui un faux collier), on le met en participation avec tout un compartiment de l'univers qui n'est pas le sien. Ne nous étonnons donc pas si, lorsque cette erreur se produit, la personne qui a terminé le rituel souffre désormais de toutes sortes de maladies et de malheurs divers. Il est devenu le lieu d'un choc de forces antagonistes. Ce qui prouve bien encore une fois que la participation ne peut exister qu'entre des choses qui sont liées préalablement ensemble, par leur appartenance commune à une même catégorie du réel, à un même plan du cosmos. J'ai connu le cas d'une « fille des Dieux » qui était dans ces conditions et qui, n'ayant pu faire la cérémonie opposée de « tirer » le faux Dieu de sa tête pour mettre le véri- table, a fini par en mourir. 34

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Étude de la Participation On s'imagine donc à tort que la force mystique ait

par elle-même une capacité de contagion qui ne connaît pas de limites. Qu'il suffise de toucher un objet sacré pour que son mana passe en vous, soit pour vous forti- fier, soit pour vous foudroyer. Non, la participation ne se fait pas dans n'importe quelle direction; elle est orientée, elle suit des lignes et ce que l'on appelle la religion est l'ensemble des représentations collectives ou rites qui désignent ces lignes de forces par lesquelles la puissance mystique peut passer. Elle ne passe pas d'ailleurs par là ipso facto. Encore faut-il qu'on ait mis en contact un pôle d'attraction et un pôle d'émission. De ce point de vue, le lavage du collier n'a d'action que parce qu'il a sa place dans tout un ensemble céré- moniel; il a fallu d'abord que le Dieu soit « installé » dans la pierre sur laquelle on placera le collier, car sans cela, elle n'aurait aucune force, de même les herbes qui servent à préparer le bain ne peuvent pas être cueillies n'importe où et n'importe comment, car si par exemple on les prend dans la cour d'une maison, et non dans la nature sauvage, comme aussi sans accompagnement de chants déterminés, elles per- draient toute leur efficace. Bref la participation ne se fait qu'entre objets déjà préparés et manipulés par de préalables participations.

Une des conséquences qui s'en dégage c'est qu'il y a des degrés dans la participation. Le lavage du collier se fait, en effet, soit à part, comme rite indé- pendant et autome, sôit dans le bori ou « fermeture du corps » pour les filles qui veulent échapper aux transes mystiques, soit dans le rituel de l'initiation complète. Dans le premier cas, le contact est indirect entre l'homme et le Dieu d'où jaillit la force unifiante (on fait à part le lavage du collier et 'celui de l'homme, un jour après ou même plus); dans le second cas, le lavage se fait simultanément, mais à travers le sang d'animaux « à deux pattes », et la pierre, le collier reçoivent le sang, tandis que l'homme ne fait que sucer

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la gorge tranchée de la poule du bout de sa langue; dans le troisième cas, le lavage se fait avec le sang d'animaux à « quatre pattes » et le sang coule à gros bouillons sur la tête de la personne en transe. Ainsi la participation sera plus ou moins intime et elle ira à la fin jusqu'à l'identification mystique. Remarquons en passant sans trop nous y arrêter, car la question nous ferait sortir du sujet, que l'appartenance à la secte suit la même voie et que les rapports interindividuels comme ceux des individus à la conscience collective, sont réglés d'après ces degrés de participation à la divinité. Le social ne fait jamais qu'inscrire ou incar- ner les lois de la mystique. Les variations de la soli- darité humaine ne sont qu'un reflet de la participation religieuse, tout comme les degrés de la cohésion des groupes et les types de coopération. Bref, la participa- tion au social continue la participation religieuse.

Cette description sommaire d'une simple céré- monie afro-brésilienne confirme donc notre point de départ : à savoir que la participation est moins une structure de la pensée, une catégorie mentale, une espèce de logique primitive, que l'effet d'une philoso- phie de l'univers, une première tentative de classifica- tion des forces. Mais d'un autre côté, elle va nous ren- seigner sur cette philosophie des compartiments de l'univers. Il n'y a pas de différence de nature entre ces participations fabriquées par les prêtres et les compar- timents de l'univers en séries de lignes de participa- tions cosmiques. Toute participation résulte, semble-t-il toujours ou presque toujours, d'une action qui a lié deux ou plusieurs objets ensemble, sauf qu'en ce qui concerne la liaison cosmique, elle a été jadis l'œuvre des Dieux. Ainsi, pour me borner à cet exemple, si chaque divinité a ses herbes, c'est quOtahim, maître de la végétation et de la médecine, a dû jadis, pour- suivi par les Dieux, jeter son sac de plantes, qui se sont dispersées sur le sol emportées par le vent, et les cou- reurs se sont arrêtés, chacun pour s'emparer d'une ou

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Étude de la Participation deux de ces feuilles. C'est par ce geste de prise de « possession » que ces feuilles ont pris un peu du mana de ces dieux, mais valable seulement pour lier ensuite telle feuille à tel dieu déterminé, non aux autres. C'est pourquoi nous pensons que le terme employé par M. Leenhardt, de participation « mythique », au lieu de '< mystique » est beaucoup plus près de la réalité. En tout cas, ce qui nous importe ici, c'est que n'im- porte quoi n'est pas lié à n'importe quoi; la partici- pation ne peut jouer qu'entre ce qui a été lié à un moment de l'histoire des Dieux. La pensée ne suit pas les lois de l'association des idées par contiguïté ou similitude, mais les artifices des constructions mythiques.

Si notre interprétation est fondée, il faudrait reprendre à travers toutes ces implications, certaines des affirmations de Lévy-Bruhl. Et d'abord sa ten- dance à confondre participation et identification. L'ombre est la même chose que le corps. Un fragment du corps, comme l'ongle, est identique à la totalité de l'être humain ou autres affirmations du même genre. En réalité, comme nous l'avons vu, la participation a des degrés et ces degrés peuvent nous conduire jus- qu'à l'identification, mais peuvent aussi bien rester sur le plan d'une simple liaison de force. Peut-être aussi vaudrait-il mieux substituer à l'expression de « catégorie affective » qui veut expliquer le processus de formation de ces participations par les lois de la psychologie humaine, celle de « catégorie pragmatique », qui rendrait compte du fait que la participation n'existe que manipulée, soit par l'action, actuelle, des hommes, soit par l'action-modèle des Dieux, autrefois, ce qui serait substituer à l'explication psychologique, une explication sociologique, ou en tout cas culturelle, de la participation. On remarquera cependant que l'in- ventaire de Lévy-Bruhl est infiniment plus riche que le mien : participation de l'homme avec son nom, son image, son totem, etc. Mais c'est que ses descriptions

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partent de l'homme ou des objets utilisés par l'homme, alors que nous sommes partis des Dieux. La multi- plicité des Dieux nous a entraîné à mieux voir les « coupures » entre les comportements du réel et les répulsions entre chacun d'eux, qui n'apparaissaient pas à mal dans sa description de la mentalité primitive. Il nous faut cependant, pour terminer, nous mettre sur le même plan que lui et en revenir à l'homme, afin de comprendre pourquoi, malgré ces coupures du réel, ce dernier est engagé dans tant de participations si différentes qu'elles ont amené notre auteur à préjuger d'une mentalité différente de la nôtre.

Alors que chaque chose occupe généralement sa place dans une seule catégorie, l'homme est le lieu où se coupent un grand nombre de lignes de forces. Il a une Vie et une Ame; il est d'un côté un empire dans un empire, source lui-même d'énergie qui s'emma- gasine dans toutes les parties de son corps, passe dans son sang, son ombre ou son image, et de l'autre il est un chaînon dans une lignée, un moment du cycle des réincarnations ou un des porteurs du totem, ou tout cela à la fois. En ce qui concerne plus particulièrement nos noirs dits « fétichistes » de Bahia, qui ont perdu leurs structures familiales pour ne plus conserver que les croyances religieuses, chaque individu a, outre son Ame corporelle et son Ame spirituelle, sa divinité (Oricha), son Démon (Echou) et ses Jumeaux (Ibeji). Cela fait cinq lignes de forces le long desquelles peuvent jouer les participations. Mais ces lignes le traversent, elles ne confondent pas leurs traces les unes dans les autres. On peut dire la même chose d'une autre façon : tout homme appartient, au contraire des autres êtres cosmiques, à plusieurs séries classificatoires, mais alors ce ne sera pas la même partie de l'individu qui entrera dans les participations, car l'Ame ne se confond pas avec le Dieu Maître de la Tête, et ce Dieu ne se confond pas non plus avec les Jumeaux, qui viennent toujours soit avant soit après le Dieu, ou à des jours différents.

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Bref, s'il existe bien une pensée liante (et à la limite identifiante) qui fait pénétrer nos concepts les uns dans les autres, il existe aussi, pour l'homme comme pour le cosmos, une pensée coupante, qui sépare, déli- mite, isole les concepts. Nous ne pouvons pas plus définir la mentalité primitive par la participation que par son contraire - il nous faut la définir, comme la nôtre, par un système de classifications, avec cette différence, que nous classons des Êtres, alors qu'elle classe des forces.

Que nous partions de l'homme ou que nous partions des Dieux, nous arrivons donc aux mêmes conclusions. Et nous en trouverons une dernière preuve dans l'at- titude de ces noirs vis-à-vis des blancs. Le blanc, tant qu'il reste en dehors du monde noir, échappe aux par- ticipations. Tout blanc cependant a son dieu, son démon, etc, tout comme le noir, mais il ne les connaît pas et par conséquent reste en dehors du système. Aurait-il la curiosité de les connaître, en s'adressant au Devin qui lirait les cauries pour lui, il resterait encore en dehors des systèmes de participations tant que, par le lavage du collier, par exemple, on n'aura pas fait passer le courant. Certes, le blanc tout comme le noir, même s'il reste en dehors des sectes mystiques, risque l'action du sorcier qui peut agir sur lui avec des rognures d'ongles, des bouts de cheveux coupés, ou un morceau de sa chemise. Mais ici encore faut-il que ces objets aient été préalablement manipulés par le sorcier. En eux-mêmes, ils ne signifient rien. Le bout de chemise coupé par la femme trahie qui veut agir sur son mari ne participera à son mari que par l'ac- tion rituelle de la magie. Bref, le blanc n'entre dans les participations que par une action fabricatrice, qui a pour fonction de le situer dans le système classifica- toire des forces que le noir a apporté d'Afrique. Et ceci montre bien que la pensée liante est moins une façon différente de penser, une logique spéciale, que l'effet d'une philosophie du cosmos. Il s'agit moins

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d'une confusion de concepts que d'une Force unifiante qui relie. La participation est celle d'un courant qui traverse un domaine déterminé du réel.

Il reste à savoir si cette description est valable en dehors du domaine où nous l'avons étudié, celui des noirs venus au Brésil, ou plus exactement de leurs descendants actuels, qui ont subi l'action de l'accultu- ration. On peut se demander si nous n'avons pas là une tentative de réconciliation de la pensée africaine avec la mentalité occidentale, un effort, d'ailleurs inconscient, pour repenser la « participation » à travers les cadres de notre logique conceptuelle, et non l'image exacte et primitive de la participation, telle que la pensaient jadis leurs Ancêtres. Mais même dans ce cas, il nous a semblé que cette description gardait son intérêt, justement comme exemple d'un processus d'assimilation, comme rencontre de mentalités, comme forme de syncrétisme. Il nous semble d'ailleurs que si syncrétisme il y a, ce syncrétisme a été facilité par certaines tendances préalables de la pensée africaine, et que par conséquent cette description de la partici- pation à travers les coupures du réel nous éclaire aussi sur la vraie nature et les limites naturelles (celles fournies par les classifications métaphysiques des forces) de la participation. Comme le dit Herskovitz, en effet, l'assimilation des réalités occidentales n'est, le plus souvent, qu'une réinterprétation de ces réalités à travers les croyances africaines traditionnelles.

École Pratique des Hautes Études, VIe section, Paris.

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