victor hugo et le «mouvement tachiste international

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CLAUDE GANDELMAN VICTOR HUGO ET LE INTERNATIONAL 7> ~ MOUVEMENT TACHISTE Parmi les milliers de dessins de Victor Hugo, il yen a un certain nombre, probablement plus d'une cinquantaine - voire une eentaine - qui ne ~ repr6sentent rien >> mais sont des taches, des ~ macules >>, c'est h dire qui correspondent ~t ce que l'on nomme, depuis Wassili Kandinsky, le non-objectif (das Gegenstandlose), ou le non-figuratif, en peinture. C'est le cas des dessins num6rot6s de 132 h 150 dans le livre de Cornailles et Herrscher, Victor Hugo Dessinateur 1 qui sont tous des train6es d'encre ou des frottis d'encre sur les pages blanches. 11 y a aussi, dans l'eeuvre de Hugo, toute une s6rie de taches qui, elles, se d6veloppent clans des directions figuratives (c'est dire que certaines exeroissances on gonflements du maeulage premier, du frotti premier, ont requ, litt6ralement, un coup de Hugo pour que la taehe devienne physionomie ou paysage, mais sans perdre son identit6 de tache); e'est le cas des dessins dans le livre cit6 pr~c6demment. Tout se passe, en tout cas, eomme si Hugo ~ respectait ~> la tache et l'autonomie de la rathe par rapport au sens; comme s'il voyait en elle une 6tappe, un 6tat, ~t conserver dans son int6gralit6 de ~ non sens >>, pr6- cis6ment parce qu'un tel &at ~ d6bouche sur tous les sens >>. Enfin, parfois, la tache est d6velopp6e vers le figuratif, non l'aide d'un ~ coup de pouce >> mais au moyen du repliage de la feuille sur laquelle on l'a jet6e de fa~on que la feuille d6pli6e donne deux configurations parfaitement sym6triques 1 Roger Cornailles et Georges Herrscher, Victor Hugo Dessinateur (Paris: Editions du Minotaure, t963). Neohelicon XVII]2 Akaddmlai Klad6, Budapest John Benjamins B. V., Amsterdam

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CLAUDE GANDELMAN

VICTOR H U G O ET LE

IN T ER NATI ONAL 7>

~ MOUVEMENT TACHISTE

Parmi les milliers de dessins de Victor Hugo, il y e n a un certain nombre, probablement plus d'une cinquantaine - voire une eentaine - qui ne ~ repr6sentent rien >> mais sont des taches, des ~ macules >>, c'est h dire qui correspondent ~t ce que l 'on nomme, depuis Wassili Kandinsky, le non-objectif (das Gegenstandlose), ou le non-figuratif, en peinture. C'est le cas des dessins num6rot6s de 132 h 150 dans le livre de Cornailles et Herrscher, Victor Hugo Dessinateur 1 qui sont tous des train6es d'encre ou des frottis d'encre sur les pages blanches.

11 y a aussi, dans l'eeuvre de Hugo, toute une s6rie de taches qui, elles, se d6veloppent clans des directions figuratives (c'est

dire que certaines exeroissances on gonflements du maeulage premier, du frotti premier, ont requ, litt6ralement, un coup de Hugo pour que la taehe devienne physionomie ou paysage, mais sans perdre son identit6 de tache); e'est le cas des dessins dans le livre cit6 pr~c6demment. Tout se passe, en tout cas, eomme si Hugo ~ respectait ~> la tache et l 'autonomie de la rathe par rapport au sens; comme s'il voyait en elle une 6tappe, un 6tat, ~t conserver dans son int6gralit6 de ~ non sens >>, pr6- cis6ment parce qu'un tel &at ~ d6bouche sur tous les sens >>.

Enfin, parfois, la tache est d6velopp6e vers le figuratif, non l'aide d 'un ~ coup de pouce >> mais au moyen du repliage

de la feuille sur laquelle on l 'a jet6e de fa~on que la feuille d6pli6e donne deux configurations parfaitement sym6triques

1 Roger Cornailles et Georges Herrscher, Victor Hugo Dessinateur (Paris: Editions du Minotaure, t963).

Neohelicon XVII]2 Akaddmlai Klad6, Budapest John Benjamins B. V., Amsterdam

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par rappor t , pr~cis6ment, h la ligne d 'angle du pliage. C 'es t presque, d6jh, on a p u l e dire, la d~calcomanie des surr6alistes. U n tel dessin est, par exemple, eelui qui por te le num6ro 148 dans le livre de Cornailles et Herrscher, ou bien, les dessins num6rot6s 116 et 117 dans l ' a lbum Victor Hugo de Pierre Das- sau et Henri Focil lon. ~

La gen~se de ces taches est bien connue, n o t a m m e n t grace au passage suivant de Th6ophile Gautier , 6crit jus tement com- me pr6face ~t certains dessins de Hugo pour l '6diteur Castel, en 1963 :

Que de lois, lorsqu'il nous 6tait donn6 d'etre admis presque tous les jours dans l'intimit6 de l'illustre 6crivain, n'avons nous pas suivi d'un ceil 6merveill6, la transformation d'une rathe d'encre ou de car6 sur une enveloppe de lettre, sur le premier bout de papier venu, en paysage, en chateau, en marine, d'une originalit6 6trange, ou, du ehoc des rayons et des ombres, naissait un effet inattendu, saisissant, myst6rieux et qui 6tonnait m~me les peintres de profession. ~

Cependant , personne, ~t ma connaissance, ne s 'est pr6ocupp6 du contexte europ6en, voire mondia l , dans lequel s ' incrit la (~ ra the >> hugolienne. Car H u g o n 'es t pas le seul, au momen t ou il le fait, ~t eommet t re ses taches au papier. A u t a n t que je sache, un article et un seul a 6t6 consacr6 ~t la tache comme ph6nom~ne (~ internat ional >> pr6sent dans la c r6a t ion hugo- lienne. 4 Mais l ' au teur de cette &ude ignorait apparement l 'exis- tence, ~t l '6poque ou 6crivait Hugo, d ' u n v6ritable ~ mouvement tachiste international >>. I1 se contente de voir dans les macula- ges du dessinateur ~ g6nial et hallucin6 >> des ~ pr6-figures >> ~t la fois des ~ r~ves d 'encre r> surr6alistes et de 1' ~ Act ion Paint- ing ~> am6ricaine. A u contraire, l 'objet de la pr6sente &ude

Pierre Dassau et Henri Focillon, Victor Hugo (Paris: Autrement l'Art, 1983).

3 Cit6 par Pierre Dassau, ibid., p. 116. a Jean Vinchon, ~ La tache et les dessins de Victor Hugo ~>, Gazette

des Beaux Arts. Sept. 1961. Tome 58. pp. 153-60.

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est d'investiguer ~ vers l'arri6re ~> (et non vers l'Action Painting moderne) afin de pouvoir d6crire l'horizon de cette oeuvre ~ non-figurative >> de Hugo: ce contexte ~ tachiste ~ europ6en ou mondial.

Et d'ailleurs, Victor Hugo lui-m~me n'a jamais pr6tendu &re le premier ~ tachiste >>. De fait, il ne dit rien de la rathe comnae 616ment central de son syst~me pictural des derniers temps (h ce propos, remarquons la paucit~ des 6erits hugoliens autour de l'acte de peindre ou de la cr6ation artistique en taut que picturale). N6anmoins, on ne peut pas ne pas montrer qu'Hugo s'inscrit dans la tradition de 1'~ image faite par le hasard ~>, c'est h dire dans une tradition dont les points forts ont 6t6 rep6r6s par l'historien de l'art, d6c6d6 depuis peu, Horst Waldemar Janson, dans un c61~bre article publi6 tout d'abord dans le Journal of the History of Ideas, puis clans son livre Sixteen Studies, 5 ~ The image mage by Chance >> - tradition qui va de Pline h Cic6ron, puis h L6onard de Vinci et ~t Bot- ticelli avant de parvenir aux Romantiques anglais et allemands.

Doric, l'objectif premier de cette 6tude est de montrer que l'oeuvre ~ tachiste r> de Hugo s'inscrit dans un v&itable ~ ta- chisme international >> suscit6, ~t partir de 1785, par les ~erits du th6oricien et peintre anglais Alexandre Cozens, 6crits qui repr6sentaient, ~t l'6poque, un v6ritable ~ revival >> de la tradi- tion ~ classique-Renaissance >> de l'image faite par le hasard, 6crits qui iufluenc6rent certainement le peintre Turner et le ~ klecksomane ~> Justinius Kerner, l'inventeur avant la lettre du ~ test de Rorschach ~>, dont nous parlerons plus avant.

Je referai donc, rnais pas dans le m~me ordre, le trajet fait par Janson. L'image ~ faite par le hasard ~> apparaR pour la premi6re lois clans l'Histoire Naturelle de Pline, darts un passage off est d6crite une agate, ~ l'agate de Pyrrhus, ~> sur laquelle on pouvait voir Apollon avec sa lyre ainsi que les neuf muses, chacune avec son attribut propre et qui 6talent rendues, non

s Cf. H. W. Janson, Sixteen Studies (New York: H. N. Abrams, 1973), pp. 55-67.

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par l 'ar t mais par la nature elle-m6me, par la configuration des taches [sur l 'agate]. ~)7 De la mSme mani6re, un autre passage de Pline parle d 'une image de Sil6ne brusquement apparue dans une bloc de marbre parthien ouvert par des ouvriers. 7 Plus tard, Cic6ron se demandera si des t~ pigments projet6s aveugl6ment sur une surface pourraient s 'agglom6rer d 'eux- mSmes pour constituer les contours d 'un visage humain? ~) . . . sa conclusion 6tant que ~ la perfection n 'a jamais 6t6 form6e par accident. ~)s Ces deux auteurs ne se servent pas de leurs exempla comme point de d6part pour une r6flexion esthd- tique pouss6e - bien que dans la remarque de Cic6ron soit contenue toute la doctrine classique dans sa rigueur aristot61i- cienne. Mais ce qui est int6ressant c'est que les ~ images nature- les ~) de Pline re-surgissent h la Renaissance et, qui plus est, dans l'eeuvre d 'un th60ricien majeur, dans le De S ta tua et Della Pi t tura de Leone Battista Alberti.

De fait, voici comment Alberti d6crit l 'origine de la sculp- ture:

Ceux qui tendent ~t vouloir exprimer et repr6senter . . . les configurations ressemblant ~ des corps humains qu'on trouve dans des objets naturels peuvent souvent observer dans des trones d'arbres, des rnottes de terre ou d'autres objets de cette sorte, des contours (lineamenta) qui, par une 16g~re modification, pour- raient ~tre arnen6s h ressembler ~t des formes de nature. 9

Si j ' a i soulign6 l 'expression ~ dans des troncs d 'arbres ~), c'est que Victor Hugo, par ses dessins intitul6s, par exemple: De-

dans d 'un Arbre, ou Trist i t ia Return 1~ - et il existe des dizaines

6 Histoire Naturelle, XXXVII, i. 7 Ibid., XXXVI, v. s De Divinatione, I, xiii. a Cit6 par Janson, ibid., p. 55. 10 Cf. la figure 3 dans ~t Dessins de V. Hugo dans 2 carnets de la col

lection Lucien Graux ~) de Jean-Bertrand Barr~e. Gazette des Beau: Arts, op. cit. p. 164.

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de dessins de ce type - ne dit pas autre chose qu'Alberti. Mais il le dit de mani6re visuelle, par son trait t~ accidentel >> t~ guid6 par le hasard >>, parfois guid6 par les (~ tables qui tournent ~>, comme on le sait, et qui vont peut-&re, comme les frottis ~t venir de Max Ernst, jusqu'~t suivre les circonvolutions du bois, de ses neeuds et de ~es fentes et saillies.

On dirait que Hugo est 3 la recherche de la trace, non de sa trace propre, ~t lui, de son empreinte propre, sur le papier, mais de cette ~ trace de l 'Etre >> dont parlera plus tard Heideg- ger (~ das Sein des Seienden das sich in einer Spur praegt ~>).

Ce qu'il veut copier, ou recopier, plus que dessiner par un acte artistique, individuel, personnel, c'est l 'empreinte de cet ~ Etre ~>, mais dans la multitude de ses formes individuelles, ~ Recopiables >>, par d6calque, par manic de d6calquage, mais non par un acte de mimesis rationnel et volontaire. Comme l'empreinte du visage du Christ sur la Veronique, il faut que ces ~ traces >> soient non manofactu.

De fait, tout se passe comme si Hugo, n'osant pas ~ parler peinture >> en th6oricien de la peinture - et il avait certaine- rnent conscience de ne pas 8tre un tel th6oricien - donnait h certains de ses dessins une fonction t~ m&apicturale. ~> Sans nul doute, les s6ries de dessins aux contours trembl6s, en zig- zag, repr6sentent des t~ dedans >> de choses naturelles, ~ pierres imag6es >> ou 6corces d'arbres; et elles nous disent routes, non seulement que ~ tout est plein d'~mes ~> mais que la t~che du graphiste, du dessinateur, est de faire sortir, d'extraire, ces dmes des choses. En cela, Hugo rejoint non seulement Alberti mais Michelange, rnais Vinci, dont l'exemplum du mur couvert de taehes que le peintre dolt fixer afin d 'y voir apparaRre des visages, des scones de batailles, e t c . . , a &6 si souvent cit6 qu'il n'est nul besoin de le reproduire, iei, une fois de plus.

Que l'imagination de Victor Hugo soit fascin6e par t~ l'image faite par la hasard ~> et demeurant captive dans le bois ou dans le marbre cela peut se voir de ses nombreux ~crits - surtout dans des carnets de voyage - off il note 1' ~ anthropomorphis- me ~> de la pierre:

16"

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Ces blocs de marbre noir vein6 de blanc sont des pieds mons- trueux, encore ~ demi par des masses pymaridales de terres 6boul6es; voil~t ses ossements de silex, ses bras de granit qui se dressent encore; et, l~t-haut, au dessus des nuages, eette large zone de roche caleaire, qui montre ~t nu ses couches horizontales, c'est le front rid6 du G6ant. ix

Ou encore , dans les Travailleurs de la Met:

0~ les illusions vont-eltes se nicher? Dans le granit. Rien de plus 6trange. D'6normes erapauds de pierre sont l~t, sortis de reau, sans doute pour r e sp i r e r . . . Des ~tres quelconques, enfouis dans la roche dressent leurs bras dehors; on voit les doigts des mains ouve r t e s . . . Ce bloc est un tr6pied, puis c'est un lion, puis c'est un ange, et il ouvre les ailes; puis e'est une figure assise qui lit dans un livre. Rien ne change eomme les nuages, s ice n'est les rochers. 1~

M a i s Hugo , je l ' a i d i t plus hau t , fa i t aussi par t ie , en quelque sorte de la nouvel le ~ in te rna t iona le tachis te ~ de l '~re roman- t ique. Ere qui commence , je le r6p6te, avec le revival effectu~ p a r le peint re A lexandre Cozens et p lus par t i cu l i~rement pa~ son t ra i t6 int i tul6: A New Method o f Assisting the Invention in Drawing Original Compositions o f Landscape. 1~

Qu 'es t ce que cet te Nouvelle Mdthode ? A v a n t tout , un recueil de taches . Cozens n 'a - t - i l pas 6t6 appel~ p a r d6rision, p a r l'esta. blishment acad6mique , apr~s la p a r u t i o n de son trait6, <~ blot master to England>>, ~ mai t re macu leur de l 'Ang le te r re ~. I s 'agi t , d ' a i d e r l ' imag ina t i on du peint re <~ to d r aw for th th, ideas o f an ingenious mind d isposed to the a r t o f designing >> e o m m e il di t lui-m~me, en fa isant des cong lom6ra t s de tache.. sur du pap i e r p r6a lab lemen t froiss6 puis liss6 ensui te ~t la ma in

11En Voyage, Tome II, pp. 7-8 (Paris: 6dition dite De l'Imprimeri Nationale, OUendorf-Albin Michel).

1~ Les Travailleurs de la Met, (~ Archipel ~, VI. xz Publi6 ~t Londres en 1785-86. Outre la rg-impression ehez DoveJ

les <~ blots )> de Cozens sont reproduite dans l'ouvrage de son biograph~ A. P. Opp6, Alexander and John Robert Conzes (Cambridge: Mass~ chussetts, 1954), pp. 165-187.

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Les taches sont faites au pinceau. L '&ape suivante est d 'ap- pliquer une feuille transparente sur les parties les plus sugges- tives, off l 'observateur volt des montagnes ou des paysages, et d 'en faire un trac6 s61ectif. C'est ce trac6 qui sera report6, enfin, sur la toile ~t peindre ou sur la feuille ~t dessiner. De fait, les taches de Cozens sont des oeuvres originales en elles-mSmes

- du moins, nous les voyons ainsi aujourd'hui - et qui nous sugg6rent les ~ frottages >>, h venir, d 'un Max Ernst.

Le trait6 de Cozens a 6t6 r6cemment r6-imprim6 par les 6ditions Dover, en facsimil6, et il y a donc, en notre temps aussi, un ~ revival >> Cozens. Comme le montre l 'une des phrases de conclusion du trait6, l 'auteur s'inscrit explicitement dans la tradition albertienne-16onardienne: ~ I presume to think >>, 6crit-il en effet, ~ that my method is an improvement upon the hint of Leonardo da Vinci >>.

Nous ne savons pas si Hugo a connu le trait6 de Cozens, mais il a sfirement connu Turner ou, en tout cas, des reproduc- tions de son oeuvre. 14 Or le p6re de Turner et Alexandre Cozens 6taient des amis intimes. I1 est ind6niable que Turner lui aussi s'est ~ servi de la chance >> ou, mieux, s'est ~ servie la tache >> comme 616ment central de son oeuvre. Ici, je pense surtout ~t ses aquarelles, dont beaucoup sont des t~ macules ~> h caract6re non figuratif ou, en tout cas, laissant libre l ' imagination de l 'observateur pour ce qui est de l ' interpr&ation h donner.

Comme chez Turner, il y a, parmi les taches de Hugo, des ensembles ou conglom6rats qui se pr~tent ~t l ' interpr6tation et d 'autres qui sont, en quelque sorte, ~ beaux pour eux-m~mes >> sans qu 'un sens soit ~ trouvable ~>. Hugo ne donne en g6n6ral pas de titres h ces ensembles, mais on pourrai t les appeler, comme le faisait Kandisky d6signant ses oeuvres, du nora de

~4 A coup stir, aucune mention de Cozens, ni des albums ou 6crits de Turner m'apparaissent dans l'inventaire de la biblioth~que Hugo Hauteville House publi6e ~t la fin du livre de J-B. Barr~re, Victor Hugo dt l'~Euvre: le podte en ex i l et en voyage (Paris, Klincksieck, 1970). I1 faudrait, 6videmment, investiguer plus avant.

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~ Composition 1, 2, 3, etc . . . . . >>. Regarder ces ~ taches ~> hugoliennes signifie (comme c'est le cas lorsque l 'observateur, le spectateur, moderne regarde des Kandinsky) ~ diff6rer >> le sens ou mieux, refuser le sens (diffOrance essentielle mise/ t la mode, r6cemment,/ t propos de l'6criture, mais qui a toujours 6t6 pratiqu6e, depuis les premiers t~tonnements de l'abstrait, dans le domaine du visuel). Ainsi, on pourrait dire que l'0euvre ~ tachiste ~> de Victor Hugo - comme l'0euvre tachiste de Turner - se situe / tune confluence dialectique, la confluence off la ~ d6cision de sens >> et la ~ d6cision de non-sens >> de la part du spectateur, mais correspondant / t une h6sitation pro- fonde de l'artiste se touchent ou se fr61ent.

Contrairement/ t l'ceuvre dcrite de Hugo, dans laquelle il y a presque toujours ~ parti-pris de sens >>, l'0euvre tachiste, ex- plicitement, refuse le sens.

Enfin, il est un dernier aspect du ~ mouvement tachiste in- ternational ~> apr6s 1800 dont il convient de parler. I1 s'agit de l'image (~ faite par le hasard >> mais comme source de produc- tion po&ique, comme objet ou pr6texte au po6me. Je nomme ici l'0euvre du poete allemand Justinius Kerner, l 'auteur des Klecksographien, c'est /t dire d 'un livre repr6sentant une ~ embl6matique >> toute sp6ciale dans laquelle la pattie visuelle, 1' (~ embl6me >> proprement dit, est une ~ d6calcomanie >> faite par repli de la page sur elle-mSme (c 'est / t dire sur les taches qui la maculent). Ces Klecksoyraphien (de Kleck ou Fleck), c'est a dire ~ tache >> sont contenues dans le fameux Hadesbuch publie en 1857 mais qui 6tait d6j~ connu des amateurs aux alentours de 1850. M~me si l 'on n'a pas acc6s ~t l'Hadesbuch, l 'une de ces decalcomanies de Justinius Kerner est facile /t trouver: elle est la figure du livre de E. Gombrich L'Art et l'illusion, publi6 et republi6 depuis les ann6es cinquante.

Ces Klecksographien sont /t mettre en parall61e avec toute une s6rie de ~ d6calcomanies >> hugoliennes, notamment avec la figure num6ro 147 du livre Victor Hugo Dessinateur, cit6 plus haut, qui repr6sente une sorte de g6ant portant un enfant et dansant sur un pied, mais aussi avec la figure num6ro 105

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du livre de Pierre Dassau et Henr i Focillon, Victor Hugo que nous avons 6galement cit6.

C o m m e H u g o ~t l '6poque de ces taches (qui semblent corres- pondre ~t la per iode dite des (( tables tournantes ~) ~t Guernesey, Kerne r dtait un (( spiritualiste >> qui voyai t des fant6mes et des diables appara~tre dans ses (( Kleeksen >> - et ce sont ees visions qui t rouvent leur expression et descript ion verbale, sous forme de poSmes, dans le Hadesbuch. Mais, au tan t clue je sache, H u g o n ' a j amais fait un voyage verbal au tour de ses propres (( graphics >), au tour d 'une tache d 'encre et n ' a jamais pris ses propres product ions graphiques - aid6es ou non par la (~ chance ~> - c o m m e point de d6part de poSmes ou de descrip- tions. Nous avons vu que c 'est la na ture muet te , rochers, 6corce, qui lui fair voir, directement , des ~ gmes >). Dessinateur inspir6, il ne sait pas par ler de son (~ proeessus er6ateur >>, de son inspi- ra t ion, dans la mesure off elle est ~ graphique ~>; il n 'ose pas p rononeer le ~ anche io son ' pit tore. ~)

I I n e nous dit rien, non plus, de la possible valeur ~ indiei- aire >> de ses ~ d6calcomanie ~) (pas plus, d 'ail leurs, que Ker - ner). I1 faudra a t tendre la venue de la science psychologique moderne avec W u n d t puis Rorschach pou r la ~ d6ealcomanies >> devienne ~ un Rorschach >>.15 C o m m e Kerner et c o m m e tous les autres Romant iques , H u g o voulai t (~ voir les gmes >> pour , peut-~tre, ne pas voir son ~tme.

Quoi qu ' i l en soit, qu ' i l ait ou non connu Cozens, il ne fait aucun doute qu ' i l aurai t pu reprendre h son compte ces lignes du paysagiste anglais (et c 'es t l~t-dessus que je voudrais con- elure):

in Janson voit une influence possible de Kerner sur Rorsehach lui- m6me. I1 6crit: ~ His Hadesbueh of 1857 . . . remained unpublished until 1890, long after the author's death. This belated interest in Kerner's Kleeksographien, reflecting the artistic and intellectual climate of the art nouveau era suggests that they may have been known to Hermann Rorschaeh, who used the same folded-paper technique for the blots of the test that bears his name. >>

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To s k e t c h . . , is to transfer ideas from the mind to the paper . . . to blot is . . . producing accidental forms . . . from which ideas are presented to the m i n d . . , to sketch is to delineate ideas; blotting suggests them. 1~

Le R o mant i sme est << ce qui v ient avan t >> (pour par le r corn- me Gide) . D a n s tou te l 'ceuvre << tachiste~> de Hugo (cornrne pou r K e r n e r et pou r un grande par t ie de l 'eeuvre de Turne r ) il s ' ag i t d ' a r rS ter l 'eeuvre au blotting, ~ l'avant du sens, ca r c ' e s t dans cet avant, dans ce blotting, que r6side la beaut6, la vra ie beaut6, non << faite de ma in d ' h o m m e >>17 rnais dans laque l le cet te ma in peu t seulement - d a n s le rneilleur cas - j ouer le r61e d ' u n rn6dium.

I1 reste que Hugo - disons-le une lois de plus - n ' a r ien 6crit de th6or ique, lui-mSme, au tou r de la tache. I1 n ' y a pas de th6orie sys t6mat ique de la << c r6a t ion p a r le ha sa rd >> dans son ~euvre. Cependan t , il y a h son ~euvre - c o m m e ~t tou te ~euvre - une d imens ion << m6ta l inguis t ique ~>, pou r employe r le concep t bien connu de R o m a n J a k o b s o n , qni va mSme au-del~t de la pure fonc t ion de cornmenta i re sur le l angage po6t ique et p o u r r a i t bien 8tre du << m6tap ic tu ra l >).

En effet, les r6f&ences cons tan tes ~t << l ' O m b r e <<, << la bouche d 'Ornbre >> dans les Contemplations, rnais aussi dans Les Orien- tales, bien avant , p o u r r a i e n t pa r l e r de sa p rop re cr6a t ion p ic tu- rale bien plus que d ' u n e r6alit6 concr6te, exot ique , o r ien ta le ou << M o y e n Or ien ta le ~>. Ainsi , l o r s q u ' H u g o 6crit ceci :

Une nuit que j'avais, devant mes yeux obscurs, Un fant6me de ville et des spectres de murs

J'ai comme au fond d'un r~ve ou rien n'a plus de forme Entendu . . . une voix. 18

18 Cit6 par Gombrich (E. H.) dans son c616bre Art and Illusion (Londres: Phaidaon, 1968), p. 157 et gravuere 156.

17 Je reprends ici le << non mano faetu ~> chr6tien appliqu6 h la vraie- image, vraie-icone ou v6ra-icona -- autrement did la V6ronique portant l'empreinte du visage de J6sus, << faite par Chance ,, pr6cis6ment pour signer la v6rit6 (c'est h dire lindicialit6) de cette image-empreinte.

18 Victor Hugo, (Euvres Po~tiques H (Paris: Laffont, 1985), p. 459.

H U G O ET LE M O U V E M E N T TACHISTE 249

Ne parle-t-il pas de ses propres architectures ~ tachistes ~, fantomatiques, dessin6es ~t partir de r informe et informel, la tache. Et la phrase programmatique 6nonc6e par le ~ spectre ~, dans Les Contemplations:

~ Je viens te montrer le g o u f f r e . . , tu l'habite. ~ ne r~f6re-t- elle pas, h u n second niveau,/t cette ~ monstration du gouffre ~ que repr6sente la tache hugolienne ?