"personnes publiques et protection du patrimoine : approche juridique" [in internationale...

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INTERNATIONALE DE TIMAGINAI RE NOUVETTE SÉRIE . NUMÉRO 27 tE PATRIMO!NE, OUt, MArS QUEL PATRTMOTNE ?

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INTERNATIONALE DE TIMAGINAI RE

NOUVETTE SÉRIE . NUMÉRO 27

tE PATRIMO!NE, OUt,MArS QUEL PATRTMOTNE ?

NOÉ WAGENER

PERSONNES PUBLISUES ET PROTECTIONDU PATRIMOINE : APPROCHE JURIDISUE

Ll. * Nombre détudes sur la protection juridique du patd-

moine culturel présupposent une histoire simple, qui serait

traversée d'un même fil conducteur : les lois successive-

ment adoptées seraient autant de victoires rempofiées sur

le vandalisme.En somme, l'histoire de la protection juridique du pari-

moine ne serait rien d'âutre que celle de sa croissance conii-

nue. Ainsi, il est généralement soutenu, par exemple, que

les multiples réformes de la législation sur les monuments

historiques auraient sans cesse étendu la protection du

patrimoine : le patrimoine serait davantage Potégé après

la loi du 30 mars 18872 qu'il ne l'étâit auparavant ; mais il leserail plus encore après celle du 31 décembre 19133, et plus

encore après celle du 23 juillet 1927a, et plus encore après

celle du 25 février 19435, er plus encore après celle du

2. Loi du 30 ma$ I 887 pour la consefiation des monuments et objets

d'art ayant un iftéret historique et afiistique (Jo, 3 I rnar§ 1887, p. 1521).

3. Loi du 31 décemke l9l3 sur les Monuments historiques (Jo,4 jan-

vier l9l4,p.129).4. Loi du 23 juilet 1927 complétant la loi du 3l décembre 1913 sur

les Monuments histodque s (ro. 26 jùillet 1927 , p. 7722).

5.Iri du 25 février 1943 portant modification de la loi du 31 décem-

brc 1913 sur les Monùments historiques (Jo, 4 ma§ 1943, p. 610).

to1

21 juillet 19621 , et plus encore après celle du 30 décem-bre 196#, et ainsi de suite. Nul bssoin de longues explica-tions pour comprendre qu'une telle lecture du droit participede la construction du "roman paûimonial" : elle s'inscritdans un récit - celui d'une guere héroique contre les ' démo-lisseurs" menée sans discontinuer depuis Ia Révolution - qui,en dépit de son manque de sens critique3, demeure large-ment professé aujourd'hui.

1.2. - Cette manière dhborder le droit du patrimoineculturel appelle néanmoins des critiques. Force est d'abordde reconnaftre, sur le plan technique, qu'une affirmation(très courante) du type "tel article du code du patrimoineprotège le patrimoine ' se mon e largement inexacte. En soi,un énoncé juddique ne protège den du tout (il n'est qu'unesuite de mots en attente d'interprétation) ; seul un "actede concrétisationa" - c'esrà-dire une décision de lhutorité

1 . l,oi du 2 I jui[et 1962 compléranr I'anicle l* de la loi du 3 1 décem-brc l9l3 sù les Monuments historiques modifiee par la loi du 25 fé-vder 1943 (ro, 22 juillet 1962,p.7228).2. Loi du 30 décembre 1966 modifiant la loi du 31 décembre 1913

sur les Moûuments historiques (Ja, 3l décembre 1966,p. 11752).3. Sur ce point, voir J.-M. Iæniaud, "Bienrôt une histoire c tique des

Monuments historiques", préface à A. Auduc, 0 uand. les monumentsconstruisaient la nation. Le senice des Monuments histoiques de 1830à 1940,Pan§, Oor.ûité d'histoire du ministère de la Cultue, 2008, p. 9.4. Pour une définitioû précise de l'acte de coûcrétisation, voirE. Nh]Jûd,Théofie Êéûérale du droit,Puis,DdToz, coll. "Connaissancedu droit", 2006 : "J'appelle acte de concrétisation (Ac) une déci-sion (D) formalisée ou implicite (auquel cas elle se tévèle dans uneaction matérielle) par laquelle effectivemeût une autorité (quel que soit1e sens que nous pourrions donnei à ce concept) üanche une questionde fait en dom&rt des misonsjuddiques : en se référant à (au moins)une nome (I9 présertée comme étart uIIe norme de droit. Tout acte

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chargée de l'application de l'énoncé juridique (l'adminis-tration et, en dernier ressort, le juge), pdse à la suite d'uneopûation d'interprélation - peut prétendre protéger.

À la rigueur, pour qu'une disposition du code du patri-moine puisse être considéÉe comme protégeant le patrimoine,

il faudrair établir qutlle pro,roqre exclusivement l'édic-tion d'actes de concrétisation eux-mêmes protecteurs dupatrimoine. Or, nul ne peut le gârantir : l'histoire four-mille d'exemples d'atteintes (délibérées ou non) portéespar l'administration au patrimoine. Il n'est qu'à songer,

entre autres, à la circulaire du 7 janvier 2003 par laquellele ministre de la Culture a exige des préfets de région "unesélectivité accrue" dans les décisions de prescrire des opé-rations archéologiques préventivesl : en poussant les pré-fets à refuser de prescrire des opérations qu'ils auraientnormalement prescrites, cette circulaire a entraîné lédic-tion d'actes de concrétisation contrcvenant manifestement

au patrimoine.

1.3. - Mais la difâculté s'avère, en réalité, inf,niment plus

complexe. Faire l'histoire de la protection juridique du patri-moine culturel impose inévitablement de s'interroger sur lasubstance de la protection : flnalement, qu'estce que signi-fie protéger le patrimoine ? Or, il nous faut bien constaterque nous sommes incapables de répondre à une telle ques-

tion : qui, aujourd'hui, esl en mesure d'affirmer que nos

règles et pratiques protègent effectivement le patrimoine ?

de concrétisation me paraît être de Ia forme : Ac =D parce que N"(p. 101), étânt rappelé qu'une norme est non l'énoncé juridique lui-même, mais sa signification (p. 104).

I . Circulaire û' 2003/002 du 7 janvier 2003 relative à la régulationdes décisions de prescription (Bo mi . c ult. et c ottn., n' 1 35, p. 5).

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Autrement dit, y a-t-il, parmi nous, quelqu'un qui oserait

soutenù que les générations futures n'auront rien à redirede nos choix ? Qu'on s'entende bien : nous ne contestons

pas la nécessité, pour l'administration, de faire des choixpour tâcher de protéger le patrimoine, pas plus que nous ne

nions le bien-fondé des choix que celle-ci a effectivementfaits (nous ne nous offusquons pas de ce que, grâce à la loidu 31 décembre 1913, tel édifice ait été classé ou, grâce à

la loi du 17 janvier 2001', telle fouille prescrite). Simple-ment, nous postulons par principe que ces choix sont rela-

tifs. Peut-être sonrils les bons ; mais peut-êûe pas : en finde compte, nous ne disposons dhuczr m oyen de le savoir .

Dans ces conditions, dire d'un acte de concrétisation

d'une disposition du code du patrimoine qu'il "protège" lepatrimoine culturel revient à présenler comme vraie une

proposition dont la véracité n'est pas démontrable. Il y a,

derière cette manière d'aborder le droit du patrimoine

culturel, un choix prescriptif non assumé - ce que le juriste

qui se soumet aux exigences minimales d'une méthodologie

positiviste s'interdit évidemment de faire (puisque la science

du droit doit, conformément au modèle des sciences empi-

riques, demeurer distincte de son objet de façon à en offrirune description exempte de toute prescription tendant à sa

valorisation, sa contestalion ou sa réforme).C'est la raison pour laquelle nous nous refusons, pour

noire pa , à proposer une ligne de démarcation entre les

actes juridiques qui protegeraient effectiÿement le paîi'moine et ceux qui ne le protégeraient pas : à nos yeux,

le patrimoine est protégé dès lors que l'administration

I . Loi n" 2001-44 du 17 janvier 20Ol relative à I'archéologie pléven-

tive (ro, l8 janvier 2001, p. 928).

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afflrme qu'il l'est (et ce quand bien même nous considére-

dons qu'elle a tort).

1.4. - I- intérêt principal d'une telle démarche réside dans

le fait qu'elle sépare distinctement, d'un côté, Ia relationjuridique qti s'institue par suite du choix de I'autorité admi-nistrative compétente de concrétiser I'une des dispositonsdu code du patrimoine (selon le modèle suivant : un sujet

de droit - le plus souvent l'Etat - se voit reconnaître divers

pouvoirs juridiques qui, par leur portée normative, déter-

minent la conduite d'un autre sujel de droit - le plus souvent

le propriétaire du bien patrimonial) et, de l'a.utre,la jusÜ-cation qÙ,e celte même autorité donne de son choix (selon

le discours suivant : la raison de cette lelation juridique est

la protection du patrimoine culturel). Relation juddique etjustification sont donc deux choses bien distinctes. Maisseule la première nous intéresse ici, puisque nous n'avonspas grand-chose à dire quant à la seconde (dans la mesure

où la protection du patrimoine culturel ne peut faire l'objetd'une connaissance "scientifique"). Autrement dit, ce surquoi nous nous concentrons, cbst sul lâ capacité conférée

à un sujet à faire quelque chose à un autre suier au nom de

la protection du patdmoine.Uerreur serait de croire qu'une telle démarche manque-

rait de sens critique : d'abord, parce qu'en s'attachant à sai-

sir la densité des rapports juridiques généÉs par le droit du

patrimoine culturel, cette démarche démasque bien mieuxlesjeux de pouvoir auquel celui-ci se prêter ; ensuite, parce

1 . Hans Kelseû rappelait, à ce sujet, que celui qui veut savoir "ce quise cache deriàe te drcit ne découvrira, je le crains, ni la vérité abso_

lue d'une métêphysique, ni Iajustice absolue d'un droit natuel. Celuiqui soulève le voile et ne ferme pas les yeüx, celui-là ne trouve que

lll

que nous sommes persuadés que l'enjeu fondamental de laprotection du patrimoine culturel n'est aujourd'hui pas tantde savoir quel patimoine protéger (cette question, émi-nemment contingente, n'a finalement qu'un intérêt limité)que de déterminer qui ücide de qu.elpatrimoine protéger.

1.5. - Force est en tout cas de reconnaître que ce regardporté sur la crudité des rapports de droit se montre éclai-ranl : au final, les lois successivement adoptées révèlent,bien plus qu'une extension de la protection du patrimoineculturel (impossible à vérifier dans l'absolu), la croissancecontinue des pouvoirs juridiques de l'Éal Qui contestera,pgr exemple, l'accroissement important des pouvoirs deI'Etat par la loi du 31 décembre 1913, ne serait-ce que parce

celle-ci l'autorise à classer tout immeuble, même d'office ?

Qui niera, de la même façon, le renforcement considérabledes prérogatives de l'Etat par la loi du 27 septembre 1941',

ne serait-ce que parce que celle-ci subordonne toute fouillesur le territoire national à la délivrance d'une aulorisation ?

Enhef, l'histoire de la protection juidique du patrïmoine cuhurel se confond, avant toute autre chose, aÿeccelle de la conquête progressive du monopole de l' État dans

ln prise des ücisions relathtes au patrtmoine .

2.1. - Mais à la réflexion, le problème demeure entier.

Quelle que soit la lecture de l'histoire de la protection

la hideuse face de Gorgone du pouvoir qui 1e lixe" (R. Metall,llar6Kelsen, Sein Leben undwerk,Vienrrr-, 1969, p. 30, cité par M. Troper,l Théorie du droit, te droit, l' Étu, Poiis, puF, coll. "IÉviarhan",2001, p. 194).l. Loi du 27 septembre 1941 portânt réglementatio! des fouillesaæhéologiques (./o, 15 octobre 1941, p.4438).

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juridique du patrimoine que l'on adopte - que l'on admette

qu'effectivement, le renforcement de la protection du Patrimoine découle de I'extension du monopole de I'Etat ou que

l'on refuse, comme nous l'avons fait, de procéder à une

telle déduction -, le présupposé rcste, au fond, le même : le

développement de la protection ne serait que la reproduc-

tion, sans cesse élargie, d'une figure qui aurait été formée

à lbrigine. Tout se passe en fait comme si Ie sens histo-

rique était homogène : l'État aurair obstinément poursuivi.

depuis la Révolution. la même lulte pour imposer envers

et contrc tous (fabriques, communes, particuliers.. .) ses

choix de protection.Ce schéma de lecture ne pèche pas par sa complexité :

plus l'État serait en mesure d'imposer ses choix de pro-

tection, mieux Ie patrimoine serait protégé, de sorte

que la question de la protection du patrimoine culturelse ramènerait en pratique à celle du poids de l'Etat. La

protection juridique du patrimoine n'aurait finalement

connu que des variations quantitatives, en ce sens qu'elle

n'aurait changé que par l'ampleur de son champ (on pro-

tège davantage de patrimoine aujourd'hui qu'hier) et la

vigueur de ses techniques (on ne restaure pas les monu-

ments de la même façon aujourd'hui qu'hier, pas plus

qu'on ne fouille les sites selon les mêmes procédés ou que

I'on classe les archives avec la même logique) - autant de

transformations strictement scientif,ques et techniques,

qui se traduiraient, sur le plan juridique, par le déplace-

ment corrélatif du curseur de l'opposition entre libertés

individuelles et puissance publique (selon une lecture

du type: "l'État a plogressivement restreint les droils

des propriétaires dù patrimoine culturel à mesure que

l'intérêt général qui s'attache à la protection du patri-

moine se dévoilait").

ll3

Brel la protection juridique du patrimoine n'est évaluéeque dans ses modalités, et non dans son principe même. Ensomme, la figure de protection de 1789, celle de 1830, cellede 1913 et celle d'aujourd'hui seraient directement compa-rables : certes elles divergent les unes des autres, mais cen'est qu'en raison des inévitables variations qu'impliquetout enjeu disputé sur les plans scientifique et technique.

2.2. - On ne peut s'empêcher de trouver cetle histoirelàun peu lisse. En se condamnant à appréhender la prctectionjuridique du patdmoine culturel selon les degrés d'inter-vention de l'Etat, on ne peut qu'altérer la compréhensionhistorique du problème. Aussi, il serait sans doute utile de

mettre en doute le principe même de la protection, plutôtque ses simples modalités. Cela reviendrait en conséquence

à soumettre à la critique les conditions de la formation etde l'évolution de la relation entre le monopole de l'Éat etla protection du patrimoine. En bref, commenl cette formedominante de raisonnement s'est-elle imposée comme cré-dible, et à quel prix ?

3.1. - Il nous semble, à cet égard, souhaitable d'ouvrirplusieurs pistes encore insuffisamment explorées. La prin-cipale d'entre elles - celle pour laquelle le juriste aurait leplus à dire, en fait - consisterait à montrff combien lëvolu-tion de la protection du patrimoine par le droit est tributairede_ la construction dogmatique, par lâ pensée juridique, de

I'Etat modeme. La tâche, bien sûr, est immense, car der-rière elle se prof,le, comme souvent, la question des modesd'appréhension par l'Etat des phénomènes collectifs. Mâisil nous semble tout à fait évideni que la scission fictive entreprive et public (sur laquelle l'Etat repose) "travaille" inti-mement la protection du patrimoine culturel.

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3.2. - Dans ce cadre, une première étape - qùe nous ne

pourrons malheureusement qu'esquissq ici - consisterait à

mettre à ma1 l'historicité des termes de léquivalence entre

le monopole de l'État et la protection du paffimoine. Il est

en effet possible, clans le cadre de la construction d'une his-

toire critique de la protection du palrimoine Par le droit, de

démontrer qu'en réalité, plusieurs "modèles" se sont suc-

cédé, qui révèlent autânt de formes spécifiques du rapport

de l'État au public.

PREMIER MODÈLE : LE PATRIMOINE DE LA RÉVOLUTION

4.1. - Un "premier" modèle de protection du pâtrimoine se

dessine manifestement pendant la Révolution. Il est peut-

êhe le plus complexe de tous à l'analyse, car il oblige à sou-

methe à la critique l'idée fermement ancrée (et largement

exacte par ailleurs) selon laquelle la Révolution consti-

tuerait le geste fondateur du pafimoine - c'est-à-dire non

le premier (plus personne, ou presque, ne soutient que la

Révolution est la pre mlère à proté ger le patrimoinet),ma\s

celui que sans cesse nous réitérons (la Révolution serait la

première à penser la protection du patrimoine de la façotàont nous la pensons aujourd'hui). La percée révolution-

nairc serait, en effel, double : la Révolution affrrmerait tout

à la fois I'intérêt collectif qü s'attache à la protection du

patrimoine el le monopole de l'État dans la défrnition des

moyens de satisfaire cet intérêt.

t . Sur ce point. voir en paniculier J.-M læniaûd. Les Archipels dû

passl, Paris, Fayârd, 2002 et D. Poulot, Ure ftistoire du patrimoine

en Occident,Pais,PuF, coll "Le ûcÈud gordien",2003.

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Mais une telle lecture ne pointe pas suffisamment unfait juridique essentiel : l'action de lAssemblée natio-nale, de lAssemblée constitüante et de la Convention en

faveur des "chefs-d'æuvre des arts" et autres "monumentsprécieux" concerne très majoritairement - exclusivementmême, dans un premier temps - les "biens nationaux", c'est-

à-dire les biens du clergé, de la Couronne et des émigrésqui ont été nationalisés entre 1789 et 1792. Évidemment,il ne s'agit pas là d'une simple coihcidence : si les "monu-ments du passé" et autres "objets précieux" off été protégés

durant la Révolution, c'est certes en raison du danger quipesait sur eux (vandalisme) et parce qu'ils étaient idéolo-giquement utiles (régénération), mais aussi et surtoutparcequ'ils étaient nntionarrr. Autrcment dit, l'intervention des

représentants de la nation en faveur du pat moine ne peut

se concevoir indépendamment de son appropriation par lanation représentée.

4.2. - Encore faut-il, pol]I comprendre pleinement cettefocalisation sur les biens nationaux, être en mesure de resti-

tuer la signif,cation juridique précise des nationalisations. Ilne s'agit rien moins que d'une forme de propriété collective(que nous peinons aujourd'hui à saisir tant nous sommes

devenus incapables de penser un collectif de personnes

autrement qu'au travers de sa personniflcation morale).Ainsi, lorsque Grégoire ou Vicq dAzyr affirment que les

"richesses du passé" sont la "propriété de tous", ils n'usentpas d'une f,gure symbolique ; ils énoncent rne ftrité juri-dique de leur temps. Bien sûr, parvenir à une telle conclu-sion implique de se départir des multiples relectures quiont été faites de la Révolution (contre-révolutionnaires,doctrinaires, doctrine administrativiste naissante) : 1) lanation nbst pas, durant la Révolution, une notion abstraite

1;16

el intemporclle, puisque, bien au contraire, peuple et nationsont conçus comme largement synonymes (la nation est pen-

sée comme une réalité concrète - ce qui explique pourquoi. la nâtionalisâtion n'est pas antinomique avec le principe

révolutionnaire selon lequel il n'y a de propriété que dans

I'individu) ; 2) la nationalisation ne constitue pâs une éta-tisation car l'assimilation enEe l'État et la nation - qui se

traduit, sur le plan juridique, par la représentation de l'Etatcomme personnifcation de la nation - se produit bien ulté-rieurement. Lorsque la nation est proclamée souveraine le17juin 1789, elle estpensée comme irréductible àla fictionjuridique de l'Etat : elle est "directement politique", en cesens qu"'étant la volonté de tous, elle se donne immédia-tement comme unité et comme totalitér".

Bref, il nous semble peu douteux que le premier modèlede protection juridique du patdmoine est indissociablementlié au caractère collectif de la propriéré de celui-ci.

DEUXIÈME MODÈLE : LE PATRIMOINE DES DOCTRINAIRES

5.1. - La rationaliré de la protection juridique du patri-moine change profondément durant la première moitié duxx" siècle. Si, comme nous I'avons vu, le pâtrimoine étaitprotégé sous la Révolution parce qa'il appartenait à lanation, la transformation, par les doctrinaires, de l'idée de

nation transforme, par là même, la finaliré de la protectiondu patrimoine. Dit plus abruptement, il n'y a pas de conti-nuité entre 1789 et 1830 : la monarchie de Juillet nétend

I . G. Bigot, "Persorùralité publique et puissance publique", in rroa,La Persoûûalité publiqr.re, Paris, Litec, coll. "Colloques & débats",

2û7 , p.22.

|1

pas les mécanismes de protection envisagés une premièrefois sous la Révolution ; elle les remplace.

La naissance du "monument historique" (c'es!à-dire, en

réalité, la naissance du contrôle, par l'Étaq de la conserva-tion et de la gestion des choses qu'il qualif,e unilatérale-ment de "monuments historiques") est en effet concomitanlede l'effort théorique des doctrinaires de distinguer peupleet nation (Royer-Collard, Guizot et leurs amis ont en effetcompris, les premiers, qu'il fallait changer le titulaire de"l'autorité souveraine" en substituant "au peuple concretet réellement pÉsent de la Révolution, un souverain plusâbstrait et plus lointain" car "il n'y avâit aucun espoir d'ar-rêter cette extraordinaire puissance idéologique, sans laplacer entre des mains moins vigoureuses que celles de lamultituder"). Là encore, cetle concomitance ne peut êtreréduite à une coincidence ; la nouvelle conception de lanation explique, en partie en tout cas, la construction, parI'Elat, du "monument historique". Ainsi, on ne Fotège plus

le patrimoine du peuple (nation concrète), mais celui d'uneunité intemporelle unissant, dans une même collectivité,tous les Français passés, présents et futurs (nâtion abstraite).

À cette nation, chacun cdntribue : tous participent de cetteunité sociale el o , par suite, une responsabilité à légard dupatrimoine ("c'est I'unité qui fait défaut à la France ', disaitGuizot). Si la responsabilité est collective, elle concerne lepatrimoine dans son ensemble, et non seulement celui quiàppartierrt juridiquemr-n, à la nation. Autrement dit, Ie patri-moine que lbn protège appartient à la nation, non plus au

sens juridique, mais au sens symbolique .

1 . G. Bacot, Caffé de Malberg et I' origine de lû distitlctioû entrc souÿe-raineté du peuple et souÿeraineté aio ale,Paris, cNRs, 1985, p. l3l.

118

5.2. - Il ne faut pas s'y tromper, cependant : le projet

reste éminemment libéral. La responsabilité est collective,mais il ne s'agit pas de légiférer en la matière. L État ntstperçu, en matière patrimoniale comme ailleun, que comme"un centre de direction qui [regularise] les bonnes inten-tions manifestées sur presque tous les points de la Fmncer".

TROISIÈME MODÈLE :

LE PATRIMOINE DES ADMINISTRATIVISTES

6.1. - Enfin, la confusion cle l'Éat et de la nation à lbrée du

xr siècle dessine la troisième "figure" de la protection dupatrimoine par le droit. En effet, là encore, il n'est pas anodinque le droit du patrimoine culturel se transforme en même

lemps qu'une théorie générale de I'Etat entièrement fondée

sur le principe de la personnaliÉ est inventée, fruit d'un "lent

mouvement historique de captation des diverses puissances

publiques par un centre unique, et leur subsomption sous undésormais unique principe de legitimation : la souveraineté2".

Le mouvement est double : à part dAdhémar Esmein3, et

sous l'influence de la pensée juridique allemandea, la nation

1. RappoÉ du ministre secrétaire d'État au département de l'Inté-deul au roi du 21 octobre 1830 portant pÉsentation des missions de

l"'inspecteur-généra1 des monumens historiques de la France" (Le

Moniteur uniÿersel,rP301,28 octobrc 1830, p. 1357).

2. M. xifaras, "læ code hors du code, le cas de lâ hansposition de lapropdété au droit adminisîaLl?', Droits, t' 42, 2006, p. 59.

3. A.Esrîe.ln, Étéments de droit constitutionnel français et comparé( 1895), Pads, Sftey, 19 t 4, 6' éd., rééd. Panthéon-Àssas, Paris, 2001 .

4. O. Jouanjât, Une histoire de la pensëe juridiqüe en Allenagne( 1800- 1918), Parls, p\rF, coll. "I;viathan", 2005.

l19

est confondue dans l'État, en même temps que l'État devient

une personne juridique.

6.2. - Ce changement se Évèle fondamental pour le patri-

moine culturel : l'Etat devient le "meilleur" propriétaire

dans la mesure où tout en afflrmant, plus que jamais, sa

plus grande aptitude à identifrer l'intérêt général, il se sub-jectivise (la catégorie des droits publics subjectifs devient

iensable). La logique de l'intervention de l'État s'en trouve

transformée : l'État n'intervient plus seuleme lorsque lapersonne prMe défaille ; il intervient mieax que la personne

prMe, de sone que son appropriation doit, en conséquence,

être favorisée. Quant à la servitude, qui est indubitablement

pensée comme inférieure à I'appropriation publique, elle

présente une utilité fondâmentale : c'est par son biais que

la protection trouve à se généraliser.

Ce modèle détermine largement, aujourd'hui encore, les

équilibres du droit du paffimoine culturel.

UN QUATRIÈME MODÈLE EN COURS DECONSTITUTION?

7.1. - Il n'empêche que des bouleversements profonds tra-

versent notre droit, sans que l'on puisse encore tout à fait

dire si ceux-ci constituent les indices de la construction

d'un modèle nouveau ou les soubresauts du modèle ancien :

en mâtière de patrimoine culturel, l'État se rétracte sur ses

seules activités de réglementation et de police, en ce sens

qu'il tend de plus en plus à se limiter à établir le cadre juri-dique applicable et à vejller à son bon respect.

Si l'Erat /air de moins en moins- c'est tout simplement

qu'il conf,e à d'autres - personnes publiques comme pri-vées - le soin de/aire. Le constat est bien connu, si bien qu'il

120

n'est pas besoin de le dresser à nouveau dans ses détails :

aucun des secteurs du patrimoine n'est véritablement épar-

gné par ce mouvement de ' décharge" des fonctions maté-

iie és de protection autrefois assumées par l'État, que lbnsonge aux monuments historiques (cession de monuments

historiques ou retour aux propriétaires de la maîtrise d'ou-vrage des travaux sur les monuments historiques classés,

par exemple), à l'archéologie (externalisation iategrale de

l'exécution des opérations dârchéologie pÉventive ou assou-

plissement des conditions de transfert aux collectivités lerri-toriales de la propriété du mobilier archéologique de l'Etat,par exemple), aux archives (externalisation de la conserva-

tion des archives publiques intermédiaires, par exemple), aux

musées (reconnaissance de lhutonomie institutionnelle des

grands musées français ou création d'une structure de droitprivé du type de lAgence France-Museums, par exemple)

ou à l'inventaire (décentralisation de l'inventaire).La prudence doit néanmoins rester de mise. Ce serait une

ereur que de s'évertuer à interpréter chacune des réformes

Écentes comme âutant de signes de lâ réhaction de l'Elat :

celle-ci prend, en effet, des formes complexes, qui ne sont

pas toujours cohérentes.

7.2. - Mais il convient pâr-dessus tout déviter de recou-

rir. pour décrire ce mouvement. à des exPressions telles que

le "recul" ou le 'dépérissement" de l'Etat. ll esl en effel

important de dépasser le simple constat de I'abandon pro-

gressif, par l'État, de fonctions de prestation : fo(ce est de

constater que la décharge s'accompagne systématiquement

ou presque d'un contrôle accru de l'Etat - ou, plus précisé-

meît, de potentialités de contrôle accrues.

C'est au travers de la bonne forlune du "contrôlescientifique et technique de l'État" que se dessine tout

particulièrement cette dialectique en construction. Cettenotion - apparue avec la décentralisation des archivesdépartementalesr - infuse en effet dans le droit du patrimoine culturel (on la retrouve désormais inscrite dans lestextes reladfs aux archives, à l'inventaire, aux musées, à l'ar-chéologie préventive et aux monuments historiques) jusqu'à

en devenir une des pierres angulaires. I1 n'est pas peu direque le contrôle scientifique et technique ne se laisse pasfacilement définir, tant il embrasse aujourd'hui des réali-tés juridiques diverses. Mais en réalité, tout laisse à croireque I'imprécision est précisément I'une de ses caractéris-tiques constitutives : à lévidence, le contrôle scientiûqueet technique se veut diffus.ca\ comme tel, il est suscep-tible d'ê1re actionné par l'Etat à tout instant (s'éloignant,par là même, de la figure classique de la police adminis-trative qu'est I autorisatio[).

Au-delà, on peut même s'interroger sur le fait de savoirsi le confôle scientifique et technique constitue encore unefigure du pouvoir de police. Alors que la police s'articulefondamentalement autour de lbpposition entre l'autoritétitulaire du pouvoir de police et I'administÉ, selon un équi-libre dont les termes sont bien connus du droit administratif(la liberté est le principe, et la mesure de police I'excep-tion), le contrôle scientifique et technique repose, quant àlui, bien davantage sur f interrelation constante - presquela collqboration - entre l'administré et I administmtion. I.echangement de perspective est insidieux : la politique deI'Etat n'est plus opposée à l'administré ; c'est I administréqui, en se voyant assigner des objectifs particuliers, devient

l. Décret nù 88-849 du 28 juillet 1988 relatif au conûôle scientiflqueet technique de I'Etat sù les archives des collectivités tenitoriales(.ro, 30 juillet 1988, p. 9796).

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un acteu de la politique de l'État. En d'auffes termes, leconüôle scientifique et technique de l'État se constitue de

plus en plus comme une forme nouÿelle d'interÿention-nisme public.

11 est évidemment possible d'objecter que ce conffôlen'est qu'une façon comme une autre de rendre politiçe-ment àcceptable le désengêgement de l'Étal La faiblesse

des moyens attribués aux services compétents, qui les place

de fait en situation de ne pas pouvoir exercer ce conffôle,tendrait à le démontrer. Une telle critique a évidemment

sa part de vérité ; mais il n'en reste pas moins vrai que lemouvement est plus profond : ce sont de manière générale

les modes d'intervention de l'Etat qui se transforment, etil apparaît de plus en plus évident que ces évolutions ne

condamnent pas forcément tout contrôle du pouvoir éta-

tique. Elles soulignent bien davantage combien le partage

entre le public et le privé est aujourd'hui en cou$ de refonte.

7.3. - C'est là un fait difflcilement contestable, quidépasse largement le seul patrimoine culturel : on tend

de plus en plus vers I'indépendance entre les contmintestirées de la protection du patdmoine culturel et la pro-

priété publique ou privée des acteurs. Un tel mouvement

ne devrait d'ailleurs pas surprendre, tant il est déjà connu

du droit : toutes choses égales par ailleurs, il ressemble à

celui qui est d'ores et déjà interyenu dans le domaine des

services publics de réseaux (électricité, gaz, transports. ..)

à partir des années 1990. Alors qu'estce à dire : que l'on

construit chaque iour un peu plus une protection néolibé-rale du patrimoine?

Il est en tout cas manifeste que la décentralisation joue,

dans ce phénomène, un rôle non négligeable : elle consti-

tue une étape sur le chemin vers l'indifférence organique.

En effet, il apparaît que chaque fois, ou presque, que lemodèle d'une intervention des collectivités territorialessous contrôle de l'État s'avère fonctionnet I élargissementdu schéma à lous les tiers intervenanls esl réclamé'. Enréalité, la reponse à cette question constitue, très probable-

ment, l'un des grands enjeux du droit du pahimoine cultu-rel : si I'onparvient à bâtir des modèles de protection dans

lesquels I'Etat arrive à assurer la protecüon du patrimoineculturel sans, pour autant, devenir propriétaire de celui-ci, alors quelle est l'utilité de l'appropriâtion étâtique ? Àn'en pas douter la même question se posera à terme pourles aulres personnes publiques également. Partart, ne peut-

on pas imaginer un modèle de protection dans lequel les

personnes publiques seraient réduites à une stricte fonctionde réglementation et de police, délaissant toutes les autres

activités aux personnes privees ? Ou, au contmire, certainsbiens doivent-ils demeurer en mains publiques ?

Beaucoup de fantasmes idéologiques sont dits à ce sujet,

alors même que léÎat du droit n'est pas d'une extrême com-plexité. Nous le résumerons de la manière suivante : il est

possible, pour l'Etat, d'imposer sans indemnité (ou, dans

certaines hypothèses, moyennant une indemnité dàmpleurlimitée), à une personne privée, la conservation du patri-moine culturel dont celle-ci est propriétaire ; en revanche,il en est différcmment chaque fois qu'il shgit de conhaindre

1. I1 n'est qu'à songer à I'article 97 de la loi n" 2004-809 du 13 août2004 relative aux libertés et æsponsâbilités locales (ro, 17 âoût 2004,p. 14545), qui a ouÿert la possibilité, pour les collectivités te[rito-riales, de demander Ie üansfert de propriété de Monurnents histo-riques de I'Etat figurant sur une liste étâblie par décrct : il est, depuis

cette date, régulièremeût envisagé de '1éactiver le principe de ûans-fémbilité des monuments appanenant à l'Étât,', en l'élargissant âuxpersonnes privées.

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un propriétaire à laisser des tiers accéder à son bien : la

protection nationale et internationale du droit de plopliété

voii dans une telle "servitude d'affectation" une ingérence

d'une gravité telle qu'elle attenterait à lâ substance du droit

de propriété, dénaturant son sens et sa pofiée'

C'est en pareil cas que l'utilité de la propdété publique

réapparaît pleinement : elle est la condition nécessaire à

la liberté des personnes publiques de déterminer des poli-

tiques culturelles intégrant non seulement la conservation

des biens, mais aussi lbrganisation de leut accessibilité.

Mais le fait même que ces précisions doivent être fâites

montre ce qui a été perdu de vue : il est bien loin le temps

où la personne publique avait justement la charge d'ac-

cueillir les biens à rendre accessibles à tous (ce qui, par

voie de conséquence, permettait de ne pas faire subir une

telle contrainte à un propriétaire privé), et il y a là comme

le signe cle léchec de la grande tentative du xrx" siècle de

nicher le collectif dans la personne publique.

SOMMAIRE

Chérif KhaznadarAvant-propos.... ....... 11

Francesco BandarinNotes d'ouverture . -... 15

Mounir BouchenakiLes patrimoines et I' Unesco. -... - -......................... 23

Jean DavallonConwent se lobrique le patrimoine : dew ftgimes dcpatrimonialisation... . 4l

Georges ZouainP ow qui et pourqu.oi pqtrimonialiset ?................... 59

Jean Michel Lucas / Doc Kasimir Bisoule ru à l'épreuve de l'universalité . ........ . ....... ... .... '13

Noé Wagener

Personnes publi4ucs et protection du Wtrûnoine :approchz juid.ique.... ............ 107

Yvon Lamyltt conversion des biens culnrels en patrimoine public :un carrefour de I'histoire, du droit et de l'éthique..... 127

Jean-Pâul DemoulePalrimoine et archéologie . ... .... .... .... . ... .... ... . ... . .. 175

Jean-Louis TomatoreLe patrimoine , de I' at de représenter le passé à l' artde faire attention .. ... . ........... 187

Emmanuel Amougou MballaLes processus dc "patrimonialisation" et réflcxiÿité.... 205

Michel Rautenberg

Quelles patrimonialisations de I' urbqin ? Vers lapatrimonialisation de I' urbanité . ... . ... . ... . . .......... 237

Jean-Michel Le BoulangerPatrimoine culturel immatériel, identilé§, ter toires,

Bretagne 2012 . ... . ... . ............ 253

Michel ColardellePatrimoines ultramarins : waie oufausse spécificité? ... 269

Cyril IsnartS' approprier les patrimonialisation§. Pratiqæs morale s

d'acteurs ordinoires . . .. .... . ... 287

Thierry LinckÉconomie et patrimonialisation : le construclion des

appropriations du vivant et de I' immatériel...... . ... . .. 303

Joël Candau

P atrimo ine s ( ou matrimoines ) olfactifs ?................. 339

Aurélie Hervouet

Pqtrinoine et habitat social .. . ... . ... .... ... ........... . 359

Maria Gravari-BarbasTourisme et patrimoine, le temps des slnergies ? ..... 37 5

Mathieu GigotPatrimoine en qction(s) - un regard sur les politiques

publiques patrimoniales..................... ...... .. ... 401

Vércnique Zamant

Aux marges de la patrimonialisation ......... .. ........ 423

Arlne OualletLes patimoines : entre pluralité , rcssource et lien

social. Exemples ma\ierJ......................... . . ..... 441

Denis CercletLe patritwine el après ? ................... .. ... . ..... 461

Jean Audouze

Quelquzsremarqwsfiru\es................... .. . . .. 473

ANNEXEProgramme du colloque "Le patrimoine, oui, mais quel

patrimoine ?".......... ........... 4'17

Ont participé à ce num érc de l'lnternalionole de

I'imaginaire............ ........ .. 481