why writing is important for teens

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élisabeth schneider 19 ÉLISABETH SCHNEIDER Écriture, numérique et adolescents : une affaire sérieuse D igital natives, mutants numériques, petite poucette : voilà comment sont désignés aujourd’hui les enfants et les adolescents. Le livre de Michel Serres, La petite Poucette met en scène de façon vivante ces jeunes qu’il dit profondément aimer et respecter. Michel Serres, phi- losophe, s’est eectivement toujours fait le chantre d’une ambition intellectuelle pour les générations futures. Mais ce livre auquel on peut reprocher un regard pour le moins caricatural sur les ado- lescents, figeant des pratiques de quelques-uns en norme généra- tionnelle, sert magistralement de texte fondateur pour la nouvelle matrice socioculturelle qu’on cherche à valider et à imposer depuis quelques années. « [Les adolescents] habitent le virtuel […] ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois […] ils ou elles écrivent autre- ment […] ils ne parlent plus la même langue. » Apparemment, nous

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élisabeth schneider 19

ÉLISABETH SCHNEIDER

Écriture, numérique et adolescents : une affaire sérieuse

Digital natives, mutants numériques, petite poucette : voilà comment sont désignés aujourd’hui les enfants et les adolescents. Le livre de Michel Serres, La petite Poucette met en scène de façon vivante ces jeunes qu’il dit profondément aimer et respecter. Michel Serres, phi-

losophe, s’est effectivement toujours fait le chantre d’une ambition intellectuelle pour les générations futures. Mais ce livre auquel on peut reprocher un regard pour le moins caricatural sur les ado-lescents, figeant des pratiques de quelques-uns en norme généra-tionnelle, sert magistralement de texte fondateur pour la nouvelle matrice socioculturelle qu’on cherche à valider et à imposer depuis quelques années. « [Les adolescents] habitent le virtuel […] ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois […] ils ou elles écrivent autre-ment […] ils ne parlent plus la même langue. » Apparemment, nous

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serions en présence d’un changement civilisationnel : on ne peut plus « être humain de la même façon ».

Ces propos semblent frappés au coin du bon sens, appuyés sur des observations courantes : les enfants, les ados et les jeux vidéos, les SMS, Facebook et sa si spéciale définition de l’amitié… Qui n’a pas râlé contre un ado qui ne lâche pas son téléphone portable pour venir à table ou qui, dès qu’il le peut, regarde sa page Facebook à l’affût des dernières nouvelles de son réseau d’amis ? Cependant comme toujours, on se doute que la réalité n’est pas si simple. Peut-on essayer de regarder de plus près les pratiques des adolescents, d’une part pour en faire émerger la complexité au lieu de la réduire de manière parfois simpliste, et d’autre part pour proposer quelques pistes pour les comprendre, les prendre en compte dans un contexte éducatif ? L’angle d’at-taque choisi ici, sera celui de l’écriture, très présente dans la vie adolescente comme dans celle de tout un chacun. En effet, si l’on déplore fréquemment le déclin des pratiques manuscrites, les technologies numériques de leur côté permettent des formes très variées d’écriture, qu’il s’agisse de communication, d’écrit pour soi ou dans d’autres finalités y compris scolaires. Pour se donner les moyens de réfléchir à la signification globale de ces pratiques, on a suivi des lycéens d’une agglomération durant une quinzaine de mois, dans divers lieux qu’ils traversent dans une journée, dans différentes activités. On mettra en évidence des pratiques spécifiques repérées de manière récurrente, afin de les mettre en relation avec ce que les adolescents en disent. On tentera d’en dégager quelques pistes de réflexion éducative.

Écrire pour « faire avec » le lycée

L’école, les collèges et lycées notamment, sont organisés selon un modèle qui s’est construit depuis le XIXe siècle. Ce que l’on appelle la forme scolaire consiste en l’ordonnancement des lieux (salles, tables, tableaux…), des activités (cours, sonne-ries, intercours, devoirs surveillés, conseils de classe…) et des personnes (enseignants, élèves, personnels de vie scolaire, per-sonnels administratifs). Tout le monde a sa place, régie par des

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textes communiqués de manière parfois très ostentatoire : le règlement intérieur est lu en classe en début d’année et doit être signé par les différents protagonistes. On reconnaît dans cette organisation l’omniprésence de l’écrit pour apprendre (cahiers, manuels), pour contrôler (feuilles d’appel, d’absence, courrier et affichages divers). On y distingue également une forme d’écrit qu’il convient d’apprendre à maîtriser, les écrits qui permettent la validation de compétences et la réussite aux examens : la rédac-tion, la dissertation, le récit, le compte rendu d’expérience, le commentaire de document, etc. Ces écrits, que l’on retrouve dans le socle commun de connaissances et de compétences en vigueur depuis 2006, se sont construits au fil des décennies et constituent la base de l’enseignement en France.

Figure 1 : Bureau des surveillants à l’internat : présence des écrits de contrôle.

La manière dont une institution s’organise autour de ces diffé-rents éléments et donne à voir son organisation est une manière d’en faire un lieu de pouvoir (figure 1). La dernière réforme du lycée 1 met en place des enseignements d’exploration, insiste sur l’individualisation des parcours, ce qui modifie et complexifie

1. http://www.education.gouv.fr/nouveau-lycee/

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l’organisation scolaire : les élèves sont répartis dans des groupes différents selon les cours, les moments de l’année ; l’unité « classe » devient un repère plus difficile à constituer pour les jeunes comme pour les enseignants. Mais tous devront organiser leur comporte-ment en fonction de ces dispositifs 2. Les jeunes peuvent le faire en adéquation, en respectant le plus possible ce qui est attendu. Ils peuvent s’adapter à ce dispositif en prenant un peu de distance, mais ils peuvent aussi ruser 3 et trouver des manières de faire qui permettent de sauver les apparences la plupart du temps, tout en transgressant le cadre fixé. En fait, on se rend compte que cet écrit dont on déplore le recul d’une part et les technologies de l’autre servent aux adolescents sans cesse pour inscrire leur présence et leur rapport plus ou moins distant à l’institution scolaire.

Des SMS en cours

Un premier exemple est celui de l’usage du téléphone mobile pendant les cours. Si l’on en croit les chiffres diffusés dans les médias, les adolescents enverraient une centaine de SMS par jour. Parmi les lycéens suivis dans notre enquête, à partir des entretiens menés et des observations, c’est une moyenne d’une quinzaine de SMS par heure de cours. Une moyenne qui ne doit pas cacher une très grande hétérogénéité, puisque plusieurs n’en envoient aucun. Ce sont donc de véritables conversations qui peuvent s’or-ganiser entre des élèves d’une même classe, entre élèves de lycées différents et même avec leurs parents. Alors que la situation sco-laire attend d’eux qu’ils soient attentifs et en adéquation à ce qui est proposé par l’enseignant – copier le cours, faire les exercices, répondre aux questions – ils développent des ruses pour faire autrement. On peut ainsi observer de réelles techniques pour être invisible, sauver les apparences, avoir l’air de suivre le cours,

2. C’est Michel Foucault en particulier qui a permis de mettre en évidence ces dis-positifs qu’il a pour sa part étudié dans le domaine pénitentiaire, Surveiller et punir, naissance de la prison, Paris : Gallimard, 1975.3. Au sens non péjoratif de Michel de Certeau qui décrit ainsi les manières de faire de chaque acteur social qui doit se débrouiller avec ce qui est attendu de lui.

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et pour autant écrire des messages et en recevoir (figure 2). Il ne semble pas, à les écouter attentivement, qu’il s’agisse seulement d’une obsession de la connexion mais plutôt d’une volonté de donner une épaisseur au temps scolaire et ne pas accepter la rigi-dité de l’organisation de celui-ci.

Figure 2 : Alex me montre sa manière d’écrire des SMS pendant les cours : un jeu corporel réfléchi.

Les élèves interviewés répètent qu’ils s’ennuient en cours, le peu d’engagement attendu leur fait rechercher des moyens de « passer le temps », expression qui revient fréquemment. Il s’agit parfois de recopier très soigneusement le cours, ne pas écrire en style télégraphique mais de tout écrire : « ça occupe plus ». C’est aussi gérer les éléments du quotidien, et en particulier organiser les rendez-vous à la sortie des cours. Ainsi, une lycéenne m’explique la chose suivante :

— Je prends des notes en cours… pour passer le temps… De toute façon je suis obligée d’y être là-bas [en cours] alors ça me fait passer le temps.— Tu envoies des SMS ? Tu en reçois ?— Oui— De qui ?— De ma mère— Elle sait que tu es en cours ?— … Je lui dis je suis en cours de français, elle me dit de pas oublier d’aller chercher un papier à la vie scolaire par exemple.

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Autre exemple, pendant un cours de français auquel j’assiste, une élève de seconde au deuxième rang de la salle, a posé son sac sur la table, ses feuilles de classeur à côté ; son téléphone est sous le rabat du sac. Quand elle veut répondre ou envoyer un message, elle fait glisser son téléphone, tape sur le clavier sans le regarder, puis le fait glisser à nouveau sous le rabat. L’enseignante qui passe à côté, ne semble rien voir. À ma demande, l’adolescente me trans-fère les messages, et je peux lire une conversation entre trois per-sonnes, elle-même, le copain qui vient de la quitter et une copine qui veut jouer l’entremetteuse. Elle construit ainsi un lieu au sens proprement géographique : elle rapproche symboliquement des amis distants physiquement et éloigne symboliquement ceux qui sont proches physiquement, les autres élèves et l’enseignant.

Circulation des écrits : donner sens à son expérience

Figure 3 : Cette BD élaborée en classe, partagée sur Facebook, représente trois lycéens différents et leurs contrariétés.

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Alors que certaines pratiques d’écriture sur papier, par exemple noter des petits mots dans les agendas, paraissent être, pour la plupart des lycéens, attachées au collège, des écrits d’autres sortes circulent beaucoup dans la classe sous forme papier. Ces écrits parfois éla-borés dans le cadre scolaire seront numérisés puis partagés sur un réseau social, seront transformés, donneront lieu à des commen-taires. D’autres sont numériques mais commentent des moments de la vie au lycée. On citera deux exemples assez typiques d’une tactique pour faire avec l’ordre scolaire.

Ainsi, un élève propose la première vignette d’une bande des-sinée mettant en scène des élèves de la classe, la fait circuler pour que d’autres la complètent au fur et à mesure (figure 3). Hors du temps scolaire, cette bande dessinée collective sera partagée sur Facebook. lle raconte et met en évidence certains éléments de la vie lycéenne : supporter les contraintes et les contrariétés vécues par des élèves au fil d’une journée.

Figure 4 : Un garçon de la classe a pris en charge la centralisation des « perles » d’un enseignant.

Un autre exemple est celui d’un écrit compilant les perles d’un enseignant, à savoir les propos qu’il a tenus et qui, selon les élèves, sont particulièrement drôles (figure 4). Ils se sont rendu compte

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vers le mois de mars qu’ils étaient plusieurs à noter ses propos sur leur cahier ; ils ont décidé de les centraliser. En fin d’année, ils ont déposé le résultat dans son casier. On peut imaginer que l’enseignant a été surpris de voir condensé en quelques phrases l’ensemble de ses cours sur plusieurs mois.

Figure 5 : Commentaires déposés sur Facebook alors qu’Alice part pour le bac blanc.

Écrire est un moyen de mettre en ordre le monde, de le soumettre en nommant les choses, les émotions, les personnes. On peut mettre à distance par l’écriture, mettre en relation et reprendre plus tard pour se souvenir à nouveau. Si l’on reprend les exemples de la BD et de ces perles, mais ce peut être également le rôle des écrits sur Facebook, des photos déposées et de leurs commentaires (figure 5), nous pouvons considérer ces écrits et traces comme des moyens de mettre à distance des moments de la vie scolaire, de les ordonner thématiquement, de les communiquer, de leur donner un sens spécifique qui ne se voyait pas au moment où ils ont été vécus. C’est une forme d’interprétation de ces moments réalisée en les extrayant du flux temporel pour les inscrire sous une forme séquentielle qui permettra un retour sur l’expérience de celui qui l’a produit mais aussi de celui à qui on le montre. Comme on le voit dans l’exemple ci-dessous, l’adolescent s’approprie son expé-rience, lui donne du sens, en l’écrivant et en partageant cet écrit. Cette pratique individuelle devient ainsi sociale.

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Classer, stocker, organiser

L’écriture, qu’elle soit numérique ou sur papier, est une tech-nique qui permet de garder la trace, de stocker, de classer. On sait depuis Jack Goody que, par l’écriture, la possibilité de faire des listes, des inventaires a permis le développement des modes d’organisation et de classement comme les catalogues, les outils d’indexation, de structuration de l’information, de son repérage. Si l’on déplace cette question à celle de la population qui utilise internet en général, on se rend compte que la surabondance d’in-formations a nécessité que chacun s’empare d’outils pour donner du sens, trier, classer, conserver, stocker. Les dossiers sur le bureau de l’ordinateur, mais aussi les tags et les outils de curation en font partie. Les adolescents montrent en cela une permanence de cette préoccupation, à savoir se constituer une documentation.

Figure 6 : À l’internat, Arthur trie le contenu de son trieur.

L’efficacité est variable, mais c’est un sujet de discussion entre eux, de conseils, d’essais, d’ajustements pour organiser leur quoti-dien. On remarque un objet récurrent parmi les élèves : le trieur, adopté à l’entrée en seconde pour des raisons diverses, en général sur le conseil des plus âgés, des enseignants ou des parents afin d’alléger le cartable et de classer les cours pris sur des feuilles volantes. Mais rapidement, le trieur devient un objet de conflit et d’inquiétudes : il se remplit, il faut le trier et répartir les feuilles

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qu’on enlève dans d’autres objets, des classeurs, en profiter pour faire des fiches de révision, mettre des titres sur des pochettes de devoirs… Comme le dit Olivier : « Le trieur, c’est bien mais faut être un minimum organisé pour que ça marche ».

Arthur est élève de seconde, interne. Il a choisi son trieur parce que sa grande sœur et sa mère en avaient un au lycée et lui ont conseillé. Il est content de son système qui lui a demandé du temps ; il en a parlé avec d’autres élèves de l’internat, plus âgés, des enseignants en accompagnement personnalisé, mais il n’a pas trouvé très éclairante la réponse « tu t’organises comme tu veux, du moment que ça te convient ». Dans son cas, comme on peut le voir sur la photo, pendant le temps d’étude, il sort les feuilles de son trieur, retrouve le chapitre, d’histoire en l’occurrence, auquel elles correspondent, les classe dans un gros classeur qui sert à stocker après avoir noté des titres quand il n’y en pas sur les feuilles de cours. Trier signifie aussi désherber, ce qui donne une apparence fouillis à son espace de travail (figure 6). Et c’est là qu’intervient un élément important, à savoir l’institution scolaire dont on peut se demander ce qu’elle en sait, quel regard elle porte sur ces préoccupations et ces pratiques. À l’internat, les élèves sont encadrés par les personnels de vie scolaire soucieux que les élèves travaillent de façon sérieuse pendant les temps d’étude très régle-mentés. Ainsi, lors de l’observation de ces élèves occupés à faire des fiches de révision - voire les fabriquer, puisqu’ils n’avaient pas de fiches toutes faites – ou à trier leurs cours, un surveillant est entré dans la chambre :

— Surveillant : tu fais du découpage pendant l’étude ? Du découpage, j’appelle pas ça du travail. Tu m’ouvres ton agenda… En tout cas tu vas faire autre chose que de trier des fiches je veux que tu travailles vraiment.— Alex : si je recopie le cours sur des fiches c’est du travail non ?— S. : ça me dérange pas du coup ça colle bien (ironique, en me regar-dant) tu vas faire une épreuve d’écriture ?(Le surveillant va voir le voisin d’alex qui classe son trieur, range dans le classeur, et organise les documents écrits à partir des chapitres du livre).

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— S. : toi aussi… Tu révises pas en rangeant ; te moque pas de moi, tu dois travailler. Vraiment les gars vous foutez rien.

Ce qui frappe est bien le fait que ces pratiques essentielles d’orga-nisation de l’information, ne sont pas identifiées ni comme un véritable travail ni comme le moment d’élaboration nécessaire aux apprentissages. D’autres observations menées dans d’autres lieux avec d’autres acteurs, en particulier des parents qui s’irritent de l’état des bureaux de leurs adolescents, vont dans le même sens.

Une autre situation mettant en évidence des pratiques docu-mentaires liées à l’écrit et au numérique concerne les SMS. En effet, ceux-ci sont en très grand nombre et sont conservés, stockés, relus ou détruits selon les situations auxquelles ils renvoient.

— Quand c’est les copains qu’on voit tous les jours je garde pas mais des beaux messages d’une fille… Je les garde, je les relis… Des fois je les fais lire à des copains quand je fais confiance.— Tes SMS sont en couleur ?— Oui je change la police et la couleur, je veux pas que ce soit comme dans les livres (Louis, 15 ans).

Certains écrivent des SMS exprès pour qu’ils soient stockés par eux-mêmes ou par les amis destinataires (on retrouve ici une forme numérique des petits mots des agendas). Cela leur demande de les conserver dans des dossiers, de préférer l’affi-chage par conversations. C’est ainsi que Louis me montre les 356 SMS échangés en quatre jours avec une fille et qu’il parcourt, capable de repérer rapidement « les plus beaux ».

On doit de même analyser la pratique du taggage sur inter-net, de la folksonomie, et sur Facebook de cette possibilité de tagger les photos avec les noms des personnes. On peut souli-gner non seulement qu’il s’agit bien de pratiques d’indexation mais qu’elles sont fréquemment utilisées par les adolescents pour organiser, de manière fantaisiste ou non, leur univers social (figure 7). Ainsi, à partir de dispositifs généralistes issus des appli-cations, des adolescents réalisent des objets qui donnent à voir leur réseau d’amis de manière personnalisée.

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Figure 7 : Sur Facebook, une adolescente répertorie ses amis et leur assigne un rôle ; elle les classe ainsi sous une catégorie. Chaque élément est un tag qui renvoie à un ami. Si on passe la souris sur l’image, le nom apparaît ; si on clique, s’ouvre la page de profil de celui-ci.

En mouvement : des pratiques à prendre au sérieux

L’usage du téléphone portable amène l’écriture dans des lieux et des moments où elle était quasiment absente. Ainsi, en situation de mobilité, les adolescents prennent les transports en commun, (bus régionaux, trains, tramway, métro) et on peut observer des situations denses en relations sociales qu’il ne faudrait pas mépri-ser au risque de passer à côté de situations très significatives pour la vie d’un-e adolescent-e. Carla et Juliette, deux lycéennes internes dans le même lycée et partageant la même chambre, ne reprennent pas le chemin du retour à la même heure le vendredi soir. L’une part prendre son tram puis le train tandis que l’autre est encore au lycée. Rapidement, les SMS s’échangent. « J’aime pas être toute seule alors elle m’envoie un SMS. » L’appel est ancré dans l’espace, dans le déplacement ; le contenu semble anodin, il ne constitue qu’un échange rapide ou une série rapide dont on

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pourrait dire qu’il relève d’une fonction phatique 4 du langage. « T’es où ? / Dans le tram. / Ça va ? / Ouais. » Carla dit : « Juliette, elle aime pas me savoir toute seule dans le tram. » On peut considérer que nous sommes dans une stratégie très maternante. En tout cas, il s’agit d’un échange très dense d’un point de vue émotion-nel et qui joue un rôle dans le sentiment de sécurité des deux adolescentes, messages qui rassurent à la fois celle qui l’envoie et celle qui le reçoit, qui leur donne un sentiment de présence, de proximité de l’autre. Le fait que cela soit écrit et non vocal permet d’en avoir la trace, de relire le journal de conversations et de revivre a posteriori le sentiment positif de réassurance.

Une autre pratique plusieurs fois repérée est celle du balisage d’un parcours à l’aide de SMS. Carla et Juliette m’ont expliqué, leur habitude de s’envoyer des SMS du départ de leur domicile jusqu’au train qui les mènera à la ville où elles sont scolarisées. Elles sont capables de dire à quel endroit elles sont quand elles échangent leurs SMS : « au rond-point en sortant de mon lotis-sement », « au carrefour avant la gare », et cela dans un seul but : anticiper le lieu et le moment où elles pourront provisoirement conclure par le SMS si connu : « chuis la ». À d’autres occasions, ce sont des garçons qui m’ont expliqué le même procédé.

Quand ces adolescents se quittent, ils échangent aussi des SMS pour « continuer la conversation », rendant élastique la situa-tion sociale comme spatiale. Ils commencent en face-à-face dans le même lieu, continuent en marchant, en s’éloignant.

Ces pratiques semblent bien manifester d’un effort pour s’approprier des espaces, des moments de plus ou moins grande insécurité émotionnelle et physique. Aller au lycée signifie pour beaucoup des temps de transports divers : alternance de bus, tramway, métro, en voiture, à vélo, à pied ; des temps que parfois ils ne maîtrisent que très peu : grève, tram qui ne circule pas entre autres impliquent des contraintes pour lesquels ils ont parfois peu d’informations.

4. La fonction phatique du langage consiste en des formes qui servent à maintenir le lien social : « ça va ? ». Le terme est souvent utilisée pour caractériser les messages adolescents, que ce soit en SMS ou sur Facebook, pour en souligner l’inutilité ou le côté superficiel. Notre idée est qu’il s’agit là au contraire de quelque chose d’essentiel.

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Identité en construction : Facebook, mes carnets et moi…

Les critiques envers Facebook sont nombreuses, en particulier dans le monde éducatif. La question de la gestion des données, des traces numériques que cette entreprise de réseau social numé-rique collecte sous des dehors philanthropiques 5 est sérieuse. On reproche souvent aux adolescents de s’exposer sans précaution et de se leurrer dans une mauvaise vision de l’amitié et du lien social. Les observations menées auprès d’une quarantaine de lycéens per-mettent cependant de dégager d’autres éléments pour essayer de penser autrement le réseau social que ces adolescents construisent.

Tout d’abord la question des amis. Les adolescents ont en général une moyenne de trois cents amis. Il est facile de considé-rer qu’il s’agit alors d’une sorte d’amphithéâtre et que les jeunes chaque fois qu’ils s’expriment, sont sur une sorte d’estrade, sans retenue. Cependant, ce qu’écrivent et ce qu’en disent ceux qui ont été suivis montrent trois points importants.

Premièrement, ce qui est vraiment privé n’est pas là. L’utilisation de formulations floues ou codées, la demande à passer en message privé, les refus de répondre parfois montrent que les limites de la vie privée existent (elles ne sont pas forcé-ment celles que voudraient les parents mais l’étaient-elles davan-tage avant Facebook ?).

— M. Ça fait longtemps.— T. Oui.— M. Viens privé.— T. Je suis en cours : s SMS.— M. Envoie ton num ; privé :)

Deuxièmement, ce qui est accessible n’est pas pour autant public. Cette affirmation peut surprendre, mais elle permet de comprendre des réactions épidermiques d’adolescents aux-quels on a reproché ce qu’ils avaient déposé. Ils anticipent des

5. Mark Zuckerberg prétend travailler pour le bonheur et l’épanouissement de chacun et considère que la vie privée n’est pas une norme.

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destinataires : « J’ai pensé à des copains que ça ferait rigoler parce que je pense qu’ils ont vécu pareil alors… », les autres n’ont pas à se sentir concernés.

Figure 8 : Christelle copie-colle des citations trouvées sur d’autres sites et se les approprie pour constituer une sorte de baromètre du cœur qu’elle partage et qu’elle pourra relire plus tard.

Troisièmement, les commentaires manifestent des arbitrages, des tâtonnements dans ce qui peut être écrit / déposé. Selon les réac-tions, selon ce que les autres ont déjà fait, on négocie, on découvre petit à petit les normes sociales. Ainsi, Christelle a construit sa place dans son réseau : elle écrit des statuts 6 qui semblent relever d’une sorte de philosophie du quotidien, qui lui permettent de parler d’elle. Ceux qui sont proches d’elle comprennent plus pré-cisément de quoi il s’agit. Au fil des mois, le nombre de like et de commentaires se stabilise ; elle a trouvé un style pour être rassu-rée, appréciée. Chacun joue son rôle (figure 8). Certains pourront développer des compétences dans ce domaine, d’autres resteront dans une manière d’être figée, c’est peut-être le cas de Christelle,

6. Statut est le terme qui désigne une notule écrite sur Facebook.

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ici. Il s’agit de négocier sa place sociale comme tous les individus le font, selon les espaces qu’ils fréquentent en ligne et hors-ligne.

Circuler à travers les espaces en ligne ou non pour se construire

Pour ces adolescents, Facebook est un espace parmi les multiples possibles pour expérimenter sa vie sociale. La question des pra-tiques expressives et des pratiques de transmédia comme les fan-fictions, les machinimas 7 permet de considérer l’ensemble des pratiques d’écriture comme une manière multiforme, complexe, de se mettre « en jeu » et « en je ». Ainsi, on a vu que les écrits sont multisupports, circulent, s’enrichissent sans exclusion d’aucun support et en choisissant celui qui est le plus pertinent pour la situation. Élaborés sur le papier, ils deviennent numériques (BD). Copiés sur un site tel que clubados.fr, ils sont remaniés, récrits, accompagnent une photographie (Christelle et ses maximes). Écrits sur téléphone mobile, ils sont conservés, transférés, sont des préalables à d’autres écrits : par exemple, on voit se développer des prises de notes sur mobile pendant des sorties scolaires, alors qu’on pourrait considérer l’objet comme encore trop contraignant. Les adolescents ont à leur disposition, selon leur équipement, de mul-tiples possibilités. Le cas d’alice nous donne un exemple concret de la richesse et la complexité que cela peut revêtir.

Alice est une élève de seconde générale. Elle n’apprécie pas particulièrement les cours où elle dit s’ennuyer, même si elle tient particulièrement à l’option « Arts Plastiques » qu’elle a choisie. Elle est amateur d’Heroic Fantasy ; elle est membre d’un groupe de lycéens qui pratiquent les jeux de rôle. Elle écrit des scénarios, des quêtes, des fiches de personnages sur papier, dans des classeurs ou des carnets achetés et parfois fabriqués. Certains textes sont écrits numériquement et déposés sur une plate-forme de jeux en ligne élaborée avec des amis. Ses écrits ne sont pas connus de ses enseignants, ses résultats scolaires sont très moyens et elle fournit peu de travail. Alice a un compte Facebook depuis

7. Voir dans cet ouvrage p. 123 : Brigitte Chapelain, Pratiques créatives numériques.

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octobre 2010 sur lequel elle écrit pendant son année de seconde, des commentaires à la fois sur ses journées au lycée, à la fois sur les choses qui l’intéressent comme la mythologie et le cosplay 8. Son téléphone mobile lui permet d’envoyer des SMS de manière illimitée. Il lui arrive d’envoyer des messages à ses amis de jeux de rôle pour préparer une quête, pour soumettre un morceau de texte. Quand elle a des questions relatives à l’adolescence à poser, elle va sur des forums en ligne, ceux du site jeuxvideo.com, destinés aux adolescents pour lesquels elle a deux pseudonymes. Selon le type de message qu’elle veut déposer, elle choisit l’un ou l’autre. L’un pour les demandes authentiques, dont elle pense qu’elles peuvent être mal jugées, donc risquées pour son orgueil ; un autre pour se défouler et être dans la transgression verbale si elle en a envie. Il lui est arrivé d’utiliser les deux en même temps pour discuter avec une troisième personne. Elle dit s’être bien amusée à manipuler deux identités et maintenir deux propos dis-tincts sans être démasquée.

Par ailleurs, depuis l’âge de neuf ans, elle écrit des carnets, mettant en scène le même personnage pour lequel elle élabore des fils narratifs différents et qu’elle reprend à des mois d’inter-valle. Si on lisait ces carnets, on s’y perdrait comme dans une sorte de labyrinthe. Elle en est bien l’auteure mais d’une façon com-plexe : chaque récit, dans chaque carnet, est une alternative aux autres et se poursuit indépendamment dans des temporalités nar-ratives différentes tout en constituant une seule et même histoire.

C’est ainsi qu’elle construit son identité. Ces objets tech-niques et ces espaces : carnets, téléphone mobile, Facebook, plate-forme de jeu, forum, cours, séances de jeu de rôle, etc. sont autant d’occasions de manifester et de faire évoluer ses idées, ses his-toires, de manière plus ou moins publique.

8. Dans le cosplay, il s’agit de se déguiser comme le héros de jeu vidéo, de film, de manga avec lequel on s’identifie. Alice a choisi comme photo de profil pendant plu-sieurs mois une photo d’elle déguisée en son personnage de guilde. En fin de seconde, elle a opté pour une photo d’elle non déguisée, en portrait et plutôt féminin, ce qu’elle poursuit en modifiant les photos en première.

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En conclusion : des enjeux éducatifs et socio-culturels

Les pratiques des adolescents sont d’une grande diversité et beau-coup plus riches et complexes que les médias et le sens commun ne le disent. Les usages diffèrent selon les âges, les moments de l’année, les situations scolaires ou non, privées ou non. Ainsi, plusieurs m’ont dit qu’ils n’auraient sûrement pas de Facebook une fois adultes : « si c’est pour écrire “mon bébé à la fièvre” c’est pas la peine » m’a dit Carla avec une grimace. On le voit : l’impor-tance de ce qu’on écrit est bien relative à sa propre situation. Les adolescents interviewés sont souvent critiques par rapport à leurs propres usages et adhèrent aux restrictions parfois impo-sées (le « couvre-feu » instauré par certains parents est plutôt bien accepté : pas de mobile après 21 heures). Considérer ces pratiques uniquement sous l’angle du danger contribue sans nul doute à accentuer le fossé entre les institutions éducatives, les adultes et les adolescents.

Les observations dont il est question ici, ont duré quinze mois et ont porté sur cinq classes, un internat, quarante adoles-cents, sur Facebook et dans les transports en commun desservant cinq lycées (généraux, technologiques et professionnels). Au fil des mois, on a perçu des évolutions. La classe de seconde est un moment charnière pour adopter certaines pratiques, parfois de manière frénétique en termes de fréquence, de temps de connexion. En fin d’année, les SMS se réduisent en nombre, l’atta-chement au mobile est plus raisonné, les pratiques sur Facebook changent : il semble qu’on aille vers plus de partage de liens que de commentaires, beaucoup de discussions autour des ques-tions d’identité numérique, de protection des données, vers des échanges centrés sur les cours. Le trieur est souvent abandonné ou reprend une place moins centrale parmi d’autres outils. Ces observations ont été faites de manière ethnographique, ce qui signifie qu’elles ne peuvent être généralisées mais qu’elles sont faites pour essayer de découvrir plus finement des réalités que l’habitude empêche de voir.

Ainsi, si l’on peut en dégager des pistes éducatives, il semble essentiel tout d’abord de prendre au sérieux ces pratiques et

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ne pas les dramatiser quand elles ne servent pas, semble-t-il, la construction du citoyen. Elles peuvent être une situation provi-soire de construction identitaire, ainsi les SMS semblent jouer un rôle important pour densifier et s’approprier son expérience adolescente. Par ailleurs, les pratiques qu’on a appelées docu-mentaires sont une question éducative essentielle pour lesquelles les jeunes sont bien souvent démunis. On a vu qu’elles ne sont parfois pas identifiées comme un temps de travail par les adultes alors qu’elles représentent non seulement un enjeu de réussite scolaire mais de réussite tout court. Réussir un examen, préparer une insertion professionnelle, élaborer un projet culturel, faire une demande d’aide quelle qu’elle soit, demandent nécessaire-ment de collecter, traiter des documents de toutes sortes pour réaliser un dossier, monter un budget, chercher des partenaires, garder des traces… Éléments qui s’apprennent dans la durée, en multipliant les occasions de le faire. La réussite du projet tient bien souvent à cette paperasse, au sens noble, que l’on aura réussi à organiser, à compléter, faire circuler. C’est un domaine à investir pour tous ceux qui ont en charge des adolescents. Les pratiques sociales quant à elles demandent que les adolescents puissent être informés des dangers possibles (les entretiens montrent qu’ils écoutent !) mais aussi de la bienveillance et des occasions de mettre en valeur la créativité et la réflexion dont ils peuvent faire preuve tout en poursuivant des apprentissages nécessaires.

élisabeth schneider. Doctorante en géographie sociale et sciences de l’information et de la communication à l’Université de Caen, Élisabeth Schneider, après avoir été enseignante de français dirige la formation des professeurs-documentalistes. Sa thèse porte sur l’éco-nomie scripturale adolescente du papier au numérique dans la variété

des situations : privées, scolaires, en mobilité, en ligne ou hors ligne.

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