lorand gaspar et la «poésie-époche» vers une connaissance du doute

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Textes reurus par Marie-Antoinette B iss a Y et A nis No u air i assistas de Patrick Nee Lorand Gaspar et la rnatlere-rnonds II Espaces Llttoraires

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Textes reurus par

Marie-Antoinette B iss a Y et A nis No u air i assistas de Patrick Nee

Lorand Gaspar et la rnatlere-rnonds

II Espaces Llttoraires

T ABLE DES MA TIERES

1. POETIQCE DE LA PENSEE 13

Anis NOUA.lRl,« DANS LES POUDRES DE L'ETENDVE» & Glenn W. FETZER, LE MONDE GREC ET L'EXPERIE:\fCE HELLE:\fIQUE CHEZ

LORAND GASPAR 27

Marc-Andre BROUILLETTE, LA MISE EN MARCHE DE LA PAROLE 39

Evelyne LLOZE, L'APPROCHE« POETHIQLE »DE LORAND GASPAR 49

Patrick NEE, L'ESSAI CHEZ LORAND GASPAR: ART, SCIE~CE, EXISTENCE 59

II. FORl\1ES ET TRAVAIL DE LA LANGUE 73

Beatrice BO::-.lHOMME, PORosrrE DE L'tTRE AU MOl'lDE U- Michel FAVRlACD, L'ESPACE SEMANTIQUE DES POEMES DE LORAND GASPAR.

SYNTAXES, PONCTUATIONS ET PHOTOGRAPHIES 87

Victor BERMUDEZ, LORAND GASPAR ET LA POESIE-EPOCHE : VERS UNE

CONNAISSANCE DU DOUTE 103

Regis LEFORT, L' EXERCICE VERTICAL DE LA LANGUE 127

III. POETIQUE DE L'OUVERT 141

Colette CAlvIELJ).;,« LE DESIR D'OLYERT » 143

Sarra LADJlMI-MALOUCHE, LORAND GASPAR: ~E POETIQUE DE L'OUVERT 157

Jihen SOUKI, SOLEIL NOlR DE LORAND GASPAR:

LE CLAIR-OBSCUR DU POE ME

Nabla ZID, LA POESIE PLASTIQUE DE LORAND GASPAR

Habiba FELLAH-JEMMAU, « DES REALITES DESABUSEES AUX lMAGINAIRES

RECOMPOSES»

Claude CAVALLERO, L'ECRITGRE POETIQGE DE LORAND GASPAR :

UNE DlALECTIQUE DlJ MOl'lDE ET DE L'IMAG~AIRE

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LORAND GASPAR ET LA POESIE-EPOCHE VERS t:NE CO:NNAISSANCE DU DOUTE

Victor BERlvIUDEZ

Cette etude aborde les aspects scientifico-cognitifs de la poesie de Lorand Gaspar. La modulation que Ie savoir exerce sur sa poetique repose sur sa maniere particuliere de nommer le monde, qui provient de l'observation scientifique de la matiere. Celle-ci ne s'arrete toutefois pas la : sa poesie est tout a fait consciente des mecanismes cognitifs de la perception, et de sa relation avec les emotions. Par consequent, une ecriture cognitive du sensible est construite comme mediation de I'homme-corps-cerveau avec une rea lite percue, quant a elle, comme etrangere et lointaine. Cette comprehension de la realite passe par la nomination scientifique du monde, par un lexique apte a denomrner le corps et I' espace a la fois selon une approche sensible du monde ; ces deux aspects de la conscience s'unissant pour donner lieu au doute, a la suspension de toute categorie absolue, ce que les Grecs de I' Anti quite nommaient epoche.

Notre analyse se base sur I'etude du recueil Egee, et plus precisement sur des extraits des poemes « Pierre », « Chceurs » et « Le repas des oiseaux ». Le commentaire litteraire soulignera les ressources stylistiques, la structure des metaphores ainsi que la configuration du paysage et du corps dans les differents poemes etudies. Par ailleurs, l'analyse formelle et metaphorique conduira a un autre type d'analyse, ou le concept de « poesie-epoche » evoquera I' ars poetica gasparienne comme ecriture fondee sur un principe d'incertitude. En effet, chez Lorand Gaspar, le savoir presuppose l'acceptation d'une distance dans son approche du monde. De la recherche d'une communion entre l'homme et l'espace nait une poesie qui se sert du geologique et de l'anatomique pour nommer la matiere et situer l'homme dans le champ de la beaute - queUe qu'en soit la marge d'incertitude.

I. LE POEME COMME CICATRISATION

L' ecriture apparait comme une operation de reintegration, comme une suture reduisant la fente separant l'homme de I' espace. Le fait poetique chez Lorand Gaspar aspire a reparer la scission entre I'etre

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humain et le monde, ce monde ou vivent des hommes « a la parole trouee ». Ce n'est pas seulement que le geste poetique trouve sa legitimite dans la volonte de surmonter ce qui separe l'individu d'une realite qui se montre insaisissable, et avec laquelle il chercherait constarnment a reduire la distance: a travers la parole, la realite acquiert un sens, ellefait chceur avec toutes les emotions provenues du paysage. C'est a travers Ie langage qu'entre le corps et l'espace s'opere une mediation reussie :

Ces lueurs que des hommes ont touchees dans la pierre - hommes a la parole trouee, saccagee de silence, ici et la inextirpable. Nous ne connaissons du feu que cette part qui eclaire ou embrase, - mais qui interroge 1a flamme ou elle est verte, ou elle se perd? Qui a palpe 1a maconnerie ardente entre les grains de musique ? De cette langue qui a couru dans Ie lit defence de la parole -

Ce que la parole avait porte en elle au matin, cet etonnement dans les muscles, l'etoffe criss ante du bond et de la fracture- et nous sommes assis a tisonner nos urticaires, nos frenesies et toute cette proliferation de sa live - ce qui flamba au matin dans la porosite de I'ceil, rupture de sons clairs sur les galets, ebahissement des choses qui sont la dans la lumiere et la morsure au cceur du toucher muet, ce vert devastant de jeunesse - etait-ce le poison?'

Dans cet extrait du poeme « Chceur », tout semble commencer par limpossibilite pour I'homme de connaitre « ces lueurs» dans lesquelles une obtuse realite est partiellement eclairee pendant un instant a peine suggere, incertain. La prise de conscience qui suppose l'apprentissage, un geste tellement important dans I'ecriture gasparienne, est ici teintee d'une prudence qui suspend la veracite de la representation, alors qu'aucune connaissance ne se verifie dans le poerne. Au contraire, le texte revendique la superiorite du doute face a la verite. On ne connait du feu que ce que l'on parvient a percevoir « corporellement » : sa chaleur ou sa lumiere, percepts qui peuvent alterer notre organisme et sur lesquels se base notre experience; on percoit aussi sa flarnme, mais non pas son origine ; sa cause premiere

, Lorand Gaspar. Egee, Judee, Paris, Gallimard, « Poesie », [1993],2004, p. 39.

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n'est que l'objet d'une question rhetorique dont on ignore la reponse. La parole poetique apparait comme une interrogation adressee a la nature, et elle a son origine dans la fissure separant la conscience du monde : a contrario, la parole apparait pour retablir le contact entre l'homme et le monde.

Le lang age met l'accent sur la corporeite : « Ce que la parole avait porte en elle au matin, cet etonnement dans les muscles» ; la parole fait ainsi sursaut dans l'organisme. C'est pour cela que le poeme « Chceur » s'ancre dans le monde de la perception; il fait appel, en particulier, a tout ce qui est sonore. De cette maniere, le sujet lyrique construit un paysage qui s'exprime au niveau auditif, a travers ces « grains de musique ? » intensifies soit par l'adjectif « ardente », soit a travers la stridence du sol quand on marche sur des pierres. C'est I' evidence d' une nature arpentee par un spectateur actif qui la penetre et progressivement I' incarne : « et toute cette proliferation de salive - -/ ce qui flamba au matin dans la porosite de I'ceil, / rupture de sons clairs sur les galets ». Au milieu de cette trepidation, les sens semblent interpeler les manifestations de I'espace. Mais le poerne ne possede pas seulement une dimension visuelle ou sonore. C' est aussi le toucher muet qui rend compte d'une realite ineffable percue a travers la peau. lei, tout le corps apparait comme un «dispositif-capteur », pret a apprehender le paysage non sans une certaine perplexite : « ebahissement des choses qui sont la dans la lumiere / et la morsure au cceur du toucher muet ». L'aspect intermodal (ou cross-modal's de la perception - celui ou les sens cornpletent mutuellement l'information sensorielle avec laquelle se reconstruit l'espace - met en avant un sujet lyrique plonge au sein d'un environnement plein d' etrangete, rendant sa reconnaissance plus difficile : « et la morsure au cceur du toucher muet ». Ainsi, la parole devient une prolongation du corps, elleJaif chceur.

Les sens et les stimuli predominants varient au long du poeme, mais tout y designe la puissance organisatrice assimilant le paysage en le dotant d'une signification. Cette dialectique entre les sens et le paysage met en evidence une tension qui se produit entre le sujet lyrique et la realite exterieure, a partir de laquelle le poeme grandit comme un espace de reconciliation qui harmonise le rapport entre 1 'homme et le monde. II y a alors dans le paysage une espece de sursaut, d'alarme : «ce vert devastant de jeunesse - / etait-ce le poison? » Ainsi, dans un premier moment, la parole poetiqus jette un

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pont entre le corps et l'espace. La parole sert d'intercesseur non comme vehicule d'un acte transcendantal dans lequel le sublime chante une verite, mais comme evenement ordinaire, cornme interrogation, ou comrne cicatrice.

Si l'on considere I'ecriture de Lorand Gaspar comme une « poetique de la connaissance », ce n'est pas uniquement du fait des nombreuses references biologiques qu'il inscrit dans sa poesie ; il nous faut a present observer de quelle maniere se produisent les mecanismes qui, au sein du texte, non seulement cimentent une description conceptuelle ou empirique du monde, mais sont en soi une voie de production du sens, une voie d' acces a la connaissance du sensible.

lei les hommes donnerent un nom a ce qui sombre du visage dans I'indiffereno, du jour. Nom d'eau et de vent dans les ossuaires d' Algues et de Foraminiferes. La ou Ie feu de plein vent rencontre Ie feu qui jaillit il y a eu ce signe du dieu. Fluidite nerveuse du tissage, rigueur d'une main dans la brume allant aux pentes de Ia source.

Attaque des forces de la pierre ou elle s'eprend de ses nappes phreatiques. Virulence tranquille d'un ordre, d'un gouvemement. Rapports et proportions divulgues, disperses, oublies - bruissement dans la ruine de leur provenance.

Prosternation et baiser qui brulent encore la terre - poudre de musique dans le granit des iles, voix haute et intelligible du destin, lavee par Ie ressac, affolement et chuchotement d'entrailles, cousant et decousant nos vies.

L 'homme quand il a trouve dans la pierre Ies fentes et 1es enfoncements, les aretes et les sailIies qui servent de gouvernail, quand il a vu se defaire Ie centre geometrique du sourire, qu'il est alle reconnaitre dans les travaux de glaise et de glu, la ou la main des deux rives a scelle l' embrassement - nudite mordue, exulceree des corps, lustree de milliards de battements et de cris

cloue par I'accord et les nombres- par ou s'est-elle glissee ton arne de rodeur?'

1 Lorand Gaspar, Egee, Judee, op.cit., p. 27-28. Les vers 5 et 21 renvoient a la version de 1980.

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Dans cet extrait du premier poeme de la section « Pierre », l'action de nommer est l'une des premieres operations de l'acte poetique : « Ici les hommes donnerent un nom a ce qui sombre du visage dans I'indifference du jour. ». Non seulement parce que le fait d'ecrire implique une representation conceptuelle de la pensee, mais parce que cette representation est en soi un espace d'origine du concept ou, au moins, de valeurs et de significations nouvelles de tels concepts. Le poete nomme, et ce processus f!let en evidence l' attention qu' il porte aux elements qui I 'entourent. A l'interieur des diverses perceptions qui s'offrent a lui, le sujet lyrique choisit ce qu'il soumet a son ecriture afin de nous mener a leur contemplation. D'abord la nomination, et ensuite l' organisation dans une structure, constituent les premiers processus du geste poetique. Le paysage represente dans le texte procede d'une certaine disposition: «Nom d'eau et de vent dans les ossuaires d' Algues et de Foraminiferes. I La ou le feu de plein vent rencontre le feu qui jailIit il y a eu ce signe du dieu. ».

Cependant, la matiere du discours poetique depasse les concepts pour aller droit aux percepts. Tous deux constituent des elements syncretiques qui enrichissent le texte et permettent de faire appel a un contenu abstrait (episteme) et empirique. Cette ambivalence permet d'analyser deux aspects d'une meme zone sernantique du langage poetique, qui coincident dans la metaphore. C'est au sein de la metaphore que se combinent des niveaux et des sous-niveaux de signification sous une merne enonciation, et c'est a travers la sequence coherente des metaphores que se construit Ie discours poetique, comme le souligne Amelia Gamoneda :

[ ... ] La rnetaphore ne pense pas seu1ement deux referents a La fois, elle pense aussi les multiples possibilites d'articulation de sens entre les deux: elle pense Ie mouvement qu'installe la difference au sein d'une representation inexacte. Et c'est peut-etre ceci qui pourrait recevoir Ie nom de sensation poetique, a savoir, une activite cerebrale spontanee de creation d'hypotheses de sens rapportees au langage'.

I [ ... ] [L]a metafora no es solo que piense dos referentes a la vez, es que piensa las multiples posibilidades de articulacion de sentido entre ambos: piensa el movimiento que instala la diferencia en el seno de tan inexacta representacion, Y esto es 10 que quiza pudiera recibir el nombre de sensaccion poetica, es decir, una actividad cerebral espontanea de creacion de hipotesis de sentido referida a1 lenguaje (Amelia Gamoneda, «Sensacion y sensaccion poetica». Republica de las Letras n° 110, p. 139-145, Madrid. 2008, p. 143).

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La coherence metaphorique est done l'un des aspects a analyser afin de comprendre les mecanismes qui mode lent I' exercice poetique. Cet extrait de «Pierre» est l'un des exemples 011 la succession de referents produit une suite d' alterations propres a I' espace et au corps, pris simultanement : « Fluidite nerveuse du tissage, rigueur d'une main dans la brume allant aux pentes de la source ». C'est comme si Ie corps s' allongeait dans l' espace, alors que la matiere semble produire des reactions telles qu'on les voit dans la metaphore d'une « brume allant aux pentes de la source ». Le processus se poursuit dans 1'« Attaque des forces de la pierre 011 elle s' eprend de ses nappes phreatiques. / Virulence tranquille d'un ordre, d'un gouvemement ». C'est ainsi que l'espace acquiert une sonorite energique : « Rapports et proportions divulgues, disperses, oublies - / bruissement dans la ruine de leur provenance» ; et le paysage sefait entendre, il s'incame dans la pensee. C'est precisement la 011 l'aspect biologique precipite la parole, comme le releve Michel Collot :

Si la parole et la pensee humaines s'enracinent dans la chair, c'est que celle-ci, par son organisation, est deja une forme de langage. La biologie modeme assimile les echanges sur lesquels repose la vie de la cellule a la transmission de messages linguistiques. « Code genetique » ou « signal chimique » sont autant d'inscriptions ou d'informations logees au plus intime du corps, qui conditionnent aux yeux de Gaspar I'emergence de la parole.'

L'espace n'est pas seulement fait de bruit et de mouvements de matiere, il se presente metaphoriquement charge d' energie : « Prosternation et baiser qui brfilent encore la terre - / poudre de musique dans le granit des Iles ». Cette puissance conditio nne le sujet lyrique qui apparait pris dans la nature qui s'exprime face a lui: « voix haute et intelligible du destin, lavee par le ressac, / affolement et chuchotement d'entrailles, cousant et decousant nos vies. ». Le paysage meme qui est pensee, comme l'a deja suggere Michel Collot, est ici egalement destin, rencontre. Au sein de cette approche, l'homme reconnait la realite qui lui a ete donnee a partir de la constatation d'une separation biologique, d'une scission: « L'homme quand il a trouve dans la pierre les fentes et les

1 Michel Collot, La Matiere-emotion, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p.89.

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enfoncements, / les aretes et les saillies qui servent de gouvemail, / quand il a vu se defaire Ie centre geornetrique du sourire » ... II n'y a done ni communion ni harmonie, mais acces, contact. La matiere n'exerce pas seulement sa puissance sur le sujet lyrique, elle atteste la veracite de sa presence, et fait en sorte que la realite de l'existence sopere a travers le corps: c'est ce que le sujet « est alle reconnaitre dans les travaux de glaise et de glu, / la ou la main des deux rives a scelle l'embrassement - / nudite mordue, exulceree des corps, / lustree de milliards de battements et de cris - ». Et cette constatation prolonge un lien qui est assume par Ie sujet lyrique ; il n'y a pas de verite, mais la dimension esthesique qui emerge de la matiere lui suffit : « cloue par l'accord et les nombres -».

Le sens esthesique releve ici d'une experience totale; la verbalisation d'une perception spatiale eprouvee organiquement s'exprime par et dans tout le corps. Le langage poetique offre une interpretation de la matiere qui utilise le tremplin de la metaphore pour exprimer concepts et percepts (qui sont des elements de la realite perceptive dotes d'une grande vitalite). Mais la question qui articule la metaphore est celle de l'origine neuronale des concepts. Le «regard poetique » selectionne et amplifie des composantes specifiques, mais il faut remarquer que l'on peut parler de deux types de concepts, selon le neurologiste Semir Zeki : les inherited concepts (ceux qui organisent les stimuli et leur attribuent une signification) et les acquiered concepts (ceux qui sont produits par le cerveau a travers l 'experience et nous aident a percevoir et reconnaitre les stimuli). L'interaction du sujet avec la realite perceptive n'est pas uniquement faite de selection de percepts mais aussi de production de concepts : « Ce ne sont pas les perceptions qui menent a des abstractions et concepts, mais plutot l'inverse : nous formons nos "percepts" a partir des abstractions et concepts. » 1 .

Si au centre du langage poetique qui agit comme glossaire de la realite l'on peut trouver la rnetaphore, c'est parce que la connaissance tout autant que l' experience sont susceptibles d' etre amplifiees dans une rneme capsule de signification qui fait simultanement appel aux deux niveaux de la conscience: la metaphore permet dacceder a une I « It is not as if perceptions lead to abstractions and concepts, but the other way around: we form our percepts from abstractions and concepts» (Semir Zeki, Splendors and Miseries of the Brain. Love. Creativity and the Quest for Human Happiness, Wiley-Blackwell, Agawam, Massachussets, 2008, p. 21).

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connaissance abstraite et a une autre, empirique, a travers la condensation du langage qui multiplie sa capacite a suggerer des possibilites discursives non explicites. La metaphore, dont se nourrit l 'experience concrete, utilise de la connaissance abstraite. Et dans le langage poetique, l'exactitude de la parole cohabite avec I'ambigurte des significations qu'elle produit. Cette dialectique de la precision et de l'ambiguite est, qui plus est, eminemment perceptive, et inclut egalement le processus emotionnel des stimuli.

II. DE L' znsrtsa: A L' ESTHESIS

Chez Lorand Gaspar, la connaissance strictement scientifique s'exprime a I'interieur du poeme sous la forme d'une nomenclature terminologique sophistiquee, principalement compo see de notions de geologie, de botanique ou de zoologie. Cette nomenclature permet non seulement d' ancrer le langage poetique dans les aspects les plus precis de la matiere, mais egalement d'accentuer l'interaction des differents regnes de la matiere entre eux et avec le sujet qui les percoit. L'ecriture se nourrit d'une profonde connaissance du comportement de la nature pour decrire les interactions du paysage et lui restituer toute sa vitalite - y compris dans les paysages les moins dynamiques en apparence, voire inertes a priori. La precision des references produit des images egalement concises, des metaphores conceptuelles dont la relation entre source domain et target domain peut s' etablir avec une grande exactitude, de laquelle decoule paradoxalement une ambigurte encore plus accentuee. Les termes generiques comme oiseaux, plantes ou pierres sont tres souvent remplaces par des hyponymes, et leurs proprietes ont une implication semantique dans le texte. Ce sont des organismes concrets, qui ne pourraient etre rernplaces par d'autres sans que soit denature le paysage percu par le poete. Toute cette composition cree une intentionnalite poetique, dans laquelle chaque element de la matiere interagit avec un spectateur qui ne se montre jamais passif, mais reste au contraire toujours vigilant aux mouvements et alterations du paysage.

C' est cette interaction perceptive et emotionnelle avec I' espace qui semble motiver au premier chef l'ecriture de Lorand Gaspar. Percu, parce que le corps est en constante reaction face aux variations du paysage, et emotionnel, parce que cette perception possede une

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iimension qui - meme s'il est risque de la qualifier d'affective - doit :tre comprise au moins comme une commotion qui donne sa .ignifiance a I'enonce. A ce propos, il convient de souligner qu'en ce lui concerne I' emotion litteraire, il faut distinguer celle du lecteur de .elle du poete, Comme l'ont releve Lerner et Robinson: «[ ... ] ['emotion du poete doit etre une enquete descriptive et non pas normative. Un poeme en soi ne peut jamais offrir la preuve decisive que le poete a ou n'a pas experimente une certaine emotion (sauf selon certaines theories assez narves) : ce fait biographique et externe ne peut etre etabli que separement et n'a pas de pertinence critique. »1

En ce qui conceme l'analyse poetique, il ne s'agit done pas de savoir si le texte est l'expression d'une emotion concrete, ou si le poete se trouve dans tel ou tel etat emotionnel au moment de I'ecriture - mais si I 'emotion releve bien d'une realite cognitive articulant le texte, laquelle aurait sa place aux cotes des diverses operations cognitives propres a la perception. 11 faut par consequent se demander si l' emotion intervient dans l' elaboration de la metaphore comme l'une des ressources qui lui donnent sens. Le texte verbalise de cette maniere les liens entre I'experience perceptive et la signification emotionnelle qui en decoule : ce qui nous permet dacceder a une reconstruction intime et privee du paysage, et aux emotions que cela implique. En outre, cela nous permet dacceder non pas a tel ou tel pay sage particulier, mais a I'experience meme de l'espace telle que peut le codifier le langage poetique, ainsi que l'a precise Pierre Ouellet: « C'est d'une experience de vision que le poete nous parle, non pas du monde lui-meme )}2. Une composante emotionnelle extrait un fragment de la realite perceptive et lui attribue, a travers le langage rnetaphorique, une signification poetique qui s'en remet simultanement a sa propre appreciation singuliere de la realite, et a une universalite perceptive et emotionnelle qui derive de cet exercice d'introspection. Le fait que cette metaphore possede une composante

l « [ ... J [T]he emotion of the poet must be a descriptive and not a normative inquiry. A poem in itself can never offer conclusive evidence that the poet did not feel a certain emotion, nor (except on certain rather naive theories) that he or she did, this external, biographical fact can only be established separately and has no critical relevance» (Lerner & Robinson, The Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics, Princeton (USA), Princeton University Press, 2012, p. 404). 2 Pierre Ouellet, Poetique du Regard. Litterature, perception, identite, Sillery (Quebec), Septentrion, 2000, p. 154.

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epistemique et une autre, experientielle, nous permet de parler d'une epistemologie de la metaphore, langage qui donne forme a l'evenement esthesique qui est a la base de I'emotion de type somatique:

L'idee que le sens et la comprehension sont bases uniquement sur les structures propositionnelles est problematique car elle exclut (ou du moins cache) 1a plupart des moyens par lesquels nous donnons sens a notre experience. Par contraste avec ce point de vue conceptuel-propositionnel sur Ie sens et 1a connaissance, un ensemble significatif de preuves issues des sciences cognitives appuie l'hypothese selon laquelle Ie sens est donne par la nature de notre corps, en particu1ier nos capacites sensori-motrices et notre capacite a eprouver des sentiments et des emotions. Si nous regardons les enfants au stade pre-linguistique en train d'apprendre comment leur monde fonctionne et ce que les choses signifient pour eux, nous voyons qu 'une grande partie du sens est incame et non conceptuel ou propositionnel, meme s'il rendra plus tard la pensee propositionnelle possible'.

Au sein de la metaphore, la pensee poetique capture des aspects de la realite perceptive, s'exprimant en nuances dans les stimuli recus : le langage acquiert une dimension referentielle plus complexe en invoquant plusieurs espaces semantiques. C' est cette compression du monde percu - qui est aussi expression de soi-meme - qui arrive a se transmettre a travers le poerne. Le texte poetique reussit a faire voir la realite non pas malgre I'ambiguite de la metaphore mais grace it elle. La singularite de la poetique gasparienne reside dans la balance maintenue entre la signification abstraite et la signification incamee.

Le poeme, chez Lorand Gaspar, nous enseigne la facon dont nous percevons et dont nous nous sentons, ces deux processus etam intimement lies. L' imaginaire du lecteur cree des correlats ernotionnellement compatibles avec les perceptions auxquelles une signification corporelle et epistemique a ete attribuee, sans se

I «The idea that meaning and understanding are based solely on propositional structures is problematic because it excludes (or at least hides) most of what goes into the ways we make sense of our experience. In striking contrast to this conceptual-propositional view of meaning and knowledge, a substantial body of evidence from the cognitive sciences supports the hypothesis that meaning is shaped by the nature of our bodies, especially our sensorimotor capacities and our ability to experience feelings and emotions. If we look at prelinguistic infants and at children who are learning how their world works and what things mean to them, we will find vast stretches of embodied meaning that are not conceptual and propositional l1 character, even though they will later make propositional thinking possible» (Marc Johnson, The Meaning of the Body. University of Chicago Press. 2007, p. 9).

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preoccuper de savoir si l' ecriture a pu etre determinee auparavant par une realite cognitive-emotionnelle chez l'auteur (comme le suggerent encore une fois Lerner et Robinsonl).

Ce qui interesse I' analyse poetique est de reconnaitre le passage des concepts aux percepts, I'equilibre entre ce qui correspond a l' epistemique et a I' esthesique afin de comprendre les mecanismes associatifs de la metaphore.

Nuit sur mer plus noire que mer. II faut ramer longtemps, je sais. La barque est noire et blanche la peau hum ide et fri1euse (ton corps sentait la resine vers I'aube et la sauge) re rame une jubilation se tend sur les eaux couleur de ramier, tu casses Ie pain cuit dans I'ecorce d'orange,- a mer change rapidement d'armure (je ne te reconnaissais plus Ie matin dans les draps du regard) 1a mer plie de grandes barres de miel roux, la fraicheur surprise dans les menthes, l'origan et Ie nerprun epineux- il y a des ties encore tres accroupies la chapelle blanche sur le dos et des femmes qui viennent, greees de noir comme si tout etait deja tard et couvert de cendre.i

Dans cet extrait du « Repas des oiseaux », la description de l'aube semble provenir d'une barque ou rame le sujet lyrique, qui glisse a I'interieur du paysage - lequel ne fait done pas l'objet d'une observation passive, fixee sur un horizon immobile. Le paysage ri'apparait pas fige mais en pleine transformation (ici, le passage du jour a la nuit), laquelle entre en resonance avec I 'alteration organique pro pre au sujet lyrique, dont temoigne « la peau hurnide et frileuse » -

1 « Ce qu'exprime un poeme n'est clairement pas I'emotion du poete avant qu'il ne commence a I'ecrire, mais peut-etre son emotion originale dans la mesure ou I'ecriture du poeme I'a aide a la decouvrir, voire a la sentir: "L'expression est la clarification d'une emotion trouble", dit Dewey», (ecWhat a poem expresses is clearly not the emotion of the poet before he began writing it, but it may be his original emotion insofar as the writing of the poem helped him to discover, even to feel it: "Expression is the clarification of turbid emotion," says Dewey» (Lerner & Robinson. The Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics.op. cit., p.404). 2 Egee, Judee, op. cit." p. 58.

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expenence esthesique que Mark Johnson definit comme « la nature corporelle de la signification» 1. C' est par ce sentir de la matiere, « la resine vers I'aube et la sauge », que l'experience esthesique prend toute son importance. Le sujet lyrique est incorpore a I'espace dont la beaute le bouleverse jusqu'a trouver qu'« une jubilation se tend sur les eaux couleur de ramier ». C'est I'emotion qui apparait au fondement de la contemplation; on constate la la maniere dont une reconnaissance conceptuelle (epistemique) des elements du paysage se voit combinee avec une incessante activite cognitive de perception - tout comme I'est le paysage en permanente evolution (<< la mer change rapidement d'armure »). Pour un tel sujet lyrique, I 'experience n'est jamais previsible : «je ne te reconnaissais plus le matin dans les draps du regard) / la mer plie de grandes barres de miel roux, / la fraicheur surprise dans les menthes, l'origan / et le nerprun epineux - » : dans I'experience esthesique, la matiere ne cesse d'etonner Ie corps. Comme l' a souligne Michel Collot, « [Lorand] Gaspar se propose de reincarner l'ecriture dans l 'experience concrete, de la "rematerialiser" »2. Le paysage possede la capacite pour muter et faire muter: il emeut,

L'approche sensible de la realite, depourvue des ressources conceptuelles, est fondee sur une experience privee et solitaire du monde qui se verifie dans le poerne, comme il a deja ete releve. Le fait que cette experience soit un evenement intime permet de parler d'une connaissance qui est conscience de soi - ce que Pierre Ouellet appelle esthesis:

Le poeme construit nne «vision de visions du monde», et meme un monde de visions du monde, dans la mesure ou tout acte perceptif est lui-meme inscrit dans le monde, non pas ce1ui de la nature, de la physis, rna is celui de l'experience ou de la connaissance sensible, de I 'esthesis. Ce dont parlent 1es textes litteraires, dans leurs formes d'expression et leurs formes de contenu, c'est de notre sensibilite au monde et it no us-memes comme partie du monde: ils parlent esthesiquement - je dirais qu'ils par/en! l'esthesis. Ils sont paroles sentences, plus que pens antes - si I'on veut bien entendre que ce qu'ils donnent ainsi it sentir ou it percevoir, c'est le sentir meme et Ie percevoir en tant que tee.

l Mark Johnson, The Meaning of the Body, op. cit., p. 90. 2 Michel Collot, La Matiere-emotion, op. cit., p. 86. 3 Pierre Ouellet, Poetique du Regard: Litterature, perception, identite, op. cit., p. 154.

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Par consequent, ce qui est vraiment intime, c'est la codification que Ie poete fait de la realite a travers le langage. Relevons ici le code d'austerite caracteristique pratique par Lorand Gaspar dans son ecriture: n'y trouve-t-on pas une atmosphere d'Imperturbabilite qui pourrait faire penser a la notion d'ataraxie ? De fait l'ataraxie, comme approche philosophique qui traverse lepicurisme, le stoicisme et le scepticisme autour d'une idee d'harmonie entre l'homme et le monde, se retrouve bel et bien dans sa poetique. Le souci de la moderation et de la limite correspond a lidee d'un « homme apprenti » de la nature, adoptant l'attitude d'un inepuisable observateur de la lumiere et de la matiere. La poesie de Lorand Gaspar se deploie selon le principe d'un continuum: la condensation des images de toutes les formes de vie, et la revitalisation des espaces apparemment inertes, caracterisent son ecriture temoignant d'une atmosphere de grande serenite. Serenite, et non pas inaction ou indifference a l' egard du monde ; intimite, et non pas isolement. Ici, la notion d'ataraxie ne signifie ni passivite ni inhibition, mais revitalisation ; il ne s'agit pas d'exacerber tel ou tel aspect de la nature, mais d'en reconnaitre l'equilibre structurel. On peut parler ici d'une « poetique ataraxique », non seulement parce qu'elle met en evidence un equilibre ernotionnel, mais aussi parce qu'elle se reconnait comme connaissance de soi ; elle est simultanement contention et exaltation du corps. La poesie constitue Ie passage de l' epistemique a I' esthesique :

C'est sur ce postulat [de l'esthesis] que se fonde I'etude de la perception discursive et de levolution des formes de la sensibilite dans les textes litteraires. Les modes de la connaissance sensible chang em avec Ie temps, tout comme les modes de la connaissance rationnelle (ruptures epistemiques, changements de paradigmes, revolutions scientifiques, etc.), et I'un des mecanismes de I'innovation dans Ie champ de l'esthesis est la rnetaphorisation perceptive, soit le changement de «lieuxs discursifs, au sens d' Aristote, qui a pour support (pour source ou cible) le champ semantique de la sensorirnotricite, tout comme la modelisation ou Ie changement de modeles (explicatifs ou descriptifs) constitue pour l'episteme rationnelle Ie moteur de I'evolution et des revolutions (ainsi dans Ie passage de I'egocentrisme a I'heliocentrisme, des modeles mecaniques aux modeles thennodynamiques, des mode1es deterministes a des modeles probabilistes puis stochastiques, dans le domaine de la physique)'.

I [d.

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III. LES CHE~S DE L'INCERTlTUDE

Les elements epistemiques presents dans lecriture de Lorand Gaspar ne constituent pas pour autant une construction scientiste du poerne. Les textes n'ont pas dintentionnalite didactique ; leur contenu scientifique participe pleinement d'une elaboration poetique du langage. Merrie s'ils recourent a une nomenclature scientifique, ils ne font pas d'une description de paysage l'objet d'un catalogue geologique ou botanique ; s'ils incluent les grandes forces de I'activite biologique des corps vivants - geologie comprise -, c'est pour rendre compte des grandes lois regissant la vie de la nature dont nous sommes partie prenante. La contemplation, comme acte intime, repose sur I'experience esthesique, et ce qu'eUe decrit du monde naturel n'a pas pour but de dresser le releve encyclopedique des richesses de la nature dont l'homme s'affirmerait scientifiquement maitre et possesseur: le regard precis qu'elle deploie sur les choses conduit le sujet lyrique a l'incertitude.

Considerons « Le repas des oiseaux » :

Le soleil est deja haut et tu ecoutes les cailloux. La lumiere est un vivier de bul1es et de bonds legers, tu tlottes au plafond de grandes salles liquides et tes mouvements nagent decousus dans Ie tain - il y a ce bruit de degel que rendent a midi les fonds des boues qui ont tant englouti de clameurs - la note pure de I'eau tient ferrne l'agonie d'un rayon pose hors d'haleine sur les pierres­ les filets sont jetes comme d'habitude et tu regardes incredule Ie ciel sans nuage - et qui sait Ie lieu et qui sait Ie temps? Rappelle-toi les fonds sous la voute glauque la lueur dans la faille, Ie tressaillement des cceurs, le fer rapide et la lutte obscure pour remonter la mort dans la lumiere.

Immobile a la barre, ses yeux d'ombre et de malice perdus dans la brume legere des vagues, il murmure : Mais que cherchent-elles nos ames a voyager? [*] Plus loin, plus loin que memo ire - tant d'effervescence dans lineclaire dans les vases glaiseuses de la chair, qui sait, qui sait jusqu'ou I'on peut bruler

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jusqu'ou te suivrai-je ineffable fraicheur ?'

La construction progressive du paysage se fait sur la base de I' experience sensible. La connaissance ne semble pas ici cumulative mais plastique. L' on constate, des le premier vers, un equilibre entre concepts et percepts : «Le soleil est deja haut et tu ecoutes les cailloux». Au debut, la metaphore de «la lumiere » comme «un vivier de bulles et de bonds legers » etablit un rythme qui regira ensuite la totalite du poeme : celui detre simultanernent le mouvement de l'observateur (« tes mouvements nagent decousus dans le tain ») et celui du paysage (« ce bruit de degel que rendent a midi les fonds»).

Par le jeu des metaphores, le poerne parvient a une agitation renforcee, due a une succession d'images qui modifient la position de l'observateur lyrique, tout en assurant sa coherence au plan metaphorique. S'il y a turbulence, elle reste delicate et la commotion est d'ordre emotionnel : c'est « le tressaillement des cceurs » qui en rend compte, qu'occasionne « la note pure de l'eau [qui] tient ferme l'agonie / d'un rayon pose hors d'haleine sur les pierres - ». II s'agit la d 'une des rnetaphores les plus energique, du poeme : la nature semble amplifier la vitalite qui lui est inherente a travers la transformation d'une matiere (la lurniere d'un rayon, qui s'eteint) par une autre (l'eau qui la reflete ou la noie). Et c'est parce que l'observateur lyrique revele la commotion dont il est l'objet que Ie paysage voit son aspect emotionnel d'autant plus accru. Michel Collot l'a note: « L'emotion ressentie face a de tels paysages est pour lui le signe d'une ~articipation, voire d'une appartenance a l'univers materiel [ ... ] » .

Une sorte de quietude se degage-t-elle de I'atmosphere d'un tel poerne ? II faut aussi noter l'incertitude qui y regne, la preoccupation d'un danger semble envahir le sujet lyrique : «Immobile a la barre, ses yeux d'ombre et de malice / perdus dans la brume legere des vagues, il murmure ». Ce n'est done pas par le fait d'un paysage immobile que no us pourrions parler a son propos d'une forme d'ataraxie ; le paysage se construit en effet de maniere dynamique, et le sujet lyrique participe pleinement de ce dynamisme, pris qu'il est

, Egee, Judee, op. cit., p. 55-56. 2 Michel Collot, La Matiere-emotion, op. cit., p. 87.

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dans un tel mouvement general. Soulignons cette interrogation fondamentale: « Mais que cherchent-elles nos ames a voyager? » La relation qui s 'etablit entre la perception et l'assimilation ernotionnelle de I' espace - meme si l' atmosphere evoquee peut suggerer une forme de peur -, reussit au point de faire en sorte que le sujet lyrique neutralise to ute perturbation. Ce n'est done pas la quietude mais l' agitation coherente qui caracterise la sorte d' atmosphere qu' on a appelee, plus haut, « ataraxique ». Michel Collot Ie confirme encore: «Notre vie affective et intellectuelle elle-meme, comme celle de notre o rganisme, se nourrit dechanges continus avec ce qui nous entoure [ ... ] »1.

Si le langage poetique peut reellement conduire a une forme d'assimilation de la realite qui prend sa source dans I'evenernent esthesique et parvient a la conscience de soi, ce n'est pas seulement parce que les references epistemiques du texte (renvoyant aux composantes de la matiere qui interagissent mutuellement et sont percues par le sujet) acquierent une valeur poetique, mais c'est surtout parce qu'elles revelent une forme de perplexite. Une perplexite (« Plus loin, plus loin que memoire -») qui releve d'une consternation simultanement mentale et corporelle: «tant d' effervescence dans I'ineclaire I dans les vases glaiseuses de la chair ». Comme consequence de cette double fragilite de l'intellect et de l'organisme (tous deux impliques dans la connaissance de l'espace et la perception d'un paysage en pleine evolution), la perplexite conduit le sujet lyrique a une situation d'incertitude. Le poeme acquiert plus de force au travers des successives interrogations rhetoriques qui condensent la vitalite du paysage : «et qui sait le lieu et qui sait le temps ? » Les contenus epistemique et esthesique parviennent ici a leurs limites en tant que moyens d' acces a la connaissance, en laissant le poeme comme espace dindetermination ou convergent I'homme, le monde et ce qui suture la fissure qui les separe. Le poete ne pretend pas posseder une verite a propos de la realite, mais ill' interpelle : «qui sait, qui sait jusqu'ou I'on peut bruler I jusqu'ou te suivrai-je ineffable fraicheur? » Dans une telle poetique, c' est I' incertitude et non pas la connaissance qui constitue Ie contact entre I 'homme et la realite exterieure,

I Ibid.

l18

vlais quand un mouvement plus vif, celui d'une autre sorte de feu ·encontre Ie feu visuel et Ie separe jusqu'aux yeux ~uand par les fentes memes de l'cei1 de force i1 se fraie un acces et les dilacere - il ,'en ecoule un melange de feu et d'eau que nous appelons larmes, ainsi a I'encontre du feujailli de l'ceil comme d'un eclair, vient un feu en sens contraire, Ie penetre et ,'eteint dans I'humeur; en ce bouillonnernentjaiUissent des couleurs de toutes sortes : eblouissement peu a peu delave, eponge par les calcaires _ 1

On retrouve dans cet extrait de « Pierre » la notion d'ecriture ataraxique, liee au fait que la sensation se voit situee aux fondements de la connaissance. On pourrait dire qu' ici c' est bien I' experience esthesique qui met I'ecriture en mouvement, lui sert de detonateur. Detonateur, parce qu'aussitot surgit l'agitation d'un «mouvement plus vif », dans la mise en contact de la matiere, du feu et du regard: « celui d'une autre sorte de feu / rencontre le feu visuel et Ie separe jusqu'aux yeux / quand par les fentes memes de I'ceil de force il se fraie un acces et les dilacere - ». L'evenement esthesique consiste, pour le sujet lyrique, en cette commotion qui resulte du contact de la nature avec son « corps-esprit» : « il s'en ecoule un melange de feu et d'eau que nous appelons larmes ». II y a effectivement une puissance dans l'acte emotif qui se produit, non pas comme un instant mais comme une succession, en un continuum : « ainsi a l' encontre / du feu jailli de l'ceil comme d'un eclair, vient un feu en sens contraire, le penetre et seteint dans l'humeur ». Cependant, du point de vue du poete observateur, les stimuli qu'il percoit lui apparaissent lies en un tout ou se neutralisent tous les exces. On pourrait dire qu'un regard harmonique s'impose alors, jusqu'« en ce bouillonnement [ou] jaillissent des couleurs de toutes sortes : / eblouissement peu a peu delave, eponge par les calcaires ». Tout cela donne de la stabilite a l'espace et a la relation unissant l'individu au paysage. Le poerne construit une coherence structurelle entre la matiere et le sujet qui ouvre, a travers la metaphore (regard-feux, eau-larme, eblouissement­ couleur) une voie dacces a la connaissance sensible - connaissance depourvue de toute fonctionnalite de type positiviste. Et c'est a cette coherence structurelle qu' on doit l' atmosphere ataraxique des poemes, ou tous les elements participent de I'experience esthesique, de cette convergence entre 1 'homme et le monde qui donne naissance a l' emotion poetique :

I Egee. Judee. op. cit., p. 29.

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Mais cette matiere-emotion n'est qu'une matiere premiere. Elle sommeille en chacun de nous, dans un etat de latence et de confusion, ou se me lent inextricablement affects, percepts et signifiants. Elle sollicite la conscience par son « intensite » mais aussi son obscurite. La tache du poete est a la fois de reveiller et d'ordonner ce chaos [ ... f.

Le sens ultime de cette poetique ataraxique est de rendre harmonieuse la tension initiale entre la nature et I'etre humain : elle permet de suturer la scission entre run et I' autre, en produisant un deuxieme evenement esthesique dont le poeme constitue la manifestation. Tout se passe non pas comme un factice embellissement de la realite, mais comme une double assimilation: celle des mutations internes propres a une nature toujours en mouvement, en merne temps que celle des alterations d'humeur propres a la perception qu'en a le sujet. Le poeme est ainsi veritablement vision du monde.

IV. EN FACE DE LA MATIERE

L'une des particularites les plus interessantes de ces poemes reside dans le fait que la perception du paysage met en evidence une transition corporelle entre l' evenement esthesique et la perplexite que vit le sujet lyrique. Cette perplexite peut etre le resultat d'une confrontation avec la beaute, qui donne lieu a l'acte poetique, et parfois la consequence de la separation entre l'homme et le monde deja mentionnee. La philosophie de l'art le verifie egalement : «Certes, les paysages (et autres objets naturels) peuvent etre beaux, mais [ ... J la beaute, tout en etant une caracteristique de lesthetiqua, n'est ni sa propriete unique ni son caractere distinctif. »2

Respiration de flute dans le po ids du calcaire. Tout un monde de choses incertaines, de clartes gris-brun furtives de fauvette

I Michel Collot, La Matiere-emotion, op. cit., p. 92. 2« Certainly, landscapes (and other natural objects) can be beautiful, but [ ... ] beauty is one feature of the aesthetic but neither its only nor its distinguishing feature. » (Graham Gordon, Philosophy of the arts: an introduction to aesthetics, London, Routledge, 1998, p. 214).

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bavardage distrait de cailloux - des pas emus, en desordre parmi les mesures austeres du geometre. Ombre charnelle dans la foret depouillee des futs, dans Ie trou hurnide de la caveme oculaire fraicheur pieds nus du soleil sur les dalles la plus dogmatique lumiere doucement effritee sur la peau ou frileuse, caillee dans la tete quand retombent les bruits. Sur la colline ou tu as vainement contemple la Proportion ou tu as touche I'enflement des courbes regarde la lumiere intimidee, tendre et nostalgique lumiere de l'age sur Ie ventre erode-

courant depuis des pas dans I'herbe des annees c->'

La succession des images du poerne (toujours extrait de « Pierre ») cree une atmosphere detrangete, due aux traces de I'antiquite pastorale au sein du paysage grec : « Respiration de flute dans le poids du calcaire ». La multiplicite des stimuli assaille les capacites perceptives du sujet, partagees entre le desordre actuel des vestiges perc;us et I' ancien ordre du site qu' avaient su orchestrer « les mesures austeres du geometre » antique : «Tout un monde de choses incertaines, de clartes gris-brun furtives de fauvette / bavardage distrait de cailloux - des pas emus, en desordre parmi les mesures austeres du geometre ». Couleurs et sons configurent une composition qui fracture l'ancienne harmonie, en suscitant la perception de stimuli ambigus, non commensurables les uns aux autres, s'intercalant entre l'espace tel qu'il se presente dorenavant et la conscience cultivee qui I'apprehende. D'ou 1'« Ombre charnelle dans la foret depouillee des ruts, dans le trou humide de la caverne oculaire»: la «caverne oculaire » du regard devient «trou humide» par l' emotion qui l'emplit en imaginant que, de «la fore! depouillee des flits» des colonnes en ruines, surgit une « ombre » - mais « charnelle » ! -, celle de l'antique humanite hantant encore ces lieux, qui double le paysage de pierres de la presence des corps qui y vecurent, melee a celle du « soleil » qui y marche « pieds nus» sur « les dalles» en compagnie du poete visiteur : «la plus dogmatique lumiere doucement effritee sur la peau ou frileuse, caillee dans la tete quand retombent les bruits. ».

1 Egee, Judee.op. cit., p. 33.

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Par consequent, la « suspension» du sujet lyrique est produite par une experience esthesique qui Ie confronte a l'irruption de la beaute. Beaute et incertitude apparaissent ici comme deux elements intimement lies: «Sur la colline ou tu as vainement contemple la Proportion I ou tu as touche l'enflement des courbes », cette beautc n'est pas le resultat d'un regard idealise sur la nature - regard qui serait en fait du a la culture, a la reconnaissance de la « Proportion» regissant l'architecture antique et son amenagement des sites. En dehors de toute geometric mentale, le sujet lyrique contemple les ondulations et les cretes de la montagne : «regarde la Iumiere intimidee, tendre et nostalgique lumiere de l'age sur le ventre erode­ II courant depuis des pas dans l'herbe des annees - ». Dans I' enchainement des metaphores surgit une nature fragile ou paysage et individu se trouvent soumis au passage du temps. Le poete prend conscience, au-dela de la certitude de la matiere, de la realite organique des choses, d 'une forme de confrontation a la beaute que souligne dans le poerne sa « suspension» d' avant le vers final. Ce que soutient Michel Collot a propos de Francis Ponge pourrait se verifier ici : «La recherche d'un langage transparent et ressemblant a son objet suppose la reduction de ceIui-ci a l'evidence, mais aussi l' epoche de la subjectivite, la censure de tout ce qui pourrait alterer une impassible identite »1•

v. DE LA BEAUTE A. L'INCERTITUDE: UN ART POETIQUE

Beaute et incertitude sont - tel que nous l'avons deja suggere­ deux des aspects fondamentaux de l' ars poetica de Lorand Gaspar. Rien ne se passe a l'exterieur de cet evenement esthesique et aucune connaissance ne se tient vraiment en dehors de lui. En fait, cette experience de contemplation - cette constatation de soi dans le paysage - est egalernent une suspension de toutes les categories absolues, et non pas exclusivement epistemologiques ou esthesiques, parce que la notion d'ataraxie telle qu'on la conceit ici implique la neutralisation de l'excitation debridee tout en donnant au poeme un equilibre, un rythme coherent et une structure metaphorique logique. L'idee meme d'une epistemologie de la metaphore ne peut etre que

1 Michel Collot, La Matiere-emotion, op. cit., p. 269.

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l'acceptation paisible d'une incertitude: le poete ne reclame pas la verite, mais le doute.

Suis-moi vers les cimes, lei, monte encore, deleste-toi, desentrave-toi, secoue la pesanteur qui te colle au sang. Monte encore. Defais-toi du feu sombre qui te tire a son fond, qui te baise de ses petales et que tu nommes diversement entre lumiere et obscurite, entre commencement et fin. Je t'apprendrai a percer les reflets et les ombres, a te tenir debout sur la coupole eternelle du bleu. Et 13. te toumant vers la vaste mer du beau, la contemplant, tu enfanteras des disc ours sublimes, inspires par un amour sans bornes de la sagesse, tu atteindras 1a connaissance unique, connaissance de la beaute ... Voila que tu traines dans la penombre des quartiers peu surs, Ta parole est une eau sourde aux lueurs incertaines, ton arne, nourrice obscure de cet assemblage instable de lassitudes et de fulgurations, de parfums legers et d'essences putrides. Et ta main tremble d'avoir touche le plein et Ie creux, ce duvet d'aile dans une pierre c->'

Ce dernier extrait de «Pierre» est 1 'un des exemples les plus interessants de la poetique de la matiere-emotion. La construction de l'espace dans le poerne en prose se base sur une vitalite progressive qui suppose un effort physique. La voix lyrique, une voix-guide, dialogue en cornplicite avec un auditeur lyrique qui est Ie personnage vraiment actif sur la « scene» du poeme et qui, d'une certaine facon, est aussi le lecteur. Le mode verbal de limperatif rend encore plus energiques les instructions de cette sorte de mentor auquel le « lecteur lyrique» se trouve soumis. Le guide indique : «Suis-moi vers les cimes, la, monte encore, deleste-toi, desentrave-toi, secoue la pesanteur qui te colle au sang ». II s'impose au lecteur comme s'il etait le personnage qui transite dans I' espace, la voix du guide montre une route qui s'eleve dans Ie paysage : « Monte encore ».

En plus de placer l'experience esthesique sous le signe d'un effort du corps, cette ascension vers la cime met l' accent sur l' activite de l'observateur lyrique. Le poeme met en jeu un processus d'apprentissage 011 la contemplation ne reste jamais passive, mais s'incame en un effort physique. Le promeneur apparemment perdu doit se degager d'un « feu sombre» qui exerce sur lui sa seduction et risque d'empecher son ascension - comme si un exces de lumiere ou dobscurite pouvait I'empecher de reconnaitre son chemin: « Defais­ toi du feu sombre qui te tire a son fond, qui te baise de ses petales et que tu nommes diversement entre lurniere et obscurite, entre

i Egee, Judee, op. cit., p. 35.

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commencement et fin». Le «disciple» doit vaincre les simulacres produits par sa perception: « Je t'apprendrai a percer les reflets et les ombres, ate tenir deb out sur la coupole eternelle du bleu ».

C'est seulement en surmontant I'adversite au cours de son ascension que l'Homo viator pourra trouver la forme d'ataraxie qui precede la creation; car l'apprenti semble incamer le poete qui va engendrer des « disc ours sublimes », fondes sur une communion avec 1 'existence qui se concretise dans I'experience esthesique. Le guide ou mentor affirme : «Et la te toumant vers la vaste mer du beau, la contemplant, tu enfanteras des discours sublimes, inspires par un amour sans bomes de la sagesse » : comme si le fait de parvenir a un etat maximal de contemplation active equivalait a penetrer dans l'antichambre de l'acte createur. La beaute apparait comme l'origine et la finalite de la connaissance et constitue la seule chose a laquelle le sujet lyrique aspire vraiment : « tu atteindras la connaissance unique, connaissance de la beaute ... ». C'est une connaissance a la fois introspective (dans la me sure ou elle est conscience de soi) et extravertie (alors qu'elle se developpe sur la realite exterieure) : telle est la matiere-emotion.

L' atmosphere apparemment paisible qui se construit sera radicalement affectee par un changement dintensite qui precipite le sujet lyrique vers une zone de danger: « Voila que tu traines dans la penombre des quartiers peu surs. ». A la fin du poeme, on ne percoit pas une simple commotion, mais une sorte de transe qui fait penser a la notion de sublime. Mais si « [t]a parole est une eau sourde aux lueurs incertaines », c'est qu'elle n'arrive pas a reduire sa distance d'avec la realite, et devient suspension: la seule chose qu'elle connaisse, c'est alors le doute. Quand le sujet lyrique se confronte ala matiere, il verifie la maniere dont I'experience esthesique est, avant tout, convulsion du corps-esprit: «ton arne, nourrice obscure de cet assemblage instable de lassitudes et de fulgurations, de parfums legers et d'essences putrides. Et ta main tremble d'avoir touche le plein et le creux, ce duvet d'aile dans une pierre - ».

VI. LA « POES1E-EPOCHE », POUR CO"CLURE

La pensee analytique s' entrelace a la pensee poetique dans une approche de la realite qui rappelle le principe philosophique de Pyrrhon d'f:lis - ce que Richard Bett appelle the indeterminacy thesis,

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cest-a-dire : « La these selon laquelle la realite est intrinsequement indeterminee. »1 Dans la pen see de Pyrrhon, l'acces a la connaissance implique une suspension du jugement categorique ; ce principe d "indetermi nation est la base d'une paix interieure fondee sur la reconnaissance de l'incertitude. Selon cette approche, ce que l'on peut le mieux connaitre, c'est notre pro pre impossibilite d'apprehender la realite ; et c'est dans le traitement de cette indetermination, ou l'on acquiert la conscience de soi, que se produit un phenomena d'empathie entre l'homme et sa propre existence, ou entre le monde exterieur et lui. La relation a la realite se produit sur un plan aussi bien intellectuel qu'emotionnel. Le declencheur de cette volonte pour « [se] comprendre au monde », c'est I'experience esthesique que soutient I' acte createur.

Notre etude soutient I'idee que l 'emotion constitue une mediation entre Ie concept et le percept, et que la poesie est l'expression d'une telle experience corporelle. Ce que nous connaissons a travers notre comprehension sensible et ce qui est acquis par connaissance abstraite font partie d'un me me processus dapprehension de la realite, ou les emotions jouent un role fondamental. Voila ce que nous rappelle constamment la poesie de Lorand Gaspar, verbalisation d'une perception ernotionnellement dotee de signification'.

Cependant, ce qui est vraiment decisif dans le poerne, ce ne sont ni ses contenus de verite, ni meme sa capacite a connaitre, mais sa faculte d'etonnemcnt. Le poeme cesse d'aspirer a dire la Verite, prenant en compte les mecanismes cognitifs lies a la perplexite et a I'Indetermination : il suspend le jugement. L'apprentissage releve d'un processus sans fin, jamais d'un constat definitif ; ce qui ne debouche pas sur de la confusion, mais sur I'admission d'une irresolution. Peut-etre est-ce a cette inscription d'un principe d'incertitude en elle qu'on serait en droit de l'appeler une Poesie­ epoche.

1 « [T]he thesis that reality is inherently indeterminate» (Robert Arnot Home Belt, Pyrrho. His Antecedents, and His Legacy, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 5). 2 «There is no cognition without emotion, even though we are often unaware of the emotional aspects of our thinking» (Mark Johnson, The Meaning of the Body. University of Chicago Press. 2007, p. 9).

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