religion politique
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Religions séculières, religions civiles, religions politiques :
entre sécularisation et sacralisation du politique
ORIGINAL du 26 mars 2013 : VERSION DEFINITIVE
La modernité a souvent été caractérisée comme un processus de sécularisation, au sens d’émancipation du politique et de la sphère publique de la tutelle de la religion. Elle résulte d’un désenchantement du monde et de ce que Marcel Gauchet appelle une « sortie de religion1 », c’est-‐à-‐dire un mouvement historique de fond par lequel le christianisme perd sa fonction de structuration de l’ordre social et politique2. Dans ce monde affranchi de la religion, au sens où le politique devient sa propre fin, et non plus le moyen d’une fin religieuse, la religion ne disparaît pas, mais elle se trouve reléguée dans le domaine des croyances privées, qui peuvent conditionnées le sens de la vie bonne pour un individu ou un groupes d’individus, mais qui n’ont plus de signification publique pour la communauté politique3.
Dans ce monde sécularisé, le politique s’est séparé du religieux, dont il a neutralisé l’influence (conception classique de la sécularisation), à moins que ce ne soit le christianisme qui ne se soit émancipé du politique, dont il transcende le souci (thèse de Marcel Gauchet). Cette interprétation, progressiste, de l’histoire, dans l’un et l’autre cas, semble contredite ou nuancée si l’on considère un phénomène, qui s’est imposé avec insistance depuis la fin du XVIIIe siècle, l’apparition de religions séculières. Nous entendons par là des religions civiles ou des religions politiques qui déploient dans l’ordre séculier une nouvelle alliance du politique et du sacré, au service d’un nouvel ordre politique qui repose sur la volonté du peuple, quel que soit le sens que l’on donne à ce mot (association élective ou communauté ethnique). Selon que ce redéploiement maintient ou non une référence à un Dieu ou un principe transcendant, on parle plutôt, encore que non systématiquement, de religion civile ou de religion politique. Le concept de religion civile sert ainsi plutôt à désigner ces formes de religiosité politiques que l’on trouvez chez Rousseau, chez certains doctrinaires de la Révolution française, à commencer par Robespierre. Robert N. Bellah a également recours à cette notion pour caractériser la vie politique américaine. Le concept de religion politique est employé de manière plus critique afin de rendre compte de l’adhésion des masses aux principes politiques dans les régimes totalitaires, dans l’Italie fasciste, dans la Russie bolchévique ou dans l’Allemagne nazie. Religion civile et religion politique peuvent d’autant moins
1 Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, Gallimard, Paris, 1985 ; La religion dans la démocratie, Gallimard, Paris, 2001. 2 Il faut ajouter que selon Marcel Gauchet ce mouvement de sortie de religion est inhérent à la dynamique théologique du christianisme, qui porte en lui le principe de l’autonomisation de la sphère politique et de la séparation de la sphère spirituelle. C’est pourquoi il peut soutenir que le christianisme – à la différence de l’islam – est la religion de la sortie de religion. L’islam, au contraire, reste une religion de part en part « politique », car non séparable de la structuration de la société. 3 On pense évidemment à Max Weber, qui analyse l’évolution des structures politiques des sociétés modernes comme un double processus de désenchantement et de bureaucratisation. Voir à ce sujet Julien Freund, « Rationalisation et désenchantement », L'Année sociologique, 1985, 35, p. 327 -‐ 348.
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être confondues qu’elles qualifient des politiques antagonistes, républicaines ou libérales pour la première, fasciste, communiste ou national-‐socialiste pour la seconde4. Elles ont cependant en commun de sacraliser le politique et de redéployer dans l’ordre mondain, immanent, les finalités que les religions du Salut réservaient à l’au-‐delà. Ce dedéploiement du sacré dans l’immancence n’est pourtant pas contraire au processus de sécularisation, dont il procède au contraire. Le montrer est l’enjeu des lignes qui suivent.
§ 1 – La religion civile de Rousseau Dans le chapitre 8 du livre IV du Contrat social, consacré à l’étude de la signification et de la portée du principe démocratique, Rousseau introduit le principe religieux sous la forme d’une religion civile dont la fonction première est de garantir l’unité du peuple. Le problème fondamentale de la démocratie est de parvenir à garantir d’unité d’un peuple, unité qui peut seule lui permettre de parvenir à la formulation d’une volonté générale. Dans la tradition contractualiste, qui commence au XVIe siècle, avec les monarchomaques, et au XVIIe siècle, avec l’Ecole du droit naturel moderne, les publicistes se sont efforcés de fonder rationnellement la société politique à partir du consentement unanime de ses membres, les citoyens, qui forment collectivement le peuple. Au fondement divin du pouvoir s’est, dans un premier temps superposé, pour, dans un deuxième temps le remplacer, l’idée d’un consentement humain puis d’un fondement humain du pouvoir. Il y a toutefois deux manières très différentes d’expliquer comment les hommes parviennent à accorder leurs volontés disparates : la manière libérale et la manière républicaine.
Le raisonnement libéral, celui de Hobbes ou celui de Locke, repose sur l’idée que les hommes ne poursuivent que des intérêts particuliers, qu’ils ne sont mus que par la crainte et l’intérêt, et que c’est de la combinaison de ces volontés particulières, égoïstes, que par un système de garanties bien agencées, leurs volontés particulières s’harmonisent. Chez Hobbes, ce système de garanties s’appelle le Léviathan. C’est lui qui transforme la multitude des volontés individuelles dispersées en unité d’une volonté collective. Il le fait par le moyen de la terreur mais garantit en retour la vie de chaque homme qui entre dans le contrat. Locke imagine un système analogue, où cependant le Léviathan est moins répressif parce que l’anthropologie de Locke est moins pessimiste que celle de Hobbes. Les hommes, selon Locke, sont limités. Leur intelligence, leur compréhension du monde, leur langage sont limités. C’est pourquoi ils ont besoin d’un juge commun, tiers impartial et désintéressé, pour résoudre des litiges qui sont principalement les conséquences de l’insuffisance de l’intelligence et de l’imprécision de la langue. Le juge, la tradition des juges, c’est-‐à-‐dire la Common Law, engendre une
4 Marcela Cristi, dans son ouvrage From Civil to Political Religion. The Intersection of Culture, Religion and Politics, Wilfried Laurier University Press, Waterloo, Ontario, 2001, établit cette distinction à partir du critère de la croyance en une divinité transcendante. Alors que la religion civile repose encore sur la croyance en une transcendance la religion politique serait une religion sans dieu. Elle reprend ici, me semble-‐t-‐il, la thèse d’Eric Voegelin lorsqu’il écrit, que « [...] la religiosité intramondaine et sa symbolique occultent les parties les plus essentielles de la réalité ; elle barre le chemin qui mène à la réalité de Dieu, et déforme les rapports des étapes inférieures de l'être ». Eric Voegelin, Les religions politiques, (1938), éd. du Cerf, Paris, 1994, p. 110.
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forme de raison, par accumulation de résolutions de cas concrets, dont la valeur est supérieure à n’importe quelle intelligence individuelle abstraite. Rousseau raisonne différemment parce qu’il ne pense pas que l’on puisse fonder une communauté sur la seule poursuite des intérêts particuliers. Ce serait bâtir sur du sable. Il lui faut le sentiment de la communauté, lequel est nécessairement religieux. Dans le chapitre 8 du livre IV du Contrat social il entreprend de montrer comment, par le moyen d’une religion civile, il est possible d’amener des individus divers à intégrer la communauté, intégration qui permettra seule la formation de la volonté générale. A la main invisible du marché qui, chez les libéraux, aménage les intérêts particuliers pour les rendre complémentaires entre eux, Rousseau substitue la foi commune dans un certain nombre de principes qui doivent faire l’objet d’un culte commun et qui induira un sentiment de sociabilité5. « ll y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon Citoyen ni sujet fidèle6 ». Cette religion civile n’est pas une religion optionnelle mais obligatoire. Adhérer à cette foi commune de la cité est la conditio sine qua non pour être citoyen. « Sans pouvoir obliger personne à les croire, il (le souverain) peut bannir de l'Etat quiconque ne les croit pas; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois, la justice, et d'immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes, il menti devant les lois7 ». C’est donc une véritable forme d’intolérance que Rousseau réintroduit au fondement de la communauté, intolérance non pas religieuse mais politique ou, comme on le verra, politico-‐religieuse, qui le conduit à expulser de la cité le catholique et l’athée, le premier en raison de son allégeance au pape, le second en raison de son inaccessibilité à la volonté générale.
Il faut être attentif aux raisons avancées par Rousseau pour justifier l’établissement d’une religion civile. En premier lieu, il soutient que la religion maintient les hommes ensemble. « Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une religion qui les y maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans religion et si on ne lui en donnait point, de lui-‐même il s’en ferait une ou serait bientôt détruit. Dans tout État qui peut exiger de ses membres le sacrifice de leur vie celui qui ne croit point de vie à venir est nécessairement un lâche ou un fou ; mais on ne sait que trop à quel point l’espoir de la vie à venir peut engager un fanatique à mépriser celle-‐ci. Otez ses visions à ce fanatique et donnez-‐lui ce même espoir pour prix de la vertu vous en ferez un vrai citoyen ». La religion remplit une fonction sociale en ce qu’elle établit l’unité du groupe. En effet, il n’y a pas, selon Rousseau, qui s’oppose ici à Aristote, d’instinct naturel de sociabilité suffisant pour maintenir l’unité de la société. Au contraire, la société est corrosive et tend à dissoudre les liens sociaux (anomie sociale) si ceux-‐ci ne sont pas maintenus par une foi commune, une religion qui les relie en permanence et contrecarre l’effet des dissensus sociaux.
5 Ghislain Waterlot , Rousseau. Religion et politique, Paris, PUF, 2004. 6 Contrat Social, Livre IV, chap. 8. 7 Id. Toutes les citations suivantes proviennent de ce chapitre, ici commenté.
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La religion sert en second lieu à transformer les hommes en citoyens, de les arracher à leurs particularités pour les dresser à la foi commune. La religion est nécessaire dans une société donnée, qui ne peut être maintenue par athées. A vrai dire, il faut préciser ici que la qualification d’athée n’a pas du tout, au temps de Rousseau, la même dénotation qu’elle peut avoir aujourd’hui. Un athée, pour Rousseau, ce n’est pas seulement quelqu’un qui ne croit pas en Dieu mais quelqu’un qui, pour cette raison, n’est habité que par la recherche de son intérêt personnel et vit en conséquence de manière purement privée. Un athée n’est pas seulement un homme qui ne croit pas en Dieu, mais un individualiste qui ne croit qu’en lui-‐même. Rousseau ne conçoit pas que l’on puisse être athée et avoir le sentiment de l’intérêt général8. Enfin, en troisième lieu, la religion sert de motivation psychologique au dévouement pour la communauté, voire au sacrifice. La religion est nécessaire au soutien du sacrifice car elle entretient l’espoir d’une rétribution dans une vie future, sans laquelle les individus sont incapables de se sacrifier, notamment à l’occasion de la défense de la société contre ses ennemis. La disparition de la religion ne peut qu’annoncer la ruine de l’Etat. Là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas de liberté mais là où il n’y a pas de religion, il n’y a pas non plus de loi.
La dimension religieuse du politique Rousseau, on le comprend est très opposé à la séparation du politique et du religieux et reproche principalement au christianisme d'en avoir été l'artisan, alors que l'islam, selon lui, permet de penser le politique et le religieux comme une totalité9. L’idée d’un royaume purement spirituel est une idée non seulement fausse mais subversive, puisqu’elle institue une foi concurrente à la foi que l’on doit avoir en la religion civile. Elle aspire le croyant vers un lieu qui est extérieur à la cité et détourne le citoyen de son premier devoir. Rousseau oppose ici la religion chrétienne, catholique en particulier, à la religion musulmane, qui reste une religion qui structure la société civile et assume sa fonction politique.
« Jésus vint établir sur la terre un royaume Spirituel ; ce qui, séparant le système théologique du système politique, fit que l’Etat cessa d’être un, et causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples chrétiens. Or, cette idée nouvelle d’un royaume de l’autre monde n’ayant pu jamais entrer dans la tête des païens, ils regardèrent toujours les Chrétiens comme de vrais rebelles qui, sous une hypocrite soumission, ne cherchaient que le moment de se rendre indépendants et maîtres, et d’usurper adroitement l’autorité qu’ils feignaient de respecter dans leur faiblesse. Telle fut la cause des persécutions. »
8 Au contraire d’un Bayle qui est un des rares auteurs à soutenir qu’une société d’athées est parfaitement concevable pourvu que l’on prenne soin de faire dépendre la bonne réputation et les honneurs d’une conduite honnête. Pierre Bayle, Pensées sur la comètes, vol. II. Rousseau pense que l’athéisme est une liberté d’aristocrate. « Les grands, les riches, les heureux du siècle seroient charmés qu’il n’y eût point de Dieu; mais l’attente d’une autre vie console de celle-‐ci le peuple & le misérable. Quelle cruauté de leur ôter encore cet espoir! », écrit dans dans sa Lettre à M. (1758), Lettres diverses de Jean-‐Jacques Rousseau, Œuvres complètes, vol. 12. 9 La thèse de Marcel Gauchet, mentionnée plus haut, est ici très proche de l’analyse de Rousseau.
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Au contraire Mahomet a eu des vues plus saines
« Mahomet eut des vues très saines, il lia bien son système politique, et tant que la forme de son gouvernement subsista sous les Califes ses successeurs, ce gouvernement fut exactement un, et bon en cela 10».
C’est donc bien au Souverain d’établir les canons du dogme de la religion civile. En réalité, c’est à la tradition de la tolérance religieuse que s’oppose Rousseau, car elle est, selon lui, destructive de l’unité de l’Etat. Ce n’est pas que Rousseau prône l’intolérance. Il écrit au contraire que le temps de l’intolérance théologique est révolu. Mais il distingue entre deux religions, l’une privée et l’autre publique, la religion civile. La première est toujours subordonnée à la seconde, avec laquelle elle doit idéalement se confondre. Les croyances sont libres dans la limite de la raison politique.
Le totalitarisme de Rousseau
Parce que Rousseau fait prévaloir la communauté sur l’individu, la volonté générale sur la volonté particulière, et s’oppose en ce sens à l’atomisme libéral des volontés particulières, il pèse sur lui l’accusation d’être l’un des fondateurs de la démocratie totalitaire. Dans Les origines de la démocratie totalitaire11, Jacob Talmon, a tenté d’établir une généalogie des penseurs de la Révolution française, qu’il rapproche de la Révolution bolchévique de 1917, pour les opposer toutes les deux aux bonnes révolutions libérales anglo-‐saxonnes, la Révolution anglaise de 1688 et la Révolution américaine de 1776. Jacob Talmon a essayé de montrer qu’il existait, en France, une religion de la Raison, née au XVIIIe siècle des œuvres de Mably, Morelly, Helvétius, d’Holbach, Condorcet, tous rationalistes et porteurs d’une vision de la liberté collective et non plus seulement individuelle, qui conduit au totalitarisme. L’auteur qui domine cette tradition est Rousseau, le père du totalitarisme de gauche. L’emploi du mot totalitarisme prête évidemment à confusion car, employée en 1952, il désigne directement le communisme stalinien et le national-‐socialisme. Présenter Rousseau comme un ancêtre de la démocratie totalitaire, c’est en faire un des pères du communisme, en l’occurrence. Ce rapprochement, anachronique, souligne une constante des régimes que l’on peut bien appeler « totalitaires » en élargissant le sens de ce terme, et en admettant qu’il désigne les systèmes politiques dans lesquels le tout l’emporte sur les parties, dont il interdit la dissidence. § 2 – L’émergence d’une religion civile sous la Révolution française
10 Mais selon Rousseau le travail de la séparation entre le politique et le religieux affecte aussi l’islam décadent.
« Mais les Arabes devenus florissants, lettres, polis, mous et lâches, furent subjugués par des barbares : alors la division entre les deux puissances recommença ; quoiqu’elle soit moins apparente chez les Mahométans que chez les Chrétiens, elle y est pourtant, surtout dans la secte d’Ali, et il y a des Etats, tels que la Perse, où elle ne cesse de se faire sentir. »
11 Jacob Talmon, Les origines de la démocratie totalitaire (1952), éd. Calmann-‐Lévy, Paris, 1966, pp.341-‐348.
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L’idée d’une religion civile s’est imposée lentement sous la Révolution française12. Les révolutionnaires ont beaucoup hésité sur le statut des religions. La Constitution civile du clergé, en 1790, radicalisant les principes du gallicanisme, subordonne entièrement les prêtres et les évêques, dorénavant élus, au pouvoir de l’Etat, tandis que les biens de l’Eglise sont nationalisés. L’Eglise est quasiment intégrée à l’appareil étatique. C’est le sens même de l’expression « constitution civile du clergé ». Au contraire, à partir de 1795 une séparation rigoureuse de l’Eglise et de l’Etat est mise en place. Dans son « Rapport sur la liberté des cultes au nom des comités de salut public, de sûreté générale et de législation, réunis13 », Boissy d’Anglas préconise une séparation tranchée de l’Eglise et de l’Etat qui sera, en effet, mise en œuvre avec le décrêt du 3 ventôse an III (21 avril 1795). Sous l’apparente contrariété de ces politiques, il y a une continuité qu’éclaire la volonté de Robespierre lorsqu’il veut instituer une véritable religion civile autour de la Révolution. Dans tous les cas de figure, le but est en effet de contrôler la compatibilité des croyances religieuses privées des citoyens avec les principes de la Révolution, que Boissy d’Anglas qualifie lui-‐même de « religion politique »14 Le décret du 3 ventôse an III ne se contente pas de séparer l’Eglise et l’Etat, de reléguer le culte catholique à l’intérieur d’espaces privés, d’interdire les procession, le port des habits ecclésiastiques et de marquer l’entrée des lieux de culte par des signes distinctifs, mais encore, plus fondamentalement, il soumet le culte au contrôle de la police de l’Etat. « Tout rassemblement de citoyens pour l’exercice d’un culte quelconque, est soumis à la surveillance des autorités constituées. Cette surveillance se renferme dans des mesures de police et de sûreté publique15 ». La liberté de conscience, la liberté religieuse, sont des libertés des fors intérieurs sont ainsi étroitement confinées. C’est qu’entre 1790 et 1795 a été mise en place une véritable religion civile, dont l’un des principaux artisans – mais non le seul – a été Robespierre.
Dès le début de la Révolution française sont apparus des catéchismes révolutionnaires ou des catéchismes patriotiques puis, plus tard, des catéchismes républicains, compendium des principes politiques nouveaux à destination des enfants et des personnes sans instruction. Le choix du nom, emprunté à l’instruction de la foi catholique, témoigne bien de la volonté de substituer les nouveaux ouvrages aux livres religieux16. Le catéchisme révolutionnaire, dont il existe près d’une centaine de versions, est un petit ouvrage qui, le plus souvent sous forme de questions-‐réponses, expose les principes de la foi politique nouvelle à l’usage de ceux qui ne peuvent la comprendre.
12 Michaël Culoma, La religion civile de Rousseau à Robespierre, éd. de l’Harmattan, Paris, 2010, 278 p. 13 Boissy d’Anglas, « Rapport sur la liberté des cultes, fait au nom des comités de salut public, de sûreté générale et de législation, réunis », à Paris, chez DU Pont, rue de la Loi, n° 1232 et chez Maret, rue Egalité, an III de la République, reproduit dans les Archives de la Révolution française, Pergamon Press, Oxford, s.d., disponible sur le site Gallica de la B.N.F. 14 Boissy d’Anglas, Rapport cité, p. 21 : « Vos fêtes nationales, vos institutions républicaines sauront embellir et mettre en action les préceptes sacrés de cette morale que vous voulez graver dans le cœur des hommes. Mais plus cette religion politique doit être bienfaisante et douce, plus vous devez éviter de la souiller d’avance par des persécutions et des injustices ». 15 Décret du 3 ventôse an III, article VI. 16 A ce sujet, l’étude, prosopographique, de Bruno Durruty, « Les auteurs des catéchismes révolutionnaires (1789-‐1799) », Annales historiques de la Révolution française, 1990, n°283, pp. 1-‐18.
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Beaucoup de ses ouvrages sont présentés comme des manuels à l’usage des instituteurs et des enfants dans les écoles élémentaires. Comme, autrefois, Bossuet enseignait au Dauphin son futur métier de roi17, les catéchismes révolutionnaires enseignent aux enfants, véritable dauphin démocratique, son futur métier de citoyen. Cependant, l’entreprise la plus ambitieuse est celle de Robespierre, qui a tenté de mettre en place un culte de l’Etre Suprême, dans la continuité de Rousseau. Dans un discours du 18 floréal an II (7 mai 1794), significativement intitulé « Sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains sur les fêtes nationales18», Robespierre propose à la Convention l’institution du culte de l’Etre suprême. Son but est, d’une part, de donner un fondement à la morale, car Robespierre croit sincèrement qu’il n’en est pas de concevable hors d’un fondement divin. D’autre part, il entend unifier autour d’un dogme commun les diverses catégories sociales, Montagnards, Jacobins et Sans-‐culottes, qui ont soutenu le gouvernement révolutionnaire mais que des antagonismes de classes menacent de dresser les uns contre les autres. Au moyen de la fondation d’une religion civile, Robespierre entend formuler une doctrine de la vertu sans laquelle il n’y a simplement pas, selon lui, de communauté. Le raisonnement de Robespierre est ici à l’opposé de celui des libéraux, qui postulent que la volonté générale n’est jamais que la combinaison plus ou moins harmonieuse des intérêts particuliers régulés par la main invisible du marché.
On peut opposer terme à terme le raisonnement de Robespierre à celui de Mandeville, dans la célèbre « fable des abeilles19 », qui a inspiré les auteurs libéraux. La Fable des abeilles développe l’idée, aujourd’hui fréquemment admise, de l’utilité sociale de l’égoïsme. Sa thèse principale est que les actions des hommes ne peuvent pas être séparées en actions nobles et en actions viles, et que les vices privés contribuent au bien public tandis que des actions altruistes peuvent en réalité lui nuire. Par exemple, on peut bien constater qu’un libertin agit par vice lorsqu’il cherche à satisfaire tyranniquement ses moindres désirs. Mais sa prodigalité, encore qu’orientée que vers lui-‐même, donne cependant du travail à des tailleurs, des serviteurs, des parfumeurs, des cuisiniers et des femmes de mauvaise vie, qui à leur tour emploient des boulangers, des charpentiers, etc. Donc la rapacité et la violence du libertin profitent à la société en général.
Robespierre, au contraire, pense que la communauté politique repose nécessairement sur la vertu. « Le fondement unique de la société civile, c’est la morale20 », laquelle ne peut cependant reposer que sur le dogme de l’immortalité de l’âme. « L’idée de l’Etre suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice21 ». Et il poursuit en affirmant que « le chef-‐d’œuvre de la société serait de créer en l’home pour les choses morales, un instinct rapide qui, sans le secours tardif du raisonnement, le portât à faire le bien et à éviter le mal ». Mais comme cet instinct est sans cesse obscurcit
17 Jacques-‐Bénigne de Bossuet, Lettres sur l’éducation du dauphin, Paris, 1920, éd. Bossard. 18 Maximilien Robespierre, « Sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains, et sur les fêtes nationales », in Œuvres de Maximilien Robespierre, tome X, éd. de la Société des études robespierristes, Paris, 2011, pp.442-‐465 . 19 Bernard Mandeville, La Fable des abeilles (1714), traduction française, éd. Vrin, 2 vol., Paris, 1998 et 2002, édition commentée. La thèse de Mandeville, qui est reprise et commentée par de très nombreux auteurs libéraux, depuis Adam Smith, est actualisée par Ay Rand dans La vertu d’égoïsme, éd. Les Belles Lettres, Paris, 2008. 20 Robespierre, Op. cit., p. 446. 21 Robespierre, Op. cit., p. 452.
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par l’amour propre et par les passions particulières, « ce qui produit ou remplace cet instinct précieux (…) c’est le sentiment religieux qu’imprime dans les âmes l’idée d’une sanction donnée aux préceptes de la morale par une puissance supérieure à l’homme22 ».
Le projet de Robespierre, bien que critiqué, a été soutenu très au-‐delà de son camp. Boissy d’Anglas, qui fut, le grand organisateur de la séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1795, est aussi l’auteur d’un rapport, rédigé deux mois après celui de Robespierre, dans lequel il préconise à son tour l’institution d’une religion civile. Dans son Essai sur les fêtes adressé à la Convention, du 12 messidor an II (30 juin 1794), il explique qu’il faut émouvoir le peuple, au moyen de cérémonies, pour lui faire aimer ses lois, « car les peuples sont, comme les femmes, disposés à ne céder qu’à ceux qui les émeuvent, et qui leur plaisent23 ». « Les institutions doivent former la véritable éducation des peuples ; mais cette éducation ne peut être profitable qu’autant qu’elles sont environnées de cérémonies et de fêtes, ou plutôt, qu’autant qu’elles ne seront elles-‐mêmes que des fêtes et des cérémonies ». Alors que l’analyse de Robespierre restait centrée sur l’idée d’une vertu toute personnelle, d’une moralité et d’une moralisation des citoyens, Boissy d’Anglas est beaucoup plus attentif à la manipulation inhérente aux grandes foules, comme en témoignent diverses notations psychologiques de son rapport, que l’on pourrait croire sorties de la Psychologie des foules de Gustave Le Bon24. L’élimination de Robespierre, le 9 thermidor an II n’a pas mis fin à son projet de religion civile. Le Directoire, à l’instigation de Boissy d’Anglas, institua des fêtes civiques sur les modèles des fêtes antiques25. La religion civile ne s’est cependant jamais vraiment imposée dans le peuple et elle est tombée en désuétude avant d’être formellement supprimée le 12 vendémiaire an X et remplacée par le Concordat et les articles organiques.
§ 3 – Les Etats-‐Unis d’Amérique, une théocratie libérale ? Dans son étude sur la religion civile américaine, Robert N. Bellah a fait remarquer que la religion civile aux Etats-‐Unis était indépendante des institutions politiques et religieuses et n’était pas en compétition avec les religions des Eglises26. En cela, l’établissement d’une religion civile aux Etats-‐Unis diffère fondamentalement de l’établissement d’une religion civile en France, sous la Révolution. Même si la religion civile américaine inclut de nombreux symboles chrétiens, elle n’est pas spécifiquement chrétienne, mais repose
22 Robespierre, Op. cit., p. 452 et 453. Voir aussi le commentaire d’Eric Desmons, « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, 2009/1 N° 29, p. 77-‐93
23 Boissy d’Anglas, Essai sur les fêtes nationales, adressé à la Convention nationale, Imprimerie Polyglotte, Paris, 12 Messidor an II, disponible sur le site Gallica de la B.N.F., p. 13. 24 Gustave Le Bon, Psychologie des foules (1895), éd. Félix Alcan, Paris, 1905, 9e édition 25 Daniel Somogyi, « De l’influence de la religion antique sur les cultes révolutionnaires », Bulletin de l’Association Maximilien Robespierre pour l’idéal démocratique, n°49, mars 2009/Ventose 217, disponible sur le site internet de l’AMRID, www.rondelot.com. 26 Robert N. Bellah. « Civil Religion in America, » Daedalus, 96, Winter 1967. Reprinted in Robert N. Bellah, Beyond Belief: Essays on Religion in a Post-‐Traditional World Harper & Row, New-‐York, 1970.
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plutôt sur une conviction partagée par un grand nombre d’Américains, depuis la fin du XVIIIe siècle, d’être, individuellement et collectivement, sur terre pour accomplir la volonté de Dieu. Avant même la fondation de la République américaine, les Américains ont interprété leur propre histoire en termes religieux, et cette caractéristique est restée présente, notamment à travers l’un des courants fondamentaux de la politique étrangère des Etats-‐Unis, la doctrine Monroe, puis la doctrine de la destinée manifeste, puis la doctrine Wilson. Aujourd’hui encore, de nombreux responsables politiques américains pensent qu’il incombe aux Etats-‐Unis de répandre à travers le monde leur modèle de démocratie constitutionnelle et d’économie de marché.
Le paradoxe des origines Afin de comprendre l’essence de la religion civile américaine, il faut partir d’un paradoxe qui est apparu à l’origine même de la création des Etats-‐Unis. L’histoire de la fondation des Etats-‐Unis d’Amérique est profondément marquée par la question religieuse et l’établissement d’une religion civile américaine. Les Etats-‐Unis d’Amérique sont souvent présentés comme un pays profondément religieux, la nation la plus religieuse d’Occident. Mais, dans le même temps, les Etats-‐Unis sont la première République a avoir durablement institué une séparation de l’Eglise et de l’Etat, séparation inscrite depuis 1791 dans le premier article du Bill of Right (ou 1er amendement de la Constitution fédérale) et précise que « le Congrès ne votera aucune loi concernant l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice27 ». Ce principe a fait l’objet d’interprétations plus ou moins rigoureuses, mais il n’a jamais été remis en question depuis 1791, et continue de régir les relations entre les Eglises et l’Etat. C’est dans l’explication de cette contradiction apparente d’un pays profondément religieux, le plus religieux d’Occident, et en même temps, profondément attaché à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, que réside le principe de la religion civile américaine.
Les colonies américaines ont été peuplées, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècle, de sectes religieuses fuyant l’intolérance anglaise. En 1620, selon la légende, les Pilgrim Fathers, communauté dissidente venue d’Angleterre à l’aide du May Flower, s’installent sur les côtes du Massasuchetts, pour y fonder la Nouvelle Jérusalem. Ce sera la ville de Plymouth. Cet établissement mythique est encore célébré aujourd’hui à travers la fête de Thanksgiving, journée d’action de grâces et de retrouvailles familiales autour d’une dinde. En réalité, l’épopée glorieuse des Pères pèlerins, comme l’a bien montré Denis Lacorne, est d’abord l’exode d’un groupe fanatisé et intolérant qui, dans la tradition du premier protestantisme, dénonce Rome, la grande putain, et tout ce qui y ressemble, à savoir les églises épiscopaliennes comme l’Eglise anglicane28 . A la suite de cette première immigration mythique, d’autres communautés religieuses s’installeront, souvent aussi fanatisées que les Pilgrims Fathers, mais professant des dogmes différents. Les treize colonies anglaises, à la veille de la Révolution américaine, sont une juxtaposition de régimes plus ou moins théocratiques qui n’ont en commun que d’avoir soufferts de l’oppression et de l’intolérance anglaise, mais qui ne prônent pas pour 27 Thomas Jefferson interprétait, dans sa célèbre « Lettre aux baptistes de Danbury » (1802) la formule du 1er amendement comme ayant érigé un véritable mur de la séparation entre l’Eglise et l’Etat. L'expression « mur de séparation », bien que contestée, est depuis restée et a été fréquemment reprise par la Cour suprême des Etats-‐Unis (par exemple dans l’affaire Everson versus Board of Education (1947)). 28 Denis Lacorne, De la religion en Amérique. Essai d’histoire politique, éd. Gallimard, Paris, 2007.
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autant la tolérance religieuse comme une vertu. La tolérance religieuse s’imposera cependant comme une nécessité lorsque les treize colonies décideront de s’allier dans une fédération commune pour faire face à l’oppresseur anglais. L’indépendance américaine n’a été possible que sur le fondement d’un compromis constitutionnel qui impliquait la neutralité religieuse de la Fédération afin de préserver l’identité religieuse de chaque Etat, qui n’aurait pas à craindre l’ingérence religieuse d’une Eglise particulière qui dominerait la Fédération. Le principe de la tolérance religieuse et de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, rendu dans le premier amendement sous la forme d’un principe de non-‐établissement d’une religion fédérale et de la reconnaissance d’un libre exercice des croyances religieuses, signifie que la Fédération américaine, c’est-‐à-‐dire l’union des petits Etats théocratiques, ne privilégiera aucune religion, de manière à ne privilégier aucun des Etats membres. Jusqu’au milieu du XXe siècle, le 1re amendement à la Constitution américaine ne concernait que l’organisation de l’Union, tandis que l’Etats étaient libres de s’organiser de manière plus ou moins religieuse. C’est même afin de pouvoir préserver cette liberté, que les Etats ont voulu cette séparation de l’Eglise et de l’Etat au niveau fédéral. Pendant tout le XIXe siècle, les diverses législations étatiques ont continué d'encourager la pratique d'une confession particulière, de préférence protestante. C’est ainsi que deux logiques, théocratique, d’une part, séparatiste d’autre part, en apparence incmanifestement inconciliables, ont pu se développer de concert, « la configuration américaine alliant la permanence d'une tradition à coloration théocratique portée par le projet de placer la vie séculière tout entière sous les auspices de la loi divine, avec la définition constitutionnelle d'un ordre laïque qui sera régulièrement consolidé par les avancées jurisprudentielles de la Cour suprême »29. Cette contradiction n’est qu’apparente, puisqu’un troisième élément vient en résorber la tension. Ce troisième terme est précisément celui d’une religiosité civile, qui ne repose sur aucun dogme particulier, mais procède plutôt d’un crédo minimal, plus petit dénominateur commun à la variété des religions américaines, à savoir la nécessité reconnue de la moralite dans l'édification de la république, celle-‐ ci devant être portée par des citoyens vertueux30. Cette religion civile va être portée, à partir de la fin du XVIIIe siècle, par le développement de l’évangélisme.
La révolution évangéliste
L’évangélisme est un courant religieux issu du premier Grand Réveil initiés par Jonathan Edwards, George Whitefield et les frères Wesley, qui va se propager tout au long du XIXe siècle et contribuer au développement de la démocratie américaine31. Au début du XIXe siècle un renouveau évangélique marque en profondeur les Etats-‐Unis, un mouvement qui, en raison de sa complexité, des multiples courants qui le traversent, la multiplication des Eglises et des sectes, méthodisme, baptisme, pentecôtisme, adventisme, reste relativement mal connu en France. Alors que les premières sectes puritaines, des XVIe et XVIIe siècles, d’orientation calviniste le plus souvent, reposaient sur la doctrine de la prédestination et, par conséquent, l’idée que le Salut des individus est déterminé de toute éternité, le croyant ne pouvant qu’essayer de rechercher les 29 Camille Froidevaux-‐Metterie, « États-‐Unis : comprendre l'énigme théocratico-‐laïque », Critique internationale, 2007/3 n° 36, p. 105-‐133. 30 Camille Froidevaux-‐Mettrie, art. cit. p.115. 31 Denis Lacorne, De la religion en Amérique, op. cit., et ma chronique, parue à la Revue Société Droit Religion, éd. du CNRS, 2010, n°1.
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signes de son élection dans les évènements de son existence, l’évangélisme repose, au contraire, sur l’idée qu’une conversion, même tardive, même au seuil de la mort, pourvue qu’elle soit sincère, permet d’accéder au Salut. Tous les courants « born-‐again » sont issus de l’évangélisme et reposent sur cette possibilité offerte à tout homme de gagner son Salut par la foi et non plus seulement par la grâce. Alors que les courants puritains étaient fondamentalement aristocratiques, les courants évangélistes sont par nature prosélytes et démocratiques. L’évangélisme accompagne une révolution des mœurs: l’accès au religieux du peuple des pêcheurs, des gens du peuples, sans réussite et sans gloire. La propagation de l’évangélisme aux Etats-‐Unis accompagne la création d’un grand marché intérieur, l’abolition des frontières, la liberté de circuler, la conquête de nouveaux territoires. Elle accompagne la mobilité géographique des individus dans un monde ouvert qui échappe au contrôle social qu’exercent les élites traditionnelles. Elle accompagne et justifie le développement d’une conscience de l’égalité caractéristique du développement de l’égalité des conditions en Amérique. Cette conscience de l’égalité pousse une partie des petites gens à contester la domination des élites religieuses. Elle pousse également ses hommes à contester l’idée que seule une petite minorité, une aristocratie élue de toute éternité puisse être sauvée. Elle favorise une revendication de la capacité d’élection divine pour tous les hommes. Les évangélistes postulent que tous les hommes, sans exception, peuvent être sauvés pour peu que leur vie d’adulte soit marquée par un moment de conversion sincère, capable d’effacer toutes les fautes passées. Les passions évangéliques du XIXe siècles, écrit Denis Lacorne, « doivent être comprises comme l’expression d’une révolte anti calviniste32 ». Le Second Grand Réveil est marqué par cette revendication populaire qui conduit les prédicateurs à contester la réglementation de la foi et du dogme. L’enthousiasme (littéralement, l’élan vers Dieu) remplace les professions de foi formalisés d’une théologie savante. La simple connaissance de la Bible, en langue vernaculaire, sans médiation, sans interprétation autorisée, sans recours à la langue originelle, sans contrôle d’aucune sorte, est considérée comme suffisante. Le principe Sola scriptura est appliqué sans aucune restriction, sans aucune nuance. Dès lors, plus qu’une théologie, se développe une sensibilité religieuse, une disposition religieuse à la conversion et à la renaissance salvatrice. C’est aussi à partir de ce Second Réveil que l’on voit apparaître ces improbables manifestations d’enthousiasme ou de dévotion, ces fêtes étranges qui nous paraissent grotesques, comme cette décision d’une petite communauté du Massachusetts de célébrer la victoire de Jefferson sur Adams en offrant au troisième président des Etats-‐Unis, en 1800, un fromage gargantuesque de 600 kg composé à partir du lait de 900 vaches ! Tocqueville note pourtant, au sujet de ces manifestations spectaculaires et naïves : « Si je continue plus avant cette même recherche (sur le lien entre religion et démocratie), je trouve que, pour que les religions puissent, humainement parlant, se maintenir dans les siècles démocratiques, il ne faut pas seulement qu'elles se renferment avec soin dans le cercle des matières religieuses; leur pouvoir dépend encore beaucoup de la nature des croyances qu'elles professent, des formes extérieures qu'elles adoptent, et des obligations qu'elles imposent33 ». L’évangélisme est non seulement à l’origine d’une révolution sociale d’où sortira la religion civile américaine, mais d’une révolution de la politique étrangère américaine. Alors que les Pères fondateurs étaient partisans d’une abstention des Etats-‐Unis dans les 32 Denis Lacorne, Op. cit., p. 76. 33 Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, L.1, chap. V, « Comment, aux Etats-‐Unis, la religion sait servir les instincts démocratiques ».
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relations internationales, le développement de l’évangélisme doit mis en relation avec le développement de la doctrine Monroe, puis avec la doctrine de la destinée manifeste et, enfin, avec le wilsonisme.
La doctrine de la destinée manifeste
L’idée d’une « destinée manifeste » (Manifest Destiny) est apparue pour la première fois sous la plume de John O ‘Sullivan lors de l’annexion du Texas par les Etats-‐Unis, en 184534. Mais elle a révélée par un mot la tendance fondamentale de la politique américaine, qui est une politique d’extension. Celle-‐ci est longtemps contenue dans le projet de repousser plus loin la frontière, vers le Sud et vers l’Ouest. Dans son ouvrage classique sur la signification de la frontière dans l’histoire américaine35, Turner relève que cette dynamique de conquête territoriale est annoncée dès 1803 dans les colonnes du New York Evening Post, comme inéluctable et relevant d’un droit providentiel36. L’idée d’une mission civilisatrice des Etats-‐Unis, justifiée par leur modèle de développement infaillible basé sur la démocratie libérale et la foi chrétienne est exprimée en ces termes par John O ‘Sullivan: « Notre Destinée Manifeste [consiste] à nous étendre sur tout le continent que nous a alloué la Providence pour le libre développement de nos millions d’habitants qui se multiplient chaque année37».
La Frontière apparaît dès lors, comme l’écrit un commentateur, « comme la ligne de démarcation entre ce qui est américain et ce qui est voué a la devenir et constitue le lieu en perpétuel mouvement qui rend possible l’accomplissement de la Manifest Destiny38 ». Les logiques inhérentes à l’évangélisme d’une part, à la Destinée manifeste d’autre part, sont parallèles. La religion civile américaine est essentiellement prosélyte.
La disparition de la Frontière, à la fin des années 1890 ne met pas fin à l’élan sacré de la quête américaine, mais s’inscrit dorénavant à l’échelle mondiale. « La guerre hispano-‐américaine de 1898 qui aboutit à l’annexion par les Etats-‐Unis des Philippines incarne ce processus de projection de puissance depuis le territoire américain en direction de l’espace mondial, remarque Alexis Bautzmann. A l’issue de cette guerre, la déclaration de Youngstone prononcée par le Président William McKinley reprend d’ailleurs les thèmes d’une Amérique missionnaire dont la destinée sur la scène internationale vise désormais à transmettre les valeurs civilisationnelles propres à la nation américaine :
« We are in the Philippines. Our flag is there ; our boys in blue are there. They are not there for conquest, they are not there for dominion. They are there because, in the providence of God, who moves mysteriously, that great archipelago has been placed in the hands of American people (…). Our flag is there, not as the symbol of oppression, not
34 John O ‘Sullivan, « The United States Magazine and Democratic-‐Review, juillet-‐août 1845, n°17, cité par Bernard Vincent, La Destinée manifeste : aspects idéologiques et politiques de l'expansionnisme américain au dix-‐neuvième siècle, Messène, Paris, 1999. 35 F.J. Turner, « The Significance of the Frontier in America History », The Frontier in American History, Holt, New-‐York, 1920. 36 Alexis Bautzmann, « Dominance informationnelle et idéologie spatiale américaine. Essai d’anthropologie stratégique », Les Cahiers du numérique, 2002/1, vol.3, p. 62. 37 Cité p. 23 de Nouailhat Yves-‐Henri, Les Etats-‐Unis et le monde, de 1898 à nos jours, PUF, coll. Que sais-‐je ?, n° 1345, 1969. 38 Alexis Bautzmann, art. cit., p. 63.
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as the token of tyranny, not as the emblem of enslavement, but representing there, as it does here, liberty, humanity, and civilization39 ». Pourtant, en tant qu’ancienne colonie britannique qui avait combattu pour son indépendance, les Etats-‐Unis ne pouvaient adopter la forme de colonialisme des états européens. C’est pourquoi, après l’aventure des Phlippines, le mode d’impérialisme américain fut fondé sur l’exportation de valeurs, aussi bien marchandes que culturelles, mais sans colonisation territoriale. Les Etats-‐Unis, contrairement aux états européens pratiquèrent un expansionnisme économique, commercial et culturel, qui ne reposa pas sur la fondation de colonies (c’est à dire la confiscation de la souveraineté d’un Etat pour le contrôler). La mission des Etats-‐Unis devait être de « civiliser » le monde, le rendre à son image, pour faire littéralement le bonheur des autres états malgré eux40.
Le confort contre la culture
On ne saisirait pas entièrement la religion civile américaine si on n’en restituait pas la dimension prosaïquement matérialiste. Elle repose en effet sur une conception très matérialise de la démocratie, qui ne va pas dans l’économie de marché et la perspective d’un enrichissement qui permet d’accéder au bien-‐être matériel. Ce n’est pas la frugale démocratie des anciens, ou celle de Rousseau, que promeut la religion civile américaine, mais un culte du confort et de l’argent. Le Dieu dollar et la théocratie du rendement, c’est-‐à-‐dire le productivisme, le machinisme érigés en système. Elle est au fondement de cet american way of life qui reste l’acquis non-‐négociable du mode de vie américain et permet à des millions d’Américains d’accéder au confort. Dès la fin du XVIIIe siècle on voit en effet les Américains en France, notamment, Gouverneur Morris entre autres, se plaindre ce que les Européens, qui ont le sens du luxe et du raffinement, manquent cependant de cette exigence fondamentale qu’il appelle le confort, lequel permet simplement le bien être et la jouissance de soi dans son environnement41. La recherche du confort et non plus de la Beauté, du bien être et non plus de la vie bonne, accompagne la standardisation des modes de production comme des modes de vie. La démocratisation de l’accès au confort, au bien-‐être, à la jouissance des bien matérielle, promeut à la fois l’individualisme et la standardisation, la standardisation comme moyen d’accès du plus grand nombre au confort. En ce sens, André Siegfried pouvait noter qu’aux Etats-‐Unis « la production est la religion suprême42 ». Cette critique est au fondement d’une opposition entre l’Amérique et l’Europe qui n’a pas fini d’opérer lorsqu’on oppose, terme à terme, le règne américain de la quantité et le règne européen de la qualité, le confort et la liberté, le travail et l’artisanat et, finalement, le divertissement la culture. Denis Lacorne rappelle utilement ce propos lapidaire de Martin Heidegger, dans son Introduction à la métaphysique, qui conçoit l’Europe des années 30 prise dans un étau entre la Russie et l’Amérique, « qui reviennent métaphysiquement au même quant à leur appartenance au monde et à leur rapport à l’esprit43 ». Elle a pourtant justifié une opposition de l’Europe et de l’Amérique qui
39 Alexis Bautzmann, art. cit., p. 63-‐64. 40 Yves Lacoste, « Les Etats-‐Unis et le reste du monde », Hérodote, 2003/2 N°109, p.5. 41 Denis Lacorne, Op. cit., 42 André Siegfried, Les États-‐Unis d'aujourd'hui, A. Colin, Paris, 1927, cité par Denis Lacorne, Op. cit., p. 156 43 Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique (1952), traduction française, éd. Gallimard, Paris, 1957, p. 56.
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continue aujourd’hui à alimenter une bonne part de l’antiaméricanisme de certains intellectuels européenne.
§ 4 – Religions politiques et totalitarismes
L’analyse des idéologies politiques comme des religions civiles, à partir de la fin du XVIIIe siècle, a une portée principalement compréhensive : elle sert à expliquer les formes qu’adoptent les idées libérales, républicaines et démocratiques. Elle change de nature, avec l’apparition des idéologies totalitaires, pour devenir franchement critiques. Que ce soit chez Eric Voegelin44 – l’un des tous premiers auteurs à analyser les totalitarismes comme des religions politiques -‐, Raymond Aron 45 , qui préfère l’expression de religions séculières, Walderian Guderian46, qui parle, lui, de religions totalitaires, ces variantes sur un même thème procèdent toutes du constat des conséquences désastreuses de la sacralisation d’idéologies purement mondaines, déployées dans l’ordre du temps politique, dans l’Histoire, à la manière des grandes espérances et des fins dernières des religions du Salut.
En un sens, ces discussions sur la dimension religieuses des grandes idéologies du XXe siècle, ont été en partie anticipées par les analyses si perspicaces de Gustave Le Bon. Cet auteur, souvent secondarisé, parce qu’il écrit simplement à l’adresse du grand public cultivé et non des seuls spécialistes, donne pourtant une analyse très pertinente de l’évolution qu’il voit se dessiner sous ses yeux. Dans son ouvrage le plus célèbre, un véritable classique de la pensée en sciences sociales, La psychologie des foules, il analyse l’entrée dans l’ère des foules comme l’annonce d’un changement de civilisation. « Alors que toutes nos antiques croyances chancellent et disparaissent, que les vieilles colonnes des sociétés s'effondrent tour à tour, la puissance des foules est la seule force que rien ne menace et dont le prestige ne fasse que grandir. L'âge où nous entrons sera véritablement l'ÈRE DES FOULES47 ». Or cette ère des foules comporte une véritable dimension religieuse48. Les foules ne raisonnent pas, soutient Le Bon, elles croient. « Quand on examine de près les convictions des foules, aussi bien aux époques de foi que dans les grands soulèvements politiques, tels que ceux du dernier siècle, on constate, que ces convictions revêtent toujours une forme spéciale, que je ne puis pas mieux déterminer qu'en lui donnant le nom de sentiment religieux49 ». Cette croyance 44 Eric Voegelin , Les religions politiques, (1938), éd. du Cerf, Paris, 1994. 45 Raymond Aron, Machiavel et les tyrannies modernes (1937), éd. de Fallois, Paris, 1993 ; puis L’homme contre les tyrans, Gallimard, Paris, 1946. 46 Walderian Gurian, « Totalitarism as Political Religion », in Carl Joachim Friedrich (ed), Totalitarism, Grosset & Dunlap, New-‐York, 1964, traduit en français sous le titre de « Walderian Gurian : « Le totalitarisme en tant que religion politique » (1953), in Enzo Traverso, Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, éd. du Seuil, Paris, 2001, pp. 448-‐460.. Voir aussi son Le Bolchévisme. Introduction historique et doctrinale (1932), traduction française aux éditions Beauchêne, Paris, 1932. Dans cet ouvrage, Guderian parle du bolchévisme comme une « religion séculière, sociale et politique » (p.5). 47 Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Félix Alcan, Paris, 1905, 9e édition, p. 12. 48 C’est l’intitulé même du chapitre IV de l’ouvrage, p. 46 et s., que nous suivons ici. 49 Le Bon, Op. cit., p. 47. Dans la Psychologie du socialisme, Gustave Le Bon écrit, p. 4 : « Les vieux credo religieux qui asservissaient jadis la foule sont remplacés par des credo socialistes
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religieuse est indépendante de la foi en Dieu. Elle est constitutive d’une religion séculière, purement mondaine. « On n'est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais quand on met toutes les ressources de l'esprit, toutes les soumissions de la volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d'une cause ou d'un être qui devient le but et le guide des pensées et des actions »50. C’est une vérité que Le Bon tire de l’expérience historique. Les Jacobins de la Terreur étaient aussi foncièrement religieux que les catholiques de l’inquisition. « L’intolérance et le fanatisme constituent l’accompagnement nécessaire d’un sentiment religieux ». Le chef charismatique est aimé comme un dieu par la foule. Cette explication psychologique permet de comprendre le fait de la puissance. Si Rome a imposé l’obéissance à cent millions d’hommes, ce n’est pas par la puissance de ces seules trente légions, mais par celle, infiniment plus grande, du charisme de ses empereurs. Alors que Hobbes, puis tous les auteurs de la tradition contractualiste, à l’exception de Rousseau, imputaient l’obéissance à une combinaison de sentiments individuels rationnels, articulés autour de la crainte et de l’intérêt, Le Bon recherche dans la ferveur religieuse suscitée par le chef le fondement même de l’obéissance de la foule. Aussi tire-‐t-‐il une loi générale de ce constat : « Aussi est-‐ce une bien inutile banalité de répéter qu'il faut une religion aux foules, puisque toutes les croyances politiques, divines et sociales ne s'établissent chez elles qu'à la condition de revêtir toujours la forme religieuse, qui les met à l'abri de la discussion »51.
L’originalité des thèses développées à la fin des années trente, puis dans les années cinquante, tient dans la manière dont cette sacralisation des idéologies politiques est reliée à la théorie de la sécularisation. De ce point de vue, l’œuvre la plus ambitieuse est celle d’Eric Voegelin. Ses analyses du développement des religions politiques sont à la fois les premières et les plus ambitieuses. Raymond Aron, par exemple, a souvent eu recours à l’expression de « religion séculière » mais il n’a jamais systématisé sa pensée comme Voegelin a tenté de le faire.
A/ Du monothéisme au totalitarisme
Le premier ouvrage qu’Eric Voegelin consacre aux religions politiques est publié, en allemand, en 1938. Sa diffusion reste cependant confidentielle en raison de la guerre52. Eric Voegelin s’efforce de relier la sacralisation des idéologies politiques, qu’il voit à l’œuvre dans le bolchévisme et le national socialisme, aux conséquences de la sécularisation qui a conduit à la séparation du politique et du religieux. C’est parce que la modernité s’est coupée de la transcendance, qu’elle a favorisé la sacralisation perverse du politique, déplaçant le besoin de sacré de la transcendance des religions chrétiennes vers l’immanence des idéologies modernes. A la séparation de la politique et de la transcendance succède la sacralisation de la politique comme moyen d’accomplir sur terre les fins dernières promises par les grandes religions du salut. Les religions politiques « immanentisent l’eschaton en prétendant que la fin des temps ne viendra pas du seul fiat divin, mais de l’effort d’une minorité « consciente » et qu’il y a ainsi, dans un
ou anarchistes aussi impérieux et aussi peu rationnels, mais qui ne dominent pas moins les âmes ». 50 Le Bon, Op. cit., p. 47. 51 Le Bon, Op. cit., p. 48. 52 Voir l’Avant propos du traducteur, Jacob Schmutz, à l’édition française de l’ouvrage de Voegelin, Op. cit., p. 1.
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futur proche et déterminé, une solution temporelle et concrète au problème du Mal »53. Les religions politiques sont les manifestations d’une décadence de la civilisation chrétienne, d’une perte d’ouverture de l’esprit sur la transcendance qu’avaient procurés, à la fois, la philosophie chrétienne et la théologie chrétienne. C’est une véritable crise de l’esprit que Voegelin s’efforce de mettre en évidence, une maladie de l’âme que, dans son ouvrage Hitler et les allemands, il qualifie de pneumopathologie54.
Il faut souligner que la nouvelle religion politique, n’a rien à voir avec l’ancienne religion, reléguée par la sécularisation dans le domaine de la croyance privée et n’assumant plus aucune fonction de structuration sociale. La nouvelle religion politique est, pour reprendre une formule de Marcel Gauchet, « une anti-‐religion religieuse ». D’où la question : en quoi la religion politique est-‐elle une religion ? Qu’est-‐ce qu’il y a de religieux dans la religion politique ?
Dans Les religions politiques, Voegelin répond à cette question fondamentale par un détour. Analysant l’institution de la religion d’Aton imposée par Akhenaton, au XIVe siècle avant notre ère, il croit trouver dans cette véritable révolution religieuse introduite par le pharaon mystique la trace de la plus ancienne religion politique. Akhenaton, on le sait, a d’abord régné sur l’Egypte sous le nom d’Amenotep IV. Il assumait à ce titre la fonction de grand prêtre de Amon Ra, dont il était réputé être le fils. A cette religion traditionnelle, expression d’une cosmovision polythéiste où Amon, le dieu caché, n’est que le dieu principal, il substitue le culte, solaire, d’Aton, le principe du feu solaire. Il change prend par la même occasion le nom d’Akhenaton, qui veut dire « esprit d’Aton ». Mais, surtout, il fait rayer les noms des anciens dieux et interdit leur culte. Il institue un culte monothéiste et exclusif. « A travers les réformes d’Akhenaton, le culte d’Osiris et de son clergé fut liquidé, de la même manière que celui des autres dieux, de sorte que la vie religieuse de l’Egypte, équilibrée socialement à travers le polythéisme, en ressentit un violent contrecoup55», écrit Voegelin, qui insiste sur la fait que ce monothéisme exclusif prive ainsi les sujets de pharaon des cultes qui leurs sont le plus personnels, comme le culte à mystère d’Osiris, pour leur imposer la seule religion publique voulue par Akhenaton. C’est dans cet exclusivisme du monothéisme institutionnel, qui ne permet aucun investissement religieux en dehors de celui imposé par le pharaon, que réside le caractère politique de la nouvelle religion. Or, selon Voegelin, cette intolérance devait conduire à la catastrophe du règne d’Akhenaton. « Le culte étatique pur avec sa hiérarchie de la substance sacrale ainsi que l’éloignement de la vie des sujets de Dieu ne pouvait fonctionner efficacement que dans le système polythéiste, dans lequel les autres éléments de l’essence de l’homme ne pouvaient développer leur propre religion à côté de la religion politique56 ».
53 Marc Angenot, Gnose et millénarisme : deux concepts pour le 20e siècle, Le discours social, 2008, vol. XXIX, p. 25, où l’auteur commente Voegelin. 54 Eric Voegelin, Hitler et les allemands (1969), éd. du Seuil, coll. « Traces écrites », Paris, 2003. Le terme de pneumopathologie ayant pris aujourd’hui le sens d’une maladie respiratoire, il faut rappeler que le sens premier de pneuma, en grec, est l’âme. La pneumopathologie est donc une maladie de l’âme, et non du poumon, comme le répète monsieur Toinette dans Le malade imaginaire… 55 Voegelin, Op. cit., p. 52. 56 Voegelin, Op. cit., p. 52.
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La thèse de Voegelin est que le noyau des idéologies bolchevik et nazies sont analogues à la plus ancienne religion politique, le culte du soleil inventé et imposé jadis aux Egyptiens par Akhenaton57.
La thèse de Voegelin mérite d’être rapprochée de celles de Karl Jaspers et Jan Assman sur le passage du polythéisme au monothéisme exclusif qui s’accomplit lors de ce que le premier appelle « la période axial » et que le second qualifie de « distinction mosaïque ». Dans son Origine et sens de l’histoire58 Karl Jaspers s’est efforcé d’identifier ce qu’il appelle la « période axiale » et qui correspond au tournant universaliste des religions du Salut entre le IXe et le IVe siècle avant notre ère. Jan Assman a cherché à préciser cette idée en identifiant cette évolution sous le nom de « distinction mosaïque59 ». Par cette expression il entend désigner l’acte par lequel Moïse, recevant les Tables de la Loi sous la dictée de YHW, institue un nouveau judaïsme, monothéiste, exclusif, intolérant. Cet événement atteste d’un changement dans les représentations officielles de la constitution du monde. « Dans l’Antiquité, écrit-‐il, selon une datation qui fluctue entre la fin de l’Age de bronze et l’Antiquité tardive, s’est produit un tournant qui a marqué de façon plus décisive que toutes les transformations politiques, le monde dans lequel nous visons aujourd’hui. Il s’agit du passage des religions « polythéistes » aux religions « monothéistes », des religions cultuelles aux religions du livre, des religions spécifiques à une culture aux religions universelles. En bref, des religions « primaires » à des religions « secondaires » qui (…) sont moins dérivées des religions primaires dans le cadre d’un processus évolutif qu’elles n’en sont détournées, en un acte révolutionnaire »60. La caractéristique de ces religions secondaires, dont le judaïsme mosaïque, n’est pas fondamentalement d’être monothéiste mais d’affirmer l’existence d’un Dieu transcendant, unique et exclusif. Autrement dit, c’est l’affirmation de l’unicité de Dieu plus que celle de son unité qui est caractéristique de la révolution monothéiste. Car cette affirmation revient à affirmer la juridiction universelle du nouveau Dieu et à nier l’existence des autres dieux, disqualifiés comme autant d’idoles et de faux dieux.
La première occurrence historique de cette mutation, la fondation du judaïsme mosaïque, a donné son nom à ce paradigme : la distinction mosaïque entre le vrai Dieu et les faux dieux, entre le vrai dogme et les dogmes erronés. Dans Moïse l’Egyptien61 Jan Assmann consacre un long chapitre introductif à cette distinction entre le vrai et le faux dans la religion, distinction banale tant elle nous est familière, mais qui n’en reste pas moins une structure fondamentale de la pensée en ce qu’elle est à l’origine de 57 Voir Marc Angenot, Op. cit., p. 21 et ss. 58 Karl Jaspers, Origine et sens de l’histoire, traduction française, Plon, Paris, 1954. 59 Jan Assmann, Le prix du monothéisme, trad. française, éd. Aubier, Paris, 2007. 60 Jan Assmann, Le prix du monothéisme, trad. française, éd. Aubier, Paris, 2007, ici p. 7. La distinction entre religions « primaires » et religions « secondaires », explique Jan Assmann, renvoie à une distinction faite par un spécialiste de l’histoire des religions et des missions, Théo Sundermeier. Selon cette distinction, les religions primaires sont des religions immanentes, inhérentes à des sociétés données, s’exprimant dans une langue donnée à laquelle elles sont indissociablement liées. Ainsi en est-‐il des religions égyptiennes, babyloniennes, grecques ou romaines. Les religions secondaires, au contraire, sont nées d’une révélation et prétendent exprimer une vérité universelle. 61 Son principal ouvrage est Moïse l’Egyptien. Un essai d’histoire de la mémoire, trad. française chez Aubier, Paris 2001. Jan Assmann est revenu partiellement sur sa thèse pour la préciser dans Le prix du monothéisme, cité dans la note précédente.
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distinctions spécifiques qui ont immédiatement une dimension politique, comme la distinction entre les juifs et les goyim, entre les chrétiens et les païens, entre les musulmans et les incrédules, distinctions dont chacun constatera qu’elles sont encore au cœur de l’actualité politique contemporaine. Les religions primaires, explique Assmann, sont des religions cosmothéistes, c’est-‐à-‐dire que, polythéistes (le plus souvent) ou monothéistes, elles restent des religions fondamentalement liées à une culture ou une civilisation. Les dieux de Summer, de Babylone, de l’Egypte ou de la Grèce antique sont les dieux particuliers, d’un certain ordre social indissociablement lié à un ordre cosmique dont les dieux sont les piliers. En un sens, tout y est religieux parce que les dieux sont dans la nature de l’ordre : ils restent immanents. La révolution monothéiste consiste dans l’invention d’un autre plan, celui de la transcendance, où un Dieu exclusif, créateur du Ciel et de la Terre mais extérieur à ce plan affirme sa juridiction universelle. La distinction du vrai et du faux en matière religieuse, explique Assmann, n’a pas toujours existée. Les religions cosmothéistes ne sont en effet pas exclusivistes. Les dieux existent pour les habitants de la cité, dans une aire donnée et cette existence n’est nullement incompatible avec l’existence d’autres dieux, ou des mêmes dieux avec d’autres noms, existant dans les cités voisines ou éloignées. Une certaine traductibilité des noms divins est du reste nécessaire, dans le cadre des relations internationales, pour garantir les traités entre les cités ou les civilisations. Des équivalences fonctionnelles entre les dieux des cités voisines ou éloignées sont constamment recherchées et il existe déjà ce qu’on pourrait qualifier de dialogue interculturel. La Révélation du Mont Sinaï, l’écriture des Tables de la Loi, la fondation du judaïsme mosaïque sont le premier signe d’une mutation des représentations religieuses. Dieu est maintenant transcendant et unique. Il se présente de plus comme un Dieu jaloux. Le texte de l’Exode62 porte la marque de cette révolution puisque le Décalogue commence ainsi :
Le texte de l'Exode 20, 2-‐17 est, selon la traduction de Louis Segond, le suivant : Je suis l'Éternel, ton Dieu, qui t'ai fait sortir du pays d'Égypte, de la maison de servitude.
Tu n'auras pas d'autres dieux devant ma face.
Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre.
Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point ; car moi, l'Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis l'iniquité des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent.
Jan Assmann qualifie de contre-‐religion, cette religion nouvelle qui s’érige d’abord contre les autres dieux, les faux dieux et exige des fidèles la soumission craintive à la colère du Tout-‐Puissant. Cette contre-‐religion joue sur le ressort le plus explosif des passions humaines : la haine. Car la religion mosaïque est d’abord la religion de la haine dirigée contre les païens, les hérétiques, les idolâtres63. Le Traité talmudique babylonien (89a) abordant la signification du nom du mont Sinaï donne l’explication suivante : c’est la montagne depuis laquelle la haine (Sin’ah) s’est déversée sur les peuples du monde64. 62 Exode 20:2-‐17 (Traduction Louis Segond 1910) 63 Jan Assmann, Le prix du monothéisme, p. 29. C’est une dimension sur laquelle insiste également Jean Soler dans La loi de Moïse, éd. de Fallois, 2003 et dans La violence monothéiste, éd. de Fallois, 2008. 64 Cité par Jan Assmann, p. 37
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Ce n’est pas, bien entendu, que la haine n’ait pas existé avant, dans le cadre des religions cosmothéistes, mais elle n’y a pas la même signification politique, elle n’est pas fondatrice de l’identité d’un peuple qui prétend à la fois bénéficier des faveurs du Dieu unique et se démarquer des autres peuples qui restent dans l’ombre des faux dieux.
Quel rapport avec Akhenaton ? Il tient précisément dans le fait que Jan Assmann établit une ligne verticale directe de Akhenaton à Moïse. Dans Moïse l’Egyptien65 Jan Assmann présente Akhenaton et le culte d’Aton comme la première contre-‐religion monothéiste, anticipant en quelque sorte les révolutions de l’âge axial et, plus particulièrement, la distinction mosaïque. Il y a une analogie entre le monothéisme exclusif des contre-‐religions, anticipé par la religion d’Aton, et la structure des idéologies totalitaires, elles aussi exclusives de toutes formes de croyances privées. De nombreux auteurs ont tenté d’établir un lien entre les idéologies totalitaires et la forme sans doute la plus pure de monothéisme exclusif, à savoir l’islam. Ainsi Carl Gustav Jung écrivait, dès 1939, « Nous ne savons pas si Hitler est sur le point de fonder un nouvel islam. Il est d'ores et déjà sur la voie ; il ressemble à Mahomet. L'émotion en Allemagne est islamique, guerrière et islamique. Ils sont tous ivres d’un dieu farouche66 ». Cette comparaison d’une idéologie totalitaire avec l’islam, c’est-‐à-‐dire avec la religion monothéiste par excellence, se retrouve sous la plume de nombreux auteurs. Elle a été popularisée par Jules Monnerot dans la Sociologie du communisme67.
Ecrit dans l’immédiat après-‐guerre, la Sociologie du communisme propose une analyse religieuse du communisme, qui est « à la Russie soviétique comme l’empire abbasside la religion islamique 68 ». L’auteur justifie cette comparaison en avançant que le communisme comme l’islam sont des faits sociaux totaux, qui ne distinguent pas les sphères politiques et religieuses, selon le modèle chrétien du temporel et du spirituel, ou selon le modèle libéral du public et du privé. Dans le communisme pas plus que dans l’islam il n’existe de société civile hors de l’unanimité d’une foi commune dans les principes du parti ou dans ceux du Coran. Commentant le livre de Monnerot dans une recension pour Valeurs actuelles, André Malraux écrit que « l’islam nous légue le modèle d’une société où la politique et le sacré sont confondus (…) Dans l’Union soviétique de Staline, pour la première fois depuis les grands califes, tous les pouvoirs sont réunis dans les mains d’un même homme69 ». Et il poursuit : « Les grands totalitarismes (…) sont des religions séculières en ce sens qu’elles visent à construire un paradis sur terre. Elles remplacent le salut par le bonheur, et l’au-‐delà par le futur, mais leur structure et 65 Jan Assmann, Moïse l’Egyptien, éd. Aubier, Paris, 2001. 66 Carl Gustav Jung, La vie symbolique : Psychologie et vie religieuse, éd. Albin Michel, Paris, 1989, cité par Philippe Burrin, La France à l’heure allemande, 1940-‐1944, éd. du Seuil, Paris, 1997, p. 346. Carl Gustav Jung écrit encore, dans Carl Gustav Jung, C. G. Jung parle : Rencontres et interviews (1936), éd. Buchet-‐Chastel, Paris1985, p. 94 : « La religion d'Hitler est la plus proche qui soit de l'islamisme, réaliste, terrestre, promettant le maximum de récompenses dans cette vie, mais avec ce Walhalla façon musulmane avec lequel les Allemands méritoires peuvent entrer et continuer à goûter le plaisir. Comme l'islamisme, elle prêche la vertu de l'épée ». 67 Jules Monnerot, Sociologie du communisme. Echec d’une tentative religieuse au XXe siècle (1949), éd. Libres-‐Hallier, Paris, 1979 (réimpression, en trois volumes, aux éditions du Trident). 68 Jules Monnerot, Op. cit., p. 22. 69 André Malraux, Valeurs actuelles, n°3395, 3 juin 1956.
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leur rôle restent inchangés. Jusque dans sa prétention « scientifique », le communisme raisonne sur des dogmes. Cependant, même appuyée sur la « science », une philosophie collectivement vécue ne peut pas rester philosophie, elle devient religion70 ».
B/ Du millénarisme au totalitarisme Un autre angle d’approche du totalitarisme compris comme fait religieux a été de le saisir comme une forme de millénarisme. Dans les années cinquante, de nombreux auteurs ont recherché la matrice des religions politiques dans les courants millénaristes, du Moyen Âge, en particulier dans l’influence de Joachim de Flore71 . Ce dernier appliquait le symbole de la Trinité au cours de l’histoire et distinguait entre trois périodes, celle du Père, celle du Christ et celle du Saint-‐Esprit. La structure trinitaire et verticale de l’identité de Dieu était ainsi redéployée de manière horizontale et selon un rythme ternaire dans l’Histoire. Cette transposition dans l’Histoire d’une structure de la transcendance, est la caractéristique du processus d’immanentisation qui consiste à recherche dans le siècle ou, plutôt, dans le millenium, l’accomplissement des fins dernières, c’est-‐à-‐dire l’eschatotologie. Ce rythme ternaire du déploiement de l’Histoire se retrouve transposée dans de nombreuses philosophies de l’histoire, de Hegel, Marx, Auguste Comte72. Eric Voegelin aborde ce thème, pour la première fois, dans Les religions politiques. Mais c’est surtout dans ses ouvrages rédigés immédiatement après la guerre qu’il systématise sa pensée. Il abandonne alors l’expression de « religion politique », trop imprécise à ses yeux, pour s’attacher à mettre en évidence l’existence d’un courant gnostique et millénariste dans la tradition occidentale. La grande thèse de Voegelin est, en effet, de soutenir qu’à côté de la philosophie politique et du christianisme, il existe, « dans la longue durée de l’histoire occidentale, un autre, un troisième grand type de ce qu’on pourrait appeler des épistémologie existentielles, en l’espèce, des symbolisations de croyances fondamentales que les experts rangent sous la quaificatif de gnostique73 ». Ce travail fait l’objet d’un ouvrage ambitieux, La nouvelle science politique74, dont le but, comme le titre trompeur ne l’indique pas, n’est pas de fonder une science politique nouvelle mais de restaurer la science politique classique afin de sortir de l’ornière positiviste dans laquelle elle s’est enferrée. C’est alors toute la modernité qu’il interprète comme un accroissement du gnosticisme.
Le gnosticisme est un courant de pensée que Voegelin fait remonter à Scot Erigène (au IXe siècle) et qui se déploie dans toute sa force avec Joachim de Flore à la fin du XIIe siècle, qui prophétise, dans son Expositio in Apocalypsim, l’avènement du Troisième règne pour 1260. Après le règne du Père, qui correspond à l’ancienne Alliance, puis le 70 André Malraux, art. cit. 71 Eric Voegelin, La nouvelle science politique (1952), éd. du Seuil, Paris, 2000 ; Henri de Lubac, Jacob Taubes, Eschatologie occidentale (1947), Paris, 2009, éd. de l’Eclat ; Norman Cohn, Les fanatiques de l’apocalypse : courants millénaristes révolutionnaires du XIe au XVIe siècles (1957), Paris, 2010, éd. Aden. 72 Comme le montre bien Karl Löwith, Histoire et salut : les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, éd. Gallimard, Paris, 2002. 73 Eric Voegelin, Réflexions autobiographiques, éd. Bayard, Paris, 2003, cité par Marc Angenot, « Gnose, millénarisme et idéologies modernes », in Festschrift Walter Moser, p.3. 74 Eric Voegelin, La nouvelle science politique (1952), éd. du Seuil, Paris, 2000.
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règne du Fils, qui correspond au nouveau Testament, vient le règne du Saint-‐Esprit, qui marque une nouvelle bifurcation spirituelle. Mais, Voegelin insiste sur ce point, le propre du gnosticisme est en fait d’immanentiser le processus de la Révélation et de confier à l’homme la capacité de participer à un accomplissement eschatologique et réaliser le paradis sur terre. La théologie de Joachim de Flore est d’essence millénariste au sens où le millénarisme est l’attente de l’accomplissement des fins dans ce monde-‐ci.
Historiquement, le christianisme est un millénarisme, un mouvement messianique juif qui est dans l’attente de la Parousie, c’est-‐à-‐dire le retour du Christ après sa mort. « La Parousie n’ayant pas eu lieu, écrit Voegelin, l’Eglise passa en fait de l’eschatologie du règne dans l’histoire à l’eschatologie de la perfection transhistorique, surnaturelle. Au cours de cette évolution, l’essence spécifique du christianisme se sépara de son origine historique75 ». Cependant l’attente du retour imminent du Christ et le règne qu’il promet, « fut sans cesse attisé par les souffrances occasionnés par les persécutions ». L’expression même de cette attente se retrouve dans le livre de l’Apocalypse, de saint Jean, intégré dans le canon des Ecritures en dépit des inquiétudes qu’il suscitait. C’est le ferment du millénarisme et du gnosticisme. « Cette intégration eut des conséquences décisives, écrit Voegelin, car, avec l’Apocalypse, on accepta du même coup l’annonce révolutionnaire du millénaire au cours duquel le Christ et les saints régneraient sur cette terre76 ». Pendant longtemps cependant la force de l’ouvrage de Saint Augustin sur La cité de Dieu, où il distingue radicalement la cité des hommes et la cité de Dieu, suffit à neutraliser la tentation millénariste. La tradition augustinienne traverse tout le Moyen Age, se saisit de Luther, revient en force dans les œuvres de Karl Barth, Erik Peterson, Henri de Lubac, c’est-‐à-‐dire dans l’œuvre de théologiens qui insistent sur la radicalité de la transcendance et son extériorité à ce monde. C’est pourquoi le courant gnostique est longtemps resté occulté, même s’il a connu des poussées, avec Joachim de Flore notamment. Mais la sécularisation et l’affaiblissement de la foi ont conduit à relativiser la distinction des deux cités qui est au cœur de la tradition augustinienne. Le millénarisme sourd au lieu de la sécularisation et se retrouve dans les grandes philosophies de l’histoire et dans les grandes idéologies du XIXe et du XXe siècles. Voegelin ne manque pas de souligner, l’analogie entre la succession des trois règnes chez Joachim de Flore et, la fréquence d’un rythme ternaire dans les grandes idéologies depuis le XIXe siècle, chez Auguste Comte, avec la Loi des trois états, chez Hegel, avec la thèse, l’anti-‐thèse et la synthèse, chez Marx, avec le communisme primitif, la société de classe et le communisme final, mais aussi dans la succession des Reich, et l’avènement du Troisième Reich, national-‐socialiste. Voegelin montre que ces analogies ne sont pas le fait des hasards de l’histoire mais traduisent une parenté qui s’origine dans la théologie millénariste de Joachim de Flore. La sécularisation a potentialisé le millénarisme qui contamine les grandes idéologies modernes en général et les grandes idéologies totalitaires en particulier. Les totalitarismes sont une immanentisation des religions du Salut.
75 Eric Voegelin, La nouvelle science politique, p. 161. 76 Eric Voegelin, La nouvelle science politique, p. 161-‐162. Voir aussi l’ouvrage de Jacob Taubes, L’eschatologie occidentale (1947), traduit de l’allemand aux éd de l’Eclat, Paris 2009, où Taubes s’efforce de relier les eschatologies juives et chrétiennes aux révolutions modernes et Norman Cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse (1957), traduit de l’allemand aux éditions Payot, Juillard, 1962.
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Il montre également comment les idéologies politiques modernes postulent une forme de salut historique par l’instauration d’une société parfaite qui reprend, sur un mode sécularisé, le scénario millénariste qui peut se résumer ainsi : d’abord, un état de perfection initiale, la race aryenne dans le national-‐socialisme, le communisme primitif dans le communisme ; auquel succède la chute et la décadence, du fait du mélange des races dans le national-‐socialisme, du fait de la division du travail et de l’opposition des classes dans le communisme ; cette décadence débouche sur une réaction violente, la séparation et l’extermination des éléments impurs dans le national-‐socialisme, la dictature du prolétariat pour lutter contre l’aliénation capitaliste dans le communisme ; enfin, au terme de la lutte, l’instauration d’un Reich de mille ans qui restaure l’antique puissance des Germains dans le national-‐socialisme, l’instauration de la société sans classe et sans Etat, d’une société de justice, d’abondance et de paix dans le communisme77. On voit par là que, selon Voegelin, les totalitarismes ne sont pas en contradiction avec la modernité, mais qu’ils en sont l’accomplissement véritable dans la mesure où elle est elle-‐même, à travers la philosophie du progrès, l’occasion d’un développement des millénarismes. Mais les totalitarismes du XXe siècle ne sont pas encore les accomplissements terminaux de la modernité. A la fin de La nouvelle science politique, Voegelin note avec inquiétude la dynamique à venir de la civilisation : « Le gnosticisme moderne n’a pas, tant s’en faut, épuisé sa lancée. Bien au contraire, sous la variante marxiste, il croit prodigieusement sa sphère d’influence en Asie (Voegelin écrit en 1951), tandis que dans d’autres variantes du gnosticisme, telle que le progressivisme, le positivisme et le scientisme pénètrent d’autres domaines sous le label « d’occidentalisation » et de développements des pays peu avancés. Et l’on peut également affirmer que cette lancée n’est pas non plus épuisée dans la société occidentale elle-‐même, mais que notre propre « occidentalisation » va croissant. Face à cette expansion mondiale, force est de constater une évidence : la nature humaine ne change pas78 ».
C/ Critique des analyses précédentes par Hannah Arendt L’interprétation du totalitarisme comme une religion politique, par Voegelin et, dans une moindre mesure, par Monnerot, a soulevé des objections qu’on ne peut ignorer, puisqu’elles sont de la plume d’Hannah Arendt.
En 1953 Hannah Arendt publia dans la revue Confluence, dirigée à l’époque par Henry Kissinger, un article sur « Religion et politique79 » dans lequel elle y critiquait la notion
77 Nous nous inspirons largement de la présentation schématique donnée par Sylvie Courtine Denamy, « Les religions politiques. Le débat Arendt-‐Voegelin », in Araben, revue du GREPH (Groupe de Recherche en Epistémologie Politique et Historique), Institut d’Etudes Politiques de Lyon, n°6, octobre 2011, pp.22-‐30, ici p. 25. 78 Eric Voegelin, La nouvelle science politique, p. 228. 79 Hannah Arendt, « Religion and Politics », Confluence, vol. 2, n°3, septembre 1953. Cet article a été traduit sous le titre de « Religion et politique » dans le recueil d’articles d’Hannah Arendt paru en français sous le titre de La nature du totalitarisme, éd. Payot, Paris, 1990, pp. 139-‐168. Il a donné lieu à un bref échange entre Jules Monnerot et Hannah Arendt. Le premier a écrit à Henry Kissinger une lettre publiée dans Confluence , vol. 2, n°4, décembre 1953. Hannah Arendt lui a répondu dans Confluence, vol. 3, n° 3, septembre 1954.
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de religion séculière appliquée à l’explication des phénomènes totalitaires. Elle y critiquait notamment les usages qu’en font Eric Voegelin et Jules Monnerot. Jules Monnerot répliqua par une courte lettre au directeur de la revue, et Hannah Arendt lui répondit par le même intermédiaire, une année plus tard. Mais la principale discussion a opposé Hannah Arendt à Eric Voegelin. En 1953, ce dernier fait paraître, une recension très critique du maître ouvrage de la philosophe sur les Origines du totalitarisme80.
La critique de Hannah Arendt est d’abord fondée sur sa compréhension du processus de la sécularisation comme « essor du séculier et éclipse concomitante d’un monde transcendant ». Elle réfute au contraire l’idée d’une « transformation des catégories religieuses et transcendantes en buts et normes terrestres et immanents (…) La sécularisation signifie en premier lieu et simplement la séparation de la religion et de la politique81 ». Sa compréhension de la sécularisation est opposée à celle qu’en a Voegelin, pour qui il existe une continuité entre la religion et la politique. Cette continuité permet de comprendre les totalitarismes comme une immanentisation des religions du salut et de les comparer aux anciennes tendances millénaristes. On peut ici comparer terme à terme les positions de Voegelin et de Schmitt et celles de Arendt et Blumenberg. Voegelin et Schmitt pensent qu’il existe une continuité de la religion à travers la sécularisation, dont les catégories fondamentales structurent la pensée politique moderne. Ils divergent sur la manière de comprendre cette continuité. Schmitt cherche les concepts fondamentaux de l’Etat dans la sécularisation de concepts théologiques, c’est-‐à-‐dire qu’il relie la pensée orthodoxe de l’Etat à la pensée orthodoxe de l’Eglise catholique. Voegelin cherche l’origine du totalitarisme, c’est-‐à-‐dire une pathologie du politique, dans le millénarisme, c’est-‐à-‐dire une pathologie du religieux. Mais l’un et l’autre sont adeptes d’une compréhension continuiste de la sécularisation. Au contraire, Ces deux lettres ont été traduites en français et publiés par la Revue du Mauss, 2003/2, n°22, pp. 44-‐50, sous le titre « le communisme peut-‐il être pensé comme une religion ? ». 80 L’ensemble du dossier est traduit et regroupé dans le volume des œuvres de Hannah Arendt intitulé Les origines du totalitarisme/Eichmann à Jérusalem, éd. Gallimard, coll. Quarto, Paris, 2002. Outre une nouvelle traduction des Origines du totalitarisme, on y trouve les traductions de la critique d’Eric Voegelin, parue initialement dans la Review of Politics, en janvier 1953, ici pp. 958-‐966 et celle la réponse de Hannah Arendt, « A Reply », parue initialement dans Essays in understanding, 1930-‐1954, New-‐York, 1994, ici pp. 967-‐974, suivi par un « Pour conclure » d’Eric Voegelin, paru initialement sous le titre de « Concluding remarks », Review of Politics, Janvier, 1953, ici traduit p. 975. L’ensemble du dossier a fait l’objet d’une analyse limpide par Jean-‐Claude Poizat, « Religion politique et sécularisation dans la pensée de Hannah Arendt : le totalitarisme est-‐il une « religion séculière » ? Réflexions autour du débat Arendt-‐Voegelin de 1953 », Le philosophoire, 2004/1, pp. 83-‐96. Voir aussi de Sylvie Courtine-‐Denamy, « Les religions politiques : le débat Arendt-‐Voegelin », in Araben, revue du GREPH (Groupe de Recherche en Epistémologie Politique et Historique), Institut d’Etudes Politiques de Lyon, n°6, octobre 2011, pp.22-‐30. 81 Hannah Arendt, La crise de la culture, traduction française publiée dans le volume des œuvres de Hannah Arendt intitulé, L’humaine condition, éd. Gallimard, coll. Quarto, Paris, 2012, p. 651-‐652. La conception que Hannah Arendt se fait de la sécularisation est assez proche de celle de Blumenberg, et opposé à celle de Schmitt et de Voegelin. Voir, dans ce numéro, l’article d’Alain de Benoist, « Schmitt, Peterson, Blumenberg : le grand débat sur la « théologie politique » et mon article, dans le même numéro, sur « les fondements théologico-‐politiques de la pensée politique européenne ».
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Arendt et Blumenberg sont discontinuites et pensent la sécularisation comme un affranchissement ou une liquidation politique de la religion. Hannah Arendt insiste beaucoup sur cette rupture et c’est pourquoi, selon elle, les idéologies totalitaires sont irréductibles aux religions. Elles sont un phénomène nouveau, inédit. Le nerf de son argumentation est dans le rappelle du caractère inédit du totalitarisme en ce que « la domination totalitaire diffère de toutes les autres formes de tyrannies ou de despotisme que nous connaissons ». Elle montre ainsi comment cette nouvelle forme de domination repose sur un certain nombre de traits spécifiques, inconnus des sociétés traditionnelles, comme l’atomisation de la société, le parti unique, l’idéologie étendue à tous les aspects de la vie individuelle et collective, la propagande par la terreur82. Les masses des régimes totalitaires sont différentes des multitudes des siècles précédents en ce que « aucun intérêt commun ne le lie ensemble, aucune sorte de consentement commun83 ». Une deuxième différence importante tient en la croyance ou l’absence de croyance en l’Enfer, qui selon Arendt a joué un rôle politique considérable dans les systèmes où la religion dominait ou influençait de manière déterminante le politique. Elle revient à plusieurs reprises sur le fait que « rien peut être ne distingue plus radicalement les masses modernes de celles des siècles passés que la perte de la foi en un Jugement Dernier : les pires ont perdu leur crainte, les meilleurs leur espoir. Aussi incapables qu’avant de vivre sans crainte et sans espoir, ces masses sont attirés par toute entreprise qui semble promettre la fabrication par l’homme du Paradis quelles avaient déserté et de l’Enfer qu’elles avaient redouté. De même qu’en ses aspects les plus connus du public, la société sans classe de Marx présente une étrange ressemblance avec l’âge messianique, de même la réalité des camps de concentration ne ressemble à rien qu’aux images de l’Enfer médiévales84 ». Dans La nature du totalitarisme, elle écrit que « le trait politique le plus remarquable du monde sécularisé moderne semble être celui-‐ci : de plus en plus de gens cessent de croire en une récompense et en un châtiment après la mort, alors qu’il demeure toujours aussi impossible de s’en remettre, sur le plan politique, à la manière dont fonctionne la conscience individuelle ou à l’aptitude de la multitude à appréhender l’invisible vérité (…) La conséquence de la sécularisation de l’ère moderne semble résider dans l’élimination de la vie publique, en même temps que de la religion, du seul élément politique présent dans la religion traditionnelle, la crainte de l’Enfer (…) La crainte de l’Enfer ne figure plus au nombre des mobiles susceptibles de faire obstacle aux actions de la majorité ou de les encourager. Cette évolution paraît inévitable si la sécularisation du monde implique la séparation des sphères religieuses et politiques de l’existence85 ». Cette absence de rétribution ou de punition dans un au-‐
82 Sylvianne Courtine-‐Denamy, art. cit., p. 26-‐27, note, relève que l’analyse de Arendt est ici très proche de celle de Aron lorsqu’il identifie les cinq éléments constitutifs d’un régime totalitaire, à savoir, le monopole de l’activité politique par un parti, l’idéologie du parti considérée comme vérité de l’Etat, le double monopole de la répression et de la propagande, le contrôle de l’activité économique et professionnelle. 83 Hannah Arendt, « Une réponse à Eric Voegelin », dans Les origines du totalitarisme, p. 971-‐972. 84 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Le totalitarisme, dans le recueil cité, p. 794-‐795. 85 Hannah Arendt, « Religion et politique » dans le recueil d’articles d’Hannah Arendt paru en français sous le titre de La nature du totalitarisme, éd. Payot, Paris, 1990, p. 161.
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delà marque toute la différence entre une religion comprise sur le modèle des religions du Salut et une idéologie. Au contraire, les totalitarismes ont réalisé l’enfer sur terre. Arendt revient à plusieurs reprises sur cette idée. Evoquant les camps de concentration, elle écrit : « quand j’ai eu recours à l’image de l’Enfer, je ne l’entendais pas de manière allégorique mais littérale : il semble assez évident que les hommes qui ne croient plus au Paradis, ne sont pas en mesure de l’établir sur terre ; mais il n’est pas aussi certain que ceux qui ne croient plus à l’Enfer dans l’au-‐delà ne puissent pas vouloir ni être capables d’établir sur terre des imitations exactes de ce qui nourrit les croyances à propos de l’Enfer. En ce sens, je pense que décrire les camps comme l’Enfer sur terre est plus « objectif », c’est-‐à-‐dire plus conforme à leur essence que les analyses purement sociologiques ou psychologiques86 ».
Un troisième élément fondamental qui distingue les idéologies de la religion est l’existence de Dieu. Les idéologies se distinguent des religions en ce que, précisément, elles n’ont pas besoin d’un Dieu transcendant. Le développement du totalitarisme ne peut être analysé comme une religion car il ne repose pas sur le postulat de l’existence de Dieu. « Il n’y a nulle substitut de Dieu dans les idéologies totalitaires (…) plus encore, la place métaphysique de Dieu est restée vide87 ». C’est pourquoi l’analogie entre idéologie et religion n’est pas pertinente. C’est un « ingénieux paradoxe 88», mais qui « risque tout au plus (…) de favoriser les idées modernes très répandues et proprement blasphématoires, au sujet d’un Dieu qui est bon pour vous89 », c’est-‐à-‐dire d’un Dieu qui remplit une fonction humaine, qui soulage psychologiquement, mais non plus un Dieu transcendant. Autrement dit, en comparant les idéologies aux religions transcendantes, Voegelin risque, au mieux, d’altérer la représentation de la nature de Dieu, pour en faire un dieu fonctionnel, un sédatif qui soulage des malheurs du monde.
En conclusion, qualifier de religion l’idéologie totalitaire, c’est perdre de vue le fait que les idéologies totalitaires n’appartiennent plus à la tradition commune du doute et de la sécularisation qui ont structuré au cours des siècles les relations entre religion et politique. Les doctrines totalitaires ont crée « un fossé entre le monde libre et les parties totalitaires de la planète90 ». Quel est l’enjeu de ces critiques ? Il est à la fois méthodologique et spirituel.
Voegelin, comme Schmitt, poursuit un dessein : démontrer que la perte de la foi (chrétienne) par les masses, qui est la caractéristique de l’évolution de la modernité, conduit à des catastrophes politiques en raison des maladies de l’âme, des pneumopathologies qu’induit une vie sans Dieu. Dès lors, le véritable remède à la crise de la modernité, c’est la restauration de la foi dans la transcendance. « En se détournant de la considération d’un ordre de perfection céleste, tel qu’il était proposé par la religion chrétienne, les sociétés européennes modernes se seraient donné pour but la réalisation
86 Hannah Arendt, « Une réponse à Eric Voegelin », dans Les origines du totalitarisme, p. 968. 87 Hannah Arendt, « Une réponse à Eric Voegelin », dans Les origines du totalitarisme, p. 972. 88 Hannah Arendt, « Religion et politique » dans le recueil d’articles d’Hannah Arendt paru en français sous le titre de La nature du totalitarisme, éd. Payot, Paris, 1990, p. 140. 89 Hannah Arendt, « Une réponse à Eric Voegelin », dans Les origines du totalitarisme, p. 972. 90 Hannah Arendt, « Religion et politique » dans le recueil d’articles d’Hannah Arendt paru en français sous le titre de La nature du totalitarisme, éd. Payot, Paris, 1990, p. 143.
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d’un ordre de perfection terrestre 91 ». Arendt s’oppose catégoriquement à cette explication et recherche des causes immanentes, historiques, sociales et politiques. Son objection a une double portée, méthodologique – elle s’attache à l’histoire politique et social et non à l’histoire des idées et des représentations du monde – et spirituel – elle refuse de réintroduire Dieu comme le recours ultime à la décadence de l’Occident et de soutenir que « seul un Dieu peut nous sauver92 ». Réfléchissant aux causes du déclin de l’Occident, elle pense en trouver l’explication non dans le fondement divin de l’autorité mais dans l’occultation de son origine romaine. « L’un des traits essentiels de la crise actuelle est incontestablement l’effondrement de toute autorité, mais il n’en découle pas que cette crise soit avant tout d’ordre religieux, ni qu’elle ait une origine religieuse 93» Or l’autorité est, selon Arendt, essentiellement romaine. C’est ce concept de l’autorité romaine qui a été transmis à l’Eglise, et ne trouve pas son fondement en Dieu mais dans la tradition94. Pour autant, elle ne pense pas que le retour au concept romain de l’autorité soit la condition d’une sortie de la crise du totalitarisme. Les solutions ne sont pas à rechercher dans les concepts du passé, mais dans la refondation de la république, qui fait l’objet de ses ouvrages postérieurs95.
D/ Le fascisme est-‐il une religion politique ?
Le fascisme s’est présenté comme une restauration de l’autorité romaine. « On ne comprend pas le fascisme et son histoire si on ne comprend pas l’origine et la nature du fascisme ». Il réside dans la volonté de Mussolini d’édifier un Empire romain fasciste qui rivaliserait, voire dépasserait l’Empire de Césars96. Pour autant, peut-‐il être assimilé à un totalitarisme et à une religion politique ? La restauration de l’autorité romaine diffère-‐t-‐elle au contraire en nature des formes de dominations nouvelles, par la terreur, des idéologies totalitaires ? Dans des travaux récents, Emilio Gentile a essayé de montrer que le fascisme devait être considéré, à la fois, comme un totalitarisme et comme une religion politique97. Il s’est ainsi doublement opposé à l’analyse de Hannah Arendt, qui
91 Jean-‐Claude Poizat, « Religion politique et sécularisation dans la pensée de Hannah Arendt : le totalitarisme est-‐il une « religion séculière » ? Réflexions autour du débat Arendt-‐Voegelin de 1953 », Le philosophoire, 2004/1, pp. 83-‐96, ici, p. 89. 92 Pour reprendre ici la phrase énigmatique lâché par Heidegger dans un célèbre interview accordé au Spiegel, le 23 septembre 1966 : « seul un dieu peut encore nous sauver » ; « Nur noch ein Gott kann uns retten ». 93 Hannah Arendt, « Religion et politique » dans le recueil d’articles d’Hannah Arendt paru en français sous le titre de La nature du totalitarisme, éd. Payot, Paris, 1990, p. 145. 94 Cette thèse est développée dans l’essai de Hannah Arendt intitulé Qu’est-‐ce que l’autorité ?, La crise de la culture, traduction française publiée dans le volume des œuvres de Hannah Arendt intitulé, L’humaine condition, éd. Gallimard, coll. Quarto, Paris, 2012, p. 671-‐717. 95 Qui sont, pour une partie, regroupés dans le recueil des œuvres d’Hannah Arendt intitulé L’humaine condition, éd. Gallimard, coll « Quarto », Paris, 2012, 1050 p. 96 Emilio Gentile, Fascismo di pietra, éd. Laterza, Bari, 2010. 97 Emilio Gentile, Emilio Gentile, La religion fasciste, éd. Perrin, Paris, 2002 ; du même, Les religions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes, éd. du Seuil, Paris, 2005 ; du même, « Fascisme, totalitarisme et religion du politique : définitions et réflexions critiques sur les critiques d’une interprétation », Raisons politiques : études de pensée politique, 22, avril-‐juin 2006, p. 119-‐173 ; du même, « Le silence de Hannah Arendt : l’interprétation du
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récuse la pertinence du concept de religion politique et soutient que le fascisme ne fut pas non plus un totalitarisme. Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme, a soutenu que le fascisme n’était pas un régime totalitaire parce que le parti restait subordonné à l’Etat et parce que le fascisme italien n’a pas pratiqué la terreur de masse. « Le fascisme de Mussolini (…) avant 1938, n’était pas un gouvernement totalitaire, mais simplement une dictature nationaliste ordinaire développée logiquement à partir d’une démocratie multipartite98 ». En tant que « parti au-‐dessus des partis», le fascisme n’avait pas de visées totalitaires, mais se proposait seulement de «dépasser, à travers l’idée d’un Etat corporatif, les conflits sociaux qui déchiraient la sociéte, en créant une organisation d’intégration sociale résolvant l’antagonisme Etat/sociéte, et en incorporant la sociéte à l’Etat. Le fascisme, en sa qualite de « parti au-‐dessus des partis», s’identifiait avec les plus hautes autorités de la nation et conquit la machine étatique pour transformer le peuple, dans son ensemble, en une « partie de l’État99». À la différence des vrais mouvements totalitaires, « les fascistes pouvaient utiliser des instruments aussi intensément nationalistes que l’armée, à laquelle ils s’identifiaient comme ils s’étaient identifiés à l’Etat ». Et elle était tout aussi convaincue que le dictateur fasciste, « à la différence de Hitler et de Staline, fut le véritable usurpateur en terme de théorie politique classique, et son gouvernement de parti unique fut, en un sens, le seul encore intimement lié au système multipartite ». Par voie de conséquence, le fascisme « constitue le seul exemple d’un mouvement de masse moderne organisé au sein de la structure d’un Etat existant, inspiré uniquement par une forme radicale de nationalisme, et qui a, de façon permanente, transformé le peuple en ces Staatsbürger ou ces patriotes que l’État-‐nation n’avait mobilisés qu’en temps de crise et d’union sacrée100 ».
Cette approche conduisait Hannah Arendt à penser le fascisme comme une forme dure de l’autoritarisme, ayant inspiré, après la Première Guerre mondiale, une vague de mouvements autoritaires, hostiles à la démocratie parlementaire. Le fascisme est une dictature, mais non plus dans le sens romain de pouvoir temporaire en vue de restaurer les institutions républicaines, mais une dictature permanente. Ce qui est nouveau avec le fascisme, c’est le caractère irréversible de cette concentration du pouvoir et de la dictature, non pas d’un individu ou d’une classe mais d’un parti : le parti fasciste. Le but du fascisme n’est pas de revenir à un régime ancien, de restaurer le régime parlementaire, mais de transformer le système politique.
Cette interprétation est critiquée par Gentile pour plusieurs raisons. D’une part, il observe que Hannah Arendt s’intéresse au fascisme jusqu’en 1938 seulement, mais ne dit rien du fascisme après 1938, lorsque le régime fit voter les lois de
fascisme dans les origines du totalitarisme », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2008/3, n°55-‐3, pp.11-‐34. 98 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 546-‐547. Cette thèse est aussi celle de Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski, dans Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Cambridge, Harvard University Press, 1956. 99 Hannah Arendt, Op. cit., P. 548. 100 Hannah Arendt, Op. cit. , p. 550.
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défense de la race et s’engageât dans la guerre101. Elle ne tient pas non plus compte du fait que le terme de « totalitarisme » est né en Italie et a été employé pour la première fois par les antifascistes comme Giovanni Amendola pour désigner le gouvernement antilibéral imposé par le parti fasciste au lendemain de la Marche sur Rome. Ni du fait que le terme est employé par Giovanni Gentile, le philosophe du fascisme102. Or par totalitarisme Gentile entend un nouveau système de domination politique qui repose sur le monopole du pouvoir par un parti unique et aspire à une révolution anthropologique qui doit conduire à la production de l’homme nouveau. D’autre part, il doute de la valeur des informations collectées par Hannah Arendt. Il la reprend ses souces d’information, incomplètes et de seconde main, qui ne lui permettent pas d’appréhender avec exactitude le fascisme.
Il faut ajouter que la littérature sur les religions politiques s’est considérablement accrue103. Une revue spécialisée a même été créée, la Totalitarian Movements and Political Religions, devenue, en 2011, Politics, Religion & Ideology, attestant de ce que l’analyse des religions politiques est devenu un champ disciplinaire relativement autonome.
La thèse selon laquelle le fascisme est à la fois un totalitarisme et une religion politique repose sur la définition même du totalitarisme selon Emilio Gentile : « L’un des éléments constitutifs de ma définition du totalitarisme est la religion politique, c’est-‐à-‐dire : Une forme de religion qui, par la déification d’une entite séculière, sacralise une idéologie, un mouvement ou un régime poli-‐ tique. Cette entite séculière, transfigurée en mythe, se voit conférer le statut de source première et indiscutable du sens et de la fin de
101 Emilio Gentile, « Le silence de Hannah Arendt : l’interprétation du fascisme dans les origines du totalitarisme », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2008/3, n°55-‐3, pp.11-‐34. 102 Sergio Romano, « Giovani Gentile, philosophe du fascisme », Vingtième Siècle, n° 21/1, 1989, pp. 71-‐82. 103 Gentile en fait la rescension, ces dix dernières années, dans son article « Fascisme, totalitarisme et religion politique », en mentionnant notamment : Albert Piette, Les religiosités séculières, Paris, PUF, 1993 ; H. Maier, Politische Religionen. Die totalitären Regime und das Christentum, Fribourg/Bâle, Herder, 1995 ; Sabine Behrenbeck, Der Kult um die toten Helden. Nationalistische Mythen, Riten und Symbole 1923 bis 1945 (Neuburg a.d. Donau, Vierow, 1996) ; Arthur Jay Klinghoffer, Red Apocalypse. The Religious Evo-‐ lution of Soviet Communism, Lanham, University Press of America, 1996 ; H. Maier (dir.), Totalitarismus und Politische Religionen, op. cit. ; H. Maier et M. Schäfer (dirs.), Totalitarismus und Politische Religionen. Konzepte des Diktaturvergleichs, op. cit. ; Peter Berghoff, Der Tod des politischen Kollektives. Politische Religion und das Sterben und Töten für Volk, Nation und Rasse, Berlin, Akademie Verlag 1997 ; Yvonne Karow, Deutsches Opfer. Kultische Selbstauslöschung auf den Reichsparteitagen der NSDAP, Berlin, Akademie Verlag, 1997 ; Michael Ley, Apokalypse und Moderne. Ausätze zu politischen Religionen, Wien, 1997 ; Michael Ley et Julius H. Schoeps (dirs.), Der Nationalsozialismus als politische Religion, Bodenheim, Philo, 1997 ; Claus-‐Ekkehard Bärsch, Die politische Religion des Nationalsozialismus, Munich, W. Fink, 1998 ; Markus Huttner, Totalitarismus und Säkulare Religionen. Zur Frühgeschichte totalita-‐ rismuskritischer Begriffs-‐und Theoriebildung in Großbritannien, Bonn, Bouvier, 1999.
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l’existence humaine104 ». Emilio Gentile reprend et développe ici les thèses de Mosse, qui écrivait déjà que le « fascisme était une nouvelle religion105 ». Les recherches d’Emilio Gentile sur la religion fasciste ont surtout été développées dans l’ouvrage qui porte ce titre 106 , où il s’attache à reconsidérer le rapport entre sécularisation et sacralisation dans la société moderne. A mesure que disparaît le sacré, on assiste un une sacralisation du politique, la politique assumant désormais sa propre dimension religieuse. Cette sacralisation du politique est présente dès son origine et joue un rôle de plus en plus important à mesure de son développement. Mussolini rappelle sans ambigüité, lors du congrès de Reggio Emilie en 1912, que l’humanité a besoin d’un credo107. « Le fascisme est d’essence religieuse : c’est une croyance, un idéal plus encore qu’une doctrine, un courant populaire plus qu’un parti (…) le fascisme, c’est la religion de la patrie. Il n’envisage et ne juge toute choses que sous l’angle national »108.
Mais c’est Giovani Gentile, qui en donne la plus complète définition, dans l’article fascisme de l’Enciclopedia italiana : « Le fascisme est une conception religieuse, dans lequel l’homme est vu dans son rapport immanent avec une loi supérieure, avec une Volonté objective qui transcende l’individu et l’élève comme membre conscient d’une société spirituelle. Celui qui, dans la politique fasciste, s’est seulement arrêté à des considérations de pure opportunité, n’a rien compris au fascisme »109.
En dépit des objections soulevées par Hannah Arendt, l’analyse des totalitarismes, mais aussi des grandes idéologies de la modernité comme des religions politiques ou des religions séculières, s’est imposée avec d’autant plus de force que la sécularisation poursuivait son œuvre. En ce sens, l’interprétation de la modernité au moyen du concept de religion politique est l’expression même des progrès de la sécularisation. Loin d’être une catégorie de la désécularisation, elle en est une forme particulièrement avancée.
Eric MAULIN
104 Emilio Gentile, « Fascisme, totalitarisme et religion du politique : définitions et réflexions critiques sur les critiques d’une interprétation », Raisons politiques : études de pensée politique, 22, avril-‐juin 2006, p. 119-‐173, ici p. 122. 105 G. L. Mosse, « E. Nolte on the Three Faces of Fascism », Journal of History of Ideas, 1966, p. 621-‐625. 106 Emilio Gentile, La religion fasciste. La sacralisation de la politique dans l'Italie fasciste, éd. Perrin, Paris, 2002 107 Benito Mussolini, Opera Omnia, Florence, La Fenice, 1951, III, 18 juillet 1912, dall’Avanti !, p. 174, cité par Didier Musiedlak, « Fascisme, religion politique et religion de la politique. Généalogie d’un concept et ses limites », Vingtième siècle, 2010/4, n°108, p.74. 108 Camille Aymard, Bolchévisme ou fascisme ?... Français, il faut choisir, Flammarion, Paris, 1925, p. 207, cité par Didier Musiedlak, art. cit., p. 74. Sur Giovanni Gentile, voir Sergio Romano, « Giovanni Gentile, philosophe du fascisme », Vingtième siècle, n°21/1, 1989, pp. 71-‐82. 109 Cité par Didier Musieldak, art. cit., p. 75.