micro-entreprises agroalimentaires et développement économique local : trajectoires...

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89 Actes du 3 ème Colloque des Sciences, Cultures et Technologies de l’UAC-Bénin, MICRO-ENTREPRISES AGROALIMENTAIRES ET DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE LOCAL : TRAJECTOIRES D'EVOLUTION DE CINQ CLUSTERS FEMININS DANS DEUX AGGLOMERATIONS MOYENNES AU BENIN Anne FLOQUET Agro Économiste Chargée de Recherche au Laboratoire d'Analyse des Dynamiques Sociales et du Développement (LADYD) Mail : [email protected] Tel : +229 95056885 Communication au IIIème Colloque des Sciences, Cultures et Technologies de l’UAC-Bénin, RESUME Une concentration d’entreprises d’un même secteur dans une même loca- lité s’explique par les externalités positives générées du fait de leur proxi- mité spatiale et sociale. Celle-ci favorise l’émergence de dynamiques de croissance et de différenciation au sein de ce secteur. Une telle concen- tration est connue sous la dénomination de cluster. Notre contribution compare cinq concentrations d’entreprises agroalimentaires autour de deux agglomérations de taille moyenne du Bénin et analyse leurs attributs spécifiques de cluster. La grille d’analyse visant à caractériser les clusters observés porte sur les externalités d’agglomération, l’existence d’une communauté de savoir-faire, l’image territoriale et culturelle des produits agroalimentaires ainsi que sur les processus d’innovations. Confrontés à des pressions de la demande urbaine croissante et à la concurrence sur les marchés ainsi qu’à des possibilités de mécanisation des procédés, les clus- ters observés évoluent selon des trajectoires bien différentes : la proxi- mité peut engendrer une forte pression sur les marges au sein d’un cluster où les artisanes ont comme premier objectif la survie (pate fermentée de maïs « lio ») rendant difficile la professionnalisation de l’activité ;t la com- pétition pour l’espace entre éleveurs et urbains a rendu éphémère le clus- ter qui s’était constitué autour des activités d’élevage laitier. Un cluster se constitue autour des activités d’équipement, de production, de transfor- mation et de commercialisation des huiles de palme et dérivés avec une mécanisation des procédés et une différenciation interne au profit de cer- tains planteurs-transformateurs et transformateurs-prestataires tandis que les artisanes qui ne détiennent pas de plantation sont les perdantes de ces mutations (huile rouge et huile de palmiste). Ce cluster se maintient face aux industries grâce à la spécificité de ses produits. Deux clusters sont

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micro-entreprises agroalimentaires et développement économique local : trajectoires d'évolution de cinq clusters féminins dans deux agglomérations moyennes au béninADEDJOUMA A.S. (1), AGOSSOU B.E. (1)Actes du 3ème Colloque des Sciences, Cultures et Technologies de l’UAC-Bénin,

MICRO-ENTREPRISES AGROALIMENTAIRES ET DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE LOCAL : TRAJECTOIRES D'EVOLUTION DE CINQ

CLUSTERS FEMININS DANS DEUX AGGLOMERATIONS MOYENNES AU BENIN

Anne FLOQUETAgro économiste Chargée de Recherche au Laboratoire d'Analyse

des Dynamiques Sociales et du Développement (LADYD)Mail : [email protected] Tel : +229 95056885

Communication au IIIème Colloque des Sciences, Cultures et Technologies de l’UAC-Bénin,

RESUME

Une concentration d’entreprises d’un même secteur dans une même loca-lité s’explique par les externalités positives générées du fait de leur proxi-mité spatiale et sociale. Celle-ci favorise l’émergence de dynamiques de croissance et de différenciation au sein de ce secteur. Une telle concen-tration est connue sous la dénomination de cluster. Notre contribution compare cinq concentrations d’entreprises agroalimentaires autour de deux agglomérations de taille moyenne du Bénin et analyse leurs attributs spécifiques de cluster. La grille d’analyse visant à caractériser les clusters observés porte sur les externalités d’agglomération, l’existence d’une communauté de savoir-faire, l’image territoriale et culturelle des produits agroalimentaires ainsi que sur les processus d’innovations. Confrontés à des pressions de la demande urbaine croissante et à la concurrence sur les marchés ainsi qu’à des possibilités de mécanisation des procédés, les clus-ters observés évoluent selon des trajectoires bien différentes : la proxi-mité peut engendrer une forte pression sur les marges au sein d’un cluster où les artisanes ont comme premier objectif la survie (pate fermentée de maïs « lio ») rendant difficile la professionnalisation de l’activité ;t la com-pétition pour l’espace entre éleveurs et urbains a rendu éphémère le clus-ter qui s’était constitué autour des activités d’élevage laitier. Un cluster se constitue autour des activités d’équipement, de production, de transfor-mation et de commercialisation des huiles de palme et dérivés avec une mécanisation des procédés et une différenciation interne au profit de cer-tains planteurs-transformateurs et transformateurs-prestataires tandis que les artisanes qui ne détiennent pas de plantation sont les perdantes de ces mutations (huile rouge et huile de palmiste). Ce cluster se maintient face aux industries grâce à la spécificité de ses produits. Deux clusters sont

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en pleine expansion sans que le caractère artisanal des activités ne soit af-fecté (huile d’arachide et condiment à base de néré - afitin). Les procédés demande de grandes équipes de travail bien coordonné et la réussite de l’opération est lié à un savoir-faire incorporé dans des pratiques peu mé-canisées ne se transmettant que d’une artisane à une autre, souvent par le biais de relations de travail à la tâche. Les consommateurs jouent aussi un rôle dans la promotion de ces clusters en exprimant une préférence pour des produits à identité culturelle. Barrières à l’entrée, coopération interne et préférences des consommateurs sont les facteurs de la croissance de ce type de clusters.

Mots clef : microentreprises agroalimentaires; clusters ; système agroali-mentaire localisé ; développement périurbain ; développement économi-que local

INTRODUCTION

Les clusters d’entreprises sont des faits observables. Au lieu de s’éloi-gner les unes des autres pour limiter la concurrence, une part significa-tive d’entreprises d’un même secteur se localise à proximité les unes des autres et entre en interaction intense (Porter, 2000). Depuis la fin du siè-cle dernier, les concentrations spatiales d’entreprises et le dynamisme de leur développement ont intrigué les observateurs. Pour Marshall (1890), la constitution de clusters, alors repérés sous la dénomination de « Dis-tricts Industriels » était une étape dans le processus de modernisation et de concentration des entreprises artisanales et l’émergence de l’industrie . L’expansion dans les années 70 en Europe d’un grand nombre de petites et moyennes entreprises se révélant plus flexibles et capables d’adapta-tion que de grosses entreprises à processus de production standardisé et hiérarchie bureaucratisée a amené les analystes à avancer qu’il ne s’agit pas d’une étape intermédiaire de concentration dans le processus d’indus-trialisation mais souvent d’un phénomène durable (Piore & Sabel,1984) et une voie alternative de développement. Du fait de l’importance des interactions entre entreprises (concurrence et coopération basées sur le marché et sur la réciprocité) et des modes de régulation internes pour l’évolution du cluster, le concept de système a alors été retenu en milieu francophone pour caractériser cette concentration qui a pris la dénomina-tion de système productif localisé (Courlet, 2002).

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Le développement des clusters s’explique par les externalités d’agglomé-ration d’une part et l’acquisition socialisée de compétences de leur force de travail d’autre part:

- La proximité des entreprises facilite les transactions, attire les fournis-seurs et les clients. Elle garantit la présence d’une main d’œuvre nombreu-se et qualifiée dans ce secteur. Certains clusters primitifs sont ainsi de « grands marchés » autour desquels se greffent des artisanats périphéri-ques, tel le cluster du véhicule d’occasion et de la pièce détachée de Suame au Ghana (McCormick, 1999). Les externalités d’agglomération consti-tuent des avantages passifs qui contribuent au renforcement des dynami-ques de concentration. Elles sont ensuite complétées par les effets d’une meilleure coordination entre acteurs qui contribuent à la réduction des coûts de transaction (Krugman, 1990 et 1991).

- Savoir faire spécifiques, réseaux sociaux de longue durée et capacités d’in-novation jouent un rôle important dans la compétitivité des entreprises d’une cluster. Les entrepreneurs comme les travailleurs locaux disposent de savoirs et savoir-faire spécifiques leur permettant d’être particulière-ment performants et adaptatifs dans un secteur donné. Ces compétences peuvent être le fruit d’une longue histoire artisanale commune dans une région où elles s’enracinent dans une tradition, et être renforcées par des réseaux sociaux denses favorisant les échanges de savoir et savoir faire ; elles peuvent aussi être le produit de recherches et R-D de haut niveau quand les diplômés d’universités d’excellence développent et mettent en œuvre des innovations dans des « start-up » qui induisent des industries innovantes.

Ainsi, deux grands types de clusters ont pu être distingués, des clusters à histoire artisanale et manufacturière collective parmi lesquels les plus connus sont les Districts Industriels Italiens qui ont contribué à l’émer-gence du concept de cluster, et les clusters innovant dans les nouvelles technologies, dont le cluster emblématique est celui de « Silicon Valley » qui s’est développé à partir du parc industriel de l’Université de Stan-ford. Dans les deux cas, leur développement s’est appuyé sur un processus soutenu d’innovations, enracinées dans un savoir faire partagé, ancestral (district industriel) ou basées sur les avancées de la science (cluster « high tech »). Un certain nombre de Districts Industriels permettant l’émergen-ce d’une industrie moderne à partir d’un secteur artisanal et commercial

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traditionnel ont été identifiés en Afrique (Oyelaran-Oyeyinka & McCor-mick , 2007).

Dans le secteur agroalimentaire, les clusters particuliers observés ont quelques spécificités puisqu’ils se développent autour de produits ou de services en relations fortes avec un territoire, du fait des aptitudes agro-écologiques requises par les spéculations et des habitudes de consomma-tion des consommateurs de ce territoire (Muchnick et al., 2008). De tels clusters sont connus sous la dénomination de Systèmes Agro-Alimentaires Localisés (SYAL) en zone francophone. Des clusters ou des SYAL 1 dans le secteur agroalimentaire ont ainsi été étudiés en Amérique du Sud (Roux & Dos-Santos, 2007 ; Requiers-Desjardin, 2010) 2 et en Europe (Fourcade 2008 ; Touzard et al. 2008)3 . En Afrique, du fait de la taille souvent très petite des entreprises des artisanes et du caractère informel de leurs ac-tivités, ces SYAL ou clusters sont souvent passés inaperçus et les travaux sont rares (Fournier et al., 2002 ; Galvez-Nogales, 2010 ; Uzor, 2010). C’est ce qui a justifié un travail de collecte et d’analyse sur quelques filières agroalimentaires localisées dans des territoires au Bénin pour identifier des clusters éventuels et en analyser les trajectoires. Les résultats de ces travaux font l’objet de la présente contribution.

1. DEMARCHE METHODOLOGIQUE

L’urbanisation et la création de marchés de consommation est un fac-teur de différenciation des activités au sein de zones jusque là agricoles et d’émergence d’activités de transformation agroalimentaire et de com-merce. C’est pourquoi l’identification des clusters agroalimentaires est partie des marchés et s’est centrée en périphérie urbaine. Le repérage des activités agricoles, de transformation et de commerce a été effectué lors de diagnostics de territoire centrés sur les deux agglomérations moyen-nes de Parakou et de Bohicon-Abomey dans le cadre d’un programme de recherche sur les interactions entre développement urbain et agriculture conduit parallèlement au Bénin et au Sénégal de 2002 à 2005 (ECOCITE – Floquet et Mongbo, 2003).1 Les écoles « clusters » et « SYAL » mettent des accents différents sur le même phénomène, l’école « cluster » s’intéressant plus particulièrement à l’intégration des entrepreneurs dans des chaines de valeur à haute valeur ajoutée, souvent globales, tandis que l’école « SYAL » met l’accent sur l’intérêt de filières courtes et des marchés domestiques pour la promotion des petits et micro-entrepreneurs traditionnels.2 En Indonésie ou en Inde, où l’ONUDI a promu les petites entreprises et leurs clusters, des clusters agroalimentaires ont pu être observés bien que l’accent ait été mis sur l’artisanat et le développement industriel.3 Une série de colloques a permis d’en présenter de nombreuses études de cas, en particulier ceux du GIS-SYAL sur www.gis-syal.agropolis.fr.

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Les filières retenues dans le cadre de ce programme ont été étudiées sys-tématiquement en combinant des études de cas avec des enquêtes quanti-tatives à échantillon systématique auprès des commerçantes, transforma-trices et des producteurs (maïs, bovins) et une géoréférenciation des lieux de transformation du maïs ou des campements. Les travaux ont démarré sur les points de vente pour ensuite remonter vers les lieux de transfor-mation, et en parallèle les producteurs ont aussi été enquêtés (Floquet et Nansi, 2005 ; Tossou et al., 2007 ; Wagner, 2004 ; Floquet et al., 2005).

Des études exploratoires et comptes d’exploitation type de filières por-teuses ont aussi été conduites dans le cadre de l’élaboration des premiers plans communaux de développement dans les 9 communes du Zou sur la base d’entretiens de groupe homogène avec des transformatrices, com-merçantes et producteurs. Ces études ont été complétées par des mono-graphies d’étudiants et des enquêtes auprès des entreprises de taille plus importante (Floquet et al., 2005b).

Il s’avéra que les entreprises de ces filières étaient localisées sur un ou des terroirs à identité culturelle spécifique et que les artisanes appartenaient à des communautés de savoir-faire autour de produits à « Indication Géo-graphique » informelle. C’est ainsi que le concept de cluster a été progres-sivement adopté pour structurer les observations.

Ainsi donc, les résultats présentés ne prétendent pas faire un bilan exhaus-tif sur un objet de recherche défini à l’avance mais à soumettre à l’analyse critique la construction d’un objet de recherche qui pourrait préfigurer des études systématiques plus ambitieuses.

2.RESULTATS

Les observations se sont concentrées autour de deux agglomérations de taille moyenne (un peu plus de 100.000 habitants). Parakou est la deuxiè-me ville du Bénin ;. Abomey, capitale historique du royaume du Dahomey et Bohicon, ville émergente, constituent une conurbation tout aussi impor-tante numériquement. Ces deux agglomérations sont le siège de grands marchés de transit et redistribution pour le vivrier et le bétail. Dans les deux cas, l’expansion rapide des villes crée des conditions favorables pour le développement d’activités économiques périurbaines mais perturbe toutes les activités dépendant du foncier. Malgré ces similitudes, les activi-tés de transformation sont plus développées et concentrées autour d’Abo-

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mey-Bohicon que de Parakou où nous n’observerons qu’un cluster (celui du lait) contre cinq dans les premières localités. Certains clusters se déve-loppent dans des localités urbaines satellites telles que Covè et Zagnanado à quelques dizaine de kilomètres de Bohicon tout en profitant de l’accès au marché de Bohicon. A partir de nos études, nous avons pu distinguer cinq clusters à évolution bien différenciés.

2.1CLUSTER A FAIBLE DIFFERENCIATION, CLUSTER DE SURVIE – LE LIO

Le premier cluster observé concerne le maïs et ses transformations, parmi lesquelles le « lio » est celui dont le savoir-faire est demeuré le plus loca-lisé4 . Autrefois, la transformation concernait la production agricole locale mais aujourd’hui, avec l’appauvrissement des terres, le maïs transformé provient d’ailleurs et les combustibles et feuilles d’emballage sont achetés dans les communes voisines. Malgré la perte de cet approvisionnement de proximité (qui constituait une source d’externalité géographique po-sitive), la transformation perdure et se développe. L’effectif de transfor-matrices vendant en milieu urbain et sur des marchés périphériques a été évalué à respectivement 500 et 250. La majorité de ces transformatri-ces se sont certes dispersées par rapport au lieu initial réel ou mythique du développement du savoir faire (Houawé, dans Bohicon) mais restent concentrées dans un rayon de 10 km au plus autour des noyaux urbains. Le marché d’écoulement vers les grandes agglomérations côtières est en expansion et 54% du lio est écoulé par la vente « à la course » au bord de voies de transit auprès des consommateurs urbains circulant sur ces voies (Figure 1).

4 Le lio est une pâte fermentée, tamisée et cuite à la vapeur en deux étapes après emballage dans des folioles de palme. Cette cuisson lui assure une bonne conservation. Le produit peut se consommer froid.

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Figure 1 : Localisation et importance des activités de transformation et de vente de lio dans la conurbation d’Abomey et de Bohicon en 2000

Malgré cela, les enquêtes auprès des transformatrices montrent que les activités sont pour la plupart de taille réduite (quantité moyenne trans-formée évaluée à 28 kg par transformation soit environ 9 kg par jour et transformatrice et 2.400 t de maïs pour la zone sur une année), avec des marges faibles et une différenciation réduite au sein des artisanes, sans apparition d’entreprises plus grandes et équipées. En fait, il s’agit d’une activité avec peu de barrières à l’entrée que beaucoup de femmes exercent en achetant du maïs à crédit pour avoir des produits d’autoconsommation et un surplus à commercialiser et en acceptant des marges très faibles. De plus, il s’agit d’une activité peu mécanisée demandant beaucoup de main d’œuvre à certaines étapes du processus, soit sous forme d’entraide soit sous forme de prestations. Bien que le produit ait une image indéniable de produit de terroir aux yeux des consommateurs urbains qui en consom-ment pour maintenir le lien avec la zone dont ils sont originaires, ce « proto cluster » reste un cluster de survie dont l’évolution est incertaine d’autant que le lio est concurrencé par des produits de substitution sans identité locale comme l’akassa.

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2.2 CLUSTER EN MUTATION ET MODERNISATION – L’HUILE DE PALME

Les transformations d’huiles de palme sont localisées à proximité des pal-meraies pour l’huile rouge (dans l’Ouémé surtout, l’Atlantique, le Zou et le Couffo) et plus concentrées en ville pour les palmistes et leurs dérivés comme le savon. Les produits du palmier sont transformés dans tout le bas Bénin mais avec quelques différences dans les savoir faire et les produits qui en sont issus (Fournier et al., 2002). Il s’agit ici de systèmes agroali-mentaires localisés au sens de communautés de terroir et de savoir-faire.

Jusque dans les année 80, les détenteurs de palmeraies naturelles fai-saient appel à la main d’œuvre familiale pour transformer les régimes en huile rouge et les palmistes en huile « tchotcho » par des techniques manuelles de transformation grandes consommatrices de main d’oeuvre. La première vague de mutations dans le secteur des huiles au Bénin avec l’installation des grandes palmeraies industrielles des années 60 avait peu affecté les produits traditionnels du fait de la qualité différente et recon-naissable des huiles qui en étaient issues. Mais ces SYAL ont ensuite connu des évolutions (Tableau 1).

Tableau 1: Evolutions au sein des clusters de micro-entreprises des huiles de palme de 1980 à nos jours au sud Bénin

Années

Accès à la matière première

et procédé de transformation

1980 1990 2000

Hommes

Contrôle du produit et de sa transformation

Hommes détenteurs de

palmeraie naturelle

Planteurs de palmiers

sélectionnés et détenteurs de

palmeraie naturelle

Planteurs de palmiers sélectionnés

(agriculteurs et retraités);

PME urbaine de transformation des noix

de palmiste

Techniques de transformation

Manuelle- fouloir et cuisson en baril de

l'huile rouge

Petite mécanisation partielle

Petites unités de transformation

mécanisée des noix de palme en huile rouge / de

palmiste en huile de palmiste

Femmes

Contrôle du produit et de sa transformation

Achat des noix ou obtention par don des sous produits

Promotion de groupements de

femmes artisanes spécialisées

Difficulté d'approvisionnement du faite de la concurrence des unités mécanisées

des planteurs et prestataires

Techniques de transformation

Manuelle sauf mouture des

amandes- concassage et

cuisson en marmite des noix de

palmiste

Petite mécanisation partielle via

prestations et groupement

Repositionnement sur le savon et l'huile rouge

zomi?

Source : Auteur

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Dans les années 80, des groupements féminins ont été promus : ils achè-tent les régimes des propriétaires de palmeraie ne contrôlant plus une main d’œuvre familiale suffisante et les transforment. Ils bénéficient des premières améliorations dans les équipements de transformation comme les presses Dékanmè. Des prestataires privés et des groupements offrent des services mobiles de concassage des noix palmiste. A partir des an-nées 90, les améliorations génétiques des palmeraies ainsi que les amé-liorations des technologies artisanales de transformation permettent le déploiement de petites plantations privées (par des propriétaires terriens ruraux et néo-ruraux) qui investissent aussi dans la transformation méca-nisée des noix de palme en huile rouge (chaines mécanisées avec égrap-peur, épulpeur, presse et clarificateur5 ). Les néo ruraux et propriétaires de palmeraies sont alors les gagnants potentiels probables des recompo-sitions en cours, au détriment des femmes transformatrices qui s’y étaient taillées progressivement une place autonome. Celles-ci conservent une part des transformations dans les zones de faible productivité des palme-raies à huile où la palmeraie naturelle perdure comme palmeraie vignoble (Mono-Couffo) et sur des produits particuliers comme l’huile de qualité « zomi » qui demande plus de cuisson et de travail, ou se déplacent vers d’autres segments en aval de la filière (produits alimentaires plus élabo-rés). Il n’y a guère d’argument concernant la qualité du produit qui per-mette aux produits de transformation manuelle de se maintenir, car les transformateurs mécanisés se positionnent eux aussi sur l’huile rouge, ni de complémentarité entre transformateurs mécanisés et manuels qui per-mettrait à ces derniers de se maintenir.

L’huile de palmiste jusque là produite manuellement par des artisanes change elle aussi de mains et passe aux détenteurs de capitaux leur per-mettant d’acheter de petites unités transformant quelques tonnes/jour. Ces unités se positionnent sur les mêmes créneaux que les artisanes avec une productivité supérieure et l’accès à la matière première fait l’objet d’une concurrence dure. Ces changements qui affectent l’ensemble des zones de palmeraies ont pu aussi être observés sur le plateau d’Abomey (Floquet et al., 2005b).

5 La plupart des micro-entrepreneurs ne mécanisent dans un premier temps qu’un maillon du procédé technologique

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Ces mutations dans les techniques permettent au secteur artisanal de se maintenir et même de se développer: la productivité générale de la filière s’améliore mais la spécificité du produit est conservée, ce qui permet aux acteurs de la filière de ne pas être en concurrence directe avec des pro-duits issus d’Asie du Sud Est où la palmeraie a une productivité de plus de dix fois supérieure à celle du Bénin ou avec les huiles raffinées des hui-leries industrielles locales. La concentration des transformations permet la mécanisation intermédiaire au profit de petits planteurs qui offrent en complément des à leurs voisins et au profit d’entrepreneurs spécialisés pour les produits susceptibles d’être stockés.

Les clusters artisanaux déploient ici certains de leurs avantages : conti-nuité des savoir faire et qualité organoleptique des produits de terroir, flexibilité de réponse à la dispersion spatiale et à la variabilité temporelle de l’offre en régimes, accumulation à petits pas.

2.3 CLUSTERS EN EVOLUTION ET A DIFFERENCIATION INTERNE –

« AFITIN » ET ARACHIDE

Les transformations de graine de néré en condiment « afitin » et d’arachide en huile et bâtonnets de tourteaux partiellement déshuilés et frits appelés « kwlikwli » sont des spécialités développées autour d’Abomey-Bohicon dont les produits font l’objet d’une demande soutenue. Nous n’avons pas encore de dénombrement exhaustif d’artisanes. L’approvisionnement local en néré s’est réduit avec la disparition progressive des arbres et la graine provient du Nord du Bénin. Pourtant l’activité perdure et est très concentrée dans quelques arrondissements où elle constitue la base des activités génératrices féminines de collectivités familiales entières. L’ara-chide est produite localement en pays Agonlin mais cette production ne suffit plus à faire face à la demande des transformatrices. Une bonne par-tie de l’approvisionnement provient des Collines (Ouessè). Les artisanes restent néanmoins surtout concentrées autour de la ville de Covè (proche de Bohicon). Plus de 200 micro-entreprises employant en moyenne l’équi-valent de 6,5 personnes à temps plein y transforment près de 3700 tonnes d’arachide6 (Tableau 2).

6 Il manque les informations les communes de Za Kpota, Ouinhi et Zogbodomey où se trouvent aussi des entreprises appartenant au même cluster

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Estimation sur le cluster Covè-Zando (1999-2002)Arachide transformée par entreprise et par an (tonnes) 16Effectif de transformatrices 231Arachide transformée dans la zone (1000 T) 3691Huile produite (milliers litres) 782Travailleurs /entreprise en équivalents temps plein 6,29Emplois crées directs 1451

Tableau 2: Transformation de l’arachide en huile dans le cluster de Covè-Zangnanado entre 2002 et 2004

Sources : Enquêtes ECOCITE et états des lieux réalisés lors de l’élabora-tion des plans communaux de développement entre 2002 et 2004

Dans les deux cas, il s’agit de productions nécessitant un savoir faire avéré et la mobilisation d’équipes de travailleuses pour les opérations coordon-nées qui demandent beaucoup de main d’œuvre, sous forme d’entraide ou de prestations rémunérées.. Les transformatrices d’arachide opèrent avec des équipes composées en moyenne de 3,3 aides familiales et 4,9 tâ-cheronnes. Le savoir faire requis constitue une barrière à l’entrée dans l’activité, plus forte encore pour afitin que pour l’arachide. Les produits issus de ces transformations détiennent des « quasi labels » du fait de leur spécificité, leurs qualités étant liées à leurs origines géographiques. Quel-ques innovations sont observables au sein de ces clusters : introduction encore timide d’équipements, insuffisamment adaptés à la spécificité des transformations et en chaîne incomplète, et initiatives de développement de labels de qualité.

Une certaine différenciation économique peut être observée au sein des transformatrices, les plus prospères travaillant en continu durant toute l’année avec des dizaines d’employées et des contrats d’écoulement et d’approvisionnement établis. Ainsi, parmi 82 transformatrices d’arachide enquêtées à Covè et Zangnando en 2008, un quart transforment plus de 20 tonnes et un quart moins de 5 tonnes et ne s’adonnent à la transfor-mation qu’en période d’abondance pendant moins de 2-3 mois. Dans le même temps, les plus prospères peuvent céder de la matière première à

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crédit et des parts de commande en sous-traitance aux débutantes. Les relations sociales intra-communautaires s’entremêlent avec les relations marchandes et entrepreneuriales d’une activité en voie de professionna-lisation. Elles permettent aux jeunes de développer progressivement leur activité grâce au soutien des parentes et alliées installées et d’acquérir une compétence en échange de leur force de travail. L’importance des liens so-ciaux transparait aussi dans les modes de commercialisation de longues distances qui dépendent souvent de la présence d’une parente en ville ou du lien fidélisé entre commerçant et transformatrice, seule façon d’éviter les malfaçons et tromperies réciproques. Ces liens sociaux facilitent les opérations commerciales mais en limitent aussi le déploiement en dehors des réseaux de socialisation.

Tableau 3 : Comptes d’exploitation de la transformation d’arachide sur Covè et Zangnanado par transformatrice et pour le cluster de ces localités.

Intitulés Quantité Unité Prix unitaire Total F/an

Total F/kg arachide

Arachide décortiquée 16550 kg 230 3 806 500 230 Autres intrants (bois, condiments, eau)

413 750 25

Prestations externalisées et rémunérations

662 000 40

Huile 4965 litres 600 2 979 000 180 Beignets "kwlikwli" 17874 quarantaines 125 2 234 250 135 Total produit brut -

5 213 250 315

VAB - FCFA

993 000 60 Rémunérations des travaux des tacherons, prestataires et de l'entrepreneur -

331 000 20

Source : Auteur (Enquête réalisée en 2008 auprès de 81 transformatri-ces des communes de Covè et Zangnanado)

Ces clusters assurent une valorisation modérée de la matière première (Tableau 3). Ainsi à 230 F d’arachide, la transformation en huile et en bei-gnets « kwlikwli » ajoute une valeur de 60 F. Une transformatrice génère une valeur ajoutée moyenne de près de 1 million de FCFA par an qui lui permettent entre autre de rémunérer l’importante main d’œuvre, renou-veler ses équipements et lui assure un revenu. Le cluster de l’arachide a

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des attributs permettant l’émergence d’un secteur artisanal agro-alimen-taire et contrairement au secteur des huiles de palme, les artisanes n’y sont pas (pour l’instant) concurrencées par des détenteurs de capitaux et équipements mécanisées.

2.4CLUSTERS EPHEMERES AUTOUR DU LAIT

Le développement d’un marché de consommation urbain a eu pour corol-laire une concentration d’éleveurs dans la zone périurbaine de Parakou (plus de 10 000 bovins dans la commune urbaine en fin des années 90) et dans une moindre mesure en zone périurbaine à Abomey . A Parakou, l’approvisionnement en lait des ménages urbains était donc assuré de façon régulière par les femmes des campements proches. En 2003, une enquête a recensé 9 campements localisés à 5-15 km de l’agglomération et approvisionnant la ville en lait frais et caillé. Mais la coexistence entre troupeaux et population urbaine est devenue difficile et les troupeaux ont été repoussés de plus en plus loin en périphérie à la faveur des lotisse-ments et installation d’infrastructures dans une agglomération qui s’étale. Sans innovations pour refroidir et conserver le lait, celui des troupeaux alors éloignés ne peut plus être commercialisé en frais.

A Abomey, où la consommation en lait est réduite, des femmes se sont spécialisées en production de fromage et se font livrer chaque jour du lait par l’intermédiaire de taxis motos. Le lait provient des campements dont les bouviers n’ont pas de femme pour transformer le produit. Le fromage ainsi produit a une qualité supérieure à celui issu des campements éloi-gnés qui est transporté dans des conditions douteuses mais le consom-mateur n’accorde pas de prime à cet attribut. Là aussi, l’éloignement des bovins suite à l’urbanisation et la prise d’assaut des zones humides par les maraichers périurbains provoquent une disparition du cluster urbain (Floquet & Nansi, 2005). Finalement ces clusters éphémères se sont dis-loqués avant de s’être développés, connaissant un développement bien différent de ceux de nombreuses villes d’Afrique de l’Est et du Sahel où l’élevage bovin et ses transformations constituent un pilier de la sécurité alimentaire des ménages.

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3.DISCUSSION

3.1SITUATION ACTUELLE

Nos observations confirment l’existence de concentration territoriale d’activités dans un même secteur. Mais ces clusters sont soumis à la fois à des facteurs d’agglomération et de dispersion (Tableau 4).

Tableau 4 : Evolution comparée des clusters agroalimentaires

d’Abomey-Bohicon et Parakou

Produits Lieu Dynamiques Changements technologiques

Facteurs d'agglomération et de maintien en SPL

Facteurs de dispersion ou de

disparition

Huile rouge et dérivés

Mono Couffo (Comè) /

Ouémé-Plateau /Zou

Croissance et différenciation de produits ;

spécialisations internes

Mécanisation se généralisant pour huile de palmiste ;

petite mécanisation pour huile rouge

(malaxage-cuiseur-etc.)

Concentration des plantations et des

équipements; faible concurrence des

unités industrielles ; préférences

régionales pour l’huile rouge

Savoir faire devenu peu spécifique

avec la mécanisation des

activités

Huile arachide

et dérivés

Plateau Agonlin et zones

périurbaines Bohicon

Croissance et différenciation

interne sans spécialisation

Faible mécanisation, chaînes manuelles, demande en travail

élevée

Savoir faire assez spécifique et détenu

par une communauté ;

image territoriale du produit (rente)

(Risque de ) Perte de l'exclusivité du

savoir faire et mécanisation des

activités

Afitin Abomey-Bohicon

Croissance et différenciation

interne

Faible mécanisation, chaînes manuelles, demande en travail

élevée

Savoir faire très spécifique et détenu

par une petite communauté;

barrière à l’entrée ; image territoriale du produit (rente)

Perte de l'exclusivité du

savoir faire suite à une mécanisation

des activités

Lait et dérivés Parakou Disparition

progressive

Aucune amélioration technologique et

même le transport est sur tête

Périssabilité du produit et demande

urbaine

Troupeaux repoussés en

périphérie lointaine;

concurrence des laits en poudre mis

en sachet

Lio Abomey-Bohicon

Peu de différenciation

Aucune mécanisation ni amélioration des

processus

Image territoriale du produit

Perte de l'exclusivité du

savoir faire ; concurrence

d’autres produits fermentés

Source : Auteur

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micro-entreprises agroalimentaires et développement économique local : trajectoires d'évolution de cinq clusters féminins dans deux agglomérations moyennes au bénin

Dans le cas de produits périssables comme le lait où les caractéristiques même du produit de base auraient pu constituer une incitation à l’agglo-mération des activités en zones périurbaines et urbaines comme cela avait déjà été observé par von Thünen (Thuenen 1910), ce développement n’a pas perduré du fait de l’insécurité foncière à laquelle les camps Peulh se sont trouvés confrontés. La matière première s’est à nouveau éparpillée loin de la ville avant d’avoir pu générer un secteur de transformation, conditionnement et mise en marché. Finalement les clusters qui perdu-rent sont ceux organisés autour de communautés de savoir-faire, qui ont permis de développer des produits alimentaires spécifiques au territoire.

3.2SPECIFICITES DES CLUSTERS AGROALIMENTAIRES

Les clusters enracinés dans les traditions évoluent. Ces traditions ne sont pas immuables et s’adaptent, par exemple aux changements dans la dis-ponibilité locale en matières premières. Ainsi du soja est-il intégré dans l’afitin suite à la disparition du néré dans la région de Bohicon (Guttierez, 2000), et quelques améliorations des procédés et des équipements sont à dénoter. Les habitudes alimentaires des consommateurs et leur identité culturelle réaffirmée par la consommation de ces produits font que leur demande n’est pas facilement mise en péril par les produits de substitu-tion. Dans certains cas, le consommateur est prêt à payer une prime à la qualité (huile de palme « zomi », huile d’arachide d’Agonli »).

Comme cela a été mentionné, l’organisation du travail est encore large-ment basée sur les relations de proximité sociale (sinon géographique). Ce marché du travail constitue une source d’externalités géographiques posi-tives du fait des relations d’emploi temporaire, sous-traitance et entraide qu’il permet. Néanmoins les logiques de proximité communautaire ne fa-vorisent pas toujours le rapprochement de tous les acteurs qui auraient un intérêt à coopérer. Dans le cas de cluster dichotomique comme celui des huiles de palme, il s’avère que peu de liens relient les nouveaux ac-teurs « modernes » semi industriels du palmiste et huileries aux artisanes traditionnelles. Certains marchés ne sont pas prospectés faute de réseaux sociaux pour structurer et sécuriser les relations commerciales.

La capacité d’innovation au sein de ces clusters est réduite. Pour l’instant, il n’y a guère de « pression » vers une amélioration de la qualité et sur l’or-ganisation de la mise en marché qui permettrait aussi de se positionner

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FLOQUET Anne

sur de nouveaux marchés sous-régionaux. Les opportunités d’améliora-tion des procédés et des équipements sont également réduites et ne sont pas encore toutes saisies du fait des défauts d’information et de crédit. Même l’utilisation en commun d’un matériel ou son accès sous forme de prestations requiert de nouvelles formes d’organisations et donc d’inno-vations organisationnelles qui se rencontrent sous des formes suscitées par des intervenants et souvent labiles (Floquet, 2008).

Diverses pratiques risquent de mettre en péril la position des produits du terroir sur les marchés de consommation des produits. Les enquêtes de 2005 ont mis en évidence qu’en période d’intenses importations fraudu-leuses d’huile de palme raffinée de Malaisie, le « métissage » des huiles d’arachide et de palme par les commerçantes était courant. La qualité des produits traditionnels est pour l’instant garantie sur la base de l’intercon-naissance et du contrôle réciproque que vendeurs et acheteurs exercent les uns sur les autres. Sans cette interconnaissance, l’acheteur court des risques de malfaçons et d’achat de produits de qualité médiocre. Cette dépendance vis-à-vis des réseaux de proximité, après avoir facilité les échanges et la coopération interne devient un facteur limitant les échan-ges de longue portée ; il devient nécessaire de développer de nouveaux modes de coordination moins dépendants des relations interpersonnelles entre acteurs impliqués.

3.3TRAJECTOIRES POSSIBLES D’EVOLUTION ET DE COORDINATION INTERNE

De la littérature, deux modèles émergent en période de grands change-ments dans un cluster, changements souvent provoqués par une situation de crise (mévente, interdiction provisoire d’exporter faute de standards, etc.). Dans un premier modèle, des « entreprises leaders » ayant par exem-ple un pied dans l’exportation tirent une partie des autres acteurs écono-miques vers le respect de standards et règles contractuelles en assurant des fonctions de formation, d’investissement et de contractualisation des autres acteurs. Ce modèle apparait en particulier quand la grande majo-rité des artisans et producteurs ne parvient pas à élaborer de nouvelles règles permettant de se sortir de crise et à les imposer en leur sein. Tous les acteurs du cluster ne peuvent entrer dans ce processus de montée en qualité et il y a des « laissés pour compte ». Un exemple bien étudié de ce type d’évolution concerne le cluster de la pêche de la perche du Nil

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autour du lac Victoria (Mccormick 1999 ; Kiggundu 2007). Une tentative analogue a été faite de promouvoir une sortie de crise dans le secteur de la crevette d’exportation au Bénin où les transformateurs-exportateurs auraient du jouer un rôle leader .

Dans un deuxième modèle, de type « interprofessionnel », des acteurs d’une communauté se percevant des intérêts communs et déjà assez in-novants et organisés développent des règles de qualité, d’exploitation des ressources, de commercialisation et sont à même de les faire appliquer. C’est une forme couramment rencontrée dans les clusters agroalimen-taires de l’Europe autour de produits de terroir comme le fromage, le vin, etc. qui s’organisent autour d’indications géographiques et autres mesu-res protégeant leur produit contre la concurrence de produits de masse.

Dans les deux cas, l’évolution des clusters requiert l’émergence d’entre-prises développant de nouvelles activités, de programmes de recherche, d’institutions de suivi et de contrôle, etc. Les politiques peuvent influencer l’évolution d’un cluster vers l’une ou l’autre forme d’évolution, ou vers la stagnation et le déclin selon les formes d’appui institutionnels qu’ils pro-meuvent. Or dans les clusters étudiés, ces appuis n’existent pas, les en-treprises qui pourraient servir de leaders sont déconnectées des autres et l’organisation interne interprofessionnelle des acteurs informels reste très embryonnaire.

4.CONCLUSIONS

Le concept de cluster permet de questionner les relations entre les entre-prises et leur territoire en s’intéressant aux phénomènes d’agglomération, à leurs externalités et aux « actifs spécifiques » créateurs de rente déte-nus par une communauté de savoir-faire à relations sociales enracinées (Requiers-Desjardin 2010). Dans les SYAL étudiés, le produit alimentaire de terroir a actuellement une valeur particulière aux yeux des consom-mateurs : cette image territoriale constitue aussi une source de rente, au même titre qu’une rente permise par l’innovation. Il se développe au sein d’un SYAL/ SPL des formes de coordination originales, alternatives à cel-les des prototypes du marché ou de la hiérarchie, qu’il convient de mieux cerner. L’innovation existe au sein de ces clusters mais pas encore à un rythme en relation avec les opportunités et changements en cours, et les facteurs permettant de mieux réguler le développement et l’incorporation

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des changements techniques restent encore mal appréhendés. Ces trois aspects méritent de notre point de vue des activités de recherche plus conséquentes.

Les clusters ne se créent pas ex nihilo mais constituent une forme endo-gène de développement (Marshall, 1890), en permettant une accumula-tion de capital à petits pas et une spécialisation des tâches entre petites entreprises dont l’ensemble a été parfois qualifié « d’usine sans mur » (Beccattini, 1989). L’inexistence de modèle standard de « cluster optimal » doit encourager les intervenants à éviter les solutions toutes prêtes. Néan-moins, certains types d’intervention se retrouvent dans la plupart des his-toires d’appui aux clusters ayant à leur crédit quelque succès : identifier les maillons manquants en matière de services publics ou professionnels ciblés sur des clusters (éducation, formation professionnelle et recherche-développement en particulier), encourager l’investissement souvent dans des segments en amont et en aval (approvisionnement en intrants et en équipements, conditionnement et stockage), faciliter le développement d’une vision commune, encourager les arrangements institutionnels per-mettant de s’assurer de la qualité des produits et protéger les produits de la concurrence de produits de masse en donnant un cadre juridiques aux Indications Géographiques.

A priori, tout cluster concernant des produits ou services pour lequel une demande existe est éligible pour être soutenu, mais notre rapide compa-raison laisse soupçonner des différences dans les potentiels et rapidités d’évolution entre nos cinq clusters. Le recensement des clusters agroa-limentaires est loin d’avoir été exhaustif et de nombreux clusters sont à la base du développement économique communal et intercommunal au Bénin et mériteraient d’être soutenus.

REMERCIEMENTS

Une bonne partie des connaissances empiriques analysées dans cette contribution ont été acquises dans le cadre du programme de recherche ECOCITE conduit au Bénin et au Sénégal en partenariat avec le GRET, l’IFAN, l’ISRA, l’Université de Mainz, le LARES, l’UAC/FSA et le CEBEDES sur financement de l’Union Européenne dans le cadre de ses programmes INCO-DEV.

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