mossière, g. (2012). « chercher un avenir et trouver « la face de dieu » : expériences de...

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1 Chercher un avenir et trouver « la face de Dieu » : expériences d'anomie et nouvelles frontières sociales à Kinshasa Géraldine Mossière 1 Tout sauf shegué... Dimanche matin. Nous roulons dans les rues de Kinshasa en direction du lieu de culte de la Communauté Évangélique des Vainqueurs (CEV), une église de réveil kinoise. Aux abords du quartier de Gombé, au centre-ville, les rues sont désertes mais en s'y enfonçant, on aperçoit des jeunes, vêtements en lambeaux, couchés à terre, la mine patibulaire. Au volant, Hugo, un membre de la CEV leur lance un regard méprisant avant de m'expliquer : « Ce sont des shegués, des jeunes de la rue qui ne valent rien, des fumeurs de chanvre...». Souvent nés de filles mères, les shegués ne vivent généralement pas dans leur famille nucléaire, ils sont recueillis par des membres de la parenté élargie qui n'ont ni le désir ni les moyens de s'en occuper; la plupart finissent par mendier dans la rue. Certains d'entre eux sont chassés par leur parenté car qualifiés d' « enfants sorciers » par le pasteur familial qui considère l’enfant possédé par le démon, justifiant ainsi les mauvaises fortunes des parents. J'apprends plus tard que Christine, la femme de Hugo, orpheline de mère et abandonnée par son père, rejetée par des tantes abusives, a elle-même frôlé le sort peu enviable de ces jeunes, victimes autant que symboles de la crise économique et sociale que traverse la République Démocratique du Congo. (Extrait de Journal de terrain, janvier 2008) Le phénomène des enfants sorciers illustre bien l’actuelle déstructuration des liens sociaux induite par les mesures d’ajustement structurel appliquées en République Démocratique du Congo (RDC), ainsi que leurs effets nocifs sur l'organisation économique et sociale du pays 2 . Deux décennies de dictature ainsi que les règnes troublés des présidents Kabila père et fils ont en effet entraîné la démission de l’État des secteurs et besoins publics de base (nourriture, santé, transport, logement...), et la perte de confiance de la population en ses institutions, livrant celle-ci à la précarité et à l’autosuffisance 3 ; une situation qu’illustre la sémantique utilisée par les Kinois pour décrire leur quotidien : « on se bat ». Face à un chômage devenu endémique 4 , la plupart d’entre eux combinent plusieurs emplois pour survivre alors que les salaires issus de l’économie formelle ne couvrent pas les besoins des ménages, ni ne permettent de financer les pratiques coutumières telles que le paiement de la dote. Ainsi, les jeunes hommes caressent des projets souvent utopiques d’émigration tandis que les 1 Université de Montréal, Montréal, Canada, [email protected] 2 De Boeck, Filip, Kinshasa: Tales of the Invisible City, Ghent, Ludion, 2004. 3 Trefon, Theodore, «Introduction: reinventing order», in Trefon, Theodore (ed.), Reinventing order in the Congo : how people respond to state failure in Kinshasa, New York, Zed Books, 2004, p. 1-19. 4 Biaya, Tshikala K., « Kinshasa: anomie, ambiance et violence », in Hérault, Georges et Adesanmi, Pius (ed.), Jeunes, culture de la rue et violence urbaine en Afrique : actes du symposium international d'Abidjan, 5-7 mai, Ibadan Nigeria, IFRA, 1997, p. 329-382.

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Chercher un avenir et trouver « la face de Dieu » :

expériences d'anomie et nouvelles frontières sociales à Kinshasa Géraldine Mossière1

Tout sauf shegué... Dimanche matin. Nous roulons dans les rues de Kinshasa en direction du lieu de culte de

la Communauté Évangélique des Vainqueurs (CEV), une église de réveil kinoise. Aux abords du quartier de Gombé, au centre-ville, les rues sont désertes mais en s'y enfonçant, on aperçoit des jeunes, vêtements en lambeaux, couchés à terre, la mine patibulaire. Au volant, Hugo, un membre de la CEV leur lance un regard méprisant avant de m'expliquer : « Ce sont des shegués, des jeunes de la rue qui ne valent rien, des fumeurs de chanvre...».

Souvent nés de filles mères, les shegués ne vivent généralement pas dans leur famille nucléaire, ils sont recueillis par des membres de la parenté élargie qui n'ont ni le désir ni les moyens de s'en occuper; la plupart finissent par mendier dans la rue. Certains d'entre eux sont chassés par leur parenté car qualifiés d' « enfants sorciers » par le pasteur familial qui considère l’enfant possédé par le démon, justifiant ainsi les mauvaises fortunes des parents. J'apprends plus tard que Christine, la femme de Hugo, orpheline de mère et abandonnée par son père, rejetée par des tantes abusives, a elle-même frôlé le sort peu enviable de ces jeunes, victimes autant que symboles de la crise économique et sociale que traverse la République Démocratique du Congo.

(Extrait de Journal de terrain, janvier 2008)

Le phénomène des enfants sorciers illustre bien l’actuelle déstructuration des liens sociaux induite

par les mesures d’ajustement structurel appliquées en République Démocratique du Congo (RDC),

ainsi que leurs effets nocifs sur l'organisation économique et sociale du pays2. Deux décennies de

dictature ainsi que les règnes troublés des présidents Kabila père et fils ont en effet entraîné la

démission de l’État des secteurs et besoins publics de base (nourriture, santé, transport, logement...), et

la perte de confiance de la population en ses institutions, livrant celle-ci à la précarité et à

l’autosuffisance3; une situation qu’illustre la sémantique utilisée par les Kinois pour décrire leur

quotidien : « on se bat ». Face à un chômage devenu endémique4, la plupart d’entre eux combinent

plusieurs emplois pour survivre alors que les salaires issus de l’économie formelle ne couvrent pas les

besoins des ménages, ni ne permettent de financer les pratiques coutumières telles que le paiement de

la dote. Ainsi, les jeunes hommes caressent des projets souvent utopiques d’émigration tandis que les

1 Université de Montréal, Montréal, Canada, [email protected] 2 De Boeck, Filip, Kinshasa: Tales of the Invisible City, Ghent, Ludion, 2004. 3 Trefon, Theodore, «Introduction: reinventing order», in Trefon, Theodore (ed.), Reinventing order in the Congo : how people respond to state failure in Kinshasa, New York, Zed Books, 2004, p. 1-19. 4 Biaya, Tshikala K., « Kinshasa: anomie, ambiance et violence », in Hérault, Georges et Adesanmi, Pius (ed.), Jeunes, culture de la rue et violence urbaine en Afrique : actes du symposium international d'Abidjan, 5-7 mai, Ibadan Nigeria, IFRA, 1997, p. 329-382.

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jeunes femmes demeurent célibataires jusqu’à un âge avancé, deviennent filles-mères5 ou transforment

la sexualité en moyen de réussite sociale6. Dans ce contexte, apparaissent diverses formes

d’organisation sociale, innovantes et créatives, générant une nouvelle économie dite de la

«débrouille»7, celle-ci n'est cependant pas sans impact sur les rapports et modèles sociaux. À cet égard,

pour la plupart des jeunes congolais, la ville de Kinshasa représente un espace mythique où il semble

possible de s’affranchir des hiérarchies sociales traditionnelle, notamment du contrôle exercé par les

aînés et par la famille élargie. Afin de subvenir à leurs besoins, ils créent de nouveaux lieux

d’indépendance tels que des groupes de prières structurés autour de liens sociaux établis entre « frères

et sœurs en Christ ».

Comme dans d’autres pays de la région8, l’incertitude liée aux difficultés économiques et aux

changements sociaux a ainsi permis la prolifération d’églises locales dites « églises de réveil »,

fortement inspirées du dogme pentecôtiste importé par les missionnaires européens et nord-américain9.

Si leur succès repose sur leur capacité à interpréter les bouleversements sociaux à l’aide d'un nouveau

langage symbolique, leur prosélytisme est avant tout fonction du dynamisme de leurs pasteurs, de leur

réussite économique et de la démonstration de leur statut social10. Dans le but déclaré de compenser le

désengagement du pouvoir étatique, les églises créées par de jeunes pasteurs ambitieux agissent au

niveau local et visent en particulier les plus défavorisés, jeunes, filles mères, veuves, orphelins. Tout en

œuvrant pour le salut de leurs âmes, à grands renforts de rituels de dévotion, pratiques d’exorcisme et

autres cultes effervescents et cathartiques, elles aspirent obtenir les moyens de les intégrer dans des

projets d’alphabétisation, d’éducation, de formation, les plus ambitieuses évoquent la construction

d’hôpitaux. De façon générale, ces églises suppléent au climat d’incertitude et au manque de

perspectives de la population en inscrivant les expériences sociales dans un idiome normatif alternatif

5 Mbembe, Achille, «The new Africans: Between natives and cosmopolitanism», in Geschiere, Peter, Meyer, Birgit et alii (ed.), Readings in modernity in Africa, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2008, p. 107-111. 6 Biaya, Tshikala K., op. cit., 1997, p. 329-382. 7 Trefon, Theodore, op. cit., 2004, p. 1-19. 8 Pour le Burkina Faso, voir Laurent, Pierre-Joseph, «Transnationalisation and local transformations : the example of the church of Assemblies of God of Burkina Faso», in Corten, André et Marshall-Fratani, Ruth (ed.), Between Babel and Pentecost : transnational Pentecostalism in Africa and Latin America, Bloomington, Indiana University Press, 2001, p. 256-273; pour le Bénin, voir Mayrargue, Cédric, «The expansion of Pentecostalism in Benin: Individual rationales and transnational dynamics», in Corten, André et Marshall-Fratani, Ruth (ed.), Between Babel and Pentecost : transnational Pentecostalism in Africa and Latin America, Bloomington, Indiana University Press, 2001, p. 274-292. 9 Maxwell, David, African gifts of the spirit. Pentecostalism ad the rise of a Zimbabwean Transnational religious movement, Ohio, Ohio University Press, 2007; Persyn, Peter and Ladrière, Fabienne, «The miracle of life in Kinshasa: New approaches to public health», in Trefon, Theodore (ed.), Reinventing order in the Congo : how people respond to state failure in Kinshasa, New York, Zed Books, 2004, p. 65-81. 10 Laurent, Pierre-Joseph, «Conversions aux assemblées de Dieu chez les Mossi du Burkina Faso : modernité et socialité», in Journal des Africanistes, 68, 1998, p. 67-97.

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aux modèles hérités, et en organisant un espace d’exutoire et de gestion de la détresse et de la

frustration de la population. Inspirées de la logique individualiste et des dynamiques transnationales qui

caractérisent le pentecôtisme11, leurs activités contribuent à diffuser de nouveaux standards et éthiques

et par ricochet, à façonner de nouveaux styles de vie12. L'apparition de ces acteurs dans le paysage

social congolais semble induire de nouvelles définitions des jeunes générations, non dans le sens d'une

même « cohorte de naissance », mais selon l’acception proposée par Mannheim et désormais

prédominante, d’un ensemble de personnes d'âges proches partageant des expériences sociales ou

historiques communes, au sein d'un même « espace historico-social (communauté de vie

historique) »13. Le sociologue relève toutefois qu’au sein de cet ensemble, les individus peuvent

s’approprier l’expérience de façon variable. Si, comme nous le verrons plus loin, elles n’en ont pas

l’exclusivité, les « églises de réveil » constituent une modalité d'interprétation et une des stratégies de

négociation possibles de ce vécu social commun. Celui-ci s’articule autour d’une rhétorique du collectif

selon laquelle la réorganisation sociale et politique du pays ne peut se réaliser que par l’intermédiaire

de l’action des églises et de la jeunesse.

Dans ce chapitre, nous considérons les « églises de réveil » comme un mode d’organisation de

cette réalité sociale, telle qu’elle est représentée et vécue par une catégorie de la population qui a troqué

la confiance en l’État pour la foi en la Providence. Le concept de « jeune » constitue ici une

construction du social et de l’imaginaire, à la lumière des nouveaux référents sociaux et éthiques

introduits par les églises de réveil. Ainsi, nous examinerons comment des pratiques religieuses

désormais courantes pour diverses classes sociales congolaises, en particulier kinoises, concourent à

réorganiser les notions d’espace, en particulier social, et de temps, en l’occurrence intergénérationnel.

Dans leur projet de restructurer le social et son unité de base, la famille, les églises de réveil proposent

en effet de nouveaux modes de différenciation et d’expression des tensions sociales, soit un registre de

sacralité qui met à défi l’autorité des aînés, jusque-là perçue comme inaliénable. Ainsi les églises

pentecôtistes retravaillent-elles les frontières intergénérationnelles, entre jeunes et aînés d’une part, et

entre pasteurs d’autre part, mais aussi les liens intragénérationnels, entre Chrétiens et non-Chrétiens

mais aussi entre femmes et hommes, autour de nouveaux référents tels que le savoir ou l’adhésion à la

modernité. Leur potentiel de changement dans le paysage social local reste toutefois discutable. En

effet, ces espaces idéologiques et sociaux se construisent plus spécifiquement autour de stratégies

11 Maxwell, David, « Christianity and the African imagination», in Maxwell, David et Lawrie, Ingrid (ed.), Christianity and the African imagination : essays in honour of Adrian Hastings, Leiden, Brill, 2002, p. 1-25. 12 Mayrargue, Cédric, op. cit., 2001, p. 274-292. 13 Mannheim, Karl, Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990, p. 58.

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genrées de gestion de la crise qui s’articulent aux enjeux intergénérationnels d’émancipation face à la

gérontocracie. De nouveaux profils de jeunes hommes qui se réinventent comme acteurs-entrepreneurs

du sacré acquièrent donc autorité auprès d’une catégorie de jeunes femmes qui, de leur côté, y puisent

diverses ressources matérielles et légitimations symboliques pour composer avec les défis

matrimoniaux, sans toutefois réellement rehausser leur statut.

La démonstration repose sur un terrain ethnographique de plusieurs mois effectué en 2008 en

RDC, essentiellement dans la capitale de Kinshasa mais aussi dans la province adjacente du Bas-

Congo. Nous étant d'abord intéressés à une congrégation pentecôtiste congolaise établie à Montréal14,

nous avons choisi d'observer les églises que celle-ci parraine au pays d'origine; l’étude s'est donc

d’abord centrée sur ces espaces en lien avec le transnational, notamment sur la CEV, une église

chapeautée par une congrégation montréalaise qui officie dans les communes kinoises de Barumbu et

de Gombé. Sur place, il s’est toutefois avéré que le succès du mouvement pentecôtiste participe du

phénomène local plus vaste des « églises de réveil ». La suite du projet s'est par conséquent focalisée

sur ces lieux de négociation du social par le religieux, et sur la trajectoire de leurs membres dans le but

de dresser un portrait de la scène religieuse congolaise en lien avec le contexte social et économique.

Une vingtaine d’églises ont été répertoriées à l’aide d’observations de leurs cultes hebdomadaires et

réunions formelles et informelles, mais aussi d’entrevues semi-dirigées menées avec des pasteurs,

responsables et membres plus ou moins impliqués au sein de ces communautés. Une quinzaine de

répondants, hommes et femmes, d’âges et de statut sociaux variables ont fait l’objet d’études de cas

plus approfondies dans le cadre d’observations suivies de leurs espaces de vie et de participation à leurs

pratiques quotidiennes. Ainsi ont été relevées des histoires de vie, des anecdotes du quotidien où

interviennent pasteurs, sorciers et membres de la parenté, des représentations rapportées notamment

sous la forme de « rumeurs », qui donnent à voir les tensions existant entre diverses allégeances

religieuses et groupes sociaux.

Après avoir présenté l'émergence des « églises de réveil » dans le paysage social kinois, nous

décrirons les profils de leurs pasteurs en tant que nouveaux entrepreneurs du sacré. En évaluant les

rapports sociaux qui s’y construisent entre générations, entre jeunes, et entre sexes, nous explorerons

leur pouvoir de redistribution des rôles et statuts, soit les nouvelles fragmentations du social qu'elles

14 Mossière, Géraldine, «Mobility and Belonging among Transnational Congolese Pentecostal Congregations: modernity and the emergence of socioeconomic differences», in Adogame, Afe et Spickard James V. (ed.), Religion Crossing Boundaries: Transnational Dynamics in African and the New African Diasporic Religions, Religion and Social Order series, E.J. Brill, Publisher, 2010, p. 63-86; Mossière, Géraldine, «Emotional Dimensions of Conversion: An African Evangelical Congregation in Montreal», in Anthropologica, Vol. 49, No 1, 2007, p. 113-124; Mossière, Géraldine, «’Former un citoyen utile au Québec et qui reçoit de ce pays’. Le rôle d’une communauté religieuse montréalaise dans la trajectoire migratoire de ses membres», in Cahiers du GRES/Diversité Urbaine, Vol. 6, No 1, 2006, p. 45-62.

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dessinent. Par l’analyse des discours et pratiques d'une diversité d'églises de réveil, de leurs pasteurs et

de leurs membres, nous démontrerons finalement que les stratégies de gestion de l'anomie sociale

qu’elles proposent entretiennent une logique coutumière qui nuance leur rhétorique pentecôtiste

moderne, prônant une rupture avec le passé.

I. Les « églises de réveil », adaptations locales d'une idéologie globale

Issu des réveils pentecôtistes qui, dès le début du XXè siècle se sont diffusés des pays du nord

vers le sud, le pentecôtisme constitue aujourd’hui un mouvement global dont la flexibilité permet

cependant des interprétations et appropriations locales15. En RDC, il se manifeste au sein des églises de

réveil dont les structures indépendantes permettent à leurs fondateurs de conjuguer avec habileté et

créativité leur mission divine aux réalités sociales et économiques.

A. Pentecôtisme en Afrique et Église de réveil en RDC

L'historien David Maxwell16 retrace les origines du pentecôtisme en Afrique aux premières

missions américaines en Afrique du sud en 1908, puis aux vagues d’évangélisation subséquentes

provenant des États-Unis, du Canada, des pays scandinaves et de Grande-Bretagne. Des pasteurs

africains issus des élites locales décidèrent alors de se séparer de ces mouvements ainsi que des églises

institutionnelles (catholiques, protestantes), et de fonder leurs propres églises, profitant ainsi du

momentum pentecôtiste. En RDC, après l’indépendance du pays acquise en 1960, d'intenses campagnes

d'évangélisation en provenance des pays du Nord ont permis la diffusion du christianisme protestant et

de ses nombreuses dénominations. Combiné à une volonté de plus en plus répandue parmi les fidèles

de revenir à un christianisme qualifié d'authentique, le mouvement aboutit à un renouveau religieux

sans précédent17. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, de nouvelles églises

apparaissent qui, à l’inverse de leurs prédécesseurs prêchant une doctrine du salut austère et quasi

sectaire fondée sur le rejet des plaisirs matériels, visent à devenir des mouvements de masse, fondés sur

les technologies médiatiques et opportunités offertes par le global, dans le cadre d’une théologie du

bien-être et de la prospérité18.

En RDC, de telles églises de réveil prolifèrent à l’heure actuelle19. Bien qu'une minorité d’entre

15 Poewe, Karla, Charismatic Christianity as a Global Culture, Columbia, University of South Carolina, 1994. 16 Maxwell, David, op. cit., 2007. 17 Demart, Sarah, Les territoires de la délivrance : mises en perspectives historique et plurilocalisée du réveil congolais, Bruxelles, Université de Louvain, 2010. 18 Maxwell, David, op. cit., 2007. 19 Missié, Jean-Pierre, «Les églises de réveil et l'imaginaire sorcellaire au Congo», in Tonda, Joseph et Missié, Jean-Pierre

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elles se soient organisées en 1997 en une plate-forme nationale reconnue par le gouvernement

congolais sous le nom « Églises du Réveil du Congo » (ERC), la plupart œuvrent sans existence

juridique, elles demeurent indépendantes et leur action se limite au niveau très local. Toutes aspirent

cependant à s'intégrer à un réseau d’églises transnational afin d'en drainer les ressources matérielles et

compétences en matière de gestion20. Tout en s'intégrant dans le contexte de la globalisation et de la

modernité21, les églises de réveil représentent actuellement la ressource religieuse la plus dynamique et

la plus influente auprès d'un nombre croissant de Congolais. Aux jeunes qui constituent une de leur

cible privilégiée, elles proposent des activités d'éducation et de formation et offrent un espace de

socialisation et de moralité où sont traitées les questions relatives au mariage, à la sexualité, au choix

du partenaire, des thèmes jugés tabous dans les relations familiales, ou fortement codifiés dans la

société.

Devenir membre de ces églises requiert de se soumettre au préalable au rituel du baptême réalisé,

conformément à la Bible, dans un cours d'eau, sous le regard des nouveaux frères et sœurs en Christ qui

chantent pour accueillir le fidèle nouveau-né. La plupart d’entre elles organisent des retraites de jeûnes

stricts pour plusieurs jours, ou seulement du matin au soir pendant un mois, ainsi que des nuits entières

de prières. Ces activités ascétiques sont considérées nécessaires pour entrer en communication avec le

divin soit « trouver la face de Dieu », comme nous le confie un jeune pratiquant, amaigri et épuisé

après trois jours de jeûne cloisonné dans l'espace de culte22. Les membres de ces églises croient en la

manifestation de l’Esprit-Saint sous la forme de dons spirituels octroyés aux leaders tels que la

guérison, la prophétie et la glossolalie23. C’est dans l’espace rituel que s’organisent ces activités

cathartiques, les fidèles y sont invités à l’exubérance et à la libre expression, pourvu qu’elles

manifestent la louange à Dieu. Les cultes sont composés d’un temps de danses et de chants de

dévotion, rythmés par des airs populaires, et suivis d’une séance de prédication axée sur la lecture de la

Bible. À tout moment, les dons charismatiques des officiants religieux, mais aussi des membres

présents, peuvent s’exprimer par le biais de prédictions et de visions, concernant généralement

(ed.), Les Églises et la société congolaise d’aujourd’hui. Économie religieuse de la misère en société postcoloniale, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 123-154. 20 Mossière, Géraldine, When the end justifies the means... Development, Prosperity and Morality in NGOS affiliated with rebirth churches in Kinshasa, DRC, soumis à Africa; Maxwell, David, 2002, p. 1-25. 21 Laurent, Pierre-Joseph, Les pentecôtistes du Burkina Faso : mariage, pouvoir et guérison, Paris, IRD-Karthala, 2003 ; Van Dijk, Rijk, «Time and transcultural technologies of the self in the Ghanaian Pentecostal Diaspora», in Corten, André et Marshall-Fratani, Ruth (ed.), Between Babel and Pentecost : transnational Pentecostalism in Africa and Latin America, Bloomington, Indiana University Press, 2001, p. 216-234. 22 Entretien avec Tim (pseudonyme), aspirant pasteur dans l'église de réveil l'Arche de Noé, à Kinshasa, le 25 janvier 2008. 23 Don de parler en langues, soit dans une langue inintelligible attribuée au mode d'expression de l'Esprit-Saint à travers le fidèle (Corten, André, Le Pentecôtisme au Brésil: Émotion du pauvre et Romantisme théologique, Paris, Karthala, 1995).

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l’amélioration de la situation personnelle d’un fidèle présent : par exemple à un homme en attente de

ses papiers d’émigration, « tu vas recevoir ton visa très bientôt, continue de prier ! »24. Les cultes

mettent également en scène des guérisons miraculeuses de maux aussi bien physiques que sociaux, la

capacité de guérir étant considérée comme un signe d’élection divine indiquant que l’église est bénie25.

Ce pouvoir généralement monopolisé par le pasteur ou par un responsable de l’église est valorisé pour

son fort potentiel d’attraction auprès des nouveaux fidèles. De nombreuses femmes qui ne parviennent

à enfanter, se trouvant ainsi exposées au risque d’ostracisme au sein de leur famille, rejoignent ainsi les

églises, en quête d’une ultime solution ou d’une voie de rédemption. Christine qui, après deux ans de

mariage n’avait pu « concevoir », a fait plusieurs retraites avec le pasteur de son église avant d’être

enceinte26. Durant la grossesse, elle séjournait chez le pasteur chaque vendredi, en vue de prier et de

protéger son enfant. Une femme27, de santé extrêmement fragile, s’est vue conseiller par le pasteur de

son église de régulariser au plus vite son union avec son partenaire devant Dieu, le mariage légal a

finalement été officialisé à l’église en grandes pompes, la mariée a néanmoins succombé à sa maladie

un an plus tard.

Parmi les jeunes, l’efficacité de ces stratégies de gestion de l’expérience sociale reste le produit

d’un habile bricolage de divers discours du sacré, mobilisés à discrétion. Par exemple Lisa nous

rapporte l’histoire de son amie qui, manquant d’argent pour traiter un problème médical, fréquente

l’église de réveil du quartier afin que le pasteur prie en sa faveur, tout en se rendant également au

dispensaire catholique qui défraie les soins de santé. Et la jeune femme de vingt ans d'ajouter : « Ça

dépend des églises de réveil, parce que dans la mienne, le pasteur m’avait conseillé de faire l’opération

mais dans d'autres, les pasteurs demandent même aux femmes enceintes de faire des jeûnes ! »28. La

structure indépendante des églises de réveil suscite en effet une variété de discours et de pratiques en

leur sein, favorisant ainsi de multiples phénomènes de dissidences ou stratégies de compétition. À cet

égard, la Fondation Olangui est sans doute la plus controversée, de nombreux pasteurs mettant en doute

sa réelle affiliation idéologique et liturgique au pentecôtisme. Créée en 1993 par un couple originaire 24 Culte hebdomadaire à l'Arche de Noé, à Kinshasa, 28 janvier 2008. 25 Coyault, Bernard, «Un Kilombo à Paris. L'itinéraire d'une prophétesse de l'Église évangélique du Congo», in Archives des Sciences Sociales des Religions, No 143, 2008, p. 151-174; Pype, Katrien, «I do not want to marry my ngatiul: Mass-mediated alliances between youngsters and Pentecostalism in Kinshasa», Présentation à la Conférence EASA Media Anthropology, 21-28 février 2006; Ngandu, Nkashama P., Églises Nouvelles et Mouvements Religieux : L'exemple Zaïrois, Paris, L'Harmattan, 1990; Persyn, Peter and Ladrière, Fabienne, «The miracle of life in Kinshasa: New approaches to public health», in Trefon, Theodore (ed.), Reinventing order in the Congo : how people respond to state failure in Kinshasa, New York, Zed Books, 2004, p. 65-81. 26 Entretien avec Christine (pseudonyme), membre de la CEV, à Kinshasa, janvier 2008. 27 Entretien avec anonyme, membre de la CEV, à Kinshasa, le 15 février 2008. 28 Entretien avec Lisa (pseudonyme), membre d'une église de réveil, à Kinshasa, 18 février 2008.

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du Kasai oriental, la Fondation qui jouit d'une légitimité juridique est présente à Kinshasa, mais aussi

dans la province du Bas-Congo, au Congo Brazzaville et en Europe (Portugal, Belgique), de sorte

qu’elle ne s'identifie pas elle-même aux églises de réveil considérées plus locales. Admiratifs de son

succès, plusieurs pasteurs d’églises de réveil locales suivent néanmoins ses enseignements et

encouragent leurs fidèles à fréquenter la Fondation qu’ils voient comme un complément essentiel à

leurs enseignements. Bien que d’autres pasteurs préfèrent cependant s’en dissocier, tous considèrent la

Fondation comme un modèle d’organisation et de succès : chaque dimanche, elle réunit en plein air,

sous un large chapiteau un minimum d’un millier de fidèles, lesquels sont véhiculés dans des bus

affrétés par la Fondation. Au cours de la semaine, les membres sont répartis en « promotions », soit des

groupes de niveau de classes dites « d’affermissement » concentrées sur le renforcement de la foi et de

la pratique religieuse, l’ensemble du processus comptant plusieurs années d'études.

Ainsi, en dépit du manque de ressources que connaissent généralement les membres de ces

églises, la plupart y consacrent temps et argent, en participant aux tâches quotidiennes de l’église et à

ses activités d’expansion, et en versant la dîme ainsi que de nombreuses offrandes. Ces dernières sont

considérées comme une des obligations principales de tout fidèle chrétien et la majorité s’y adonnent

dans l’espoir d’en percevoir les récompenses, sous la forme d’une amélioration de leur condition

économique et sociale. Ainsi, le succès de ces églises repose sur leur discours relatif à la prospérité et

au bien-être dans l’ici-bas, légitimant ainsi la réussite économique et sociale au sein d’un registre sacré,

une rhétorique fort attrayante pour une jeunesse en mal de perspectives.

B. Des entreprises du sacré pour de nouveaux profils d'entrepreneurs...

À l’instar des églises déjà observées au Congo-Brazzaville29 et au Nigeria30, la plupart des églises

de réveil kinoises issues de la vague des années 1970 et 1980 rassemblent de jeunes pasteurs et fidèles

de moins de 35 ans. Victimes des difficultés du marché de l'emploi, leurs officiants détiennent en

général un niveau d’éducation relativement élevé (la plupart ont un diplôme universitaire) et sont

avides de mobilité sociale. Eux-mêmes issus d’une église missionnaire protestante ou d’une autre église

de réveil indépendante, ils invoquent des visions et appels divins transmis lors des rêves, et interprétés

comme l’attribution d’une mission visant à mener le Peuple sur la voie de la rédemption spirituelle et

de la réhabilitation sociale. Le caractère divin du mythe fondateur de l’église en légitime l’existence et

29 Dorier-Apprill, Elisabeth, «The new Pentecostal networks of Brazzaville», in Corten, André et Marshall-Fratani, Ruth (ed.), Between Babel and Pentecost : transnational Pentecostalism in Africa and Latin America, Bloomington, Indiana University Press, 2001, p. 293-308. 30 Marshall-Fratani, Ruth, «Mediating the global and local in Nigerian Pentecostalism», in Corten, André et Marshall-Fratani, Ruth (ed.), Between Babel and Pentecost : transnational Pentecostalism in Africa and Latin America, Bloomington, Indiana University Press, 2001, p. 80-123.

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contribue à la crédibilité et au succès de son leader. L’histoire de la CEV est, à cet égard, éloquente :

Paul et Joël actuellement respectivement pasteur (soit le responsable de l'église) et prophète (en charge

de transmettre des messages présentés comme divins), se sont connus lors de leurs études universitaires

à l’Institut Supérieur de Technologies Appliquées (ISTA) avant de se perdre de vue il y a 15 ans.

Chacun de son côté continue alors à prier en couple dans des églises de réveil différentes et tous deux

finissent par étudier à l’Église Biblique Logos Rhema (EGLOR) à Kinshasa lorsque Paul a une vision

lors d’une séance de prière : tous les samedis matin, les deux couples doivent prier ensemble. Ils se

réunissent d’abord dans la maison du couple Paul, puis dans celle du couple Joël dont la taille permet

d’accueillir le nombre croissant de visiteurs qui, informés de leurs activités par le bouche à oreille,

s’adressent à eux en quête de guérison. Le groupe s’intègre finalement à une église de réveil. Deux ans

plus tard, Paul a une autre révélation : il doit constituer sa propre église, Joël et lui s'associent pour

créer la CEV en 2005. Aujourd'hui, la femme du pasteur Paul souligne qu'avant de créer son église, son

époux disposait d'un emploi dont la rémunération surpassait ses revenus actuels issus de la dîme et des

offrandes (contributions financières des membres de l'église), et que le départ de leur précédente

communauté religieuse s'est opéré en toute amitié31. Un tel discours nous est apparu typique des récits

recueillis auprès de divers pasteurs d’églises de réveil. En réaction aux critiques et accusations

d’intérêts vénaux que les membres d’institutions religieuses traditionnelles, en particulier catholiques

leur adressent, les pasteurs de ces nouvelles églises inscrivent leur démarche dans une voie

traditionnelle de légitimité divine et quasi sacrificielle, en rapportant s’être soumis à la volonté de Dieu

en dépit du caractère apparemment peu profitable de leur démarche. Il n'en reste pas moins que la

création de leur église relève bien souvent d’une démarche entrepreneuriale et que la plupart des

pasteurs capitalisent sur les produits issus de la dîme et des offrandes pour s’assurer un niveau de vie

respectable, conformément à leurs fonctions. Le pasteur Paul a récemment déménagé dans une maison

plus grande afin d’accueillir les fidèles en nuits de retraite, il projette également d’acquérir une voiture

tout terrain afin de rendre visite à ses ouailles aux quatre coins de la ville.

Typiquement, les fondateurs des églises de réveil se présentent comme des prédicateurs

indépendants, porteurs de la Parole et messagers du Christ. Comme à la CEV, leur entreprise débute

généralement avec peu de ressources : une parcelle de sable, quelques chaises, un abri, un nom inspiré

de la Bible et porteur d’espoir, un autel de fortune et une Bible. À l'instar des mégachurch nigérianes de

grande envergure qui représentent pour eux des modèles32, tous ces pasteurs aspirent à créer leur propre

31 Propos recueillis auprès de Bernadette (pseudonyme), épouse du pasteur de la CEV, à Kinshasa, 30 janvier 2008. 32 Marshall-Fratani, Ruth, Political Spiritualities: The Pentecostal Revolution in Nigeria, Chicago IL, University of Chicago Press, 2009.

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chaîne de télévision et à accroître leur visibilité internationale; à cet égard, en dépit de sa petite taille

(pas plus d'une soixantaine de membres réguliers), la CEV vient de constituer son propre site internet.

Dans les églises les plus organisées comme la CEV, les pasteurs forment une équipe avec un officiant

doté de dons de prophéties qui font la renommée de l’église (le prophète), et un évangéliste, chargé de

son expansion et du recrutement de nouveaux chrétiens. Dans les églises de moindre envergure et de

moindres moyens comme celle du pasteur Steven que nous décrivons plus loin, le fondateur occupe

toutes ces fonctions liées à ses dons charismatiques qui se manifestent non seulement par ses pouvoirs

de guérison, mais aussi par ses qualités oratoires visant à convaincre et à galvaniser son auditoire.

Quelle que soit leur taille, toutes ces églises s'attribuent un rôle que nous explique ce pasteur rencontré

lors de notre séjour en RDC : « elles ont le souci du royaume des cieux et un rôle social pour amener

paix et espoir dans le cœur des jeunes et leur donner le goût du travail »33. Aux jeunes hommes et

femmes de la rue, constamment menacés de marginalité, elles fournissent effectivement un toit, ainsi

qu'un espace de sens et de soutien tandis que les femmes y trouvent des ressources matérielles et

morales, et un sens à leur situation sociale. D’ailleurs dès leur création, la plupart d'entre elles

organisent un ministère (sous-groupe) de la jeunesse et un ministère des mamas (femmes), mettant

ainsi l'accent sur l’accueil et la formation de leurs jeunes recrues et de leurs membres féminins.

Dans un pays où la moitié de la population a moins de 15 ans, cibler la clientèle des jeunes

constitue un gage de succès et de dynamisme au sein d’un marché religieux en forte compétition34. Les

églises de réveil sont en effet soumises à d’incessants conflits et tensions internes. Leurs dirigeants se

livrent des luttes féroces pour le contrôle de leur gestion, entraînant de nombreuses divisions et

séparations de membres ou groupes de membres qui, à leur tour, créent leur propre église. Cette

fragmentation du paysage religieux local qui n'est pas sans rappeler le fonctionnement du monde

entrepreneurial suggère l’adoption par ces pasteurs de l’éthique libérale et moderne importée, et

explique la prolifération de petites églises. Jeunes entrepreneurs ambitieux,35 ils se déplacent

généralement avec des attachés-cases qui contiennent essentiellement un exemplaire de la Bible et

qu’ils appellent entre eux, avec l’humour typique kinois, « leurs bureaux », référant ainsi au langage

des affaires. À cet effet, et en dépit de la place prédominante qu’occupe le français dans le pays,

héritage de la période coloniale belge, tous les pasteurs rencontrés valorisent l’anglais qu'ils associent à

la modernité, à la mobilité et aux échanges internationaux. La maîtrise de cette langue suggère en effet

33 Entretien avec Steven (pseudonyme), pasteur de l’église de réveil Foi Abondante, à Kinshasa, le 5 janvier 2008. 34 Trefon, Theodore, op. cit., 2004, p. 1-19. 35Comaroff, Jean et Comaroff, John L., «Millenial Capitalism: First thoughts on a second coming», in Comaroff, Jean et Comaroff, John L. (ed.), Millennial capitalism and the culture of neoliberalism, Durham, N.C., Duke University Press, 2000, p. 291-343.

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un certain ancrage dans l’international, mais aussi l’aisance matérielle qui seule rend cette ouverture

possible. À cet égard, le pasteur de la CEV prévoit l’établissement de son lieu de culte dans le quartier

cossu de Gombé, centre administratif et commercial de Kinshasa où s’installent généralement les

occidentaux expatriés, alors que la majorité des membres provient de zones plus éloignées et moins

aisées, et fait face à des difficultés majeures de transport.

Cette génération de pasteurs se distingue de ses prédécesseurs par son haut niveau d’instruction

qui se reflète également dans celui des officiants rituels. La plupart des responsables de la CEV se sont

par exemple connus à l’Institut Supérieur de Technologies Appliquées de Kinshasa (ISTA) où ils ont

fréquenté ensemble leur première église de réveil alors affiliée à l'Institut. En mobilisant le religieux,

ces jeunes lettrés visent la mobilité individuelle, sociale et physique. Privilégiant les expériences

internationales aux actions communautaires locales, ils projettent d'inscrire leurs entreprises religieuses

au sein de réseaux transnationaux, vecteurs d'opportunités sociales et économiques36, souscrivant ainsi

à une éthique globale et modernisatrice du pentecôtisme importée des pays du nord. En ce sens, ils

tentent de s'affilier à des églises de Congolais expatriés, ou de bénéficier de la circulation de ressources

sur la scène globale via la construction d’organisations non-gouvernementales (ONG); ceux qui en ont

la possibilité suivent des formations de missionnaire à l'étranger, notamment en Afrique du Sud où,

comme nous avons pu le constater, œuvrent des missionnaires nord-américains dans le cadre

d’organisations telles que la Missions Exposure & Training37. Ainsi se réorganisent les aires d’autorité

et de pouvoir au sein de nouvelles frontières translocales définies par le religieux. Par exemple, le

pasteur Lulu raconte avec fierté que son église reçoit de nombreux articles de seconde main (appareils

électroménagers, équipement électronique, matériel informatique) envoyés par d'anciens fidèles que le

pasteur aurait autrefois guéris, aujourd'hui expatriés en Grand-Bretagne38. La CEV quant à elle est

affiliée à une congrégation pentecôtiste congolaise (Communauté Évangélique de Pentecôte ou CEP)

établie à Montréal qui contribue à la financer, mais aussi à organiser son expansion dans le cadre de

son organisation CEP Internationale. Lors de notre séjour en RDC, plusieurs pasteurs ont exprimé leur

souhait de créer des liens avec des églises étrangères, notamment avec la CEP, laquelle n’accorde son

mentorat qu’au prix d’un contrôle serré du style liturgique du pasteur qui se doit d’être sobre et éclairé

par les textes sacrés. En compagnie du pasteur Paul, représentant officiel de la CEP en RDC, nous

avons pu observer des églises établies dans la province du Bas-Congo avoisinant Kinshasa. Rivalisant

de démonstrations de ferveur liturgique lors de notre visite, les pasteurs tentaient de nous convaincre de 36 Dorier-Apprill, Elisabeth, op. cit., 2001, p. 293-308; Marshall-Fratani, Ruth, op. cit., 2009. 37 Observation auprès de la succursale de Missions Exposure et Training, Pretoria, Afrique du Sud, mars 2008. 38 Entretien avec Pasteur Lulu (pseudonyme), pasteur de l'église de réveil Moisson bénie, à Kinshasa, le 5 février 2008.

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leur capacité à intégrer la structure internationale de la congrégation, et donc à bénéficier de son

encadrement et de ses ressources matérielles.

Dans un contexte où les dysfonctionnements du marché de l’emploi limitent les possibilités de

valorisation sociale, créer ou participer à de tels projets donne accès aux ressources matérielles et

symboliques nécessaires à la mobilité individuelle. Ainsi apparaissent pasteurs, évangélistes ou

prophètes, autant de nouvelles figures d’autorité spirituelle qui arbitrent désormais les champs du social

et de l’économique. Alors que ces responsabilités sont surtout concentrées aux mains d'hommes jeunes,

qui importent des techniques de gestion modernes et libérales dans les églises, elles réarticulent le lien

social autour de nouvelles hiérarchies et rapports de pouvoir qui reconfigurent les liens

intergénérationnels et travaillent les catégories sociales au sein de la jeunesse congolaise.

II. Nouvelles expériences et fragmentations du social parmi la jeunesse congolaise

Au Burkina Faso, Laurent (1998) attribue le succès des Assemblées de Dieu apparues dans les

années 1980 au « détricotage des tissus organisationnels »39 traditionnels et aux réseaux relationnels

que proposent ces églises, assurant pour beaucoup un moyen efficace de survie. En RDC également,

l’autorité mise à mal de nombreux pères de famille se trouvant dans l’incapacité de subvenir aux

besoins des leurs amène femmes et jeunes à vaquer eux-mêmes à la satisfaction de leurs besoins, soit

en recourant aux possibilités offertes par la culture de la rue, soit en rejoignant les espaces de sens et

d’entraide offerts par les églises40. Dans un système où les liens familiaux ne garantissent plus ni

solidarité, ni soutien social41, les églises proposent de nouvelles solidarités horizontales entre « frères et

sœurs en Christ », évoquant ainsi la possibilité d'une famille spirituelle de substitution. En ce sens,

comme le souligne Laurent, l’adhésion à une église de réveil entraîne de nouvelles négociations, entre

stratégies individuelles de mise à distance de l’entourage, et nouvelles appartenances collectives. Dans

les églises de réveil kinoises également, nous observons de nouveaux rapports d’autorité et modes de

légitimité qui recomposent les frontières intergénérationnelles autour de nouveaux référents (savoir et

modernité), et fragmentent la catégorie des jeunes autour d'expériences spécifiques du social (vision du

monde et genre).

A. Jeunes et aînés : nouvelles dynamiques d'autorité

En dépit de la compétition qu’ils se livrent, les pasteurs entretiennent des contacts suivis et se 39 Laurent, Pierre-Joseph, op. cit., 1998, p. 94. 40 Biaya, Tshikala K., op. cit., 1997, p. 329-382. 41 Trefon, Theodore, op. cit., 2004, p. 1-19.

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rencontrent souvent afin de mettre sur pied conjointement des projets de grande envergure, tels que des

programmes sociaux ou conférences chrétiennes à l’échelle nationale. Ces activités entretiennent un

lien intragénérationnel parmi les jeunes pasteurs, et organisent des modes d’action communs qui leur

permettent de s’affranchir des modes d’autorité fondés sur la famille élargie42. Au Mozambique, Igreja

et Dias Lambranca43 observent que les églises pentecôtistes visent en priorité une classe de jeunes,

éduqués et urbanisés qui, libérés des rapports de pouvoir gérontocratiques, voient dans leur

participation aux églises des opportunités de se soustraire aux milieux ruraux conservateurs en migrant

vers les villes, mais aussi des stratégies d’acquisition d'autonomie et de capacité d'agence. En Ouganda,

Gusman44 constate également qu’en devenant chrétien, les jeunes rejoignent la génération atemporelle

des « sauvés » et surtout, échappent au contrôle des aînés et aux règles coutumières qui gèrent le social.

Nos observations démontrent une dynamique similaire au sein du paysage religieux congolais où

l’adhésion aux églises de réveil amène à défier les autorités gérontocratiques en leur substituant la

sacralité du religieux. Ainsi, quand Steven a commencé à prier dans une église de réveil, il fréquentait

encore la paroisse catholique familiale. Opposé à son baptême dans cette église, son père lui aurait dit :

«si tu restes dans cette église, tu ne seras plus mon fils.» Aujourd’hui pasteur, Steven poursuit son

témoignage :

« (…) mon père avait à ce moment là beaucoup de responsabilités dans l’église catholique, pour lui c’était une honte que je parte dans une autre église. Les papas et les mamans du quartier se sont même réunis contre moi. J’ai été dépossédé de tous mes droits : je ne mangeais plus à la maison, on ne m’achetait plus de vêtements, mais je n’ai pas réagi parce que je ne faisais que prier. Mais mon père a vu ma transformation et que je prenais cela au sérieux : il ne me voyait plus sortir avec des jeunes filles, je n’allais plus faire l’ambiance45, je ne faisais plus ce qu’il me reprochait. À ce moment-là j’habitais dans la permanence de l’église mais un jour en rentrant à la maison, mon père a témoigné devant ses amis pour moi : «j’accepte qu’il continue à prier là-bas si c'est un vrai Dieu.» Maintenant il m’appelle quand il a besoin d’un conseil pour un problème ! En fait c’est un conflit de génération, ma foi est différente de la sienne parce que je suis d’une génération différente. Jésus a dit « je n’apporte pas la paix mais j’apporte l'épée pour diviser. » Ça veut dire pour diviser les papas avec les fils et les mamas avec les filles, pour diviser la coutume. »46

42 Dorier-Apprill, Elisabeth, op. cit., 2001, p. 293-308. ; Laurent, Pierre-Joseph, op. cit., 2001, p. 256-273; LeBlanc, Marie Nathalie, «Les trajectoires de conversion et l’identité sociale chez les jeunes dans le contexte postcolonial ouest-africain : les jeunes musulmans et les jeunes chrétiens en Côte d'Ivoire», in Anthropologie et Sociétés, 27, 2003, p.85-110. 43 Igreja, V., Dias Lambranca, B., «The Thursdays as They Live: Christian Religious Transformation and Gender Relations in Postwar Gorongosa, Central Mozambique», in Journal of Religion in Africa, Vol. 39, 2009, p. 262-294. 44 Gusman, Alessandro, «HIV/AIDS, Pentecostal churches, and the “Joseph Generation” in Uganda», in Africa Today, Vol. 55, No 5, 2009, p. 67-86. 45 Traduction: « Je n’allais plus faire la fête. » 46 Entretien avec Steven (pseudonyme), pasteur de l'église de réveil Foi Abondante, à Kinshasa, le 16 janvier 2008.

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L’adhésion à une église de réveil consacre ainsi la volonté de la jeune génération de se

réapproprier pouvoir et statut social à travers un processus que Tonda qualifie de déparentalisation soit,

« d’exténuation de la puissance des ancêtres »47, au profit d’une logique pentecôtiste

d’individualisation du fidèle, d’inscription dans l’ordre global et de référence à la modernité. En effet,

comme on l’a vu, les pasteurs de ces églises dirigent leurs entreprises selon des techniques de gestion

libérales et modernes en tentant de les intégrer au sein de réseaux transnationaux. Par ailleurs, leur

discours emprunté à l’éthique pentecôtiste offre aux jeunes fidèles des possibilités de valorisation

sociale, tout en proposant un cadre normatif justifiant une rupture avec la génération précédente48. Bien

que ne pouvant défrayer le montant exorbitant de la dote exigé par les parents de sa fiancée, le pasteur

Jean, toujours célibataire malgré son âge (35 ans), espère que sa charge d’officiant religieux au sein de

l’église de réveil qu'il a fondée lui restituera le statut social dont sa gêne financière l'a privé. Quant à

Esther, une étudiante de 19 ans originaire de la province du Kivu, elle est fière de fréquenter une église

kinoise différente de celle de ses parents qu’elle considère comme : « une église de vieux, moi je veux

être dans une église de jeunes ! Là-bas ils parlent kiswahili ! Moi je préfère français ou en lingala

[langue vernaculaire parlée à Kinshasa] ! »49.

Force est de constater cependant que les pasteurs reprennent à leur propre compte l’autorité sur

les fidèles plus jeunes, s’appropriant ainsi des positions de pouvoir dont ils étaient jusque-là exclus50.

S’attribuant un rôle de guide et de conseiller, ils légitiment leur discours en se fondant sur les principes

chrétiens puisés dans la Bible qu’ils présentent comme des références modernes qui se posent en

alternative aux divers tabous qui régissent les rapports familiaux, notamment relativement à la sexualité

et aux relations amoureuses. Cette modification des relations d’autorité créent de nouvelles logiques

intergénérationnelles au sein de ces églises, en établissant la catégorie d’aînés autour de critères

désormais définis par l’instruction et le pouvoir charismatique des leaders. Ainsi, à l’église Foi

Abondante, le pasteur Steven, âgé de 35 ans, est sollicité par ses membres adolescents pour prodiguer

des conseils en matière sexuelle ou encore pour participer au choix du partenaire, généralement

sélectionné selon l’assiduité de sa pratique religieuse; il agit parfois également comme intermédiaire

entre deux fiancés. Pour illustrer notre propos, voici un extrait de notre échange avec une jeune femme

de 19 ans qui fréquente l’église de réveil appelée « la Bergerie de l'Éternel » :

47 Tonda, Joseph, «Économie religieuse du pentecôtisme en Afrique centrale», in La pensée, 348, 2006, p. 87. 48 Marshall-Fratani, Ruth, op. cit., 2001, p. 80-123. 49 Entretien avec Esther (pseudonyme), membre d’une église de réveil, à Kinshasa, 20 février 2008. 50 De Boeck, Filip, op. cit., 2004.

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« -À l’église Foi Abondante, le pasteur est proche des jeunes, il nous donne des conseils quand on a des problèmes. -Tu parles pas de tes problèmes à tes parents ? -Si je dis à ma mère que j’ai un fiancé, elle va me dire « ton grand frère est pas encore marié et toi, tu peux pas avoir de fiancé » -Et le pasteur ? -Il va pas me l’interdire parce que il sait que sinon je vais partir de l’église, mais il va s’assurer que ça se passe bien et que c'est un gars bien »51.

Dans le contexte congolais, l’éthique pentecôtiste légitime un discours de transformation des

modèles familiaux qui vise la promotion de la cellule nucléaire, soit des liens conjugaux et parentaux,

et valide des pratiques matrimoniales opérées par consentement mutuel52. Ainsi les églises de réveil

condamnent-elles les contraintes et exigences, en particulier matérielles, imposées par le lignage. Les

fidèles considèrent en effet que seuls la foi et l’engagement au sein d’une communauté chrétienne

peuvent venir à bout des pressions et solidarités familiales, ces dernières apparaissant comme

excessives et constituant l’un des principaux obstacles à l’amélioration de la condition

socioéconomique de l’individu et plus largement, du développement du pays53. Les pressions familiales

sont par ailleurs assimilées à des manifestations sataniques et opposées à un Dieu vainqueur et à sa

théologie de l’accumulation en vertu d’un paradigme moderne, tandis que les infortunes des parents

sont généralement attribuées à des pratiques religieuses traditionnelles (fétichisme, sorcellerie, etc.)54.

À la Fondation Olangui par exemple, les témoignages fortement ritualisés des membres présentent de

façon systématique voire standardisée les malheurs en ménage, adultères des maris, faillites des

commerces, maladies ou mauvais comportements des enfants généralement connus avant l’adhésion à

la Fondation, comme des sorts jetés par la famille élargie. Toutefois, cette individualisation « à

l’africaine »55 se conjugue à de nouvelles appartenances limitées à la communauté de frères et sœurs en

Christ qui se structure autour de nouveaux rapports de pouvoir.

B. Nouvelle et ancienne génération de pasteurs : l'enjeu de l'authenticité

Dans son historique du christianisme en Afrique, Maxwell56 note l'effet négatif de l’âge au sein

des églises pentecôtistes. Les fondateurs des premières congrégations chrétiennes sont en effet perçus

par leurs successeurs comme des emblèmes des autorités gérontocratiques qui dominent la société

51 Entretien avec anonyme, membre de l'église Foi Abondante, à Kinshasa, le 22 janvier 2008. 52 Laurent, Pierre-Joseph, op. cit., 1998, p.67-97. 53 Dorier-Apprill, Elisabeth, op. cit., 2001, p. 293-308. 54 Missié, Jean-Pierre, op. cit., 2006, p. 123-154. 55 Laurent, Pierre-Joseph, op. cit., 2001, p. 256-273. 56 Maxwell, David, op. cit., 2002, p. 1-25.

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locale et par ricochet, des obstacles à l’expansion active du mouvement à l’échelle globale. Cette

observation n’est toutefois pas spécifique au christianisme puisqu’à Zanzibar, Turner57 identifie des

divergences semblables parmi les musulmans, entre d’une part les cheikhs et aînés qui détiennent les

statuts les plus élevés dans la société, et d’autre part les jeunes islamistes éduqués à l’étranger qui

considèrent leur savoir et leur interprétation des textes supérieurs à ceux de leurs compatriotes. À cet

égard, nos observations confirment un net clivage entre deux générations de dirigeants : un jeune

pasteur nous explique s’être détourné de son mentor plus âgé car celui-ci prétendait que les cultes

doivent uniquement s’appuyer sur les manifestations rituelles des dons charismatiques tandis que lui-

même privilégie le savoir et le respect des textes bibliques58. Contrairement à leurs prédécesseurs,

d’humbles évangélistes provenant des campagnes et peu éduqués, cette catégorie de nouveaux leaders

appuie sa légitimité sur un mode de gouvernance fondé sur le caractère élitiste des officiants59, et sur

l’usage des nouvelles technologies (télévision, internet) au service de leur projection dans le global. Au

sein des églises de réveil que nous avons observées à Kinshasa, le pasteur s’entoure généralement

d’une équipe active d’officiants ambitieux et dynamiques, soit des amis et collègues connus pendant la

période scolaire ou universitaire, soit des membres zélés et dévoués, et dotés de qualités de leaders. Par

conséquent le pouvoir est généralement monopolisé par de jeunes officiants éduqués (moins de

quarante ans), de niveau universitaire, dotés des capacités à intégrer les attributs de la modernité dans

l’église (nouvelles technologies, mobilité et ressources nécessaires au réseautage transnational), et

détenant les postes à responsabilités. La parenté du pasteur membre de l’église reste ainsi limitée à

l’épouse et aux enfants, à l’instar de la CEV où la femme du pasteur est chargée de gérer le « comité

des mamas », un ministère fondamental étant donné la prépondérance des fidèles de sexe féminin.

De tels interactions et comportement sociaux reflètent de nouvelles formes de prestige ainsi que

des ordres sociaux fondés sur la démonstration de la réussite et de la richesse personnelles60. En effet,

les églises de réveil apparues à partir des années 1970 s’appuient sur la théologie de la prospérité, une

doctrine pentecôtiste qui préconise un matérialisme moralement construit et contrôlé, au sein duquel le

succès économique est interprété comme une preuve de bénédiction divine61. Si cette possibilité

d’amélioration sociale est avant tout concentrée entre les mains de l’équipe dirigeante, la démonstration

de l’aisance des leaders constitue pour les membres la promesse des récompenses de Dieu envers ses 57 Turner, Simon, «These young men show no respect for local customs - Globalisation and Islamic revival in Zanzibar», in Journal of Religion in Africa, Vol. 39, 2009, p. 237-261. 58 Entretien avec Bimba (pseudonyme), pasteur d'une église de réveil, au Bas-Congo, le 5 février 2008. 59 Maxwell, David, 2002, p. 1-25. ; Tshimanga, Charles, Jeunesse, formation et société au Congo/Kinshasa, 1890-1960, Paris, L’Harmattan, 2001. 60 Marshall-Fratani, Ruth, 2001, p. 80-123. 61 Laurent, Pierre-Joseph, op. cit., 2003.

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fidèles62. En ce sens, la surenchère à la dévotion est considérée comme porteuse de bonne fortune,

d’autant plus qu’elle assure le fonctionnement et le dynamisme de l’église, comme l’explique une jeune

femme de la CEV :

« Il faut travailler dans l’église pour avoir les bénédictions, moi je ne savais pas quoi faire. On m’a dit que l’intercession c'était trop difficile, ils font des nuits de prière et des jeûnes. Alors je suis allée dans le ministère du protocole, personne ne m’a recrutée mais je me suis imposée. Comme je suis enceinte, je ne participe pas beaucoup, mais quand j’aurai accouché, je serai plus active ! »63 La perspective de bien-être matériel qui caractérise les prédications et comportements des

pasteurs est perçue par beaucoup, y compris par leurs détracteurs plus âgés, comme des stratégies

d’enrichissement personnel développées en réaction à l'anomie sociale64. Car si l’objectif de se projeter

sur la scène transnationale en recourant à une idéologie qui se veut globale leur fournit des stratégies

innovatrices pour accéder à des ressources matérielles et symboliques65, il produit également de

nouveaux lieux de tension où se redistribuent les rapports de pouvoir, dont la gestion de l’expérience

du local constitue l’enjeu. Les églises de réveil ne représentent toutefois pas la seule avenue mobilisée

par les jeunes kinois pour gérer leur situation socioéconomique.

C. Jeunes mondains et jeunes chrétiens : deux expériences d’une même réalité

Les promesses de salut individuel, d’ordre social et de prospérité économique que diffusent les

églises de réveil séduisent une partie de la jeunesse kinoise, désenchantée et en mal de perspective,

dont il balise l’expérience socioéconomique autour de nouvelles moralités et tensions. Toutefois, en

dépit du phénomène social qu’il représente en RDC66 et de sa dynamique prosélyte, la vision du monde

pentecôtiste n’est de loin pas partagée par toute la jeunesse congolaise. Ainsi se dessinent de nouveaux

clivages au sein d’une population dont la position dans l’espace public n'a jamais été aussi centrale,

qu'elle s’exprime dans la sphère musicale, médiatique, religieuse, militaire ou dans la rue67. Par

exemple, à la CEV, beaucoup de membres âgés de 16 à 25 ans sont orphelins ou issus d'autres

62 Marshall-Fratani, Ruth, op. cit., 2009. 63 Entretien avec Sylvie (pseudonyme), membre de la CEV, à Kinshasa, le 18 février 2008. 64 Gambou, Richard-Gérard, «Les marchands du temple de Dieu ou les pratiques mercantiles des églises congolaises», in Tonda, Joseph et Missié, Jean-Pierre (eds), Les Églises et la société congolaise d’aujourd’hui. Économie religieuse de la misère en société postcoloniale, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 83-90. 65 Comaroff, Jean et Comaroff, John L., p. 291-343; Mossière, Géraldine, When the end justifies the means... Development, Prosperity and Morality in NGOS affiliated with rebirth churches in Kinshasa, DRC, soumis à Africa. 66 Tonda, Joseph, 2006, p. 81-94. 67 De Boeck, Filip, op. cit., 2004.

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provinces du pays et envoyés par leur famille dans la parenté dans cette ville. L’église les prend en

charge financièrement, leur trouve un foyer, leur offre un groupe de soutien ainsi qu’une autorité qui,

empreinte de légitimité religieuse et sacrée, est respectée comme telle. Pourtant, lors des rituels de la

CEV, les membres du ministère du Protocole veillent à ce que les rôdeurs, shegués et autres enfants de

la rue ne s’approchent pas du culte sacré et n’en perturbent pas le déroulement, établissant ainsi des

frontières strictes d’inclusion et d’exclusion.

La nouvelle donne religieuse que portent les églises de réveil se situe particulièrement en porte-à-

faux avec une autre catégorie de jeunes, dont le style de vie qualifié de « mondain » s’appuie sur une

culture qui lui est propre et axée sur l’« ambiance ». Celle-ci se construit essentiellement autour de la

performance musicale et de divers attributs et figures qui lui sont liés, tels que des groupes et chanteurs

de la scène musicale, ou encore le style vestimentaire (la « sape »), etc.68. Une telle fracture de la scène

publique entre deux mondes qui se pensent aux antipodes l’un de l’autre s’entretient par des idiomes

propres à chacun d’eux. Ainsi, les chrétiens se présentent-ils comme la catégorie des âmes sauvées et

protégées par l’action du Saint-Esprit et le pouvoir de Jésus-Christ, par opposition aux âmes mondaines

considérées comme perdues, car dominées par les forces sataniques (musique, danse, sexe, jeu,

drogue…), souvent associées à la sorcellerie locale. Comme Igreja et Dias Lambranca69 l’observent au

Mozambique, cette dichotomie marque l’espace et le quotidien puisque les activités des chrétiens

gravitent autour du lieu de culte tandis que celles des mondains sont regroupées dans les clubs, bars et

discothèques de la ville. Ces appartenances se manifestent par la mobilisation de référents semblables,

toutefois interprétés et appropriés différemment : par exemple les chrétiens disposent de leur propre

répertoire musical dont les paroles, bien que déclinées sur des rythmes locaux, sont uniquement dédiées

à la louange au divin. Ils conçoivent également leurs propres vêtements, souvent traditionnels (libayas,

etc.) dont les tissus comportent des motifs écrits proclamant la gloire de Jésus-Christ. Lors du mariage

d’un couple chrétien tenu dans un restaurant renommé de la ville, plusieurs invités ont demandé au

groupe de musique de cesser la rumba en cours, et d’entamer des chants chrétiens tandis que les

membres de la parenté des époux, non pratiquants, occupaient des tables en retrait70.

Pourtant, chrétiens et mondains sont témoins et acteurs d’une commune expérience du social et,

quoique conçues par opposition l’une de l’autre, leurs stratégies respectives de négociation de ces

68 Makobo, Serge, «Identités générationnelles dans la musique congolaises : les parts du mythique et du réel», in White, Bob et Lye, M. Yoka (éd.), L’ethnographie de l’écoute : Culture et société à travers la réception de la musique populaire de Congo-Kinshasa, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 62-90; White, Bob, «La quête du lupemba : rumeurs, réussite et malheur en République démocratique du Congo», in Sociologie et Sociétés, Vol. 39, No 2, automne, 2007 p. 61-77. 69 Igreja, V., Dias Lambranca, B., op. cit., 2009, p. 262-294. 70 Observation d'un mariage célébré à la CEV, à Kinshasa, le 16 février 2008.

19

réalités comportent des similitudes qui permettent d’identifier quelques-unes des dynamiques propres à

la jeunesse congolaise. D’après nos observations, dans le cadre religieux comme dans les milieux

mondains, l’expérience rituelle et les diverses techniques qui la génèrent, comme la musique et la

danse, occupent une place centrale. Valorisant les expériences de l’immédiat qu’ils ancrent dans une

projection dans la foi ou dans la dévotion à une ou plusieurs figures d’autorité, la démarche des deux

groupes est axée sur la dimension cathartique de la pratique. D’où l’intérêt porté à la scène médiatique

et à son potentiel de catalyseur et de démultiplicateur de l’expérience humaine, individuelle ou

collective71. Si la création des églises comme des groupes de musique est liée au potentiel

charismatique de leurs leaders, la notion de charisme étant ici entendue au sens large, leur succès n’en

dépend pas moins de leurs qualités de stratège et de gestion de leurs fidèles et de leur popularité72.

Témoins de ces qualités : l’étalage de la richesse et des attributs de la prospérité considérés comme une

preuve de la bénédiction divine ou de la popularité mondaine. La quête de pouvoir et les aspirations à

la mobilité des membres de chacun des deux groupes font de leur démarche, des stratégies de

négociation des réalités sociales, économiques et politiques qui dominent leur vécu. Soulignons

toutefois que l’univers des Chrétiens est lui-même traversé de clivages sociaux et que si les églises de

réveil marquent l’apparition d'une nouvelle génération d’acteurs du religieux, cette dynamique

s’articule à de nouveaux rapports genrés.

D. Jeunes chrétiens et jeunes chrétiennes : à l'intersection du genre et de la génération

Adhérer à une église de réveil signifie endosser une éthique chrétienne porteuse d’une idéologie

modernistatrice qui réorganise l’ensemble des pratiques du quotidien et systèmes moraux. Si pour les

jeunes hommes, les églises de réveil constituent des opportunités professionnelles, ce sont les jeunes

femmes qui y adhèrent en plus grand nombre, souvent attirées par leurs discours sur le genre et les

rapports familiaux73. À cet égard, plusieurs pasteurs nous ont affirmé cibler essentiellement une

clientèle de jeunes femmes monoparentales :

« Les filles mères sont des jeunes filles qui ont eu des grossesses prématurément et qui ne peuvent les assumer. Leurs enfants deviennent alors des shégués. Nous, on n’a pas de mari à leur

71 Makobo, Serge, « Identités générationnelles dans la musique congolaises : les parts du mythique et du réel », in White, Bob et Lye, M. Yoka (éd.), L’ethnographie de l’écoute : Culture et société à travers la réception de la musique populaire de Congo-Kinshasa, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 62-90. 72 White, Bob, 2007 p. 61-77. 73 Bangui Goma-Ekaba, Mélanie, «Les femmes et les mouvements religieux de réveil au Congo», in Tonda, Joseph et Missié, Jean-Pierre (ed.), Les Églises et la société congolaise d’aujourd’hui. Économie religieuse de la misère en société postcoloniale, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 45-58.

20

donner mais on peut les aider à faire un bon choix. »74

À l'instar des hommes qui fondent ces églises, beaucoup de femmes qui s’y engagent espèrent

d’ailleurs acquérir ainsi un statut social. Par exemple, Bernadette, une jeune croyante de 25 ans a connu

le pasteur Joseph à l’église « Foi abondante ». D’une dizaine d’années son aîné, elle l’a rapidement

reconnu comme son mentor et l’a suivi lorsque celui-ci a constitué sa propre église. Ne trouvant pas

d’emploi malgré ses études d’hôtellerie, elle travaille aujourd’hui dans la pharmacie du pasteur. Toutes

les équipes dirigeantes des églises observées sont pourtant exclusivement composées d'hommes, les

responsabilités des femmes, étant limitées à des fonctions rituelles connexes (louanges, protocole, etc.).

Certaines églises tentent de mettre sur pied des ONG afin d’offrir aux femmes en difficulté des

programmes d’aide (microcrédit, formation en couture, en comptabilité, domestique), et les amener

ainsi à l’autosubsistance :

« Il faut les aider à ne pas tomber encore dans le piège de la grossesse. Une fille qui a son propre commerce s’assure ainsi l’autosuffisance parce que les femmes qui se font engrosser, c'est surtout par manque d’argent. Elles ont besoin de manger, de s’habiller, alors ce sont des hommes qui leur donnent, mais ils ne le font pas gratuitement... » 75

Ces enseignements destinés à restaurer la moralité chrétienne de ces femmes leur fournissent

également un langage et une pratique sociale, vecteurs de respectabilité, de dignité et d'estime de soi,

dans un contexte où les difficultés socioéconomiques des ménages rendent les femmes de plus en plus

présentes sur le marché du travail76. Ainsi l’un des thèmes de prédilection des séminaires organisés par

ces églises fait appel aux « femmes de valeur », comme Mama Justine l'explique :

« Nous les chrétiennes, nous sommes des femmes de valeur. Une femme qui a de l’argent ou qui a étudié n’a pas forcément de valeur, elle peut aller avec n’importe quel homme, avoir un comportement impudique, laisser les hommes la toucher... »77.

En rejoignant ces églises, les femmes se voient effectivement attribuer un capital symbolique lié à

leur code de conduite souvent irréprochable qui leur permet de participer à l’espace public. En fait,

l’idéologie pentecôtiste de ces églises établit une hiérarchie au sein même de leur clientèle féminine 74 Entretien avec Steven (pseudonyme), pasteur de l'église Foi Abondante, à Kinshasa, le 18 janvier 2008. 75 Entretien avec Bernadette, épouse du pasteur de la CEV, à Kinshasa, 12 février 2008. 76 Malu Muswamba, Rosalie, Le travail des femmes en République démocratique du Congo : exploitation ou promesse d’autonomie ? Paris, UNESCO, 2006 ; Mianda, Gertrude D.M., Femmes africaines et pouvoir : les maraîchères de Kinshasa, Paris, L'Harmattan, 1996. 77 Mama Justine (pseudonyme), membre de la Fondation Mama Olangi, Kinsahsa, le 5 février 2008.

21

puisqu’elles posent comme dessein divin la constitution d’une famille comme fondement social et

spirituel de base. Ainsi, encouragent-elles activement leurs membres à s’unir, de sorte que les femmes

mariées jouissent d’un statut relativement élevé, statut que révèle la hiérarchie des responsabilités

attribuées aux femmes dans l'église. À la CEV, les épouses des leaders religieux, pasteur et prophète

sont chargées d’administrer les comités de femmes, notamment d’assurer solidarité et entraide entre

elles, en cas de relevailles par exemple. Leur éducation de niveau universitaire est interprétée comme

une preuve de leur capacité de gestion et renforce par conséquent leur ascendant sur leurs « sœurs en

Christ » qui d’ailleurs s’adressent à elles plutôt en les appelant « mama », un terme évoquant leur

autorité d’aînée que « sœur », qui fait référence à leur égalité de statut devant Dieu. Si les jeunes

femmes sont également incluses dans les activités de l’église telles que la chorale, elles n’occupent pas

de postes décisionnels. Ainsi les programmes de prosélytisme destinés aux filles mères reposent sur la

réhabilitation de ces jeunes femmes menacées de marginalisation et transforment la norme sociale en

modèle spirituel. Par ailleurs, le même critère d'instruction semble gouverner les rapports

intergénérationnels entre femmes et entre hommes chrétiens. En effet, à la CEV, les femmes plus

âgées, mais veuves ou illettrées ne sont pas intégrées dans les activités formelles de l’église. Celles que

nous avons observées à la CEV se font toutefois prophétesses ponctuelles lors des rituels, tandis

qu'elles manifestent des états modifiés de conscience au cours desquels elles disent transmettre des

messages du Saint-Esprit. Elles se voient ainsi attribuer un relatif capital social et symbolique au sein

de l’église par la reconnaissance de leurs dons charismatiques.

Si les perspectives d’autonomie individuelle qu’elles proposent attirent une population de jeunes

avides d’autonomie, les églises de réveil préconisent également des principes chrétiens favorables aux

femmes, ce qui pourrait d’ailleurs expliquer leur prépondérance dans les assemblées. Ces

représentations qui inscrivent les fidèles au sein d’un imaginaire délocalisé participent du pouvoir

d’attraction des églises de réveil, on peut néanmoins s’interroger sur leur réel effet de changement

social. Bernadette a 25 ans, elle est célibataire et vit toujours chez ses parents. Longtemps fiancée avec

un Congolais ayant émigré en Europe, celui-ci n’a jamais pu la rapatrier dans son pays d'adoption,

rompant par le fait les fiançailles. Désespérée par son âge relativement avancé dans le contexte africain,

elle hésite à accepter l'offre d’un médecin aisé et plus âgé qui vit entre la RDC et la France. Celui-ci qui

a déjà constitué une famille à Kinshasa lui propose de devenir sa seconde épouse en Europe, où il a

besoin d'une femme pour entretenir son foyer. Sans attirance pour son prétendant, Bernadette confiait

néanmoins son hésitation, en nous faisant toutefois promettre de n’en toucher mot au pasteur de son

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église qui désapprouverait assurément le projet78. Ainsi les pratiques coutumières maintiennent-elles

leur pouvoir de construction et de validation des identités sociales, notamment auprès des jeunes et des

femmes, elles nuancent ainsi le potentiel modernisateur des églises de réveil et de leur idéologie

pentecôtiste.

III. Permanences et recompositions du lien social ...

L’engagement des jeunes congolais dans les églises de réveil témoigne de leur ambition de

transformer les modèles sociaux et comportements coutumiers locaux. Inspiré d’un christianisme

présenté comme universel et vecteur de modernité, l’idéologie qu’ils adoptent semble fournir les

ressources adéquates pour se substituer aux principes d’autorités traditionnellement gérontocratiques.

En dépit de l’impératif de la conversion chrétienne impliquant une rupture avec le passé, le succès du

pentecôtisme en Afrique repose toutefois sur sa capacité à incorporer des référents locaux79. Cet habile

discours négocié entre continuité et discontinuité construit une modernité alternative qui défie ses

formes dominantes, libérales et séculières. Autant pour les jeunes hommes qui remettent en question la

coutume de la dote en raison des montants disproportionnés exigés par la parenté de la fiancée, que

pour les jeunes femmes qui contestent les principes d'alliance et statuts genrés traditionnels imposés par

le lignage, le modèle matrimonial nous semble emblématique de cette modernisation du lien social « à

l'africaine ». Nous examinons ici l’ambivalence des discours tenus quant à l’organisation familiale,

lesquels condamnent la polygamie et l’ingérence de la parenté dans les couples tout en soulignant le

rôle de la femme, épouse et mère avant tout.

A. Les églises de réveil : un programme d’adhésion à la modernité

Pour les pasteurs et leurs fidèles, embrasser le pentecôtisme, une idéologie transnationale

importée par les missionnaires européens signifie adopter un mode de pensée inspiré des pays du nord

qui légitime de nouvelles formes d’individualité, et introduit des stratégies innovantes et créatives dans

le paysage social et économique local. En ce sens, Van Dijk80 associe conversion au christianisme et

adhésion à la modernité, soutenant qu’en acceptant le baptême, le nouveau fidèle s’engage dans un

cheminement et un processus de mobilité qui le confrontent en permanence avec les liens ancestraux et

schémas familiaux hérités81. À l’inverse des organisations communautaires de type holiste, ce modèle

78 Entretien avec Christine (pseudonyme), membre de l'église Foi Abondante, à Kinshasa, le 15 février 2008. 79 Marshall-Fratani, Ruth, op. cit., 2009; Maxwell, David, 2002, p. 1-25. 80 Van Dijk, Rijk, 2001, p. 216-234. 81 Laurent, Pierre-Joseph, 2001, p. 256-273.

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d’émancipation organise l’espace social selon une dynamique de réseaux fondée sur l’individu et les

associations contractuelles82. Nos observations menées à Kinshasa suggèrent que c’est au niveau des

rapports familiaux, intergénérationnels et genrés, que les effets de ces aménagements des liens sociaux

sont le plus significatif.

L’étude de Pype83 réalisée sur l’usage des média par les églises de réveil kinoises décrit comment

les églises de réveil introduisent de nouveaux modèles et stratégies matrimoniales dans le paysage

social kinois. Tout en préconisant des mariages endogames entre chrétiens, les pasteurs fustigent les

mariages coutumiers, souvent des unions arrangées par les parents, parfois depuis la naissance, qu'ils

décrivent comme des pratiques démoniaques, et associent à la sorcellerie et au fétichisme, à

l’obscurantisme et à l'archaïsme. À l’inverse, les séries télévisées produites par ces églises et largement

diffusées dans les foyers légitiment l'autonomie et la capacité d'agence des époux en leur permettant de

se choisir sur des bases amoureuses, le seul critère de sélection demeurant l’affiliation et la pratique

chrétiennes. Ainsi, le pouvoir décisionnel des aînés en matière matrimoniale est-il remis en question

par des pasteurs qui aiment à présenter leur église comme un univers de nouveaux possibles. Là, les

réalités et contraintes du local sont effectivement transcendées, selon la formule largement répandue et

mobilisée à discrétion par les pasteurs : « Dieu a des projets pour vous ! ». Cette stratégie se traduit par

de nouvelles alliances maritales entre jeunes gens de classes sociales différentes : Hugo, un fervent de

l’église de réveil de l’Institut Supérieur de Technologies Appliquées provient d'une famille éduquée et

aisée. Christine est une jolie jeune femme orpheline de son quartier qui, rejetée par les membres de sa

parenté, a bien failli devenir shégué. Très amoureux d’elle, Hugo l'a finalement épousée en dépit de la

désapprobation familiale. Le couple fréquente aujourd'hui assidument la CEV où il a réitéré ses vœux

de mariage, acquérant ainsi pleine légitimité, au moins auprès de la communauté religieuse84.

Ce discours vecteur de nouvelles opportunités sociales et porteur d'autonomie pour les jeunes est

particulièrement séduisant, en particulier pour les femmes qui restent souvent célibataires dans

l’attente, soit d’un mariage avec un expatrié qui généralement n’aboutit pas en raison des obstacles à

l’émigration, soit du paiement d’une dot disproportionnée pour un fiancé désargenté85. Par effet

domino, elles paralysent ainsi l’organisation sociale traditionnelle puisque pour se marier, un jeune est

supposé attendre que ses aînés le soient. À cet égard, les critiques de ces églises, catholiques pour la

plupart, affirment que les femmes qui s’engagent dans ce type d’églises espèrent en réalité y trouver un 82 Dorier-Apprill, Elisabeth, 2001, p. 293-308. 83 Pype, Katrien, «I do not want to marry my ngatiul: Mass-mediated alliances between youngsters and Pentecostalism in Kinshasa», Présentation à la Conférence EASA Media Anthropology, 21-28 février 2006. 84 Entretien avec Christine (pseudonyme), membre de l'église Foi Abondante, à Kinshasa, le 15 février 2008. 85 Mbembe, Achille, 2008, p. 107-111; Trefon, Theodore, 2004, p. 1-19.

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époux. Beaucoup de femmes que nous avons rencontrées dans ces églises de réveil aspirent

effectivement à un environnement familial plus confortable et sécurisant, protégé des rivalités entre

épouses (polygamie), et des constantes menaces liées à l’usage de la sorcellerie. C’est le cas de Bettina,

une jeune femme active occupant un gratifiant emploi de fonctionnaire, qui nous confie son souhait de

rencontrer un homme moderne et dynamique, faute de quoi elle affirme préférer le célibat à la précarité

d’un mariage avec un non-chrétien, susceptible de cumuler plusieurs « bureaux »86. Par ailleurs, si le

libertinage des hommes a toujours prévalu dans le contexte congolais, l’importation de modèles

monogames occidentaux véhiculés entre autres par les média, ainsi que l’impossibilité pour les

hommes de subvenir aux besoins du ménage légitiment les revendications des femmes à davantage

d’autonomie, notamment sur le marché du travail87. Ces femmes trouvent dans les églises de réveil des

discours chrétiens prônant des pratiques plus égalitaires et porteuses de mobilité sociale88. Ainsi est

rejetée la polygamie tandis que lors de notre passage en RDC, le pasteur de la CEV est intervenu en

faveur de la femme d’un couple chrétien, dont la belle-famille non chrétienne demandait le rejet étant

donné son incapacité à enfanter. Le pasteur déconseillait vivement la répudiation, qualifiant cette

pratique d’arriérée, et recommandant plutôt un surcroît de prières et de pratiques religieuses89. Le foyer

du couple a finalement été préservé, validant ainsi un nouveau modèle familial. En favorisant

l’allégeance exclusive à la famille nucléaire, ces églises joueraient donc un rôle dans la restructuration

des liens sociaux, au détriment des « servitudes » que requiert la solidarité avec la famille élargie et

bien souvent, l’assistance matérielle, au prix parfois d’un appauvrissement personnel90. À la Fondation

Olangui par exemple, les sermons somment les pères de vaquer aux besoins de leurs enfants, se

démarquant ainsi du système matrilinéaire qui amène les oncles maternels à s’occuper des enfants de

leurs sœurs, souvent au détriment de leurs propres progénitures. Ces églises contestent également le

droit de la famille élargie d’un défunt à dépouiller la veuve du bien de son mari, autant de principes

qui, en contexte de crise sociale et économique, introduisent une éthique individualiste favorisant

l’enrichissement personnel dans un environnement traditionnellement axé sur les solidarités locales,

porteuses de nivellement social91.

En dépit de ces critiques de la coutume, nos observations montrent que les mariages à l’église

86 Entretien avec Bettina (pseudonyme), membre de l'église Communauté Évangélique des Vainqueurs, à Kinshasa, le 2 mars 2008. 87 Mianda, Gertrude D.M., Femmes africaines et pouvoir : les maraîchères de Kinshasa, Paris, L'Harmattan, 1996. 88 Bangui Goma-Ekaba, Mélanie, 2006, p. 45-58. 89 Observation, église de la CEV, Kinshasa, le 16 février 2008. 90 Missié, Jean-Pierre, 2006, p. 123-154. 91 Entretien avec pasteur Paul (pseudonyme), responsable de l'église Communauté Évangélique des Vainqueurs, à Kinshasa, le 20 février 2008.

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sont bien souvent suivis de célébrations coutumières réalisés sur la parcelle familiale de la mariée de

sorte que l’adhésion aux principes chrétiens ne suffit pas toujours à contourner les contraintes issues de

la tradition. Afin de ne pas souscrire à une dichotomie modernité/tradition qui serait un construit

idéologique de la modernité elle-même92, nous proposons à présent de situer le projet des églises de

réveil dans leur contexte historique et social, afin d'en souligner les contradictions et les ambivalences.

B. Ni rupture ni continuité

Bien que les églises de réveil inscrivent leur discours dans un registre idéologique qui se veut

universel et standardisé, leurs pratiques témoignent d’une diversité de modalités d’application de ces

principes, diversité permise par la grande plasticité de la logique pentecôtiste93. Si la rhétorique

pentecôtiste de rupture avec le passé participe de son pouvoir d'attraction auprès des jeunes,

l’application de ces préceptes reste tributaire de leurs conditions d'application locales94. Bien que

l’adhésion aux églises de réveil permette à des membres souvent déclassés socialement de transformer

leur expérience quotidienne, elle ne modifie que de façon limitée et circonstancielle leur position et leur

statut, et de façon différenciée pour les jeunes hommes et pour les jeunes femmes. Comme nous

l’avons montré, pour les jeunes hommes, les églises de réveil offrent aux jeunes hommes un espace où

les structures de pouvoir traditionnelles favorisant les aînés sont mises à défi par de nouvelles

catégories de jeunes entrepreneurs religieux. Autant entre pasteurs qu’entre membres du lignage, les

liens intergénérationnels semblent se décliner le long de nouveaux marqueurs tels que le niveau

d’éducation, l’accès aux réseaux transnationaux, et l’incorporation d’un ethos moderne. Quant aux

jeunes femmes, les modèles matrimoniaux et rôles genrés que les églises de réveil préconisent offrent

de nouvelles opportunités de développer autonomie et capacité d'agence, lesquelles se posent en

alternative au pouvoir de la famille élargie. Toutefois, à l’apologie des principes de vie modernes

chrétiens se mêlent des discours conservateurs, dont nous rapportons ici celui lié aux rapports de genre

qui nous semble particulièrement éloquent. Cette ambiguïté s’inscrit dans le double mouvement qui

anime le pentecôtisme africain depuis son apparition sur le continent, entre quête d'authenticité et de

retour aux temps de l'église primitive, dénuée des traditions historiques d’une part, et volonté de

pragmatisme et d’incorporation du progrès et de la modernité d’autre part95. Ainsi, alors que le code de

92 Geschiere, Peter et alii, «Introduction», in Geschiere, Peter, Meyer, Birgit et alii (ed.), Readings in modernity in Africa, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2008, p. 1-8. 93 Mary, André et alii, Globalisation des pentecôtismes et hybridité du christianisme africain, Paris, L'Harmattan, 2001; Van Dijk, Rijk, 2001, p. 216-234. 94 Cox, Harvey, Retour de Dieu : voyage en pays pentecôtiste, Paris, Desclée de Brouwer, 1995. 95 Maxwell, David, 2007.

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conduite pentecôtiste assure aux femmes chrétiennes une moralité reconnue et valorisée sur la place

publique, leur engagement au sein des églises de réveil les confronte en permanence aux contraintes de

la norme morale, les obligeant à négocier leur statut, entre continuité et recomposition.

Nos observations menées dans les milieux pentecôtistes kinois et confirmées par la littérature96

suggèrent que l’engagement des femmes mariées dans leur église menace parfois les liens familiaux.

Le temps investi par l’épouse à l’église, par exemple les nuits de prières, empiète sur sa gestion du

foyer tandis que les leaders sont accusés d’abuser de la crédulité de leurs fidèles féminines. À cet

égard, les critiques de ces églises, intellectuels athées ou catholiques, propagent la rumeur selon

laquelle certains pasteurs auraient été trouvés dans des hôtels en compagnie de femmes mariées. Il

arrive en effet que les femmes dont les maris ne peuvent subvenir aux besoins de la famille décident

d’y pourvoir seules, fragilisant ainsi le rôle traditionnel de l’homme pourvoyeur de fonds97. Nous avons

rencontré des femmes qui, livrées à elles-mêmes au foyer, créaient leur propre commerce de bananes

frites ou de chicoingues98, avec le soutien psychologique et parfois matériel de leur église. D’autres

femmes qui fréquentent des institutions chrétiennes plus radicales telles que la Fondation Mama

Olangi, choisissent de rompre leurs liens de parenté non chrétiens, ou tentent activement de les

convertir.

Pourtant, la plupart des femmes de notre échantillon tentent de combiner leur pratique religieuse

et leur devoir au foyer, conformément aux prescriptions qui leur sont transmises dans les églises. Par

exemple, le mari de Monique réprouve l'engagement de son épouse dans son église de réveil si bien

que celle-ci se rend uniquement aux cultes du dimanche, sans participer aux événements spéciaux tels

que les retraites de plusieurs jours. De cette façon, elle considère obéir à son mari tout en s'assurant les

bienfaits libérateurs de la pratique religieuse :

« L’église m’a délivrée car je ne pouvais concevoir que des garçons. Mon mari avait attiré la malédiction en disant qu’il ne voulait pas de fille car dans sa famille, toutes les filles sont bêtes et incapables d’étudier. J’étais malheureuse, je pleurais, je pleurais. J’ai fait la délivrance et finalement j’ai eu une fille. J’ai pu avoir une fille parce que j’ai pu me délivrer du sort qui avait été jeté sur mon mari... »99 Toutefois, à l’instar d'Igreja et Dias Lambranca100, nous soutenons que les églises de réveil

congolaises participent de l’émergence de formes fluides d’identité que, contrairement à ces deux 96 Bangui Goma-Ekaba, Mélanie, 2006, p. 45-58. 97 Mianda, Gertrude D.M., Femmes africaines et pouvoir : les maraîchères de Kinshasa, Paris, L'Harmattan, 1996. 98 Pâte de manioc fermentée, cuite à l’étuvée, mets typique de la RDC. 99 Entretien avec Christine (pseudonyme), membre de la Fondation Olangi, à Kinshasa, le 22 février 2008. 100 Igreja, V., Dias Lambranca, B., 2009, p. 262-294.

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anthropologues, nous ne qualifions pas de soumises et de créatives, mais d’authentiques et modernes à

la fois. L’hybridité des deux discours se manifeste de façon significative dans la rhétorique du

Ministère du Combat Spirituel de la Fondation Mama Olangi qui puise sa clientèle essentiellement dans

la jeunesse congolaise, autant auprès des adolescents que des jeunes adultes. Comme les églises de

réveil, la Fondation dénonce les pratiques coutumières et prône avec vigueur de leur substituer un

modèle présenté comme chrétien, quoique fortement inspiré du style occidental. L’ensemble des règles

préconisées réorganise l'unité sociale autour du couple puisque les femmes présentes sont sommées de

se présenter avec leur mari en vertu du précepte suivant : « la Bible dit : 1+1=1». Pourtant, la Fondation

Olangi construit l’identité de la femme principalement autour de son rôle et de ses devoirs dans le

foyer. Ainsi, une bonne chrétienne est considérée axer ses priorités sur sa vie conjugale et sur ses

enfants, et bon nombre d’enseignements décrivent avec précision le soin qu’elle doit apporter à la tenue

du foyer de son mari. Par ailleurs, elle doit loyauté et obéissance à son époux, si bien que les

éventuelles infidélités de ce dernier sont attribuées au mauvais comportement de la femme. Ces

principes sont assimilés lors de cultes effervescents au cours desquels des femmes témoignent de leur

passé d’épouse dévoyé, souvent justifié par les mauvais sorts jetés par la famille élargie, avant de

retrouver la paix dans l’acceptation de Jésus-Christ et de leur rôle dans le foyer et dans le couple.

S’ensuivent des chants et danses cathartiques, les femmes de l’assemblée libérant des cris en louange à

Dieu avant de tomber d’inanition au sol, en proie à la guérison de l’Esprit Saint venu les libérer des

mauvais sorts qui les éloignait de leur devoir. Ainsi, bien que revendiquant leur combat et leur

éradication, la Fondation intègre dans ses représentations les idiomes locaux de sorcellerie, comme le

souligne cette jeune femme, membre d’une église de réveil, et désapprouvant avec véhémence la

Fondation Olangi :

« Ma belle-sœur, elle va chez Mama Olangi, là c’est beaucoup sur la sorcellerie. Par exemple, si j’ai une statue, elle va dire qu’il ne faut pas la garder car c’est un fétiche. Si tu portes une croix avec Jésus, elle va dire : « tu veux encore crucifier Jésus ? » La nuit, il y a des chats qui miaulent, c’est normal qu’un chat miaule la nuit mais elle, elle va penser que c’est un signe de Satan et elle va crier : « par la puissance de Jésus, je te chasse ! » C'est vraiment trop… »101 Entre autonomie de l’individu et obéissance dans le couple, l’ambiguïté du discours de la

Fondation Olangi quant aux rapports de genre illustre bien la dynamique de rupture et de continuité que

les églises de réveil nourrissent auprès de la jeunesse kinoise, d’une part fustigeant la coutume, et

101 Entretien avec Lisa (pseudonyme), membre d'une église de réveil, Kinshasa, le 14 février 2008.

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d’autre part l’intégrant dans sa morale102. Car si la commune expérience d’anomie sociale les porte au

changement social, ce dernier reste contenu par la prédominance des contraintes communautaires et

idéologiques locales.

Conclusion

Le domaine du sacré apparaît comme un registre mobilisé par une population croissante de jeunes

Congolais pour donner sens à une commune expérience de crise économique et sociale, et reconstruire

le quotidien et l'avenir. Loin du salut dans l’au-delà, c’est donc la prospérité matérielle et le bien-être

dans l’ici-bas que ces jeunes cherchent à atteindre en participant, voire en créant, des églises de réveil.

Ces dernières offrent des opportunités économiques et un langage symbolique qui fournissent à leurs

membres des stratégies de gestion de l'anomie sociale qui reconfigurent les rapports d'âge, tout en

demeurant différenciées selon le genre. Elles produisent ainsi de nouvelles catégories de jeunes

entrepreneurs éduqués qui remettent en question les structures de pouvoir traditionnelles attribuant

l'autorité aux aînés selon des critères d’âge. Les jeunes femmes quant à elles leur empruntent leurs

discours relativement aux alliances matrimoniales et structure de genre, contestant ainsi l’autorité du

lignage en la matière. Soulignons par ailleurs que le religieux ne constitue qu'un des langages mobilisés

par la jeunesse congolaise pour manifester son expérience du social et de la crise, la musique et

« l’ambiance » dessinant de nouvelles frontières, apparemment hermétiques, entre les mondes chrétien

et mondain.

Les églises de réveil attirent essentiellement une population de jeunes femmes et c'est autour de

ces actrices que la dynamique sociale du mouvement nous apparaît le plus significatif. Séduites par le

discours moderne et réformateur que ces églises prônent relativement aux rapports familiaux,

intergénérationnels et genrés, elles y trouvent une voie d’émancipation sociale semblable à celle que les

jeunes hommes empruntent pour se libérer de la pression et du contrôle social des aînés. Toutefois,

l’ambiguïté de ces modèles, nourrie par la diversité de ces églises et la compétition qu’elles se livrent,

témoigne des limites de leur capacité de réhabilitation des statuts et des rôles sociaux. En effet, le

dogme pentecôtiste importé des pays du nord y est réinterprété dans le cadre de pratiques locales et

coutumières, incorporant notamment l’idiome de la sorcellerie. À cet égard, Tshimanga103 évoque le

« métissage culturel » typique du régime de colonisation belge axé sur la jeunesse et mêlant les

modèles occidentaux et leur discours « civilisateur » d’une part, et les schèmes culturels africains

présentés comme désuets d’autre part. Contrairement à Tshimanga qui décrit cette ambivalence 102 Missié, Jean-Pierre, 2006, p. 123-154. 103 Tshimanga, Charles, op. cit., 2001.

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comme une impasse à laquelle est confrontée la jeunesse congolaise, nous soutenons que la dynamique

transnationale du pentecôtisme offre un espace de projection des champs sociaux et économiques

locaux, propice à l’agencement d’éléments hérités et importés, et à la construction d'une alternative

historiquement située. La viabilité de la mobilisation du transnational comme motif de valorisation

sociale reste cependant à démontrer dans le cas des femmes dont l'accès aux ressources issues de la

modernité demeure limité. Par ailleurs, l’organisation même de ces églises semble reproduire des

rapports de pouvoir favorables aux hommes qui monopolisent les postes à responsabilité et jouissent

d'une autorité morale sur une clientèle pourtant essentiellement féminine.

On peut en effet s'interroger sur les réels effets de l'adhésion à ces églises sur la condition sociale

et économique de leurs membres. Bien que de nombreux pasteurs semblent y trouver un mode de

subsistance, qui plus est luxueuse pour les plus charismatiques d'entre eux, la plupart des fidèles

sacrifient leurs maigres revenus pour s’acquitter du devoir de la dîme et des diverses offrandes

collectés lors des cultes. Galvanisés par les promesses de la théologie de la prospérité diffusée par ces

églises, ils cultivent ainsi l'espoir d’une bénédiction divine comme unique perspective d'amélioration de

leur situation. Pourtant, les églises de réveil prétendent compenser l'inaction du gouvernement dont

elles critiquent la faillite et la démission des responsabilités publiques auprès de la population. En fait,

leurs présence et activités pourraient accommoder l’État, et peut-être en assurer la permanence. Lors de

notre passage en 2008, des intellectuels locaux et athés104 affirmaient que le gouvernement aurait

officieusement débloqué d'importantes sommes pour financer ces églises, et des montants équivalents

pour les artistes du pays, dans le dessein secret d’étourdir la population dans les vertiges de la musique

mondaine et des sermons chrétiens. C’est sans tenir compte des effets de ces nouveaux espaces de

regroupement de la jeunesse sur l’évolution des mœurs et de la moralité dans l’espace public...

104 Propos recueillis dans les milieux universitaires kinois quoique non documentés.

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