prosaïsation et poésie brésilienne contemporaine

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ISSN 1125-1743 LETTERATURE D’AMERICA RIVISTA TRIMESTRALE BULZONI EDITORE BRASILIANA Anno XXXV, n. 155, 2015 BEATRIZ RESENDE, O contemporâneo na literatura brasileira ETTORE FINAZZI-AGRÒ , La fin(alite) de la poésie. Considerations sur la lyrique brésilienne contemporaine FRIEDRICH FROSCH, Sebastião o Uchoa Leite intertextuel intermédial VERA LINS, Entre le risque et la légèreté: deux poètes brésiliens contemporains INES OSEKI-DÉPRÉ, Deux poètes de la post-poésie brésilienne: Arnaldo Antunes et Paula Glenadel MASÉ LEMOS, Prosaïsation et poésie brésilienne contemporaine VIVIANA BOSI, Variations du temps chez les poètes contemporains

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LETTERATURE D’AMERICA

n. 155

ISSN 1125-1743

€ 15,00

LETTERATURE D’AMERICARIVISTA TRIMESTRALE

BULZONI EDITORE

BRASILIANA Anno XXXV, n. 155, 2015

BEATRIZ RESENDE, O contemporâneo na literatura brasileira

ETTORE FINAZZI-AGRÒ , La fin(alite) de la poésie. Considerations sur la lyrique brésilienne contemporaine

FRIEDRICH FROSCH, Sebastião o Uchoa Leite intertextuel intermédial

VERA LINS, Entre le risque et la légèreté: deux poètes brésiliens contemporains

INES OSEKI-DÉPRÉ, Deux poètes de la post-poésie brésilienne: Arnaldo Antunes et Paula Glenadel

MASÉ LEMOS, Prosaïsation et poésie brésilienne contemporaine

VIVIANA BOSI, Variations du temps chez les poètes contemporains

LETTERATURE D’AMERICA

n. 155

ISSN 1125-1743

€ 15,00

LETTERATURE D’AMERICARIVISTA TRIMESTRALE

BULZONI EDITORE

BRASILIANA Anno XXXV, n. 155, 2015

BEATRIZ RESENDE, O contemporâneo na literatura brasileira

ETTORE FINAZZI-AGRÒ , La fin(alite) de la poésie. Considerations sur la lyrique brésilienne contemporaine

FRIEDRICH FROSCH, Sebastião o Uchoa Leite intertextuel intermédial

VERA LINS, Entre le risque et la légèreté: deux poètes brésiliens contemporains

INES OSEKI-DÉPRÉ, Deux poètes de la post-poésie brésilienne: Arnaldo Antunes et Paula Glenadel

MASÉ LEMOS, Prosaïsation et poésie brésilienne contemporaine

VIVIANA BOSI, Variations du temps chez les poètes contemporains

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MASÉ LEMOS

PROSAÏSATION ET POESIE BRESILIENNE CONTEMPORAINE

Le rapport entre prose et poésie est aujourd’hui remis àl’ordre du jour par la poésie brésilienne contemporaine, enparticulier par les poètes Carlito Azevedo et Marcos Siscar, icichoisis également en fonction du rapport qu’ils entretiennentavec la scène française contemporaine, que j’introduirai ici parle biais de Pierre Alferi, pour imaginer un dialogue possible.

Ce rapport, présent dans la poésie moderne, a été articuléau Brésil par nos poètes modernistes, comme Manuel Bandeiraet Carlos Drummond de Andrade, entre autres. João Cabralde Melo Neto, quant à lui, dans son poème emblématique« Hommage renouvelé à Marianne Moore », daté des années1980 et étudié par Flora Süssekind dans son célèbre essai« Com passo de prosa: voz, figura e movimento na poesia deJoão Cabral de Melo Neto »,1 signale la question du rythme etde la marche qui seraient associés à la prose, car celle-cis’adresse au sol de notre monde, engendrant également un cer-tain objectivisme et une certaine littéralité:

Traversant des déserts de froidque la piètre poésie n’ose,arriva à l’extrême de la poésiecelui qui chemina, dans le vers, en prose.2

1 Flora Süssekind, « Com passo de prosa: voz, figura e movimentona poesia de João Cabral de Melo Neto », Revista USP, n. 16 (fev 1993): 93-102.

2 João Cabral de Mello Neto, Museu de tudo e depois (Rio de Janeiro:Editora Nova Fronteira, 1988), p. 118.

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João Cabral semble indiquer que le point extrême de la poésieest atteint par la prose, car c’est par la prose qu’il devient pos-sible d’atteindre et de dépasser la limite de la poésie, en for-çant son vers, pour échapper à la révélation métaphorique etau sublime (La Poésie), à prendre le chemin de la prose. ChezCabral, le chemin de la prose passe par le vers, un vers inner-vé par des césures et des enjambements qui le mettent en mou-vement, justement pour éviter les arrêts propres à indiquer lesens et y rester.

Il convient de préciser le terme prosaïsation utilisé dans letitre de ma communication. Il s’agit d’une référence expliciteà une question posée par Pierre Alferi à Jean Luc-Nancy dansl’entretien « Compter avec la poésie » réalisé en 1995, pour laRevue de Littérature Générale, qu’Alferi éditait avec OlivierCadiot. Cette question m’intéresse, car elle porte justement surla limite de la poésie et de son autodépassement possible, avec,comme perspective, le livre Les Muses de Nancy,3 où il abordela question de la spécificité et de l’autonomie au sein des arts,questions fondamentales pour la poésie contemporaine exac-tement en raison de son rapport avec la prose et les autres arts.

Voici là question d’Alferi :

le premier romantisme annonçait que « l’idée de lapoésie » serait « la prose » […]. Cette annonce nevaut-elle pas encore aujourd’hui ? Le goût de la poé-sie pour les objets partiels, son fétichisme formel luifont périodiquement toucher sa limite : est-ce qu’ilsne l’invitent pas ainsi à une sorte d’autodépassement,c’est-à-dire de « prosaïsation » ?4

Nancy précise dans sa réponse que, pour les romantiques deJena, « en revendiquant la ‘prose,’, on ne revendique tout de

3 Jean-Luc Nancy, Les muses, (Paris: Éditions Galilée, 1991).4 Jean-Luc Nancy et Pierre Alferi, « Compter aver la poésie », Revue

de Littérature Générale, n. 1 (Paris: P.O.L., 1995): 246.

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même que « l’idée de la poésie ; », et même si, pour les roman-tiques, la relation de la poésie et de la prose faisait naître« d’une part la « sobriété » […], […] et d’autre part cette dis-solution ou fluidification des genres […] ».5 Néanmoins, ditNancy, qui ne saurait ce que l’on revendique de nos jours avecla prose, avec cette prosaïsation, mais « autant il est clair qu’onne veut plus, qu’on n’en peut plus, du poétique et de la poéti-sation, de l’exaltation grandiloquente, des suavités évocatoires,de ce que Bataille nommait la tentation gluante de la poésie ».Or, Nancy continue de revendiquer la poésie comme résistan-ce, sur laquelle nous pouvons encore compter, il faut le souli-gner, poésie comme idée et non pas comme genre.

Pierre Alferi commence, quant à lui, son essai intitulé Versla prose en disant que

La prose n’est ni un genre ni l’opposé de la poésie.Elle est l’idéal bas de la littérature, autrement dit unhorizon, et lui souffle un rythme, une politique.6

En affirmant que la prose est l’idée – l’idéal bas de la littératu-re — Alferi approche, non plus la poésie, mais la littérature dela « sobriété » proposée par les romantiques allemands, peut-être pour les mêmes raisons qu’a soulevées Nancy, à savoir,l’impossibilité aujourd’hui « de la poétisation, de l’exaltationgrandiloquente, des suavités évocatoires », comme l’entendNancy. La prosaïsation serait alors une manière de faire entrerla poésie – la littérature – dans notre monde, dans le réel,comme moyen de rapprocher la poésie d’une politique de lavie quotidienne, qui ne vise pas à la révélation, mais travailleplutôt à la production de sens, de « petites étincelles »;7 pro-

5 Ibidem, p. 247.6 Pierre Alferi, « Vers la prose », Remue.net. (1993). Disponible à

l’adresse suivante : http://remue.net/cont/alferi1.html. D(dernière consulta-tion le 14/01/2015).

7 Pierre Alferi dit à ce propos que « le flou est nécessaire » « où le

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duites par l’expérience d’un corps-sensation dans le monde.Ou, comme l’explique Éric Trudel à propos d’Alferi :

il y a chez Alferi une insistance constante sur « l’im-placable syntaxe », sur le « rythme » et la « mesure »que la prose soufflerait au poète ; et toute la réflexionpoétique alferienne, dès ses débuts, s’appuie non passur le vers, comme unité fondamentale, mais sur laphrase. C’est elle qui est « un lieu d’expérience ».C’est en elle que s’instaure « l’élan » du poème, sascansion.8

Dans son essai « Idée de la prose », Giorgio Agamben de soncôté, affirme une spécificité possible de la poésie par l’enjam-bement – « qui révèle une non-coïncidence, un décalage entrele mètre et la syntaxe, entre le rythme sonore et le sens »9 –ainsi, le vers commence en prose et finit en poésie, en enjam-bant, en affirmant son identité de vers, mais, dans le mêmetemps, l’enjambement fait une liaison comme l’arche d’unpont, l’espace qui le sépare du vers suivant, pour saisir ce qu’ila rejeté au-devant de soi : il ébauche une figure prosaïque, maisd’un mouvement qui prouve sa propre versatilité. En se préci-pitant dans l’abîme du sens, l’unité purement sonore du verstransgresse sa propre identité en même temps que sa propremesure.

Si, pour Agamben, la poésie doit alors se maintenir dansl’abîme du sens, dans le silence, comme il l’indique dans unautre essai intitulé « La fin du poème »,10 Alferi prend, quant

sens est vivant ». Cf. Chercher une phrase. Paris : Christian Bourgeois édi-teur, 2007, p. IV.

8 Éric Trudel: « Une phrase à la limite, un poème. Travail et crise duvers chez Pierre Alferi », French Forum, volume 34, n. 3, University ofNebraska Press, (Outono 2009): p. 34.

9 Giorgio Agamben, Idée de la prose, (Paris: Christian Bourgeois édi-teur, 1998).

10 Giorgio Agamben, « O fim do poema », tradução Sérgio Alcides,

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à lui, comme mesure de la poésie, non pas le vers, mais la phra-se, d’où le privilège qu’il confère justement au rejet, à « la findu poème », c’est-à-dire à ce qui commence le vers et qui a étérejeté par l’enjambement. Cette distinction est importante, caril faut réaffirmer l’importance de la production de sens pourune pratique politique dans ce monde, quelque chose del’ordre d’une intervention, sans tomber, d’une part, dans lesilence, ou dans la grande révélation, de l’autre.

Un autre procédé qui caractériserait la poésie serait lacésure, l’interruption du rythme à l’intérieur du vers qui, pourAgamben, est « l’élément qui donne un coup d’arrêt à l’élanmétrique de la voix [et qui] n’est rien d’autre que la pen-sée.11 [p. 26]. Pour Hölderlin, ce que l’on pense dans cettecésure, c’est le vide, la parole pure, « c’est ce vide que la césu-re pense et tient en suspens, en tant que parole pure, pendantle bref instant où s’arrête le cheval de la poésie ».12

Alferi contrarie également cette fonction de la césureindiquée par Agamben, et s’intéresse moins à l’arrêt que pro-voque la césure, et ainsi le regard contemplatif de l’inspirationpoétique, qu’à ce qui provoque le retour, le détour, la conti-nuation de la phrase après cet arrêt, se rapprochant ainsi deWalter Benjamin;13 qu’il prend la césure comme moyen d’in-terrompre l’histoire continue – l’infini –- et de réaliser un sautdans l’événement, dans la prose.

C’est-à-dire qu’il privilégie la possibilité, à partir de ce plidans le langage qu’est la césure, espèce de bégaiement quiinterrompt le flux d’un récit continu, pour déplacer le cours dela pensée, résister aux mots d’ordre et aux lois grammaticales.

Cacto 1 (Santo André, SP: Edições Alpharrabio: Santo André (SP), 2002),pp.: 142-149.

11 Agamben, Idée de la prose, cit. p. 26.12 Ibidem, p. 27.13 Voir à ce propos, Jeanne Marie Gagnebin, « História e cesura »,

História e narração em Walter Benjamin, (São Paulo: Editora Perspectiva,2004).

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Ce qui serait intéressant aujourd’hui, ce serait de réfuter, le« sans-expression » dont parle Benjamin, ou encore, le subli-me kantien, l’indicible, pour forcer de la production de sens àpartir de ces interruptions. C’est peut-être ce qu’Agambenrevendique, dans son essai cité ci-dessus « La fin du poème »,comme finalité de la poésie, en insinuant la nécessité de la rap-procher de la prose philosophique.

Dans la perspective de la relation prose et poésie, de la« dissolution ou fluidification des genres », du mélange entreles arts, Olivier Cadiot et Pierre Alferi ont créé les ovnis –Objets Verbaux Non Identifiés – également dans la Revue deLittérature Générale, citée plus haut. Un autre poète françaiscontemporain important, Christophe Hanna, remarque l’im-portance de la déstabilisation générique vers laquelle tendentles ovnis. Il explique à son tour que les ovnis ne viennent pasd’un autre monde, mais du monde de la vie quotidienne ; cesont des écrits qui visent à informer et à organiser les pratiquescourantes de la vie collective.14 On imagine comment ceconcept a pu déstabiliser complètement la poésie dite pure etautonome, qui conduirait à une relation esthétique désintéres-sée de la vie pratique. Pour Hanna, on passe d’une poétique dela forme autonome à une poétique de la contextua-lisation: « désormais, poésie = composition des interactionsformes/contextes ».15

Cette notion d’objet utilisée par les poètes mentionnés ci-dessus a aussi été pensée à partir de questions proches de ceque l’on appelle le Minimalisme.16 Apparu au milieu desannées 1960, ce mouvement visait à construire des objets avecle moindre contenu possible d’art, c’est-à-dire de fiction,

14 Christophe Hanna, « Des sorties internes: la métaphore ufolo-gique », in Faire Part, nn. 26-27 (maio 2010): 175.

15 Christophe Hanna, Poésie Action Directe (Marseille: Al Dante,2003), p. 112.

16 Voir David Batchelor, Minimalismo (São Paulo: CosacNaify, 1999).

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d’illusion référentielle, de représentation. Ses objets spécifiques– littéraux – ne devaient être que des objets, des volumes, ainsinommés en contrepoint ironique à la recherche de la spécifici-té des modernistes. Ces derniers, dont les critiques ClementGreenberg et Michael Fried, partageaient en effet les travauxartistiques en catégories données – équivalentes aux genres enlittérature – et établissaient également une distinction entre artet non-art. L’idée de post-autonomie de l’art se trouve ainsi engerme dès le Minimalisme.

À leur tour, les arts en général, et la poésie contemporaineen particulier, reprirent les tensions ainsi mises en valeur –notamment en ce qui concerne des questions comme la littéra-lité, le sujet, le sens ou encore l’expérience. À propos de cesquestions, George Didi-Huberman souligne justement l’im-portance, dans l’art minimaliste, de l’expérience, et propose,par le biais de la phénoménologie de Merleau-Ponty, une lec-ture de ces œuvres qui, si elles ne sont supposément que tau-tologiques, littéralistes, signalent qu’« il y a des relations quiimpliquent des présences, donc, qu’il y a des sujets qui sont lesseuls à conférer aux objets minimalistes une garantie d’existen-ce et d’efficacité ».17

Or, l’un des moyens de réarticuler le littéralisme avec l’ex-périence et ainsi la production de sens, serait le mouvementd’un corps, non hiérachique entre les choses, dans le monde.Ainsi, cette production de sens à partir du cheminenementdans le monde devient importante, dans un contexte qui inter-agit avec le langage qui, comme l’explique Alferi, « fait scin-tiller la référence: elle crée ainsi un flottement dans leschoses »18 et s’approche du littéral comme l’entend Deleuze,comme création, intervention dans le monde. L’écriture ducheminement se rapproche de l’acte de cartographier en tant

17 George Didi-Huberman, O que vemos, o que nos olha (traduçãoPaulo Neves, São Paulo: Editora 34, 2010), p. 66.

18 Alferi, Chercher une phrase, cit., p. 38.

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que marque d’un corps sur le sol. Pour Alferi, « (Les phrasesde la littérature sont des calques sur la carte référentielle : ellesn’en modifient pas les points, mais elles y font un choix pourtracer les lignes rythmiques) ».19

Au début des années 1990, Alferi publie Les allures natu-relles, titre ironique puisque les allures, les mouvements, sontplutôt mécaniques, imposés par la syntaxe implacable du ryth-me et de la mesure, livre qui exploite ses déambulations dansParis, recréant une cartographie de la ville en liant et reliantcertains points, en aménageant et en reprenant des lieux et desrencontres. Il est intéressant ici de rapprocher Alferi deRichard Serra, artiste américain proche du Minimalisme,notamment son œuvre Shift du début des années 1970, quiremet aussi en cause tant la tautologie et l’absence d’image quecertains procédés typiques de la création et de la fixation del’image.

Rosalind Krauss souligne la différence d’expérimentationdans l’œuvre de Serra, et plus spécifiquement de Shift, où lespectateur, contrairement à la sculpture constructiviste, doittoujours être en mouvement. Ainsi, « cette liaison entre l’hori-zon du corps et celui du monde, cette transitivité abstraite –‘mettre en raccourci,’ ‘contracter,’ ‘comprimer,’ ‘tourner’ –doit être considérée comme le sujet de Shift. »20 – sorte de syn-taxe implacable. Cette expérience est proche de l’expériencede lecture des poèmes d’Alferi, ainsi que d’Azevedo et deSiscar, qui créent une dynamique de contraction et de décon-traction, imprimant un rythme singulier qui fait, défait, défor-me le sens, sans jamais le fixer.

19 Ibidem, p. 43. 20 Rosalind Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes

modernistes (Paris: Éditions Macula, 1993), p. 328.

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La prose dans la poésie brésilienne contemporaine

Carlito Azevedo a affirmé dans une interview réalisée à l’occa-sion de la publication de son dernier livre Monodrama, en2009, que : « j’ai déjà été un sot qui croyait au poème commeessence. Aujourd’hui, je le traîne au maximum vers laprose ».21

Le virage dans la poésie d’Azevedo, ainsi qu’il le soulignelui-même, a eu lieu par le contact avec d’autres poétiquescontemporaines, lors de l’important travail qu’il a réalisé pourla revue Inimigo Rumor dans les années 1990 à 2010, qu’il diri-geait. Parmi ces poétiques, il souligne un certain nombre dequestions présentes dans la poésie française actuelle, notam-ment dans la poésie expérimentale de Nathalie Quintane, deCharles Tarkos ou de Pierre Alferi – poètes qui étaientd’ailleurs traduits et publiés dans sa revue et dont les travauxsont proches de ce que Jean-Marie Gleize considère comme dela postpoésie.

L’un des objets les plus emblématiques du livre d’Azevedoest Le Tube, divisé en trois parties : Paradis, Purgatoire et Enfer.Ce déroulement représente le cheminement inverse de celuieffectué par le poète Dante guidé par Virgile dans sa Divinecomédie, car Carlito, guidé ici par la « poète » NathalieQuintane,22 mais qui est aussi sa Béatrice et ne différencie pasle paradis de l’enfer.

Le Tube a été écrit à partir d’une ou de plusieurs stimula-tion(s) réelle(s), mais ce qui frappe le plus, c’est la promenadeque le « sujet lyrique » fait avec une compagne, concrète éga-

21 Carlito Azevedo, « Entrevista : Carlito Azevedo/ El primer cruji-do del hielo » in: Kriller 71, http://kriller71.blogspot. com/search/label/Carlito%20Azevedo. (Ddernière consultation le 14.01.2015).

22 Au cours d’une conversation avec Carlito, il m’a dit qu’il avait faitO Tubo à partir d’une promenade avec Nathalie Quintane lors de son séjourà Rio en 2003, à l’occasion du lancement de son livre traduit par PaulaGlenadel.

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lement, Nathalie Quintane, dont le nom n’est pas révélé dansle poème. En d’autres termes, le poème est écrit non pas« d’après » une promenade avec la poète française à Rio deJaneiro – qui a effectivement eu lieu – mais il est écrit « après »la promenade, comme le signale Robert Walser, et porte en luiles marques laissées par ce contact.

Ainsi, le texte est écrit après l’expérience d’une promena-de à deux et est une tentative de reconstruction de l’évènementqui a eu lieu. Il y a effectivement quelqu’un, nous pouvons dire« elle », qui dit au cours d’un dialogue, dans la première par-tie intitulée Paradis : « Aucun poème/ n’est plus difficile/ queson époque »,23 tout de suite après qu’ils aient vu « le visage dela fille/ qui se piquait, près de la rambarde de l’Aterro/ son tee-shirt éclaboussé/ la seringue sale ». Le court passage par unparadis artificiel (baudelairien) est dès lors établi :

ParadisC’est quand la lumièreest revenue et que nous avons vule visage de la jeune fillequi se piquait près de la rambarde de l’Aterroson tee-shirt éclaboussé,la seringue sale.« Aucun poème n’est plus difficileque son époque »,tu m’as dità l’oreillesans que je sachesi c’était à elle que tu teréférais ou au livrequi passait des mains

23 En realité, cette phrase est un détournement de celle de GuyDebord: « Aucun film n’est plus difficile que son époque », présente dansson court-métrage de 1976, Réfutation de tous les jugements, tant élogieuxqu’hostiles.

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à la pochede la veste. Nous avons aperçuau loin l’île Rasa,avons mis nos basketset poursuivisans accrochagedans la direction de la crique.24

Purgatoire est divisé en cinq parties, séparées par un petitsigne graphique rond. C’est la partie la plus longue, commequelque chose qui se traîne, c’est l’espace du tube, le passageentre le paradis et l’enfer, qui ne se distinguent pas. DansPurgatoire, il y a une insistante tentative de reconstitution de cequi est arrivé, l’objet a perdu, mouvement de la mémoire dupoète cherchant à récupérer ce qui s’est passé lors de cettepromenade à Paineiras. Quelque chose prononcé par elle, enréponse à la question qui n’est pas formulée non plus. C’estl’obstination du moi qui répète sans cesse « Est-ce quetu/pourrais s’il te plaît/ répondre à nouveau/ à la question queje t’ai posée ? »

Il semblerait que, dans Purgatoire, ce soit finalement lepropre moi lyrique qui réponde à la question de Quintane,c’est-à-dire par la pratique même des questions peu sublimesdu contemporain. En effet, Quintane travaille sur les tâches25

24 Carlito Azevedo, Monodrama (Rio de Janeiro: 7Letras, 2009), p.33.

25 Pour Francis Ponge chaque mot doit être considéré dans sa tâcheobjective et aussi comme « un objet, une trace noire sur le papier, une suitede sons dans le vent, en pensant le moins possible à ce qu’ils ‘“veulentdire” » in: Francis Ponge, « Pratiques d’écriture ou l’inachèvement perpé-tuel », dans Œuvres complètes II, (Paris: Gallimard, « Bibliothèque de laPléiade », 2002), p. 1005.

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des mots (le littéral) et elle fait un usage parodique, par lemélange, de différents discours à partir de la logique deconstruction des phrases proche de Wittgenstein. Si elle serapproche du sublime, c’est d’un sublime quotidien, oucomme elle le signale elle-même, d’un « sublime en sourdi-ne ».26 Ces procédés sont réutilisés par Azevedo dans son écri-ture qui est faite d’un jeu de dialogue sourd, sans réponse,mais qui est construite et déconstruite par le cheminementmême :

Purgatoireje dis: est-ce que tupourrais, s’il te plaîtrépondre à nouveauà la question que je t’ai posée ?je dis : profitonsde ce soleil froid, beau,qui a percé les nuages,cette bonne marchejusqu’au parking.et parlons encore unpeu de ça ?j’ai bien comprisce que tu as ditmais après j’ai finipar me distraire, j’ai étédistrait par quelque chose, je ne sais pas bienpar quoi, peut-être le courage de cesfemmes sous la chute d’eausi froide qu’elle explosaiten déboulant les rochersou ce que criaient

26 Nathalie Quintane, « Astronomiques assertions », in : « Toi aussi,tu as des armes » P- poésie & politique, Jean-Christophe Bailly et alii (eds),(Paris: La Fabrique, 2011), p. 187.

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ces femmes sousla chute d’eausi froide qu’elle explosaiten déboulant les rochers,peut-être par les lézardsqui surpris,décampaient effrayésremontant les rochers,au sein de l’épaisseur.27

Le tube fonctionne aussi comme la gigantesque arche d’unpont, un grand enjambement, l’élan commençant au « para-dis », le saut serait le tube (une grande lacune que l’on essayede remplir par la reconstruction narrative de ce qui se seraitpassé), et l’arrêt, l’« enfer » qui reflète le « paradis », tous deuxlocalisés dans la partie basse de la ville. Les vers de ce poèmesont presque détruits par l’utilisation exagérée de l’enjambe-ment et de la césure, produisant une innervation qui glisse versla chute, mais aussi vers un mouvement de montée (ascension)reliant l’élan (le paradis) à l’arrêt final (l’enfer), sans jamais separalyser dans ce vide (silence), mais produisant plutôt dessens dans des scintillations innervées.

Paineiras est un chemin plaisant situé au sommet d’unemontagne, près du Corcovado (statue du Christ rédempteur) àRio de Janeiro, d’où se déploie une magnifique vue de cetteville encore perçue comme exotique. Rien de plus naturel à ceque le poète recherche un lieu dans les hauteurs qui permet-trait l’expérience du sublime, répétant le geste de divers voya-geurs étrangers qui, depuis la découverte du Brésil sont enquête de l’image du paradis. Ce faisant, Azevedo effectue unesublimation manquée, en ce sens que l’image exotique de laville est défaite par l’impossibilité de son apparition grandiose,et que ce qui en reste sont des scènes fragmentées du quotidien

27 Azevedo, Monodrama, cit. p. 34.

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d’une grande ville quelconque, tout en étant localisées à Rio.Enfin, Carlito travaille une déstabilisation territoriale et réarti-cule, par l’expérience, la cartographie de la ville, la façon dontelle nous regarde et dont il est possible de la voir en l’expéri-mentant en acte.

L’expérience du sublime, l’apparition de la nature danstoute sa grandeur, à Paineiras est entravée par les « énormesnuages »,

qui couvraient complètementle paysage qu’onavait fait tant d’efforton avait tant marchési longtemps pour le voir,pour trouver un endroitle plus haut possible.28

Mais si le projet des poètes débouche sur une frustration, pour« Nathalie », ce sont justement les immenses nuages qui cou-vrent le paysage qui l’intéresse plus particulièrement, ce quis’inscrit parfaitement dans la logique du projet esthétique deQuintane qui évite la révélation grandiose du lyrisme tradi-tionnel. Ainsi, le purgatoire est une espèce de calvaire pourAzevedo en dialogue avec son ancien projet lyrique et esthé-tique, confronté à celui de Nathalie Quintane qui l’inquiète. Dans la troisième partie de Purgatoire, après l’échec du poètedans sa tentative d’obtenir une vision d’en haut, il se souvientque sa compagne lui a dit :

comme je n’aiplus aucune questionavec la métaphysique, jen’attends pasune quelconque présence pourexpérimenter ce que

28 Ibidem, p. 39.

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j’expérimente, j’expérimentetous les jours.29

Toutefois, le mouvement du poème d’Azevedo semble aller del’avant et ouvrir le tube vers le haut et vers le bas lorsque sou-dain les nuages se dissipent, laissant entrevoir le soleil et laville. Décrits de façon brève et poétique, ils offrent une révéla-tion éphémère – et aussi innervée, glissant de bas en haut et dehaut en bas – d’une seconde, mais capable de donner « tout lesens du monde »,30 un sens qui échappait toujours et quel’écriture essayait en vain de recouvrer.

Ce qui rend Le Tube encore plus intéressant, c’est le pro-cessus de contamination en cours, qui fait que deux poétiquesentrent littéralement en résonnance. Si Azevedo n’abandonnepas tout à fait – heureusement – sa voix poétique, il effectuel’hybridation et semble vouloir se jeter, se lancer dans un défipropre à l’informe qui déstabilise la forme par la « présence »de Quintane. Cette stimulation concrète et non sublimeconstruit un évènement, un sens dans la recherche mêmed’une forme nouvelle toujours en formation. Azevedo distordainsi sa poésie en s’ouvrant également à l’improvisation d’uneprose aveugle. Quelque chose de ce « reste » de sublime et derévélation éphémère, de la production de sens, dans son écri-ture, semble se rapprocher du travail poétique de MarcosSiscar.

En effet, ce dernier met en rapport prose et poésie,comme vers et revers, qui force le vers, comme s’il voulait l’éti-rer, en élever au maximum la montée. Le procédé de la prolon-gation et de la coupure ont trait à la notion de sublime chezSiscar, un sublime risqué entre montées et descentes. Il fautsouligner que le poète se soucie du vers comme mesure et nonpas de la phrase, comme chez Alferi.

29 Ibidem, p. 42.30 Ibidem, p. 43.

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Car, ce qui intéresse Siscar dans cette relation contrariéeentre prose et poésie est toujours lié à la fabrication et à larecherche du vers, se rapprochant par là de Mallarmé qui affir-mait que, même lorsqu’il écrivait en prose, c’était toujours levers qui l’intéressait. Même lorsque Siscar écrit en prose,comme c’est le cas dans Le rapt du silence (2006), livre traduitet publié en France31 en 2007, sa question est ici de retournerla prose par l’écriture, car, pour lui, le vers ne se limite pas àune ligne interrompue. Comme il l’explique, en écrivant celivre en prose, « je n’ai pas voulu abdiquer du vers, mais enréinterpréter les coupures, les interruptions, les répétitions, leseffondrements, les lancinations ».32 Dans ce sens, dans lepoème en prose de ce même livre, Mode d’emploi, il déclareque : « seul le vers parvient parfois à mettre en échec la gram-maire de la prose » et à dérober ainsi par le vers le silence dubruit de la prose du monde. Dans le poème qui ouvre ce mêmelivre, intitulé « Préface sans fin », il établit la marche « àcontresens » dans le monde, entre les choses et les autres, dansun espace du commun où une communauté peut surgir par lamanifestation d’un sens, c’est-à-dire, comme la poésie peutarriver :

Je remonte la manifestation massive roulant le longdu port. Je marche à contresens du collectif sans nomet soudain silencieux. Je vois un bras qui sort de lafoule, je vois la tête, le tronc difficilement arrachéd’un accouchement muet. Voici le manifestant. Ilcommence à sortir du silence, prend forme, allure,tempes. Il confirme ce que je ne savais pas que je

31 Marcos Siscar, Le rapt du silence, (Traduit par Marcos Siscar etRaymond Bozier, Bazas: Les éditions Le temps qu’il fait, 2007).

32 Marcos Siscar, « Entrevista com Marcos Siscar – anexo ». In:Annita Costa Maluffe. Poéticas da imanência: Ana Cristina Cesar e MarcosSiscar (Rio de Janeiro: 7Letras /São Paulo: Ed.7Letras / Fapesp, 2011), p.253.

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savais, l’autre face de ce que je possédais, celle qui leprécédait, ma préface. La poésie commence quand ilcommence à sortir du silence, du déploiement de laprose du monde.33

Pour Siscar, faire enlever le silence par la poésie est l’actemême de ce qui éclate aussi comme une violence face à uneautre violence qu’est le silence qui nous est imposé. C’est lebavardage sans fin dont nous parle Nancy dans l’entretienmentionné plus haut, bavardage de la prose du monde qui, aubout du compte, ne laisse rien dire, silence d’un langage infiniqui nécessite une mesure, un découpage sensible pour per-mettre la production de sens. Il faut enlever le silence de laprose du monde par la mesure d’un vers, non pas figé, maisd’un vers en crise continue. La question qui se pose pourSiscar fait écho à Nancy : « Comment le sens est mesuré, voilàl’affaire, et voilà ce qui engage simultanément, l’une dans l’au-tre, une ontologie du sens et une technologie des arts ».34

Ainsi, Siscar prétend par son vers innervé, par l’utilisationdes montées et des chutes incessantes, éviter l’utilisation tradi-tionnelle de coupures et de prolongations qui visent àatteindre la révélation, espèce de perle qui sera montrée dansla prolongation, comme « arrivée » mystique recherchée par lelyrisme traditionnel. D’où la nécessité du mouvement inces-sant dans ses poèmes, de la marche ; or, sa poésie ne prétendpas rester seulement dans platitude de la prose du monde, elleveut aussi se risquer dans les hauteurs, pour élargir ce mondeoù nous vivons, dans de multiples perspectives – révélations,scintillations –, entre montées et descentes, dans une contra-diction irrésolue bien proche de sa lecture de Baudelaire. C’estdans cette dynamique de la flexibilité, du déplacement, etcomme risque de la montée vers « une révélation » à la

33 Siscar, Le rapt du silence, cit., p. 11.34 Nancy, « Compter aver la poésie », cit., p. 252.

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recherche du sublime, c’est cela le risque que court sa poésiequi se sait déjà vouée à la chute, à la plongée radicale d’Icaredans l’océan – ou qui « laisserait monter/ disparaître dans l’airraréfié englouties ».35

Ces questions apparaissent de manière encore plus accen-tuée dans son dernier livre, Interior via satélite (2010), où lepoète, pour voir la ville figée sous l’avalanche d’images et derécits qui la rendent opaque, radicalise son déplacement etprend son envol, risque le sublime – technologique – d’Icare,figure reprise ici, dans le changement d’échelle qu’il établitdans le poème ci-dessous :

Latitude 21o 39’ 46. 19” SLongitude 49o 08’ 57. 27” O

la première fois que j’ai vu l’intérieur c’est du haut.pour voirle sol il faut aller dans l’espace. il n’y a pas d’intérieursans orbite.sans orbite des yeux de l’astronaute. par satellite. laterre qui s’éloigne la terre qui tourne bleue.[...]du cosmos le fleuve dessine un homme. la péninsulecontournée a figure humaine et gravité. l’uomomorto di garfagnana ? profil d’hommes creux ? l’as-tronautevoit un projet d’homme. du haut la terre est langagerhétorique abstraction. et l’homme une hypothèsede province.

de la capitale on n’y voit pas. la capitale est son centrec’est la pure province. il faut changer d’airs changerd’échelle. lamontée est longue. au dehors l’air haut raréfié. au

35 Marcos Siscar, Interior Via Satélite (São Paulo: Ateliê Editorial,2010), p. 23.

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bord de lasuffocation. le regard sortant des orbites exorbitanttout si bleu.36

L’écriture poétique de Siscar élabore le sublime par le jeu demontées et de chutes, entre approches et déplacement radi-caux, mais aussi par le cheminement au sol, produisant despaysages déplacés. Interior via satélite, établit une adhésionentre le dit [l’intérieur] et le dire [par satellite], en provoquantune extériorisation incessante d’un moi intérieur, en mécani-sant, par la technologie, le flux naturel d’un moi expressif. Ilremet aussi en question ici l’image stéréotypée d’une provincepure et intouchable du Brésil ; la couverture de son livre portela photo par satellite de son village natal, Borborema, situé enprovince, dans l’État de São Paulo, qui ainsi est déplacé d’unespace stable et protégé et qui s’ouvre au monde globalisé –l’extérieur – tout en conservant aussi son intériorité en s’ap-prochant pour y voir de près.

Siscar développe dans ce livre une « science de la télésco-pie » par laquelle il met en marche non seulement la vision,mais aussi le toucher et les autres sens, pour établir un jeu derapprochements et d’éloignements, de stabilités et d’instabili-tés, comme dans le poème « Telescopia 1 », poème qui bat aurythme du monde qu’il vise à perforer et à élargir, ou plutôt àhabiter par les agencements qu’il produit sur le réel :

téléscopie. regarder attentivement à distance ramenerprès. le microscope voit la structure de l’atome. lezoom photographique sonde le minuscule inaperçu(antonioni). [...] rapprocher c’est montrer l’ombre dela chose.

[…] autre téléscopie l’extrême éloignement. éloignerle proche. espacer. l’idée du panorama est ancienne.

36 Ibidem, p. 20.

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37 Ibidem, p. 21.38 Alferi, Chercher une phrase. cit., p. IV.

mais le distant peut être vertical peut venir de l’espa-ce. autre perspective du paysage [...]37

Plusieurs poèmes de ce livre s’éloignent du vers traditionnel,comme dans le poème ci-dessus, et se présentent sous forme depetits blocs de prose, de fragments de phrases rythmées etinnervées, c’est-à-dire de prose contaminée par le vers, uneprose philosophique, une poésie pensante, toujours dérivée del’expérimentation avec et dans le monde. Le poème « intérieursans carte » manifeste la nécessité de ce cheminement et de cedéplacement nécessaire à la production de nouvelles cartogra-phies flottantes : « je ne sais que courir discourir défaire descartes ».

Entre silence et sens ; poésie et prose

Siscar contamine la prose du monde par le vers ; Alferi, levers par la prose – la phrase comme mesure –, « vers la prose »,et Carlito semble osciller entre prose et vers, enfin, il y a cheztous cette nécessité, sinon d’autodépassement de la poésie (quin’est pas le cas de Siscar, mais d’Alferi et de Carlito), d’uneouverture pour rendre la poésie plus sobre, l’attirer vers lemonde, vers les choses qui sont là, qui ont lieu sur nos terri-toires et sur nos corps. Ainsi, c’est par le cheminement sur unsol concret et imaginaire, mais aussi du haut, par les imagesmédiatiques et télévisées, ou de très près, proche de ces chosesqui nous regardent et qui regardent les poèmes, les contami-nant par leurs morceaux, morceaux de journaux, morceaux demonuments, morceaux de la ville, d’autres mesures sensibles,d’autres arts, mesure de sens faites sur le sol de Richard Serra.Car, comme le dit Alferi, « le flou est nécessaire » […] « où lesens est vivant ».38

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La résistance de la poésie pour Nancy serait la « résistan-ce du langage à sa propre infinitude, résistance inscrite dans lelangage, mais à son revers » qui serait « l’exactitude sansreste », c’est-à-dire, d’une mesure serrée, figée, propre d’unepoésie traditionnelle visant le sens. Si le contemporain secaractérisait par le bavardage, la résistance de la poésie est plussensible, plus sobre – pour reprendre la sobriété des roman-tiques allemands – justement parce qu’elle ne pourrait être réa-lisée qu’à travers une mesure autre, et convoquer pour cela,plusieurs types de mesures, d’arts, mais courant toujours lerisque de ne plus résister : devenir pur silence ou simple bavar-dage sans fin.

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