victor serge et les anarchistes

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1 Victor Serge et les anarchistes Luc NEMETH (communication présentée au Colloque V. Serge organisé à l’ULB Bruxelles, 21-23/3/1991 ; texte complété en 2000 à l’aide d’archives devenues accessibles) La rapidité de l'évolution avec laquelle le socialisme dirigeant a cessé de combattre la société bourgeoise pour en devenir le plus valide soutien sera un des phénomènes les plus intéressants de l'histoire contemporaine, aura eu le temps de prophétiser Reclus, avant la fin de sa vie. Ces mots semblent avoir trouvé comme un écho en la personne du jeune Victor, né en 1890. Certes celui-ci fit quelque temps partie des Jeunes Gardes, à Ixelles (où Reclus avait jadis habité) mais il entra rapidement en conflit, non avec le socialisme, comme il l'indiquera dans ses Mémoires, mais avec "tout ce qui grouille d'intérêts nullement socialistes autour du mouvement ouvrier" 1 . Il n'était pas fait, pour en sortir à droite. A en croire une notice de provenance universitaire il se serait, à son arrivée en France en 1909, "lancé à corps perdu dans le militantisme au sein des milieux anarchistes" 2 . Passons sur ce milieux anarchistes, qui trahit toujours quelque aigreur. C'est surtout ce corps perdu, qui en dit long sur la mentalité des bons docteurs : l'anarchisme, n'est jamais qu'une erreur de jeunesse ! Mais la jeunesse, on le sait, a parfois la vie dure. Pendant treize ans Victor Kibaltchiche (alias Victor Serge) fut pour ce mouvement, un militant infatigable. Et, contrairement à ce qui est ici insinué, il le fut tout autant en Belgique, de 1906 à 1909, qu'il ne le fut ensuite en France, de 1909 à 1919. De cette période belge, dont l'histoire reste largement à écrire 3 , on peut tout de même retenir des éléments utiles pour la suite : a) la place des liens d'amitié dans la vie militante : "nous fûmes quelques adolescents plus unis que des frères" (Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire). b) l'importance de l'écriture. Elle était déjà évidente au vu des articles qu'il publia, dès cette époque, dans la presse anarchiste. On en trouve la confirmation dans une note qu'il consacre en novembre 1908 au petit mouvement anarchiste belge, et dans laquelle il écrit : "Nous profitons de toutes les circonstances pour diffuser nos publications, journaux, manifestes, brochures. Car c'est surtout par l'écrit que nous travaillons. C'est l'arme la plus facile, et certainement une de celles qui portent le mieux" 4 . c) même s'il exprime un point de vue qu'il sait parfaitement être minoritaire il ne cesse jamais de s'adresser à tous les hommes : on ne trouve pas chez lui de familiarités, ni de jargon, ni de "clins d'œil au lecteur". A l'intérieur même du courant anarchiste, vouloir lui attribuer à tout prix une tendance précise relève de l'exercice de style. 5 d) son immense culture est mise au service de la lutte, non à celui des idées. On ne saurait voir en lui un intellectuel même s'il ne répond pas, avec ses manières de buveur de thé -il est russe-, à l'image que la partie adverse se fait des anarchistes ; à tel point que sa fiche signalétique de police comporte la mention "joli garçon", sic. Même teneur, du côté français, dans une note de renseignements en 1912 : "Quoique d'une nature efféminée il est foncièrement énergique". Cette image de distinction ne le servira pas : la justice aura tendance à "taper" fort sur celui qu'elle prend pour un traître à sa bourgeoisie natale -là même où il est issu d'une famille où criait la famine ! Il semble aussi que plus tard à Moscou, du temps de ses hautes responsabilités dans l'appareil de propagande du régime, on n'ait jamais totalement cessé de se méfier d'une culture dont on savait bien, là, qu'elle pouvait être mise au service de la lutte...

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Victor Serge et les anarchistes

Luc NEMETH

(communication présentée au Colloque V. Serge organisé à l’ULB Bruxelles, 21-23/3/1991 ; texte complété en

2000 à l’aide d’archives devenues accessibles)

La rapidité de l'évolution avec laquelle le socialisme dirigeant a cessé de combattre la

société bourgeoise pour en devenir le plus valide soutien sera un des phénomènes les plus

intéressants de l'histoire contemporaine, aura eu le temps de prophétiser Reclus, avant la fin

de sa vie. Ces mots semblent avoir trouvé comme un écho en la personne du jeune Victor, né

en 1890. Certes celui-ci fit quelque temps partie des Jeunes Gardes, à Ixelles (où Reclus avait

jadis habité) mais il entra rapidement en conflit, non avec le socialisme, comme il l'indiquera

dans ses Mémoires, mais avec "tout ce qui grouille d'intérêts nullement socialistes autour du

mouvement ouvrier"1.

Il n'était pas fait, pour en sortir à droite. A en croire une notice de provenance universitaire

il se serait, à son arrivée en France en 1909, "lancé à corps perdu dans le militantisme au sein

des milieux anarchistes"2. Passons sur ce milieux anarchistes, qui trahit toujours quelque

aigreur. C'est surtout ce corps perdu, qui en dit long sur la mentalité des bons docteurs :

l'anarchisme, n'est jamais qu'une erreur de jeunesse ! Mais la jeunesse, on le sait, a parfois la

vie dure. Pendant treize ans Victor Kibaltchiche (alias Victor Serge) fut pour ce mouvement,

un militant infatigable. Et, contrairement à ce qui est ici insinué, il le fut tout autant en

Belgique, de 1906 à 1909, qu'il ne le fut ensuite en France, de 1909 à 1919.

De cette période belge, dont l'histoire reste largement à écrire3, on peut tout de même retenir

des éléments utiles pour la suite :

a) la place des liens d'amitié dans la vie militante : "nous fûmes quelques adolescents plus

unis que des frères" (Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire).

b) l'importance de l'écriture. Elle était déjà évidente au vu des articles qu'il publia, dès cette

époque, dans la presse anarchiste. On en trouve la confirmation dans une note qu'il consacre

en novembre 1908 au petit mouvement anarchiste belge, et dans laquelle il écrit : "Nous

profitons de toutes les circonstances pour diffuser nos publications, journaux, manifestes,

brochures. Car c'est surtout par l'écrit que nous travaillons. C'est l'arme la plus facile, et

certainement une de celles qui portent le mieux"4.

c) même s'il exprime un point de vue qu'il sait parfaitement être minoritaire il ne cesse

jamais de s'adresser à tous les hommes : on ne trouve pas chez lui de familiarités, ni de

jargon, ni de "clins d'œil au lecteur". A l'intérieur même du courant anarchiste, vouloir lui

attribuer à tout prix une tendance précise relève de l'exercice de style.5

d) son immense culture est mise au service de la lutte, non à celui des idées. On ne saurait

voir en lui un intellectuel même s'il ne répond pas, avec ses manières de buveur de thé -il est

russe-, à l'image que la partie adverse se fait des anarchistes ; à tel point que sa fiche

signalétique de police comporte la mention "joli garçon", sic. Même teneur, du côté français,

dans une note de renseignements en 1912 : "Quoique d'une nature efféminée il est

foncièrement énergique". Cette image de distinction ne le servira pas : la justice aura

tendance à "taper" fort sur celui qu'elle prend pour un traître à sa bourgeoisie natale -là même

où il est issu d'une famille où criait la famine ! Il semble aussi que plus tard à Moscou, du

temps de ses hautes responsabilités dans l'appareil de propagande du régime, on n'ait jamais

totalement cessé de se méfier d'une culture dont on savait bien, là, qu'elle pouvait être mise au

service de la lutte...

2

e) dernier point : lorsqu'il arrive en France à la fin de l'été 1909 ce n'est déjà plus tout à fait

un inconnu, dans le mouvement. A titre d'exemple, la "note" de 1908 rappelée ci-dessus avait

été publiée dans le Bulletin de l'Internationale Anarchiste ; c'était Emma Goldman qui y

donnait parfois les nouvelles des Etats-Unis, et Rudolf Rocker celles des juifs de Londres.

En France il découvre un mouvement ouvrier qui n'est pas forcément en meilleur état qu'en

Belgique : derrière toute la rhétorique révolutionnaire -c'est la grande époque du syndicalisme

révolutionnaire, des Bourses du Travail- le processus de bureaucratisation est déjà très

avancé. Cette crise se double d'une crise de l'anarchisme : les "lois scélérates" continuent

d'exercer un effet dissuasif en matière de recrutement, même si elles remontent à quinze ans

plus tôt ; en sens inverse il y a hémorragie de militants en direction du syndicalisme où ils

finissent comme le craignait Malatesta par se dissoudre, sans parvenir à ce qui avait été prévu

au Congrès d'Amsterdam en 1907 -faire prévaloir le point de vue anarchiste à l'intérieur des

syndicats ; à l'horizon, aucun leader ne paraît en mesure de prendre la succession de Reclus,

Louise Michel, Sébastien Faure.

Un des rares pôles d'agitation est constitué par le journal l'anarchie, continuateur d'un

phénomène qui à partir de 1902 fit beaucoup pour la propagation de l'idéal anarchiste : les

Causeries Populaires. Au départ elles étaient conçues, dans une perspective scientiste, comme

des conférences scientifiques -on disait alors des "causeries"- au thème parfois assez

rébarbatif, mais le public prit l'habitude de s'y retrouver et de parler de ce qui lui tenait à cœur

-la "question sociale". Devant le succès rencontré, celui qui incarnait cette transformation des

Causeries, Albert Libertad, estima venu en 1905 le moment d'en prolonger l'action par ce

journal, dont il fut rédacteur. Un grand rédacteur, pas seulement par le souffle qui l'animait,

mais par cette capacité qu'il avait, même lorsqu'il abordait une question réputée secondaire,

de la replacer dans une perspective globale.6 Libertad meurt en 1908 -des suites possibles

d'un passage à tabac-, mais le journal lui survit. C'est là que Victor va s'exprimer, tout en

créant au Quartier Latin un groupe intitulé La Libre Recherche, où il prendra un ascendant

dont il se défend dans une lettre à Emile Armand : "Il ne faut pas que l'on tienne La Libre

Recherche pour mon groupe. Nous l'avons fondé à plusieurs, dans un but nettement défini. J'y

use fréquemment de mon droit d'initiative ; mais ce n'est pas et ce ne sera pas ma chapelle,

ma firme ou mon club. Merci !"7.

La Libre Recherche ne semble pas avoir duré très longtemps, peut-être parce que Victor eut

la possibilité de prendre en mains le journal l'anarchie. En juin 1911 le rédacteur, Lorulot, ne

souhaite plus continuer ; Rirette Maîtrejean, la compagne de Victor8, est pressentie pour

prendre la suite ; ils vont donc habiter au siège du journal, qui s'était transféré l'année d'avant

dans un pavillon avec jardin à Romainville, au 16 rue de Bagnolet. Au début les choses vont

mal se passer car ces locaux sont aussi, comme ils l'étaient déjà à Paris, un lieu de vie

collective9 dont les participants sont presque tous adeptes de théories "scientistes" qui

n'intéressent visiblement ni Rirette ni Victor ; elle a évoqué cette période dans ses Souvenirs

d'anarchie ; on trouve aussi des pages sur Romainville dans A nous deux, Patrie ! d'André

Colomer, et dans un livre de Malcolm Menzies, En exil chez les hommes, tentative subtile, et

documentée, de reconstituer la psychologie de ce qui allait devenir la bande à Bonnot.10

L'autre pomme de discorde c'est précisément la question de l'illégalisme, à propos de

laquelle Victor Méric rapporte une anecdote : "Il ne faisait pas toujours bon soutenir un avis

opposé à celui des autres. Kibaltchitch dit le Rétif, ami de Mme Rirette Maîtrejean, en sut

quelque chose pour son compte. Déjà il se dressait contre ce courant d'idées et de méthodes

qu'il estimait dangereux et pernicieux. Un soir de juillet 1911, au cours d'une conférence sur

l'illégalisme dans une salle de la rue Ordener, Kibaltchitch protesta à la tribune, expliquant

3

que les prisons regorgeaient d'anarchistes et que cela était dû à toute l'agitation folle qu'on

créait ; il ajoutait que si chaque individu demeurait libre de vivre à son gré, du moins ne

fallait-il pas transformer certains moyens d'action en but et en idéal"11

.

Le même Méric précise ensuite que Kibaltchiche se fit traiter de "vendu" et faillit recevoir

un coup de poing en pleine figure. Au bout de trois semaines la rupture est consommée :

Callemin, Carouy, Garnier et Valet ont quitté le pavillon, comme prévu au départ (Rirette et

Victor devant recruter une nouvelle rédaction12

), mais sur fond de conflit. Cette rupture, et la

mise à l'écart de Lorulot -qui avait laissé proliférer les articles sur les thèmes secondaires en

général, et sur celui de l'illégalisme en particulier-, font que Victor souhaite "marquer le

coup". Pour bien montrer qu'une page est tournée il publie dans le numéro du 21 septembre

un éditorial intitulé "Contre la faim" (ensuite publié en brochure, la seule de lui connue pour

cette période), où il montre avec exemples à l'appui que "hors de la recherche des causes du

mal, tout est puéril"13

: on est ici très loin du strict individualisme qui lui a été attribué et qui

de toutes façons était aussi, sans vouloir ici justifier tout ce qu'il a pu écrire, une réaction

contre un ouvriérisme devenu envahissant. Ce qu'il en a dit dans les Mémoires est d'ailleurs

suffisant pour comprendre comment des hommes comme lui, qui aspiraient passionnément au

bonheur de leurs semblables, ont pu en arriver à "lancer le bouchon" parfois très loin dans la

direction de l'individualisme. De toute façon "individualisme" est un mot qu'il n'aimait pas, et

il le dira dans une lettre à Mauricius : "J'avoue volontiers que, comme toi, je n'aime pas le

terme individualisme. Sa signification a été si souvent dénaturée, et il y a eu tant de

Nietzschéens baroques et de Barrèsistes par trop déracinés ! Puis le mot anarchiste est si bref,

si concis, si juste"14

.

En octobre Rirette et Victor, à qui leurs moyens ne permettent plus de garder le pavillon,

vont s'installer à Paris, 24 rue Fessart, qui devient donc le nouveau siège du journal.

Le 21 décembre (1911) éclate l'affaire de la bande à Bonnot.15

Quelques jours plus tard la police est déjà sur la piste et c'est là, et seulement là, que Victor

va monter au créneau, en particulier face au quotidien Le Journal où un certain Ernest La

Jeunesse propose d'abattre sur place les bandits, comme aux Etats-Unis.16

Ceux qui ont lu ces

articles consacrés par Le Rétif aux bandits17

savent aussi que tout en affirmant sa totale

solidarité, il se démarque, comme il l'avait déjà fait dans les colonnes du Communiste en

1908 : "Etre solidaire des réfractaires économiques ne signifie pas non plus prôner le vol ou

l'ériger en tactique"18

.

On peut même estimer que s'il n'y avait eu que ces articles Victor avait peu à craindre,

d'abord parce qu'une bonne partie de la France était du côté des bandits dans cette chasse-à-

l'homme, ensuite parce qu'il n'était pas autrement menacé de poursuites (ce qui est bien la

moindre des choses pour l'auteur de l’ouvrage Ce que tout révolutionnaire devrait savoir de

la répression !19

) : son dossier aux archives de la Préfecture de Police (Paris) contient surtout,

jusqu'à cette date, des indications recueillies dans le cadre de la surveillance des réunions ;

dans les archives du Ministère de l'Intérieur son dossier ne contient pas de documents

antérieurs à son arrestation ; et son nom ne figure pas dans la "note sur la Fédération

Anarchiste de Belgique et ses principaux membres", pourtant rédigée à un moment (7/4/1909)

où la police belge ne chômait pas -le camarade Le Rétif adressa même une note à ce propos à

la presse militante française.20

Ce qui va mettre le feu aux poudres est un éditorial signé Ralph (un de ses pseudonymes)

paru dans le numéro du 25 janvier, donc six jours avant la perquisition et dans lequel il

abandonne le terrain étroit de l'illégalisme pour se placer sur celui autrement subversif de la

propriété privée, et même contre-attaquer sur le "point faible", celui de l'encaisseur qui avait

4

été tué : "L'argent que véhiculait Caby, d'où venait-il ? Combien avait-il fallu de morts

d'hommes pour mettre aux mains de quelque bourgeois cossu ces trois cent mille francs ?

Combien ? Rappelez-vous les salaires dont vivent -non, dont crèvent !- les ouvriers des

filatures du Nord, ou les casquettiers juifs de Paris, ou certains verriers ! Rappelez-vous que

le nombre des tuberculeux atteint dans certaines industries 65%. Faites le compte de ce que

coûte en vies abîmées, en vies supprimées, chaque billet de mille francs prélevé sur le labeur

ingrat de ces agonisants !"21

.

La perquisition des locaux du journal a lieu le 31/1/1912, la police trouve trois révolvers

provenant d'un "casse" effectué dans une armurerie rue La Fayette, Victor est incarcéré. Les

dossiers de la Cour d'Assises de la Seine ont brûlé (accidentellement semble-t-il) au fort de

Montlignon en 1974, mais des documents conservés par ailleurs permettent de retracer la

procédure : le 31 janvier Kibaltchiche n’est inculpé que de recel d’armes volées ; c’est

seulement le 29 mars, devant son refus persistant de collaborer avec la justice, qu'il va être

inculpé d'association de malfaiteurs -accusation qui sera d'ailleurs abandonnée lors du procès.

Bonnot est tué en avril, Garnier et Valet en mai. Le procès des survivants s'ouvre l'année

suivante, le 3/2/1913. A l'issue de la première journée, après lecture de l'acte d'accusation, La

Bataille Syndicaliste conclut son article sur ces mots : "En somme, l'impression qui se dégage

de cette première audience est que Mme Maîtrejean et son compagnon Kibaltchitch portent le

poids d'avoir consacré leurs efforts à une feuille anarchiste"22

. Les débats vont durer presque

tout le mois. La lecture des journaux montre qu'il fut peu question de Kibaltchiche.

Manifestement le juge avait peur de se faire remettre à sa place par cet accusé très vigilant sur

le respect du droit, et qui dès le premier interrogatoire avait mis le public du bon côté :

Q.- (le président Couineau) Vous paraissez n'avoir jamais été condamné.

R.- (l'accusé) Je ne parais pas. Je n'ai jamais été condamné.

Mais le juge se vengera au moment du verdict, et malgré l'abandon de l'un des deux chefs

d'inculpation et les circonstances atténuantes reconnues par le jury, pour l'autre, Victor écope

de cinq ans de réclusion. La Bataille Syndicaliste écrit alors : "il est impossible qu'une grâce

n'intervienne pas"23

.

En fait : il y aura, demande(s) de grâce. Le dossier est intéressant, d'abord à cause de la

personnalité des demandeurs : dans le premier cas, le député socialiste Jean Longuet ; dans le

second, ce médecin que Serge mentionne dans les Mémoires, Maurice De Fleury ;

intéressantes aussi, les réponses : à chaque fois, le Directeur de la Centrale de Melun donne

un avis favorable, mais le pouvoir politique (Ministère de la Justice) met son veto, et au total

Kibaltchiche fait partie de cette minorité de détenus qui auront effectué la totalité de leur

peine jusqu'au dernier jour -on ne peut que s'interroger sur les buts poursuivis par les auteurs

qui ont écrit qu'il aurait bénéficié d'une libération anticipée. Seul aménagement : afin de

bénéficier du droit de visite Rirette épouse Victor, le 3 août 1915. Ces années passées derrière

les barreaux sont évoquées dans son roman Les hommes dans la prison.24

Politiquement, cette condamnation ne changea rien. Victor continua d'écrire des articles,

sous pseudonyme bien sûr, dans les journaux qu'éditait Emile Armand : Les Réfractaires, puis

Par-delà la mêlée, puis Pendant la mêlée.25

A sa sortie de prison la reprise de sa collaboration

rédactionnelle fut envisagée mais elle lui était difficile à cause de l'arrêté d'expulsion dont il

faisait l'objet, à cause de sa condamnation ; d'autre part il refusait d'écrire dans les journaux

où s'exprimait André Lorulot par lequel il estimait avoir été "lâché" lors du procès -accusation

qui paraît fondée, si on s'en tient au compte-rendu publié dans la presse.26

5

Début février (1917) Victor expédie ses affaires courantes, les camarades ouvrent une

souscription en sa faveur dans Par-delà la mêlée27

et douze jours plus tard il arrive en

Espagne où il va trouver un mouvement ouvrier en meilleur état, avec en particulier, du point

de vue anarchiste, un syndicat qui fait son travail, la C.N.T., laquelle dispose aussi d'un

journal, Solidaridad obrera, auquel Serge va bien entendu collaborer (précisons, pour qui

serait tenté de voir dans cette collaboration syndicale un premier pas vers le bolchevisme,

qu'elle était d'une parfaite cohérence anarchiste28

). Il collabore aussi à un autre titre, Tierra y

libertad, d'après les indications fournies dans la très utile notice autobiographique29

qu'il

rédigea en 1928 lorsqu'il commença à avoir des ennuis en U.R.S.S. Il signe maintenant du

pseudonyme qu'il conservera, Victor Serge : réutiliser "Le Rétif" ne pouvait que favoriser les

attaques de la presse réactionnaire espagnole, qui s'appuyant sur son incarcération récente, eût

tôt fait de présenter les anarchistes comme des repris de justice... Rirette le rejoint mais elle

repartira, ne pouvant assurer sa subsistance et celle des deux fillettes qu'elle avait eues d'un

premier mariage. Dans un article de souvenirs paru en 1959 elle nous rappelle ce que fut l'état

d'esprit de Victor face à la nouvelle qui arriva, en mars : "Quand éclata la révolution russe, il

n'y put tenir : il lui sembla qu'il devait se rendre là-bas, être sur place, participer, payer de sa

personne"30

. Avant de repartir il aura le temps d'assister à l'insurrection manquée de juillet

1917, et à sa terrible répression.

Pour pouvoir rentrer en France avec des papiers en règle il déclare au consul russe qu'il

désire s'engager dans un régiment de Russes en exil, qui combattent du côté allié. Ce n'est pas

faux, mais ce n'est qu'une partie de la vérité : ce qu'en fait il espère est que ces régiments, une

fois la guerre terminée, seront rapatriés en Russie. Mais il ignore qu'une mutinerie vient

d'éclater au camp de La Courtine, où sont cantonnés ces soldats ; du même coup, ce type de

recrutement n'est plus à l'ordre du jour, lorsqu'il arrive à Paris le 26 juillet ; et c'est ainsi, que

malgré un domicile fixe et un emploi régulier de typographe, il se retrouve en situation

d'infraction à arrêté d'expulsion. Le 2 octobre 1917 il est arrêté, puis interné quatre jours plus

tard comme sujet "indésirable, défaitiste, bolchevisant" au camp de triage de Fleury-en-Bière,

où il reste six mois avant d'être transféré le 1er avril 1918 à celui de Précigné, dans la Sarthe.

Pendant ce temps, Rirette ne reste pas inactive : son forcing tout au long de l'année auprès des

autorités va obliger celles-ci à décider... ce qu'elles avaient décidé en janvier 1917 : remise en

liberté, avec passeport pour le pays choisi par lui-même. Il sera libéré le 2 janvier 1919.

Lui non plus, pendant sa détention, ne resta pas inactif. Il organisa à l'intérieur du camp un

groupe de discussion, adressa des articles au journal anarchiste La Mêlée de Pierre Chardon,

et relayait avec fermeté, la protestation des détenus.

Un imprévu, alors qu'il n'a pas encore quitté le camp, va sur un point précis exaucer son

plus cher désir. En effet, lorsque le ministère de l'Intérieur avait décidé sa libération-

expulsion, cette mesure avait été assortie, le 21 octobre, de l'octroi d'un passeport pour le

Brésil (où son père avait émigré). Mais, maintenant que la guerre est terminée, la France n'est

pas mécontente de se débarrasser, en les renvoyant en Russie, de ceux des indésirables qui

ont la nationalité du pays. De plus la France a besoin de candidats au rapatriement31

, qui

seront garants en personne, lors d'un échange : les bolcheviks ne voient plus d'inconvénient à

laisser repartir les membres de la mission militaire française en Russie, qu'ils retenaient32

.

Bonne nouvelle, assurément, pour celui qui le 15 décembre écrit à Pierre Chardon : "Quelle

est la portée des transformations sociales accomplies en Russie ? Nul ne peut le prévoir. /.../

Quelles que soient les erreurs du moment nous ne pouvons, en tout cas, nous désintéresser de

faits historiques sur lesquels l'avenir se fondera et qui permettent le plus grand espoir"33

. Mais

ces propos laissent aussi entrevoir le doute, qui à cette époque déjà existait en lui, à propos du

régime qui avait pris la suite de la tyrannie tzariste. Et l'embarras transparaît encore, dans ce

6

qui suit. Avant de partir pour la Russie, celui qui depuis 1917 signait Victor Serge remet au

Libertaire ses notes sur les origines du mouvement révolutionnaire russe, qui seront publiées

en sept articles34

; mais il les signe "V.S. Le Rétif" -comme s'il lui fallait soudain, réaffirmer

sa fidélité.

A partir de son arrivée à Leningrad et de son adhésion au parti communiste (mai 1919), ses

rapports avec les anarchistes s'inscrivent de part et d'autre sous le signe d'un jeu si

transparent, qu'on ne peut même plus parler de manipulation : lui, joue sur la vieille amitié et

adresse aux camarades les lettres "personnelles"... qu'il désire voir publiées dans leurs

journaux ; mais il est bien obligé de mentionner la répression (qui dans le cas des anarchistes

a déjà commencé de façon définitive au printemps 1918 35

), et du coup, eux se font un plaisir

de publier ses lettres36

et de le donner en exemple d'incohérence. Il ne peut pas non plus, sauf

à se poser en ennemi, se lancer dans des attaques contre eux ; et au total il ne peut que tourner

en rond. Ainsi lorsqu'en octobre 1920 il annonce avec solennité que "le temps n'est plus où

l'on pouvait se désintéresser de la mêlée sociale et se croire un anarchiste parce qu'on était

végétarien"37

: l'ennui est qu'il ne disait ici rien d'autre, que ce qu'en disaient les anarchistes

eux-mêmes. Il publie aussi en 1921 une brochure sur les anarchistes et la révolution russe38

,

brochure qui n'en finit pas de rendre hommage à leur rôle... passé, et qui est pour le reste

assez ingénue, sur le mode :

a) nous aussi, nous sommes pour le dépérissement de l'Etat, mais cela viendra plus tard ;

b) vous aussi, vous admettez la nécessité d'exercer une certaine contrainte ;

c) DONC : il n'y a rien qui nous sépare ! -discours évidemment peu crédible dans le contexte

de chasse aux anarchistes généralisée, même si le régime fait encore la différence entre les

"bandits", et les "bons anarchistes" (ceux qui acceptent de se rallier).

Un de ceux qui ont pu rencontrer Serge en Russie à cette époque et qui l’avaient connu

antérieurement, Armando Borghi, paraît confirmer ce qu'il a pu dire de son évolution "longue

et difficile" de l'anarchisme au marxisme39

:

Il me fixa rendez-vous pour le lendemain. Le jour suivant je frappai à sa porte ; un

camarade espagnol était avec moi. Victor Serge, ayant entr'ouvert la porte, me

demanda en quoi il pouvait m'être utile. Stupéfait, je lui rappelai le rendez-vous pris

la veille. Encore plus étonné que moi, il me dit que j'avais mal compris, et qu'en plus

à l'heure qu'il était, il devait sortir pour des choses importantes. C'était dur à avaler.

Je refis le chemin en sens inverse.

De retour dans ma chambre, le téléphone sonna.

- Qui est à l'appareil ?

- C'est moi, Serge.

- Eh bien, vous avez changé d'avis ?

- Vous êtes seul ?

- ...

- Alors venez tout de suite.

- Alors : j'avais raison ?

- Non... Oui... De toute façon venez, je vous expliquerai.

Je refis le chemin. Il n'attendit pas que je l'interroge.

- Ecoutez, mon chéri, (en français dans le texte, NdT), moi je vous avais donné un

rendez-vous, mais... pour vous tout seul.

- Mais l'Espagnol est un camarade, fis-je remarquer.

- Je comprends : vous, vous venez de l'Europe.

Et cela dit, il m'égrena son chapelet. (...)40

Conclusion, du témoignage de Borghi sur Serge : "il est certain qu'en 1920 ses informations

me furent d'une grande utilité, et sans me faire tomber dans la dissimulation, me

commandèrent la prudence"41

. A ce genre de conseils s'ajouteront des interventions en faveur

7

d'anarchistes emprisonnés42

, et c'est sans doute ce qui explique qu'un modus vivendi se soit si

aisément établi, car tous les visiteurs étaient loin d'être aussi indulgents que Borghi. Emma

Goldman, dans ses souvenirs, ne fait qu'évoquer rapidement le young anarchist Kibalchich et

n'écarte pas formellement toute sincérité de sa part, mais se désole de sa crédulité.43

Gaston

Leval, qui lui aussi eut droit à des "confidences", ne put qu'en déduire que Serge était un

cynique comédien, lorsqu'ensuite il chantait en public les louanges du Parti.44

Mais, comme le

comprit finement Ugo Fedeli, jamais il n'aurait "fait ses confidences" à des non-membres du

Parti : son seul but, en procédant ainsi, était de tirer les vers du nez à ses amis-visiteurs, afin

de savoir quel genre d'argument utiliser avec le courant auquel ils appartenaient.45

Toujours

est-il que ses rapports avec les anarchistes ou ses ex-admirateurs, comme Séverine, ne se

dégraderont qu'à une occasion46

, lorsque des gens qu'il a décrits comme des marxistes (?)

imbéciles, avec un point d'interrogation après marxistes mais pas après imbéciles47

, font

courir le bruit qu'il aurait publié en Allemagne un article de calomnies sur Bakounine -article

effectivement publié, dans Das Forum48

, mais qui n'avait pas cette tonalité. Le nuage fut vite

dissipé, à en juger par la reprise d'un ton courtois dès l'année suivante49

. On en resta donc à ce

qui avait été écrit dans l'Un de Marcel Sauvage sur lui et ceux qui "demeurent ses amis ou

qui, sans partager toutes ses conceptions, lui portent une fraternelle estime"50

.

Parmi les amitiés qui persisteront durant ces années il y a celle de Rirette, qui a rappelé en

1959 : "Tout au long de ce périple extraordinaire, nous ne nous sommes pas quittés,

moralement parlant. J'ai toute une correspondance de partout -de Russie, d'Allemagne,

d'Autriche, de Silésie, et enfin du Mexique"51

. Notons aussi que de retour en Russie à la fin

de l'année 1925 après quatre années passées à l'étranger, Serge était désormais en disgrâce :

cela facilita la reprise des relations, avec des opposants qu'il avait connus avant de partir.

Gérard Rosenthal, qui se trouvait à Moscou en 1927 pour les fêtes du dixième anniversaire de

la Révolution et qui allait souvent prendre le thé dans le petit appartement de Serge et sa

femme, a laissé une description : "Dans un coin du divan était assis Ghezzi, un jeune

anarchiste italien qui avait dû fuir son pays. /.../ Quand la discussion avait été trop longue,

Ghezzi chantait quelques airs napolitains ou nous racontait la lutte des anarchistes contre la

police milanaise"52

. Enfin, Serge ne chercha jamais à dissimuler son passé, même lorsqu'il

avait peu à gagner d'un tel rappel : comme dans cette lettre du 16 octobre 1932 par laquelle il

exige un passeport pour lui et pour sa femme, rappelle être entré dans le mouvement

révolutionnaire à l'âge de quinze ans, et commence par évoquer son poste de rédacteur d'une

feuille anarchiste.53

Bonjour le passeport...

Ce sera donc "la Sibérie" (dans son cas, l’assignation à résidence dans l'Oural), et à cette

occasion un certain Camille, pseudonyme probable de Berneri, écrit dans la Revue Anarchiste

d'août 1934 : "Même si Victor Serge s'est séparé de ses compagnons individualistes

d'autrefois, n'oublions pas qu'il aida, depuis, plusieurs camarades en difficulté. Cette seule

considération suffit pour que nous souhaitions que soit libéré l'auteur de Ville conquise"54

(on

peut noter ici le sens tactique de Berneri, qui refuse de considérer comme acquise la

séparation de Serge avec l'anarchisme, et ne parle que d'individualistes). Ce n'est pas pour

autant que Serge va redevenir anarchiste -il ne le redeviendra jamais-, mais des

rapprochements de fait interviennent dès sa sortie d'URSS :

a) sa propre persécution et les procès de Moscou posent implicitement une question qui est

vite formulée, par lui notamment, dans les revues comme La Révolution prolétarienne : à

quel moment la Révolution russe a-t-elle commencé à dégénérer ? Quels ont été les premiers

signes de la dictature ? Et bien entendu la persécution des anarchistes (dont Cronstadt n'est

qu'un épisode), resurgit au premier plan55

;

8

b) ensuite il y a l'affaire espagnole, où la position de Serge va plus loin qu'une "solidarité de

victimes"56

entre ce P.O.U.M. dont il défend les positions, et les anarchistes :

- à partir de novembre 1936 les anarchistes hostiles à toute participation ministérielle

(disons pour simplifier : Durruti, Berneri) deviennent dans la lutte objectivement plus proches

du P.O.U.M., qu'ils ne le sont des autres anarchistes : l'article dans lequel Serge accuse la

C.N.T. de cacher une partie de ce qu'elle sait sur l'assassinat de Berneri est à cet égard

accablant57

;

- ceux qui ont lu ses Carnets savent aussi que la révolution espagnole fut le premier des

facteurs de rupture entre Serge et Trotsky, et ce à cause du refus de Trotsky de se solidariser

clairement des anarchistes58

;

c) il y a cette rupture elle-même, qui amène Serge à répondre à Trotsky dans les colonnes de

la presse pivertiste -courant dont certains militants se définissaient comme socialistes

libertaires.

Chacun restera sur ses positions mais les anarchistes prendront acte de cette bonne volonté et

renonceront aux polémiques, là même où Serge s'y était exposé. Sa critique de Cronstadt, par

exemple, fait froid dans le dos ; en fait il ne condamne pas ce massacre, dans son principe : il

nous dit qu'il fit trop (?) de victimes, et qu'il aurait du être assorti de... plus d'explication

pédagogique. Et en 1941 encore il écrira, dans une lettre à Angelica Balabanoff : "En 1921, à

l'époque de Cronstadt, c'était certainement Lénine qui avait tort et Cronstadt qui avait raison

mais, bien qu'ayant raison, Cronstadt aurait précipité la révolution dans un chaos mortel"59

.

Mais en cette année 1937, au plus fort des crimes staliniens en Espagne, on y regardait moins

du côté de l'instauration de la dictature dans les premières années du régime, que de tout ce

qui avait suivi. Or Serge ne pouvait être mis sur le même plan que les renégats, tel Archinoff,

dont Berneri a si bien fustigé le comportement : "Il y a manière et manière de quitter notre

maison. Vous vous en êtes parti en claquant la porte et en vociférant comme un ivrogne"60

.

Aussi on oublia tout ce qui faisait tâche et serait aujourd'hui jugé affolant, tel cet article écrit

en 1926 après la mort d'un vieux militant anarchiste : "Ces hommes ont été des précurseurs.

Ils ont anticipé sur une époque encore lointaine. C'est là leur grandeur. Leur faiblesse fut d'être

inactuels. La victoire définitive du prolétariat abolira l'Etat, la peine de mort, toutes les peines,

toutes les contraintes. Mais il faut d'abord que le prolétariat soit victorieux. Et pour qu'il le soit

il faut l'organisation, la discipline, la centralisation, la dictature, la terreur. Nous n'avons pas le

choix. Tant pis pour les précurseurs idéalistes qui, dans les batailles sociales, se mettent en

travers de la nécessité. La révolution (sic, NdA) les écarte de son chemin pour vaincre, vivre et

atteindre le but qu'ils entrevoient mais dont ils ignorent le chemin"61

.

C'est aussi dès sa sortie d'URSS à la mi-avril 1936 que Serge entreprend la rédaction de ses

souvenirs, en commençant par le début (autant dire, par les années d'anarchie) ; une ébauche

du premier chapitre des Mémoires est publiée sous forme d'article, Méditation sur

l'anarchie62

: on peut en contester les jugements, ou la généralisation d'expériences très

particulières, mais on ne saurait lui prêter la volonté de passer ces années sous silence. Dans

le même temps, de retour à Paris après s'être arrêté en Belgique, il fait face à des difficultés

matérielles ; les staliniens, qui disposent de la mainmise à l'embauche dans les métiers du

Livre, ont lancé un mot d'ordre de boycott contre lui dans les imprimeries ; et il ne survit que

grâce aux piges que lui rapportent ses articles dans La Wallonie. Mais, d'après son fils Vlady,

"le syndicat des correcteurs, refuge de la veille garde libertaire, lui trouva du travail au

quotidien sportif L'Equipe et les rentrées augmentèrent"63

. Dans le même entretien Vlady

rapporte une anecdote qui a trait à cette période : "Un jour nous rencontrâmes Eugène

Dieudonné, vieux camarade des jours tragiques de la bande à Bonnot. Les deux hommes

9

s'embrassèrent aussitôt"64

. Dieudonné, L'homme qui s'évada du bagne, dont Albert Londres a

évoqué les souffrances, et la lutte...

A Paris il rencontrera aussi en 1939 Emile Armand, le correspondant privilégié d'autrefois,

qui nous dit que l'entrevue fut cordiale.65

A son arrivée au Mexique en 1941 il écrit à Voline,

le "vieil ami et adversaire"66

, et l'incite à venir s'y installer également. Plus officielle, en 1944,

sa tentative de sauver des camarades : à cette date en effet les Togliatti et autres apparatchiks

italiens réfugiés à Moscou commencent à être rapatriés, et il comprend que c'est le moment de

leur demander des nouvelles des opposants italiens persécutés en URSS, parmi lesquels

Ghezzi (dont il ignore encore la disparition) : ce qu'il fait, dans un article du New Leader, qui

a été reproduit dans le Cahier Spartacus dédié à Serge.67

En définitive il n'y a pas trop à s'étonner d'une situation inhabituelle, que Garosci a

soulignée dans sa préface à l'édition italienne des Mémoires : la confiance personnelle était

restée acquise, malgré la séparation politique.68

Une confiance qui dans le cas d'Armand ira

jusqu'à refuser de croire à l'authenticité de la flèche que Serge lui décoche dans ce livre, et à

y voir la main de leur compilateur "ou de leur compilatrice"...69

(effectivement Armand était

en droit d'être perplexe devant un ton nouveau à son égard70

, mais l'authenticité du manuscrit

est attestée).

Des précisions enfin sont là pour nous rappeler que si Le Rétif n'oubliait pas son passé, les

pouvoirs publics ne l'oubliaient pas non plus -et lui en firent payer le prix, même à bien des

années de distance :

1) les articles par lesquels il n’avait cessé de dénoncer la menace hitlérienne et le jeu trouble

de Staline lui valurent un peu plus de considération à Paris, durant la "drôle de guerre".71

Le

quai d’Orsay demanda alors à toutes fins utiles les renseignements le concernant aux RG qui

notent dans leur propre dossier, le 13/1/1940 : On dit qu’il serait sur le point d’être engagé au

service de l’Information.72

Mais le contenu de ce dossier valait déjà pour refus : "Cet individu

aurait un passé judiciaire chargé, il aurait été traduit devant la Cour d’Assises avant la guerre

dans l’affaire BONNEAU"73

.

2) comme il supportait mal l'altitude de Mexico à cause de ses ennuis cardiaques il fit

effectuer par un syndicaliste américain, Bob Watt, des démarches pour émigrer aux Etats-

Unis74

, mais elles échouèrent : à cette époque il n'était pas question qu'un ex-anarchiste

bénéficie du même droit d'entrée dans le pays, que des personnages au passé "chargé". Et

dans son cas, insister, n'aurait servi à rien. John Edgar Hoover, le patron du FBI, suivait

personnellement le dossier : si d’aventure le Department of State s'était laissé fléchir, Hoover

s'apprêtait déjà à brandir un... "complot de séparatistes québécois, avec l'aide de trotskistes de

Mexico". Tel est d'ailleurs le seul élément à peu près utilisable du dossier de près de cent

cinquante pages qui m'a été remis par le FBI -dossier presque entièrement maculé à l'encre

noire, afin de le rendre illisible.

3) quant à la France j'ai mieux compris, au vu du dossier du ministère de l'Intérieur,

pourquoi on m'avait fait attendre plusieurs années pour me le délivrer dans son intégralité. Ce

dossier contient en effet la preuve, de ce que l'on pouvait ici pressentir. Ce ne fut pas en 1936

mais à la fin de l'année 1935, que Staline décida de laisser "filer" Serge ; soit, qu'il ait été

sensible à la campagne en sa faveur -j'y crois peu ; soit qu'il ait espéré que celui-ci allait

commettre des imprudences, et qu'ainsi on allait pouvoir "remonter" des filières d'opposants à

l'étranger. La suite, n'étonnera que les naïfs : ce fut la France-des-droits-de-l'Homme, qui ne

voulut pas de ce mal-pensant sur son territoire ! Et il y eut même à Paris un haut-

fonctionnaire, pour justifier par écrit ce refus, en ces termes qui constituaient à leur façon un

bel hommage : son passé et son activité ne peuvent, en aucune façon, être une garantie pour

son avenir.

10

1 Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire, Paris, Le Seuil, 1951, p. 17.

2 Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. 41, Paris, Ed. ouvrières, p. 255.

3 Le nom de Kibaltchiche apparaît surtout dans des synthèses, dont : Jan Moulaert, Le mouvement anarchiste en

Belgique, 1870-1914, Ottignies, Quorum, 1996. Parmi les rares études le concernant cf. Michel Hainaut, "Sur les

traces de Victor Serge à Bruxelles", Socialisme, n. 226-227, juil.-oct. 1991, pp. 279-281 (= Actes du colloque ;

notre communication figure en pp. 282-291 ; c’est sans notre autorisation que la revue Critique de Glasgow l’a

traduite, sous le titre "On Anarchism"). 4 Le Rétif, note sur la Belgique, Bulletin de l'Internationale Anarchiste, n. 7, nov. 1908, p. 5.

5 Les liens d'époque du jeune Victor avec des "colonies" permettraient de le définir comme "communiste" ; sa

participation supposée au Cubilot où écrivait Pierre Monatte le rapprocherait du courant syndicaliste ; des

articles cf. "Anarchistes-bandits" (Le Révolté, n. 36, 6/2/1909, pp. 3-4) le désigneraient comme individualiste... 6 Une anthologie a été publiée : Albert Libertad, Le culte de la charogne, Paris, Galilée, 1976.

7 Institut Français d'Histoire Sociale, 14 AS 211 (8) = Correspondance Emile Armand ; lettre, s.d.

8 Victor et Rirette semblent s'être connus dans le nord de la France ou en Belgique, et revus aux Causeries ; cf.

R. Maîtrejean, "Commissaire Guillaume, Ne réveillez pas les morts!", Confessions, n. 15, 11/3/1937, p. 6 ;

Mémoires d'un révolutionnaire, cit., p. 30. 9 Une note qui figure dans le dossier Goldman Emma des Archives de la Préfecture de Police (Paris) indique que

le 23/9/1907 celle-ci a visité "la Colonie Libertad" (et non : "les locaux du journal"). 10

Rirette Maîtrejean, "Souvenirs d'anarchie", Le Matin, 18/8/1913 et sq. (rééd. 1988 La Digitale, Quimperlé) ;

André Colomer, A nous deux, Patrie!, Ed. de "L'Insurgé", 1925 (indiqué écrit en 1916-17, soit antérieurement au

passage de l'auteur au bolchevisme) ; Malcolm Menzies, En exil chez les hommes, Troesnes, Corps 9, 1985. 11

V. Méric, Les bandits tragiques, Paris, Kra, 1926, p. 111. 12

Mémoires d'un révolutionnaire, cit., p. 40. 13

Le Rétif, "Contre la faim", l'anarchie, n. 337, 21/9/1911, p. 1. 14

Le Rétif, lettre à Mauricius, l'anarchie, n. 347, 30/11/1911, p. 4. 15

A lire : Richard Parry, The Bonnot gang, London, Rebel Press, 1987 ; William Caruchet, Ils ont tué Bonnot,

Paris, Calmann-Lévy, 1990. 16

E. La Jeunesse, "L'Evolution du Crime", Le Journal, 29/12/1911, p. 1. Cf. également Eugène Fournière, "Les

deux pendants", La Dépêche, 10/1/1912, p. 1. 17

Le Rétif, "Les bandits", l'anarchie, n. 352, 4/1/1912 ; "Expédients", idem, n. 354, 18/1/1912 ; "Anarchistes’ et

‘Malfaiteurs", idem, n. 356, 1/2/1912, p. 1. 18

Le Rétif, "Les illégaux", Le Communiste, n. 14, 20/6/1908. 19

Victor-Serge, Les coulisses d'une sûreté Générale: Ce que tout révolutionnaire devrait savoir sur la

répression, Paris, Librairie du Travail, s.d. (1925) ; et nombreuses rééd. ultérieures. 20

Le Rétif, "BELGIQUE.- Tracasseries", Les Temps nouveaux, n. 39, 23/1/1909, pp. 5-6. 21

Ralph, "Les hauts-criminels", l'anarchie, n. 355, 25/1/1912, p. 1. Les casquettiers immigrés étaient alors un

symbole de la misère ouvrière à Paris ; cf. brochure de Maurice Lauzel : Les Casquettiers, Paris, Cornély & Cie,

1912. 22

La Bataille Syndicaliste, 4/2/1913, p. 2. 23

idem, 3/3/1913, p. 1. 24

V. Serge, Les hommes dans la prison, Paris, Rieder, 1930. Un autre livre sur ses "années anarchistes", Les

Hommes perdus, fait partie des manuscrits confisqués à Serge à sa sortie d'URSS en avril 1936. 25

Le pseud. utilisé était encore Le Rétif, ou autres occasionnels (Yor) ; "Victor Serge" apparaît à partir de 1917. 26

La Bataille Syndicaliste, 13/2/1913, p. 2. 27

Par-delà la mêlée, n. 23 (début février 1917) à n. 26 (Pâques 1917) ; et IFHS, 14 AS 200 = Fonds Armand,

Correspondance et divers, lettre de G. Reiss, 13/2/1917. 28

La tentative de faire de Serge un bolchevik dès 1917 est à l'origine de puériles coupes effectuées dans ses

lettres à Armand, lors de leur publication par Jean Maitron : "De Kibaltchiche à Victor Serge. Le Rétif (1909-

1919)", Le Mouvement social, n. 47, avril-juin 1964, pp. 45-78. 29

Notice publiée in Pierre Pascal, Mon Journal de Russie, t. II, Lausanne, L'Age d'Homme, 1977, pp. 104-108. 30

R. Maîtrejean, "De Paris à Barcelone", Témoins, n. 21, fév. 1959, p. 38. 31

Parmi les candidats figurait Eugenia Roussakova dont Victor épousera à l’arrivée la sœur, Liouba. Cf., pour

récit d’Eugenia : "Tribulations d'une famille", in P. Pascal, op. cit., t. II, pp. 49-103. 32

Précisons que cette péripétie n'a rien à voir, dans le cas de Serge, avec la décision de remise en liberté. Mais,

ayant écrit le contraire dans un de ses romans (Naissance de notre force, Paris, Rieder, 1931), il a en 1951

préféré reprendre cette fable dans les Mémoires d'un révolutionnaire, cit., pp. 75-76.

11

33

Le Rétif, "Lettres d'un emmuré", La Mêlée, n. 19, 1/2/1919, p. 2. Chardon disparaîtra le 2/5 à l'âge de 26 ans,

terrassé par la grippe espagnole ; cf. Pierre Chardon : sa vie - son action - sa pensée, Paris et Orléans, Ed. de

"l'en-dehors", 1928, p. 3. 34

V.S. Le Rétif, "L'esprit révolutionnaire russe", Le Libertaire, n. 1, 26/1/1919, p. 2 ; n. 2, 2/2, p. 2 ; n. 3, 9/2, p.

2 ; n. 4, 16/2, p. 2 ; n. 6, 2/3, p. 2 ; n. 10, 30/3, p. 2 ; n. 11, 6/4, p. 2. 35

Groupe des anarchistes russes exilés en Allemagne, Répression de l'Anarchisme en Russie Soviétique, Paris,

Ed. de la "Librairie Sociale", 1923, p. 42. 36

"Lettre de Russie", Le Libertaire, 7/11/1920, pp. 1-2 (datée Petrograd, 6/10/1920) ; "Lettre de Russie", Le

Soviet, 15/1/1921, pp. 3-4 ; idem, 1/5/1921, p. 2. 37

Cf. lettre du 7/11/1920, cit. supra, p. 2. 38

V. Serge, Les anarchistes et l'expérience de la révolution russe, Paris, Librairie du Travail, 1921. 39

Cf. notice in P. Pascal, op. cit., t. II, p. 108. 40

Armando Borghi, Mezzo secolo di anarchia, Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane, 1954, p. 234. 41

Ibid., p. 235. A noter, pp. 245-246, un épisode qui concerne la disparition de Lefebvre, Lepetit et Vergeat : on

est loin ici de la version... fataliste qu'en donne Serge dans les Mémoires, pp. 124-125. 42

Mémoires d'un révolutionnaire, cit., p. 169. 43

E. Goldman, Living my Life, v. 2, New York, Knopf, 1931, p. 732. 44

G. Leval (Pierre Piller, pseud.), "Choses de Russie", Le Libertaire, n. 147, 11/11/1921, p. 3. 45

Hugo Trene (Ugo Fedeli, pseud.), "Note di taccuino", L'Adunata dei Refrattari, n. 26, 4/8/1923, p. 3. 46

Séverine, "L'oiseau de passage", Le Journal du Peuple, 27/10/1921, p. 1. A signaler, parmi les nombreux

articles de Séverine : "Rirette", Gil Blas, 11/8/1912, p. 1. 47

Mémoires d'un révolutionnaire, cit., p. 170. 48

V. Serge, Bakunins "Bekenntnis", Das Forum, n. 9, juni 1921, pp. 373-380. 49

E. Armand, "Lettre ouverte à Victor Serge", L'en-dehors, n. 2, mi-novembre 1922, p. 1. 50

M. Sauvage, "Entre nous", Un, n. 5, oct. 1920, p. 5. 51

"De Paris à Barcelone", art. cit, p. 38. Le divorce de Victor et Rirette fut prononcé le 14/2/1927. 52

Gérard Rosenthal, Avocat de Trotsky, Paris, Laffont, 1975, pp. 23-24. Cf., sur la police milanaise et les

anarchistes, remarquable ouvrage de Vincenzo Mantovani : Mazurka blu, Milano, Rusconi, 1979. 53

"Une lettre de Victor Serge au Comité Central Exécutif des Soviets", La Révolution prolétarienne, n. 153,

10/6/1933, pp. 6-7. 54

Camille, note de lecture in La Revue Anarchiste, n. 20, août-sept. 1934, p. 40. 55

V.S., "Sur Cronstadt 1921 - et quelques autres sujets...", La Révolution prolétarienne, n. 277, 25/8/1938, pp.

7-8. Pour rappel : en 1921 Serge fut informé des faits "en temps réel", en fut sans aucun doute horrifié, et servit

d'intermédiaire pour une tractation qui échoua, mais il n'alla pas jusqu'à protester -du moins, publiquement. 56

V.S., "Crimes à Barcelone", La Révolution prolétarienne, n. 249, 2/6/1937, p. 6. 57

lettre de Victor Serge in Esprit, n. 57, 1/6/1937, p. 501. Cf., sur l'assassinat de Berneri : Pietrogrado 1917

Barcellona 1937, a cura di Pier Carlo Masini e Alberto Sorti, Milano, Sugar Ed., 1964, pp. 239-254. 58

V. Serge, Carnets, Paris, Julliard, 1952, p. 44. 59

Attilio Chitarin, "Tre lettere di Victor Serge ad Anzelika Balabanova", Il Ponte, n. 11-12, 30/11-31/12/1979,

p. 1335 (lettre du 23/10/1941). 60

Camillo Berneri, "Due parole a Pietro Arcinoff", L'Adunata dei refrattari, n. 40, 5/10/1935, p. 7. 61

V. Serge, "Un anarchiste russe : Karéline", La Vie Ouvrière, 7/5/1926, p. 3. Serge avait comme on vient de le

voir une particulière affection envers Karéline car celui-ci avait témoigné en sa faveur, à l'occasion du procès de

1913 ; cf. L'Humanité, 26/2/1913, p. 2. 62

V. Serge, "Méditation sur l'anarchie", Esprit, 1/4/1937, pp. 29-43. 63

Claudio Albertani, "Victor Serge a Parigi (1937-40)", Rivista storica dell'anarchismo, n. 2, lug. 2000, p. 96. 64

ibidem. 65

E. Armand, "Kibaltchiche est mort", L'Unique, n. 26, déc. 1947, p. 7. 66

Cf. lettre du 11/1/1946 à Daniel Martinet in La Révolution prolétarienne, n. 310, déc. 1947, p. 23. 67

V. Serge, Le nouvel impérialisme russe, Cahiers Spartacus Série B n. 50, oct.-nov. 1972, pp. 46-48. 68

Aldo Garosci, préface à : V. Serge, Memorie di un rivoluzionario, Firenze, La Nuova Italia, 1956, p. IX. 69

E. Armand, "Où il est question d'honneur et de "Mémoires", L'Unique, n. 45, jan. 1950, pp. 73, 74 et 75. 70

Armand fournit comme contre-exemple le ton des remarques de Serge le concernant, dans un article paru dans

Crapouillot de janvier 1938. 71

« un des collaborateurs de Daladier m’invita à le venir voir à l’hôtel Matignon » (Mémoires, cit., p. 387). 72

AN, F7 14787, doss. Kibaltchiche Victor (note du 16/12/1939, complétée le 13/1/1940). 73

ibidem, 16/12/1939. 74

Jef Rens, Rencontres avec le siècle, Paris-Gembloux, Duculot, 1987, p. 102.