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Published in Philosophie, Minuit, 109, March 2011, 43859. 1 Giuseppe Bianco Portées du nom « Bergson ». Portraits de groupe avec philosophe À la fin des années soixante-dix, Michel Foucault rédige, pour un numéro monographique de la Revue de métaphysique, un essai consacré à son ancien directeur de thèse Georges Canguilhem qui, quelques années plus tard, sera publié, sous une forme légèrement modifiée, en guise d’introduction à la traduction anglaise du Normal et le pathologique. Dans cet écrit célèbre, « La vie : l’expérience et la science », on trouve l’esquisse d’un tableau de la philosophie française du vingtième siècle, une esquisse schématique, mais qui, néanmoins, se revendique d’une certaine portée heuristique. Selon Foucault une « ligne de partage » aurait séparé « une philosophie de l’expérience, du sens, du sujet » comme celle de Sartre et de Merleau-Ponty, d’une « philosophie du savoir, de la rationalité et du concept », celle de Cavaillès, de Bachelard, de Koyré, de Canguilhem. Foucault, qui s’inscrit implicitement dans cette lignée, ne manque pas de rappeler l’engagement politique, tant pendant la guerre, que pendant les années soixante, de cette deuxième lignée, qui ne dissociait pas la « question du fondement de la rationalité » de « l'interrogation sur les conditions actuelles de son existence ». Ce qui nous intéresse ici est que, dans la version de 1985, Foucault fait remonter ce clivage au XIX siècle, à Lachelier et Couturat, Maine de Biran et Comte et il pose, comme figures inaugurales, au début du XX e siècle, Bergson et Poincaré 1 . Laissons de côté Poincaré, dont la figure de savant avait été embrigadée, à l’aube de 1900, tant par les « bergsoniens » (Le Roy) que par les néo-kantiens (Brunschvicg), et essayons plutôt de partir du rôle qu’y joue Bergson dans ce tableau duel, qui, répété et transformé dans des contextes différents 2 , s’est rapidement officialisé. Alain Badiou, dans son livre sur Deleuze, dans les Logiques des mondes et dans plusieurs autres interventions 3 , l’a repris en partie. Bien qu’en déplaçant certains des 1 M. Foucault, « La vie : l’expérience et la science », in Dits et écrits, tome II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 764. 2 Dans un entretien de 1983, Foucault opposait la résistance concrète de Canguilhem et Cavaillès à l’immobilisme des « existentialistes » pendant la guerre (M. Foucault, « Politique et éthique. Une interview », in Dits et écrits, t. IV, p. 586). 3 Par exemple : « Panorama de la philosophie française contemporaine », New Left Review, 2005.

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Published*in*Philosophie,*Minuit,*109,*March*2011,*43859.*

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Giuseppe Bianco Portées du nom « Bergson ».

Portraits de groupe avec philosophe À la fin des années soixante-dix, Michel Foucault rédige, pour un

numéro monographique de la Revue de métaphysique, un essai consacré à son ancien directeur de thèse Georges Canguilhem qui, quelques années plus tard, sera publié, sous une forme légèrement modifiée, en guise d’introduction à la traduction anglaise du Normal et le pathologique. Dans cet écrit célèbre, « La vie : l’expérience et la science », on trouve l’esquisse d’un tableau de la philosophie française du vingtième siècle, une esquisse schématique, mais qui, néanmoins, se revendique d’une certaine portée heuristique. Selon Foucault une « ligne de partage » aurait séparé « une philosophie de l’expérience, du sens, du sujet » comme celle de Sartre et de Merleau-Ponty, d’une « philosophie du savoir, de la rationalité et du concept », celle de Cavaillès, de Bachelard, de Koyré, de Canguilhem. Foucault, qui s’inscrit implicitement dans cette lignée, ne manque pas de rappeler l’engagement politique, tant pendant la guerre, que pendant les années soixante, de cette deuxième lignée, qui ne dissociait pas la « question du fondement de la rationalité » de « l'interrogation sur les conditions actuelles de son existence ». Ce qui nous intéresse ici est que, dans la version de 1985, Foucault fait remonter ce clivage au XIX siècle, à Lachelier et Couturat, Maine de Biran et Comte et il pose, comme figures inaugurales, au début du XXe siècle, Bergson et Poincaré1.

Laissons de côté Poincaré, dont la figure de savant avait été embrigadée, à l’aube de 1900, tant par les « bergsoniens » (Le Roy) que par les néo-kantiens (Brunschvicg), et essayons plutôt de partir du rôle qu’y joue Bergson dans ce tableau duel, qui, répété et transformé dans des contextes différents2, s’est rapidement officialisé. Alain Badiou, dans son livre sur Deleuze, dans les Logiques des mondes et dans plusieurs autres interventions3, l’a repris en partie. Bien qu’en déplaçant certains des

1 M. Foucault, « La vie : l’expérience et la science », in Dits et écrits, tome II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 764. 2 Dans un entretien de 1983, Foucault opposait la résistance concrète de Canguilhem et

Cavaillès à l’immobilisme des « existentialistes » pendant la guerre (M. Foucault, « Politique et éthique. Une interview », in Dits et écrits, t. IV, p. 586).

3 Par exemple : « Panorama de la philosophie française contemporaine », New Left Review, 2005.

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personnages mobilisés par Foucault dans sa mise en place – ce dernier et Canguilhem passent de l’autre côté du clivage – Badiou garde Bergson en tant que figure inaugurale d’une tradition – le mysticisme vitaliste ou philosophie de l’intériorité vitale – qui se serait déployée tout au long du siècle, en arrivant jusqu’à Deleuze, en s’opposant à la tradition propre au « mathématisme » de Brunschvicg, dont – après Cavaillès, Lévi-Strauss et Lacan – il constituerait le dernier représentant. Le bilan de Foucault, mais encore plus celui de Badiou, gardent en apparence un certain intérêt heuristique : ils permettent de s’orienter à l’intérieur d’un vaste corpus de textes, dispensant tout recours à des points de repères externes à la littérature philosophique de langue française. Ils permettent en outre de replacer la singularité de la pensée française dans l’échiquier géo-philosophique européen, soulignant stratégiquement que – face à la supposée division entre philosophies analytiques et phénoménologues, anglo-saxonnes et continentales – une autre manière de penser, non seulement serait possible, mais aurait déjà existé.

Cependant, ces bilans laissent inexpliquées les raisons qui auraient donné naissance au clivage et les conditions matérielles qui auraient permis la continuité des deux « traditions ». Comment est-il possible que des manières de pratiquer la philosophie tant distantes les unes des autres comme celles de Sartre, de Canguilhem, de Foucault, de Simondon et de Deleuze partagent le même « mysticisme vitaliste » « bergsonien » ? Quel peut être le principe de cette continuité, étant donné que la représentation de ce qu’est la philosophie et des lieux de sa pratique change profondément d’un auteur à l’autre ? Le bergsonien Deleuze a été singulièrement sartrien, mais anti-phénoménologue, il n’a pas mis au centre de son travail les protocoles et méthodes propres aux sciences, bien qu’il en ait utilisé les figures ; il s’est revendiqué ouvertement d’une philosophie du concept contre toute philosophie du sujet, mais son idée de concept est, d’autre part, profondément hétérogène à celle de Cavaillès ou de Canguilhem. Pour sa part, en suivant la leçon de Politzer, Sartre s’est opposé, dès L’imagination, au supposé réalisme psychologiste bergsonien et a ignoré presque entièrement l’évolution des sciences – dont il donne par moments un portrait simpliste4 –, mais son discours exhibe, si l’on y prête attention, une série de figures qui semblent en effet consonantes, comme le souligne Badiou, avec celles déployées par Bergson ; la trajectoire de Canguilhem,

4 Cf. à ce propos V. de Coorebyter, Sartre avant la phénoménologie. Autour de La nausée et de la Légende de la vérité, Paris, Ousia, 2005.

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considéré dès la deuxième moitié des années cinquante comme l’héritier de l’épistémologie historique bachelardienne, mais formé par l’intellectualiste Alain5 et le durkheimien Bouglé, croise à plusieurs reprises les textes bergsoniens6, et son attitude est loin d’être critique, bien que sa conception de la pratique philosophique soit irréductible à celle proposée par Bergson. Ce dernier, malgré le portrait caricatural qu’on en avait fait suite à l’utilisation de ses concepts par l’avant-garde littéraire, conçoit lui-même la philosophie comme inséparable du progrès des sciences, tout en en revendiquant l’indépendance et le caractère absolu. L’œuvre de Derrida – qui, à cause des exigences de l’Agrégation, avait tenu quelques cours sur Bergson au début des années soixante7, mais s’était formé à l’école « épistémologique » et phénoménologique de Suzanne Bachelard et de Jean Cavaillès8 – reste, pour sa part, inexplicable.

D’un coup, tout semble beaucoup moins clair qu’auparavant. Bergson, entendu comme révélateur de l’appartenance à l’une des

deux traditions philosophiques qui auraient structuré la philosophie française du vingtième siècle, révèle plutôt autre chose, à savoir la complexité des objets pris en examen. Faut-il alors renoncer à l’analyse et au possible rôle heuristique que pourrait avoir le « nom Bergson » ? Comme nous allons le montrer, ce sont plutôt l’histoire et l’analyse des protocoles de fabrication de ces tableaux qui révèlent quelque chose sur la philosophie française.

EXPLICITER LES EXPLICATIONS PHILOSOPHIQUES : MULTIPLE ET MULTIPLICITE

Partons d’abord de ce qui appartient encore à l’actualité, à savoir du tableau brossé par Badiou dans son Deleuze. Il va de soi que Deleuze est l’un des responsables du renouveau du bergsonisme, auquel on assiste

5 Cf. le premier volume des Œuvres complètes (Paris, Vrin 2010) ainsi que mon « Pacifisme et théorie des passions. Canguilhem et Alain », in M. Murat, F. Worms (dir.), Alain philosophie et littérature mêlées, Rue d’Ulm, Paris, 2011. 6 Cf. mon « Introduction » au Commentaire au IIIe chapitre de l’évolution créatrice de

Canguilhem in F. Worms (dir.), Annales bergsoniennes, tome 3, Bergson et la science, Paris, PUF, 2007.

7 Cf. les cours sur l’Introduction à la métaphysique et « L'Idée du néant » du début des années soixante, conservés dans le Fonds Jacques Derrida de l’Université d’Irvine.

8 L’une des rares – sinon la seule – reconstruction de la trajectoire intellectuelle de Derrida, est celle proposée par Edward Baring dans son excellente thèse : The Young Derrida and French Philosophy, 1945-1968, Université de Harvard, 2009.

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depuis plus de quinze ans9 ; cependant ce dernier, jusqu’à la fin des années soixante, est simplement connu comme un historien de la philosophie et comme l’auteur d’un livre original sur Nietzsche et d’un essai sur Masoch, Le bergsonisme étant passé presque inaperçu10. Certes la Logique du sens – dans laquelle apparaît une originale interprétation du structuralisme – est d’abord présentée par Foucault dans un article de Critique, ensuite discutée par les althussériens et dans le cadre du séminaire de Jacques Lacan, qui donne à son analysant, Félix Guattari, la tâche de le recenser ; l’affirmation de Deleuze comme agent dominant dans le champ intellectuel est liée à sa critique de la psychanalyse, au rôle joué dans les études nietzschéennes et à son activisme politique « ironique » et « distant ». Si L’Anti-Œdipe mobilise sans doute une ontologie affirmative et des concepts bergsonisants (que Deleuze s’était appropriés, pour de précises raisons stratégiques, pendant les années cinquante), ceux-ci n’étaient certes pas reconnus comme tels : à la fin des années soixante-dix, dans Le même et l’autre, Vincent Descombes est le seul à expliquer l’anti-freudisme de Deleuze par son bergsonisme anti-hégélien11. Ce trait, qui en avait fait une singularité dans l’espace problématique des années soixante, devra attendre la moitié des années quatre-vingts et les livres sur le cinéma pour être reconnu. Mais ces livres suscitent des réactions plutôt tardives ; c’est Qu’est-ce que la philosophie ? qui marque une date, non à cause de ses effets immédiats, mais grâce à un croisement de séries causales hétérogènes.

En 1988 est publié L’Être et l’événement. Badiou, qui avait fait partie du groupe des Cahiers pour l’analyse, touché par les événements de mai 1968, avait abandonné la production philosophique pour se consacrer au militantisme politique. Choisi par Foucault, il avait intégré, comme Deleuze, Lyotard et Châtelet, l’équipe enseignante du Centre expérimental de Vincennes. Les essais publiés à ce moment témoignent d’une lutte

9 Le « renouveau » des études bergsoniennes n’est évidemment pas réductible à la simple

influence des écrits de Deleuze. Il faudrait prendre en considération le croisement de plusieurs séries causales hétérogènes : les travaux d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, le succès des neurosciences, un retour critique et historiographique sur sa figure, à son tour provoqué par d’autres causes...

10 Une exception est constituée par le compte-rendu de M. Barthélemy-Madaule (« Lire Bergson », in Études bergsonienne, tome VIII, 1969, pp. 85-120) qui souligne avec pertinence l’approche structuraliste de Deleuze.

11 « Positivité ou négativité du désir […] : cette discussion sur la nature du désir sera plutôt un règlement de comptes entre un disciple de Bergson, qui est ici Deleuze, et les hégéliens, en première ligne Sartre et Lacan, plus qu’un conflit Nietzsche-Platon » .V. Descombes, Le même et l’autre, Paris, Minuit, 1977, p. 39.

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politique et idéologique, contre la version anarcho-désirante du marxisme et la troïka régnant à Paris VIII – celle de François Châtelet, Deleuze et Lyotard. Cette situation change au début des années quatre-vingt : la réflexion de Lyotard subit un revirement avec La Condition postmoderne et, un peu plus tard, avec Le Différend. L’idée d’une fin des méta-discours semble cautionner l’idée de la fin des idéaux, celle d’une politique radicalement universaliste et émancipatoire. Par ailleurs, les livres de Lyotard, d’une conceptualité dense, avaient été précédés et suivis par des attaques d’une teneur plutôt journalistique – tant du côté des « nouveaux philosophes » que de l’anti-pensée 68 – contre les grandes entreprises théoriques des années soixante. Et ce sur le fond de la lente décomposition du front communiste, pendant les années du soi-disant dégel. C’est dans ce cadre que Badiou intervient avec L’Être et l’événement et le Manifeste pour la philosophie, avec pour but de revendiquer – contre le relativisme « démocratique », la rhétorique des « fins », le retour à tout ce que la saison philosophique des années soixante avait mis en cause – l’individu, l’homme et ses droits, le rôle central de la conscience et du sujet – la possibilité de la philosophie, l’existence de vérités, la possibilité d’une politique radicalement émancipatoire ; il s’agissait également, suivant Lacan, de séparer la figure du Sujet de celle de l’individu.

Dans son livre sur la philosophie, Deleuze qui, pour des raisons différentes et selon des modalités différentes, a les mêmes cibles polémiques que Badiou, ne peut ignorer son entreprise théorique12 : dans une note de Qu’est-ce que la philosophie ?, il donne une interprétation personnelle de L’Être et l’événement13, l’axant sur le rapport entre sa théorie des multiplicités virtuelles et le multiple comme élément de la mathématique ensembliste. Dès la publication du livre de Deleuze, Badiou lui consacre plusieurs séances de son séminaire, où il revient notamment sur le concept de multiplicité, dont il retrace l’origine bergsonienne14. Dans le dialogue qui s’instaure ensuite, le pivot est encore une fois la théorie des multiplicités, qui aurait montré à quel point Deleuze est bergsonien. L’article posthume de Deleuze « L’actuel et le virtuel » semble être un autre fragment de la confrontation épistolaire avec Badiou. D’une certaine

12 Badiou consacre un long compte-rendu au Pli. Leibniz et le baroque de Deleuze pour l’Annuaire philosophique de 1989, mais le citait déjà dans Théorie du sujet (Paris, Seuil, 1982). 13 G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, pp. 133-134. 14 C’est, par exemple, le cas du cours sur la « Théorie des catégories » de 1993-94.

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manière, donc, Badiou assigne Deleuze à Bergson. Ce faisant, il assigne à Deleuze Bergson, l’affranchissant des lectures apologétiques précédentes.

Cette opération d’assignation est renforcée par la critique : d’une part, François Wahl, dans sa préface à Conditions de 1992, lit le couple Badiou/Deleuze à partir du couple Cantor-Bergson et du traitement des multiplicités15, d’autre part, Éric Alliez, élève deleuzien de Deleuze, publie, juste après sa mort, deux articles qui portent les titres paradigmatiques de Deleuze. Philosophie virtuelle et « Sur le bergsonisme de Gilles Deleuze »16. En outre, dans le bilan de la situation de la philosophie en France qu’il rédige, L’Impossibilité de la phénoménologie17, en relançant avec la critique de Ferry et de Renaut celle de la philosophie analytique, et en dénonçant le « tournant théologique » de la phénoménologie18, Alliez définit la philosophie française par une critique des universaux. Il en isole notamment l’expression essentielle chez Deleuze et Badiou, et en trouve des signes précurseurs dans l’anti-essentialisme bergsonien du dernier Merleau-Ponty et la déconstruction derridienne19. Deux ans plus tard, suite à la publication du portrait badiousien de Deleuze en platonicien involontaire, un guêpier de polémiques s’élève ; initiées par les élèves « deleuziens » de Deleuze sur les pages des revues Futur antérieur et Multitudes, ces polémiques reçoivent une réponse de Badiou, « Un, multiple(s), multiplicités »20, qui ne fait que confirmer une nouvelle fois l’idée d’un Deleuze bergsonien.

Le bilan d’Alliez, celui de Badiou, les polémiques et les débats qui se sont rapidement propagés, ont au moins quatre conséquences notables : identifier le bergsonisme comme la clé de l’intelligibilité de la philosophie

15 « Le rapprochement peut paraître incongru – écrit Wahl– : Deleuze sauve Bergson par Nietzsche, Badiou sauve Platon par Cantor », F. Wahl, « Préface », in A. Badiou, Conditions, Paris, Seuil, 1991, p. 10. 16 Deleuze, Philosophie virtuelle, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1996 ; « Sur le bergsonisme de Gilles Deleuze », in Id. (dir.), Gilles Deleuze : une vie philosophique, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1998, pp. 243-264. Ce n’est pas par hasard que les actes du colloque sur Bergson et les neurosciences sont publiées, en 1997, par les mêmes éditions Synthélabo (dir. P. Galois et G. Fortzy). 17 É. Alliez, De l’impossibilité de la phénoménologie. Sur la philosophie française contemporaine, Paris, Vrin, 1995. 18 D. Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, l’Éclat, 1991. 19 De l’impossibilité, op. cit., p. 48. 20 Multitudes, n° 1, 2000.

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de Deleuze ; assigner à l’auteur de l’Essai un rôle déterminant dans la compréhension de l’ensemble de la philosophie française, relançant le clivage établi par Foucault quinze ans auparavant ; isoler à nouveau une identité double propre à la philosophie française, irréductible aux courants phénoménologico-herméneutique et analytique ; dépoussiérer Bergson, qui se trouve d’un coup projeté dans l’extrême contemporain, en compagnie d’autres présumés philosophes de la vie comme Canguilhem, Deleuze, Foucault, et de tous les différents partisans franco-italiens des études bio-politiques.

Évidemment, dans le tableau, les opérations matérielles qui ont contribué à sa création ne sont pas visibles. À travers une série de gommages, le tableau est donc naturalisé : gommage, d’abord, de la valeur stratégique de la première appropriation de Bergson par Deleuze et des lieux matériels d’inscription de ses interventions ; des phases de la création collective du tableau, et de leurs portées stratégique ; de l’opération de gommage des précédents aspects du bergsonisme sur lesquels avait précédemment insisté la critique.

EXPLICITER LES EXPLICATIONS PHILOSOPHIQUES : EXISTENCE ET STRUCTURE

Si l’on fait retour sur le tableau de Foucault, qui avait inspiré à la fois Alliez et Badiou, on remarque que ceci non plus n’avait pas été fabriqué de toutes pièces. Il constituait au contraire une reprise de la conclusion d’un célèbre compte-rendu des Mots et les choses21, rédigé par Canguilhem en 1967 pour Critique, et où ce dernier prend la défense du livre de Foucault contre les critiques que lui avait adressées Sartre. Au cours de la polémique – initiée cinq ans auparavant par Lévi-Strauss dans la Pensée sauvage, relancée par Foucault22, et dans laquelle Sartre n’intervient qu’en 1966 – s’étaient affrontées analyse et dialectique, « anti-humanisme » et humanisme, théorie et praxis, sciences humaines et philosophie. À la mise en accusation de Foucault – accusé d’ignorer l’histoire et la praxis humaine, moteur de l’histoire et véritable origine des structures23, et de constituer un

21 G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du cogito ? », Critique, n° 242, juillet 1967, pp. 599-618. 22 Cf. les entretiens de 1966 avec C. Bonnefoy et M. Chapsal republiés dans le premier tome des Dits et écrits. 23 « Jean-Paul Sartre répond. Entretien avec Bernard Pingaud », L’Arc, n° 30, octobre 1966.

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dernier barrage de la bourgeoisie contre le marxisme24 – Canguilhem avait répondu en invoquant l’exemple de Cavaillès qui, logicien et résistant, avait défendu à la fois la liberté contre la barbarie nazie et le « primat du concept, du système et de la structure » contre le celui « de la conscience vécue ou réfléchie »25.

Mais d’où provenait l’association de Sartre et de Bergson, ennemi de jeunesse de l’auteur de La Nausée et absent du compte-rendu de Canguilhem ? Pour le comprendre, il faut faire retour sur la scène originaire de la polémique anti-sartrienne, la publication de La pensée sauvage. Dans « Histoire et dialectique », dernier chapitre du livre, en réagissant à l’idée sartrienne des peuples sans histoire, en contestant l’instrumentalisation de son travail faite par les philosophes, en faisant barrage à l’ingérence de ceux-ci dans les sciences sociales et en opposant le modèle structuraliste du sens à celui propre à la phénoménologie, Lévi-Strauss avait mis en cause le privilège accordé par Sartre à l’histoire. Lequel aurait été motivé par la « dimension temporelle » de son objet, analogue à celle, supposée essentielle, de la vie humaine, irréductible à l’« étalement dans l’espace »26. Certes ni Sartre, ni Lévi-Strauss n’avaient nommé Bergson – auquel le premier faisait pourtant clairement allusion avec l’expression « étalement dans l’espace », pensant à la caractérisation sartrienne de l’histoire humaine comme un ensemble ouvert, en mouvement et se totalisant, qui va vers le futur et cumule le tout des relations dans le passé, tout en restant réfractaire à l’explication diachronique qu’en voudraient donner les sciences humaines. En outre, la même année, Lévi-Strauss avait parlé de Bergson dans Le totémisme aujourd’hui ; il lui avait d’abord reconnu le mérite d’avoir critiqué – dans Les Deux sources de la morale et la religion27 – la thèse, propre à Lévy-Bruhl, d’une différence de nature entre la pensée dite « primitive » et celle qui est propre aux « civilisés » : selon Bergson comme selon Lévi-Strauss, la pensée totémique est simplement une autre manière de classer, fondamentalement analogue à la nôtre. Mais ces louanges n’allaient pas sans réserves : renvoyant au début du chapitre V de La pensée

24 Ibid., p. 87. 25 « Mort de l’homme ou épuisement du cogito ? », p. 617. Dans un entretien sur France culture du 28 octobre 1969 Canguilhem soulignera encore la valeur de Cavaillès, défenseur d’une « philosophie sans sujet personnel » ayant suivi, par les « chemins de la logique […] la logique de la Résistance » (cité par D. Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard, 1994, p. 175). 26 C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage (1962), Paris, Presses-Pocket, 1992, p. 305. 27 C. Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui (1962), Paris, PUF, 2002, pp. 139-142.

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sauvage (« Catégories, éléments, espèces, nombres ») au Totémisme aujourd’hui, Lévi-Strauss remarquait aussi que, malgré sa juste critique de Lévy-Bruhl, Bergson restait encore attaché à une conception subjectiviste de la classification, du processus de création des codes, des catégories et donc des espèces28. L’activité classificatoire propre à l’intelligence consiste selon Bergson en une opération purement pragmatique d’« étalement dans l’espace » qui ne peut que manquer le caractère temporel, créateur et libre de l’esprit humain et de l’élan vital ; en revanche, le structuralisme venait de démontrer que les classes produites par l’intelligence avaient une signification objective. La « pensée concrète », tant celle du savant que celle du « sauvage », saisit un code qui est inscrit objectivement dans la réalité – par exemple dans la division objective et discontinue des espèces animales. On commence donc à comprendre le lien établi entre Sartre et Bergson.

Cette idée d’une analogie entre les deux penseurs est renforcée par Althusser qui, cependant, n’avait eu aucun contact avec Lévi-Strauss. Comme d’autres philosophes du PCF avant lui – d’abord Politzer29 et Nizan30, ensuite Jean Kanapa31, Henri Maugin32, Auguste Cournu33 et Lucien Sève34 – Althusser avait stratégiquement distingué, dans l’histoire de la philosophie française, une lignée rationaliste et scientifique, proche du matérialisme dialectique, d’une lignée idéologique, dont le bergsonisme et l’existentialisme auraient été les derniers avatars. Faisant écho au premier article écrit après l’adhésion au PCF35, dans la préface à Pour Marx, il stigmatisait la

28 La Pensée sauvage, pp. 181-182. 29 Cf. les articles publiés dans La Pensée (ensuite recueillis dans le premier volume des

Écrits, Paris, Éditions Sociales, 1973) comme « Dans la cave de l’aveugle – Chroniques de l’obscurantisme contemporain ».

30 Les chiens de garde (1932), Paris, Agone, 1998. 31 Cf. par exemple le volume L’Existentialisme n’est pas un humanisme. 32

Cf. La Sainte famille existentialiste (Paris, Éditions Sociales, 1947), mais surtout les articles publiés dans La Pensée dans l’immédiat après-guerre (« L’esprit encyclopédique et la tradition philosophique française », La Pensée, n° 5, 6 et 7 octobre 1945-avril 1946). 33 Cf. « Du bergsonisme à l’existentialisme », in M. Farber (dir.), L’activité philosophique

contemporaine en France et aux États-Unis, t. 2, Paris, PUF, 1950. 34 Cf. les articles publiés dans la Nouvelle critique pendant les années cinquante et ensuite

recueillis, La Philosophie française contemporaine et sa genèse de 1789 à nos jours (Paris, Éditions sociales, 1962).

35 L. Althusser, « Le retour à Hegel dernier mot du révisionnisme universitaire », Écrits

philosophiques et politiques , tome I, Stock/IMEC, 1997.

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pitoyable histoire de la philosophie française pendant les 130 ans qui suivent la révolution de 1789, sa persistance spiritualiste dans la réaction, non seulement dans le conservatisme, de Maine de Biran et Cousin jusqu’à Bergson, son indifférence, pour l’histoire et le peuple, ses liens profonds mais fermés avec la religion, sa constante hostilité vers le seul philosophe digne d’intérêt qu’elle a produit, Auguste Comte, son incroyable ignorance et manque de culture36.

Un an plus tard, dans l’importante conférence « Conjoncture philosophique et recherche théorique marxiste », à cette lignée bergsonienne, dont auraient fait partie Merleau-Ponty et Ricœur – conservatrice, religieuse et spiritualiste, caractérisée par une totale mécompréhension de la philosophie cartésienne et une complète ignorance du kantisme37, composée des « pseudo-philosophes, véritables chiens de garde de l’idéologie religieuse et de l’idéologie politique réactionnaire » –, il opposait les deux traditions de l’idéalisme critique et de l’empirisme rationaliste entre lesquels était coincée la « tradition de la philosophie des sciences » de Comte, Cournot, Couturat, Duhem, Cavaillès, Bachelard, Koyré et Canguilhem. Pour servir de toile de fond à ces tableaux, Althusser – qui était intervenu, à la fin des années quarante, dans un contexte dominé par les débats concernant la science prolétaire et la science bourgeoise – mobilisait la critique de l’empirisme, du pragmatisme et du continuisme entre science et sens commun hérité de l’épistémologie non cartésienne de Bachelard (machine de guerre contre Bergson et Meyerson) ; ce qui l’amenait à ranger dans une même catégorie l’« intuitionnisme » empiriste et idéologique de Bergson, de Politzer et de Sartre (héritier à la fois de ces deux-là) et même de Lévi-Strauss38.

Or curieusement, dans deux autres bilans qui datent du milieu des années cinquante, Althusser place Canguilhem du côté « idéologique » et « empiriste », en continuité avec le bergsonisme et l’existentialisme39. En

36 L. Althusser, Pour Marx (1965), Paris, La Découverte, 2007, p. 18. 37

L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques, tome II, Paris, Stock/Imec, 1997, pp. 411-415. 38 Lévi-Strauss aurait persisté dans l’idée que la pensée sauvage était en avance sur la

pensée non sauvage, dans sa capacité de penser les qualités secondes, la singularité, donc le concret. « C’est quasiment du Bergson ! et c’est proprement un mythe idéologique», s’était exclamé, dégoûté, Althusser dans un texte d’août 1966 (« Sur Lévi-Strauss », in Écrits philosophiques et politiques, tome II, p. 445).

39 Cf. le « Texte sur la lutte idéologique » de 1954-5, intervention faite dans une section du PCF (Fonds Louis Althusser, archives de l’IMEC, ALT2 A42-02.11) et le manuscrit, datant probablement de 1958 (Fonds Louis Althusser, archives de l’IMEC, ALT2. A58-04.04), intitulé « Note sur les courants de la philosophie contemporaine » : « […] le

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effet, si pendant sa jeunesse – à cause de sa fidélité à l’intellectualiste Alain – Canguilhem avait refusé le bergsonisme, à partir de la fin des années trente, le traitement des problèmes de la maladie, de l’individuation vivante et de la technologie, inscrits dans le cadre d’une philosophie du vivant entendu comme sujet de la création des normes, est fortement influencé par une seconde relecture de L’évolution créatrice, tout un gardant un « air » de famille avec les discursivités d’un Sartre ou un Merleau-Ponty. Ce « bergsonisme » transparaît clairement dans un certain nombre d’essais des années quarante et cinquante (comme La connaissance de la vie ou la « Note sur la situation faite en France à la philosophie biologique »40). Loin de se poser en continuité avec le modèle de rationalité cartésien, Canguilhem en dénonce ici les effets pour le sort de la philosophie biologique, tout en critiquant implicitement Bachelard sur plusieurs points. Qu’est-ce qui se passe donc pour que Canguilhem soit appelé sous le drapeau du « concept » ?

Si l’on fait à nouveau retour à La pensée sauvage, et plus précisément au passage dans lequel se trouve critiquée la théorie de la connaissance de Bergson, on remarque que Lévi-Strauss – qui était en contact depuis les années cinquante avec plusieurs biologistes américains – ajoute avec nonchalance une remarque : la théorie structuraliste du totémisme et du codage aurait trouvé une confirmation dans la théorie biologique des chromosomes qui, utilisant « des schémas qui ressemblent à ceux de la théorie de la communication », réussit à réduire l’énorme variété des espèces à un petit nombre de codes objectivement présents chez les vivants41. Cette remarque attire l’attention de cet ami et bon lecteur qu’était Georges Canguilhem, qui est amené à mettre au jour dans une série d’essais non seulement sa théorie de la maladie42, mais aussi sa théorie de la

courant des philosophies “existentialistes” diffuses (Merleau, Sartre, Aron, Canguilhem etc.) […] on voit Canguilhem faire du normal et du pathologique une théorie subjective, en jouant sur l’équivoque, volontairement entretenue entre la perspective, l’opinion, les préoccupations subjectives du malade (voire du médecin) et la théorie (ou l’exigence de théorie) médicale sur le même sujet ».

40 In Revue de métaphysique et de morale, n° 3-4, juillet-octobre 1947.

41 La Pensée sauvage, p. 83. 42 « Un nouveau concept en pathologie : l’erreur », troisième et dernier essai des

« Nouvelles réflexions ». Dans cet essai, Canguilhem montre les limites de sa théorie de la normativité du vivant face aux nouvelles maladies héréditaires, liées à des mutations dans l’ADN : ces maladies n’ont apparemment rien affaire avec une capacité normative mineure d’un vivant confronté avec le milieu, bien au contraire, elles exhibent quelque

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normativité du vivant, dans laquelle s’inscrivait cette dernière. Dans la célèbre conférence « Le concept et la vie », prononcée à Bruxelles en 1966 – et publiée avec le sous-titre paradigmatique de la « Nouvelle connaissance de la vie » – Canguilhem réitère la dénonciation de la théorie pragmatiste de la connaissance de la vie par le vivant propre à Bergson et, implicitement, sa propre théorie de la vie et du vivant. Dans Matière et mémoire, les concepts consistent dans « l’aboutissement d’une tactique de la vie dans sa relation avec le milieu »43, ils ne sont que le « traitement humain, c’est-à-dire factice et tendancieux, de l’expérience »44. En revanche, la génétique montre que le code, véritable sens objectivement inscrit dans le vivant, en est l’a priori matériel et n’est pas simplement projeté sur lui par l’activité d’« étalement dans l’espace », de « morcèlement » pragmatique du sujet. La génétique se présente ainsi comme une véritable science anti-bergsonienne, dans la mesure où elle « rend compte de la formation des formes vivantes par la présence, dans la matière, d’[…]une information, pour laquelle le concept nous fournit […] un meilleur modèle »45.

Mais Canguilhem ne s’était arrêté qu’à une simple dénonciation du caractère achronique des réflexions bergsoniennes : en prenant en considération l’évolution de la conception bergsonienne du concept jusqu’à la deuxième partie de l’Introduction de La pensée et le mouvant, il avait montré comment Bergson avait lui-même été amené à admettre que le concept n’était pas seulement la tactique pragmatique propre du vivant humain, mais qu’il réfléchissait la réalité même de la vie ; de même, il n’avait pas totalement évacué sa conception normative de la vie et du vivant, mais l’avait mise en évidence à la lumière du nouveau paradigme informatique dans les sciences de la vie46.

chose de fatal, puisqu’elles dépendent d’une erreur objective dans la transmission du code génétique.

43 G. Canguilhem, « Le concept et la vie» (1966), in Études d’histoire et de philosophie des sciences. Paris, Vrin, 1983, p. 348. 44 Ibid., p. 341. 45 Ibid, p. 339. 46

La thèse d’une compossibilité relative entre le bergsonisme et le « paradigme » structuraliste a été soutenue, à partir d’approches et des objectifs stratégiques fort différents, par plusieurs auteurs. Cf. par exemple, M. De Palo, « Bréal, Bergson et la question de l’arbitraire du signe », in C. Stancati, D. Chiricò, F. Vercillo (dir.), Henri Bergson : esprit et langage, Liège-Bruxelles, Pierre Mardaga, 2001 ; P. Maniglier, « Bergson structuralist ? Beyond the Foucaldian opposition between life and concept », communication faite au colloque « Bergson and Bergsonism » au Centre de Culture de Londres, 5 avril 2008.

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Cependant, dans le nouveau contexte stratégique ouvert par La pensée sauvage, tant Michel Foucault – qui, par ailleurs, avait hésité pendant les années cinquante entre psychologie phénoménologique et orthodoxie marxiste, avant d’être foudroyé par la lecture de Heidegger et Nietzsche47 – qu’Althusser et ses acolytes avaient ignoré le cadre général dans lequel s’inséraient les interventions de Canguilhem, en faisant de lui un simple philosophe du concept48. Il faut en outre ajouter que tant Lévi-Strauss49 que Lacan – qui, comme on sait, était un personnage clef de cette mise en scène –n’avaient certes pas montré d’indulgence envers le bergsonisme,

47 Impossible de s’étendre sur ce point. Il va de soi qu’il y a un fil rouge dans le cours

donné par Foucault à l’École Normale, l’année académique 1954-55, Problèmes de l’anthropologie, à la thèse sur l’Anthropologie pragmatique et à Les mots et les choses. Cf. l’excellent livre, quoique incomplet sur ce point, de J.-L. Moreno Pestaña, En devenant Foucault. Sociogenèse d’un grand philosophe, Paris Éditions du Croquant, 2003.

48 Jacques Lautman, élève de Canguilhem pendant les années soixante, souligne que celui-ci enseignait certes « la défiance à l’endroit des philosophies de l’existence auxquelles il object[ait][…] fondamentalement de dévaloriser le souci de la méthode », tout en critiquant les « interprétations qui font de Bergson un existentialiste malgré lui » (« Un stoïcien chaleureux », Revue d’histoire des sciences, vol. 53, no1, 2000, p. 38). Mais cette antipathie pour la phénoménologie existentialiste n’impliquait aucunement un alignement acritique avec le structuralisme : la « nécessité du concept » était toujours liée, dans sa pensée biomédicale à la « référence fondamentale au sujet, celui qui souffre et celui qui crée la norme, éventuellement par sa capacité différenciée à agir ou à ne pas agir ». Ainsi « la philosophie du concept prime sur celle de l’existence, mais refuse le structuralisme, et, pour ce, renvoie à une anthropologie qui lie le savoir et la morale » (Ibid., p. 41). « Par un étrange hasard de l’histoire – conclut Lautman –les althussériens et les structuralistes des années 1960, qui voulaient se débarrasser de la pensée du sujet et de l’herméneutique, se tournèrent vers lui, et décidèrent de le lire comme le porteur d’une science objective du concept qui s’accorderait bien à la distinction entre Théorie et théorie introduite par Althusser dans son Pour Marx. À part cela, les malentendus étaient assez profonds sur bien des sujets et le dogmatisme de nos nouveaux encyclopédistes faisait sourire le maître » (Ibid., pp. 41-42).

49 Lévi-Strauss n’avait pas eu une trajectoire rectiligne. Avant de commencer sa carrière d’ethnologue, son apprentissage philosophique avait été accompagné par l’intolérance, analogue à celle d’une bonne partie des jeunes de sa génération, pour l’éclectisme universitaire néo-kantien, mais aussi pour le bergsonisme ambiant, pour son conformisme dogmatique, pour « les actes de foi bergsoniens et les arguments circulaires qui réduisait au mieux les étants et les choses dans un état de bouillie pour extraire leur ineffabilité ». Ce qu’il avait aidé à s’en tirer avait précisément été la catégorie de sens véhiculée par la psychanalyse dans l’interprétation que Politzer en avait donné. Cf. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1959), Paris, Pocket, 2001, p. 55-56.

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mais, avant de le rejeter, avaient baigné pendant les années trente dans le climat « humaniste » de la « psychologie concrète » politzerienne50.

Il faut encore prendre en considération le dernier élément qui a contribué à la construction de la mosaïque foucaldienne. À la veille du déferlement de la querelle structuraliste, le 19 décembre 1963, le directeur de la thèse secondaire de Foucault, Jean Hyppolite, avait délivré sa leçon inaugurale au Collège de France51. Reprenant comme il était de tradition les discours de ses prédécesseurs (Maurice Merleau-Ponty52 et Martial Gueroult53) et citant Bergson, que ces derniers avaient également mentionné, il avait placé son entreprise à la croisée de deux approches différentes : entre une philosophie de l’expérience vécue et une philosophie du système, bref, entre « l’existence et la vérité »54. Il est évident que, bien qu’obéissant à l’« ordre » des discours inauguraux, Hyppolite tentait d’apaiser les polémiques naissantes entre structuralistes et existentialistes. En outre, l’opposition entre Merleau-Ponty et Gueroult, établie pour des raisons purement rhétoriques – étant donné qu’il n’y avait jamais eu d’affrontement direct entre Gueroult, pur historien de la philosophie, et Merleau-Ponty, philosophe venant d’une formation psychologique – évoquait en réalité une autre polémique : celle qui opposa Gueroult et Alquié à propos de l’interprétation de Descartes.

Malgré cela, six ans plus tard, après la mort d’Hyppolite, dans le discours de commémoration qu’il tient, juste après Althusser, à l’École normale55, Foucault évoque précisément cette division qui, à la lumière des polémiques entre Sartre et Lévi-Strauss, réapparaîtra dix ans plus tard dans son essai sur Canguilhem. Évidemment, comme celui de Badiou, le tableau de Foucault se construit sur le gommage de ce qu’il y avait de stratégique

50 L’influence de Politzer sur Lacan d’avant le « discours de Rome » est bien connue. La

disparition des discursivités psychanalytiques, en tant qu’auteur tutélaire – et, par un effet de retour, la disparition de la théorie politique, grâce à Althusser – sont à attribuer à la publication, dans les Temps modernes du juillet 1961 de la communication de Jean Laplanche et Serge Leclaire « L’inconscient une étude psychanalytique ». Ici, s’inspirant de Lacan, les deux analystes critiquent le modèle du sens et la critique de l’inconscient propre à la psychologie concrète politzerienne – critiquant aussi, implicitement, Sartre et la psychanalyse existentialiste ou phénoménologisante.

51 In J. Hyppolite, Figures de la pensée philosophique, Paris, PUF, 1991, pp. 1003-1028. 52 In M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie et autres essais, Paris, Flammarion, 2002. 53 M. Gueroult, Leçon inaugurale, Collège de France, 1951. 54 Ibid, p. 1028. 55 M. Foucault, « Jean Hyppolite. 1907-1968 », in Dits et écrits, tome I.

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dans le discours d’Hyppolite, dans celui de Canguilhem, dans ceux d’Althusser et de ces disciples.

NOTES POUR UNE SOCIO-HISTOIRE DES PRATIQUES PHILOSOPHIQUES

Qu’est-ce que nous pouvons donc apprendre de cette reconstruction des procédés de fabrication de ces « portraits de groupe avec philosophe » afin de comprendre cet objet – formé par des discours, des pratiques et des institutions – qu’on nomme « philosophie française contemporaine » ? En essayant d’éviter les deux doubles écueils de la complétude et de la généralité, de l’hagiographie et du sarcasme, nous allons tirer quelques conséquences succinctes concernant la possible construction d’un tel objet et les lignes directrices générales de ce qu’on pourrait nommer une socio-histoire des pratiques philosophiques.

À la lumière du caractère performatif et stratégique de tout discours, la première conséquence, négative, est sans doute l’impossibilité d’une lecture bilan purement internaliste des démarches propres à la production philosophique contemporaine. Comme l’a fait justement remarquer Judith Schlanger, l’histoire de la philosophie se présente encore aujourd’hui « comme une lente promenade pédagogique de Béatrice à travers les cercles du Paradis, comme un compte-rendu d’une interminable session de la société des esprits »56. Ce type de pratique philosophique de l’histoire de la philosophie – dont le résultat est la création d’une galerie de portraits (plus ou moins impressionnistes) d’auteurs et d’œuvres jugés majeurs, totalement abstraits de leur contexte matériel de production – a une longue histoire que l’on doit faire remonter à Victor Cousin. Elle a joué un rôle stratégique dans les institutions universitaires et d’enseignement qui, depuis la Troisième République, ont constitué les lieux privilégiés d’où émergeait la véritable production philosophique57. Composant essentiel d’un dispositif qui assure et préserve les « frontières épistémologiques »58 de la philosophie, cette histoire de la philosophie a été implicitement pratiquée, voire ouvertement défendue avec des arguments et selon des protocoles fort différents, et,

56 J. Schlanger, Penser la bouche pleine, Paris, Mouton, 1975, p. 31. 57 Cf. à ce propos P. Vermeren, Victor Cousin : le jeu de la philosophie et de l'État, Paris,

L'Harmattan, 1995; mais surtout l’étude fondatrice de J.-L. Fabiani, Les philosophes de la République (Paris, Éditions de Minuit, 1988) et son important prolongement Qu’est-ce qu’un philosophe français ? La vie sociale des concepts (1880-1980) (Paris, Presses de l’EHESS, 2010).

58 Cf. Ibid.

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parfois, contradictoires. Cependant, que ce qu’on protège des explications socio-cognitives soit les intuitions (Bergson), les monuments (Gueroult), les rapports verticaux de l’homme avec l’être (Alquié) ou encore les créations des concepts (Deleuze), les intentions et les conséquences de cette opération restent souvent les mêmes. Comme nous avons essayé de le montrer rapidement, ce type d’histoire, discours indigène qui vise à justifier un certain nombre de démarches intellectuelles, au lieu d’être un instrument de connaissance, doit être l’objet d’une analyse qui est possible seulement au prix d’un exercice réflexif de dénaturalisation des concepts et des pratiques. C’est contre ce type d’approche que s’était insurgé Foucault dans la célèbre polémique avec Derrida à propos de Folie et déraison ; dans cette direction vont aussi les critiques – pour la plupart liées à des malentendus – adressées à Foucault par Bourdieu dans Les règles de l’art. Pour revenir au cas Bergson, nous adresserions des critiques semblables à l’approche – cependant louable – adoptée par François Azouvi dans La gloire de Bergson59. L’étude de l’histoire de la circulation d’un concept ou d’un nom60 à l’intérieur d’un certain nombre de textes possède l’avantage d’inviter l’exégète à prendre en considération leur processus de production, les intentions qui les animent, les dispositions intellectuelles de leurs auteurs, les querelles dans lesquelles ils s’insèrent et, plus généralement, les réseaux sociaux et institutionnels d’où ils émergent. C’est ainsi que l’histoire de la philosophie peut tirer du profit de l’histoire des controverses scientifiques comme elle est pratiquée, dans le sillage de Thomas Kuhn, par des auteurs comme Bruno Latour et Isabelle Stengers. Comme le montre également Frédéric Fruteau de Laclos61, ce procédé est capable de rendre intelligibles les raisons pour lesquelles des étiquettes comme majeur ou mineur sont accolées à un philosophe62, sans cependant faire recours à des échelles de valeur préexistantes. D’une certaine manière la socio-histoire qui, sans aucun doute, doit aller main dans la main avec une certaine psychologie, est la condition de toute anamnèse.

La seconde considération concerne le rapport entre synchronie et diachronie. Il est certain que, dans le démontage des tableaux que nous

59 Paris, Gallimard, 2007. 60 Malgré son réductionnisme, l’ouvrage de Louis Pinto, Les neveux de Zarathoustra (Paris,

Seuil, 1995) constitue une preuve de la fécondité de cette approche. 61 Cf. supra. 62 Il est évident que le choix d’auteurs, considérés « majeurs », que nous avons fait pour

rendre compte de la « portée » du nom « Bergson » n’est liée à aucun jugement sur la valeur absolue de leur production intellectuelle.

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avons effectué, un rôle heuristique considérable est joué par l’accent mis sur la discontinuité temporelle et l’établissement de certaines constantes synchroniques. Comme l’a récemment souligné Frédéric Worms avec grande pertinence 63, une discontinuité apparaît entre les moments, entendus dans leur dimension de production relationnelle ou trans-individuelle. Bergson – avec Brunschvicg, Alain, Meyerson… – s’oppose ainsi à Taine, Sartre – avec Merleau-Ponty, Canguilhem, Politzer... – à Bergson, Althusser – avec Deleuze, Derrida, Foucault… – à Sartre, et ainsi de suite. Mais il faut s’entendre sur la nature de ces ruptures si nous ne voulons pas retomber dans une crypto-téléologie ou dans la confusion entre problèmes partagés (esprit, existence, structure), mode (spritualisme, existentialisme, structuralisme) et doxa. Il faut donc étudier au cas par cas la manière par laquelle les ruptures se produisent, provoquant singulièrement, lentement, et à travers des malentendus, distorsions, usages stratégiques et nouvelles continuités, un front commun et, finalement, la production indéniable d’une doxa.

Or on remarque certes – comme l’avait fait parmi d’autres Vincent Descombes64 – qu’un changement de paradigme (ou de « problème ») est souvent porté par une génération. Cependant toutes les « classes d’âge »65 ne deviennent pas des générations ; en revanche certaines classes sont en quelque sorte « aplaties » par celles qui les précédent et les suivent (on peut penser à la classe d’âge à laquelle appartenait un Jean Wahl, par exemple), et qui ont plus de chance, pour des raisons contingentes, de s’imposer en tant que générations. Une classe d’âge implique une formation et un horizon de références communes – Sartre, Canguilhem, Lacan, etc. avaient respiré l’air du bergsonisme et du néokantisme –, mais, comme l’avait montré Karl Mannheim66, elle devient génération seulement suite au marquage qu’une série d’événements majeurs laisse sur elle avant l’entrée dans le champ intellectuel de ses membres – ainsi, bien qu’il soit leur aîné, Althusser appartient à la génération de Deleuze et Foucault. C’est ainsi qu’on peut rendre également raison de l’idée, que la philosophie – à cause d’un processus historique de séparation relative des autres savoirs et pratiques –

63 Cf. La philosophie en France au XXème siècle. Moments, Paris, Gallimard, 2009. 64 Cf. Le même et l’autre. 65 Pour les différences entre « classes » d’âge, « effets » d’âge et « génération », cf. J.-

F. Sirinelli, Génération intellectuelle : Khâgneux et normaliens dans l'entre deux guerres, Paris, PUF, 1994.

66 K. Mannheim, Le problème des générations (1928), Paris, Armand Colin, 2005.

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se trouve toujours, pour emboîter le pas à Badiou, « sous condition » des vérités qui se produisent ailleurs.

Lévi-Strauss avait parlé de sociétés chaudes et froides. Or, si l’on s’habitue à pratiquer la socio-histoire, on s’aperçoit assez vite qu’on ne retrouve jamais la même température si l’on s’exprime en termes de générations et de moments. Celle-ci varie selon les coordonnées spatio-temporelles prises en considération. Certes, la mutation de la structure et du contenu des discours philosophiques dépend des changements sociaux, institutionnels et épistémiques qui investissent le champ d’où émerge ce discours, et avec lesquels il entretient des rapports complexes – qui ne se réduisent ni à la détermination simple de type idéologique, selon la vulgate d’un certain marxisme, ni à un pur rapport réflexif, comme voudraient certaines belles âmes. Mais évidemment, ces changements ne se succèdent pas de manière uniforme. Il sera difficile de retrouver la même fréquence pendant le dix-huitième siècle et le vingtième, en France ou en Italie, par exemple. Ainsi la notion même de moment doit être dénaturalisée : mise au point à partir d’une certaine cyclicité et d’une certaine structure propres au champ philosophique français du vingtième siècle, elle ne peut qu’être relativisée si elle veut garder sa valeur heuristique dans d’autres contextes.

Troisièmement, comme fait justement remarquer Jean-Louis Fabiani67, sous-jacente à cette temporalité cyclique, bien que douée d’une rythmicité variable – qui est liée à la fois à l’émergence d’événements extérieurs au champ philosophique stabilisé, à des générations, de nouveaux problèmes et de nouvelles typologies de socialisation intellectuelle –, il y a une temporalité différente qui doit être prise en considération : celle, froide, qui est liée à la longue période et à la stabilité. Impossible alors d’analyser l’objet « philosophie française contemporaine » sans garder à l’esprit tant la structuration des institutions et l’enseignement de la philosophie depuis les années trente du XIXe siècle que les mutations qui apparaissent pendant la Troisième République – création de revues et de maisons d’éditions, de sociétés et de colloques, d’instituts et de chaires, grand recrutement universitaire, etc. – et qui contribuent à la promotion de la philosophie comme activité professionnalisée ainsi que du philosophe comme libre enseignant et auteur68. Évidemment la prise en considération de cette stabilité de longue période et des institutions qui assurent la reproduction des pratiques et l’intériorisation des dispositions n’excluent pas la nécessité

67 Cf. Qu’est-ce qu’un philosophe français ? 68 Ibid. et Les philosophes de la République.

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d’une analyse des changements de contenu – programmes et leur objet, création de chaires et d’instituts. Ainsi se superposent les niveaux micro- et macroscopique de l’histoire. Le lieu d’où la production philosophique émerge perd donc ses caractéristiques d’espace dégagé et neutre, il devient strié : la création ne se fait jamais ex nihilo, mais toujours à l’antérieur d’un réseau et de limitations, au prix de négociations, malentendus, etc.

Qu’en est-t-il donc des deux lignées que les idéologues jdanovistes Althusser, Foucault, Badiou et tant d’autres ont démêlées ? Il se peut que suite au démontage que nous en avons opéré, quelque chose encore résiste, qui n’est certes pas de l’ordre de la lignée (n’étant pas réductible à l’ordre de la simple théorie), ni de la simple pratique institutionnelle, se plaçant en quelque sorte à leur croisée. Reprenons nos auteurs : il est certain qu’entre Bergson et l’existentialisme, il est possible de repérer une certaine continuité, comme celle qui relie Bergson à un certain spiritualisme69 ; mais cette continuité a affaire à la fois avec l’importance envahissante qu’occupait la psychologie dans l’enseignement secondaire et supérieure jusqu’aux années quarante – sur laquelle Bergson avait fondée une partie de ses démarches – et aux figures qu’elle véhiculait, et, de l’autre, avec le réinvestissement des philosophèmes bergsoniens par la littérature et la prose d’essai pendant les années dix et vingt et à l’intériorisation conséquente, de la part de tant intellectuels de la génération de Sartre, d’un habitus artistique ou prophétique souvent identifié (par erreur) à celui qu’incarnait Bergson. D’autre part, les emprunts bergsoniens de Canguilhem sont proprement théoriques (théorie du rapport entre machine et organisme, de la création, etc.), tandis que les dispositions qu’il intériorise pendant les années vingt, à la croisée d’Alain et du durkheimien Bouglé, sont absolument incompatibles avec celles qui étaient promues par les bergsoniens des années vingt. A la veille des années cinquante, sa pratique philosophique se trouve au croisement entre un modèle professoral du type Alain, l’élaboration d’une ébauche de doctrine biologique des valeurs et un modèle savant repris à Bachelard. Bergson lui-même, comme l’on sait, avait commencé sa carrière en positiviste admirateur de Spencer et en anti-kantien, pour s’en détacher ensuite, tout en restant victime de la place marginale qu’il occupera institutionnellement. Ainsi, il demeure impossible de parle de lignées, sinon après une opération instrumentale d’« invention de la tradition » (pour utiliser l’heureuse expression d’Eric Hobsbawm) ; il

69 D. Janicaud, Ravaisson et la métaphysique. Une généalogie du spiritualisme français

(1969), Paris, Vrin, 1997.

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s’agit, à la fois de reprise et de réactualisation de figures et de concepts, et d’intériorisation de dispositions et de modèles de l’activité intellectuelle, qui sont, à leur tour, liés aux espaces institutionnels dans lesquels s’exerce la pratique philosophique. Cette intériorisation est certes préparée et favorisée (mais non pas déterminée) par la provenance sociale des acteurs pris en considération : ainsi on a pu, par exemple, souligner, avec pertinence, que certains membres de la tradition « du concept » – Bachelard, Canguilhem ou Cavaillès – n’étaient pas des « héritiers ». Mais forcer la main dans ce sens signifie rater la complexité de la question : des différentes dispositions et modèles peuvent coexister70, interagissant avec les emprunts théoriques, être sujets à des variations considérables, donner lieu à des moments d’oscillation, à des contradictions et à des phénomènes d’hystérésis, qu’on retrouve, par ailleurs, dans les conjonctures de passage entre un « moment » et un autre. Plus généralement, un agent social peut se trouver à cheval entre modèles, mondes intellectuels et champs différents71, ce qui rend difficile sinon impossible de lui attribuer l’appartenance à quelque chose comme une tradition.

Quelle est l’utilité de cette approche laborieuse ? N’est-il pas mieux, pour l’avenir des potentialités émancipatoires et cognitives de la philosophie française, de se consacrer exclusivement au prolongement de la pensée contenue dans les grandes œuvres, à la création conceptuelle, à la fécondation entre la philosophie et son dehors, suivant les multiples exemples fournis par la theory (qu’elle soit fresh ou French, peu importe), ou encore, s’opposant à la vulgate désormais démodée de la fin de la métaphysique, à un renouveau de celle-ci, capable d’échapper à la fois aux descriptions des vécus, aux analyses langagières et à toute sorte de naturalisation ? Plusieurs signes font penser qu’en ce qui concerne les modalités de sa pratique, une saison – relativement longue – de la philosophie française est en train, peut-être non pas de se clore, mais certes de subir – sous la pression menaçante de forces à la fois épistémiques et socio-économiques – des modifications radicales dont nous devons encore

70

On peut penser aux oscillations – parfaitement décrites par Pestaña dans son En devenant Foucault – de Foucault pendant les années cinquante (entre phénoménologie et marxisme, philosophie et psychologie) ou celles, de Deleuze au même moment (entre pôle mondain existentialiste et pôle savant historiographique). 71 C’est ainsi qu’on peut aussi essayer d’analyser la relation entre structure des produits

théoriques et modalités d’intervention politique de manière moins romantique qu’on avait fait auparavant. Cf. la remarquable étude de F. Federini, Écrire ou combattre. Des intellectuels prennent les armes (1942-1944), Paris, La Différence, 2005.

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prendre la mesure. Un modeste exercice réflexif et historique possède ainsi un caractère stratégique et tactique qui vise, de moins, à comprendre qui nous sommes, quels sont et quels étaient nos espaces de jeu, afin d’éviter de nous retrouver impréparés devant le changement possible de ses règles.