représentation et communauté: sur thomas hobbes

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REPRÉSENTATION ET COMMUNAUTÉ Sur Thomas Hobbes Philippe Crignon Centre Sèvres | « Archives de Philosophie » 2005/3 Tome 68 | pages 493 à 524 ISSN 0003-9632 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2005-3-page-493.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Philippe Crignon, « Représentation et communauté. Sur Thomas Hobbes », Archives de Philosophie 2005/3 (Tome 68), p. 493-524. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.208.70.178 - 21/07/2016 23h03. © Centre Sèvres Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.208.70.178 - 21/07/2016 23h03. © Centre Sèvres

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REPRÉSENTATION ET COMMUNAUTÉ Sur Thomas HobbesPhilippe Crignon

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2005/3 Tome 68 | pages 493 à 524 ISSN 0003-9632

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2005-3-page-493.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Philippe Crignon, « Représentation et communauté. Sur Thomas Hobbes », Archivesde Philosophie 2005/3 (Tome 68), p. 493-524.--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Représentation et communautéSur Thomas Hobbes

P H I L I P P E C R I G N ON

Paris VIII

Nous voudrions proposer ici des analyses qui prennent sens au sein d’unchantier plus vaste qui a pour objet le nœud du corps et de la figure. Ce quiest apparu alors est que le « corps » n’a de signification qu’historique: sôma,chair, organisme, corps propre, etc. ; à chaque fois, c’est une figure particu-lière qui donne au corps ses moyens d’existence et d’expérience. Qui plusest, la manière dont le corps se manifeste paraît profondément liée au sensmême de la manifestation, à ce que pour une époque « se produire » veut direet à ce que les images peuvent être. Il est ainsi apparu nécessaire de reposerla question « polyédrique » (Derrida) de la « représentation » en son triplesens esthétique, métaphysique et politique 1. Pour le dire frontalement, cequi importe ici, c’est l’unité du concept et sa signification fondamentale –mais aussi paradoxale – pour notre modernité. Comment, pour nous moder-nes, la politique a-elle été métaphysique et comment aussi la métaphysiquea-t-elle été politique, c’est ce que nous souhaitons interroger maintenant àtravers Hobbes. Peut-être comprendra-t-on à cette occasion quel rôle centraljoue le corps. Commençons du moins par dire ceci: parler de « corps politi-que » – comme le fait Hobbes après bien d’autres – n’implique en soi aucunschéma organiciste de la collectivité. Mais plutôt que le corps humain, fût-ilindividuel, est d’emblée politique et institutionnellement chevillé aux autres.

La pensée politique de Hobbes se déploie dans ces trois traités que sontles Elements of Law (1640), le De Cive (1642) et le Leviathan (1651). Leurpropos, leur méthode et leur ordre sont à ce point semblables que l’on esttenté d’y voir une forme intellectuelle de bégaiement, une série d’essais quicherchent à se saisir, à la faveur d’un élan réitéré. Il s’agirait presque d’uneforme contractée de « répétitions » au sens heideggérien du terme, c’est-à-dire de reprises à un niveau plus originel d’un même questionnement fon-dateur. Le Leviathan, à cet égard, est le plus abouti parce que le plus radi-

1. Nous nous permettons de renvoyer à ce que nous avons développé dans « Figuration,Emmanuel Levinas and the Image », Encounters with Levinas, éd. T. Trezise, Yale FrenchStudies, n° 104, 2004, et dans « Descartes et le paradoxe de la représentation », Qu’est-ce qu’unappareil?, éd. Cl. Amey, J.-L. Déotte, Paris, La Dispute, 2005.

Archives de Philosophie 68, 2005

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cal. Mais il n’est pas pour autant l’accomplissement définitif et complet dela pensée hobbesienne. Au fait, il reste lui aussi – et peut-être lui surtout –travaillé par ses propres paradoxes, précisément parce que ces paradoxes, ilse les est appropriés. Qu’on ait pu y lire une préfiguration du totalitarismecomme la forme la plus sèche de démocratie met assez en garde contre lavolonté de dégager une « nouvelle interprétation » du texte. Cela nous rap-pelle plutôt son statut remarquable: le Leviathan délivre sans doute moinsune théorie qu’il ne pose les conditions a priori de la politique moderne (etnotamment dans son opposition inédite démocratie-totalitarisme).

Comme on le sait, ce n’est que dans son dernier traité que Hobbesconstruit, dans un chapitre fameux, toute une théorie de la représentation.Elle est corrolaire du concept d’autorisation et permet de comprendre, ànouveaux frais, la relation du peuple à son souverain. Notre hypothèse estqu’il trouve là un « concept » fondamental, la clé de voûte de son édifice ou,pour user d’une terminologie mécaniste chère à Hobbes, la pièce majeureque sa pensée attendait pour œuvrer. Tout se passe en effet comme si lesdeux premiers traités avaient tâché en vain de formuler ce qui les fonde. Ilsprésentent un ensemble de principes et de conclusions, sans trouver les ter-mes qui les valideraient. C’est la raison pour laquelle les trois essais deHobbes ne forment pour ainsi dire qu’un seul et même ouvrage expérimen-tal, polarisé par ce qui ne se dégagera qu’à la fin comme « représentation ».A la façon d’un palimpseste, il recommence chaque fois, dans une partieanthropologique, par exposer la nature humaine, avant d’en tirer les consé-quences politiques. Or c’est ce passage, de l’homme naturel à l’homme arti-ficiel qu’est l’Etat, qui demande à être repris, passage qui ne se réduit pas àune convention, mais qui doit dessiner la figure de l’être-ensemble parlaquelle l’époque moderne a été déterminée.

Il faut pourtant se garder d’une perspective doublement téléologique quiverrait dans la politique la fin d’une anthropologie, et dans le Leviathanl’achèvement de la doctrine hobbesienne. Malgré ce qu’annonce Hobbes,celle-ci n’est pas une pure et simple construction théorique, bâtie sur desfondements assurés et érigée dans un défi quasi babélien. On notera ainsique l’insécurité naturelle de l’homme – qu’il s’obstine tellement à dépasser– sert de repoussoir sur un mode trop obsessionnel pour ne pas hanter l’Etatcivil. Peut-être bien que l’Etat moderne n’est pas la résorption de l’insécu-rité mais au contraire sa représentation. C’est pourquoi le Leviathan est sansdoute un ouvrage fondateur: par un geste (et un geste est toujours alogique),il institue la forme a priori de toute institution moderne. Ce n’est pas tantle matérialisme, ou le nominalisme, ou le prétendu « théisme » de Hobbesqu’il faudrait lire dans cet ouvrage que l’efficace d’une nouvelle figure de lapensée politique – de la pensée tout court – qui serait celle de la représen-tation.

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C’est donc le travail de reprise qu’il conviendra d’examiner avant tout;il éclairera en effet les lignes d’élaboration qu’aura dû suivre Hobbes. Onconstate alors que deux différences s’accusent au fur et à mesure de ses tra-vaux. La première concerne la formulation du pacte d’association. Laseconde engage la place réservée à la religion. Nous examinerons ce pointplus tard ; disons simplement en provision que ce qui nous intéresse à cesujet est le fait que, d’un ouvrage à l’autre, Hobbes étend de façon considé-rable ses analyses de la république ecclésiastique. Là où les Elements of Lawse contentent d’articuler « la nature humaine » à la « loi politique », le De Civeprésente déjà un ordre tripartite en faisant un sort particulier à « la religion »;enfin le Leviathan ajoutera encore, après une longue section sur « la répu-blique chrétienne », une autre consacrée au « royaume des ténébres » : cesdeux dernières parties formant exactement la moitié de l’ouvrage, commeon l’oublie le plus souvent 2. Qu’il ait paru inévitable à Hobbes de revenirtoujours plus sur la question chrétienne doit répondre au sens et à la portéede sa philosophie politique. La nécessité de ces développements n’apparaî-tra qu’après avoir examiné ce qu’il en est, au fond, du « corps politique » sousle régime de la représentation.

La politique reconduite à sa métaphore

En un sens, tout ou presque est déjà contenu dans les Elements of Law :les facultés de l’homme, sens, imagination, entendement, y sont étudiées,de sorte que Hobbes peut vite poser le principe d’une égalité naturelle entreles hommes et par là même, la question du droit. La proposition selonlaquelle « l’état des hommes selon cette liberté naturelle est l’état de guerre »se trouve au chapitre XIV. Par un acte qui n’est donc pas naturel mais quipourtant obéit à la loi naturelle de la conservation, l’homme sort de cet étatde nature pour constituer un « corps politique » paisible ou du moins paci-fié. Cet acte de naissance est conçu de prime abord comme soumission de savolonté propre à celle du souverain. Il consiste en l’abandon de son droit 3,dans le « dessaisissement » de sa volonté 4. Ce pacte de soumission n’engage

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2. Les Elements of Law n’ont pas été publiés intégralement du temps de Hobbes mais lesdeux parties ont circulé séparément sous les titres On Human Nature et De Corpore Politico.Le De Cive est structuré en trois parties (I: Liberty, II: Dominion, III: Religion). Le Leviathanen a quatre: I. Of Man, II : Of Common-wealth, III : Of a Christian Common-wealth, IV: Ofthe Kingdome of Darknesse.

3. « Un précepte de la loi de nature est par conséquent celui-ci : Que tout homme sedépouille (divest) du droit qu’il a par nature sur toutes les choses », Eléments de la loi natu-relle et politique, trad. D. Weber, Paris, Livre de Poche, 2003, p. 184.

4. Ibid. p. 223.

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donc à rien de plus qu’à un renoncement; il n’oblige qu’à ne pas résister 5.Tel est le paradoxe de l’obéissance qui se traduit par un « se-laisser-gouver-ner » plutôt que par une participation active de chacun à la paix civile. Onvoit pourtant Hobbes aspirer à une forme plus dynamique d’engagementlorsqu’il dit que « l’union [est] l’implication ou l’inclusion des volontés deplusieurs dans la volonté d’un seul homme […] ou d’un seul conseil » 6. Maispour Hobbes, chez qui la méfiance des mots vides régule toujours sévère-ment le travail de la pensée, la notion d’ « implication » ou d’ « inclusion » devolontés dans une autre est de facto rejetée. La formule, en effet, est méta-phorique et sans rigueur: on ne peut vouloir par un autre, on peut tout auplus accepter de suivre par principe la volonté d’un autre : « bien que lavolonté d’un homme, qui n’est pas volontaire, mais qui est le commence-ment des actions volontaires, ne soit pas sujette à délibération et à conven-tion, néanmoins, lorsqu’un homme fait la convention d’assujettir sa volontéau commandement d’un autre, il s’oblige à ceci, qu’il abandonne sa force etses moyens au profit de celui envers qui il fait la convention d’obéir. » 7

L’inclusion des volontés se réduit à un transfert des forces.Métaphore pour métaphore, le gain est pauvre, car qu’entend-on par

« transfert » de forces? Celles que je possède naturellement ne sont miennesque par leur dépendance à cette volonté dont Hobbes vient justement de direqu’on ne peut l’abandonner. En conséquence, il n’est pas possible de trans-mettre, au sens propre, ses forces à autrui. Hobbes se corrige donc à nou-veau: « et parce que nul ne peut réellement transférer sa propre force à unautre, ou cet autre la recevoir, il faut comprendre que transférer sa puissanceet sa force n’est pas autre chose que de se défaire (lay by) ou se dessaisir(relinquish) de son droit propre de résister au bénéficiaire du transfert. » 8

De toutes les formules présentes dans les Elements, celle-ci est la seule quisoit en l’état recevable : mais on est revenu à une conception minimale dupacte au nom, souvenons-nous en, d’un refus de la métaphore.

Cette théorie de l’Etat comme non-résistance des membres au souverainest confirmée et développée par le De Cive, à ceci près qu’il plaidera avec

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5. « Un corps politique […] devrait être assisté par les membres, chacun à sa place, ou, àtout le moins, devrait ne pas être empêché par leur résistance. Car autrement, le pouvoir d’uncorps politique (dont l’essence est la non-résistance des membres) est nul et un corps politiquen’est d’aucun bienfait », ibid., p. 238-239.

6. Ibid., p. 222. Voir aussi p. 168 où il promet de montrer « comment cela est possible ».Mais cette possibilité n’est justifiée nulle part.

7. Ibid., p. 223: « And though the will of man, being not voluntary, but the beginning ofvoluntary actions, is not subject to deliberation and covenant; yet when a man covenanteth tosubject his will to the command of another, he obligeth himself to this, that he resign hisstrength and means to him, whom he covenanteth to obey », Elements of Law, éd. Tönnies,Londres, Frank Cass, 2e édition 1969, p. 103-104.

8. Ibid., p. 224.

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plus d’énergie en faveur d’un transfert « réel ». C’est pourquoi le De Civeaccentue très nettement la teneur juridique du pacte d’association puisquece n’est ni la volonté ni la force qui peuvent se transmettre mais seulementle droit (jus) que chacun a sur cette force 9. Si la thèse du transfert y gagneen légimité, Hobbes s’enferre en réalité d’autant plus dans une voie qui seconcilie mal avec le sens de sa tentative. Il maintient plus que jamais l’exté-riorité des sujets au souverain et ne peut aller au-delà de leur non-résistance.La puissance souveraine demeure limitée, en puissance, c’est-à-dire en elle-même, par la force individuelle des sujets : il suffit qu’un homme décide derompre son contrat pour qu’elle se heurte à son droit naturel. Or une telledécision reste, en l’état de la théorie, possible et l’érection d’une autoritépolitique s’en trouve fragilisée: ou, ce qui est à peu près la même chose, niée.

Hobbes avait en effet rappelé combien le simple consentement entre plu-sieurs hommes ne pouvait suffire à créer un Etat civil 10. Quand bien mêmeil durerait, il lui manquerait la garantie de sa pérennité. C’est pourquoi ildistingue du consentement, toujours précaire, l’union, qui est le gage de laconcorde civile. On trouve ici la première équivalence manifeste entre l’en-treprise cartésienne et la démarche de Hobbes. Chez l’un comme chez l’au-tre la sécurité, la certitude, l’assurance sont les motifs affichés; et comme onsait, ils auront déterminé et déterminent encore le sens métaphysique et poli-tique de notre époque. De même que, chez Descartes, la vérité est devenuecertitude, chez Hobbes l’Etat civil, c’est-à-dire la paix, se définit non pascomme l’absence de conflit ouvert, mais comme son impossibilité : partoutoù l’on peut soupçonner l’éventualité de nuire, il y a guerre. Ce qui la carac-térise n’est donc pas l’affrontement mais la défiance. Voilà pourquoi la paixne peut se définir que négativement, comme ce qui reste quand tous les dou-tes sont vaincus: « the time which is not war is PEACE » 11. Descartes ne disait

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9. De Cive, trad. S. Sorbière, Paris, Flammarion, 1982, p. 144. Hobbes réécrit en fait lepassage déjà cité des Elements en y introduisant une correction que nous soulignons: « thoughthe will itself be not voluntary, but only the beginning of voluntary actions; (for we will not towill, but to act) and therefore falls least of all under deliberation, and compact; yet he who sub-mits his will to the will of another, conveys to that other the right of his strength, and facul-ties » (traduction anglaise de 1651). Voir également, trad. fr. p. 103, 104, 165.

10. « Le consentement […] ne constitue pas une sécurité suffisante pour la paix communede ces hommes, sans l’érection de quelque pouvoir commun, par la crainte duquel ils peuventêtre contraints à la fois de maintenir la paix parmi eux et de joindre leurs forces contre unennemi commun. », El., trad. p. 222.

11. El., p. 180; De Cive, p. 99 (« le reste du temps est ce qu’on nomme la paix »), Leviathan,éd. Macpherson, Pelican Books, 1968, p. 186: « So the nature of War, consisteth not in actuallfighting; but in the known disposition thereto, during all the time there is no assurance to thecontrary. All other time is PEACE ». C’est de manière analogue que Descartes décide de rejeter« comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voirs’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubita-ble », Discours de la méthode, Œuvres philosophiques, éd. Alquié, Paris, Bordas, 1988, t. I, p. 602.

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pas autre chose lorsqu’il déterminait la vérité comme résidu de tous les dou-tes. Il nous faudra donc prêter attention à cet étrange accord, par dessus lesdivergences, entre les deux philosophes, accord dont on aura intérêt égale-ment à examiner les conditions de possibilités.

La sécurité que recherche Hobbes est censée se traduire par une vérita-ble « union » de tous sous la volonté du souverain. Le problème, nous l’avonsvu, est qu’envisager le pacte comme promesse 12 de ne pas résister ne répondpas à cette exigence. En réalité, Hobbes en convient puisqu’il ajoute que cha-cun doit être tenu par la terreur (terror en latin comme en anglais) de la puis-sance souveraine 13. Mais la contradiction est inévitable: seule une puissanceterrible peut garantir et pérenniser la paix, ce qui suppose qu’elle soit consti-tuée des forces individuelles. Or la théorie de la non-résistance exclut cettesolution.

L’union à laquelle il parvient, pour l’instant, ne compose pas une puis-sance réelle: ce ne sont pas les forces que l’on transfère, avons-nous dit, maisle droit que chacun a sur ses forces. Ce qui en résulte est donc une unionjuridique, une union de transfert ou de trans-port, une union méta-phori-que en tous les sens du terme. C’est ainsi que malgré sa critique constantede la rhétorique et sans doute contre tout espoir, Hobbes ne parvient pas,dans son premier traité, à concevoir le « corps politique » de l’Etat ou sa « per-sonne civile » autrement que comme des métaphores. Ici se trouve l’échecréel de son entreprise : à son corps défendant, un trope, une figure circuledans l’ouvrage et rend indécis le statut final de l’union civile. L’image ducorps et de la personne vient toujours asseoir précipitamment cette union aufond introuvable. Précipitamment : c’est-à-dire à la fois de manière hâtive –et l’on peut soupçonner que cet empressement vise à clore ce qui demeureproblématique, à forcer une conclusion qui se refuse – et à la manière d’unprécipité : comme si l’Etat avait besoin de se convertir en une figure poursortir du moment de crise, du moment précaire qu’est le moment de son ins-titution pour l’instant informulable. Dans les Elements of Law, Hobbesconcatène singulièrement les trois notions d’union, de corps et de personne :« cette union ainsi faite est ce que les hommes appellent de nos jours unCORPS POLITIQUE – ou société civile – et les Grecs l’appellent πóλις, c’est-à-dire une cité, qui peut être définie comme étant une multitude d’hommes,unis en une seule personne. »14

L’emploi par Hobbes de ces notions exige des explications; et pour jus-tifier leur sens métaphorique, nous pouvons faire plusieurs remarques:

1) Il est manifestement difficile de concilier d’une part l’image organi-ciste, qui implique une « conspiration » de tous les membres, leur subordi-

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12. De Cive, p.144, voir aussi p. 106 (différence entre pacte et contrat).13. Ibid., p. 144; El., p. 223; Lev., p. 227.14. El., p. 223.

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nation à la conservation commune, et d’autre part le maintien de l’ordre parla terreur. C’est que le corps politique n’est pas naturel et qu’il lui est doncnécessaire de garantir – par la crainte – une cohésion qui ne va pas de soi etqui reste strictement artificielle. On ne peut, par conséquent, comprendrel’emploi de l’expression de « corps politique » qu’en admettant qu’elle nedécrit pas la réalité de l’Etat civil mais qu’elle vient au contraire ajouter touteson autorité rhétorique (« idéologique »?) à une association des plus précai-res. La métaphore impose au réel ce qui lui manque; elle est le palliatif dupolitique. A l’appui de cette interprétation, tel passage du De Cive sur le lan-gage pourrait être rappelé. Hobbes y distingue les deux types de discours,rationnel et rhétorique, et en dévoile ainsi les effets: « il y a deux sortes d’élo-quence, l’une explique clairement et également les pensées, et les concep-tions de l’âme; et qui se tire en partie de la considération des choses mêmes,et en partie d’une connaissance exacte de la force des paroles en leur propresignification; l’autre qui émeut les affections de l’âme (comme l’espérance,la crainte, la pitié, la colère) et que l’on emprunte de l’usage métaphoriquedes paroles, qui est d’un merveilleux effet pour le mouvement des passions.[…] Celle-là se nomme logique, celle-ci rhétorique. L’une se propose la véritépour fin et l’autre la victoire. » La crainte devant la puissance souveraine neserait possible que par le truchement de cette métaphore du Grand Corps,métaphore qui ne cherche pas à énoncer le vrai, mais à exercer son autorité :« sed authoritas non veritas facit legem » rappelle Hobbes à propos duSouverain 15. Le passage cité du De Cive veut dénoncer l’usage de la rhéto-rique par certains hommes ou certaines factions au sein d’un Etat constitué,ce qui est source de sédition et de trouble civil. Mais ces orateurs ou cessophistes ne seraient pas si dangereux s’ils ne contrevenaient pas à une rhé-torique d’Etat, ou plutôt à la rhétorique de l’Etat, la seule qui soit justifiéeparce que nécessaire.

2) L’organicisme ne bénéficie pas non plus de la doctrine du pacte d’as-sociation comme pacte de non-résistance. Celle-ci ne peut en effet rendrecompte de la puissance souveraine (power, potestas) comme somme des for-ces individuelles (strengths). On n’est pas dans une logique d’intégration(des forces) mais dans une logique de transfert (du droit) : le « corps » del’Etat ne peut être que de métaphore tout comme sa personne ne peut êtreque juridique.

3) Hobbes emprunte les concepts de « corps politique » et de « personnecivile » à une longue tradition juridique (romaine, chrétienne, scolastique),et l’on n’a certes pas manqué de retracer la généalogie de ces notions. Mais ily a peut-être autre chose, dans l’usage qu’en fait Hobbes, qu’une simple

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15. Lev., chap. 26, Opera Latina, éd. Molesworth, Bristol, Thoemmes Press, 1999 [OL],vol. III, p. 202.

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inflexion de sens. Car le contraste est saisissant entre l’élaboration lente, méti-culeuse et prudente de ces concepts par les juristes médiévaux et l’aisance,sinon la désinvolture, avec laquelle Hobbes les récupère. On sait notammentque les notions de corpus (politicum) et de persona (civilis) relèvent de deuxtraditions distinctes que Hobbes est le premier à faire coïncider. Pour ce quiest de corpus, encore faudrait-il distinguer le courant strictement juridique(celui du droit romain où l’on appelle corpus une guilde, une compagnie, touteassociation à but avoué, qu’elle soit un collegium, une societas ou une univer-sitas) et le courant théologique (l’Eglise comme corpus Christi, doctrine dontsaint Paul est le fondateur), tous deux confluant pour former au XIIIe siècle lathéorie du corpus mysticum reipublicae, c’est-à-dire du corps politique 16.

Au contraire, la notion de persona, si elle a pu désigner dès l’empireromain tout sujet de droit, individuel ou collectif, semble être demeurée dansle cadre strict du droit privé et ne s’être jamais appliquée à un peuple toutentier. A bien des égards ces notions s’excluent l’une l’autre (au nom duschibboleth qu’est le Christ dont on peut concevoir qu’il ait deux corps maisnon pas qu’il soit deux personnes, ce qui serait une position hérétique) ; àtel point d’ailleurs que lorsqu’Innocent IV déclare officiellement que les uni-versitate sont des personae, il précise immédiatement que ce sont des per-sonnes sans corps, imaginaires, fictae 17.

C’est en toute conscience que Hobbes se fait l’héritier de ces traditions;mais il n’est pas sûr qu’il s’y inscrive. Non seulement parce qu’il superposeles deux concepts, mais aussi et surtout parce qu’il ne retient rien des dis-positifs intellectuels qui les sous-tendaient. Si Hobbes qualifie immédiate-ment l’Etat de « corps politique », c’est bien plus au nom de son matéria-lisme qui veut que tout ce qui existe soit corporel. Le risque est grand, eneffet, de considérer l’union civile comme une unité idéelle et abstraite, sansréalité per se. Pour éviter cela, Hobbes devait, de toute façon, lui reconnaî-tre un corps 18. Quant à l’emploi du terme de « personne », Hobbes avouelui-même rompre avec l’usage 19 : il y trouve surtout l’idée d’unité et d’iden-tité qui lui permet de dénoncer les « gouvernements mixtes » (à la souverai-neté partagée). D’ailleurs, lorsqu’il s’intéressera plus avant à la notion depersona (à partir du Leviathan), il ne lui reconnaîtra plus guère de sourceque dans le théâtre romain, en oubliant de manière ostensible la traditionjuridique. En bref, Hobbes ne récupère les concepts de « corps politique » et

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16. E. KANTOROWICZ, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, coll. Quarto, p. 803.17. Ibid., p. 862.18. Le problème prend là encore une dimension linguistique. De même que la « chaleur »

est la qualité d’un corps chaud, de même que la « légèreté » est la qualité d’un corps léger, la« collectivité » pourrait n’être que la qualité de corps individuels associés. Soit un nom abstrait,sans matière propre, cf. Lev. IV, p. 107.

19. El. II, VIII, 7, p. 320.

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de « personne (civile) » que pour les déplacer. Il est essentiel ici de prendrela mesure de la rupture opérée par Hobbes, par-delà la continuité apparente.

Parler de la communauté politique en termes de personne ou de corpspolitique est à la fois pour Hobbes une nécessité et une impossibilité. Desmotifs stratégiques se nouent à des raisons théoriques pour qu’il recourecomme il le fait à ces formulations: donner l’apparence de la continuité làoù il y a rupture ou proposer un modèle reconnu de cohésion civile. Pourtantces expressions restent métaphoriques et en ce sens elles traduisent un échec.Non pas parce que l’intervention rhétorique serait illégitime mais parce quela métaphore est inopérante : elle appartient à une époque avec laquelleHobbes tâche précisément de rompre.

L’idée que la pluralité des hommes formerait un « corps » appartient à cequ’on appelle depuis Carl Schmitt la « théologie politique » médiévale 20. Unetelle conception, pour les Grecs, serait par exemple sans pertinence: σòµα,µéλος, κεφαλÐ n’ont aucun sens transportés dans la sphère des affaires publi-ques. Il y a donc une historicité stricte du concept organiciste. Or si l’expres-sion de « théologie politique » paraît désigner correctement l’élaboration dudroit politique au travers et à partir des catégories qui relèvent du droitcanon, elle ne dévoile pas les principes qui commandent cette élaboration etqui ont trait, pour l’essentiel, au corps. Comme l’a montré Kantorowicz, ily a, derrière ce concept unitaire, une réalité historique complexe, une évo-lution considérable de la pensée du droit dans l’Occident chrétien. Si, auXe siècle, le roi est dit christomimétès, « à l’image du Christ », lui-même imagedu Père, la « christologie royale » a tendu progressivement à l’autonomie pourdevenir, trois siècles plus tard, une « théologie politique sécularisée », cen-trée non plus sur le Christ mais sur la Loi vivante. Mais l’apport deKantorowicz sur Schmitt est surtout d’avoir reconduit le théologico-politi-que à l’Incarnation, en vertu de quoi les notions de corps et notamment decorps politique ont pu revêtir une importance primordiale.

La chair n’est pas le corps mais une de ses figures: elle est le corps appa-raissant dans un écart à lui-même et qu’il rattrape lui-même. Cet écart à soiqui se récupère, c’est la chute et l’élévation, le péché et le salut. Et le corpsen est la formule: Tertullien disait ainsi que la chair est « une infâmie néces-saire à la foi » 21 (necessarium dedecus fidei). C’est à partir de la chair quel’homme a pensé, agit et produit pendant des siècles. Elle destine le sens ducorps mais aussi le sens de ce qu’est une image puisque le Christ, premièrechair, est aussi la première image, « image de Dieu » selon la phrase pauli-

REPRÉSENTATION ET COMMUNAUTÉ 501

20. Pour Schmitt la « théologie politique » n’est pas médiévale (le Moyen Age serait tout sim-plement théologique), mais moderne, au sens où la modernité serait l’héritière sécularisée dela théologie. Cela est cohérent avec d’autres positions schmittiennes et avec son interprétationmythologique de Hobbes, que nous discutons plus loin.

21. De Carne Christi, V. 3, Paris, Cerf, 1975, p. 228.

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nienne. On peut alors parler d’un régime incarnationnel qui aurait renou-velé la donne du corps et de l’image; l’enjeu proprement politique 22 mon-trerait combien la communauté humaine a toujours besoin de se figurer :incarner a été longtemps cette figure. Avec Hobbes, soudain, le souverainn’incarne plus mais représente.

Ce qui clôt définitivement la question du rapport de Hobbes avec la doc-trine du corpus politicum est un fait abrupt: le De Cive s’abstient totalementd’utiliser cette métaphore alors que deux ans plus tôt il l’avait surexploitée(on rencontre trente occurrences dans les Elements of Law). Cette éclipseremarquable a été pourtant bien peu relevée, surtout en France où l’on se fieà la traduction de Sorbière qui, sur ce point, est systématiquement trom-peuse puisqu’elle réintroduit la figure du « corps de l’Etat » lorsque Hobbesparle simplement de la civitas. A vingt-huit reprises, Sorbière surtraduit letexte latin en y insérant la figure du corps politique ; et pour la moitié, ils’agit d’ajouts purs et simples. Dans le De Cive, Hobbes a manifestementpris conscience qu’il est contre-productif d’employer une image enracinéedans une pensée du politique opposée à celle qu’il veut fonder. L’abandondu « corps politique » signifie l’abandon du régime incarnationnel. Quatreautres indices achèvent de le prouver:

1) Hobbes renonce à l’employer et il va jusqu’à expliquer les réservesqu’il a à l’égard du concept organiciste. Il n’est plus efficace pour produirela réalité politique; tout juste pourrait-on l’utiliser comme comparaison, etencore sous la condition expresse de lui ôter un de ses traits fondamentaux:l’inclusion de la souveraineté – la « tête » — dans le corps. Le texte dit exac-tement ceci :

« Ceux qui comparent l’Etat et ses citoyens à un homme et ses membres, disentpresque tous que celui qui a la puissance suprême dans l’Etat est à l’égard de l’Etattout entier ce que la tête est à l’égard de l’homme tout entier. Mais il appert de cequi a été dit précédemment que celui qui est doté d’une telle puissance (que ce soitun homme ou une cour) est à l’égard de l’Etat ce qu’est non pas la tête mais l’âme

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22. L’incarnation se traduit comme modalité d’imitation ou de ressemblance: « qui m’a vua vu le Père » dit le Christ (Jean 14, 9) qui ajoute immédiatement: « je suis dans le Père et lePère est en moi ». En d’autres termes, l’extériorité est récupérée, ce qui s’ouvre se reprise; celaprouverait assez que le christianisme est une religion de la différence et non de la transcen-dance. Saint Athanase en propose une mouture icono-politique: « On peut comprendre cela[l’unité du Fils et du Père] en prenant pour illustration l’image de l’empereur. Car dans l’imageil y a la forme et la figure de l’empereur, et dans l’empereur il y a la forme et la figure de ce quiest en image […] et parce que cette ressemblance n’introduit pas de différence, à celui qui vou-drait voir l’empereur selon l’image, celle-ci pourrait dire: « moi et l’empereur sommes uns, carje suis en lui et il est en moi et ce que tu vois en moi, tu le perçois en lui, et ce que tu as vu enlui, tu le perçois en moi ». En conséquence celui qui vénère l’image, en elle vénère aussi l’em-pereur. » (Troisième discours contre les ariens, XXIII, 5). Ce texte a autant servi à constituerla doctrine théologico-politique que la théologie des images (il est repris par Jean Damascènedans la série de citations qui figurent à la fin de son Apologie des saintes icônes).

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à l’égard du corps. Car c’est par l’âme que l’homme possède une volonté, c’est-à-dire qu’il peut vouloir ou refuser; de la même façon c’est par celui qui a la puis-sance suprême qu’un Etat possède une volonté, peut vouloir ou refuser. » 23

Toutes les théories du « corps politique » ont en effet désigné la tête, c’est-à-dire une partie du corps, comme lieu de la souveraineté, instaurant par làune autorité capitale et incarnée. Aucune ne l’identifie à l’âme 24. La correc-tion apportée par Hobbes dénature le concept organiciste en séparant le sou-verain (défini par sa faculté de vouloir) de la société gouvernée et dont l’unitén’est plus une donnée évidente. Il est alors particulièrement étonnant quecertains commentateurs citent ce passage comme attestant la prétenduereprise par Hobbes du concept de « corps politique » alors qu’il énonce indis-cutablement sa révocation.

2) L’idée d’un « corps politique » disparaît du De Cive. Le texte montreplus qu’une simple abstention: un véritable évitement. Hobbes s’interdit del’employer même là où la facilité, l’habitude ou l’usage y inviteraient, au prixparfois de rudesses stylistiques: le peuple est un « quelque chose un » (« popu-lus est unum quid ») ; il n’est pas un « un naturel » (« unum naturale » 25, ceque l’anglais complète en évitant body : « one naturall person », maisSorbière écrit : « un corps naturel »).

3) A un seul endroit, une comparaison est faite entre, non pas l’Etat etun corps humain, mais entre le mouvement de l’Etat et le mouvement d’uncorps naturel. Il faut, dit Hobbes, considérer alors trois choses: la disposi-tion interne, l’agent externe et l’action elle-même, par exemple la disposi-tion séditieuse d’une société perméable aux doctrines qui légitiment la déso-béissance, les chefs rebelles et la faction elle-même. L’unique rapprochementqu’effectue le De Cive est manifestement mécaniste ; il est le germe on nepeut plus discret de ce qui sera développé dans Leviathan.

4) Le De Cive ne se contente pas de se priver du secours du corpus poli-ticum, il va s’attaquer à la racine théologique de ce concept: la doctrine ducorpus ecclesiae mysticum. C’est une des nouveautés de l’ouvrage que decomporter une partie consacrée à la religion. Au sein de cette troisième sec-tion, on trouve notamment des considérations ecclésiologiques qui démys-tifient l’idée d’une Eglise corps du Christ. Selon Hobbes, une Eglise est uneassemblée très réelle, ou du moins un ensemble d’individus susceptibles

REPRÉSENTATION ET COMMUNAUTÉ 503

23. Op. cit., VI. XIX; OL, vol. II, p. 232 (nous traduisons du latin).24. Dans de rares cas, on trouve l’identification de la Loi à l’âme de l’Etat: Richard HOOKER,

Of the Laws of Ecclesiastical Polity, I. 216 et 239; Johannes ALTHUSIUS, Politica, XXIX, 14,rééd. Scientia Verlag, 1981, p. 613; Thomas STARKEY, Dialogue between Pole and Lupset (1529),éd. T. F. Mayer, Londres, Royal Historical Society, 1989, p. 31 (cité dans D. HALE, The BodyPolitic, A Politicial Metaphor in Renaissance English Literature, La Haye, Mouton, 1971,p. 62). Le seul véritable précédent connu de nous est indiqué par Althusius lui-même: PierreGRÉGOIRE, De Republica, (1596), I, 1, 18, qui compare le magistrat suprême à l’âme d’un corps.

25. OL, vol. II, respectivement p. 291 et 242.

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d’être réunis en un lieu donné, sous l’autorité d’un souverain. L’Eglise n’estdonc une personne à part entière qu’à la condition d’être un Etat chrétien.Cela interdit l’idée d’une unité « spirituelle » qui lierait les chrétiens en fai-sant fi des frontières: une Eglise universelle n’a plus de sens. Dans ces pages,Hobbes rappelle puis condamne l’interprétation traditionnelle de l’Eglise :« l’Église universelle est en effet un corps mystique dont le Christ est la tête,mais pas autrement que tous les hommes qui, ensemble, reconnaissent Dieucomme le Souverain du monde, ne composent un seul Royaume et une seuleCité, sans être pour autant une seule Personne, dotée d’une action communeou d’une intention commune » 26. Autrement dit, un corps mystique n’estplus du tout un corps, il n’a aucune unité. Hobbes précise: lorsqu’on parlede l’Eglise comme corpus Christi, il faut comprendre que l’ensemble desélus, dispersés ici-bas, ne constituent qu’une Eglise in potentia, « virtuelle »et non pas réelle. Elle ne deviendra réelle qu’au jour dernier, lorsque les élusseront véritablement réunis les uns auprès des autres. On ne saurait ruinerplus efficacement la doctrine théologico-politique.

Au seuil du Leviathan, Hobbes s’est donc départi du paradigme de l’in-carnation qui rendait jusqu’alors possible l’union d’un peuple, sans le rem-placer encore par une autre figure de l’unité politique. Le De Cive est cou-rageux dans son refus du « corps politique » : sans autre recours, il échoue àinstaurer l’Etat, mais il l’assume pleinement. Il a néanmoins libéré la placesur laquelle le Leviathan édifiera l’Etat moderne.

La communauté en sa représentation

Le concept de « représentation » qui apparaît avec le Leviathan semblerégler toutes les difficultés qu’avait rencontrées Hobbes, qui donne soudainl’impression d’avoir trouvé « son » concept. Il l’utilise avec une fréquencevoyante 27, et à des moments clés de son ouvrage. Pourtant, ce concept pri-mordial n’est introduit que par le truchement d’une autre notion, celle dePerson/persona, plus familière, et qui donne son titre au chapitre. Dans unedernière reprise du concept de personne, qui l’avait auparavant mené versune solution fragile – l’Etat comme personne juridique – Hobbes va main-tenant dégager la représentation comme condition de possibilité de l’insti-tution politique. Aborder le problème par la notion de « personne », c’estdonner l’apparence d’une continuité avec les essais précédents. En réalité, ily a rupture. Il suffit à Hobbes de quelques lignes pour qu’on comprennequ’il parle désormais de tout autre chose que dans les Elements ou dans leDe Cive qui, eux aussi, avaient fait de l’Etat une personne.

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26. Ibid., p. 397 (nous traduisons du latin).27. 178 occurrences pour le Leviathan, contre 7 pour les Elements et 1 seule dans la tra-

duction anglaise du De Cive.

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1) Les deux premiers essais parlaient de « personne civile » 28, voire de« personne juridique » 29. Le Leviathan n’emploie plus ces expressions, quidisparaissent au profit de « personne artificielle » (« feigned or artificial per-son » 30). Manifestement la personne du souverain n’est plus juridique, toutcomme le pacte d’association n’est plus pensé comme transfert de droit. Lemot de « droit », notamment, que le De Cive avait inséré, disparaît à son tourmais un verbe nouveau apparaît: « the only way to erect such a Common Power[…] is to conferre all their power and strength upon one Man […] ». Con-férern’est pas trans-férer 31, c’est un acte d’autorité et non un pacte de droit.

2) La notion de « feigned person » semble bien proche de celle de la per-sona ficta des juristes et théologiens médiévaux. Mais s’il y a effectivementune procédure fictionnelle chez Hobbes, elle se distingue des doctrines clas-siques. Hobbes n’oppose pas personne réelle à personne fictive, mais personnenaturelle à personne artificielle. La persona ficta était un statut qui devaitêtre reconnu par l’autorité politique, ce pour quoi l’Etat lui-même ne pou-vait pas devenir une personne. Au contraire la « feigned person » de Hobbesconcerne en premier lieu l’Etat qui est une personne non pas fictive mais fac-tice : comme pour se distinguer, Hobbes n’emploie d’ailleurs pas « personaficta » dans sa traduction latine du Leviathan, mais « persona fictitia », expres-sion totalement inusitée 32. L’écart sémantique s’aggrave lorsqu’au lieu deparler de « persona repraesentata », il emploie l’expression de « personarepraesentativa », c’est-à-dire de représentante et non de représentée.

3) Dès le Leviathan et à partir de lui, le concept de personne n’est plusrattaché, comme précédemment, à la tradition juridique 33, mais au théâtreromain, au sens dramaturgique de « persona », rôle, masque, acteur. Ce fai-

REPRÉSENTATION ET COMMUNAUTÉ 505

28. « Person civil », El, trad. p. 226, De Cive, p. 144-145 (persona civilis).29. « Person in law », El, p. 320.30. Lev, p. 217.31. Le mot apparaît deux fois en anglais, une fois en latin (respectivement transferat et col-

lata, p. 130-131). Il est souvent admis que l’édition latine, publiée en 1661, reprend et com-plète une version antérieure au Leviathan anglais. Ce sont entre autres les passages sur la for-mulation du pacte et sur la représentation-personnification qui sont en deçà du niveauconceptuel de la version anglaise et qui ont pu plaider pour leur antériorité (cf. TRICAUD, intro-duction au Leviathan, Sirey, 1971, p. XXVI-XXIX; pour une critique de cette chronologie,G.A.J. ROGERS, Karl SCHUHMANN, Introduction to Thomas Hobbes Leviathan, Bristol,Thoemmes, 2003, vol. I, p. 230-240).

32. Le Leviathan latin parle surtout de « persona repraesentativa » mais il est question de« persona fictitia » à propos du personnage dramatique. Hobbes emploie aussi une fois l’expres-sion de « persona ficta », mais c’est au sens d’une autorité usurpée : non pas artificielle maisfeinte et illégitime (O.L. vol. III, p. 124). Le dernier chapitre du De Homine, qui est pour l’es-sentiel une reprise du chapitre XVI, a pour titre: De homine fictitio et le représentant est clai-rement défini comme « persona fictitia » (O.L. vol. II, p. 130-132).

33. C’est « ce que les hommes appellent de nos jours », la référence aux « innombrables écri-vains politiques » des Elements, du « presque tous ceux qui comparent l’Etat à un homme » duDe Cive. Le Leviathan ne prend même plus la peine de se démarquer de ses prédécesseurs.

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sant, Hobbes renoue avec une théorie de la mimésis, même si cette mimésisse refuse – du moins en apparence – à être grecque ou aristotélicienne. C’estdu côté de Cicéron que Hobbes va toujours chercher un appui 34. Derrièrela question de la reconnaissance des sources, nous verrons que se pose aussile problème de l’inspiration de la politique moderne: est-elle grecque? est-elle romaine?

La personne « artificielle » ainsi définie n’opère, ne travaille, qu’à traversle « concept » de représentation:

« Est une PERSONNE, celui dont les paroles ou les actions sont considérées, soitcomme lui appartenant, soit comme représentant les paroles ou actions d’un autre,ou de quelque autre réalité à laquelle on les attribue par une attribution vraie oufictive.Quand on les considère comme lui appartenant, on parle d’une personne naturelle,quand on les considère comme représentant les paroles et actions d’un autre, onparle d’une personne fictive ou artificielle » 35

Hobbes ne définira nulle part la représentation; elle est première et c’estpar elle que la « personne » prend sens. « Personnifier » devient l’équivalentde « représenter » : autrement dit, les gestes et les paroles du représentantdoivent être attribués au représenté; il agit à sa place et en son nom. Voilàdonc comment Hobbes parvient à réconcilier l’artificialisme (le politiquecomme production) et la réalité substantielle, « corporelle » et non juridiquede l’Etat. Les hommes contractent entre eux et décident mutuellement dese donner un représentant. La multitude se donne un souverain qui, enretour, parce qu’il est un représentant, confère aux hommes ainsi unifiés lestatut de peuple, de corps politique. Les deux premiers essais manquaientde pièce maîtresse capable d’articuler d’une part le pacte d’association (des-saisissement? transfert? de force? de droit?) et d’autre part l’union dans lapuissance souveraine. La rhétorique de la « personne civile » ou du « corpspolitique » y remédiait, insuffisamment puisque Hobbes s’en sortait non parun geste décisif mais par un coup de force (et c’est cette violence qu’on luia toujours reprochée au fond). Il y a donc de bonnes raisons pour faire de la« représentation » non pas un concept mais un « dispositif » et la conditionde possibilité de la communauté moderne, la figure sous laquelle elle peutadvenir et être pensée. Pour cette raison, la représentation ne saurait êtreelle-même un objet pour la pensée: elle doit s’effacer pour opérer.

Lorsqu’il décrira l’acte de naissance de l’Etat (en tous les sens de l’expres-sion, son geste est ici historique, époqual), Hobbes ne fera pas apparaître leconcept de « représentation ». Cela est très curieux car c’est précisément làqu’on l’attend, c’est pour ce moment qu’il avait un sens. L’absence du

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34. La même citation de Cicéron apparaît dans le chapitre XVI du Leviathan, dans l’ap-pendice de l’édition latine du même ouvrage, dans le De Homine et dans la Réponse à Bramhall.

35. Lev., trad. cit. p. 161.

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concept, d’ailleurs, ne trompe pas puisqu’il reviendra souvent pour qualifierla relation du peuple au souverain 36. Et malgré cette disparition subite, onne manque pas de voir ce que le nouveau contrat apporte d’inédit. Les hom-mes « confèrent » leurs forces à un homme ou à une assemblée; c’est-à-dired’une part qu’ils désignent cet homme ou cette assemblée pour « porter leurpersonne (bear their Person) », et d’autre part que chacun « s’avoue (to owne) »l’auteur des faits et gestes de celui qui porte ainsi leur personne: « telle est lagénération de ce grand Leviathan ». Mais le sceau de la « représentation » s’està l’instant même éclipsé derrière l’écran d’un mot (la personne) et d’uneimage (Leviathan). Il réapparaîtra à de nombreuses reprises, mais au lieu cri-tique où il joue tout son rôle, c’est son absence qui est devenue frappante.

Le fantôme démocratique

« Conférer » n’implique aucune cession, mais un acte d’autorité. Les hom-mes, parce qu’ils se donnent un représentant, deviennent l’auteur des actesdu souverain, auteur d’une communauté comme œuvre, par le biais de cesouverain, quel qu’il soit : roi, assemblée ou peuple. Hobbes, ce disant, estun cas d’exception: il rompt avec la pensée médiévale de la politique, maisil s’exclut aussi bien de la politique moderne qui n’accorde qu’à la démocra-tie d’être représentative. Cette position singulière est du plus grand intérêtpuisqu’elle nous oblige à comprendre comment, derrière le discours expli-cite et convenu du politique (qui trouvera son laboratoire au moment de laRévolution française, par exemple), se dévoile sa condition de possibilité.En réalité le « discours » du politique se veut plus traditionnel qu’il n’est –au sens, disons, où il est mimétique – et gomme une part de son originalité ;il se définit en effet par la « démocratie », c’est-à-dire par une forme de gou-vernement. Or la question du gouvernement est aussi ancienne que les Grecs.La question de savoir laquelle, de la démocratie, de l’aristocratie ou de lamonarchie est la meilleure a été posée initialement par Platon et Aristote.Elle suppose qu’on sache déjà ce qu’il en est, au fond, du politique et cequ’on entend par là. Elle suppose qu’on ait déjà répondu au sens que l’ondonne à l’institution. Hobbes, comme plus tard Rousseau, est grandementindifférent à la question des régimes 37, qui est une question seconde. Même

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36. Par exemple au chapitre XIX qui distingue les différents types de républiques (monar-chie, aristocratie, démocratie): « La différence qui existe entre les Républiques repose sur cellequi se trouve entre leurs souverains, c’est-à-dire entre les personnes représentatives de la multi-tude entière et de chacun de ses membres [of all and every one of the Multitude] », Ibid., p. 192.

37. « Quant à savoir celle de ces trois sortes laquelle est la meilleure, cela ne doit pas êtredébattu là où l’une d’entre elles est déjà établie : la forme présente doit toujours être préférée,soutenue et réputée la meilleure », Ibid., p. 572. Pour Rousseau, « on a de tous temps beaucoup

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si sa préférence va à la monarchie, il pose les principes de l’Etat (de la« République »), valables quel que soit son gouvernement.

Tout nous pousse au contraire, depuis la Révolution française, à nouerindissolublement notre modernité politique au régime démocratique. Orl’expression même de « régime démocratique » est une curiosité, une bizar-rerie, un étendard, tout ce que l’on voudra sauf un concept politique ortho-doxe. Avant 1791, on appelle « régime » une façon d’administrer politique-ment la société ; le mot peut signifier encore un dispositif qui commandeune pratique en réglant ses possibilités. C’est en ce sens qu’on l’emploie engrammaire et c’est en un sens proche qu’on a pu parler récemment de « régi-mes de vérité » (Foucault) ou de « régimes de l’art » (J. Rancière), avec unaccent appuyé sur son aspect productif. C’est en ce sens, enfin, que nous par-lons ici de régimes incarnationnel ou représentationnel. Politiquement, lemot ne peut désigner à la Révolution que le régime féodal constitué par lestrois états, ce qu’on appelle dès 1789, l’ « ancien régime » 38 – aboli dans cestermes le 11 août – pour l’opposer au « nouveau régime », c’est-à-dire au trai-tement égalitaire qu’on pratique désormais. Or celui-ci demeure monarchistedans ses premiers jours; les faits et les principes se conjuguent ici pour sou-tenir que toutes les formes de gouvernement doivent pouvoir être possiblessous le régime nouveau. On n’oubliera pas non plus qu’en France même, lesiècle suivant, le XIXe, aura connu 63 années de monarchie ou d’empire. Ilfaudrait philosophiquement démêler les nœuds conceptuels qui se serrentau moment de la Révolution, suivre le sens historial des notions de régime,de gouvernement, de république, de démocratie. Un tel travail, que nousn’offrirons pas ici – les compétences plus encore que les limites de notre pré-sent propos nous en empêchent – devrait pouvoir mettre à jour ce qui s’estconstruit, autour de la représentation, pour donner naissance à la politiquemoderne. L’enjeu est tout de même d’élucider les conditions déterminantesd’une époque dont nous avons aujourd’hui la tâche de faciliter le dépasse-ment. La crise politique de l’Occident, comme toute crise, vient de ce qu’oncontinue d’agir, de penser et de produire avec des moyens obsolètes. En l’oc-currence, ces moyens reconduisent à la représentation comme régime: dansson extension métaphysique, politique et esthétique. Mais il faut encoreconsidérer que tout régime promeut, en vertu d’une forme d’instinct deconservation, un malentendu grâce auquel il se protège de toute critiqueradicale ; et il en est bien ainsi lorsqu’on pense notre modernité à partir dela « démocratie (indirecte) » plutôt que de la représentation.

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disputé sur la meilleure forme de Gouvernement, sans considérer que chacune d’elles est lameilleure en certains cas, et la pire en d’autres », Contrat social, III, III.

38. Nous nous appuyons ici notamment sur le Dictionnaire critique de la Révolution fran-çaise, Idées, éd. F. Furet, M. Ozouf, Flammarion, Paris, 1988, articles « ancien régime », « démo-cratie », « monarchie absolue ».

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Cette confusion a été le produit de la Révolution dont l’issue a consistéà faire en sorte que la démocratie ne soit plus une forme de gouvernementmais un régime, qu’elle ne se comprenne plus dans sa distinction avec l’aris-tocratie et la monarchie, mais dans son opposition à l’absolutisme, au des-potisme, à la tyrannie, plus tard au totalitarisme. Alors peut-être faut-il envi-sager que la Révolution française ne soit qu’un événement-écran, ou plutôtl’événement majeur dont le sens est aussi de faire écran à la fondation iné-dite et antérieure du régime représentatif. Hobbes relève déjà à son époquecette tendance à redistribuer le vocabulaire politique autour du bipôle démo-cratie-tyrannie 39. De fait, à la Révolution, loin de se rejoindre, les notionsde « régime représentatif » et de « démocratie » en sont encore à s’opposerdans la mesure où la démocratie n’est conçue que comme directe. Sieyès aposé très exactement la portée de leur « énorme » 40 différence: tout en recon-naissant qu’ils forment les deux seuls systèmes légitimes, il rejette commehistoriquement inadéquat le gouvernement démocratique. Ce qui a encoredu mal à se faire entendre, c’est précisément cela : la « représentation », lefait que des parlementaires exercent la souveraineté sans former pour autantune oligarchie. Ce fut le travail de la conscience révolutionnaire – comme ily a un travail de deuil – que de procéder à la liquidation de la démocratiedirecte, des mandats impératifs et des sections parisiennes.

Les Constituants ont eu toutes les difficultés à faire admettre, à admet-tre eux-mêmes parfois, que la représentation est incritiquable parce qu’elleest devenue leur langue même, la langue commune et leur langue intime.Elle est la nécessité métaphysique de la politique et ne saurait donc ressor-tir à de simples considérations pratiques. Prétendre ainsi que la représenta-tion (et/ou le parlementarisme) est un mal nécessaire, une restriction de ladémocratie, quels que soient les motifs avancés — démographiques le plussouvent, ou la défiance à l’égard du peuple —, prétendre cela c’est ne pasvoir qu’elle est la figure ontologique des Temps modernes. Les meilleursesprits de la Révolution ont au moins reconnu qu’elle engage une concep-

REPRÉSENTATION ET COMMUNAUTÉ 509

39. « Il y avait un nombre considérable d’hommes de la meilleure sorte, qui avaient reçudans leur jeunesse une instruction qui leur avait fait lire les livres écrits par les hommes fameuxdes anciennes républiques grecques et romaine, au sujet de leurs constitutions politiques et desactions d’éclat accomplies en leur sein, et où le gouvernement populaire est célébré sous le nomglorieux de liberté, et la monarchie dépréciée sous celui de tyrannie, et tombèrent par là amou-reux de leurs formes de gouvernement [forms of government]. Or c’est parmi ces hommesqu’était choisie la majeure partie de la Chambre des Communes, ou, s’ils n’en constituaient pasla majeure partie, ils pouvaient cependant toujours, grâce à leur éloquence, y faire incliner toutle reste de leur côté », Behemoth, trad. L. Borot, Paris, Vrin, 1990, p. 41-42.

40. « L’autre manière d’exercer son droit à la formation de la loi est de concourir soi-mêmeimmédiatement à la faire. Ce concours immédiat est ce qui caractérise la véritable démocratie.Le concours médiat désigne le gouvernement représentatif. La différence entre ces deux systè-mes politiques est énorme », discours du 7 septembre 1789, Orateurs de la Révolution fran-çaise, Gallimard, Paris, 1989, p. 1025.

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tion de l’homme, celle du sujet-souverain et responsable. Les Grecs eux-mêmes, rappellent par exemple Barnave ou Constant, auraient été bien enpeine de rassembler tous les citoyens de la Cité si tous les hommes avaientété citoyens. Il serait alors plus que temps, pour nous, de nous penser sur unautre modèle que celui de la Cité et autrement qu’en citoyens. L’expressionmétaphysique de « sujet-souverain » doit aussi être méditée comme profilpolitique car c’est là qu’elle acquiert toute sa vérité paradoxale dans l’om-bre de la représentation: lorsqu’il faut penser comme identiques le sujet dusouverain et le sujet comme souverain.

La solution politique moderne ne se prononce pas en faveur de la démo-cratie contre d’autres formes de gouvernement; elle se décide en faveur del’Etat contre la féodalité, mais aussi contre la Civitas. Ce n’est pas sans rai-son que le Leviathan, « ou la forme, la matière et le pouvoir de la républi-que ecclésiastique et civile », ne contient que trois occurrences du mot « citi-zen » : deux fois où il désigne le statut historique des Anciens 41, une foispour ironiser sur nos « frères », nos « concitoyens (fellow Citizens) » en quinous avons une telle confiance que nous verrouillons nos portes la nuitvenue 42. En d’autres termes, la véritable innovation de la politique moderneest occultée et déplacée par le discours qu’elle a sur elle-même, en la décen-trant sur la démocratie ou la citoyenneté.

L’axiome politique est donc maintenant que le peuple n’existe qu’en semettant en représentation. C’est le souverain qui fait le peuple et non l’in-verse. Ce dernier a ainsi toujours déjà accordé son autorité, il a toujoursdéjà reconnu comme siens les faits et gestes du souverain. Il n’advient qu’enétant déjà représenté. Le « régime de la représentation » engendre alors uneconséquence, dont Hobbes, semble-t-il, ne prend pas vraiment la mesure.Cette lacune est d’ailleurs délicate à interpréter. Mais la conclusion nousparaît inévitable. A partir du moment où la reconnaissance a toujours déjàeu lieu, elle est d’emblée inactuelle et laisse place à la contestation. S’il esteffectivement absurde, comme il le dit, de dénoncer un acte dont on sereconnaît l’auteur, ça l’est moins de critiquer un acte dont j’ai oublié queje suis l’auteur : l’oubli comme la critique sont fondés dans la représenta-tion. En tant que tels, ils ne sont pas seulement expliqués par la représen-tation: ils sont fondés donc légitimes. Cet oubli est évidemment plus qu’unoubli ; il a une positivité qui l’assimile à une conscience agissante et ques-tionnante. C’est là un point que Hobbes refuse sans doute de prendre enconsidération: son intention pacifique va jusqu’à occulter le dynamisme dela représentation. Encore faudrait-il répéter que ce mouvement ne doit pasêtre compris comme un « correctif » ou une « sanction » – le peuple

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41. Lev,. p. 265 et 497.42. Lev., p. 187. Partout ailleurs où le latin dit « civis », l’anglais dit « subject ».

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n’amende pas ses députés 43 – mais bien comme l’efficace propre de lareprésentation.

Ce que nous apprend aussi Hobbes, c’est que la représentation n’est passynonyme de « délégation », et cela pour deux raisons majeures. Déléguer,mandater, commettre relèvent du droit. Or, nous l’avons vu, le pacte d’asso-ciation n’est pas un acte juridique, mais la naissance conjointe de l’autoritéet du souverain, de l’auteur et de l’acteur. La représentation paraît donc êtreun concept ontologique, dans la mesure où elle est une façon particulière(historique, époquale) de penser l’identité et la différence. Les actes du sou-verain sont et ne sont pas les siens, sont et ne sont pas ceux du peuple. LePouvoir représente le peuple, cela veut dire qu’il est à la fois Même et Autre.On ne peut attendre de lui qu’il décide « ce que le peuple aurait décidé delui-même », parce que le peuple n’existe pas « de lui-même », parce que la« volonté générale » est toujours déjà représentée, c’est-à-dire différée. Maison ne peut pas plus craindre que le souverain soit transcendant au peuple(comme il a pu en donner l’illusion dans le cadre de la théologie politique) :il a beau être exempté de tout contrat, de toute obligation et être au-dessusdes lois, il porte la volonté du peuple en représentation. En parfait accordsur ce point avec la métaphysique de la représentation, « la politique de lareprésentation » verrouille toute transcendance. Tout y est immanent, mêmesi tout y est travaillé par la différence.

En second lieu, la représentation n’est pas simple députation parcequ’elle a un sens figural: elle produit du visible, de l’image. L’emprunt reven-diqué au théâtre ne saurait être négligé, le Souverain est analogue au comé-dien sur scène. Il a une charge au sens où il « porte » la personne, le visageunifié et contrefait du peuple; on dit en latin: gerere personam, et Hobbesaccepte de traduire à plusieurs reprises par « to bear the person of » ou « tocarry the person of ». Ce n’est plus comme auparavant une métaphore pal-liative, mais un pro-cessus ou une pro-duction figurale. La représentation –comme l’incarnation avant elle – est un dispositif grâce auquel quelquechose, de l’être, peut se manifester. Nous atteignons alors une couche plusprofonde, en découvrant l’événement de la figuration. Nous sommes mêmeobligés de reconnaître que l’ontologie n’est pas première car l’être, la diffé-rence ontologique ne sont rien sans un appareil figural qui les porte (austra-gen). C’est ce à quoi Heidegger lui-même aboutit lorsqu’il en vient à parler

REPRÉSENTATION ET COMMUNAUTÉ 511

43. C’est ce que fait finalement Rousseau lorsqu’il tient que le peuple assemblé en corps révo-que sa représentation (« où se trouve le représenté, il n’y a plus de représentant », Contrat social,III, XIV). La position de Rousseau à l’égard de la représentation (théâtrale, politique, morale) rendd’ailleurs très problématique le sens du contrat social, qui se réserve peut-être là sa clause d’im-puissance. C’est en tout cas l’interprétation de Constant: « il a déclaré que la souveraineté nepourrait être ni aliénée, ni déléguée, ni représentée, c’était déclarer en termes moins clairs qu’ellene pouvait être exercée », Principes de politiques, éd. E. Hofmann, Paris, Hachette, 1997, p. 48.

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de « frappes de l’être » (Prägungen des Seins), si l’on admet comme vrai-semblable que le terme important ici n’est pas le mot être.

La référence dramaturgique invite à un retour à la mimésis telle qu’onla trouve chez Aristote. Hobbes, qui n’aime ni la philosophie grecque, ni sur-tout l’aristotélisme, le paraphrase pourtant dès son introduction:

« La nature, cet art par lequel Dieu a produit le monde et le gouverne, est imitéepar l’art de l’homme en ceci comme en beaucoup d’autres choses, qu’un tel artpeut produire un animal artificiel […] Mais l’art va encore plus loin, en imitant cetouvrage raisonnable, et le plus excellent, de la nature: l’homme. Car c’est l’art quicrée ce grand Léviathan qu’on appelle République ou Etat (Civitas en latin), lequeln’est qu’un homme artificiel, quoique d’une stature et d’une force plus grandesque celles de l’homme naturel, pour la défense et protection duquel il a été conçu;en lui la souveraineté est une âme artificielle, puisqu’elle donne la vie et le mou-vement à l’ensemble du corps. » 44

Comme on le voit, dans ces phrases confluent des courants divers et par-fois hétérogènes: le mécanisme physique, l’animal-machine, le droit commeart, le christianisme et… la mimésis aristotélicienne. De même que, dans lechapitre XVI, Hobbes distinguait la personne naturelle de la personne arti-ficielle (qui représente), il distingue ici l’homme naturel et l’homme artifi-ciel. Cela veut-il dire que représenter est imiter? Et en quel sens d’imiter?A aucun moment Hobbes n’oppose l’individuel au collectif, ou le petit augrand: non, il distingue le naturel de l’artificiel. Il n’est donc pas questionde comprendre l’imitation comme une reproduction à une échelle supé-rieure. La première raison en est que l’homme naturel n’existe tout simple-ment pas, ou plutôt qu’il n’est pas viable. L’état de nature est un état où leshommes sont exposés à la mort violente, vulnérables, in-quiets. C’est unesituation inaccomplie: la politique vient achever ce que la nature ne fait paspar elle-même, tout en l’imitant puisque la politique consiste à ériger uncorps politique, image du corps naturel, à produire une personne factice,image de la personne naturelle. Aristote ne disait pas autre chose dans laPhysique ; s’il déclare dans un premier temps que « la techné imite lanature », il ajoute plus loin : « la techné mène à terme ce que la nature estincapable de produire par elle-même ». Philippe Lacoue-Labarthe, reprenantces textes, parle d’une mimésis générale, « qui ne reproduit rien de donné(qui ne re-produit donc rien du tout), mais qui supplée à un certain défautde la nature » 45. Et il estime, d’ailleurs comme Hobbes, que « la mimésisthéâtrale […] donne le modèle de la mimésis générale » 46.

Il importe cependant de ne pas effacer ce que la « représentation » a depropre au regard du concept à la fois général et régional de mimésis : le pro-jet sécuritaire, la constitution du peuple comme masse organisée, la possi-

512 PH. CRIGNON

44. Lev., trad. cit. p. 5.45. L’imitation des modernes, Galilée, 1986, p. 24.46. Ibid., p. 25.

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bilité de l’idéologie. Il n’est sans doute pas surprenant d’y reconnaître quel-ques-uns des traits qui définissent la nation.

Le christianisme désincarné

Il faut s’étonner de voir que Hobbes, alors qu’il reprend avec le « corpspolitique » ou la « personne factice » les concepts les plus traditionnels pourpenser l’union politique et le souverain, a pu susciter les réactions les plusvives aussi bien dans l’Angleterre parlementariste que dans la France abso-lutiste. C’est que chez Hobbes, le faire est plus important que le dire. Etmalgré un lexique commun, il rompt complètement avec un régime, celuide l’incarnation, et une époque, celle de la théologie politique: la représen-tation se substitue par un geste irruptif à l’incarnation. Dans le chapitremême où il introduit le concept de représentation, Hobbes interfère avec laquestion incarnationnelle par le biais du problème trinitaire. A la vérité,Hobbes ne peut pas ne pas intervenir sur ce dogme, puisque celui-ci est par-tie prenante du régime qu’il s’emploie à saper. Il faut, pour suivre le gestehobbesien, revenir à la notion de personne, dont on se souvient qu’elle sertà la fois d’entrée et de marqueur. La représentation, a-t-on dit, la définit ànouveaux frais. Or la notion de « personne » est surdéterminée: par le droit(auquel Hobbes, on l’a vu, susbtitue la référence dramaturgique), mais aussipar la pensée christologique. Le symbole d’Athanase précise en effet queDieu est à la fois une substance et trois personnes: le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Il n’est donc pas innocent que Hobbes aborde son chapitre-clé par lebiais d’une notion qui concentre en elle toute la doctrine incarnationnelle,puisqu’elle énonce que le Christ, deuxième personne, incarne Dieu, porteson corps et son image. Or voilà ce que dit Hobbes de La Trinité :

« Le vrai Dieu peut être personnifié. Il le fut, en premier lieu, par Moïse, qui gou-vernait les Israélites (alors que ceux-ci n’étaient pas son peuple mais celui de Dieu)non pas en son nom, en disant Hoc dicit Moses, mais au nom de Dieu, en disantHoc dicit Dominus. En deuxième lieu, par le Fils de l’Homme, son propre fils,notre Sauveur béni Jésus-Christ, venu pour ramener les Juifs et amener toutes lesnations vers le royaume de son père, non comme de son propre chef, mais en qua-lité d’envoyé du père. En troisième lieu, par le Saint-Esprit, ou Consolateur, quiparlait et agissait dans les Apôtres ; lequel Saint-Esprit était un consolateur qui nevenait pas de son propre chef, mais était envoyé par les deux autres personnes, dontil procède. » 47

Moïse, le Christ et le Saint-Esprit sont maintenant les trois personnesdivines. Quelle nécessité Hobbes ressent-il d’écrire une telle proposition dontil n’ignore pas l’énormité, et même de l’écrire en ce lieu-là? Dans les deux

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47. Lev., trad. cit., p. 165-166.

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premiers essais politiques, Hobbes abordait bien la notion de « personne »,s’y attardait, mais jamais il n’avait engagé la discussion sur le terrain trini-taire. Alors, pourquoi? Il faut en fait reposer la question à un niveau plusgénéral et avancer un principe d’interprétation. On doit préalablement sedemander en effet pourquoi Hobbes n’a cessé d’étendre ses analyses de la reli-gion jusqu’à lui consacrer la moitié du Leviathan, soit 300 pages. Et ensuiteasseoir le principe que cela a à voir avec le concept de « représentation ».

On ne peut se satisfaire de la réponse convenue, qui consiste à dire queHobbes traite la question religieuse comme question politique, par le biaisde son décisionnisme qui accorde au souverain le pouvoir d’imposer le sensdu culte religieux dans son Etat. D’abord parce que sur ce point précis,Hobbes n’a pas évolué et qu’une telle réponse n’explique donc pas son évo-lution. Ensuite, parce qu’elle place le problème sur le plan strictement poli-tique alors que, en matière politique, tout, absolument tout, est dit dans lesdeux premières parties du Leviathan et qu’il est donc désormais questiond’autre chose.

La seule manière de donner une signification au propos de Hobbes estd’y voir un vaste travail de déstructuration/restructuration. Il doit investirla pensée théologique et la marquer de l’empreinte nouvelle. Il doit interve-nir dans un domaine qui fait loi de pensée pour la réécrire. Il doit reprendrela question religieuse pour la reconstruire à partir de la représentation etnon plus à partir de l’incarnation. Nous disons donc bien qu’il reconstruitla religion, et même le christianisme: Hobbes n’est pas athée, il n’est pasimpie, pas plus que Descartes lorsqu’il entérinait la fin du sacrement eucha-ristique. Pourquoi ne pas prendre au sérieux celui qui affirme qu’il faut êtreinsensé, sine mente, pour ne pas croire en Dieu 48? Celui qui ne cessera dese défendre contre les attaques portées contre lui 49 ? On ne dit finalementpas grand-chose lorsqu’on affirme qu’il a substitué le droit naturel au droitdivin, qu’il a remplacé les fondements théologiques du droit par des prémis-ses anthropologiques. Lorsque Hobbes insiste sur le fait qu’il ne renversepas le « droit divin » 50 – ce n’est pas son propos, ce n’est pas ce qu’il cher-che – pourquoi ne le croit-on pas?

La question des développements théologiques mérite d’être abordée ense focalisant sur ce qui véritablement fait césure. En l’occurrence elle doitêtre posée à partir des passages qui concernent le dogme trinitaire, que

514 PH. CRIGNON

48. De Homine, op. cit. p. 39.49. Hobbes eut bien vite réputation d’impiété, divers textes jalonnent sa propre apologie.50. « Le droit, que j’avais donné par mes raisonnements aux souverains sur leurs sujets, […]

je fais voir qu’il n’est pas contraire au droit divin, en tant que Dieu est le roi des rois par nature »,De Cive, Préface, p. 74. Le Leviathan est très clair : le souverain agit par droit divin en matièrecultuelle : « l’autorité pastorale des souverains est seule de jure divino, celle des autres pasteursest jure civili », trad. cit., p. 564.

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Hobbes décidera de retirer intégralement de sa version latine suite aux viru-lentes attaques dont ils furent l’objet. Ces passages, rassemblés à la fin duchapitre XLI et au début du chapitre XLII 51, coupent les racines incarna-tionnelles de la Trinité. Les trois « personnes » divines sont maintenant expli-citement repensées à partir de la représentation:

« Nous voyons ici la personne de Dieu assumée pour la troisième fois. De même eneffet que Moïse et les grands-prêtres étaient les représentants de Dieu dans l’AncienTestament, et que ce représentant fut notre Sauveur lui-même, en tant qu’homme,durant son séjour sur la terre : de même est-ce le Saint-Esprit, c’est-à-dire lesApôtres et ceux qui, ayant reçu le Saint-Esprit, leur ont succédé dans la fonctionde prêcher et d’enseigner, qui le représentent depuis lors. Mais comme je l’ai mon-tré au chapitre XVI, une personne est celui qui est représenté, chaque fois qu’ill’est. Par conséquent, Dieu ayant été représenté (c’est-à-dire personnifié) trois fois,on peut sans impropriété dire qu’il est trois personnes, encore que la Bible ne luiapplique ni le mot de personne, ni celui de Trinité. Saint Jean dit bien, dans sa pre-mière épître (V, 7) : ils sont trois qui rendent témoignage dans le ciel, le Père, laParole, et le Saint-Esprit, et ces trois sont un. Mais loin de s’y opposer, ce textes’applique fort bien à trois personnes prises dans l’acception propre du mot per-sonne, à savoir celui qui est représenté par quelqu’un d’autre. De la sorte en effet,Dieu le Père, en tant que représenté par Moïse, est une personne; en tant que repré-senté par son fils, une autre personne; et en tant que représenté par les Apôtres etpar les docteurs qui enseignent en vertu d’une autorité qu’ils tiennent des Apôtres,c’est une troisième personne: et pourtant, chacune de ces personnes est la personned’un seul et même Dieu. » 52

Non seulement Moïse se substitue au Père dans la sainte Trinité, maischacune des trois personnes est devenue un représentant de Dieu! Certes,dans cette perspective, tous les actes et toutes les paroles du Christ peuventet doivent être attribuées à Dieu: il n’est donc pas réductible à un envoyé ouà un commis. Mais il n’est pas non plus le Dieu incarné, c’est-à-dire rendumortel pour le rachat de l’humanité. Le principe incarnationnel, qui déci-dait du sens non seulement du corps humain (comme corps humilié maisvoué à la gloire, l’« infamie nécessaire à la foi »), mais aussi du corps politi-que est ici annulé dans sa lettre et son esprit. On voit aussi que le geste deHobbes n’a rien à voir avec une hérésie comme il y a pu en avoir aux pre-miers siècles lorsqu’on se demandait si le Christ était vrai homme, ou vraiDieu, messie ou prophète, réel ou phantasmatique, consubstantiel au Pèreou pas. Il suffit à Hobbes de remplacer « incarnation » par « représentation »et il fait à la fois bien moins (parce qu’il assure la permanence d’un christia-nisme) et bien plus (parce qu’il invalide définitivement, au moins pour lepolitique, le principe de l’incarnation).

Le devenir de ces passages sur la Trinité mérite d’être noté. L’éditionlatine du Leviathan retire donc tous les paragraphes incriminés des chapi-

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51. Ibid., p. 516-519.52. Ibid., p. 518.

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tres XLI et XLII 53, mais elle ajoute aussi un appendice qui revient précisé-ment sur la question de la personne, de la représentation et de la Trinité. Detoute évidence Hobbes doit répondre sur le terrain le plus affecté par sadémarche, c’est pourquoi cette annexe en trois sections parle tout d’aborddu symbole de Nicée, ensuite de l’hérésie, enfin des objections faites auLeviathan, parmi lesquelles figure tout particulièrement la question destrois personnes divines telle que Hobbes l’avait formulée. Il est contraintd’avouer que son texte est en contradiction avec le symbole athanasien :« l’auteur, dit-il, semble avoir voulu expliquer la doctrine de la Trinité, bienqu’il ne nomme pas la Trinité. L’intention est pieuse, mais l’explication esterronée. En effet, parce que Moïse, comme tous les rois chrétiens, a porté,lui aussi, de quelque manière, la personne de Dieu, il a l’air d’en faire unedes personnes de la Trinité. C’est là une grosse négligence. » 54 On ne sauraitmieux dire qu’il y a incompatibilité entre la position de Hobbes et celle del’orthodoxie. Ne pouvant rapprocher deux systèmes inconciliables, il ne resteà Hobbes qu’à revenir à la formule autorisée. Du moins essaie-t-il :

« S’il avait dit que Dieu a créé le monde dans sa personne propre, a racheté le genrehumain dans la personne du Fils, a sanctifié l’Eglise dans la personne du Saint-Esprit, il n’aurait rien dit d’autre que dans le catéchisme publié par l’Eglise. »

Voilà en effet qui paraît satisfaisant. Il est donc particulièrement mali-cieux, au lieu de s’en tenir là, d’ajouter immédiatement:

« A. Mais il le répète en plusieurs endroits.B. Oui, mais en chaque endroit la correction est facile à faire. Ou encore s’il avaitdit que Dieu, dans sa personne propre, s’est constitué une Eglise par le ministèrede Moïse, l’a racheté dans la personne du Fils, et l’a sanctifié dans la personne duSaint-Esprit, il n’aurait pas commis d’erreur. » 55

Finalement, Hobbes tient tellement au primat de la représentation qu’ilréintroduit Moïse aux côtés du Christ et du Saint-Esprit, dans une compli-cation verbale étonnante: Dieu agirait « dans sa personne propre » mais pour-tant « par le ministère de Moïse », voilà qui a du mal à se concilier! L’évêqueBramhall avait bien « saisi » (to catch) la portée du Leviathan dans sonouvrage The Catching of the Leviathan, et c’est bien sur ce sujet-là queHobbes sait qu’il rompt – en vertu de sa conception de la représentation, dela personne et du corps – avec le dogme trinitaire :

« La faute que je commis à ce point, sans m’en apercevoir, était celle-ci : j’eusse dûprouver qu’il n’y a nulle contradiction […] à affirmer que Dieu était un et trois. Jeconsidérai que la vraie définition du mot « personne » servirait mon propos de cettemanière : Dieu, en sa personne propre, créa le monde et, à la fois, institua uneEglise en Israël, utilisant à cette fin le ministère de Moïse; le même Dieu, en la per-

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53. Voir note de Tricaud, op. cit., p. 519.54. Ibid., p. 775.55. Ibid.

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sonne de son Fils Dieu et homme, racheta le même monde et la même Eglise; lemême Dieu, en la personne du Saint-Esprit, sanctifia la même Eglise et tous ceuxqui, dans le monde, ont la foi […] Monseigneur l’évêque n’a rien pris encore. C’estmoi qui me suis pris au piège en disant, au lieu de « par le ministère de Moïse »,« en la personne de Moïse » [His Lordship all this while hath catched nothing. ‘TisI that catched myself for saying (instead of By the Ministry of Moses), in thePerson of Moses] » 56.

On peut se laisser prendre à notre tour par l’opportune correction deHobbes qui semble bien s’en sortir en distinguant le ministère, qui est unoffice, de la représentation. On peut aussi appeler le Leviathan à l’appui dece distinguo, puisqu’il démarque le ministère (public ou ecclésiastique) dela personnification-représentante: « le mot ministre, διáκονος dans l’origi-nal, désigne un homme qui s’acquitte volontairement d’une tâche pour lecompte d’un autre; il diffère d’un serviteur en cela seulement que c’est envertu de leur condition que les serviteurs sont obligés de faire ce qui leur estdemandé, alors que les ministres ne sont obligés que par le fait d’avoirassumé cette tâche » 57. Toutefois il y a de quoi douter qu’une telle résolu-tion soit sérieuse. D’abord parce que dans la réponse à Bramhall, Hobbes nedécide finalement pas entre la Trinité athanasienne (Père-Fils-Saint-Esprit)et le triumvirat qui lui est propre (Moïse-Christ-Saint-Esprit), ensuite parceque la volonté de réécrire le christianisme à partir de la représentation estbien trop manifeste. Aligner la notion de personne sur celle de représenta-tion pose un problème rédhibitoire. Hobbes peut bien chercher à le rendrediscret mais il ne peut le faire disparaître, et devant une conclusion inévita-ble, il n’a pas d’autre choix que de retirer les passages concernés.

Corps fragiles, corps solides

Cette institution de la représentation permet de faire corps, à conditionde ne plus considérer le « corps politique » à partir du « corps mystique » dela république qui avait pour condition transcendantale l’incarnation.L’homme devient politique parce qu’il est maintenant un être qui se repré-sente, un ego cogito qui s’érige. Le sujet cartésien, aussi solitaire qu’il puisseêtre, est appelé en son cœur même à la politique dans la mesure où il se gagne

REPRÉSENTATION ET COMMUNAUTÉ 517

56. Réponse à un livre intitulé La Capture de Léviathan, trad. F. Lessay, De la liberté et dela nécessité, Paris, Vrin, 1993, p. 192-193.

57. Lev., trad. cit. p. 555. Dans un autre passage de l’ouvrage (p. 463), Hobbes distingue lamanière dont Dieu parle en Moïse de la façon dont il habite corporellement le Christ. C’est uneconcession qu’il peut maintenir tant qu’il ne réveille pas le concept de « personne ». Car le Christdevenu représentant, il n’y a plus aucune raison de l’éloigner, typologiquement, de Moïse. Ilfaudrait par ailleurs ajouter à la liste des victimes de Hobbes le dogme eucharistique – « ceciest mon corps » – victime insigne puisqu’elle révèle que le sens moderne du « corps » est incon-ciliable avec la transsubstantiation (en écho à Descartes, cette fois encore).

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déjà comme possum, potentia, vis intellegendi et institution. Notre moder-nité a bâti sur cette nouvelle donne. Mais l’époque de la représentation nejoue qu’à condition de refouler le geste qui l’a instituée. Comme tout figu-ral, elle redistribue le sens de la langue dans laquelle on parle 58 tout commeelle décide de l’image et du corps. La figuration nomme cela : l’union del’image et du corps et le procès qui les historicise. Image, en soi, ne veut riendire, mais icône ou bien représentation. Corps, en soi, ne veut rien dire, maischair ou bien mécanique vivante. Et l’une et l’autre sont unanimes à faireépoque, en se modalisant conjointement. On comprend alors que le figuralramasse et verrouille – cache – la figuration par la force de laquelle il doitpourtant d’exister.

Qu’est-ce qui est ainsi refoulé par la représentation? Le moment de l’ins-titution d’un figural est l’instant décisif où la figuration s’élève pour replon-ger de nouveau dans l’obscurité. Non qu’il y ait « remise à plat », pause del’histoire, arrêt. Mais la substitution d’un figural à un autre est un mouve-ment où se dessine l’acte de la figuration elle-même. Celle-ci n’est pas pen-sable comme un étant, mais seulement comme procès, comme événement etmême comme événement impur: en toute rigueur si la figuration elle-mêmese manifeste au moment de la décision (et c’est le cas), elle se manifestecomme déjà en voie d’appareillage et d’occultation.

Ce que l’on voit chez Hobbes, c’est que la représentation vient recueillirdans son cadre assuré ce qui par nature ne l’est pas : la vulnérabilité del’homme. Ce dernier, dès lors qu’il est représenté, n’est déjà plus dans cetétat d’exposition. Etre exposé, voilà qui échappe au régime de la représen-tation: relevant d’un rapport « naturel » c’est-à-dire ici pré-ontologique, sansassise dans l’être, c’est une précarité devant l’altérité et une incomplétudede soi. Hobbes a le grand mérite d’avoir vu que l’homme ne peut échapperaux autres, qu’il est d’emblée sous leur coupe. Cette société immédiate, pré-politique, est ce que Levinas décelait sous le nom d’éthique. Mais la diffé-rence vient de que Levinas reconnaît dans le vis-à-vis, non seulement la pos-sibilité de la violence, mais en même temps l’énoncé de son interdit,l’abdication de l’égoïsme et la substitution. Hobbes, lui, parce qu’il conçoitdéjà cet état dans l’absence et l’attente de la représentation sécurisante,ignore le moment positif de cette exposition, de ce dénuement: il ne retientque la « peur ». Peur qui n’est pas psychologique mais qui loge dans les vis-

518 PH. CRIGNON

58. Cela a pour conséquence, incidemment, qu’un figural ne se conceptualise pas. Kantexplique ainsi que la représentation est indéfinissable parce que toute définition suppose lareprésentation. On reconnaîtra peut-être également ici une position en rupture avec la façondont l’Occident a pensé la relation de l’image au langage (le verbe, le sens, le logos, etc.).L’image, en elle-même, fascinerait dangereusement tandis que le mot nous désenvoûterait. Entermes lacaniens, l’imaginaire captive le sujet qui ne se libère que grâce à l’institution symbo-lique. Mais le fait est que l’imaginaire lui-même s’institue.

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cères du Moi, qui est ce creux au cœur du sujet sur lequel on aura bâti lamétaphysique moderne.

Le concept d’exposition, s’il est antérieur à l’ontologie, n’en concernepas moins le corps en tant qu’il n’est précisément pas un étant, mais ce quis’expose à la mort violente. La mort fait question prioritairement commemort donnée et non comme mort « naturelle », rapport du Moi à sa finitude(il en est ainsi de l’être-pour-la-mort heideggérien). C’est ce corps exposé àautrui qui est (trans) figuré, par la représentation, dans le corps politique,garant de sa sécurité. Le corps représentable est celui de la techné qui imitela nature et la supplée, il est le corps artificiel où se conjuguent le vivant etl’automate 59.

Si le corps exposé précède et motive la représentation, il reste que l’in-sécurité n’est pas purement rayée, anéantie par celle-ci. Elle est dépassée,relevée, elle est précisément représentée. C’est toute l’ambiguïté du gainqu’il y a à s’associer lorsqu’à la peur qui déchire le corps humain succèdedans l’Etat civil la « terreur ». Il est tout à fait remarquable combien sur cepoint le vocabulaire de Hobbes est constant. Dès les Elements of Law, ettout particulièrement dans le Leviathan, la crainte définit la disposition del’homme naturel tandis que la terreur (terror) est le sentiment qui accompa-gne la vie sous représentation. Ainsi :

« Telle est la génération de ce grand Leviathan, ou plutôt pour en parler avec plusde révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notrepaix et notre protection. Car en vertu de cette autorité qu’il a reçue de chaque indi-vidu de la République, l’emploi lui est conféré d’un tel pouvoir et d’une telle force,que l’effroi (terror) qu’ils inspirent lui permet de modeler les volontés de tous, envue de la paix à l’intérieur et de l’aide mutuelle contre les ennemis de l’exté-rieur. » 60

La représentation désigne donc l’écart qu’il y a entre cette crainte et cetteterreur. Hobbes donne de la première une définition euclidienne dans le cha-pitre VI du Leviathan (« L’aversion jointe à l’opinion d’un dommage causépar l’objet est appelée CRAINTE »), mais oublie de définir ce qu’il entend parterreur, le seul « sentiment politique » un peu comme Kant dira du respectqu’il est le seul sentiment moral. Il y a là sans doute matière à interpréta-tion: on peut penser que Hobbes promeut une forme de terrorisme d’Etat,on peut aussi, et c’est notre parti, y voir plutôt une reprise de l’affect tragi-que dont parle Aristote dans sa Poétique, une émotion dramatique qui dérivede l’identification. La terreur hobbesienne n’est d’ailleurs peut-être pas siterrifiante que cela, elle ne traduit de toute façon aucun sentiment de« sublime » comme elle le fera plus tard chez Burke: un siècle sépare les deux

REPRÉSENTATION ET COMMUNAUTÉ 519

59. L’homogénéité du vivant et du mécanique est posée comme principe dans l’introduc-tion au Leviathan.

60. Trad. cit., p. 177-178.

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philosophes et Hobbes n’avait pas encore de mot pour désigner ce sentimentromantique 61. Outre les arguments exégétiques, c’est donc surtout la démar-che philosophique de l’auteur qui pousse à définir la terreur comme la repré-sentation de la peur, la peur représentée, la crainte de l’uniforme et des auto-rités.

Si la terreur ne bénéficie pas d’une définition pour elle-même dans lecatalogue pourtant vaste que Hobbes dresse des passions humaines, il prendle temps de décrire une émotion qui, bien que proche, s’en distingue defaçon cruciale :

« La crainte dont on n’aperçoit pas le pourquoi ou l’objet est appelée TERREUR PANI-QUE; on la nomme ainsi d’après les fables qui font de Pan son auteur: en réalité,celui qui ressent le premier une telle frayeur [une telle crainte: in him that so fea-reth first] en aperçoit toujours de quelque façon la cause; mais les autres s’enfuientà cause de l’exemple, chacun supposant que son voisin sait pourquoi. C’est pour-quoi cette passion n’atteint personne si ce n’est dans une foule (throng), dans unemultitude. » 62

Cette panique agit en sens inverse de la terreur régulière, elle démobi-lise, disperse, aveugle et affole. Pourtant elle est, elle aussi, politique depuisque la foule l’est devenue, depuis qu’elle hante le peuple. Hobbes est trèsclair dans ce passage: nul, sinon un (improbable) témoin originaire, ne saitde quoi il a peur. La panique envahit le corps, celui des hommes et celui dupeuple et les rend incontrôlables parce qu’aucun danger précis n’est repré-senté. Ici, il n’y a ni identification, ni perception, ni public, mais une conta-mination qui n’a plus rien à voir avec le commun. S’il existe un moment oùl’Etat connaît la démesure, ce n’est donc pas sous la terreur mais dans lapanique; à ce point même qu’elle excède le fameux « sublime » esthétique.L’homme paniqué n’est le spectateur d’aucune scène grandiose, il est lui-même sous la menace et il est d’emblée lâche et fuyard. La vraie question estde savoir si l’Etat est à l’abri de cet affolement monstrueux qui désagrège lesliens et l’obéissance. Parce que l’état de panique se distingue de la craintemisérable de l’état de nature, elle ne saurait répondre à la perte du représen-tant; mais, comme le dit Freud, elle réagit à la perte du « chef », ou plus exac-tement encore à la rumeur que le chef, la « tête » est tombée. Dans son textesur la psychologie des masses, il souligne l’investissement libidinal, aussibien horizontal (entre individus) que vertical (vers le chef) qui caractérise

520 PH. CRIGNON

61. C’est ce qu’affirme Hobbes dans un texte étonnant parce qu’il n’est justement pasannonciateur : « il y a diverses autres passions, mais les noms leur font défaut. Certaines onttoutefois été observées par la plupart des hommes. Par exemple: de quelle passion provient lefait que les hommes prennent plaisir à observer du rivage le danger de ceux qui sont dans unetempête ou dans un combat? Ou à observer à l’abri d’un château deux armées sur le champ debataille? » (Eléments, trad. p. 143). Le passage se poursuit et tout y est : la sécurité du specta-teur, la démesure du danger observé, le mélange de peine et de plaisir, la structure dramatique.

62. Lev., p. 53.

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les foules ; elles reforment des « corps » mais des corps désirés. Les deuxexemples que Freud donne sont d’ailleurs éloquents: on y retrouve l’Eglise,source historique de la figure du « corps politique », et l’armée 63, ce qui estassez dire les risques que l’on prend à penser encore la politique à partir decette figure. La panique n’est possible que parce que le fantasme du Corpset de la Tête resurgit et redouble ou même remplace le peuple représenté.Ce qui reviendrait encore à dire que le souverain, la personne représentantene retient peut-être pas tout à fait ce qu’elle réserve. Quelque chose s’excé-derait de la représentation et du souverain qui l’anime. Quelque chose deterrifiant, de monstrueux, d’exorbitant. Leviathan.

Leviathan est « grand » (great) : c’est du moins ce que dit Hobbes à cha-que fois qu’il en parle. Il mythifie l’Etat, l’exhibe outrageusement et le placeau-delà de la simple représentation (politique, publique, esthétique). On nepeut certes pas concevoir d’Etat sans spectacle, mais Leviathan est plus lourdque ce qu’aucune scène peut recevoir. Son outrance le rend inappréhenda-ble. Hobbes a manifestement trouvé avec le nom de Leviathan l’autre abîmesur lequel s’ouvre et se referme l’Etat moderne.

Cependant, de même que l’état de nature n’est pas l’être-exposé lui-même mais la représentation de l’exposition, de même Leviathan n’est pasl’être-exhibé même mais la représentation de l’exhibition. Ce sont les deuxextrêmités contre lesquelles la représentation s’érige comme figural politi-que, mais ce sont deux extrémités qui se dessinent toujours dans son hori-zon. Elles cernent dangereusement l’Etat moderne, l’encadrent mais en sontaussi l’envers indéfectible: comme manque de représentation (état de nature)ou comme excès (congélation de l’Etat en mythe). On pourrait de mêmesituer la « terreur » qui structure tout Etat républicain entre la craintemutuelle et la panique, à ceci près que, sous Leviathan, la panique demeureelle-même jugulée. On le constate dans les Etats totalitaires où, sous le cou-vert de l’ordre, se déchaîne la fuite désordonnée de chacun. L’affolement yest tout juste contenu et rend impossible une vie publique, lorsque, pourreprendre l’expression d’Hannah Arendt, les hommes « sont privés de voiret d’entendre autrui, comme d’être vus et entendus par autrui » 64. Cimenterune foule ne la transforme pas en communauté organisée. Leviathan n’estpas le nom de l’Etat : il en est l’outrance ou l’irrévérence:

« Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée RÉPUBLIQUE,en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce grand Leviathan, ou plutôt pour enparler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieuimmortel, notre paix et notre protection » 65

REPRÉSENTATION ET COMMUNAUTÉ 521

63. FREUD, Psychologie des foules et analyse du Moi, Payot, 1985, p. 158-159.64. Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Calmann-Lévy, 1961, p. 99.65. Lev., trad. p. 177-178.

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L’Etat moderne advient et se manifeste comme représentation; il n’em-pêche qu’il en côtoie l’ombre, l’image fascinante et paniquante de Leviathan.Qu’une telle image soit une possibilité obscure de la représentation ne laissepas d’inquiéter. Elle n’existe pas en dehors du cadre posé par celle-ci, maisne cesse de l’accompagner comme son double monstrueux. Leviathan n’estpas une image qui représente (et avant tout qui représente un corps politi-que). Il est l’image de toutes les images, le corps de tous les corps. A cet égardle frontispice du livre de Hobbes n’est pas assimilable à une illustration 66.Ce grand corps composé des corps des individus ne dessine pas l’Etat tel queHobbes le propose dans son texte. Tout d’abord parce qu’un tel livre n’estpas de ceux que l’on peut illustrer, ensuite parce que cette image est propre-ment monstrueuse. Il est juste de la considérer avec le plus grand sérieuxcomme l’a fait récemment Horst Bredekamp qui pose la bonne question:« pourquoi Hobbes ne peut-il penser l’Etat moderne sans se faire une imagede celui-ci ? ». Mais c’est avec la même force que sa démesure s’impose ànous 67. Il y aurait d’ailleurs peut-être d’autres lignées iconographiques àprendre en compte que celles que H. Bredekamp étudie, notamment dansles figures apotropaïques. Et la perméabilité avec les esthétiques totalitaires– nous pensons à l’agglutination rangée des personnages – est manifeste etdoit au moins faire question. Nous sommes dans le même registre de l’effi-gie et du pseudo-sacré. Car il ne s’agit pas non plus, faut-il ajouter, d’un sym-bole; cette « image » absorbe le symbole (en l’occurrence celui de la justicequi tient de la main gauche la crosse et de la main droite l’épée) comme elleabsorbe les hommes.

Quel type d’image est-ce là, alors? De quelle mimésis relève-t-elle? Onserait tenté d’y voir l’image de l’Homme artificiel, copie de l’homme natu-rel, dont parle l’introduction. Mais il importe – il est décisif – de ne pasconfondre Leviathan avec la persona fictitia dont il ne cesse d’être question.Le débordement hors cadre de la représentation est le trait de Leviathan, cequi l’exclut de la mimésis. Justifiant le recours surprenant à la figure bibli-

522 PH. CRIGNON

66. Il s’agit du frontispice de la première édition du Leviathan (1651) ; un dessin sembla-ble figure dans la traduction française (Du Corps Politique) de la deuxième partie des Elementsof Law, datée de 1652.

67. Stratégies visuelles de Thomas Hobbes, trad. D. Modigliani, MSH, 2003. Malgré lesanalyses remarquablement éclairantes de l’auteur, nous ne le suivons pas dans son parti prisd’identifier l’homme composite du frontispice avec l’Etat, ce qui l’amène à reconduire Hobbesà la théologie politique (« sur le modèle de la différenciation du corps du Christ en corpus Christimysticum comme communauté des croyants et en caput Christi comme la tête qui s’en déta-che, ainsi la tête du souverain se constitue comme un surplus de la somme des parties », p. 77),en contradiction avec le caractère proprement inédit de l’image de Leviathan (p. 131) et du gestehobbesien en général. Nous avons analysé plus longuement les conclusions de cet ouvrage etles raisons de son impasse dans une conférence donnée à la Maison des Sciences de l’Homme-Paris Nord le 22 février 2005 (Linéaments politiques. En regard du frontispice du Leviathan,texte à paraître).

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que, dont il faut tout de même rappeler qu’elle ne survient qu’à quatre repri-ses dans l’ouvrage, Hobbes dit ainsi :

« Jusqu’ici, j’ai montré la nature de l’homme, que son orgueil et ses autres passionsont contraint de se soumettre à un gouvernement, ainsi que le grand (great, tou-jours) pouvoir de celui qui le gouverne, que j’ai comparé à Leviathan, tirant cettecomparaison des deux derniers versets du 41ème chapitre du livre de Job : en cetendroit, Dieu, après avoir montré le grand pouvoir de Leviathan, l’appelle le roides orgueilleux: il n’y a rien sur terre, dit-il, qui puisse lui être comparé. Il est faitde telle sorte que rien ne peut l’effrayer. Toute chose élevée, il la voit au-dessousde lui. Il est le roi de tous les enfants de l’orgueil. » 68

Ce à quoi Hobbes compare donc son Etat, c’est ce qui n’admet pourtantaucune comparaison, ce qui est sans similitude et sort, par son outrance, dela représentation. Un être sans crainte et sans réserve. Ni honte, ni rougeur,il est une pure effronterie. Or en rappelant qu’il est l’impudence personni-fiée, Hobbes dévoile son mode de visibilité : il est l’exhibition devenue sou-veraine. Mais à ce moment précis, il s’écarte de la figure représentative.Leviathan réagit à l’orgueil humain, Hobbes y insiste. Pourtant, lorsqu’ilavait voulu justifier la nécessité de l’Etat, il avait évoqué non pas l’orgueil oula gloire, mais trois autres passions humaines : la peur de la mort, le désirdes choses nécessaires à une vie agréable et l’espoir de les obtenir 69. Il y adonc ici un décrochage discret mais tout à fait sensible, qui montre qu’il nes’agit vraiment pas de la même chose.

De là vient aussi qu’il ne peut y avoir de Leviathan qu’à l’époque de lareprésentation puisqu’il en est l’énormité (ex-normitas). Cette dispropor-tion est aussi celle d’un nom – « Leviathan » – et de la carrière qu’il a connue,sans commune mesure avec l’importance réelle qu’il a chez Hobbes.

Leviathan, est-ce seulement un titre? Est-ce l’en-tête d’un corpus politi-que? la lettre capitulaire de l’ouvrage? ou plutôt son parasite d’origine?

S’il est nécessaire de distinguer la République (l’Etat tel que nous leconnaissons depuis) et le totalitarisme, il est impérieux d’ajouter que l’un etl’autre ont une frontière commune. Le mythe qui fascine et panique accom-pagne la République comme sa possibilité obscure, tenue à distance maisséduisante. En réalité, la seule manière de s’en débarrasser définitivementserait d’en finir en même temps avec l’Etat moderne. Il est possible qu’eneffet nous sortions de l’époque de la représentation (métaphysique, politi-que, esthétique) et que l’être-en-commun doive se penser ailleurs que danscette alternative. Mais il est aussi certain qu’une telle sortie n’offrirait alorsaucune garantie contre des abîmes inédits. Notre tâche est de penser ce deve-nir et de l’assister – de le faciliter – car rien n’est pire que de continuer àvivre avec des moyens caducs.

REPRÉSENTATION ET COMMUNAUTÉ 523

68. Lev., p. 340. C’est le « Non est potestas super terram quae comparetur » qui surplombele frontispice.

69. Ibid., p. 188.

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On peut aborder l’œuvre de Hobbes, comme nous l’avons fait, par le figu-ral qu’il institue: la représentation. Mais Leviathan a un tel pouvoir de séduc-tion qu’il tend à substituer l’effigie à la figure, le mythe à la représentation.Carl Schmitt a été séduit au point de voir dans Hobbes le continuateur de lathéologie politique, celui qui aura tenté de donner des moyens modernes àl’absolue puissance souveraine. En s’imposant un tel point de départ et untel principe évaluateur, il devait être déçu par Hobbes: celui-ci admet en effetque la conscience individuelle échappe, de fait et de droit, au pouvoir pour-tant absolu du politique. Cette liberté d’opinion (comme l’on dit mainte-nant), justifiée, poserait le fondement du libéralisme en lequel Schmitt voitle symptôme de la politique décadente. Mais pour une telle conclusion, il aignoré que le concept fondamental était celui de représentation, en matièrepolitique comme en métaphysique, et que la conscience dessinait désormaisun domaine affranchi, l’autre lieu de la représentation. La boucle se refermesur les premiers mots de Leviathan, qui tracent la figure de Janus du sujetpolitique : « pour ce qui est des pensées de l’homme, je les considéreraid’abord singulièrement, puis dans leur enchaînement c’est-à-dire dans leurdépendance les unes aux autres. Singulièrement, chaque idée est uneReprésentation ou un Apparaître, de quelque qualité ou de quelque acci-dent d’un corps qui nous est extérieur. »

Résumé: Il y a une unité profonde du « concept » de représentation dans son triple sens esthé-tique, métaphysique et politique. Contemporain de Descartes et de la philosophie du sujet-souverain, Hobbes institue, avec la « représentation » politique, la condition de possibilitéde toute institution moderne. Ce faisant, il établit un nouveau régime, qui clôt, en l’inva-lidant explicitement, le « régime de l’incarnation » et qui discrédite paradoxalement l’idéed’un « corps politique ». Leviathan n’est pas l’image de l’Etat hobbesien, mais son fan-tasme congénital.

Mots-clés : Représentation. Politique. Corps. Image. Hobbes.

Abstract : There is a strong unity of the « concept » of representation either aesthetical, meta-physical or political. Being a contemporary of Descartes and its philosophy of the sove-reign subject, Hobbes institutes the a priori of the modern institution with the « represen-tation ». In doing this, he appoints a new régime and plainly destitutes the « incarnationalrégime » as well as the idea of a body politic. Leviathan is not the image nor the name ofthe hobbesian State but on the contrary its tantalizing abuse.

Key words: Representation. Politics. Body. Image. Hobbes.

524 PH. CRIGNON

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