michel serres philosopher c´est anticiper

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- A + A Michel Serres. « Philosopher, c’est anticiper » © Frédéric Poletti pour PM À la fin des années 1960, quand la pensée marxiste triomphait dans l’université française, Michel Serres prophétisait la fin de l’ère de l’industrie et l’entrée dans celle de la communication. Aujourd’hui, contre l’idée reçue selon laquelle l’époque n’est plus aux grands systèmes, il montre que les sciences sont en train de produire une vision du monde complète et cohérente, un nouveau grand récit. Share on facebookShare on twitterShare on google_plusone_shareMore Sharing Services169 Publié dans

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Michel Serres. « Philosopher, c’est anticiper »

© Frédéric Poletti pour PM

À la fin des années 1960, quand la pensée marxiste triomphait dans l’université française, Michel Serres prophétisait la fin de l’ère de l’industrie et l’entrée dans celle de la communication. Aujourd’hui, contre l’idée reçue selon laquelle l’époque n’est plus aux grands systèmes, il montre que les sciences sont en train de produire une vision du monde complète et cohérente, un nouveau grand récit.Share on facebookShare on twitterShare on google_plusone_shareMore Sharing Services169

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n°1105/07/2007

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Histoire, Humanité,Création, Monde,Univers, Progrès,Technologie,Phénoménologie,Michel Serres

Michel Serres est issu de la génération de la guerre. Ce Gascon, né en 1930 à Agen, ne peut

encore regarder en face le tableau de Picasso, Guernica. Et il répète volontiers que Hiroshima

reste l’unique objet de sa pensée, éthique et métaphysique. C’est à partir de cet événement

qu’il repense l’optimisme scientiste, et décide d’établir un pont entre les sciences et les

lettres. En 1949, il quitte l’École navale pour l’École normale supérieure (1952) où, trois

ans plus tard, il obtient l’agrégation de philosophie. Au rugby, Michel Serres jouait

troisième ligne, le poste du passage des avants aux arrières, de la mêlée aux trois-quarts.

Dépourvu de poste de philosophie à l’université, il a joué les passeurs de savoirs, ne cessant

de naviguer entre sciences exactes et sciences humaines. Avec son œuvre en

cinq volumes, Hermès (1969-1980), il a démontré que la communication était l’horizon de notre

temps. AvecLe Contrat naturel (1990), il a développé, bien avant l’actuel battage médiatique, les

tenants et aboutissants de l’urgence écologique. Depuis Hominescence (2001), cet académicien et

professeur d’histoire des sciences à l’université de Stanford, aux États-Unis, s’attache à

penser « l’humanisme universel qui vient », grâce au grand récit des origines et de l’évolution, que

l’humanité est à présent en mesure de se raconter à elle-même.

 

Philosophie magazine : Pourquoi la construction d’un « grand récit unitaire » qui retrace

l’existence de la Terre et de l’homme est-elle aujourd’hui possible ? Quel retour au grand

récit proposez-vous ?

Michel Serres : L’une des plus grandes découvertes des sciences est la datation, qui permet la

réconciliation des sciences exactes et des sciences humaines. De la formation des systèmes

solaires à l’apparition de l’homme sur Terre, nous pouvons dater, et donc ainsi raconter,

l’histoire des origines. Mais il ne s’agit pas d’un grand récit comme autrefois, à l’image de

la Bible par exemple, qui évoque un dessein intelligent, intentionnel, un plan divin. Le grand

récit, tel que les savants le proposent aujourd’hui, s’écrit au futur antérieur. Il est

contingent, aléatoire et chaotique. Le monde et les espèces auraient pu bifurquer et se

développer autrement. J’ai également utilisé le mot de « grand récit » afin d’ironiser un peu sur

le compte de ces philosophes qui soutiennent que notre temps est celui de « la fin des grands

récits » au moment même où la science met en place une des visions du monde les plus cohérentes

qui soient.

 

Comment raconter cette grande histoire de l’humanité ?

Je peux la raconter le soir à mes petits-enfants comme lors d’une veillée, en langage

vernaculaire ou bien dans un colloque scientifique international, à l’aide d’un attirail

conceptuel impressionnant. Jusqu’alors, un homme cultivé avait derrière lui une histoire,

notamment celle de l’écriture, c’est-à-dire 7 000 à 8 000 ans d’humanité. Nous savons

aujourd’hui que nous avons derrière nous 15 milliards d’années de tradition écrite, non par

les hommes, mais par la nature. Car nous lisons à présent la nature comme nous lisons des

livres. La science a découvert et généralisé l’idée de Galilée selon laquelle la nature était

écrite, notamment en langage mathématique.

 

À quoi pourrait servir l’enseignement de ce grand récit aux enfants, au sein du tronc commun

de ces nouvelles humanités que vous appelez de vos vœux ?

À penser la singularité de notre être au monde. À comprendre que l’être humain possède un

univers commun. Les hommes sont nés d’une même souche. Ainsi, ceux qui sont partis d’Afrique

il y a 100 000 ans sont tous frères. Et ce n’est pas une information mineure par les temps qui

courent ! Lorsque j’ai commencé à philosopher, les maîtres-mots de la philosophie et des

sciences humaines étaient : l’Autre et la Différence. Aujourd’hui, ce n’est plus l’Autre, mais

le Même ; ce n’est plus la Différence, mais la Communauté.

 

Ce grand récit n’est-il pas en train de s’accélérer avec la prolifération des innovations

techniques et des bouleversements sociaux ?

Au début du xxe siècle, la France comptait 75 % d’agriculteurs, il y a en 2,3 % aujourd’hui.

C’est-à-dire que la principale invention du néolithique est à présent marginalisée. Lorsque je

suis né, en 1930, la Terre comptait 1 milliard d’habitants. Il y en a 6 milliards et demi

aujourd’hui. En 1835, l’espérance de vie des femmes était de 30 ans, elle est de 84 ans

actuellement. L’humanité peut s’autodétruire en quelques jours, la naissance est en passe

d’être maîtrisée, le rapport à la maladie et à la douleur est profondément bouleversé, au

point qu’un individu peut arriver à la fin de ses jours sans avoir souffert… Même avec un taux

inégalé d’environ 55 % de divorces, les hommes et les femmes ne sont jamais restés aussi

longtemps ensemble, pour la bonne et simple raison qu’ils vivent plus longtemps ! Tous ces

changements modifient radicalement notre rapport à la vie, notre « être au monde ». Nous

vivons une coupure brusque, qui n’a rien à voir avec celles de la Renaissance, de la

Révolution française ou de la révolution industrielle. C’est un nouveau rapport au corps

humain, à la nature et à l’existence, qui s’instaure et s’invente jour après jour.

 

Comment la pensée et les institutions, notamment universitaires, ont-elles enregistré ces

changements ?

Nos institutions n’ont pas su prendre et comprendre ce tournant. À partir du Moyen Âge, la

philosophie universitaire s’est divisée en deux camps : celui de la tradition et celui de la

raison. Au XIIIesiècle, Thomas d’Aquin démontre dans sa Somme théologique que les grandes

questions se résolvent de deux manières : par la raison et par la tradition. L’université

américaine a choisi la raison, l’université européenne a préféré la tradition. Les universités

sont encore, de ce point de vue, à demi médiévales. La séparation des sciences et des lettres

est un artefact universitaire, créé de toute pièce par l’enseignement. Il a été convenu que

l’on sait soit du latin, du grec ou de la littérature moderne, soit de la biologie ou de la

physique. Mais cette séparation artificielle n’existait ni chez les Grecs, ni chez les

Romains, ni même à l’âge classique. Diderot tente, au XVIIIe siècle, de comprendre ce que dit

le mathématicien d’Alembert, et Voltaire traduit Newton. L’université a créé l’étrange

catégorie d’ignorant cultivé.

 

Est-ce pour cette raison que la French Theory, ce courant marqué par Foucault, Deleuze ou

Derrida et auquel vous avez participé, a connu un plus grand destin aux États-Unis qu’en

Europe ?

Oui, à ceci près que dans les départements américains de philosophie, c’est la philosophie

analytique qui domine. Foucault, Derrida, Deleuze ou moi-même étions cantonnés dans les french

departments, les départements de culture française.

 

Qu’est-ce qui vous a conduit à devenir ce philosophe du passage et de la communication, alors

que dominaient, lors de vos années de formation, le marxisme et la phénoménologie ?

À l’École normale supérieure, j’étais déjà licencié de mathématiques, car j’avais démissionné

de l’École navale par pacifisme, objection de conscience. À cette époque, j’ai bien sûr

rencontré des marxistes, mais leur vision idéologique de la science m’a refroidi. Maître de

philosophie, Louis Althusser enseignait sans broncher les « théories » de Trofim Lyssenko (1898-

1976) : ce biologiste stalinien dénonçait la « génétique bourgeoise » et affirmait pouvoir imposer

des caractères héréditaires voulus à des plantes, et même transformer à volonté une espèce en

une autre. Nous vivions une période obscurantiste. La phénoménologie m’a davantage intéressé,

celle de Husserl notamment, qui avait développé des idées intéressantes sur les origines de la

géométrie. Heidegger ne m’a jamais attiré à cause de son conservatisme et de sa vision

tronquée de la question de la technique. « La science ne pense pas », écrivait-il : cette phrase est

à la fois ridicule et arrogante. Je crois même pouvoir avancer que l’on pense plus et plus

vite en mathématiques et en physique qu’en littérature. À cette époque-là, j’ai été le premier

à dire qu’il fallait fonder une éthique des sciences à l’âge de Hiroshima. Souvenons-nous :

vingt ans après que la première bombe atomique fut lâchée sur le Japon, Gaston Bachelard

continuait à faire des développements sur l’activité rationaliste de la physique

contemporaine, comme si de rien n’était ! Il continuait même à parler de géométrie euclidienne

au moment où l’on parlait de Bourbaki, c’est-à-dire de mathématiques dites « modernes ».

 

Ce sont donc plutôt les révolutions scientifiques qui ont façonné votre pensée ?

Formé aux mathématiques classiques, alors qu’intervenait la révolution des

mathématiques « modernes », saisi par la révolution du vocabulaire informatique, j’ai dû changer

de langage. À ces deux révolutions formelles, il faut ajouter le paradigme biologique, le code

génétique, l’ADN dont le biologiste Jacques Monod a bien compris la portée philosophique

dans Le Hasard et la Nécessité. À l’époque de ma formation, trois immenses révolutions scientifiques

m’ont conduit à changer de langue. La philosophie vacillait sur ses propres fondations. Avec

le triomphe des mathématiques modernes, par exemple, le calcul semblait l’emporter sur le

raisonnement, c’est-à-dire sur le fondement même de l’activité philosophique. De cette tension

entre le calculable et le démontrable, j’ai tiré l’idée que la géométrie grecque était

précisément née parce qu’elle avait épuisé les ressources du calcul et qu’il fallait bien

recourir à la démonstration. Aujourd’hui, une grande partie des théorèmes se démontrent avec

des machines de calcul. Par conséquent, toute une ère du fonctionnement du cognitif se trouve

du côté du calculable, de l’arithmétique et des algorithmes dont la philosophie n’a jamais

vraiment pris acte. En épistémologie, on est toujours en retard d’une science.

«La séparationdes scienceset des lettresest un artefactuniversitaire,créé de toutepièce parl’enseignement»Le rôle de la philosophie est-il d’accompagner les changements scientifiques ou de les penser,

de les inscrire dans un cadre éthique ?

Je crois que philosopher, c’est anticiper. Entre 1969 et 1980, j’ai écrit cinq volumes

intitulésHermès, dans lesquels je soutenais que l’humanité reposerait davantage sur la

communication que sur la production. Les philosophes marxistes m’ont alors accusé de tous les

maux. En 1990, j’écris Le Contrat naturel. On m’attaque de toutes parts, à l’instar de Luc Ferry

dansLe Nouvel Ordre écologique alors qu’on célèbre aujourd’hui unanimement le « pacte écologique ». Les

critiques du « contrat naturel » étaient aussi risibles que celles que l’on adressait à Rousseau

lors de l’écriture du Contrat social. Rousseau ne désignait pas un moment historique lors duquel

l’humanité sortirait de l’état de nature, de même que le contrat naturel ne suppose pas que

Dame nature aille s’asseoir avec les hommes à la table des négociations. Je dis aujourd’hui

que l’un des grands enjeux du cognitif réside dans le balancement entre le raisonnement et le

calcul. Tout le Moyen Âge est dans Aristote, toute l’ère moderne est contenue dans les

principes de Descartes. Je ne me compare pas à ces illustres prédécesseurs, mais je considère

l’activité philosophique comme une entreprise d’anticipation.

 

La philosophie a-t-elle oublié le corps ? Pour reprendre l’expression de Spinoza, « Que peut

le corps ? »

Le corps pense. « Je suis l’ADN », me disait mon ami Jacques Monod dont la colonne vertébrale se

tordait comme une molécule d’ADN à force de chercher à percer le mystère de la génétique des

micro-organismes, d’élucider le lien entre le génome et les protéines… Le corps est un miroir.

Que peut le corps ? Prenez le gardien de but d’une équipe de football qui attend le tir d’un

penalty ou bien encore un tennisman qui monte au filet pour jouer à la volée. Regardez comment

il se place. La balle peut venir d’en haut, d’en bas, à droite, à gauche, etc. Il est donc

obligé de mettre son corps dans une position virtuelle, presque abstraite. Il est dans un état

de corps possible. Il est dans une position que j’appellerai« blanche ». Il est à la fois toutes

les couleurs et l’absence de couleur. On ne peut pas avoir de meilleure image de ce que peut

le corps. À la différence de la pince du crabe dont on peut déterminer la fonction, la main

humaine est « blanche », elle peut aussi bien saisir un marteau que jouer du violon, caresser un

être aimé que tuer son ennemi. Il y a une blancheur du corps humain. Un penseur qui va se

saisir d’un concept se trouve dans la même situation. D’où l’importance de ne pas avoir les

livres pour seuls outils. Ainsi la philosophie est une sorte de veille « blanche ».

 

De Jules Verne à Tintin, du parasite au pont, vos objets philosophiques sont réjouissants,

voire déconcertants. Quel est le sens de ces références ?

L’œuvre de Jules Verne est l’exemple typique du récit à base scientifique, une formidable

courroie de transmission entre le peuple et la recherche scientifique. Alors que la science a

aujourd’hui mauvaise réputation – ce qui est curieux car c’est l’industrie qui a pollué la

planète, pas la science, contrairement à ce qu’on dit –, Jules Verne est un bon cas de

transmission réussie. Quant à Tintin, c’est le Jules Verne des sciences humaines.L’Oreille

cassée commence dans le musée ethnographique, il a des amis chinois ou sud-américains… Son

œuvre est concomitante des débuts et des développements de l’anthropologie. Tout ce qu’on lui

reproche, à savoir le racisme, l’ethnocentrisme, le colonialisme, mais aussi le passage

de Tintin au Congo au Lotus bleucorrespond au chemin parcouru par ces anthropologues antiracistes

qui, comme Marcel Mauss et James George Frazer, ont malgré tout commencé leur carrière au

musée des Colonies.

«Le grandphilosophede demainrepensera tout,du cognitifau politique,car tout estnouveau.Le travail dela philosophiene fait quecommencer»Des volumes savants de Hermès à Rameaux, vous avez changé de style en vous dirigeant vers une

sorte de poétique du savoir philosophique. Au risque de la dispersion et de la dilution du

propos philosophique ?

Le style philosophique est souvent à usage interne dans l’université. Si la philosophie doit

observer le temps présent et anticiper la science à venir, coller à son tempo et penser le

nouveau, ce serait presque un crime d’écrire obscur. Au début, j’ai pourtant écrit à

destination de mon jury de thèse. J’ai préféré ensuite la définition de Bergson qui disait que

la philosophie devait être écrite dans le langage le plus clair, le plus rapproché du langage

vernaculaire possible. Mis à l’écart de l’université qui ne m’a pas autorisé à enseigner dans

les départements de philosophie, mais en histoire, j’en sortais également par le style. La

position était pourtant difficile : je n’étais ni journaliste, ni philosophe, ni écrivain. Je

n’étais rien. Sans lieu, je n’étais en tout cas pas un penseur prévisible.

 

À rebours de l’idée selon laquelle la philosophie pense exclusivement en langue grecque ou

allemande, vous avez été le maître d’œuvre du « Corpus des œuvres de philosophie en langue

française » (150 volumes aux éditions Fayard). La philosophie française est-elle minorée ?

Quelle est sa spécificité ?

Dans l’université française, il y avait paradoxalement de nombreuses chaires de philosophie

allemande, mais pas de chaire de philosophie française. Or on ne joue Mozart que parce qu’il y

a eu Keuchel, Bach que parce qu’il y a la nomenclature BWV (Bach Werk Verzeichnis), un catalogue que

n’ont ni Couperin ni Berlioz en France. J’ai essayé de réaliser ce catalogue pour la

philosophie en langue française afin qu’on aille au-delà de cette partie émergée de l’iceberg

des philosophes canoniques. Parler de singularité de la pensée française est encore prématuré.

L’horizon va se dessiner. Peut-être est-il possible d’avancer que les philosophes français

sont en général plus proches de l’essai à la Montaigne, loin des systèmes. Il est bien

possible que Montaigne soit notre grand instituteur.

 

Quelles sont les tâches de la philosophie ?

Le grand philosophe de demain sera celui qui repensera tout, du cognitif au politique, car

tout est nouveau. Il convient de rapatrier la question philosophique sur les nouveautés

d’aujourd’hui. Comment imaginer que la représentation politique continuera à fonctionner de la

même façon alors que le vote des opinions individuelles prolifère sur les blogs sans qu’on en

tienne compte ? Avec un autre espace géographique et mental que j’ai appelé topologie

générale, le travail de la philosophie ne fait que commencer. Nous vivons une telle coupure

d’hominisation, nous sommes plongés au sein d’une telle« hominescence », que beaucoup de nos

institutions se trouvent comme ces étoiles dont nous recevons la lumière et dont les

astrophysiciens nous disent qu’elles sont mortes depuis bien longtemps .

Michel Serres, Bernard Stiegler.

Moteurs de recherche

© Édouard Caupeil pour PM

L’un vient de signer un éloge de l’écolier de demain. L’autre a fondé une école expérimentale qui propose des usages alternatifs du Web. Michel Serres et Bernard Stiegler comptent parmi les plus fins penseurs de la nouvelle alliance entre technologies et pédagogie. Dialogue tout en nuances.Share on facebookShare on twitterShare on google_plusone_shareMore Sharing Services35

Publié dans

n°62

23/08/2012

Tags

Technique, Web,Pédagogie,Numérique, Liberté,Michel Serres,Bernard Stiegler

Les discours sur l’éducation sont souvent édifiants. L’auteur peut être moderne, postmoderne

ou réac’, soucieux de mettre l’enfant ou le savoir au cœur de la transmission, tout se passe

comme si, dès qu’il s’emparait du topos, il était pris au piège de la position de l’édificateur

du genre humain, censé savoir ce qu’il faut ou ne faut pas transmettre aux élèves ignorants.

Nos deux philosophes font heureusement exception à cette loi du genre. Ils ont réussi à faire

le pas de côté nécessaire pour échapper à ce maléfice. Michel Serres, professeur à

l’université de Stanford, en Californie, membre de l’Académie française, a longtemps joué le

rôle de passeur entre sciences et lettres. Dans Le Tiers-instruit,publié en 1991 (Bourin-Julliard),

il fondait tout apprentissage sur la capacité à se détacher de l’acquis pour s’ouvrir à de

nouvelles compétences. Son dernier ouvrage, Petite Poucette (Le Pommier), a marqué les esprits. À

partir d’un portrait tendre et saisissant de l’écolier de demain, il met en lumière le

bouleversement que provoque l’accès généralisé aux savoirs et parie sur l’inventivité du

nouveau sujet de demain. Face à lui, Bernard Stiegler, champion des nouvelles technologies,

qui dirige l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), vient de créer à Épineuil, dans le

Cher, une nouvelle école philosophique, ouverte à tous, l’académie Pharmakon.fr, qui diffuse

ses enseignements simultanément sur Internet. Dans ses deux derniers livres, États de choc. Bêtise et

savoir au XXIe siècle (Mille et Une Nuits) et Faire attention. Vocabulaire d’Ars industrialis (Flammarion), il se

donne pour tâche de « reconstruire les conditions d’une attention profonde ». Forts d’une ambition commune,

armés de références similaires (de Socrate à Leroi-Gourhan), ils se sont retrouvés sous la

coupole de l’Institut, à l’Académie française. Loin d’une énième dispute sur la crise de la

transmission, leur dialogue donne le sentiment d’avancer.

 

Michel Serres : J’ai voulu décrire, à travers le personnage de Petite Poucette, un changement

de civilisation. Elle n’est pas seulement l’héroïne des nouvelles technologies, elle est aussi

celle qui n’a jamais vu veau, vache, cochon, couvées. Habitante d’un monde plein de

7 milliards d’habitants, elle a doublé son espérance de vie par rapport à ses grands-parents,

ne fait l’expérience de la guerre qu’à l’extérieur, n’a plus le même rapport au corps, à la

naissance, à la mort, etc. Les nouvelles technologies ne bouleversent pas seulement l’état du

savoir, elles bouleversent le sujet du savoir. Ce dernier a changé avec l’invention de

l’écriture, comme le relevait déjà Socrate. Il a changé avec l’invention de l’imprimerie.

C’est ce qui faisait dire à Montaigne : « Je préfère une tête bien faite qu’une tête bien pleine. » Même

changement au moment du passage au numérique : des études prouvent que l’on n’utilise pas les

mêmes neurones en lisant un livre et devant un écran. Petite Poucette est donc ce nouveau

sujet. L’idée m’en est venue dans le métro, en observant une jeune fille pianoter sur son

téléphone avec une dextérité dont je me sens incapable. J’ai essayé de comprendre les

possibilités nouvelles inscrites en elle. Avec l’extériorisation du savoir sur les

ordinateurs, tout se passe comme si notre tête avait basculé dans les machines.

 

Bernard Stiegler : L’homme se réalise en s’extériorisant dans des techniques, et l’écriture en

est une. Le numérique est une nouvelle forme d’écriture, de « grammatisation » au sens que lui

donne le philosophe du langage Sylvain Auroux – la capacité à créer des listes d’éléments

finis et à les recombiner. Mais toute nouvelle écriture pose la question de ses usages. C’est

le sens du débat ouvert par Socrate contre les sophistes : Socrate dénonce la toxicité de

l’écriture pour la Cité. Mais ce n’est pas l’écriture en soi qu’il remet en cause : il

condamne une pratique non dialectique de l’écriture. Non vivons une situation tout à fait

comparable.

 

M. S. : Avec le numérique, des processus que nous croyions intrapsychiques se trouvent

extériorisés, objectivés. Les manuels de philosophie de ma jeunesse disaient que l’entendement

humain était composé de trois facultés : la mémoire, l’imagination et la raison. Nous nous

rapportions à ces facultés comme à des facultés intérieures à l’activité du sujet pensant. Or,

aujourd’hui, la mémoire est objectivée dans les puces de nos ordinateurs. Les images y sont

produites et stockées. Enfin, les logiciels réalisent des performances rationnelles

prodigieuses, intégrant des équations différentielles très difficiles !

 

B. S. : Le cœur de la révolution numérique vient de l’automation. Au départ, elle est apparue

dans le monde du travail « manuel » : les premières machines dupliquaient les gestes, on

n’imaginait pas qu’elles puissent dupliquer des processus cognitifs ou des facultés

intellectuelles. Or, tel est bien le caractère d’un ordinateur : reproduire à l’aide

d’algorithmes des opérations mentales. Le tout à la vitesse de la lumière, dans une quasi-

instantanéité.

 

M. S. : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette vision de l’automation. Un objet

technique est presque toujours un automate : lorsqu’on a inventé le marteau, cela revenait à

externaliser l’avant-bras et le poing. L’invention de la roue, c’est l’externalisation et

l’automatisation des processus de rotations de la cheville, du genou et de la hanche.

 

B. S. : On ne peut pas dire qu’un outil est un automate. Ce qui fait qu’un automate est un

automate, c’est que l’outil travaille tout seul, qu’il n’a plus besoin d’un sujet pour

travailler. C’est un processus de désindividuation, ce que Marx appelait la prolétarisation :

le travailleur n’est plus porteur d’un savoir, il n’est plus que le serviteur de la machine.

Face à l’extériorisation du savoir, c’est le même phénomène qui est à l’œuvre et la même

question qui se pose : sommes-nous capables d’opérer un processus de réintériorisation ?

 

M. S. : L’automation est plutôt une libération. Et je ne vois pas pourquoi l’objectivation du

cognitif dans nos ordinateurs ne serait pas une libération au même titre que celle du marteau

ou de la roue dans nos machines ?

 

B. S. : Ce qui change par rapport à l’écriture au sens classique, celle sur laquelle

réfléchissaient Socrate et Luther, c’est cette automatisation dont le processus est vécu comme

une immense perte. On pouvait déjà se dire avec Socrate : « Attention ! si vous confiez votre

mémoire aux livres, vous la perdrez ! » Aujourd’hui, c’est notre pensée que l’on risque de

perdre ! C’est l’expérience que décrit Nicholas Carr, l’auteur de   Internet rend-il bête ?  [Robert Laffont,

2011] : il a eu le sentiment que son cerveau se vidait. Il y a deux rapports possibles à

l’écriture automatique qu’est le numérique : soit je m’y soumets et je m’y adapte totalement,

et, à ce moment-là, ce n’est plus à un savoir que j’ai à faire, c’est à une information qui me

fait agir comme un automate. Soit, au contraire, je suis un savant au sens large et j’ai la

capacité d’augmenter mon autonomie grâce aux automates, d’augmenter mon individuation.

 

M. S. : Vous craignez que l’on perde notre autonomie. À chaque révolution, on craint de tout

perdre. C’est ainsi que le préhistorien André Leroi-Gourhan présentait la bipédie, la

révolution par laquelle l’homme avait adopté la station droite… comme une série depertes. En se

mettant debout, racontait-il, les membres supérieurs avaient perdu leur fonction de portage…

mais avaient libéré les mains ; la gueule avait perdu la fonction de préhension mais avait

libéré la bouche pour la parole, etc. Derrière chaque perte, Leroi-Gourhan découvrait en

réalité des capacités nouvelles. Il en va de même avec l’invention de l’écriture, de

l’imprimerie ou du numérique. Incontestablement, elles touchent à nos facultés de

concentration et de mémorisation. Vous parlez de cerveau vide. Mais on n’a pas le cerveau

vide, on a le cerveau libre ! Au moment de la révolution de l’écriture, on invente la

géométrie ; au moment de la révolution de l’imprimerie, on invente la science expérimentale :

on a le cerveau libre pour observer les corps en train de tomber ! Aujourd’hui, on perd des

choses, mais l’expérience historique nous montre à quel point on gagne quand on perd ! Oui, on

a le cerveau vide, mais le vide du cerveau peut être libérateur. Il nous a rendus disponibles

pour de nouveaux usages, et c’est cette disponibilité qui a permis le miracle grec, la

Renaissance et la Réforme ! Le savoir et les facultés objectivés, nous pouvons enfin nous

concentrer sur l’intelligence inventive.

 

«Avec le numérique, on n'a pas le cerveau vide, on a le cerveaulibre!»Michel Serres

B. S. : Il ne s’agit d’être ni optimiste ni pessimiste, mais lucide et combatif dans une

situation hautement complexe et porteuse de choix politiques. Le numérique est un pharmakonau

sens où Platon le disait de l’écriture. Le pharmakon est à la fois poison et remède. La

question n’est pas de savoir si c’est bon ou mauvais : c’est bonet mauvais. En l’occurrence, il

n’y a pas la mémoire, il y a plusieurs formes de mémoire. C’est ce que l’on a découvert au

moment de l’invention de l’écriture. Selon Socrate, on ne perd pas la mémoire en général : on

perd l’anamnèse [rappel du souvenir] si l’on se contente de l’hypomnésis, la mémoire mécanique, qui

ne fait que répéter. Socrate soutient que les sophistes se sont emparés de cette technique

pour cultiver le pouvoir au détriment des savoirs. Or on ne peut pas fonder une société

politique, citoyenne, sur des gens dépendants des stéréotypes qu’on leur met dans la tête avec

des techniques de manipulation de l’esprit. L’écriture permet de manipuler les esprits à

travers ce que plus tard Platon décrira comme la rhétorique. Aujourd’hui, on est exactement

dans la même situation. Vous parlez d’une disponibilité nouvelle. C’est précisément cette

disponibilité que les industries du divertissement cherchent à capter aujourd’hui, elles qui

vendent du « temps de cerveau disponible » aux publicitaires grâce à leurs programmes abrutissants. En

face, les parents sont tellement démunis face aux dommages que tout cela crée aussi sur eux-

mêmes que certains doivent faire des stages de re-parentalisation : ils ne savent plus comment

élever leurs enfants. Ce n’est pas de leur faute : cela tient au fait que quatre à cinq heures

par jour, l’attention des enfants comme la leur est captée par des systèmes qui les privent de

leur autorité, comme les enseignants ou les hommes politiques d’ailleurs. Dans cette situation

le pharmakon se transforme en unpharmakos, comme dit René Girard : en un bouc émissaire. Au

lieu de s’en prendre aux vrais responsables, on s’en prend à la Technique, censée détruire les

savoirs. Or ce n’est pas la technique qui est toxique en soi : c’est notre incapacité à la

socialiser correctement. Aujourd’hui, nous sommes véritablement à la croisée des chemins : le

décrochage généralisé est tout à fait possible.

 

M. S. : Vous avez brièvement fait allusion à la vitesse de la lumière. On n’y est pas encore

tout à fait, c’est la vitesse électronique mais, en effet, dans l’automate cognitif, nous

sommes propulsés avec une vitesse extraordinaire. Du coup, on peut garder l’image

philosophique des Lumières comme métaphore de la connaissance. Sauf qu’on passe de l’idée de

clarté à celle de vitesse, de l’idée de sortir de l’obscurité à celle d’accélérer. On est

rentré dans la période des Lumières 2.0 !

 

B. S. : Pour filer la métaphore électrique, je parlerais de mon côté de court-circuit. Les

industriels du numérique, à l’instar de Facebook, produisent ce que j’appelle des courts-

circuits dans l’individuation collective : l’individu se trouve obligé de s’adapter à des

modèles pseudo-sociaux qu’il n’a pas produits lui-même (et qui ne sont pas réellement sociaux

pour cette raison même). À l’inverse, le modèle « savant » (philosophique, scientifique,

artistique) est celui qui permet à chacun de s’individuer en prenant une part active à

l’individuation collective. Comme le disait Socrate, le savoir n’est bon que si je le pense

par moi-même, me mettant ainsi en position d’y contribuer d’une manière ou d’une autre.

 

M. S. : On se demande aujourd’hui si Wikipédia va vaincre Gutenberg. Mais je ne crois pas

qu’il s’agisse d’une bataille à mort. La preuve ? Lorsqu’on a commencé à écrire, on n’a pas

arrêté pour autant de parler ; lorsqu’on a inventé l’imprimerie, on n’a pas arrêté d’écrire,

et lorsqu’on a inventé Wikipédia, on n’a pas arrêté d’imprimer. Au contraire, on a même

récupéré une imprimante personnelle à domicile. Plutôt que d’évoquer une disparition, pourquoi

n’envisageons-nous pas le scénario de l’accumulation ?

 

B. S. : Vous avez raison. Wikipédia ne supprime ni l’imprimerie ni le livre. Wikipédia est ce

qui peut et doit me donner une nouvelle intelligence de l’imprimerie. Alors ce n’est pas la

destruction d’un circuit : c’est ce qui le poursuit autrement.

 

« Ce n'est pas la technique qui est toxique en soi, c'est notre incapacité à la socialiser correctement »Bernard Stiegler

M. S. : La classe elle-même, loin de disparaître, est en train de se brancher sur le réseau et

de se restructurer sur un modèle ouvert et participatif. Avant, elle était formatée par le

modèle de la page du livre : le professeur était devant sa classe en position d’auteur, de

celui qui sait et qui transmet à ceux qui ne savent pas. Aujourd’hui, ce modèle éclate. Tous

les enseignants en font l’expérience : lorsqu’ils rentrent dans une classe ou un amphi et

qu’ils annoncent qu’ils vont faire cours sur les cacahuètes, la probabilité pour que la moitié

de l’amphithéâtre tape le mot « cacahuète » sur les moteurs de recherche est forte. Le rapport

enseignant-enseigné se modifie complètement dès lors que la moitié de la classe a déjà eu un

certain rapport avec ce savoir-là. C’est ce que j’appelle le renversement de la présomption de

compétence. On passe de la présomption d’incompétence à la présomption de compétence à peu

près dans tous les métiers. À l’école, à l’hôpital, mais également en politique. Ceux qui ne

savaient pas se sont mis à poser des questions comme s’ils savaient. Quand j’avais 20 ans,

j’étais « épistémologue », je m’occupais de l’histoire des sciences et des méthodologies

scientifiques. Aujourd’hui, les journalistes interrogent les passants en leur demandant s’ils

ont des idées sur les OGM, sur le nucléaire, sur les mères porteuses. Tout le monde est

épistémologue. La présomption de connaissance a complètement changé. Cela met en jeu une

nouvelle démocratie fondée sur un savoir plus ou moins maîtrisé, mais partagé.

 

B. S. : Les professeurs sont dans une situation de non-savoir de fait créée par

l’accélération. Ils ne sont plus capables de répondre, ils perdent leur légitimité. Il n’y a

plus de savoir constitué dont ils seraient les dépositaires, mais un savoir en permanente

réélaboration. Le numérique, c’est aussi cela : la transformation des disciplines par les

technologies de l’esprit (mécanographie, analyse de données, archives audiovisuelles pour

l’histoire, bio-informatique en génomique, etc.). La solution ? La recherche contributive. Il

faut articuler les recherches doctorales de demain avec les professeurs et les élèves du

primaire et du secondaire pour engager des opérations dans l’esprit de ce que Kurt Lewin

appelait la « recherche-action ». « Outre les savants corporatifs [que sont les professeurs], il peut en

exister aussi d’indépendants, qui n’appartiennent pas à l’Université […]. Ils forment certaines corporations libres

(appelées académies ou aussi sociétés savantes) qui sont comme autant d’ateliers », écrit Emmanuel Kant

dans Le Conflit des facultés : ces citoyens amateurs de savoirs issus de la République des lettres ont

appris à lire, à écrire et à penser savamment sans être des clercs grâce à Luther, à Loyola et

à Condorcet. Aujourd’hui, nous vivons la possibilité d’un élargissement des communautés de

« sachants » comparable – pour autant qu’une véritable politique académique du numérique sera

mise en place. Il ne s’agit pas de plaider pour un « amatorat » généralisé qui viendrait

court-circuiter la nécessité d’une pratique académique, mais de relancer ce qui constitue le

ressort et la condition sine qua non du projet scolaire : le désir de savoir, lalibido sciendi.

 

M. S. : Aucun retour en arrière n’est possible. Le retour en arrière serait de l’intégrisme

destructeur. D’ailleurs, il est possible que cela soit l’essai de retenir l’ancien qui est

responsable en grande partie de l’écroulement de l’école.

 

B. S. : Certains demandent que l’on revienne aux fondamentaux, comme l’apprentissage de

l’écriture graphique et de la lecture, qui seraient menacés par l’écriture informatique et les

écrans. En réalité, c’est la question de la motricité qui est en jeu. Il peut y avoir un

rapport de passivité aux médias électroniques, et l’on peut développer une pédagogie numérique

totalement destructrice de la motricité. Les enfants ont besoin d’être moteurs et non

seulement mus. Frederick Zimmerman et Dimitri Christakis, deux pédopsychiatres de Washington,

soulignent les effets calamiteux que les écrans peuvent avoir sur les enfants. À partir d’un

suivi de 3 300 familles, ils ont montré que la consommation irraisonnée des médias peut

altérer la synaptogenèse [création de synapses] et saper les bases de l’apprentissage intellectuel

lettré.

 

M. S. : On a pu montrer que l’apprentissage de l’écriture recrutait des terminaisons nerveuses

assez fines pour permettre par la suite toutes sortes de métiers, y compris la chirurgie du

cerveau. Évidemment, si l’on arrêtait d’apprendre l’écriture, on perdrait ce type de

possibilité. Et il est vrai que la dimension du corps, de la motricité est essentielle dans

tout apprentissage. C’est un bon critère d’ailleurs pour faire le tri entre les médias. Le

corps ne trompe pas. Si l’on regarde la télévision, on est en position « passager », tandis

que si l’on est devant son ordinateur, on est en position « conducteur ». Sur une route, comme

devant le savoir, il est beaucoup plus stimulant d’être en position de conducteur.

Portrait du penseuren mollusque

Pour Michel Serres, la mer est plus qu’un lieu de villégiature, le nouvel élément de l’homme… Le philosophe, marin à ses heures, voit dans le fait de quitter la terre ferme une expérience corporelle et spirituelle fondamentale. Et nous entraîne avec sa prose lyrique aux sources du vivant.Share on facebookShare on twitterShare on google_plusone_shareMore Sharing Services1

Publié dans

n°51

30/06/2011

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Michel Serres, Mer,Terre, Métaphysique

Alors que l’appel du large et du voyage se fait entendre de toutes parts, et que la grande migration

des vacanciers vers les côtes se profile, il est opportun de se demander si la mer n’est pas plus

qu’une destination touristique. Peut-elle être une vocation philosophique? Mieux: une ressource pour

penser la condition humaine. Une très longue tradition fait de l’homme un être

fondamentalement terrestre: piéton ayant besoin d’un sol pour avancer, agriculteur ayant besoin d’une

terre à cultiver, citoyen ayant besoin d’une agora pour délibérer… Depuis les Grecs qui se

considéraient comme « nés de la Terre » – autochtones – jusqu’aux romantiques allemands qui faisaient de

la quête duHeimat (la « terre natale ») la voie du bonheur, le chant de la terre est un classique.

Les philosophes, de Platon à Husserl, ont présenté la terre comme notre arche originaire, le sol que

nous emmenons avec nous où que nous allions… même sur la Lune. Cette apologie du sol, avec sa

symbolique – l’idée de l’enracinement dans un lieu et une culture, d’une identité fixe et stable –

est-elle encore tenable à l’âge de la mondialisation? C’est la question que soulève le philosophe

Michel Serres dans un très bel éloge de la mer, prononcé le 14 décembre dernier à l’Hôtel de la

Marine, à Paris, à l’occasion de la parution du Cahier de l’Hernequi lui est consacré. Né sur les bords

de la Garonne, fils de marinier, passé par l’École navale avant d’entrer à l’École normale

supérieure, ayant servi dans la marine française de 1956 à 1958 et même participé à la réouverture du

canal de Suez, l’auteur duContrat naturel et de Biogée raconte ce que sa vision de l’homme doit à la

fréquentation de la mer. Sous le mode d’un autoportrait du philosophe en mollusque, il nous livre une

véritable hypothèse métaphysique: et si l’eau, mobile et instable, était le nouvel élément à partir

duquel penser l’humanité du futur? Nous complétons ce texte par une généalogie du petit nombre de

penseurs qui, de Thalès à Zygmunt Bauman, ont fait de l’eau une dimension constitutive de notre

condition.

 

« Je ne fus pas marin fort longtemps, mais assez pour n’avoir jamais cessé de l’être. Qui, un jour

béni, embarqua, puis apprit les rudiments de la navigation et la langue secrète qu’elle oblige à

parler ; qui, à la barre, tint tête au vent et à la lame ; qui dut recevoir, exécuter, puis, à son

tour, crier quelques ordres à la machine et au bosco [maître de manœuvre, Ndlr] ; qui prit aussi

quelques gifles salées par belle brise… ne pourra jamais plus quitter les habits de cette prêtrise,

ni la conduite qu’elle induit, ni le ciel balancé que sa cervelle et son corps, même en sa jeunesse,

hantèrent.

En quoi l’eau m’a-t-elle métamorphosé ? Le terrien, même philosophe, vit parmi des murs, des villes,

des ports, tous habitats communs, qui n’exigent que des gestes usuels. Nos gènes les connaissent

depuis les temps où le Sapiens se fit agriculteur, puis maçon, je veux dire depuis qu’il habite.

Homo habite un espace fixe : bâtit des murailles, dort dans sa maison au sein d’un village que

réchauffent les voisins, s’adosse à un horizon statiquement horizontal. Il habite un temps cyclique :

laboure, travaille aux semailles, moissons et vendanges, vénère des ancêtres enterrés sous le coin du

carré de luzerne, s’adonne à des votes répétés pour élire un pouvoir redondant. En somme, il habite

un espace-temps vital : mange de la glèbe et de ses fructifications, fait des enfants dans ses

pénates, marche sous un ciel qui revient, tourne dans le même bois ou parmi le lacis de monotones

rues. Même le voyageur, même le fils prodigue ou l’émigré reviennent, au moins en rêve, sur la terre,

cube circulaire. Voilà une vie répétitive, adonnée aux rondes mornes de la mort.

 

Le marin métamorphosé en étoileLe marin s’ennuie sur ce sol-là, faussement originaire, qui ne bouge pas. Loin d’habiter, il dénoue

les aussières ; et que flambe l’éclat du clairon d’appareillage. Ce geste de quitter, en ne faisant

confiance qu’à soi, au vaisseau et à quelques camarades, décision dont Hegel, autrefois, célébra

l’héroïque étrangeté, ouvre à une nouveauté que nos gènes corporels ne prévoient pas, qui horrifie la

peau, que notre langue domine mal, qu’ignorent les philosophes. Piéton de la ville ou des forêts,

Heidegger le méconnaît. Son être-là vit en présence d’un monde immobile. Récente, sa philosophie date

d’après l’hydrostatique, d’après la dynamique des liquides, d’après l’évolution fluide ; donc d’avant

Darwin au moins, d’avant Archimède au plus, sans qui nous ignorerions la théorie du roulis.

Appareillée, aussitôt mobile dans du volubile, la nouvelle nacelle versatile ne repose sur aucune

fondation ; elle glisse, versée, au-dessus de gouffres insensés. Offrant au marin, sans l’avertir, un

horizon imprévisible, oblique et mouvant, cette nef réversible ne sculpte plus son corps comme

l’avait fait la pesanteur pendant des millions d’années. Saisi par le roulis, le corps du marin

devine pour la première fois le sens littéral du terme : vertèbres. Verticales, certes, mais venues

du verbe latin verto, qui signifie tourner, virer vertigineusement. Vertèbres : autrement dit roulis.

«Le marin se donne au temps mobile qui percole. Son âge diffère de quelques milliards d'années darwiniennes par rapport à celui du terrien. Saviez-vous que je date de ce temps-là»Plongé dans le mouvant, dans le temps réel évolutif, le corps du marin sent que si des milliers de

générations humaines, les siennes, se reproduisaient parmi cet environnement subversif, sans cesse

bouleversé, son corps muterait d’une symétrie linéaire, formatrice du squelette vertébral, vers une

symétrie ponctuelle, adaptée aux bercements de ce milieu. Il ressemblerait assez vite à celui des

étoiles de mer. Le voilà métamorphosé en cette astérie[étoile de mer, Ndlr]. Ses ascendants demandaient,

ses descendants disent : où passèrent nos vertèbres ? Livré aux lames, le marin au corps

métamorphique se transforme donc selon le temps fluctuant, colossal et versatile, de l’évolution

créatrice dans laquelle il évolue. Réponse à l’interrogation placée en ouverture : me voici changé

par l’eau en ce nouvel animal mou.

 

Mon âgeQui navigue n’est pas là, au sens de l’être-là ; il tangue et roule comme l’embryon dans le ventre

élastique de la poche utérine, nage dans une mobilité amniotique, remonte vers des temps où il

retrouve l’origine de sa courte vie, mais aussi celle, milliardaire, des espèces, y compris celle de

l’astérie étoilée que je suis devenu. Nous tous vivants, bactéries, baleines, abeilles ou marsupiaux,

sortîmes des eaux marines, pour aborder un rivage récent, en présence d’un second, d’un autre et

nouveau monde, terrestre et stable, celui-là. Statique, après le fluide ; fixe, pesant, après le

mouvant ; vertical pour les vertèbres. Revenir aux primes eaux entraîne à refluer aux sources mêmes

des vivants.

Habitant fixement là, les champs, les murailles et les places, le terrien continue, comme devant,

cette vie, certes printanière, mais seconde ; il la perpétue. De mémoire de citoyen ou de forestier,

nul ne vit mourir une espèce. Le marin se donne au temps mobile qui percole. Son âge diffère donc de

quelques milliards d’années darwiniennes par rapport à celui du terrien. Saviez-vous que je date de

ce temps-là ?

 

OriginesLe marin rebrousse chemin vers l’amont des temps. L’origine de la vie, du monde et des choses, ne

s’involue point en un point, comme communément on le croit, mais se déploie en d’immenses bassins,

aussi grands que les cinq océans, aussi profonds que les fosses marines, aussi froids et tranquilles

que les puits où dorment les abysses, aussi noires que des boîtes sans lueur aucune, aussi fluctuants

que les tsunamis japonais ou les cyclones tropicaux. Le corps du marin traverse le fourmillement des

avatars venus de mille et une sources ensemencées dans la contingence fluctuante et pérenne des mers.

Platement terriennes et donc courtes, nos philosophies oublient l’océan comme espace-temps

principiel, berceau primordial, utérus liquide, mère universelle, soupe primitive, oui, commencement.

Elles n’accèdent point aux origines, n’entendent rien aux évolutions, n’ont jamais pensé le

processuel bouleversé du temps. Seul le marin rejoint le danger renversant de cette aube des choses

et le jaillissement surabondant des métamorphoses qu’elle annonce.

 

MoraleDe l’oubli, assumé par la philosophie, de ce temps gigantesque ; de cet effacement, consommé par

elle, des origines de la vie, pourtant largement étalées devant elle, découlent certains crimes

d’aujourd’hui, perpétrés par nos techniques.

Depuis La Mer de Jules Michelet [1861], tout le monde connaît le rôle du golfe du Mexique dans les

sources de grands courants océaniques et la formation ancienne du climat mondial. Empoisonner la mer

des Caraïbes devrait donc s’appeler matricide. Brûler du pétrole consomme, certes, du temps, mais

laisser se répandre un forage détruit les formations vitales elles-mêmes, lentement mutantes et

sélectionnées depuis des millions d’années.

 

Vaisseau changé en mollusqueLe verbe appareiller signifie d’abord quitter le sol statique et se lancer dans le temps versatile et

follement contingent de l’évolution. Lancé, versé vers ces larges parages, le marin, s’il veut

maintenant devenir expert dans l’art de naviguer, chef de quart, bosco, bouchon gras, s’il veut,

activement, animer, entretenir, diriger son vaisseau, se doit de se l’incorporer. Oyez comment il en

parle : hanches et cul, moustaches symétriques à l’étrave, bout-dehors tendu comme nez de fierté,

oui, le marin devient son bateau : ceci est son corps. Œuvres vives, œuvres mortes, coque donc de son

corps propre.

Alors, le pilote en son navire – comme dit Descartes, cet autre officier platement piétonnier –

devient le navire lui-même, sinon il ne saurait pas, il ne pourrait pas naviguer. Il doit appareiller

une seconde fois. Appareiller, qu’est-ce à dire, de nouveau ? Lisez le mot : inventer un appareil.

Quel appareil ? Un appareil pareil que son corps : ce bateau dont les organes ont pris le nom de ses

organes propres.

Mais où sont passées nos vertèbres, disaient tantôt les prédécesseurs et successeurs des lignées

maritimes ? Quand ses vertèbres apprirent à s’adoucir jusqu’à devenir les branches ou rayons de

l’étoile molle, pour résister, passivement, aux mouvements, comprit-il qu’il externalisait ses os,

désormais inutiles dedans ? Prime et passive métamorphose : astérie de mer. Seconde réponse à la

question posée au début : lorsque, pour mieux maîtriser l’art de naviguer, mon corps devint mon

propre vaisseau, les deux ensemble se changèrent en mollusque. J’étais une étoile, me voici nautile

par exemple, vieux céphalopode à coque dure et ronde. Nautilus en dialecte linnéen ; sous-marin dans le

roman de Jules Verne.

Oui, nautile. Oui, mollusque : coque dure dehors et chair molle dedans. Avant cette seconde

métamorphose, mon corps, celui de l’être-là terrien, se présente au monde à l’inverse : mou dehors,

chair, sang et peau, et dur dedans, squelette et vertèbres. Astérie déjà, je viens de les jeter à

l’extérieur. Regardez maintenant le bateau, détaillez le nouveau corps-vaisseau. La coque de bois,

d’acier, dehors, voilà l’exo-squelette du mollusque Nautilus. Et le mou dedans, le voici : pacha,

officiers mariniers, matelots, amiral parfois, moi petit midship [enseigne de vaisseau, Ndlr].

Astérie, je navigue dans le nautile que je suis devenu. Mou dedans et à coque calcaire dehors :

philosophes, mes amis terriens, voyez ce corps que l’eau inversa du vôtre. »

Internet, c’est vraiment du Leibnizsans Dieu…

© Nazario Graziano/ Colagene pour PM

Mathématicien de génie, Leibniz a découvert, entre autres, le calcul binaire, base de l’informatique. Selon le philosophe Michel Serres, cepenseur qui voulait inventer une langue universelle a anticipé le monde moderne et ses nouvelles technologies.Share on facebookShare on twitterShare on google_plusone_shareMore Sharing Services6

MICHEL SERRES

Né en 1930, pacifiste convaincu, il est le penseur de la communication et de la réconciliation. Observateur

des grandes mutations de notre époque, il est tout sauf nostalgique. En témoigne son dernier ouvrage sur la

culture digitale, Petite Poucette (Le Pommier, 2012).

Publié dans

n°4830/03/2011

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Michel Serres,Leibniz, Dieu, Internet

De votre thèse à votre grand opus sur la communication,Hermès, Leibniz a toujours été votre

référence favorite. Qu’est-ce qui vous a attaché à son œuvre ?

Michel Serres : Leibniz m’a très tôt fasciné par l’équilibre subtil qu’il instaure entre ses

découvertes scientifiques géniales et sa métaphysique. Sa pensée est systématique, mais à la

différence de Descartes (avec sa méthode) ou de Hegel (avec son système), rien n’est clos et

figé chez lui ; c’est la souplesse et l’innovation permanente, et il ne vous force jamais à

réfléchir comme lui. Il n’emprisonne pas, il libère et aère. Et puis, surtout, quel

anticipateur ! En mathématiques, bien sûr. C’est d’ailleurs par là que je suis venu à lui

initialement : j’avais une double formation, en mathématiques et en philosophie, et j’étais

convaincu que Leibniz pouvait nous aider à penser la grande révolution des mathématiques

modernes. Car il est, avec d’autres, excusez du peu, le père du calcul infinitésimal, mais

aussi le grand précurseur de la théorie des ensembles. Cependant, il ne s’arrête pas là : en

physique, il crée la mécanique avec la notion de « forces vives » et il a l’intuition très

nette de la relativité. Dans le domaine de la biologie, il est le premier à être ovo-

spermiste, c’est-à-dire à soutenir que l’embryon résulte de l’action conjuguée du

spermatozoïde et de l’ovule. Même en politique, il peut être considéré comme le père de

l’Europe, lui l’Allemand qui écrit en français et propose aux souverains de son temps des

projets transnationaux inédits. C’est un homme qui annonce les Lumières, un savant qui

correspond avec toute l’Europe, un encyclopédiste à la curiosité insatiable : philologue, il

est capable de recopier le Notre Père chrétien en plus de cinquante langues ; il s’intéresse

aussi bien à l’histoire, au droit, à la chimie qu’à la musique – d’ailleurs, saviez-vous que

Bach composait ses fugues d’après les règles du calcul combinatoire de Leibniz ? Il est le

prototype de l’esprit universel, qui jette sans arrêt des ponts, fondés sur la raison, entre

les peuples et entre les disciplines. À un moment de sa vie, Leibniz échange des lettres avec

des jésuites installés en Chine, car, dans une visée œcuménique, il est favorable à

l’évangélisation de ce pays. Les jésuites lui envoient un manuscrit écrit en chinois

archaïque, que les contemporains n’arrivent pas à décrypter. Eh bien, Leibniz, lui, parvient à

le déchiffrer, et c’est au cours de ce travail qu’il découvre l’alphabet binaire (les suites

de 0 et de 1) qui sert aujourd’hui de base au fonctionnement de nos ordinateurs ! 

 

En quoi Leibniz est-il le grand précurseur de la communication ?

C’est à lui que l’on doit la première théorie moderne de la communication. Elle porte un nom

un peu étrange, la monadologie.De quoi s’agit-il ? Les monades sont les éléments premiers de la

nature. Or, nous dit Leibniz, elles n’ont ni porte ni fenêtre. Elles sont indépendantes,

refermées sur elles-mêmes, sourdes… même si elles font partie de ce monde qu’elles reflètent

selon le point de vue qui leur est propre. Difficile, sinon impossible, direz-vous, de fonder

la communication sur de telles prémisses ! C’est pourtant en radicalisant le problème que

Leibniz a trouvé le chemin de la solution. Comme les monades ne peuvent jamais communiquer

entre elles, elles doivent en passer par un tiers qui assure la transmission. Ce tiers, c’est

Dieu. Mais cela peut tout aussi bien être la demoiselle du téléphone… Chez Leibniz, la

demoiselle, c’est Dieu ! Le philosophe ne raisonne pas en bigot, mais en mathématicien : dès

lors que l’on est plus que trois, il est plus économique d’en passer par un tiers qui

répercute l’information que de nouer une relation individuelle avec chacun ! Une communication

directe entre une infinité de monades aboutirait nécessairement à une infinité de relations

possibles ; si chaque monade est reliée à Dieu, qui transmet la même information à toutes, le

nombre de relations à établir est nettement moindre… On est dans une logique d’efficacité, de

calcul de l’optimum. Chez Leibniz, « meilleur » signifie toujours optimal au sens mathématique

du terme, et non parfait au sens moral. C’est pourquoi Voltaire s’égare quand il raille dans

Candide le « meilleur des mondes possibles » de Leibniz. Il veut le faire passer pour un optimiste béat

ignorant l’existence du mal, des catastrophes, des tremblements de terre, etc. mais il aurait

mieux fait de le lire sérieusement et d’étudier les mathématiques ! Pour Leibniz, toujours

très culotté, Dieu se comporte en… leibnizien quand il crée le monde. C’est-à-dire qu’il

effectue un calcul pour déterminer lequel des mondes possibles (qu’il a en infinité dans son

entendement) combine de manière optimale les différents paramètres qui entrent en ligne de

compte. Il fait de son mieux, quoi…

 

Est-ce que, en l’absence d’un grand tiers comme Dieu, sa théorie ne s’effondre pas ?

Tout mon problème à moi, leibnizien devant l’éternel, a été de me demander : s’il n’y a pas

Dieu, que se passe-t-il, qu’advient-il de la communication ? En fait, Leibniz pose

l’alternative décisive : soit la communication fonctionne grâce à un pôle (Dieu chez le

philosophe allemand) qui relie tous les points, soit il faut inventer un réseau qui assure la

fonction de Dieu en l’absence de Dieu. C’est le prodige de la technologie moderne d’avoir

inventé un tel modèle avec les ordinateurs personnels, puis bien sûr avec l’Internet à haut

débit. Internet, c’est vraiment du Leibniz, une monadologie mais sans Dieu ! Tous les

internautes sont des monades sur un pied d’égalité, à la fois autonomes et connectées, qui

surfent sur le même univers, la Toile, et ainsi le reflètent. Donc je persiste et je signe :

Leibniz est LE penseur de notre temps – Descartes, Kant, Hegel, à côté, apparaissent comme de

véritables dinosaures ! Il a anticipé le monde dans lequel nous vivons, et vivrons encore

demain. Qu’on en juge : aujourd’hui, tout n’est plus que chiffrage et codage. Regardez les

cogniticiens qui étudient le cerveau comme un gigantesque réseau de communication, ou les

biologistes qui analysent le code génétique, le nombre faramineux de combinaisons possibles

entre les ADN du père et de la mère : ils se retrouvent en pleine explosion combinatoire

leibnizienne ! Et regardez les informaticiens avec leurs lignes de code, que font-ils sinon

calculer encore et encore sur des machines d’ores et déjà leibniziennes, qui marchent au

calcul binaire ? Grâce aux avancées technologiques, le calcul est devenu le paradigme de notre

temps, la maître-opération qui permet de faire absolument tout, de comprendre le vivant comme

de reproduire la Joconde en pixels… Or qu’est-ce qu’avait déjà en tête Leibniz ? La mathesis

universalis, la mathématique universelle. Et quel était son mot d’ordre ? Calculemus, calculons… Je

crois, comme lui, aux puissances du calcul.

Michel Serres, Jean-Louis Chrétien. Le temps,de l’univers à l’intime

© Frédéric Poletti pour PM

Linéaire, cyclique, cosmique ou cellulaire, le temps est multiple. Michel Serres, encyclopédiste qui recompose le grand récit de l’Univers, et Jean-Louis Chrétien, spécialiste du temps intime, ont arrêté leurs montres pour tenter de définir un concept aux contours flous.Share on facebookShare on twitterShare on google_plusone_shareMore Sharing Services43

Publié dans

n°21

03/07/2008

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Temps, Michel Serres,Jean-Louis Chrétien

La rencontre entre Michel Serres et Jean-Louis Chrétien avait quelque chose d’improbable. Si

les deux hommes s’intéressent au temps, ils l’abordent avec des outils très différents. À

travers son œuvre récente, Hominiscences, L’Incandescent, Rameaux ou encore Récit d’humanisme (Le

Pommier), Michel Serres, qui se réclame du matérialisme humaniste, s’interroge sur le temps de

l’Univers, celui de l’évolution des espèces et enfin celui de la vie humaine. En historien des

sciences et en philosophe, il privilégie une approche objective de la temporalité, telle

qu’elle traverse la matière et les organismes vivants… Quant à Jean-Louis Chrétien, lecteur

des Confessions d’Augustin et de la Bible, il se penche sur la question en phénoménologue et

c’est d’abord la description du temps vécu qui le préoccupe, du temps tel qu’il s’écoule en

nous, lors d’expériences singulières dont il traite dans De la fatigue ou dans La Joie

spacieuse (Minuit). Pour lancer le dialogue entre les deux penseurs, qui s’est déroulé chez les

« Immortels », à l’Académie française, à Paris, une question toute simple a suffi : regardent-

ils souvent leur montre ?

 

Michel Serres : Je ne porte pas de montre… D’ailleurs, la montre n’est pas du tout ce qu’on

croit. Ce n’est pas un outil servant à mesurer le temps social, mais d’abord un planétaire de

poche, qui reproduit très fidèlement le mouvement de rotation de la terre. Ce temps-là est

cyclique et reproductible : l’heure qu’il est en ce moment même a existé hier, il y a six

mois, il y a 3 000 ans, elle existera dans six mois… Si je portais une montre, je prêterais

davantage d’attention à certains détails comme l’usure du bracelet, le fait que les aiguilles

soient un peu rouillées, que les chiffres soient effacés, car c’est lorsque votre montre

vieillit qu’elle vous indique véritablement le passage du temps.

 

Jean-Louis Chrétien : Je porte une montre. En général, je n’en ai pas besoin, car j’ai

intériorisé l’heure. Cependant, lorsque je fais cours, j’ai tendance à perdre toute notion de

la durée : si je n’avais pas de montre, mes cours dureraient tantôt une demi-heure de plus,

tantôt une demi-heure de moins, et j’aurais toujours l’impression d’avoir parlé le temps qu’il

faut. Cependant, la montre ne sert pas seulement à indiquer un temps astronomique. Elle permet

aussi une construction sociale du temps. Cette construction a d’ailleurs commencé, dans

l’Occident chrétien, avant même l’apparition des montres, avec les cloches des monastères

sonnant les heures. Vers la fin du Moyen Âge, les gens se sont habitués à vivre dans un temps

uniforme.

 

M. S. : Avant le Moyen Âge, les heures des Latins étaient divisées selon la durée du jour.

Elles étaient donc longues en été et très courtes l’hiver. Quand j’étais jeune, ce n’était pas

tout à fait l’Antiquité, mais il y avait des heures différentes. Par exemple, la campagne ne

tenait pas compte du changement horaire en été, tandis que la ville le faisait. La compagnie

des chemins de fer utilisait plusieurs horloges : le Paris-Orléans-Midi n’avait pas la même

heure que le Paris-Lyon-Marseille… L’uniformisation de l’heure sur le territoire national est

récente, elle date de l’horloge parlante de l’Observatoire de Paris, soit de 1932.

 

J.-L. C. : En Grèce, les orateurs ne parlaient pas d’après une heure fixe relevant d’un temps

social normé. En revanche, on utilisait le sablier ou la clepsydre, de dimension plus ou moins

considérable. Cette manière de se donner un temps compté adapté à une activité déterminée,

nous ne l’utilisons plus que pour faire cuire les œufs à la coque, alors qu’elle jouait un

rôle tout à fait central dans l’Antiquité.

 

« Il n’y a pas non plus un seul temps cosmique, mais un temps des roches, des marées, de la planète, du système solaire, de la formation des univers »Michel Serres

M. S. : On a certaines idées reçues sur le temps des Grecs. Il est courant d’entendre dire

qu’ils avaient une conception cyclique du temps, inspirée par les rythmes de la nature, les

mouvements des astres et le retour des saisons. C’est passer sous silence une découverte

centrale des mathématiciens grecs : au Ve siècle avant J.-C., l’un d’eux, Hippase de Métaponte,

a découvert les chiffres irrationnels, qui ont un nombre infini de chiffres irréguliers après

la virgule… La légende nous dit que Pythagore, choqué par cette découverte qui remettait en

question le bel ordre mathématique du monde, a condamné Hippase de Métaponte à mourir noyé. Le

nombre irrationnel se déploie, à l’infini, sans jamais se répéter. Platon, dans ses dialogues,

essaie de sauver la notion de cycle, en minorant cette découverte embarrassante de

l’irrationalité.

 

J.-L. C. : Inversement, on entend souvent dire que le temps de la Bible, tendu entre la

Genèse, l’arrivée du Messie et le Jugement dernier, serait linéaire, par opposition au temps

cyclique des Grecs. Certes, les peuples de la Bible, Juifs et chrétiens, commémorent des

événements irréversibles, uniques dans l’histoire. L’historien Mircea Eliade opposait ces

rites aux fêtes agraires traditionnelles, qui célèbrent le retour des saisons. Mais l’année

chrétienne ou juive est tout de même marquée par une succession de fêtes qui reviennent. Le

missel lui-même se répète, la liturgie introduit du cycle et de la répétition. Les dates des

fêtes de l’année sont d’ailleurs fixées en référence aux cycles lunaire ou solaire… Ainsi,

temps linéaire et temps cyclique sont-ils articulés chez les chrétiens.

 

M. S. : Poursuivons cette réflexion sur les multiples manières de se rapporter au temps… Si

vous allez à Bamako, au Mali, à São Paolo, au Brésil, au Costa Rica, au Japon, en Sibérie,

vous vous rendrez compte que chaque culture a une temporalité différente. Un Indien du Brésil

ou un nomade du désert de Gobi n’auraient pas fait comme nous, ils n’auraient pas fixé un

rendez-vous le jeudi à 15 heures… En ce qui concerne le temps objectif, celui de la nature ou

du cosmos, il n’est pas davantage unifié. Mon corps a plusieurs horloges biologiques. Il y a

l’horloge cellulaire, celle des tissus, celle de l’estomac… Mon cerveau tel qu’il est

aujourd’hui, anatomiquement, avec ses lobes frontaux, est apparu il y a environ 3 millions

d’années. En-dessous, il y a un cerveau reptilien plus ancien, qui remonte à 150 ou

300 millions d’années. L’équipement tissulaire date de 1 à 2 milliards d’années. Les molécules

qui composent mon organisme remontent à 3 milliards, quant aux atomes qui composent ces

molécules, ils datent de 15 milliards d’années. Voilà mon âge. Il n’y a pas non plus un seul

temps cosmique, mais un temps des roches, des marées, de la planète, du système solaire, de la

formation des univers… En somme, il est vain d’opposer un temps cosmique et un temps social.

Des temps, il y en a autant que vous le voulez ! L’idée qu’il y a, d’un côté, du temps et, de

l’autre, de l’espace, comme le soutient Kant, c’est… rigolo. Les philosophes ont pris

l’habitude de manier un concept simplificateur, aux contours vagues, le « temps », tandis

qu’on est plongés dans un paysage temporel extrêmement riche et différencié.

 

J.-L. C. : Je suis très sensible à la magnificence pluraliste de cette description. Mais

j’éprouve quand même une certaine réticence face à cet éclatement radical des temps de toutes

sortes. En tant que phénoménologue, je me demande quand même comment tout cela nous est donné,

comment nous le saisissons par la pensée. Le philosophe Léon Brunschvicg a eu une phrase

significative :« L’histoire de l’Égypte, c’est l’histoire de l’égyptologie. » Je n’irais pas jusqu’à dire que

l’histoire du cosmos, c’est l’histoire de la cosmologie… Mais, enfin, si nous pouvons

aujourd’hui produire une description du temps multiple, c’est tout de même le résultat d’une

certaine évolution de l’histoire des sciences, d’un parcours de la pensée. Nous avons des

représentations de plus en plus fines et complètes du temps, notamment grâce à nos instruments

de mesure, mais il faut néanmoins qu’il y ait une certaine unité de donation, de monstration

par laquelle le problème du temps se pose à nous. Or il se donne dans la conscience. Il y a un

temps de la conscience.

Ce dernier nous permet de revisiter l’opposition de l’espace et du temps, et de la contester.

J’ai récemment écrit un livre sur la joie, en prenant pour fil conducteur ce vieux mot latin

de dilatatio(« dilatation ») ou dilatatio cors (« dilatation du cœur ») : précisons que cors, au sens

biblique, ce n’est pas l’organe cardiaque, mais le noyau de l’identité humaine. Le terme de

dilatation est spatial mais également temporel. Quand je fais l’expérience de la joie, c’est

un élargissement de l’expérience, au double sens d’agrandissement et de libération.

L’expérience temporelle fondamentale de la joie, c’est celle du surgissement du nouveau et du

possible. Je me dilate et mon existence s’ouvre, elle qui était ennuyée, enfermée. Le temps de

la joie est toujours en rupture avec le temps atone ou l’ennui, avec le temps de la souffrance

qui le précédait. Ainsi, il y a un espace du dedans, lequel est pleinement mobilisé par la

temporalité.

 

M. S. : On peut aussi remettre en cause la distinction entre espace et temps à partir de

l’étymologie même du mot « temps ». Les linguistes hésitent entre deux racines possibles,

entre temno,« couper », qu’on retrouve dans « atome », et teino, qui renvoie à la tension, donc à

l’élasticité. Le temps est à la fois scansion et tension, rythme et flux, discontinuité et

continuité. Il est spatial deux fois, qu’on s’intéresse à sa continuité ou à son découpage.

 

« Dans une seule journée, du matin au soir, à travers combien de rythmes de temps êtes-vous passé ? Le tempsvécu est si riche »Jean-Louis Chrétien

J.-L. C. : Continuité et discontinuité sont également deux qualités du temps vécu. Il y a une

mobilité des humeurs tout à fait extraordinaire. Dans une seule journée, du matin au soir, à

travers combien de rythmes de temps êtes-vous passé ? Le temps vécu est si riche, que cela

nous mène droit à un paradoxe, parfaitement exprimé par Charles Péguy dans Clio : il faut une

heure pour écrire l’histoire d’une seconde, un mois pour écrire l’histoire d’une journée, et

donc si nous voulons ressaisir par un récit le temps vécu qui a eu lieu nous avons envers lui

une dette infinie. Il y a un roman anglais classique qui raconte cela, Vie et opinions de Tristram

Shandy, de Laurence Sterne : le récit fait plusieurs centaines de pages, mais les digressions et

les détails sont si nombreux qu’on ne peut guère avancer dans le temps de la vie du héros…

 

M. S. : Une nouvelle de Jorge Luis Borges reprend cette idée. Il s’agit d’un enfant qui parle

de son premier jour, et qui passe toute sa vie à le raconter.

 

J.-L. C. : Ainsi n’en avons-nous jamais fini avec le temps… Je voudrais tout de même dire un

mot des vacances. La division sociale entre temps public et temps privé, travail et loisir,

est apparue tardivement, avec la révolution industrielle. Quand je travaille, je suis en

quelque sorte privé de moi. Et quand je ne fais rien, je suis censé avoir accès à une vie plus

authentique… Ce qui me désole, dans une telle conception des choses, c’est qu’elle rend les

vacances très préoccupantes. Comment les programmer, les rentabiliser au mieux ? Nous avons

affaire à une division aliénante. Je n’ai aucune nostalgie des sociétés anciennes, mais il est

faux de croire qu’avant le Front populaire, les gens travaillaient 365 jours par an. Il y

avait les fêtes religieuses, patronales, agraires, et si vous comptiez le nombre de jours

chômés, c’était quand même très supportable. Mais ils étaient répartis tout au long de

l’année, sans qu’il existe un temps supposé magique consacré aux vacances. C’est pourquoi, je

suggère que nous ferions mieux d’enlever plus souvent le « s » à vacances. Moins de voyages

organisés, et plus de vacance, c’est-à-dire de vide, de disponibilité à l’imprévu…

 

M. S. : Je n’ai pas le même âge que vous, j’ai connu l’époque où il n’y avait pas de vacances.

Pour moi, c’est un phénomène tellement nouveau que je n’ai pas encore appris à le manier.