chronique politique mauritanie décembre 2013

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CHRONIQUE POLITIQUE DE MAURITANIE DÉCEMBRE 2013 DES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES ET MUNICIPALES DANS UN CONTEXTE POLITIQUE MOUVEMENTÉ. TRIBALISMES, COMMUNAUTARISMES ET TENSIONS SOCIALES Mariella Villasante Cervello Dr en anthropologie sociale (EHESS) [[email protected]] Texte inédit, mars 2014 La Mauritanie préparait, depuis le mois de juillet, les élections législatives et municipales pour le 23 novembre ; elles auraient dû avoir lieu en octobre 2011 et ont été constamment rapportées en raison de la restructuration de l’état civil et de l’absence du consensus entre le parti au pouvoir (Union pour la République, UPR) et les partis de l’opposition. L’exigence de la tenue des élections faisait partie des demandes des partis de l’opposition groupés au sein de la Coordination de l’opposition démocratique (COD) depuis l’Accord de Dakar, en juin 2009. En effet, par cet accord, le président Sidi ould Cheikh Abdellahi, élu au suffrage universel en mars 2007, acceptait de démissionner, et d’entériner le coup d’État du général Mohamed ould Abdel Aziz du 6 août 2008. Cet arrangement avec les principes de la démocratie était censé permettre la tenue d’élections l’année suivante. Ce qui fut fait. Le général Aziz démissionna des forces armées et se présenta comme candidat à sa propre succession. Il fut élu le 18 juillet 2009 avec 52,58% des voix. Les deux principaux chefs de l’opposition, Messaoud ould Boulkheyr, président de l’Assemblée nationale, et Ahmed ould Daddah, avaient obtenu 16,29% et 13,66% des voix respectivement. Avec d’autres dirigeants de l’opposition, ils ont dénoncé les élections qui, d’après eux, ont été entachées de fraude ; cependant, le Haut conseil constitutionnel les valida. Depuis lors, les partis de la COD (notamment le Rassemblement des forces démocratiques (RFD) dirigé par Ahmed ould Daddah, et l’Union des forces démocratiques (UFD) dirigé par Mohamed ould Mouloud), n’ont pas cessé de dénoncer les agissements autoritaires, arbitraires et anti-démocratiques du régime de l’ancien général Aziz. Sur un total d’onze partis, dix ont décidé de boycotter les prochaines élections, à l’exception du parti islamiste Tawassul (Liaison, Rassemblement pour la réforme et le développement), dirigé par Jemil ould Mansour. Le parti Alliance populaire progressiste (APP), issu de l’alliance entre nasséristes et militants du mouvement anti-esclavagiste El Hor, dirigé par le charismatique Messaoud ould Boulkheyr, avait abandonné les rangs du COD précédemment. D’autres partis, de moindre importance, briguaient des postes au Parlement et aux Mairies. Certains étaient proches de Taya et le sont du président actuel, citons ici le parti Sursaut de la jeunesse, dirigé par Abderrahmane ould Mourrakchi ; le parti l’Union pour la démocratie et le progrès (UDP) fondé par Hamdi ould Mouknass et dirigé par sa fille Naha mint Mouknass ; et enfin El Wiam (Entente), dirigé par Boïdiel ould Houmeid. Deux partis qui défendent les droits des Noirs ne sont pas d’accord sur leur participation aux élections ; d’une part, l’Alliance pour la justice et la démocratie (AJD), dirigé pas Sarr Ibrahima, ancien dirigeant des Forces de libération des Africains de Mauritanie (FLAM), s’est présenté aux élections ; alors que le Parti pour la liberté, l’égalité et la justice (PLEJ), dirigé par Ba Mamadou Alasane, a décidé de les boycotter. Un parti qui centre son activité sur la défense des droits des groupes serviles de la société arabophone (bidân), le Parti radical pour une action globale (RAG), n’a pas pu participer aux élections car il n’a pas obtenu son inscription dans le registre officiel des partis. Les résultats des élections confirment la prépondérance du parti au pouvoir et, dans

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CHRONIQUE POLITIQUE DE MAURITANIE DÉCEMBRE 2013

DES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES ET MUNICIPALES DANS UN CONTEXTE POLITIQUE MOUVEMENTÉ.

TRIBALISMES, COMMUNAUTARISMES ET TENSIONS SOCIALES

Mariella Villasante Cervello Dr en anthropologie sociale (EHESS)

[[email protected]] Texte inédit, mars 2014

La Mauritanie préparait, depuis le mois de juillet, les élections législatives et municipales pour le 23 novembre ; elles auraient dû avoir lieu en octobre 2011 et ont été constamment rapportées en raison de la restructuration de l’état civil et de l’absence du consensus entre le parti au pouvoir (Union pour la République, UPR) et les partis de l’opposition. L’exigence de la tenue des élections faisait partie des demandes des partis de l’opposition groupés au sein de la Coordination de l’opposition démocratique (COD) depuis l’Accord de Dakar, en juin 2009. En effet, par cet accord, le président Sidi ould Cheikh Abdellahi, élu au suffrage universel en mars 2007, acceptait de démissionner, et d’entériner le coup d’État du général Mohamed ould Abdel Aziz du 6 août 2008. Cet arrangement avec les principes de la démocratie était censé permettre la tenue d’élections l’année suivante. Ce qui fut fait. Le général Aziz démissionna des forces armées et se présenta comme candidat à sa propre succession. Il fut élu le 18 juillet 2009 avec 52,58% des voix. Les deux principaux chefs de l’opposition, Messaoud ould Boulkheyr, président de l’Assemblée nationale, et Ahmed ould Daddah, avaient obtenu 16,29% et 13,66% des voix respectivement. Avec d’autres dirigeants de l’opposition, ils ont dénoncé les élections qui, d’après eux, ont été entachées de fraude ; cependant, le Haut conseil constitutionnel les valida.

Depuis lors, les partis de la COD (notamment le Rassemblement des forces démocratiques (RFD) dirigé par Ahmed ould Daddah, et l’Union des forces démocratiques (UFD) dirigé par Mohamed ould Mouloud), n’ont pas cessé de dénoncer les agissements autoritaires, arbitraires et anti-démocratiques du régime de l’ancien général Aziz. Sur un total d’onze partis, dix ont décidé de boycotter les prochaines élections, à l’exception du parti islamiste Tawassul (Liaison, Rassemblement pour la réforme et le développement), dirigé par Jemil ould Mansour. Le parti Alliance populaire progressiste (APP), issu de l’alliance entre nasséristes et militants du mouvement anti-esclavagiste El Hor, dirigé par le charismatique Messaoud ould Boulkheyr, avait abandonné les rangs du COD précédemment.

D’autres partis, de moindre importance, briguaient des postes au Parlement et aux Mairies. Certains étaient proches de Taya et le sont du président actuel, citons ici le parti Sursaut de la jeunesse, dirigé par Abderrahmane ould Mourrakchi ; le parti l’Union pour la démocratie et le progrès (UDP) fondé par Hamdi ould Mouknass et dirigé par sa fille Naha mint Mouknass ; et enfin El Wiam (Entente), dirigé par Boïdiel ould Houmeid. Deux partis qui défendent les droits des Noirs ne sont pas d’accord sur leur participation aux élections ; d’une part, l’Alliance pour la justice et la démocratie (AJD), dirigé pas Sarr Ibrahima, ancien dirigeant des Forces de libération des Africains de Mauritanie (FLAM), s’est présenté aux élections ; alors que le Parti pour la liberté, l’égalité et la justice (PLEJ), dirigé par Ba Mamadou Alasane, a décidé de les boycotter. Un parti qui centre son activité sur la défense des droits des groupes serviles de la société arabophone (bidân), le Parti radical pour une action globale (RAG), n’a pas pu participer aux élections car il n’a pas obtenu son inscription dans le registre officiel des partis. Les résultats des élections confirment la prépondérance du parti au pouvoir et, dans

Mariella Villasante Cervello 2

l’absence de la coalition de partis de l’opposition, le parti islamiste Tawassul est devenu la seconde force politique en Mauritanie.

A vrai dire, les préparatifs des élections de cette année ont confirmé, une fois de plus, la prépondérance des traits de structure qui ont marqué l’émergence de la modernité en politique depuis 1990-1992. Je fais référence aux alliances et aux luttes factionnelles qui se développent dans le cadre segmentaire, dit couramment « tribal », et ethnique, et qui se mêlent étroitement aux luttes de classement entre partis politiques. Les élections constituent ainsi un moment de recomposition et de renégociation générale des alliances existantes et sont également influencées par les clientélismes et les relations personnelles dans lesquels la parenté, un référent politique structurel, coexiste avec la modernité de l’argent et des privilèges attendus de la « loyauté » envers les proches qui s’exprime par le vote1.

Cela étant, les grandes nouveautés actuelles sont l’apparition et le renforcement de groupements communautaires qui défendent les droits des groupes serviles, dits « hrâtîn », dont l’Initiative pour la résurgence et l’abolition (IRA), et le parti Radical pour une action globale (RAG), et, d’autre part, les mouvements de défense des droits des Noirs mauritaniens. Le mouvement Touche pas à ma nationalité (TPMN) né en 2011, et le groupe créé en 1986, les Forces de libération des Africains de Mauritanie (FLAM), dont le président historique, Samba Thiam, est revenu au pays pour relancer le mouvement. Le gouvernement a refusé la légalisation de l’IRA et du RAG, mais cela ne les empêche pas de poursuivre leurs activités politiques. Il faut reconnaître en effet que l’activisme de ces mouvements communautaristes est facilité par l’ouverture de la liberté d’expression qui a suivi la chute du régime de Taya en 2005. Ces mouvements, distincts des partis politiques, sont probablement les seuls à demander une réforme structurelle des institutions étatiques et de la société mauritanienne toute entière.

Inondations à Nouakchott, septembre 2013 (enhaut.org, Archives Le Calame)

Dans cette chronique, on commencera par une brève présentation de la situation du pays, qui a connu un hivernage exceptionnel et des graves inondations, notamment à Nouakchott, pour analyser ensuite l’actualité politique marquée par les élections, la question de l’esclavage et l’interdiction du RAG, les violations des droits humains et enfin la situation de tensions militaires au Mali où les affrontements se poursuivent. Deux articles accompagnent cette livraison, le premier, écrit par Marion Fresia (Université de Neuchâtel), concerne les refugiés au

1 J’ai consacré ma thèse à cette question à partir de l’exemple de la confédération des Ahl Sidi Mahmoud de l’Assaba (Villasante, EHESS, 1995). Voir Parenté et politique en Mauritanie, Paris, 1998. Voir aussi mes articles ultérieurs : https://pucp.academia.edu/MariellaVillasante.

Chronique politique de Mauritanie, décembre 2013 3

Sénégal avant 2007, et le second est un bilan des travaux en préhistoire mauritanienne et saharienne écrit par Robert Vernet (CNRS). Qu’ils soient ici remerciés de leur collaboration.

Cadre économique, cadre international et politique interne

La Mauritanie connaît une période paradoxale, marquée par une bonne situation macro économique qui assure une croissance de 5% annuel, mais qui s’accompagne de fortes tensions sociales et par la permanence d’une pauvreté et d’une extrême pauvreté qui touche 67% de la population.

Le secteur des mines connaît une crise actuellement2, et l’on prévoit des licenciements massifs ; cela alors même que l’on vient d’annoncer qu’au cours de 2013, 13 millions de tonnes de minerais de fer ont été vendus par la SNIM. En outre, elle a découvert un nouveau gisement de 800 millions de tonnes de fer au Nord de la Mauritanie, et elle prévoit d’atteindre les 40 millions de tonnes à l’exportation à l’horizon 2025 (CRIDEM du 4 janvier 2014).

Le secteur de la pêche reste cependant un poste important des revenus nationaux. Ainsi, la Mauritanie vient de signer un protocole avec l’Union européenne, à une majorité écrasante de 464 députés favorables à l'accord contre 120. Les clauses stipulent l’obligation de débarquement de toutes les espèces capturées dans les eaux mauritaniennes dans les ports du pays. L’accord stipule aussi que 60% des équipages des navires européens opérant en Mauritanie soit mauritaniens. En outre, l’accord interdit la pêche du poulpe dont les captures sont réservées aux Mauritaniens. L’accord, qui s’étend sur une période de deux ans à partir de la fin juillet 2012, stipule le versement de compensations financières de 111 millions euros par an, contre les quantités fixées que les navires européens sont autorisés à capturer. Il renouvelle par ailleurs les zones de capture qui diffèrent dans les eaux mauritaniennes Nord et Sud. Cet accord devra avoir des retombées importantes sur le potentiel halieutique ainsi que sur la préservation des droits des pêcheurs mauritaniens en plus de revenus appréciables pour le Trésor public (Le Calame du 8 octobre).

Pourtant, les tensions sociales sont particulièrement fortes, non seulement parce que la bonne situation macroéconomique n’a aucune retombée positive sur la majorité de la population, mais surtout parce que le régime d’Aziz reste sourd aux demandes sociales des plus démunis. En effet, ces demandes proviennent de manière massive des secteurs marginalisés depuis l’émergence du pays ; les groupes serviles et les communautés noires (halpular’en, soninké, wolof, bambara). Cependant, la grande différence d’avec la période antérieure à la chute du dictateur Maaouya Ould Sid Ahmed Taya (2005), je le notais dans la chronique de juillet, est que ces groupes sociaux sont organisés en associations et en groupes de pression qui ont réveillé les consciences de la société civile, notamment dans les villes.

Sur le plan international, le président Aziz affronte des tensions politiques exceptionnelles avec le Maroc et le Mali. Au mois d’octobre, on apprenait que le royaume marocain accordait l’asile politique à l’ancien président Ould Sid’Ahmed Taya, ce qui aurait déplu fortement le président Aziz, qui préférait le savoir toujours dans son refuge Saoudien. Pour marquer le fait, les autorités mauritaniennes n’assistèrent pas à la remise de médailles qu’organisa l’ambassade marocaine à Nouakchott pour distinguer les ambassadeurs Ould Tolba et Ould Maaouiya (CRIDEM du 3 octobre 2013).

La tension avec le Mali est révélée par l’absence du président mauritanien de la cérémonie d’investiture du président élu Ibrahima Boubacar Keita, le 19 septembre dernier. On n’a donné aucune raison officielle à cette absence pour le moins surprenante mais, de toute évidence, elle date des dissensions entre le président Aziz et le président Touré. En effet, en juillet, Touré avait refusé le déploiement des troupes mauritaniennes à la frontière entre les deux pays, dans le cadre de la lutte conduite par la MINUSMA contre les groupes terroristes installés dans le Nord du Mali. Le premier ministre mauritanien et le chef de l’état-major des armées

2 Voir http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649085.

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avaient voyagé à Bamako pour s’entretenir avec le président de transition. Celui-ci expliqua qu’un tel déploiement serait une violation de la souveraineté du Mali, mais également une manière de se rapprocher des Touareg et des Arabes maliens pour mieux les soutenir. Le Mali considère en effet que la Mauritanie apporte son soutien à ces communautés « blanches ». Or, le président Aziz justifie sa demande pour sécuriser ses frontières et assurer le ravitaillement de ses troupes ; et pour montrer sa colère il a effectué une visite à Dakar avec 9 ministres, et lors du dernier remaniement ministériel, il a nommé un ministre des Affaires étrangères favorable au rapprochement avec les États-Unis au détriment de la France, alliée du Mali. Enfin, les autorités maliennes se sont indignées de la tenue d’une conférence de dirigeants Touareg de l’Azawad (MNLA, HCUA et MAA), à l’hôtel Mauricenter de Nouakchott, où ils ont signé un accord d’unité et de non agression (Alakhbar du 23 septembre et CRIDEM du 3 octobre 2013). L’absence du président Aziz est d’autant plus problématique, selon un diplomate mauritanien, que la Mauritanie abrite des milliers de refugiés maliens et que dans cette période de tensions militaires au Nord du Mali, les deux pays se doivent de collaborer activement (Le Calame du 21 septembre 2013).

Le Président ould Abdel Aziz (au centre) à Nouakchott, août 2013 (AMI)

Le président Aziz s’est rendu à Dakar le 10 septembre pour une visite de travail avec le président Macky Sall. Ils ont ratifié les accords bilatéraux autour de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) réunissant la Guinée, le Sénégal et la Mauritanie, notamment le projet de la relance de la navigation, la construction de routes et d’un nouveau quai à Saint Louis. Ce projet est très important pour diminuer les coûts de transports agricole et minier, mais aussi pour donner au Mali une sortie à la mer. Selon le Haut commissaire de l’OMVS, Kabiné Komara, les crédits nécessaires pour ce projet, estimés à 450 millions de dollars, seront publics et privés. Toutes les études préliminaires sont terminées. Dans ce contexte, les présidents mauritanien et sénégalais ont évoqué la construction du Pont de Rosso, à la frontière fluviale entre les deux pays, retardé depuis plusieurs années (CRIDEM, le 11 et le 19 novembre). Le blocage est apparemment causé par la Mauritanie qui, selon un cadre du ministère de l’Equipement, considère qu’un pont serait une menace pour la Mauritanie qui serait submergée par l’immigration massive des Sénégalais. Une considération qui n’a aucun fondement. En fait, la construction de ce pont, favoriserait les populations agricoles des deux rives, et sa construction concrétisera la Route transsaharienne Tanger-Nouakchott-Dakar, comme l’ont souligné les ministres marocain et sénégalais des Affaires étrangères, N’Diaye et Saad-Eddine El Othmnani, au mois de juillet (CRIDEM du 12 août).

Chronique politique de Mauritanie, décembre 2013 5

Dans ce cadre, le Maroc, le Sénégal et la Mauritanie ont signé à Rabat, le 4 novembre, une convention destinée à ouvrir une liaison terrestre régulière pour les personnes et pour les marchandises. Les signataires étaient les compagnies CTM et Supratours pour le Maroc, la société Tayba pour la Mauritanie et la société Transport Afrique logistiques pour le Sénégal (Biladi, CRIDEM du 15 novembre).

En outre, la coopération militaire entre la Chine et la Mauritanie s’est renforcée lors de la visite du ministre chinois de la Défense nationale, Chang Wanquan, qui a rencontré le 15 novembre le chef d’état-major de l’Armée nationale de Mauritanie, Mohamed Ould Mohamed Ahmed. (CRIDEM du 16 novembre

Enfin, le ministre de l’Intérieur français, Manuel Valls, a effectué une visite régionale au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Mali et en Mauritanie, où il est arrivé le 17 novembre. A propos de celle-ci, il a déclaré : « Cette tournée est l'occasion pour moi de conforter nos relations avec les pays que j'ai visité. Mais surtout de donner une nouvelle impulsion à la coopération en matière de sécurité, plus particulièrement dans la lutte contre le crime organisé, le trafic des stupéfiants et bien sûr la lutte contre le terrorisme. » Valls a salué l’engagement des autorités mauritaniennes dans la lutte contre le terrorisme. Après avoir été reçu par le président Ould Abdel Aziz et le Premier ministre mauritanien, le ministre de l’Intérieur français a signé avec son homologue mauritanien, Mohamed Ould Ahmed Salem Ould Mohamed Rara, un protocole de partenariat visant à renforcer la coopération en matière de sécurité et de gouvernance. Il a promis également des armes, des formations pour la police et des équipements3 (RFI et Cridem du 18 novembre 2013).

Manuel Valls et Mohamed Ould Ahmed Salem Ould Mohamed Rara, Nouakchott,

novembre 2013 (Archives CRIDEM).

La politique interne : la rencontre avec le peuple à Néma

Le mardi 3 août, le président Aziz a tenu sa quatrième « rencontre avec le peuple » (liq’aa chaab), dans la ville de Néma, chef-lieu du Hodh el-Chargui. Rien de nouveau cette année, on se serait cru, comme le note le journaliste Ahmed ould Cheikh, au milieu des années fastes de Maaouya ould Sid’Ahmed Taya, lorsque toute la république se déplaçait avec son chef. Le président Aziz a parlé pendant plus d’une heure sur les différents volets de l’économie du pays. Beaucoup de chiffres et beaucoup de monotonie. D’après le président, la Mauritanie va pour le mieux grâce à ses décisions de réduire les dépenses de l’État, de lutter contre la corruption et la pauvreté, et de construire de routes et des centrales électriques. Un journaliste lui a fait remarquer que 23% de Mauritaniens vivent dans l’extrême pauvreté, contre 2% au 3 Voir http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649824.

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Maroc et 1% en Tunisie, le président répondit « ce ne sont que de chiffres ». Cependant, il a reconnu pour la première fois avoir participé dans deux coups d’État, alors que le second du 6 août 2008, était appelé jusque là « rectification » ; le premier étant celui contre Taya, le 3 août 2005. Il a révélé également avoir subi quatre opérations après l’incident du 13 octobre 2012, lorsqu’il fut blessé par balle à l’abdomen [voir la Chronique de juillet]. Cependant, il a rassuré la population en affirmant qu’il se porte à merveille. Il a déclaré également que les élections annoncées le 4 août pour le mois de novembre, ne pourraient être retardées que de deux ou trois semaines. Enfin, le président a insisté sur le fait qu’aucun membre de son entourage ne s’est enrichi depuis qu’il a pris le commandement du pays. Comme le note le directeur du Calame, Ahmed ould Cheikh, il a peut-être oublié qu’il s’adressait à des Mauritaniens dont la grande majorité connaît très bien les origines des richesses de leurs compatriotes (Le Calame du 20 août).

En septembre, le président a procédé à un remaniement ministériel assez important, douze postes ont changé en vue des élections prochaines, il s’agit de technocrates plutôt que de politiciens, et l’on trouve seulement une femme et deux fonctionnaires Noirs. Ould Laghdaf reste le Premier ministre. Le ministre de l’Intérieur Mohamed ould Boilil, qui se prépare à une lutte contre son ennemi politique Boydiel, chef du parti El Wiam, a été remplacé par Mohamed ould Mohamed Rara, ancien wali du Trarza. Le ministre des Affaires étrangères Hamadi ould Hamady laisse son poste pour assumer le ministère de la Pêche, et il est remplacé par l’ambassadeur à New York, Ahmed ould Tegueddi. Enfin, le nouveau ministre de l’Hydraulique est Mohamed Salem ould El Bechir, qui était directeur de l’entreprise d’électricité (SOMELEC) ; alors qu’il a n’a pas une bonne réputation de gestionnaire et que la ville de Nouakchott affrontait des inondations impressionnantes, notamment dans le quartier de Sebkha. Parmi les autres changements citons le ministre de la Justice, Sidi ould Zeine, ancien conseiller du premier ministre ; le ministre du pétrole et de l’énergie, Mohamed ould Khouna, ancien ministre délégué chargé des énergies nouvelles ; le ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, Isselkou ould Izidbih, ancien directeur du cabinet du premier ministre. Également, la ministre de l’Emploi, Fatima Habib ; le ministre de l’environnement Amedy Camara ; et enfin le ministre de l’enseignement fondamental, Ba Ousmane (Noorinfo du 18 septembre 2013).

Le président ould Abdel Aziz à Néma, aôut 2013 (Archives CRIDEM)

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Enfin, au cours de la séance d’ouverture du 3ème Sommet arabo-africain, qui s’est tenu à Koweit le 19 novembre, Mohamed Ould Abdel Aziz a réaffirmé « La Mauritanie veillera à continuer à jouer pleinement son rôle dans le maintien de la sécurité dans le Sahel et le Sahara ». Il a ajouté que la Mauritanie a encouragé l’investissement étranger en général et arabe et africain en particulier, à travers la création d'une zone franche à Nouadhibou, capitale économique, et l’adoption d’un code d’investissement incitatif (AMI, CRIDEM du 20 novembre).

Recensement douteux et élections contestées par l’opposition

Le pouvoir exécutif a annoncé, au début du mois d’août, la tenue des élections législatives et municipales, attendues depuis 2011, dans une période comprise entre le 15 septembre et le 15 octobre. Finalement, le 4 août, probablement grâce à l’insistance du président du Parlement, le président Aziz a accepté d’organiser les élections le 23 novembre pour le premier tour, et le 7 décembre pour le second tour. De son côté, la Commission électorale nationale indépendante (CENI) a annoncé l’ouverture du Recensement à vocation électorale (RAVEL) pour attribuer les cartes d’électeurs aux Mauritaniens âgés de plus de 18 ans, détenteurs de la carte d’identité biométrique délivrée par l’ANRPTS. Le RAVEL fut ouvert entre le 25 juillet et le 7 septembre, puis élargi jusqu’au 17 septembre.

Autant de mesures improvisées qui montrent le peu de sérieux de ces élections, sans consultation ni concertation avec les principales forces politiques d’opposition, qui critiquent le recensement biométrique, le RAVEL, et plus généralement le manque de transparence du CENI et du gouvernement lui-même. Pour ces raisons, les partis du COD ont décidé de ne pas participer pas aux élections. Pourtant, cette décision implique leur auto-exclusion de la vie politique publique au Parlement et dans les Mairies, et elle a bénéficié au parti islamiste Tawassul, qui est devenu la seconde force politique au pays. Examinons le processus de plus près.

Le recensement biométrique : une boîte de Pandore

Le recensement biométrique commencé en 2011 a suscité des tensions fortes au sein de la communauté noire du pays, qui considère que le régime tente de les exclure de la nationalité mauritanienne. En effet, les pièces administratives demandées par les agents étatiques sont difficiles à apporter dans un pays majoritairement rural jusqu’aux années 1980, sans rien dire des « contrôles des connaissances » en islam et en langue arabe pour les non-arabophones [voir la Chronique de juillet].

Parallèlement, le recensement a suscité des problèmes aux Noirs mauritaniens vivant à l’étranger, notamment en France. Le 4 septembre, l’Organisation des travailleurs mauritaniens de France (OTMF), et des Mauritaniens installés en France, ont occupé le local de l’ambassade de Mauritanie à Paris pour exiger de l’ambassadeur la disparition de l’exigence de présentation des cartes de séjour français comme condition à leur recensement et à leur inscription dans le Registre électoral. L’ambassadeur a déclaré que si cela dépendait de lui, il annulerait cette condition, mais qu’il devait suivre les ordres de Nouakchott. Il avait fait une déclaration semblable le 22 mai. L’occupation de l’ambassade a servi à diffuser les demandes des Mauritaniens de France, mais aussi à attirer l’attention sur les bizarreries du recensement décidé par le gouvernement de Mohamed ould Abdel Aziz (Taqadoumy, Noorinfo du 6 septembre 2013).

Pour mémoire, cette situation problématique pour les Noirs mauritaniens a donné lieu à l’émergence d’un mouvement civil qui a pris le nom de Touche pas à ma nationalité (TPMN), en 2011, et qui, de manière plus large, a cristallisé, avec d’autres groupes, l’opposition aux discriminations de cette communauté mauritanienne. En juillet dernier, les tensions ethniques ont resurgi dans la ville de Kaédi, située dans la vallée du fleuve Sénégal, et chef-lieu de la région du Gorgol.

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Les émeutes ethniques à Kaédi du 7 juillet 2013

Le collectif TPMN, a dénoncé ces affrontements ethniques à Kaédi qui seraient dus aux réactions « racistes et irresponsables des autorités régionales ». Le point de départ fut l’altercation entre un jeune commerçant bidânî [arabophone] et une vieille dame peule qu’il agressa verbalement, puis physiquement, en lui donnant une gifle. Mis au courant de l’affaire, un groupe de jeunes Noirs chercha le commerçant à la boutique de son employeur qui le protégea et ne donna aucune importance à l’affaire. Finalement, la police arriva dans les lieux et emmena le jeune au commissariat. Une foule de jeunes attendait dehors le dénouement des faits. La dame fut envoyée à l’hôpital et elle ne porta pas plainte contre son agresseur. Le lendemain, le commerçant ouvrit son établissement comme d’habitude, et ce geste mis les feux aux poudres ; plusieurs dizaines de jeunes se concertèrent pour attaquer les commerçants bidân du marché. Ces derniers cherchèrent refuge dans le bureau du wali (gouverneur), l’émeute continua faisant plusieurs blessés parmi les forces de l’ordre et les Bidân. Le wali, Ahmedou ould Abdallah, instaura l’état d’émergence dans la ville et fit appel à des gendarmes venus du Brakna et de Nouakchott pour remettre l’ordre dans la ville, et éviter que les Bidân attaquent les Noirs à leur tour. Il déclara que les émeutes n’étaient pas spontanées mais manipulées par le mouvement TPMN. Celui-ci avait demandé l’autorisation de faire une manifestation mais le wali l’avait refusée ; raison pour laquelle, le wali considéra que l’émeute avait été déclenchée en signe de protestation.

Cependant le représentant de TPMN à Kaédi, Kaourou Diagana, refuse cette interprétation des faits et considère que la « politique ségrégationniste de l’administration est à l’origine du fossé qui se creuse entre des communautés qui ont pourtant vécu en symbiose dans cet espace depuis la nuit des temps. » Les émeutes ethniques de juillet furent apaisées par l’intervention des notables de la ville, appelés au secours par l’administration pour régler les tensions ; le groupe de notables était présidé par Sow Oumar Abdoul, et comptait 17 personnalités, dont Abou Cissé, Abdoulaye Tandia et Amadou Baila Ndiaye. Ils ont demandé la levée de l’état d’urgence et la libération des 27 jeunes et du notable Gando Dia. Le 17 juillet, une dizaine de jeunes et Gando Dia furent relâchés.

Il est évident que l’agression dont fut victime la dame peule de la part d’un jeune bidânî aurait dû être prise au sérieux par la police, habituée à constater que les tensions ethniques reviennent régulièrement à Kaédi, et qu’elles étaient latentes depuis l’ouverture du recensement biométrique en 2011, et plus encore depuis l’ouverture du processus électoral. La libération immédiate du jeune en question a provoqué la colère des jeunes Noirs de la ville. Et leurs agressions des agents de l’ordre ont augmenté les réactions exagérées du préfet qui instaura l’état d’urgence. Cela étant, il faut reconnaître que les jeunes en colère ont surpassé leurs droits de protestation pacifique, sans que ce fait ait été évoqué et reconnu par les mouvements de défense des Noirs mauritaniens.

Émeutes de Kaédi, juillet 2013 (Archives du CRIDEM)

Chronique politique de Mauritanie, décembre 2013 9

En effet, les évènements de Kaédi ont suscité des réactions fortes des partis et des associations de défense des droits humains, qui ont tenu une conférence de presse le 15 juillet à Nouakchott. Citons ici TPMN, AMDH, AJD, SOS esclaves, M25 et Afrique renaissance. Le coordinateur de TPMN, Abdoul Birane Wane, a déclaré que la tension restait très vive à Kaédi, annonçant que les commerçants bidân étaient tous armés, et qu’ils auraient même demandé aux autorités locales de leur donner l’autorisation de se servir de leurs armes4. Les délégués réunis au siège du FONADH étaient d’accord pour responsabiliser les autorités locales sur les « évènements de Kaédi », les mettant en garde contre tout acte de torture à l’encontre des détenus, et exigeant leur libération. Interprétant les détentions comme des actes de discrimination de la part de l’administration, ils ont discuté également de la question du recensement en cours depuis 2011, qui discrimine, comme on vient de le voir, les ressortissants noirs du pays [voir la Chronique de juillet]. Ousmane Diagana (AJD), a remis sur le tapis l’exigence absurde, pour les Mauritaniens installés en France, de disposer de cartes de séjour pour leur inscription dans le Registre électoral, alors qu’une telle condition n’est demandée nulle part ailleurs (Daouda Abdoul et Dia Abdoulaye, CRIDEM du 21 juillet). Finalement, les jeunes ont été libérés le 3 novembre grâce à l’intervention du ministre de l’Habitat, Ba Yahya, qui a offert payer la plupart des amendes imposées aux familles (5 millions d’ouguiyas), fait qui a été salué mais aussi dénoncé comme une manœuvre électorale par le collectif TPMN (Noorinfo du 4 novembre).

Les émeutes de Kaédi et les protestations de citoyens mauritaniens de France reflètent les tensions sociales à caractère « racial », car pensées et vécues comme telles en Mauritanie, régulièrement exacerbées dans les périodes électorales. La nouveauté actuelle est que la société civile noire est mieux organisée que par le passé, et qu’elle a décidé de faire entendre sa voix malgré les réponses exagérées et illégales des autorités qui se permettent de capturer et de garder en prison des personnes sans qu’elles aient été jugées et défendues par des avocats.

Le CENI : une instance associée au régime du président Mohamed ould Abdel Aziz

Contrairement à sa dénomination, la CENI ne serait pas une instance nationale indépendante, loin de là, et c’est l’un des principaux hommes politiques qui ont participé à sa création, Messaoud ould Boulkheyr, qui l’a affirmé dans un entretien à la télévision en octobre dernier. En effet, Messaoud a déclaré qu’en choisissant des personnalités proches du pouvoir, des parents de surcroit, la CENI est devenu « une chambre d’enregistrement du président ould Abdel Aziz ». Il a également condamné la décision du président d’imposer le calendrier électoral sans tenir compte de l’avis des partis de l’opposition. Cependant, comme note Baba Kane, les critiques de Messaoud ne l’ont pas empêché de présenter le parti qu’il dirige, l’Alliance populaire progressiste (APP), aux élections du 23 novembre. L’ancien fondateur du mouvement de défense des groupes serviles, El Hor, aurait donc un double langage, il condamne et critique le régime et en même temps participe à sa légitimité politique (CRIDEM du 10 novembre 2013).

De son côté, le président de la Coordination de l’opposition démocratique (COD), Ahmed ould Daddah, qui dirige le parti Rassemblement des forces démocratiques (RFD), a déclaré dans une conférence de presse, le 18 octobre, que « la CENI est incapable d’organiser une élection fiable. Elle manque de crédibilité parce que non consensuelle, non représentative de la classe politique et conduite par un encadrement affilié au ministère de l’Intérieur duquel elle devient du coup dépendante ». Il faut préciser que le dialogue entre la COD et le pouvoir exécutif a été rompu après deux jours de conversations, le 2 octobre. Enfin, lors d’un entretien avec la journaliste Florence Morice, de RFI, ould Daddah affirmait que les conditions n’étaient pas réunies pour procéder à des élections démocratiques5.

Cela étant, les dissensions sont apparues rapidement au sein de la COD, d’abord, en novembre 2011, quatre partis, APP, Al Wiam, Sawab et Haman se sont séparés de la coalition

4 Voir http://www.cridem.org/C_Info.php?article=645443. 5 Voir http://www.cridem.org/C_Info.php?article=648234.

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pour en créer une autre, l’Alliance pour une alternance pacifique (CAP), et ils ont décidé d’établir un « dialogue » avec le pouvoir. Au cours de la première semaine d’octobre, deux partis, l’Union des forces du progrès (UFP), dirigé par Mohamed ould Maouloud, et le parti islamiste Tawassul, dirigé par Mohamed Jemil Mansour, ont fait défection et ont annoncé qu’ils se présenteraient aux élections (CRIDEM du 7 octobre 2013). Finalement, seul Tawassul a maintenu sa décision, alors que l’UFP a réintégré la coalition de l’opposition. Mohamed Jemil Mansour a déclaré que leur décision doit être comprise dans le cadre d’un rapprochement des populations afin de leur proposer une alternative politique réelle, et il s’agit également d’occuper des postes au sein du parlement et des mairies. Selon Mansour, cela ne signifie pas que Tawassoul se soit rapproché du gouvernement, il reste dans le camp de la contestation en actualisant ses moyens de lutte politique.

Le paysage politique reste dominé par le parti-État, l’Union pour la République (UPR), dont la grande majorité des notables faisait partie du Parti républicain démocratique et social (PRDS) fondé par Maaouya ould Sid’Ahmed Taya. L’UPR est donc un groupe de pouvoir composé par des notables des groupes de parenté (« tribus ») et des communautés noires, des anciens cadres de l’administration, des anciens politiciens (nasséristes, baathistes, islamistes, progressistes de l’ancien mouvement Kadihine), et bien évidemment, on y trouve aussi des jeunes cadres qui veulent faire carrière dans le giron du pouvoir en place. Comme note Justine Spiegel, de Jeune Afrique, il y a deux ailes dans le parti, une vieille garde constitué des héritiers de Taya, et une branche progressiste représentée par Mohamed Yahya ould Horma, qui tente de renouveler la scène politique, et qui a accepté de dialoguer avec l’opposition en novembre 2012. Un dialogue rompu par la coalition COD avant d’arriver à un accord6.

De fait, les enjeux des élections sont, depuis 1992, les prébendes attendues de l’État sous forme de postes dans l’administration, marchés en tout genre, et privilèges en général. Le petit peuple adhère massivement au pouvoir en place ; un pouvoir étatique autoritaire, tenu par les militaires depuis 1978, et « modernisé » par le colonel Taya entre 1990 et 1992, avec l’autorisation de formation des partis et des élections. Mais le visage officiellement démocratique du pays reste ce qu’il a toujours été, une façade qui cache mal l’actualisation d’un pouvoir politique autoritaire sur le plan national, et d’un pouvoir régional et local contrôlé par les notables des groupes de parenté et les communautés noires, majoritairement « loyales » aux présidents en place. Cela étant, des dissensions sont aussi apparues au sein de l’UPR, et trois partis, ADIL, Mouvement pour le rassemblement (MPR, Kane Hamidou Baba) et Renouveau démocratique (RD, Moustapha ould Abderrahmane), s’en sont séparés pour fonder la coalition Convergence patriotique.

Photo 6 : Dirigeants de la COD, Mokhtar ould Daddah (3e de gauche), Jemil ould Mansour (4e de gauche)

(Archives CRIDEM)

6 Voir http://www.jeuneafrique.com/Articleimp_JA2716p080.xml0_.

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À l’autre côté de l’échiquier se trouvent les groupes contestataires d’opposition, nés avec l’ouverture du pays à la « démocratie ». Ahmed ould Daddah, frère du premier président mauritanien, Mokhtar ould Daddah, est, encore de nos jours, le chef de file de cette opposition radicale qui a connu diverses étiquettes. Le Front démocratique uni pour le changement (FDUC) au début des années 90, puis l’Union des forces démocratiques (UFD), ensuite l’Action pour le changement (AC), puis une division interne entre deux ailes, l’UFD dirigé par ould Daddah et l’UFD dirigé par ould Mouloud. Les islamistes abandonnèrent l’UFD de ould Daddah et fondèrent Tawassul. Finalement, en 2001, ould Daddah adopta le nom de rassemblement des forces démocratiques (RFD), et ould Mouloud fonda l’Union des forces du progrès (UFP). Le troisième dirigeant d’opposition d’envergure est Messaoud ould Boulkheyr, ancien chef d’Action pour le changement, devenu président du parti nassériste APP, connu pour son ambigüité vis-à-vis du pouvoir, comme je le notais précédemment.

Le RFD s’est affaibli après le départ de ould Boulkheyr, puis celui d’un chef reconnu du mouvement El Hor, Brahim ould Bilal, qui a rejoint le mouvement anti-esclavagiste IRA, dont il est le vice-président. Et enfin avec le départ du député Kane Hamidou Baba, qui représente un groupe important de la communauté noire, et a fondé son propre parti, le Mouvement pour la refondation (MPR).

Cependant, si ould Daddah est resté le chef du Rassemblement des forces démocratiques, il n’a pas réussi à unifier les rangs des groupes peut-être trop hétérogènes qui se réclament progressistes, et qui proposent une alternative de justice sociale républicaine dans un pays régi par l’autoritarisme militaire depuis 45 ans. Il faut dire que ould Daddah, comme les autres chefs politiques, s’appuie sur son groupe de parenté du Trarza pour gérer son action politique ; ce qui n’est pas apprécié par les autres chefs politiques qui ont leurs propres réseaux de parenté élargie. L’appartenance « tribale » et régionale reste un référent central dans la vie sociale et politique de la Mauritanie ; mais elle empêche, ou rend difficiles, les rassemblements politiques modernes, construits autour des idées et des programmes alternatifs. De manière parallèle, la concurrence entre chefs politiques est évidente, et rend, elle aussi, difficile la reconnaissance d’une direction politique élargie.

On peut dire ainsi que les partis politiques mauritaniens n’ont pas de programmes de gouvernement réels, et sont plutôt des groupes d’intérêt dont l’objectif est d’être proches du pouvoir en place, ou de l’attaquer. Les partis de l’opposition ont des bonnes idées sur la gouvernance républicaine et défendent les droits civiques et les droits humains indispensables pour l’établissement d’un système démocratique ; cependant, leurs querelles internes, opposant aussi les chefs des communautés ethniques et statutaires, c’est-à-dire les communautés noires et les groupes serviles, sont un frein important à leur développement.

Le second parti important de l’opposition est l’Union des forces démocratiques (UFD), dirigé par Mohamed ould Maouloud, et qui compte avec des personnalités reconnues, telles Ba Bocar Moussa, Moustapha ould Bedrine et Lô Gourmo, ce qui lui donne une assise populaire assez large. L’UFD a failli abandonner la coalition d’opposition, mais est revenu dans ses rangs.

Le boycott de la coalition progressiste COD aux élections a peut-être des fondements raisonnables, le manque de transparence du régime du président Aziz, l’utilisation des deniers de l’État pour la campagne de l’UPR, et des irrégularités de la CENI qu’il contrôle et d’un enregistrement des électeurs (RAVEL) mal organisé7. Pourtant, l’abandon de la lutte politique légale, même imparfaite, implique l’abandon d’une alternative de changement pour les populations mauritaniennes. En effet, si l’ont tient compte de l’interdiction du parti anti-esclavagiste RAG, on constate que les possibilités de participation dans les élections de cette année sont très réduites, voire nulles, pour les partisans du changement et d’une alternance politique.

7 Voir http://www.lecalame.info/actualites/item/983-coordination-de-l’opposition-démocratique-pourquoi-la-cod-boycotte-les-élections-convoquées-par-le-pouvoir-en-place-?.

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Cet émiettement des groupes politiques ressemble fortement aux scissions segmentaires ordinaires au sein des groupes de parenté élargis, les « tribus » que je préfère appeler qabâ’il (sg. qabîla), avec cette distinction importante qu’elles ont lieu dans des laps de temps assez longs, contrairement aux groupes politiques post-modernes qui se fissionnent en quelques années, voire en quelque mois.

La campagne électorale : une fête populaire déjà vue et vécue depuis 1992

Depuis le « début de la démocratie » en Mauritanie, un concept assez obscur pendant les années 90 pour la majorité de la population, les élections se sont caractérisées par le côté festif des campagnes aussi bien en ville que dans les campagnes désertiques. Compte tenu de l’importance de ce que j’ai appelle la « tribalitude8 », c’est-à-dire le sentiment d’appartenance moderne aux groupes de parenté, les élections sont perçues comme une occasion de montrer la force et l’honneur des groupes restreints (qabâ’il, communautés ethniques et plus récemment des communautés serviles). La campagne électorale rime alors avec réceptions, concerts de musique traditionnelle et post moderne (comme le rap mauritanien), joutes de poètes, utilisation de t-shirts et de casquettes aux noms des partis, défilés de voitures en ville, et parades de dromadaires dans les villes de l’intérieur du pays, notamment à l’Est (sharg). Enfin, une grande fête populaire menée à grand renfort de défilés de notables, de jeunes dynamiques et de femmes politiciennes ; c’est sans doute le côté le plus positif de cette période non ordinaire, très bruyante, et très appréciée comme symbole de la « démocratie » par le peuple mauritanien.

Campagne électorale, Nouakchott, novembre 2013 (Archives du CRIDEM)

La campagne a été ouverte officiellement le 1er novembre et s’est terminé le 21 novembre ; la CENI estimait qu’environ 1,2 million d’électeurs seraient appelés aux urnes. Pour les législatives, 64 partis politiques ont présenté 438 listes de candidatures pour élire 147 députés à l’Assemblée nationale. Pour les élections municipales, qui renouvelleront 218

8 Villasante, Négritude, tribalitude et nationalisme en Mauritanie. Des héritages coloniaux en matière d’idéologie et de commandement, in Villasante (dir.), Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, vol. II, 2007 : 445-498. Voir mes publications in : https://pucp.academia.edu/MariellaVillasante.

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conseils municipaux du pays, 1 096 listes ont été présentées par 47 partis politiques (Jeune Afrique du 8 novembre 20139).

La loi organique n° 2012-027 du 12 avril 2012 instituant la CENI stipule dans ses articles 3 et 4 que la CENI « assure le contrôle de la campagne électorale et veille au respect du principe de l’égal accès de tous les candidats en compétition aux organes officiels de la presse écrite et audiovisuelle. » En vertu des récentes modifications constitutionnelles, la proportionnalité est introduite et le nombre de députés est augmenté de 95 à 150, avec 18 sièges pour Nouakchott ; en outre, 20 sièges sont réservés aux femmes. Les bulletins de vote ont été commandés à une entreprise britannique, la même qui les a fourni en 2009 et qui a été accusée d’irrégularités par Ahmed ould Daddah.

Le 15 novembre, le CENI a publié les données concernant le nombre des militaires qui vont participer aux élections, ce qui a causé une surprise désagréable au sein des forces armées qui craignent que ces informations mettent en danger la sécurité nationale. Selon la CENI, 18 000 soldats et policiers composent les corps militaire, dont 8 114 (46%) se trouvent dans les casernes de la capitale, dont 4 367 au Ksar, 1 457 à Tevragh Zeina, 1 118 à Arafat et 572 à Tayaritt. Dans la région de Trarza, voisine de Nouakchott, se trouvent stationnés 1 575 soldats. Cette concentration de militaires dans la capitale montre, selon un ancien officier, que le président Aziz craint un coup d’État ou une insurrection armée. A Nouadhibou, dans la région de frontière avec le Maroc, il y a 1 559 soldats ; et 1 155 en Adrar. Alors que dans la région du Hodh Chargui, à la frontière avec le Mali, il n’y a que 1 020 soldats (CRIDEM du 15 novembre 2013).

Les militaires participent aux élections en Mauritanie,

Nouakchott, novembre 2013 (Archives CRIDEM)

Les irrégularités de la préparation des élections

Comme je le notais précédemment, plusieurs irrégularités ont été dénoncées dans les préparatifs de la campagne électorale. La plus grave concerne l’enregistrement des électeurs dont plusieurs milliers ne disposent pas de documents leur permettant de s’inscrire au RAVEL et qui de ce fait n’ont pas pu voter. Selon la COD, sur une population totale de 3,9 millions

9 Voir http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20131108144035/mauritanie-nouakchott-jemil-ould-mansour-ceni-mauritanie-debut-de-la-campagne-pour-les-elections-legislatives-et-municipales-en-mauritanie.html.

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d’habitants, seulement 2,7 millions ont été recensés (moins de 70%) et l’ARSTP a produit 1,9 millions de cartes nationales d’identité (49%), dont 1,2 millions ont été distribuées (31%). Quel pourcentage du corps électoral représentent ces 1,2 millions d’inscrits au RAVEL ? Officiellement, le pouvoir avance la proportion de 70%. Autre anomalie relevée par la COD, bien qu’ayant retiré leur carte d’identité, 350 000 personnes n’ont pas pu s’inscrire au RAVEL en raison des erreurs sur leurs documents10.

De son côté, Cheikh Sid Ahmed Babamine a dénoncé en octobre une directive douteuse de la CENI, selon laquelle les agents chargés de la délivrance de cartes d’électeurs peuvent enregistrer n’importe quel citoyen détenteur de la nouvelle carte d’identité biométrique. Cette directive illégale a conduit des candidats en déficit de popularité à recruter et transporter des personnes dans des petites communes où elles devront voter pour eux, en échange d’argent. Le cas de la commune de Tichitt (Tagant), est exemplaire car des centaines de personnes y ont débarqué pour être enregistrées comme ressortissantes des lieux (CRIDEM du 29 octobre 2013).

Une autre irrégularité d’importance concerne les bulletins de vote. En effet, à la fin octobre, l’entreprise Smith & Ouzman, qui a imprimé les bulletins pour les élections mauritaniennes de mars 2007, a été mise en examen par le Serious Fraud Office britannique. Quatre citoyens britanniques ont été accusés de corruption pour avoir obtenu des marchés d’impression de votes en Mauritanie, en Somalie, au Kenya et au Ghana. Or la CENI a commandé à nouveau dix millions de bulletins pour les élections du 24 novembre et du 7 décembre de l’année en cours. La réserve émise par la Commission de contrôle des marchés publics a été balayée rapidement par la CENI (RFI, CRIDEM du 4 et du 21 octobre11). La COD a dénoncé cette irrégularité et exige une enquête officielle en mettant également en question le rôle de cette entreprise dans la fraude électorale dénoncée lors des élections de 200712. D’autres irrégularités ont été dénoncées lors du second tour ; cependant, elles ne semblent pas associées à une volonté de fausser les élections, mais plutôt à des incompétences réelles du CENI.

Photo 9 : Abdellahi Ould Soueid Ahmed, directeur du CENI, Nouakchott, novembre 2013

(Archives du CRIDEM).

Les observateurs internationaux

La présidente de la Commission de l’Union africaine, Nkosazana Dlamini-Zuma, a proposé à l’ancien Premier ministre algérien, Ahmed Ouyahia, de conduire la mission africaine de supervision des élections législatives en Mauritanie. D’autre part, un groupe de 32 observateurs de l’Union africaine est arrivé à Nouakchott le 17 novembre. L’Union européenne 10 Voir http://www.lecalame.info/actualites/item/1441-la-cod-a-t-elle-déjà-entamé-son-boycott-actif-? 11 Voir http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649045. 12 Voir l’article de RFI http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649422.

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n’a pas envoyé d’observateurs, officiellement à cause du retard des élections et du manque de préparation (CRIDEM du 17 et du 18 novembre).

Les observateurs de l’UA, conduits par Ahmed Ouyahya, ont considéré que les élections se sont déroulées de manière satisfaisante et ont « félicité la CENI pour le travail remarquable qu’elle a accompli dans le cadre de sa responsabilité exclusive sur le processus électoral. » Dans la déclaration préliminaire des observateurs de l’UA, il est écrit : « en dépit de quelques insuffisances relevées et partant des constats de ses équipes d’observateurs, la mission d’observation électorale de l’UA conclut que les conditions réunies pour la tenue de ces élections législatives et municipales marquent des progrès notables réalisés par les autorités mauritaniennes et une partie de la classe politique sur la voie du renforcement de la transparence du système électoral en Mauritanie. » (CRIDEM du 26 novembre).

Après le second tour du 21 décembre, le représentant de l’Union européenne en Mauritanie a déclaré qu’il aurait été souhaitable que les élections aient été plus inclusives, avec la participation de tous les partis politiques, il a constaté également des défaillances techniques et organisationnelles, mais a souligné qu’elles se sont tenues dans le calme. L’Union africaine juge le scrutin globalement satisfaisant (CRIDEM du 24 et du 26 décembre).

Photo 10 : Le Président ould Abdel Aziz et l’ambassadeur Besancenot,

Nouakchott, le 4 novembre (AMI, Archives du CRIDEM)

De son côté, l’ambassadeur de France en Mauritanie, Hervé Besancenot, s’est impliqué directement dans la campagne électorale, recevant les dirigeants des principaux partis en lice, ainsi que le président du mouvement IRA, Biram ould Abeid. Dans un entretien au journal Alakhbar, l’ambassadeur a affirmé que l’UE sera représentée par deux experts, une Française et un Belge, spécialistes des élections, qui feront un rapport interne à l’issue du processus (CRIDEM du 6 novembre13). En Mauritanie, on considère que les activités politiques de l’ambassadeur français relèvent d’une intermédiation entre les partis politiques d’opposition et le pouvoir. Ainsi, Ahmed ould Cheikh, directeur du journal indépendant Le Calame du 5 novembre14 affirme ne pas bien comprendre le sens des entretiens accordés par Monsieur Besancenot aux dirigeants tels Jemil Mansour, Mohamed ould Mouloud et Ahmed ould Daddah ; et il écrit : « L’ambassadeur cherche-t-il à rapprocher les points de vue, obtenir un consensus pour des élections apaisées, un nouvel agenda ? On n’en sait pas grand-chose, pour le moment, sinon qu’en ces contrées lointaines, l’ambassadeur de France ne court jamais pour rien. Saura-t-il persuader les parties, au point d’amener le pouvoir, à tout remettre en cause, et l’opposition, à participer à un processus d’où elle était à mille lieues ? Dans l’affirmative, le

13 Voir http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649618. 14 Voir http://lecalame.info/editorial/item/1497-france-éternelle.

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prestige de la France en sera, incontestablement, rehaussé. Dans le cas contraire, elle aura, au moins, donné l’impression de ne pas être restée les bras croisés, face à la crise politique. Une impression, rien de plus, comme une politesse de façade : tout le monde sait très bien que le pouvoir mauritanien plierait vite, si l’ex-puissance coloniale faisait réellement pression sur lui. Même après plus de cinquante ans de décolonisation officielle, la France reste la France, en Mauritanie comme en bien d’autres pays d’Afrique… » (Le Calame du 5 novembre). Précisons que le 4 novembre, le président ould Abdel Aziz a reçu l’ambassadeur de France, mais la teneur de l’entretien n’a pas été évoquée à la presse (CRIDEM du 4 novembre).

Résultats des élections législatives et municipales du 23 novembre et du 21 décembre

Le premier tour des élections législatives s’est tenu le 23 novembre et le second tour devait se tenir le 7 décembre, mais il fut finalement reporté au 21 décembre pour des problèmes d’organisation. Comme on pouvait s’y attendre l’UPR a remporté la plus grande partie des sièges à l’Assemblée nationale et dans les Mairies du pays, et le parti islamiste Tawassul est devenu la seconde force politique en Mauritanie. Les résultats du premier tour ont donné 37,1% pour le parti au pouvoir, 22% à Tawassul, 7,96% à l’Alliance populaire progressiste, 6,35% au Sursaut de la jeunesse, et 6% à El Wiam. Cette tendance générale s’est confirmée lors du second tour du 21 décembre. L’UPR a remporté 50,34% des voix, suivi par Tawassul (10,88%), El Wiam (6,12%), et APP (4,08%) (CRIDEM du 23 décembre).

L’UPR a ainsi obtenu 74 sièges de députés sur un total de 144 sièges ; cependant, si l’on ajoute les partis de la coalition au pouvoir on arrive à 108 sièges pour cette mouvance conservatrice. D’autres petits partis ont obtenu 37 sièges, dont 16 pour Tawassul. En effet, le parti Tawassul a obtenu 12 députés au premier tour et quatre autres au second tour. Le Parti pour l’entente démocratique et sociale, El Wiam, de Bodiel ould Houmeid a obtenu 10 sièges, dont plusieurs dignitaires du régime de Ould Sid’Ahmed Taya. La formation dirigée par Messaoud ould Boulkheyr, l’Alliance populaire progressiste (APP) est la grande perdante de ces élections, avec seulement 7 députés élus. Le parti Alliance pour la justice et la démocratie (AJD), de Sarr Ibrahima, a obtenu 4 députés et devient, de ce fait, le représentant de la mouvance des Noirs mauritaniens au parlement (CRIDEM du 30 décembre).

Les résultats des élections municipales suivent cette tendance. L’UPR a gagné 154 communes sur les 218 communes du pays. Tawassul a obtenu 18 communes. Plusieurs villes sont passées dans le camp de cette nouvelle opposition (Rosso, Guérou, Kankjossa, Tintane, Kobenni et Néma), alors que Nouakchott a basculé dans le camp de l’UPR. Des résultats qui font penser, comme le note Ahmed ould Cheikh, à un certain affranchissement des grands électeurs de l’Est du pays (sharg), chefs tribaux et autres notables, de leur loyauté permanente vis-à-vis du pouvoir en place (Le Calame du 24 décembre).

Selon la CENI, le taux de participation a été de 75% pour le premier tour et de 72% pour le second tour ; moins d’un million d’électeurs étaient appelés à voter au second tour, contre 1,2 million au premier tour. Il est également avancé que 25% des élus sont des femmes, suivant une ordonnance datant de 2006 et qui exige la présence de 20% de femmes dans les élections.

Des graves irrégularités ont été cependant dénoncées dans le second tour des élections par Jemil ould Mansour, dirigeant du parti Tawassul. Il a déclaré également que « ces élections n’apporteront aucune solution à la crise politique en Mauritanie », et il a lancé un appel à « un dialogue urgent pour résoudre cette crise qui dure depuis le coup d’État de 2008. » (CRIDEM du 23 décembre). En outre, ould Mansour a critiqué le boycott du COD, estimant que la population ne comprend pas ce mot d’ordre et qu’elle a plutôt besoin d’une alternative au parti au pouvoir. Loin de prôner une position radicale, il se veut réformiste, se dit attaché à la justice sociale et dénonce « la dictature dissimulée derrière une vitrine démocratique » du président Aziz. Il faut préciser que Jemil ould Mansour a été incarcéré plusieurs fois sous le régime de Taya, qui l’a même contraint à s’exiler en Belgique une année, et ce n’est qu’en 2007 que son parti fut reconnu officiellement. Enfin, malgré les accusations de financements occultes en provenance

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du Golfe, et malgré ses liens avec les partis islamistes de Tunis et d’Égypte, ould Mansour revendique une stricte indépendance (Jeune Afrique, NoorInfo du 31 décembre).

Ahmed ould Daddah, président de la coalition d’opposition COD, a exprimé, encore une fois, son rejet des élections qui auraient été, d’après lui, « une vaste mascarade qui enfonce le pays dans la crise politique ». Cependant, cette position — proche du déni de réalité — ne pèsera certainement pas dans la réorganisation actuelle de l’échiquier politique en vue des préparatifs des élections présidentielles prévues en juin 2014.

La question de l’esclavage et l’interdiction du parti RAG

La question de la permanence des relations serviles, impliquant divers niveaux de dépendance personnelle, englobée sous le terme d’esclavage, reste à l’ordre du jour en Mauritanie. Cela d’autant plus qu’un rapport récent de la fondation australienne Walk Free a classé la Mauritanie au premier rang des pays où persistent des formes modernes d’esclavage15. Le mouvement Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), qui déploie un grand activisme sur la scène internationale, a publié un document analysant ce rapport international qui considère un total de 162 pays pratiquant l’esclavage moderne, les mariages de mineurs et le trafic de personnes. Après la Mauritanie sont cités : Haïti, le Pakistan, l’Inde, le Népal, la Moldavie, le Bénin, la Côte d’Ivoire et le Gabon. L’agence australienne recommande au gouvernement mauritanien une étude détaillée et chiffrée sur la prévalence des formes d’esclavage dans le but de les éradiquer ; et demande également de faciliter l’accès à la justice des victimes de l’esclavage, permettant aux ONG de les assister.

Ce n’est pas la première fois qu’une institution internationale constate la persistance des formes extrêmes de dépendance en Mauritanie. Loin de là, celles-ci sont dénoncées depuis les années 1980 par Amnesty international et par la Commission des droits humains de l’ONU, mais aussi par des mouvements nationaux, dont El Hor, fondé à la fin des années 1970, et SOS-Esclaves. Cependant, l’émergence du mouvement IRA, en 2008, a changé la donne car son président, Biram ould Dah Abeid, a relancé avec force, et de manière provocatrice, l’exigence de l’éradication des pratiques serviles dans le pays, déjà interdite par la Loi anti esclavagiste de 1981, et confirmée par la Loi criminalisant l’esclavage promulguée en 2007 (Loi n° 2007-048). La conjoncture politique de l’après Taya, relativement ouverte à la contestation, a compté pour beaucoup dans l’essor de ce nouvel mouvement de défense des groupes serviles. Le discours de Biram ould Dah, bien plus provocateur et agressif que celui des dirigeants précédents, est également pour beaucoup dans l’adhésion des jeunes citadins aux revendications d’égalité sociale. Biram a également la particularité de déployer un activisme important à l’international, ce qui lui a valu des reconnaissances importantes, dont le prix des droits de l’homme de l’ONU, reçu le 10 décembre 2013 (RFI du 27 décembre).

Le mouvement de l’IRA fut fondé en 2008, mais il ne dispose toujours pas d’une reconnaissance officielle. En effet, le dossier de demande officielle a été déposé au ministère de l’Intérieur le 15 juin 2010, et au Direction des affaires politiques et libertés publiques le 17 juin 2010 ; mais depuis lors, la procédure a été paralysée (RFI, le 27 décembre 2013). Sur cette question délicate, l’État mauritanien maintien une position paradoxale et ambivalente ; en effet, d’une part, il reconnaît l’esclavage et légifère pour sa disparition et, d’autre part, il bloque les demandes d’application de la loi 048 du 3 septembre 2007, et poursuit le mouvement IRA — dont plusieurs membres ont été détenus aux mois de mai et d’août selon un rapport d’Amnesty International, qui dénonce également les tortures subies par une soixantaine de détenus, dont onze enfants16.

La reconnaissance officielle de l’esclavage est par ailleurs remise en question par les discours du président ould Abdel Aziz, qui déclarait en août 2012, dans la Rencontre avec le

15 Voir http://www.noorinfo.com/Esclavage-moderne-30-millions-d-esclaves-au-monde-et-la-Mauritanie-championne-toutes-categories_a10972.html. Voir le Rapport de Walk Free : http://www.globalslaveryindex.org. 16 Voir http://www.amnesty.org/fr/region/mauritania.

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peuple tenue à Atar, qu’il n’existe plus d’esclavage mais seulement des séquelles que sont la pauvreté et l’ignorance. Reprenant même une idée courante des Bidân du pays : « n’est esclave que celui qui veut l’être ». Cependant, comme je le notais dans la Chronique politique de juillet, le gouvernement a créé, en avril 2013, une instance nationale chargée de s’occuper de la question de l’esclavage, l’Agence nationale pour la lutte contre les séquelles de l’esclavage, l’insertion et la lutte contre la pauvreté. Une instance dénoncée par les dirigeants anti-esclavagistes car elle a été créée sans concertation avec les associations de défense des droits des hrâtîn, et elle est présidée par Hamdi ould Mhjoub, un bidânî, ancien ministre de Communication. Cela étant, le gouvernement favorise la diffusion de la loi criminalisant l’esclavage de 2007 ; ainsi, les 21-22 septembre l’ONG Association de coopération et de recherches pour le développement, en partenariat avec le Fonds des nations unies pour la démocratie, a organisé deux tables rondes sur la loi d’abolition de l’esclavage à Aïoun, chef-lieu du Hodh el-Gharbi17. Participaient à ces réunions des représentants de la société civile, de la presse, des dirigeants de la communauté hrâtîn, ainsi que des autorités locales et religieuses. Le coordonateur régional de SOS-esclaves, Lemrabott ould Ali Bourou, a déclaré que la teneur de la loi était correcte, mais qu’il manquait l’application des textes et la mise en examen des personnes dénoncées pour leurs pratiques esclavagistes. L’ouléma Sid’Ahmed ould Hamadi a souligné que l’esclavage est prohibé par l’islam et a invité également les citoyens à dénoncer les pratiques esclavagistes (Le Calame du 25 septembre 2013). Signalons enfin qu’un Tribunal spécial pour juger les crimes d’esclavage a été crée le 31 décembre par décision du Conseil supérieur de la magistrature, présidé par le président Aziz.

Aussi, on peut dire que dans les faits, le régime n’est pas complètement sourd aux demandes sociales d’éradication des pratiques de servilité extrême, mais qu’il entend contrôler le processus de changement social. C’est probablement pour cette raison qu’il a décidé d’interdire le parti politique créé à partir du mouvement anti-esclavagiste IRA.

En effet, l’interdiction du parti RAG, présidé par Ahmed Labeïd, est intervenue le 4 août ; la direction générale des élections et des libertés publiques a considéré que « les documents contenus dans [le] dossier de demande de reconnaissance d’un parti politique ne répondent pas aux dispositions de l’article 06 de l’ordonnance 91-024 du 25 juillet 1994 relative aux partis politiques modifiée par la loi 91.014 du 12 juillet 1994. » Le dit article dispose : « aucun parti ou groupement politique ne peut s’identifier à une race, à une ethnie, à une région, à une tribu, à un sexe ou a une confrérie. » En Mauritanie, comme ailleurs dans les pays qui disposent d’une constitution moderne, les partis politiques ne peuvent pas s’identifier à un groupe restreint de la société. Pourtant, dans la pratique, on peut constater que des partis religieux et ceux défenseurs de la cause des Noirs existent bel et bien dans le pays ; citons ici le parti islamiste Tawassul ; et les partis qui défendent la cause des Noirs, l’Alliance pour la justice et la démocratique (AJD, présidé par Ibrahima Moctar Sarr, et le Parti pour la liberté, l’égalité et la démocratie (PLEJ), dont le premier participe aux élections et le second les boycotte.

Dans ce cadre, l’interdiction du parti RAG, qui met la défense des « esclaves » — qu’il faudrait plutôt appeler groupes serviles — au cœur de son programme politique, revendiquant en même temps la défense des « Négro-africains de Mauritanie », semble correspondre à la crainte du régime de voir se concrétiser un mouvement social d’envergure, réunissant les « Noirs mauritaniens », dont les actions politiques seraient légales. Cette polarisation de l’ordre politique, en fonction de ce qui est conçu comme l’appartenance de « race », n’est pas nouvelle au pays. Le mouvement des Forces de libération des Africains de Mauritanie (FLAM), a posé la question de la lutte « raciale » entre Noirs et « Beidan »/Blancs depuis 1986. Le régime de Taya a réprimé de manière barbare ce mouvement et, comme on le rappelait dans la Chronique de juillet, de centaines de Noirs ont été tués, et de milliers parmi eux ont été expulsés au Sénégal et au Mali entre 1989 et 1992 [Voir l’article de Marion Fresia, dans cette Chronique]. Cela étant, le mouvement IRA/RAG est distinct. Il canalise les revendications égalitaires des groupes

17 Voir http://www.cridem.org/C_Info.php?article=647980; voir aussi http://www.cridem.org/C_Info.php?article=646917.

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serviles, englobés dans le terme « hrâtîn », et, de ce point de vue, il concerne au premier chef des demandes d’égalité statutaire de ces derniers.

Certes, les groupes serviles de la société bidân (arabophone) ont des origines africaines, mais ce qui est en jeu c’est avant tout leur statut social de servilité qui, dans les sociétés sahélo-sahariennes, s’oppose au statut de liberté (Villasante, Groupes serviles au Sahara, 2000). On peut ainsi considérer que les groupes serviles sont discriminés en fonction de leur statut servile, et secondairement en relation avec leur « couleur de peau » noire. Deux remarques sur ce point.

(1) La couleur de la peau n’a pas un indicateur d’ethnicité ni de statut en Mauritanie. La communauté culturelle arabophone est le résultat d’un large métissage de populations locales africaines et berbères avec des populations arabes — même si la majorité des Bidân rejette l’idée de métissage et préfère revendiquer une origine arabe. Le rejet idéologique du métissage entre Bidân et Noirs s’observe actuellement dans le fait que les enfants ne sont intégrés que rarement à la famille du père ou de la mère, alors que leur nombre devient de plus en plus important du point de vue démographique. Aichetou Camara, présidente de l’association SOS-Exclus, dénonce la discrimination dont les métis sont l’objet et qui va jusqu’au blocage des promotions de travail et leur exclusion de la fonction publique (Le Calame du 9 octobre). Cette réalité sociale contemporaine, qui ira certainement en s’accentuant, nécessite des études approfondies pas encore entamées.

En dehors des mariages inter ethniques, les mariages entre hommes libres et femmes issues des groupes serviles, assez courants, impliquent que les enfants ont le teint foncé mais un statut de liberté hérité du père. Ils sont ainsi mieux intégrés dans les familles paternelles et souffrent moins de leurs origines maternelles serviles. Ainsi, les arabophones Bidân sont distingués non pas en fonction de leur « couleur », mais en fonction de leur statut qui, par ailleurs, peut se transformer dans le temps par le biais des facteurs modernes d’éducation et de richesse. Cela veut dire que des personnes ayant le « teint foncé » peuvent avoir un statut libre et noble, et que des personnes issues des groupes serviles peuvent rompre les liens de dépendance vis-à-vis de leurs maîtres/patrons et devenir complètement autonomes. Il existe donc de paliers de dépendance et non pas une appartenance monolithique et inchangée au statut servile. C’est pourquoi l’emploi des termes « esclave/s » et « esclavagiste/s », utilisés par le mouvement IRA/RAG, se prêtent à confusion. Ainsi, les relations de dépendance sont fort complexes et ne se réduisent pas à une opposition simpliste entre « bidân/esclavagistes » et « esclaves » ; vision réductrice et potentiellement dangereuse en politique. Les groupes serviles et les groupes de métier, aussi marginalisés, existent également chez les communautés noires du pays, et chez eux la « couleur » ne joue aucun rôle dans la distinction statutaire. Bref, la complexité statutaire et ethnique de la société mauritanienne rend difficile toute tentative de simplification opposant des « Blancs » (bidân) aux Noirs (groupes serviles hrâtîn inclus)18.

(2) La création d’un État indépendant en 1960, au sein duquel les colonisateurs ont privilégié les arabophones au détriment des communautés africaines halpular’en, soninké et wolof, a favorisé l’émergence d’une lutte de classements ethniques entre les Bidân/arabophones et les Noirs. Ces luttes ethniques ont renforcé le racisme ordinaire entre les deux communautés qui, par ailleurs, avait été construit en termes pseudo-scientifiques, racialistes comme le dit

18 Cette réalité est souvent difficile à comprendre pour les étrangers. Ainsi par exemple, Mireille Fanon, fille de Frantz Fanon, et présidente de la Fondation Fanon, déclarait au Calame du 20 novembre que, lors de sa visite à Nouakchott, elle avait constaté que l’esclavage n’était pas une préoccupation essentielle des gens, et que le racisme n’était pas un problème majeur. Pour fonder ces affirmations, elle s’appuyait sur ses « observations » relevées dans les rues, où elle ne voyait pas de différences entre les « ethnies ». Madame Fanon était en effet incapable de « voir » que les distances hiérarchiques et ethniques n’étaient pas aussi visibles en Mauritanie que ce à quoi elle s’attendait en suivant le « sens commun » européen. Mais le pire est sa vision pour le moins légère sur les problèmes d’une société qu’elle méconnaît. En Mauritanie, les problèmes raciaux ne sont pas des « épiphénomènes » comme elle le pense, il y a racisme ordinaire, racisme d’État, et prépondérance des relations hiérarchiques et serviles. Voir l’entretien : http://www.lecalame.info/interviews/item/1585-mireille-fanon-mendes-france-‘’je-me-représentais-la-mauritanie-comme-un-pays-où-sévit-l’esclavage-moderne-et-j’avoue-qu’après-avoir-posé-des-questions-à-droite-et-à-gauche-j’ai-constaté-que-ce-n’est-pas-la-préoccupation-essentielle-des-gens.

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Todorov19, par les colonisateurs qui classaient les sujets colonisés en Afrique selon leurs « races », elles-mêmes hiérarchisées. Or, le racisme est un comportement ancien et d’extension probablement universelle, fait de haine ou de mépris vis-à-vis de personnes qui ont de caractéristiques définies différentes des nôtres. Alors que le racialisme est une idéologie née en Europe occidentale qui considère l’existence de « races » distinctes parmi les humains, qui doivent rester séparées, et qui postule aussi une continuité entre les attributs physiques et les valeurs morales des « races ». Les différences physiques détermineraient ainsi les différences culturelles. Or, les biologistes ont montré l’unicité de l’espèce humaine et l’inexistence des races, ce qui n’a pas fait disparaître ni le racisme ni le racialisme (Todorov 1989 : 134 et sqq.).

En Mauritanie, on observe l’existence d’un racisme ordinaire qui oppose les arabophones aux Noirs, et qui a été constaté dans les pays arabes en général20 et au Maroc voisin en particulier21, en relation étroite avec l’ancien statut de servilité des Africains. Ce racisme statutaire, qui concerne autant les bidân [au sens statutaire de personne libre] que les hrâtîn, coexiste avec une discrimination ordinaire des personnes libres vis-à-vis des groupes serviles et des groupes de métier (artisans, pêcheurs, musiciens), c’est-à-dire les groupes dominés ou subalternes. Accepter et étudier de manière distancée ce fait impliquerai un pas en avant pour l’éradication de ces pratiques d’ancien régime dans un pays qui veut se moderniser socialement et politiquement.

La composition interne de l’État mauritanien post colonial a favorisé également l’émergence d’un racisme d’État à l’encontre des communautés noires du pays et qui s’est déployé de manière hautement répressive au cours du régime de Maaouya ould Sid’Ahmed Taya. Or le gouvernement actuel est en train de rééditer ces comportements honteux pour un pays qui se dit démocratique. C’est pourquoi les mouvements de défense des droits des groupes serviles et de défense de l’égalité ethnique sont devenus des acteurs importants de la scène politique. Les liens entre les deux mouvements sont encore mouvants, mais si auparavant ils étaient séparés, on observe qu’après 2005 ceux qui revendiquent les droits des « hrâtîn » et ceux qui défendent les droits des Noirs se sont rapprochés en évoquant une situation commune de domination (incluant les groupes de métier, forgerons, pêcheurs et musiciens), plus qu’une commune appartenance à la « race noire ». Cela étant, les relations entre ces mouvements peuvent être aussi mauvaises. Ainsi par exemple, l’IRA et TPMN se soutiennent mutuellement, alors que l’IRA et les FLAM ont pris leurs distances publiquement.

Le retour des FLAM sur la scène politique date de juillet 2013, lorsque le vice-président Ibrahima Mifo Sow est rentré à Nouakchott pour préparer la venue du président Samba Thiam, en septembre, après 23 ans d’exil. La tâche est lourde car il s’agit de reconstruire l’image politique d’un mouvement qui avait été classé et perçu comme extrémiste, voire terroriste, en raison de ses discours violents contre le « régime raciste beïdane » exposés dans son « Manifeste du négro-mauritanien opprimé », diffusé en 198622. Nombreux sont ceux qui en Mauritanie les rendent responsables de la répression aveugle du régime de Taya contre les Noirs. Le nouveau discours des FLAM, avec lequel ils espèrent fonder un parti politique, revendique l’unité des Mauritaniens, l’égalité, la démocratie et la justice sociale. Samba Thiam a reçu le soutien des partis PLEJ et Arc en ciel, il a proposé la création des régions autonomes dans le sud de la Mauritanie, et il a dénoncé l’interdiction du parti RAG. Malgré cela, Biram ould Abeid, président de l’IRA, a accusé les FLAM et ses dirigeants d’être proches du gouvernement du président Aziz et de son système esclavagiste. Samba Thiam a déclaré ne pas comprendre cette « sortie haineuse » et il a accusé à son tour Biram d’avoir été membre du parti de Taya, le PRDS (Le Calame du 24 juillet, CRIDEM du 26 juillet).

19 Tzvetan Todorov, Nous et les autres, Paris, 1989. 20 Voir Bernard Lewis, Race et couleur en pays d’islam (1971) 1982 ; Race et esclavage au Proche-orient (1990) 1993. 21 Voir Mohammed Ennaji, Soldats, domestiques et concubines. L’esclavage au Maroc au XIXe siècle, 1997. Voir aussi Le sujet et le mamelouk. Esclavage, pouvoir et religion dans le monde arabe, 2007. 22 Voir Villasante, La Négritude : une forme de racisme héritée de la colonisation française ? Réflexions sur l’idéologie négro-africaine en Mauritanie, in Marc Ferro (dir.), Le Livre Noir des colonisations, 2003 : 726-761.

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Samba Thiam, président des FLAM, Nouakchott, 2013 (Archives Le Calame)

Les violations des droits humains et la situation des refugiés du Mali

En octobre dernier, les Nations unies se sont déclarées préoccupées par la situation des droits civiques et politiques en Mauritanie. En effet, les 21 et 22 octobre a eu lieu à Genève l’examen du premier Rapport de la Mauritanie sur l’application du Pacte international relatif aux droits civiques et politiques, signé en 2006. En partenariat avec le Centre pour les droits civils et politiques, plusieurs associations civiles (AMANE, COVIRE, MRG, AFCF) ont évoqué les questions de discrimination raciale et la persistance de l’esclavage malgré les législations existantes. Ont été également évoqués les violences contre les femmes, les viols et les mariages précoces. Dans le cadre étatique, le rapport dénonce le maintien de l’impunité des actes de torture dans les prisons. Aminétou Ely (AFCF) a jugé indispensable d’engager le pays sur la voie de la justice transitionnelle pour renforcer la cohésion nationale et consolider l’État de droit. Le rapport final, qui fut discuté avec les autorités nationales, fut présenté le 31 octobre23 (Le Calame du 30 octobre 2023).

Lemine Mangane (Archives Alakhbar, CRIDEM)

23 Voir http://www.lecalame.info/actualites/item/1470-les-nations-unies-préoccupées-par-la-situation-des-droits-civils-et-politiques-en-mauritanie.

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Le journal Alakhbar a dénoncé ce qu’il appelé les « crimes insolubles de l’ère d’Aziz ». Il est ainsi question des faits suivants :

1- La mort de 9 personnes au cours des crashs de 5 avions militaires (sur un total de 12) entre 2010 et 2013. Les pertes seraient dues au mauvais état des appareils usagés payés à des prix forts dans le cadre de marchés corrompus.

2- L’immolation par le feu d’un homme devant la présidence de la république pour des impayés que le gouvernement refusait d’honorer, le 17 janvier 2011.

3- La mort du jeune Lemine Mangane, élève de Maghama, tué par balle par un gendarme au cours d’une manifestation contre le recensement organisé par le mouvement Touche pas ma nationalité, le 27 septembre 2011. Aucune enquête n’a été menée et le crime reste impuni.

4- La mort du jeune Abderrahmane ould Bezeid, instituteur suspendu de ses fonctions, et qui se serait immolé devant la présidence de la république selon la version officielle, en protestation de son renvoi ; alors que sa famille avance qu’il a été abattu par un gendarme. Aucune enquête n’a été menée et le crime reste impuni.

5- La mort de Cheikh ould Rajel ould Maali, par asphyxie due à des gaz lacrymogène, lors d’une manifestation de l’IRA à Nouakchott.

6- La mort de Mohamed ould Mechdoufi, un ouvrier de la MCM, mort le 15 juillet 2012 sous la torture infligée par des gendarmes qui réprimaient une grève de travailleurs.

Le journal Alakhbar avance que les accidents des avions sont de la seule responsabilité des pilotes. Les familles des morts de ould Bezeid, de ould Rajel et de ould Mechdoufi ont subi des pressions tribales pour ne pas porter plainte (Alakhbar du 29 mai, et Noorinfo du 5 juin et du 26 septembre 2013).

Manifestation de l’IRA à Boutilimit, septembre 2013 (Archives du CRIDEM)

Le dernier rapport d’Amnesty international fait état de détentions arbitraires de militants de l’IRA détenus en mai et en août ; ainsi que des tortures infligées à une soixantaine de détenus, dont 11 enfants ; du reste, 14 personnes restent disparues depuis mai 2011 des prisons de Nouakchott. Les tortures sont en effet ordinaires dans le pays24. Ainsi par exemple, en octobre de l’année dernière, on a appris que Hacen ould Hadih, détenu à la prison de Dar Naim, a été tué par son bourreau, le sous-lieutenant Daha ould Hadhrami. Celui-ci a déclaré à Radio

24 Voir http://www.amnesty.org/fr/for-media/press-releases/men-women-and-children-tortured-confess-crimes-mauritania-2013-06-26.

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Nouakchott qu’il avait reçu l’ordre du commandant Chamekh de torturer plusieurs prisonniers « car ils ne peuvent pas être maîtrisés autrement. » Il affirma ne pas savoir les motifs de la torture infligée à ould Hadih, et demanda pardon à sa famille et au peuple mauritanien ; précisant que la torture est monnaie courante à Dar Naim, et qu’il avait refusé de signer son procès verbal car on avait effacé la partie où il affirmait avoir reçu des ordres directs pour torturer les prisonniers (ANI, CRIDEM du 5 octobre 2012).

Le cas d’une jeune femme de 18 ans, soumise aux formes extrêmes de dépendance, Nourah mint Hemeid, a été dénoncé par l’IRA au mois de septembre. Suite à une manifestation de militants de l’IRA à Boutilimit, six parmi eux ont été capturés et mis en prison (CRIDEM du 30 septembre).

Le 28 novembre, jour de la fête nationale, est aussi la date de l’exécution de 28 militaires Noirs par le régime de Taya en 1990. Le Collectif des victimes civiles et militaires (COVICIM) commémorent cette année le 23ème anniversaire de cette tragédie, et demandent, encore une fois, qu’une enquête soit menée pour que les bourreaux soient jugés. Le collectif exige également, avec le soutien du parti AJD/MR d’Ibrahima Moctar Sall, l’abrogation de la loi d’amnistie de 1993 ; en février, Sall avait conduit une délégation avec une requête officielle remise au député Kane Hamidou Baba, président du MPR, qui devait la présenter au parlement. Le 6 novembre, les membres du collectif COVICIM, notamment les orphelins et les veuves des militaires exécutés ont transmis leurs doléances au président, dont la mise en œuvre de la décision du ministère des Affaires islamiques, du 12 juin 2011, de cartographier les sépultures des morts pendant les évènements sanglants de 1989-199025. Cette année, le Collectif des victimes de la répression (COVIRE) a décidé de ne pas effectuer le pèlerinage à Inal et de le remplacer par un meeting à El Mina. Dans la conférence de presse donnée le 27 novembre, Kane Mohamed El Hussein, président du COVIRE, a annoncé qu’ils vont replacer la commémoration dans le cadre de la question non réglée du passif humanitaire et de la discrimination raciale, en demandant au gouvernement de tenir leurs engagements vis-à-vis les devoirs de vérité, de justice, de réparation et de mémoire (Babacar Baye, CRIDEM du 28 novembre).

Les violations des droits humains anciennes et actuelles ne sont pas du tout évoquées par la Commission nationale des droits de l’homme de Mauritanie qui maintient un discours éloigné de la réalité. Lors du dernier congrès de l’Association Francophone des Commissions nationales des droits de l’Homme qui s'est tenu à Paris du 7 au 9 novembre 2013, Mme Irabiha Abdel Wedoud, présidente de la Commission nationale des droits de l’Homme a manié la langue de bois habituelle. Elle a ainsi déclaré : « la Mauritanie, trait d’union entre l’Afrique noire et le Maghreb, terre d’hospitalité et de partage, s’est distinguée par une volonté politique forte de promouvoir et de protéger les libertés fondamentales et la primauté de l’Etat de droit par une série de mesures efficientes dont le renforcement des capacités de la CNDH, le respect des fondamentaux de droits de l’Homme, la lutte contre les discriminations et les séquelles de l’esclavage, la promotion de la femme. » (CRIDEM du 11 novembre26).

La situation des réfugiés du camp de M’Bera

La situation des refugiés dans le camp de M’Bera est dramatique depuis le mois de septembre. En effet, suite à des pillages de 15,5 tonnes de vivres et à des heurts avec le personnel du Haut commissariat des refugiés (HCR), celui-ci avait décidé de partir et de laisser le camp à deux ONG, Médecins sans frontières et Solidarité internationale. Le HCR a suspendu le statut de refugiés aux candidats et a supprimé la distribution de l’aide alimentaire et toutes les activités dont il s’occupait (programme d’assainissement, activités génératrices de revenus). La situation humanitaire a été très difficile pendant la période d’hivernage, et reste préoccupante jusqu’à présent. Le président de la commission technique du camp de refugiés, Mohamed Ag Malha, considère que s’il est vrai qu’environ 500 personnes sont rentrées au Mali après les

25 Voir http://www.lecalame.info/actualites/item/1249-pendaisons-des-militaires-négro-mauritaniens-du-28-novembre-90-les-orphelins-préparent-le-23ème-anniversaire. 26 Voir http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649565.

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élections présidentielles, en réalité les conditions sécuritaire ne sont pas encore réunies pour leur retour définitif. D’autre part, il a déclaré que le personnel du HCR envoyé à M’Bera n’était pas compétent car il n’arrive pas à trouver un terrain d’entente avec les refugiés, et ne savait pas adapter les protocoles du HCR à la situation particulière de M’Bera. Il demandait donc qu’on envoie une autre équipe dans les meilleurs délais car la situation empirait chaque jour (Info Sud, pour Noorinfo du 20 septembre27).

Camp de réfugiés de M’bera, Hodh Chargui (Archives du CRIDEM)

Le 25 septembre, le HCR et le Programme alimentaire mondiale (PAM) sont revenus à M’bera après avoir obtenu des autorités un renforcement de la sécurité du camp. Les agents ont décidé de renforcer la communication avec les communautés hôtes et les réfugiés afin d’éviter des tensions futures. Selon la représentante du HCR en Mauritanie, Ann Maymann, l’essentiel des activités humanitaires a continué pendant les trois semaines qu’a duré leur éloignement et elle comptait reprendre toutes ses activités progressivement (CRIDEM du 27 septembre28).

L’organisation des sociétés civiles de l’Azawad (OSCA), présidée par Abdoullahi Ag Mohamed El Mouloud, a publié un communiqué le 24 novembre29. Le collectif soutient la réconciliation nationale au Mali, dénonce le terrorisme et les activités de trafic dans le nord du pays, et demande la participation des chefs coutumiers dans le processus de paix en cours.

En ce qui concerne les refugiés déportés au Sénégal, il faut préciser que 7 445 personnes vivent toujours dans sept camps de la localité sénégalaise de Thiabakh (Richard Toll, Dagana). A la fin du mois d’octobre, a eut lieu une assemblée générale des refugiés pour discuter de leurs problèmes. Abdoul Birane Wane, membre du mouvement TPMN, a participé à cette réunion et a constaté la situation de grande pauvreté qui touche ces personnes (Noorinfo du 31 octobre). Le 9 octobre, le gouvernement du Sénégal et le HCR a distribué environ 15 000 cartes d’identité pour refugiés dans l’axe Saint Louis-Matam, dont 2 146 à des refugiés mauritaniens. Les responsables de cette opération ont déclaré qu’elle va continuer jusqu’à la fin de l’année pour soutenir les efforts de réinsertion des refugiés (CRIDEM du 9 octobre30). [Voir l’article de Fresia sur les réfugiés installés au Sénégal avant 2007]. 27 Voir http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649944. Voir aussi http://www.cridem.org/C_Info.php?article=634654. 28 Voir http://www.cridem.org/C_Info.php?article=647982. 29 Voir http://www.cridem.org/C_Info.php?article=650054. 30 Voir http://www.cridem.org/C_Info.php?article=635028.

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La situation du terrorisme au Nord du Mali : AQMI se replie ?

Au mois d’août, deux groupes terroristes, les Moulatahamounes de Moctar Belmoctar, alias Bellawar, et le MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihâd en Afrique de l’Ouest) ont décidé de s’unir sous la même bannière jihâdiste dénommée Mourabitunes [les Almoravides, murabitin, du XIe siècle]. Selon l’Agence Nouakchott information (ANI), une source bien informée considère que le chef serait un vétéran jihâdiste qui aurait combattu les Russes et les Américains en Afghanistan, mais il ne serait pas Algérien. La nouvelle organisation a menacé de s’en prendre aux intérêts de la France dans le monde. Le communiqué a salué également les déclarations des oulémas mauritaniens contre l’offensive française au Mali (Ely ould Moustapha, ANI du 22 août).

Notons que l’ANI et Sahara Média sont critiqués parce qu’ils reçoivent en premier les communiqués d’AQMI, devenant la seule source des médias internationaux et se prêtant, en même temps, au jeu des jihâdistes. Selon Jeune Afrique, l’ANI a été créée en 2007 par la société MAPECI, dont le propriétaire, Cheikhna ould Nenni, soutenait ould Taya. Après la chute de ce dernier, il a subi des pressions, mais cela n’est plus le cas car sa nièce est l’épouse du chef d’état-major de l’armée, Mohamed ould Ghazouani, et occupe le poste de conseillère auprès de l’ambassade de Mauritanie à Washington. Le directeur de MAPECI, Mohamed Mahmoud ould Aboulmaali, a commencé à enquêter après le 11 septembre 2001 sur les jihâdistes mauritaniens qui partaient vers le Nord du Mali et l’Algérie rejoindre le Groupe salafistes pour la prédication et le combat, et les a vu grandir. Il a reçu le premier communiqué d’AQMI en 2007 et en 2011 il a obtenu un entretien exclusif avec Mokhtar Belmokhtar à Gao. Le directeur de Sahara Média, s’est intéressé, lui aussi, très tôt aux jihâdistes et dispose d’un bon équipement dans ses bureaux de Dakar et de Casablanca, et un studio de télévision à Nouakchott. L’auteur d’une étude sur AQMI, Hacen ould Lebatt considère que ce groupe s’intéresse aux médias mauritaniens également parce que les écoles coraniques sont réputées d’excellent niveau, et les Mauritaniens recrutés par AQMI se voient confier des rôles de spécialistes en religion et experts en communication, ce sont eux qui rédigent les communiqués et contactent la presse mauritanienne (Jeune Afrique du 22 avril 2013).

En septembre, l’agence ANI a diffusé la nouvelle qu’après la mort de deux chefs des bataillons « Tarek » et « al-Vourghan », tués au cours de l’opération Serval, l’algérien Said Abou Moughatil et le mauritanien Abderrahmane alias Talha ont été désignés pour les remplacer. Ce dernier est l’un des premiers mauritaniens à avoir rejoint AQMI en 2006, et il faisait partie du groupe qui avait pour mission la ville de Tomboctou entre avril 2012 et janvier 2013 (Noorinfo du 23 septembre).

Membres du MNLA dans la région de Kidal (Archives CRIDEM)

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A la fin du mois de septembre, des combats ont repris entre les Touareg et l’armée malienne dans la région de Kidal. Or, les autorités mauritaniennes sont soupçonnées d’avoir poussé les groupes de l’Azawad à abandonner les négociations avec le gouvernement d’Ibrahim Boubacar Keita. Le président ould Abdel Aziz aurait agi de la sorte pour répondre au refus du président malien de déployer les troupes mauritaniennes à la frontière entre les deux pays (Alakhbar, Noorinfo du 29 septembre). A la fin octobre, des opérations militaires conjointes, maliennes et françaises, ont été déployées au Mali pour éviter la résurgence terroriste (Le Monde du 25 octobre). Dans ce contexte, les trois mouvements touareg (le Mouvement national de libération de l’Azawad, le Mouvement arabe de l’Azawad et le Haut Conseil pour l’Unité de l’Azawad), se sont réunis à Ouagadougou pour unifier leurs rangs. Pour Alghabass Ag Intalla (HCUA), Bilal Ag Acherif (MNLA), et Sidi Brahim ould Sidatt (MAA), il s’agit d’unifier leurs forces autour de revendications cohérentes, du même projet de société et d’une même vision politique. Pour rendre effective cette fusion et éviter des dissensions, les trois mouvements se sont donnés 45 jours pour sensibiliser leurs bases sur la nécessité de ce processus qui doit se concrétiser dans le cadre d’un congrès général et l’adoption d’un nouveau nom collectif. Le thème central de la discussion est celui du statut juridique de l’Azawad. Trois notables des Ifoghas, en déplacement au sud du Kidal pour préparer les réunions, ont été agressés par des soldats maliens ; les soldats de la MINUSMA qui les accompagnaient ne seraient pas intervenus mais ils ont averti la gendarmerie. Les soldats maliens, appartenant à une brigade formée récemment par l’Union européenne, ont été rappelés à Bamako (RFI, Noorinfo du 5 novembre).

Le 2 novembre a eut lieu l’enlèvement, puis l’assassinat des deux journalistes de Radio France International, Guislaine Dupont et Claude Verlon. Dans une déclaration à Sahara Médias, AQMI a revendiqué ces crimes « en réponse aux crimes quotidiens commis par la France contre les Maliens et à l’œuvre des forces africaines et internationales contre les musulmans de l’Azawad. » (AFP, Noorinfo du 8 novembre).

Selon RFI, le procureur général français, François Mollens, s’est exprimé devant la presse, le 13 novembre, pour donner des détails sur les circonstances de l’enlèvement et de la mort des journalistes tués à Kidal. Mais l’enquête est loin d’être finie et des zones d’ombre demeurent sur l’identification et la recherche des principaux suspects. Baye ag Bakabo, un Touareg de Kidal, est devenu officiellement le suspect n° 1. Selon le procureur français, il s’agit d’un trafiquant de drogue, proche d’AQMI, un guide des islamistes connu des autorités maliennes. Il est désormais recherché activement. Contrairement aux informations rendues publiques par la justice française, les interpellations dans les milieux nomades se poursuivent ainsi que les écoutes téléphoniques. Aucun des quatre membres du commando n'a été retrouvé à ce jour (RFI, CRIDEM du 16 novembre31).

Le 7 novembre, AQMI a diffusé une vidéo via internet dans laquelle le mauritanien Khalid El-Mouritani affirmait que « la guerre contre la France et ses alliés se poursuit et AQMI va sortir victorieuse ». Suivaient plusieurs autres déclarations de jeunes nord-africains issus de Tunisie, d’Algérie, du Maroc, mais aussi des arabes du Nord du Mali, des jeunes du Soudan et de l’Égypte. Cependant, selon le journaliste Frederic Powelton (Sahel intelligence), cette vidéo d’une heure et sept minutes avait pour but de recruter des jeunes pour la cause d’AQMI. Or, après décryptage, la vidéo serait ancienne car l’un des intervenants, Mohamed Alami Slimani, aurait été abattu en Syrie en août dernier. Selon les islamistes contactés par le Nouvel Observateur, le film a été tourné avant la libération des quatre otages d’Arlit, le 29 octobre, dans la région de Gao. En outre, la vidéo ne montre aucune des opérations terroristes menées récemment à Tombouctou, ni les affrontements au Nord du Mali. Selon les analystes, la vidéo aurait été dédiée aux auteurs d’une ancienne opération terroriste en Libye. Les chefs d’AQMI qui y apparaissent (Mohamed Alami Slimani, mais aussi Abubakar al-Mali et Abou Mohammed al-Jazairi), menacent les intérêts français au Maghreb, notamment en Mauritanie. Pourtant, ces menaces en Mauritanie semblent peu crédibles si l’on tient compte des progrès accomplis en matière de sécurité, notamment aux frontières. Or, le danger pourrait venir de l’intérieur, des 31 Voir http://www.cridem.org/C_Info.php?article=649754.

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cellules dormantes qui pourraient être activées (CRIDEM du 13 novembre). Le Nouvel observateur remarque que parmi les islamistes il n’y a que deux algériens et considère qu’AQMI est en train de perdre son influence dans la région, et qu’en Algérie elle est réduite à la portion congrue, l’émir Abdelmalek Droudkel, se terre dans ses montagnes de Kabylie, avec une poignée d’hommes (Le Nouvel Observateur, CRIDEM du 21 novembre).

Enfin, la cour d’appel de Nouakchott, a condamné dimanche 10 novembre 2013, le Canadien Aaron Yoon à 18 mois de prison pour ses activités terroristes au sein d’AQMI. Il avait été inculpé en 2012 par les forces de sécurité et condamné à deux ans de prison, une peine qui a été réduite. Yoon rejette tout lien avec AQMI, et affirme être venu en Mauritanie pour apprendre l’arabe et étudier le Coran. Or, selon les autorités mauritaniennes, il se serait rendu dans la région avec deux autres Canadiens qui ont été plus tard impliqués dans un attentat terroriste contre une usine de gaz naturel dans le sud-est de l’Algérie (In Amenas) (CRIDEM du 12 novembre).

Sur le front du Mali, les militaires français ont commencé leur repli de la ville de Kidal dès le 20 décembre ; en effet, le contingent de l’opération Serval devait passer de 250 hommes à environ 70 hommes qui devront soutenir les Forces armées maliennes (FAMA) et les Casques bleus de la MINUSMA. En février 2014, les soldats français déployés au Mali devraient passer à un millier. L’armée malienne et la MINUSMA comptent avec environ 1 200 hommes, soit le double enregistré au mois d’octobre. Pourtant, la situation de tension entre le MNLA des Touareg et l’armée malienne, qui se sont encore affrontés en novembre à Kidal, reste un sujet à régler.

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Il y a quelques mois, on pouvait penser que la guerre au Mali allait avoir des retombées très négatives en Mauritanie, où des milliers de personnes avaient cherché refuge, et où des subversifs s’étaient également habitués à se refugier. Fort heureusement, l’intervention française et les armées locales, ont diminué, en un temps record, le danger terroriste dans cette région saharo-sahélienne. Enfin, nous entrons, depuis quelques semaines dans une nouvelle phase de normalisation avec le repli des soldats français.

Compte tenu de l’éloignement physique et symbolique de cette guerre, les Mauritaniens ont été plutôt préoccupés par les préparatifs des élections de fin d’année, cela en dehors de leurs problèmes habituels de survie collective dans un pays très mal administré. Comme d’habitude, les élections ont donné lieu à une réactivation puissante des solidarités collectives, tant sur le plan local que régional et national. Les fiertés d’appartenir à un groupe de parenté, par filiation ou par alliance, élargi ou restreint, se sont exprimées une nouvelle fois de façon positive et énergique. En 2013, les représentants des qabâ’il et des communautés ethniques noires se sont montrés au grand jour, bien plus que par le passé, publiant des communiqués d’acceptation ou de mécontentement vis-à-vis les choix des notables des partis en lice. Dans certaines villes, comme Kiffa, les groupes de parenté ont ouvert des bureaux pour préparer les candidatures. Moins qu’un « atavisme du passé », comme l’avancent souvent les journalistes mauritaniens, ces manières de faire et de voir, doivent être comprises comme l’expression du politique en Mauritanie contemporaine. C’est-à-dire, un pays sous-développé, avec des grandes inégalités, en cours de lente modernisation, sans aucune expérience démocratique, gouverné de manière autoritaire, qui se sert toujours de ses référents ordinaires de parenté (par filiation et par alliance matrimoniale) pour agir dans un monde en cours de changement rapide. Il serait vain d’interdire ou de sanctionner ces associations collectives, comme le journaliste Mohamed Fall Oumier le suggère, sans comprendre qu’en l’absence d’un système démocratique, l’ordre politique reste fondé sur les références de cohésion sociale ordinaires, passés et actuels (Noorinfo du 24 octobre 2013). Il faut encore du temps pour que d’autres modèles, plus idéologiques, voient le jour au pays, en se mélangeant aux références des solidarités collectives actuelles.

En ce début d’année 2014, la Mauritanie commence donc une nouvelle période de renégociations politiques après que les élections législatives et municipales aient confirmé la prééminence du parti-État Union pour la République, et la nouvelle force politique représentée par le parti islamiste Tawassul. La montée en puissance de ce parti, jadis marginalisé, sur la

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scène politique mauritanienne est la plus grande nouveauté de cette période de l’après-Taya. On ne sait pas encore ce que feront les dirigeants et les militants de cette victoire obtenue grâce au boycott des élections des partis d’opposition « traditionnels ». On ne sait pas non plus quelle sera la position adoptée par le parti au pouvoir. Cependant, il est évident que le gouvernement du président Mohamed ould Abdel Aziz devra tenir compte de cette évolution pour administrer le pays. Il en va de même des partis politiques de l’opposition qui se sont auto exclus des consultations électorales de cette année, et qui devront revoir leurs stratégies en vue des élections présidentielles de 2014 s’ils veulent exister politiquement. Enfin, les partis et les mouvements sociaux qui n’ont pas participé aux élections de cette année (dont l’IRA-RAG, les FLAM, et le collectif TPMN), devront tenir compte de l’importance politique des islamistes dans la scène politique mauritanienne et établir, probablement, des alliances avec eux s’ils veulent avancer dans leurs luttes revendicatives.

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