ukraine : les intellectuels d'ici et la guerre de là-bas

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Ukraine : Les intellectuels d’ici et la guerre de là-bas Éric AUNOBLE 1 Comité de vigilance sur les usages publics de l'histoire (CVUH), 22 mars 2015; http://cvuh.blogspot.fr/2015/03/ukraine-les-intellectuels-dici-et-la.html Y’a aussi un intellectuel qui est venu chez nous. Il avait promis d’écrire notre vérité dans des articles pour l’étranger. Et dès qu'il s'installe sur le chariot, il s'endort. Ça bouffe, ça boit, mais ça ne va pas au combat. Et au niveau écriture, il n’y a rien qui sort. On a fini par y taper dessus et il a disparu dieu sait où. Parole de soldat rapportée par Sofia Fedortchenko, Le Peuple à la guerre, 1917 2 . L’anniversaire de la chute de Viktor Ianoukovitch a montré combien le débat d’idées sur la question ukrainienne était clivé en France. Le dimanche 22 février, Bernard-Henri Lévy participait à la marche commémorative à Kiev, à quelques places du président Porochenko. Le mardi suivant, Éric Zemmour intitulait sa chronique sur RTL : « L’Ukraine est morte, mais il est interdit de le dire » 3 . Ces deux figures médiatiques prêteraient à rire tant elles se caricaturent elles-mêmes : BHL, bronzé et l’air dégagé à côté d’un président ukrainien dont la mine soucieuse correspondait mieux à la situation du pays ; Zemmour refaisant sempiternellement le coup de la vérité cachée, dans l’écriture un peu vulgaire d’un sketch de stand-up. Il reste que leurs prises de positions respectives, « pro-ukrainienne » ou « pro-russe », sont l’expression médiatique d’une réelle fracture dans le monde intellectuel français, affrontement où les historiens et les références historiques jouent un rôle non négligeable en fournissant des arguments à l’un et l’autre camps. En passant en revue les arguments des antagonistes, je n’essaierai pas de me prévaloir d’une expertise, la mienne, qui serait supérieure à celle de tel ou telle ; je voudrais plutôt dégager de façon critique des postures et un rapport au pouvoir au fond aussi semblables d’un bord à l’autre que les déclarations sont opposées. Un combat pour l’Ukraine ? On ne peut faire à Bernard-Henri Lévy le reproche de l’inconstance. Dès le début de la contestation contre Viktor Ianoukovitch, il s’est fait le porte parole de la France sur le Maïdan et du Maïdan en France. Il pouvait s’appuyer sur l’équipe réunie autour de sa revue, La Règle du jeu, et particulièrement sur Galia Ackerman, elle-même originaire d’URSS. Elle présente leur engagement 1 Université de Genève. Dernière publication : « ‘‘Communistes, aux armes !’’ : les unités à destination spéciale (TchON) au sortir de la guerre civile en Ukraine (1920-1924) » Amnis, Revue de civilisation contemporaine Europes/Amérique, n°14 (2015) et Hispania Nova, Revista de Historia Contemporánea, nº 13 (2015), http://e- revistas.uc3m.es/index.php/HISPNOV/article/view/2389/1288 . 2 Réédition : Sof’â Fedorčenko, Narod na vojne, M, Sovetskij Pisatel’, 1990, p. 252. 3 BHL à Kiev : http://www.lemonde.fr/europe/video/2015/02/23/maidan-commemorations-a- kiev_4581737_3214.html . Zemmour à Paris : http://www.rtl.fr/actu/international/eric-zemmour-l-ukraine-est- morte-mais-il-est-interdit-de-le-dire-7776727303 . 1

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Ukraine : Les intellectuels d’ici et la guerre delà-bas

Éric AUNOBLE1

Comité de vigilance sur les usages publics de l'histoire (CVUH), 22 mars 2015;

http://cvuh.blogspot.fr/2015/03/ukraine-les-intellectuels-dici-et-la.html

Y’a aussi un intellectuel qui est venu chez nous. Il avait promisd’écrire notre vérité dans des articles pour l’étranger. Et dès qu'il

s'installe sur le chariot, il s'endort. Ça bouffe, ça boit, mais ça ne vapas au combat. Et au niveau écriture, il n’y a rien qui sort. On a fini

par y taper dessus et il a disparu dieu sait où.

Parole de soldat rapportée par Sofia Fedortchenko, Le Peuple à laguerre, 19172.

L’anniversaire de la chute de Viktor Ianoukovitch a montré combien le débat d’idées sur laquestion ukrainienne était clivé en France. Le dimanche 22 février, Bernard-Henri Lévy participait àla marche commémorative à Kiev, à quelques places du président Porochenko. Le mardi suivant,Éric Zemmour intitulait sa chronique sur RTL : « L’Ukraine est morte, mais il est interdit de ledire »3. Ces deux figures médiatiques prêteraient à rire tant elles se caricaturent elles-mêmes : BHL,bronzé et l’air dégagé à côté d’un président ukrainien dont la mine soucieuse correspondait mieux àla situation du pays ; Zemmour refaisant sempiternellement le coup de la vérité cachée, dansl’écriture un peu vulgaire d’un sketch de stand-up.

Il reste que leurs prises de positions respectives, « pro-ukrainienne » ou « pro-russe », sontl’expression médiatique d’une réelle fracture dans le monde intellectuel français, affrontement oùles historiens et les références historiques jouent un rôle non négligeable en fournissant desarguments à l’un et l’autre camps. En passant en revue les arguments des antagonistes, je n’essaieraipas de me prévaloir d’une expertise, la mienne, qui serait supérieure à celle de tel ou telle ; jevoudrais plutôt dégager de façon critique des postures et un rapport au pouvoir au fond aussisemblables d’un bord à l’autre que les déclarations sont opposées.

Un combat pour l’Ukraine ?

On ne peut faire à Bernard-Henri Lévy le reproche de l’inconstance. Dès le début de lacontestation contre Viktor Ianoukovitch, il s’est fait le porte parole de la France sur le Maïdan et duMaïdan en France. Il pouvait s’appuyer sur l’équipe réunie autour de sa revue, La Règle du jeu, etparticulièrement sur Galia Ackerman, elle-même originaire d’URSS. Elle présente leur engagement

1 Université de Genève. Dernière publication : « ‘‘Communistes, aux armes !’’ : les unités à destination spéciale (TchON) au sortir de la guerre civile en Ukraine (1920-1924) » Amnis, Revue de civilisation contemporaine Europes/Amérique, n°14 (2015) et Hispania Nova, Revista de Historia Contemporánea, nº 13 (2015), http://e-revistas.uc3m.es/index.php/HISPNOV/article/view/2389/1288.

2 Réédition : Sof’â Fedorčenko, Narod na vojne, M, Sovetskij Pisatel’, 1990, p. 252.3 BHL à Kiev : http://www.lemonde.fr/europe/video/2015/02/23/maidan-commemorations-a-

kiev_4581737_3214.html. Zemmour à Paris : http://www.rtl.fr/actu/international/eric-zemmour-l-ukraine-est-morte-mais-il-est-interdit-de-le-dire-7776727303.

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comme la poursuite du combat entamé dès les années 1970 par les « nouveaux philosophes » ,« dénonçant le totalitarisme soviétique, à pied d'égalité avec le totalitarisme nazi »4. L’obstinationrépressive, d’une Union soviétique bâillonnant les dissidents à une Russie écrasant les Tchétchènes,les a visiblement convaincus d’une continuité politique du « communisme » d’avant 1991 aunationalisme russe s’épanouissant particulièrement depuis les années 2000.

La chose se soutient difficilement politiquement. On pourrait plutôt l’expliquer par une étudedes structures de l’État et de la société post-soviétiques, mais cela ne préoccupe guère La Règle dujeu ou le Forum européen pour l’Ukraine qui en est issu : si Bernard-Henri Lévy est philosophe etGalia Ackerman « essayiste, historienne, journaliste », « traductrice littéraire » et « spécialiste de laRussie et de l’Ukraine »5, ils ignorent volontairement les sciences sociales, tant elles fleurentnécessairement le marxisme. Galia Ackerman en était gênée quand elle s’intéressait aux Femen :

« Elles lisent un livre totalement oublié en Occident, « La Femme et le Socialisme »d’Auguste Bebel. Cet ouvrage devient le véritable socle de leur futur mouvement : ellesdécident de se battre à la fois pour les droits de la femme et contre l’injustice sociale.Leur rejet de toute religion fait partie de cette imprégnation marxiste. (…) Quand onest confronté à des récits pareils, on se rend compte à quel point le passé soviétiqueest vite oublié par une partie de la jeunesse »6.

Alors qu’elle avait été « élevée en URSS dans une idée marxiste que ce sont les masses quifont l'Histoire », il a fallu à Galia Ackerman « plusieurs années de vie en Occident et desexpériences personnelles pour [se] rendre compte à quel point le rôle de l'individu peut êtreimportant ». Elle avoue candidement sa dette à BHL, qui a prouvé qu’« un homme peut changerl’histoire »7. Dans cette vision d’un monde où s’affrontent hommes et idées dans des combats àl’emporte-pièce, tout est simple : il s’agit de la « confrontation entre deux conceptions de l'Europe :une Europe démocratique, fidèle à ses principes, mais aussi atlantiste ; et une Europe divisée, faible,anti-américaine et pro-Poutine »8.

L’atlantisme ainsi revendiqué n’apparaît pourtant pas dans les références historiquesmobilisées par BHL sur le Maïdan. L’image du GI est sans doute moins attrayante que celle ducompañero :

« Une force (...) agit impunément dans l’est de votre pays, sur vos terres historiques. (...)L’argument est connu : c’est celui d’Hitler arguant, en 1938, de ce que les Sudètes parlaient allemand pour envahir la Tchécoslovaquie. La méthode est connue : c’est celle

4 Galia Ackerman, « Les "nouveaux philosophes" sur le Maïdan », Huffington Post, 5 mars 2014, http://www.huffingtonpost.fr/galia-ackerman/bhl-glucksmann-ukraine_b_4901929.html.

5 Frédéric du Hauvel, « 5 questions à Galia Ackerman, coauteur du livre Femen », Blog de Perspectives ukrainiennes, 8 avril 2013, http://www.perspectives-ukrainiennes.org/article-5-questions-a-galia-ackerman-coauteur-du-livre-femen-116932987.html. Galia Ackerman, Journaliste, traductrice littéraire, « Quel avenir pour le Donbass? » Huffington Post, 23 juillet 2014, http://www.huffingtonpost.fr/galia-ackerman/donbass-crise-ukrainienne_b_5608512.html. Plaquette de présentation de la conférence Kremlin’s Information policy as a key component of the hybrid war, Paris, 17 décembre 2014.

6 Frédéric du Hauvel, « 5 questions... ». Je souligne.7 Galia Ackerman, « Un homme peut-il changer l’Histoire ? », Huffington Post, 2 juin 2014,

http://www.huffingtonpost.fr/galia-ackerman/un-homme-peut-il-changer-l-histoire_b_5428448.html. Le texte faisaitsuite à l’invitation du président Porochenko aux commémorations du débarquement en juin 2014. À coup sûr un tournant dans l’histoire.

8 Ibidem.

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d’Hitler profitant, lui aussi, des jeux olympiques d’hiver, à Garmish Partenkirchen, pour, quelques jours plus tard, remilitariser la Rhénanie. Mais vous êtes là, peuple du Maïdan, pour empêcher ce nouveau crime. (…)No pasarán, clamaient les Républicains espagnols en 1936. No pasarán, lanciez-vous à la face des terribles Berkouts de Ianoukovitch qui vous mettaient en joue.No pasarán, doit redire aujourd’hui l’Europe à la soldatesque de Vladimir Poutine »9.

Surenchère nationaliste

Évidemment, cette référence et ces arguments visent à contrer la propagande russe qui s’enprenait dès la chute de Ianoukovitch à la « junte fasciste » qui aurait pris le pouvoir à Kiev. Dès lors,il devient impossible aux soutiens français de Kiev de reconnaître l’existence d’une extrême-droiteukrainienne dans les mouvements en cours. En outre, les défenseurs parisiens de la démocratieukrainienne doivent promouvoir le nationalisme ukrainien le plus radical tout en niant sonexistence. Ainsi, quand La Règle du jeu a accueilli à Paris les deux candidats à l’électionprésidentielle ukrainienne, Petro Porochenko et Vitali Klitchko, les organisateurs firent scander auxparticipants « Gloire à l’Ukraine, Gloire aux héros » sans leur préciser la provenance du slogan10 :de la guérilla de l’UPA de 1943 à la remise au goût du jour par le KUN ou Pravy Sektor11.

Il ne s’agit pas seulement d’un aveuglement volontaire, mais d’une reprise consciente del’historiographie nationaliste. Réagissant à l’annexion de la Crimée et au début de l’agitationséparatiste, Galia Ackerman soutient que la russification de l’est ukrainien est le résultat d’unremplacement de population résultant largement du Holodomor, la famine de 1932-1933 :

« Ces régions de l’Est, qui avaient perdu au total entre 11 et 14 millions d’Ukrainiens[de la famine de 1933 à la fin de la seconde Guerre mondiale], en majoritéukrainophones, furent repeuplées par des Russes envoyés en masse par Staline, avant etsurtout après la Seconde Guerre mondiale, pour participer à l’industrialisation »12.

C’est une fois de plus faire bon marché d’une l’histoire sociale qui montre des régions du sud-est peu densément peuplées encore au début du XIXe siècle et où l’industrialisation attire dès lesannées 1860 essentiellement un exode rural de Russie dans la mesure où la paysannerie ukrainiennerestait plus solidement attachée à la glèbe par un système agraire spécifique13. Dans ces régions, la

9 Discours prononcé par Bernard-Henri Lévy le 2 mars 2014, sur la place du Maïdan, à Kiev, http://laregledujeu.org/bhl/2014/03/03/adresse-au-maidan/.

10 http://www.perspectives-ukrainiennes.org/article-rencontre-avec-deux-candidats-aux-elections-presidentielles-en-ukraine-vendredi-7-mars-2014-a-20h30-122857285.html. Correspondance personnelle avec une participante au meeting, 17 mars 2014.

11 Voir Éric Aunoble, « Luttes politique et lutte symbolique dans l'espace public en Ukraine », http://cvuh.blogspot.fr/2014/03/luttes-politiques-et-lutte-symbolique.html.

12 Galia Ackerman, « Les cendres de l’Holodomor frappent à mon cœur », Libération, 11 mars 2014. http://www.liberation.fr/monde/2014/03/11/les-cendres-de-l-holodomor-frappent-a-la-porte-de-mon-coeur_986245.

13 Bohdan Krawchenko, « Working class », Encyclopedia of Ukraine, Toronto University Press, 1993 ; http://www.encyclopediaofukraine.com/display.asp?linkpath=pages%5CW%5CO%5CWorkingclass.htm. Leonard G. Friesen, Rural revolutions in Southern Ukraine : peasants, nobles, and colonists, 1774-1905, Cambridge Mass., Harvard University Press, 2008. Hiroaki Kuromiya. Freedom and Terror in the Donbas: A Ukrainian- Russian Borderland, 1870s-1990s. New York, and Cambridge, England: Cambridge University Press, 1998. Theodore H. Friedgut, Iuzovka and Revolution : Vol. 1 : Life and Work in Russia’s Donbass, 1869-1924, Princeton: Princeton University Press, 1989.

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russification n’est pas tant le résultat d’une politique soviétique que l’effet du développementimpétueux du capitalisme aux périphéries de l’Europe au XIXe siècle dans une révolutionindustrielle qui a transformé de façon différenciée le statut social des groupes ethniques.

Galia Ackerman évoque tout de même rapidement dans cet article la politique soviétiqued’ukrainisation culturelle des années 1920. Elle ne dit pas qu’elle se doublait dans tout l’est du paysd’une ukrainisation démographique des villes : la proportion d’Ukrainiens passe de 7 à 31 % de1923 à 1933 à Stalino (future Donetsk) et de 21 à 60 % à Lougansk14. C’était une première dansl’histoire du pays, qui avait toujours connu des campagnes ukrainiennes « autochtones » dominéespar des villes « étrangères » (peuplées de Polonais, de Russes et de Juifs). Avant la famine, lacollectivisation forcée initiée par Staline en 1929 avait même eu pour effet d’accentuer cephénomène : au grand dam des autorités, les paysans ukrainiens « dékoulakisés » devenaientmassivement des ouvriers dans le boom de l’industrialisation :

« À votre avis, où sont passés les exploiteurs dékoulakisés de notre arrondissement etdes arrondissements voisins ? Aux Solovki ou dans la taïga, à retourner le fumier dansune exploitation de pauvres ? Détrompez-vous ! La majorité sinon la totalité d’entre euxtravaille maintenant à Kramatorsk ou à Kostiantynivka, dans les usines. Enfin, qu’ilstravaillent, ce n’est pas mal : mais que ce soit dans les usines, et jouissent des droits del’ouvrier d’industrie, voilà qui est mauvais. C’est un grand danger pour la classeouvrière »15.

Les choses ne sont donc pas si simples et l’équation « communisme = russification » estfausse, même si elle s’est imposée dans la vision nationaliste de l’histoire. C’est une des raisonspour lesquelles la mémoire de la période stalinienne est particulièrement clivante d’une régiond’Ukraine à l’autre. Contre le nouveau « roman national », l’Est du pays cultive l’héritage de la« Grande guerre patriotique », tout en étant réticent à politiser le souvenir de la famine16. Enconséquence, répandre au début mars 2014 « les cendres du Holodomor » sur un Donbass quilaissait déjà sourdre sa défiance vis-à-vis de Kiev17, revenait à jeter de l’huile sur le feu.

Il semble d’ailleurs que le principal souci des défenseurs français d’une « Ukraine une,indivisible et libre »18 ne soit pas d’apaiser les tensions internes au pays. Dans le programme d’une« Conférence - débat d’idées » co-organisée à Kiev les 12 et 13 décembre derniers par le Forumeuropéen pour l’Ukraine, on lit :

« D’énormes différences persistent entre l’Est et l’Ouest de l’Ukraine. L’Est secaractérise par une population qui, dans sa très grande majorité, n’a jamais mis les piedsà l’étranger (voire à Kiev). L’économie de l’Est reste dominée par des grandes

14 Terry Martin, The Affirmative Action Empire: Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Ithaca, Cornell University Press, 2001, p. 103. Andreas Kappeler, Petite histoire de l’Ukraine, [1994] Paris, Institut d’Études Slaves, 1997, p. 154.

15 M. Xvyl’ovyj, Po Barvinkivs’komu rajonu (Z bl’oknotu korespondenta), 1930 (reproduit dans Tvory, T. 3, Smoloskyp – Slovo, NY, 1982, p. 486). Phénomène confirmé par Hiroaki Kuromiya, Stalin’s industrial revolution : politics and workers (1928-1932), Cambridge UP, Cambridge, 1988 : p. 236, 302.

16 Ostriitchouk Olha, Les Ukrainiens face à leur passé : vers une meilleure compréhension du clivage Est-Ouest, Bruxelles : Peter Lang, 2013 ; p. 366-367.

17 Piotr Smolar dans Le Monde : « Donetsk à l’heure de la défiance envers Kiev », le 24 mars 2014 ; « Dans l'est de l'Ukraine, des prorusses veulent leur propre révolution », le 9 avril 2014.

18 Discours de Bernard-Henri Lévy du 2 mars 2014, op. cit.

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entreprises gérées souvent comme à l’époque soviétique et où la dépendance desouvriers et des salariés à l’égard des patrons des mines et des usines demeure parfoisentière. Dans un tel contexte, les PME sont sous-developpées, notamment dans leDonbass. »19.

La profession de foi couplant petite entreprise et respect du salarié est bien naïve maisl’association d’une origine géographique sinon ethnique, d’une condition sociale avec la soumissionet le manque d’ouverture au monde est méprisante, voire ignominieuse. Les défenseurs dugouvernement de Kiev devraient plutôt se féliciter que l’existence de liens quasi-féodaux dans l’Estaient permis au milliardaire-gouverneur Kolomoïsky de « tenir » la région de Dnepropetrovsk etd’aligner sur ses deniers personnels des troupes qui résistent aux séparatistes20. Et, si l’Ukraineoccidentale a un tissu plus dense de petites entreprises, les petits patrons « patriotes » de l’Ouestsavent aussi bien que les oligarques de l’Est transformer leur puissance économique en influencepolitique21.

Cette « Conférence - débat d’idées » s’intitulant« Comment déboulonner Lénine dans les têtes desUkrainiens ? » et comptant Stéphane Courtois en invitéd’honneur, on comprend qu’elle avait une viséepolitique, indépendamment de la défense de l’Ukrainecontre les menées russes. L’anticommunisme est uneautre raison de fermer les yeux sur l’extrême-droiteukrainienne et d’en promouvoir le discours historique.Invité par le Forum européen pour l’Ukraine tant àParis22 qu’à Kiev, Volodymyr Vyatrovytch a été nommédirecteur de l’Institut de la mémoire nationale d’Ukraineà la chute de Ianoukovitch. L’institut ukrainien, créé en2004 sur le modèle polonais23, est un « organe central dupouvoir exécutif » qui doit mettre en œuvre « la politiquede l’État de restauration et de préservation de la mémoirenationale du peuple ukrainien ». Sous la rubrique desméfaits du « totalitarisme », il ne vise que le régimesoviétique24 et n’évoque pas l’occupation nazie (une perte de population de 7 à 14 millions depersonnes entre morts et exilés définitifs25).

19 http://institutfrancais-ukraine.com/uploads/files/booklet%20Lenin%20ukr%20A4_FR.pdf. 20 Louis Imbert, « Les subtils équilibres d’Igor Kolomoïski, nouvel homme fort du Sud-Est ukrainien », Le Monde, 21

mai 2014.21 Hélène Richard, « Poursuivre la révolution ou combattre le séparatisme ? Dilemme pour les miliciens ukrainiens »,

Le Monde diplomatique, septembre 2014.22 http://crcuf.fr/evenement/conference-kremlins-information-policy-17122014. 23 https://fr.wikipedia.org/wiki/Instytut_Pamięci_Narodowej. 24 Décret du conseil des ministres du 12 novembre 2014 sur l’Institut ukrainien de la mémoire, §1 et 3.1,

http://www.memory.gov.ua/page/postanova-kabinetu-ministriv-ukraini-pro-zatverdzhennya-polozhennya-pro-ukrainskii-institut-nat.

25 S.V. Kul’čyc’kyj, Û.A. Myŝyk, V.S. Vlasov, Istoriâ Ukraïny, Litera, Kyïv, 2010, p. 405 ; V.V. Petrovs’kij, L.O. Radčenko, V.I. Semenenko, Istoriâ Ukraïny, Xarkiv, Škola, 2008, p. 472.

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Quant à Vyatrovytch lui-même, il dirigeait auparavant le « Centre d’étude du mouvement delibération », organisme associé es-qualité à la conférence26. Ce centre, au statut associatif et nonuniversitaire, place au premier rang du mouvement de libération des organisations ethnicistes etfascisantes comme l’OUN-UPA de Bandera. Toute l’œuvre d’historien de Vyatrovytch est d’ailleursconsacrée au combat de l’OUN-UPA. Si ses deux principaux livres, Les Rapports de l’OUN avecles Juifs : Un positionnement sur fond de catastrophe (2006) et La seconde Guerre polono-ukrainienne, 1942-1947 (2011) ont été reconnus pour leur apport documentaire, il ont été critiquésen raison de leur tentative de nier l’antisémitisme de l’Organisation de nationalistes ukrainiens,ainsi que son rôle d’instigateur dans les massacres de civils polonais en Volynie en 194327.

No pasarán , proclamait Bernard-Henri Lévy ? On appréciera le double retournement quiconsiste à promouvoir la réhabilitation de mouvements fascisants en se réclamant du combat desantifascistes espagnols.

Une russophilie bien française

Les sentiments qu’on conçoit à l’étalage de cettecomplaisance intéressée envers le nationalisme ukrainienne peuvent être endigués que par ceux provoqués à lalecture de la prose pro-Kremlin. Les réseaux françaissoutenant Vladimir Poutine ont fait l’objet de l’attention dela presse à l’automne dernier28. L’étonnement devant lesmoyens mis en œuvre depuis Moscou pour influencerl’opinion montre que les journalistes français neconnaissent pas l’histoire de leur corporation. L’alliancefranco-russe à la fin du XIXe siècle n’avait pas été scelléeque par la création d’un entremet et l’inauguration du pontAlexandre III. En 1923, L’Humanité publiait des extraitsd’archives diplomatiques et policières russes sous le titreL’abominable Vénalité de la presse française29 : certainsorganes de presse avaient bénéficié des largesses desofficines tsaristes.

La défense en France des vertus économiques et politiques de la Russie ne s’expliquait pas

26 http://www.cdvr.org.ua/registration2014. L’organisation défend aussi l’héritage d’organisations ukrainiennes antirusses, comme les fusiliers de la Sitch, bataillon ethnique de supplétifs ukrainiens dans l’armée austro-hongroiseen 1914-1918. Ils étaient commandés par un Habsbourg (cf. Timothy Snyder, Le Prince rouge, Gallimard, Paris, 2013).

27 http://en.wikipedia.org/wiki/Volodymyr_Viatrovych. Les critiques proviennent des historiens les plus reconnus sur ces sujets, par exemple, John-Paul Himka, Per Anders Rudling, Andriï Portnov ou Grzegorz Motyka.

28 Lorraine Millot et Veronika Dorman, « Les sept familles dans la manche du Kremlin », Libération, 24 octobre 2014 ; Anthony Bellanger, « Comment j’ai failli me faire recruter par la propagande pro-Poutine », Les Inrockuptibles, 5 novembre 2014 (http://www.lesinrocks.com/2014/11/05/actualite/comment-jai-failli-faire-recruter-propagande-russe-11533833/) ; Gaïdz Minassian, « Les réseaux français de Poutine : une intelligentsia hétéroclite », Le Monde, 18 novembre 2014.

29 Repris et complété en volume à la Librairie du Travail en 1931, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k83024b/f2.image.

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seulement par la corruption30. Les appétits économiques de la classe dirigeante et les intérêtsdiplomatiques de l’État motivaient largement le tropisme russe des élites françaises ; tropisme quine se démentirait pas – bien au contraire – à mesure que la France devenait une puissance de secondrang, obligée de se contenter des restes des grands marchés et de profiter des rivalités entre« Grands » pour se faire entendre. De Gaulle, après avoir été volontaire auprès de l’armée polonaisecontre l’Armée rouge en 1920, verrait dans la Russie (il mettait un point d’honneur à ne pas direURSS) un contrepoids utile à l’influence américaine31. Le rapprochement avait été spectaculairedans les années 1960 et devait également favoriser des relations économiques fructueuses avecl’URSS32. En 1981 encore, le candidat Mitterrand qualifiait le président de droite Giscard d’Estaingde « petit télégraphiste » de Moscou33.

Le soutien de l’État français à la Russie est donc une tradition séculaire qui n’a pas commencéavec le contrat de vente des navires de combat Mistral. C’est une constante de milieuxconservateurs privilégiant sans scrupules l’intérêt de l’État et considérant que la stabilitéinternationale dépend moins du respect des frontières que du poids respectif des acteurs censésl’assurer. Dans ce cadre de pensée, Vladimir Poutine est la divine surprise qui semble incarner laprophétie de De Gaulle en 1920 : « Le bolchevisme ne durera pas éternellement en Russie. Un jourviendra, c'est fatal, où l'ordre s'y rétablira et où la Russie, reconstituant ses forces, regardera denouveau autour d'elle »34. Oui, l’ordre a été rétabli et la Russie regarde désormais autour d’elle !

La russophilie n’a pas toujours prévalu dans les cercles dirigeants français et ils peuventregarder à certains moments plus vers l’ouest que vers l’est pour s’en remettre à un atlantismesouvent mieux défendu au Parti socialiste. Au début de la crise ukrainienne, le soutien à la Russieétait d’ailleurs minoritaire même à droite et largement cantonné au Front national35. Les récentesavances de François Fillon et Nicolas Sarkozy vis-à-vis de Vladimir Poutine36 indiquent qu’un ventd’est souffle de nouveau sur la droite « classique ». On peut y voir l’influence d’individus évoluantentre des publications de droite radicales et Le Figaro, écrivant dans des revues aux prétentionsacadémiques comme sur des sites militants37. Mais, sur le fond quelque chose a bougé dans

30 Martin Marc, « Retour sur ‘‘l'abominable vénalité de la presse française’’ », Le Temps des médias, 1/ 2006 (n° 6), p.22-33, www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2006-1-page-22.htm.

31 Frédéric Guelton, « Le capitaine de Gaulle et la Pologne (1919-1921) », in Charles de Gaulle, la jeunesse et la guerre 1890-1920 [Colloque], Plon, 2001 ; http://www.charles-de-gaulle.org/pages/l-homme/dossiers-thematiques/1890-1940-la-genese/la-grande-guerre/analyses/le-capitaine-de-gaulle-et-la-pologne.php. Dossier « DeGaulle et l’URSS », http://www.charles-de-gaulle.org/pages/l-homme/dossiers-thematiques/de-gaulle-et-le-monde/de-gaulle-et-lrsquourss.php.

32 Hubert Bonin, « L’émergence de la coopération industrielle, bancaire et commerciale franco-soviétique dans les années 1960 », dans Maurice Vaïsse (dir.), De Gaulle et la Russie, Paris, CNRS Éditions, 2006, p. 229-252, boninhub.free.fr/files/documents/banques%20et%20russie.doc.

33 Émission Cartes sur Table du 16 mars 1981 sur Antenne 2.34 Cité par Frédéric Guelton, op. cit.35 Voir sur le site Sputnik/La Voix de la Russie les prises de position de Marine Le Pen

http://fr.sputniknews.com/french.ruvr.ru/news/2014_04_12/Marine-Le-Pen-est-favorable-a-la-federalisation-de-l-Ukraine-9357/, http://fr.sputniknews.com/french.ruvr.ru/news/2014_06_01/LEurope-est-responsable-de-la-crise-en-Ukraine-Marine-Le-Pen-4473/.

36 Benoît Vitkine, « Crise ukrainienne : Nicolas Sarkozy reprend la rhétorique du Kremlin », Le Monde, 9 février 2015. « Quand François Fillon ‘‘félicite’’ François Hollande », Le Monde, 11 février 2015. Galia Ackerman, Alain Besançon, Boris Najman, Philippe de Lara, Philippe Raynaud, Philippe de Suremain, Françoise Thom, « La droite française est devenue l’agent d’influence de Vladimir Poutine », Le Monde, 16 mars 2015.

37 Voir Hadrien Desuin, « Ukraine : non, Poutine ne veut pas reconquérir l’Europe de l’est », Le Figaro, 11 février

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l’establishment.

À cet égard, l’évolution de l’historienne et académicienne Hélène Carrère d’Encausse estinstructif. En septembre, elle renvoyait dos à dos les présidents Porochenko et Poutine dans leurobstination. « Si cela n'était pas tragique, le conflit entre l'Ukraine et la Russie ressemblerait à unebataille de gamins qui ne savent plus s'arrêter ». D’après elle, l’Europe devait, en concertation avecla Russie, tenter de « sauver l'unité de l'Ukraine, l'existence même de l'Ukraine étant menacéeaujourd'hui de dislocation »38. Quatre mois plus tard, dans ses dernières interviews, elle rejette plusclairement la responsabilité de la crise sur l’Union européenne : « Depuis la révolution orange de2004, l’Europe s’est complètement trompée. La Commission européenne a mal travaillé. (...) Elle atraité avec l’Ukraine mais pas avec la Russie »39. Dans un même mouvement, elle réévalue lepersonnage de Vladimir Poutine :

« On présente Poutine en dictateur, chauvin, pétri d'idées extrêmes - eurasisme deDouguine…-, c'est excessif. Le président russe a fait des études supérieures, il estfasciné par l'histoire, surtout celle du passé russe découverte après la chute en 1991 del'URSS. Poutine est avant tout un patriote fervent. Il veut que son pays qui a une trèsgrande histoire et une très grande culture soit reconnu comme tel, ce n'est pas toujoursle cas »40.

Le président russe est passé du statut de sale gosse à celui d’homme de haute culture car laréalité du rapport de force militaire et diplomatique pousse à renouer avec la Russie, realpolitikoblige. Ces atermoiements se retrouvent au niveau de l’État : valse-hésitation autour des navires decombat Mistral de peur de fâcher définitivement la Russie et de perdre 1,2 milliard d’euros ; soutiende l’ambassade de France à Kiev à la conférence « Comment déboulonner Lénine » afin desatisfaire les Ukrainiens au prix de quelques centaines d’euros...

Misère de l’antilibéralisme

Les partisans de Kiev et ceux de Moscou ne s’opposent pas seulement sur l’interprétation deévénements mais aussi sur un point idéologique : la question de l’État. L’équipe de La Règle du jeuassume son libéralisme ; Laurence Parisot a récemment appelé à être « Tous unis derrièrel’Ukraine » alors qu’au Cercle des libéraux Alexandre Melnik s’en prenait à « Une France pro-Poutine »41. La tradition conservatrice et/ou gaullienne des pro-russes est nettement plus étatiste. Or,en ces temps de crise du capitalisme, la défense du rôle de l’État est une passerelle entre unecertaine droite et une certaine gauche. C’est précisément à cet endroit qu’on trouve Jacques Sapir.

Spécialiste de l’URSS puis de la Russie, c’est un esprit brillant et original. Dans les années1980, la lecture de Travail et travailleurs en URSS42 ouvrait des horizons à qui s’intéressait à la

2015. Hadrien Desuin écrit également dans Causeur (http://www.causeur.fr/author/hadriendesuin#), Conflits (http://www.revueconflits.com/les-auteurs/) et Les Nouvelles de France (http://www.ndf.fr/author/hadrien-desuin#).

38 Hélène Carrère d'Encausse : «Poutine et Porochenko ne savent plus s'arrêter», Le Figaro, 2 septembre 2014. 39 Hélène Carrère d'Encausse : « Sur l’Ukraine, l’Europe s’est complètement trompée », La Tribune de Genève, 20

janvier 2015.40 Hélène Carrère d'Encausse : « Cessons de juger Poutine à l'aune de nos critères », Le Figaro, 5 février 2015.41 http://www.europe1.fr/mediacenter/emissions/laurence-parisot/sons/le-parti-pris-de-laurence-parisot-tous-unis-

derriere-l-ukraine-2379927. http://www.lecercledesliberaux.com/?p=11488. 42 La Découverte, Paris, 1984.

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société soviétique hors des discours propagandistes pro ou contra. Dans les années 1990, alors quela majorité des chercheurs se conformaient avec enthousiasme au schéma de la transitioninéluctable vers le marché et la démocratie tout en se félicitant du triomphe des nations issues de ladislocation de l’URSS, les recherches de Jacques Sapir sur la persistance des structuresbureaucratiques montraient les ressorts cachés d’une évolution économique de la Russie qui nesuivait pas la courbe prévue à l’ouest43. Jacques Sapir n’était pas le seul chercheur à faire ce constat,mais contrairement à d’autres44, il ne s’attristait pas de la défaite du capitalisme libéral en Russie.

Après avoir constaté l’impasse où l’économie de marché avait mené la Russie, il n’y avait pasde fatalité à se réjouir de l’instauration d’un capitalisme autoritaire sous Vladimir Poutine. Mais,outre son expérience de terrain en Russie, Jacques Sapir intervenait dans un débat français où lacritique du libéralisme débridé prenait le plus souvent l’aspect d’une mise en cause de l’Europe etd’un soutien à l’État-nation interventionniste en économie. Là encore Vladimir Poutine semblaitrépondre à des préoccupations françaises. Il semble que Jacques Sapir en ait récemment tiré laconclusion – assez logique – du souverainisme et ait évolué de plus en plus vers la droite45.

La critique qu’il peut faire du nouveau pouvoir de Kiev condense son parcours en mélangeantainsi des considérations politiques (dénonciation du danger de l’extrême droite nationaliste46),économiques (critique de l’orientation libérale pro-européenne47) et géopolitiques. C’est sur cedernier point que le bât blesse le plus.

« Il faut aussi penser au statut de l’Ukraine elle-même. Là, nous avons une contradictionentre le principe de souveraineté, que nul ne veut remettre en cause, et la réalitégéopolitique. On comprend qu’une Ukraine militairement hostile à la Russie est unemenace directe pour cette dernière. Mais, l’Ukraine ne peut fonctionneréconomiquement sans la Russie. Et là se trouve sans doute la solution. L’Ukraine doitvolontairement accepter un statut de neutralité, que ce soit par rapport à une alliancemilitaire (comme l’OTAN) ou dans des relations économiques (tant par rapport à l’UEqu’à l’Union Eurasienne) »48.

On voit que la géopolitique donne à l’analyste qui dissèque les tensions sur la planètel’illusion grisante de les contrôler et d’être ainsi le vrai maître du monde. L’intellectuel joue àl’homme d’État et on sait à quel point les hommes d’État font cas des petites gens ! Avec l’ivressede la toute puissance, l’intellectuel sort facilement de son domaine de compétence pour donner unavis définitif sur les sujets les plus divers. On découvre ainsi que Jacques Sapir est également unexpert en balistique : analysant trajectoires et projectiles, il peut prouver que le vol MH17 a étéabattu par les Ukrainiens et que le meurtre de Boris Nemtsov relève d’une mise en scène49.

43 Le Chaos russe, La Découverte, Paris, 1996.44 Cf. Marie Mendras, Comment fonctionne la Russie ? Le politique, le bureaucrate et l’oligarque, Paris,

CERI/Autrement, 2003. Sa longue déception vis-à-vis de la tournure des événements à Moscou l’a finalement conduite à prendre position pour le nouveau pouvoir de Kiev en niant l’existence d’une guerre civile pour ne voir qu’une agression russe (Marie Mendras, « Position. Défendre l'Ukraine », Esprit, 2014/12 Décembre, p. 5-8).

45 http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Sapir. 46 Jacques Sapir, « Peut-on sauver l’accord de Minsk? », 14 février 2015, http://russeurope.hypotheses.org/3448. 47 Jacques Sapir, « Ukraine and the EU », 3 juillet 2014, http://russeurope.hypotheses.org/2512. 48 Jacques Sapir, « Moscou, Munich et Minsk », 8 février 2015, http://russeurope.hypotheses.org/3413. 49 Jacques Sapir a écrit cinq billets sur le MH17 qu’on trouve facilement grâce au moteur de recherche de son site. Sur

Nemtsov, « Assassinat à Moscou », 1er mars 2015, http://russeurope.hypotheses.org/3509.

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Parti du constat des dégâts provoqués par l’effondrement d’une économie planifiée dans uncadre supranational, Jacques Sapir prend aujourd’hui résolument position dans des rivalitésnationales. Le fait que son analyse soit relayée à la gauche de la gauche50 n’enlève rien à sonpositionnement conceptuel. En promouvant l’alliance franco-russe, il est peut-être l’homme de 1914et mais sûrement pas celui de 1917 !

* * *

C’est en fait l’ensemble du débat sur l’Ukraine en France qui se joue sur la droite del’échiquier. Politiquement, on a le choix entre la promotion d’une démocratie libérale, dont on saitqu’elle se joue sans la participation de la masse pauvre de la population, et celle d’un régimeautoritaire et paternaliste qui ne s’occupe des classes populaires qu’afin de les embrigader.Diplomatiquement, c’est l’alternative entre un européisme atlantiste de guerre froide et uneurasisme de sinistre ascendance51, quels que soient ses oripeaux contemporains. Économiquement,dans une Ukraine qui connaît une récession dramatique, les aides promises de part et d’autres onttoujours été conditionnées à la docilité politique attendue par le prêteur et les Ukrainiens paierontleur gaz de plus en plus cher, que ce soit pour complaire au FMI ou pour satisfaire Gazprom.

L’affrontement peut paraître d’autant plus absurde que les rhétoriques des pro-ukrainiens etdes pro-russes sont finalement très proches : une nation qui a subi des torts dans l’histoire doit enobtenir la réparation et ceux qui s’y emploient ne sont pas des nationalistes mais des patriotes ; unroman national est nécessaire (fût-ce dans sa version la plus rétrograde) pour souder le pays contrel’ennemi et tourner définitivement la page du communisme honni.

Il est un autre point commun entre les uns et les autres, dans la posture de l’intellectuel cettefois. Tous entendent trouver l’oreille des gouvernants français et conseiller le pouvoir pro domo. Ilsse vantent de leur influence52 et donnent des bons points aux grands de ce monde quand les actionsde ceux-ci rejoignent leurs analyses53. Dans une crise ukrainienne qui ensanglante déjà l’Europe, ontrouve de part et d’autre de bonnes âmes qui soutiennent ou souhaitent des livraisons d’armes54.

Notons encore que les défenseurs du principe d’indépendance nationale (soit contrel’ingérence américano-européenne soit contre l’immixtion russe) communient dans une touchanteunanimité quant au droit de la France à intervenir en Afrique55. Ce consensus impérialiste est sans

50 Voir par exemple Jacques Sapir, « Interview pour Solidarité Etudiante (Amiens) », 30 août 2014, http://russeurope.hypotheses.org/2732.

51 Voir les articles de Marlène Laruelle disponibles sur persee.fr : « Lev Nikolaevič Gumilev (1912-1992) : biologisme et eurasisme dans la pensée russe », Revue des études slaves, Tome 72, fascicule 1-2, 2000, pp. 163-189 ;« Les idéologies de la ‘‘troisième voie’’ dans les années 1920 : le mouvement eurasiste russe », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n°70, avril-juin 2001, pp. 31-46 ; « Alexandre Dugin : esquisse d'un eurasisme d'extrême-droite enRussie post-soviétique », Revue d’études comparatives Est-Ouest, Volume 32, 2001, n°3, pp. 85-103.

52 Ackerman, « Un homme peut-il changer l’Histoire ? », op. cit.53 Hélène Carrère d’Encausse, Le Figaro, 5 février 2015, op. cit. « La droite française est devenue l’agent d’influence

de Vladimir Poutine », art. cit.54 Jacques Sapir, « Mistral Perdant », 3 septembre 2014, http://russeurope.hypotheses.org/2772. Marie Mendras,

« Position. Défendre l'Ukraine », Esprit, 2014/12 Décembre, p. 855 On se souvient de l’engagement de BHL pour une intervention en Libye contre Kadhafi

(http://laregledujeu.org/2011/03/24/5200/sarkozy-kadhafi-la-libye-et-bernard-henri-levy/). Après l’attentat contre Charlie Hebdo, Jacques Sapir parle de « la France terre d’adoption devenue patrie et pour laquelle (...) sont morts » des soldats d’origine étrangère (« Les leçons d’un massacre », 8 janvier 2015, http://russeurope.hypotheses.org/3253).

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doute un gage d’employabilité : au gré de leurs louvoiements diplomatiques, les autorités de laRépublique pourront utiliser les uns ou les autres pour mettre en musique le couplet du jour surl’Ukraine car nos maestros sont « tous d’excellents Français », des éléments loyaux sur lesquelsl’État peut compter.

Ce rapport aux « périphéries » doit égalementfaire réfléchir au regard porté sur les Russes ou lesUkrainiens. Ceux qui défendent le droit desUkrainiens à s’affirmer nationalement, voudraient-ilspour eux-mêmes la tutelle d’un ministre del’éducation passé par un groupe d’extrême-droitepara-militaire56 ? Ceux qui défendent la Russie etl’étudient souvent dans le cadre de projetsinternationaux aimeraient-ils devoir justifier de leursfinancements pour éviter l’étiquette « d’agents del’étranger » ? Les uns ou les autres seraient-ils à l’aiseen compagnie des héros de la lutte, membres desbataillons Azov ou Vostok ? Sûrement non. S’ilspeuvent peut-être justifier le contrôle sur la vieintellectuelle et la présence sur le devant de la scènede chiens de guerre, c’est seulement pour leurs« amis » de l’est.

Si les Ukrainiens et les Russes sont vraimentnos amis, pensons plutôt à ces hommes qui, à l’ouestcomme à l’est de l’Ukraine, évitent l’embrigadementpour le compte d’une « république populaire » ou d’une « nation indivisible ». Pensons plutôt à cesfemmes qui luttent contre la mobilisation de leurs maris et fils pour « l’Opération antiterroriste » ouà celles qui, en Russie, se battent pour obtenir leur rappel57. Ce sont leurs semblables qui arrêtèrentla guerre à l’est et provoquèrent la chute de trois empereurs il y a un peu moins de cent ans.

56 Serhiï Kvit, ministre de l’Éducation, est un ancien membre de Tryzub im. S. Bandery, (le Trident – Bandera) où il cotoyait Dmytro Iaroch, le fondateur de Pravy Sektor, dont il est toujours proche (http://en.wikipedia.org/wiki/Serhiy_Kvit).

57 Voir http://korrespondent.net/ukraine/events/3473518-v-kramatorske-zhenschyny-vyshly-na-mytynh-protyv-mobylyzatsyy (vidéo) ; https://www.facebook.com/dmitry.tymchuk/posts/624349777693681 (en russe). Hélène Prudhon, « Les mères de soldats russes démentent par les faits la version du Kremlin », Le Monde, 4 septembre 2014. Veronika Dorman, « En Russie, une guerre ‘‘qui n’existe pas’’ », Libération, 5 février 2015.

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