les tendances du jeu politique à yeumbeul (banlieue dakaroise) depuis l’ « alternance »

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Paru dans Politique africaine n° 96, déc. 2004, « Sénégal 2000-2004, l’alternance et ses contradictions » (coord. Tarik Dahou et Vincent Foucher) déc. 2004, pp. 59- 77. Les tendances du jeu politique à Yeumbeul (banlieue dakaroise) depuis l’ « alternance » Cet article analyse les tendances du jeu politique à Yeumbeul Nord, dans la banlieue Est de Dakar depuis la victoire d’A. Wade aux élections présidentielles de 2000. Manifestement, le factionnalisme reste la forme dominante de la compétition politique. Mais il faut aussi tenir compte du renouvellement partiel des acteurs et des pratiques politiques sous l’influence du milieu associatif local. Enfin, l’évolution des modes de gestion publique et d’allocation des ressources est incontestable. Elle dépend davantage de l’aide internationale et des ONG que des acteurs locaux. A Yeumbeul Nord, dans la banlieue Est de Dakar, la scène politique a longtemps été déterminée par les antagonismes familiaux internes à l’ethnie autochtone : les Lebu. Liés au « contrôle politique et foncier» 1 des quartiers non réglementaires 2 qui se sont développés à la périphérie de l’ancien village Lebu, les clivages locaux se traduisaient à Yeumbeul par l’affrontement entre deux factions du PS, alors au pouvoir : la tendance « A », dirigée par Moustapha D. 3 , fils d’un grand dignitaire Lebu et cadre local du PS, et la tendance « B », dirigée par Cheikh K., lui aussi membre de l’élite coutumière et cadre du Parti. Outre les familles Lebu, ces groupes politiques intégraient les néo-citadins selon le schéma clientéliste habituel : en échange d’un soutien apporté aux politiciens, les néo-citadins réclamaient les équipements de base (eau, électricité) et la sécurité foncière. Enfin, les factions PS de Yeumbeul faisaient partie de réseaux partisans étendus qui, en articulant les néo- citadins, l’élite coutumière locale et les classes dirigeantes, autorisaient la « greffe de l’Etat » 4 dans les quartiers. Mais depuis bientôt une décennie, les cadres institutionnel et politique du Sénégal se sont profondément modifiés. Dans les grandes villes, la réforme des 1 G. Salem, La santé dans la ville. Géographie d’un petit espace dense : Pikine (Sénégal), Paris Karthala, 1998, p. 278. 2 Construits sans autorisation officielle. 3 Pour préserver l’anonymat des personnes, des pseudonymes sont employés dans cet article, sauf en ce qui concerne les personnalités de rang national. 4 J.-F. Bayart (dir.), La greffe de l’Etat. Les trajectoires du politique, 2, Paris, Karthala, 1996.

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Paru dans Politique africaine n° 96, déc. 2004, « Sénégal 2000-2004, l’alternance

et ses contradictions » (coord. Tarik Dahou et Vincent Foucher) déc. 2004, pp. 59-

77.

Les tendances du jeu politique à Yeumbeul (banlieue dakaroise)

depuis l’ « alternance »

Cet article analyse les tendances du jeu politique à Yeumbeul Nord,

dans la banlieue Est de Dakar depuis la victoire d’A. Wade aux

élections présidentielles de 2000. Manifestement, le factionnalisme

reste la forme dominante de la compétition politique. Mais il faut

aussi tenir compte du renouvellement partiel des acteurs et des

pratiques politiques sous l’influence du milieu associatif local. Enfin,

l’évolution des modes de gestion publique et d’allocation des

ressources est incontestable. Elle dépend davantage de l’aide

internationale et des ONG que des acteurs locaux.

A Yeumbeul Nord, dans la banlieue Est de Dakar, la scène politique a longtemps

été déterminée par les antagonismes familiaux internes à l’ethnie autochtone : les

Lebu. Liés au « contrôle politique et foncier» 1 des quartiers non réglementaires2 qui

se sont développés à la périphérie de l’ancien village Lebu, les clivages locaux se

traduisaient à Yeumbeul par l’affrontement entre deux factions du PS, alors au

pouvoir : la tendance « A », dirigée par Moustapha D.3, fils d’un grand dignitaire

Lebu et cadre local du PS, et la tendance « B », dirigée par Cheikh K., lui aussi

membre de l’élite coutumière et cadre du Parti. Outre les familles Lebu, ces groupes

politiques intégraient les néo-citadins selon le schéma clientéliste habituel : en

échange d’un soutien apporté aux politiciens, les néo-citadins réclamaient les

équipements de base (eau, électricité) et la sécurité foncière. Enfin, les factions PS de

Yeumbeul faisaient partie de réseaux partisans étendus qui, en articulant les néo-

citadins, l’élite coutumière locale et les classes dirigeantes, autorisaient la « greffe de

l’Etat »4 dans les quartiers.

Mais depuis bientôt une décennie, les cadres institutionnel et politique du

Sénégal se sont profondément modifiés. Dans les grandes villes, la réforme des

1 G. Salem, La santé dans la ville. Géographie d’un petit espace dense : Pikine (Sénégal), Paris

Karthala, 1998, p. 278. 2 Construits sans autorisation officielle. 3 Pour préserver l’anonymat des personnes, des pseudonymes sont employés dans cet article, sauf en

ce qui concerne les personnalités de rang national. 4 J.-F. Bayart (dir.), La greffe de l’Etat. Les trajectoires du politique, 2, Paris, Karthala, 1996.

2

collectivités locales de 19965 a abouti à la création de nouvelles assemblées élues :

les communes d’arrondissement. Très présente à l’échelle locale dans le cadre de la

lutte contre la pauvreté, l’aide internationale a transformé les modes d’action

publique en appliquant trois principes inhérents à l’idéologie du développement en

vigueur : la participation populaire, la « bonne gouvernance » et la

contractualisation6. Enfin, la victoire aux élections présidentielles de 2000 du

candidat libéral, Abdoulaye Wade, devant le président socialiste sortant, Abdou

Diouf,7 a témoigné de la démocratisation effective du système politique national en

même temps qu’elle a montré aux yeux de tous que l’alternance politique était

possible par la voie des urnes.

Assurément, ces évolutions amènent à s’interroger sur les tendances actuelles du

jeu politique à Yeumbeul. Il s’agit notamment de savoir si les nouveaux cadres

institutionnel et politique ont remis en question le système factionnaliste8 en vigueur,

éventuellement dans le sens d’une « confessionnalisation de l’espace public »,

comme à Ouagadougou9, ou encore d’une « revillagisation de la ville », comme à

Abidjan10. A moins que l’alternance n’ait favorisé un renforcement de la démocratie

locale en promouvant de nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques politiques.

Le présent article s’appuie sur une série d’entretiens avec des acteurs politiques

et associatifs locaux réalisées dans le cadre du PRUD11 en 2002 et en 2003. Ces

entretiens portaient notamment sur les pratiques de compétition politique lors des

élections municipales de 2002 et sur les modalités de l’action publique au lendemain

des élections. Une autre source est constituée par un journal, rédigé pendant la

campagne électorale 2002 par Abdou K., un militant associatif de Yeumbeul recruté

comme enquêteur par le PRUD. Dans ce journal, désormais nommé « Journal

5 Loi n° 96-06 du 22 mars 1996. 6 L’Afrique subsaharienne : de la crise à la croissance durable, Rapport de la Banque mondiale,

Washington, 1989. 7 A. Wade l’emporte au second tour avec 58,49 % des voix, contre 41,51 pour le président sortant (Le

Soleil, 21 mars 2000). 8 La définition du factionnalisme retenue ici est celle de T. Dahou, à savoir : « un système

d’opposition dual dans lequel les ressources circulent au sein d’une clique au détriment d’une autre,

clique intégrée selon les mécanismes de l’alliance parentale et politique, (T. Dahou, « Entre

engagement et allégeance. Historicisation du politique au Sénégal », Cahiers, d’Etudes africaines,

167, XLII-3, 2002, p. 501). 9 R. Otayek, cité par E. Le Bris, « La construction municipale en Afrique. La laborieuse gestation d’un

nouvel espace public », Politique africaine, n° 74, p. 10. 10 F. Leimdorfer, cité par E. Le Bris, art. cit., p. 10.

3

d’Abdou » dont de nombreux extraits sont reproduits ici, Abdou K. a consigné ses

observations sur les pratiques des politiciens en campagne. Il a également noté ses

propres commentaires sur la vie politique locale.

D’emblée, on peut souligner la complexification du jeu politique à Yeumbeul

ces dernières années. Cela se traduit de trois manières : le maintien du factionnalisme

comme forme de compétition dominante durant les élections ; le renouvellement

partiel des acteurs et des pratiques politiques sous l’influence du milieu associatif

local ; et l’évolution des modes de gestion publique, laquelle dépend davantage de

l’aide internationale et des ONG que des acteurs locaux.

L’actualité du factionnalisme

Une campagne dominée par l’affrontement entre les factions

Les élections municipales de 2002 mettent aux prises trois coalitions de partis

formées à l’échelle nationale (voir tableau ci-dessous) : la CAP 21, qui regroupe

notamment le PDS aujourd’hui au pouvoir, et deux formations d’obédience

communiste (LDMPT, AJ/PADS) ; le CPC, formé par les différentes formations

socialistes, dont le PS ; et le MCR. A l’échelle locale comme à l’échelle nationale,

l’ « avènement du multipartisme intégral »12 ne fait donc aucun doute. Il exprime la

possibilité d’une ouverture du jeu politique et celle d’un renforcement de la sphère

délibérative.

Les trois coalitions de partis engagées dans la campagne électorale 2002 à Yeumbeul Nord

CAP 21 Coalition autour du président de la

République pour le 21ème siècle

CPC

Cadre permanent de

concertation

MCR

Mouvement pour la

citoyenneté et la République

PDS : Parti démocratique sénégalais

LD / MPT : Ligue démocratique /

Mouvement pour le parti du Travail

AJ / PADS : And Jef (Agir

ensemble) / Parti africain pour la

démocratie et le socialisme

UDS/R : Union démocratique

sénégalaise/rénovation

UJTL : Union des jeunesses

travaillistes et libérales

PDS/R : Parti démocratique

sénégalais/rénovation

PS : Parti socialiste

AFP : Alliance des forces du

progrès

URD : Union pour le

renouveau démocratique

PSD / Jant Bi : Parti social

démocrate/ « Le Soleil »

PR : Parti de la Renaissance

PARENA : Parti de la

Renaissance Africaine

11 Programme de recherches urbaines pour le développement. J’étais membre de l’équipe n° 27

(direction : E. Le Bris, Dir. de recherches à l’Institut de recherche pour le développement), qui étudiait

les effets des modèles de décentralisation sur la gestion des villes en Afrique et au Moyen-Orient. 12 M.-C.Diop, M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et société, Paris, Karthala, 1990, p. 206.

4

Dans les faits cependant, l’affrontement entre les factions du parti au pouvoir

prend le pas sur la compétition entre les coalitions. A Yeumbeul Nord, ce sont ainsi

deux grandes tendances qui s’affrontent au sein de la coalition qui emportera

finalement la victoire13 : la CAP 21. Elles sont respectivement dirigées par Daour D.,

le président de la section locale du PDS et par Amadou F., le secrétaire général de

cette section et futur maire. Dès le démarrage de la campagne, la concurrence entre

les deux chefs de tendance est très vive. La rumeur indique par exemple à propos de

Daour D. qu’il aurait « bluffé » en se présentant comme tête de liste de la CAP 21

sans avoir été ni investi par les militants de base, ni désigné par la direction de la

coalition. En outre, il chercherait à inscrire ses proches sur les listes électorales pour

s’assurer du leadership au sein de la CAP 21. Amadou F. n’est pas en reste : il inscrit

également les siens sur les listes électorales, cherche à s’assurer des appuis parmi les

personnalités locales, tel le maire sortant, tout en recourant à la médisance et à la

propagation des rumeurs14 pour déstabiliser Daour D., son rival.

A l’inverse, les situations d’affrontement entre les coalitions sont inexistantes. Il

faut attendre le lendemain de l’élection du conseil municipal, pour que les

négociations entre les chefs de file de la coalition victorieuse et les conseillers de

l’opposition débutent vraiment. L’affrontement entre factions constitue donc

l’élément central du système politique local, tandis que la faction demeure l’ « unité

de base de la compétition politique »15.

Processus schismatiques

L’actualité du factionnalisme se traduit également à Yeumbeul par le maintien

de « processus schismatiques »16. En effet, au lendemain de l’élection du conseil

municipal, les candidatures se multiplient au sein de la CAP 21 et, plus précisément,

du PDS. Ainsi, ce ne sont plus deux chefs de faction qui s’affrontent, mais cinq, avec

13 La CAP 21 emporte quarante sièges de conseillers sur cinquante. Dans la région de Dakar, toutes

les communes d’arrondissement sont passées à la CAP 21, à l’exception de Yof, restée dans le giron

du PS, de Ngor et de Gorée, conquises par le rassemblement des écologistes du Sénégal. Un autre fait

marquant lors de de ces élections est l’abstentionnisme (42 % à Yeumbeul). 14 Selon G. Blundo, « une grande partie de la compétition entre factions se joue sur la médisance, sur

la propagation des rumeurs, avec ou sans fondement […] » (G. Blundo, Elus locaux, associations

paysannes et courtiers du développement au Sénégal. Une anthropologie politique de la

décenralisation dans le sud-est du bassin arachidier (1974-1995), Thèse de doctorat, Fac. des

sciences sociales et politiques de Lausanne, 1998, p. 31). 15 G. Blundo, op. cit. , p. 58.

5

l’entrée dans la compétition de trois nouveaux candidats au lendemain de l’élection

du conseil municipal :

Le 15/05/03. La nouvelle a fait le tour du village comme une traînée de

poudre : Daour D. et Laurent S. se sont battus chez Ali N. ! Du coup, la

tendance de Daour D. a éclaté et trois candidats ont pris position : Daour D.,

Laurent S. et Emmanuel B.. Du coté de la tendance de Amadou F., la situation

n’est guère meilleure : Mohamed K. et Ali D. se sont démarqués. Mohamed K.

reproche à Amadou F. sa mauvaise gestion des fonds de la campagne. Il dit

avoir constaté des dépenses sans objet. En réalité, Mohamed savait depuis

longtemps qu’il serait candidat à la mairie : il me l’a avoué il y a quelques mois,

alors que nous allions tous les deux voir Ali D. pour lui demander l’autorisation

de prélever du sable dans l’enceinte du centre émetteur de l’ASECNA, afin de

remblayer des zones inondées. Déjà à cette époque, il disait qu’il allait attendre

le dernier moment pour poser sa candidature. Il n’avait d’ailleurs pas le choix,

parce que si les autres (Amadou F. et Daour D.) avaient soupçonné ses

intentions, il n’aurait jamais été investi par la CAP 21.

« Journal d’Abdou ».

Les schismes doivent donc être considérés comme des éléments déterminants de

la culture politique locale, même s’ils n’ont pas l’ampleur des mouvements de

« transhumance » vers le nouveau parti au pouvoir, engagés la veille ou le lendemain

des élections présidentielles, mouvements dont la presse nationale s’était d’ailleurs

volontiers fait l’écho17.

Enfin, comme toute crise politique, les schismes ont leur issue, marquée

généralement par la passation de nouvelles alliances. Dans ce but, les politiciens

locaux mobilisent parents et amis :

Le 28/05/02. Ce soir, Mohamed K. est passé me chercher pour que je l’aide

à convaincre un conseiller membre du groupe de Abdou D. d’intercéder en sa

faveur auprès d’Abdou car le petit frère de ce conseiller est un de mes amis.

Pendant que nous discutions avec l’intéressé, Daour D. a fait appeler Mohamed

K... par son jeune frère Djibril, qui est, lui aussi, conseiller. Il lui a demandé de

passer le voir d’urgence. Nous y sommes allés ensemble. Daour D. a tourné

autour du pot pendant prés de trente minutes pour, finalement, demander à

Mohamed de retirer sa candidature et de le soutenir. Daour D. a dit avoir

récupéré des partisans de Emmanuel B. Il a aussi affirmé s’être réconcilié avec

Laurent S., dont il dit avoir obtenu le soutien.

« Journal d’Abdou ».

16 G. Blundo, op. cit., p. 83. 17 Ainsi le ralliement au PS et au président Diouf du principal représentant PDS à Yeumbeul avait-il

fait la « une » du quotidien Le Soleil qui titrait, le 14 avril 1999 : « Le PDS démantelé à Yeumbeul.

Mamadou Diop [maire de Dakar et secrétaire de l’Union régionale du PS] fait rallier plus de 3000

militants au PS » (Le Soleil, 14 avril 1999, p. 1). Selon la presse, l’événement avait pris une tournure

impressionnante, puisque c’étaient « des centaines d’élus, de conseillers municipaux, de responsables

et de militants qui [avaient] rencontré, dans la salle de délibération de la mairie de Dakar,

M. Mamadou Diop, pour marquer leur nouvelle adhésion au PS » (ibid., p. 1).

6

En même temps, ils utilisent différents registres. On pense évidemment à l’achat

des voix, une pratique fréquemment dénoncée par les habitants, même si Abdou K.

estime en dernier lieu que, « pour une fois, l’argent n’a pas joué un rôle décisif dans

le choix du maire ». Mais l’alliance engage aussi la pitié et la compassion, toujours

selon Abdou K. qui écrit, à propos de Amadou F., qu’ « au bord des larmes, il

[Amadou F.] aurait supplié [son rival, Mohamed K.], quelque soit le grief qu’il avait

contre lui, de lui pardonner et de consentir à soutenir sa candidature ». Le respect de

la parole donnée semble également avoir son importance, illustré par l’attitude cet

« entrepreneur politique » qui, au lendemain de l’élection du conseil municipal,

paraît vouloir éviter les rencontres afin de ne pas prendre parti. Bref, comme l’écrit

T. Dahou à propos du système factionnel, « la circulation des ressources ne saurait

expliquer à elle seule les alliances politiques et leur évolution »18. Il faut aussi

considérer la parenté, l’affection et l’honneur.

L’enchâssement des factions dans les réseaux politiques

Conformément au schéma hérité de la période socialiste, les nouvelles factions

constituent un « point de rencontre entre les systèmes politiques locaux et les

systèmes partisans issus des formations étatiques »19. De prime abord, le localisme

paraît pourtant l’emporter sur les enjeux nationaux, puisque les listes électorales sont

déterminées localement. En outre les discours de campagne privilégient la critique de

l’équipe municipale sortante :

Le 30/04/02. […] Désormais la campagne bat son plein. Forts de leurs

position, les militants de la CAP 21 sont les plus bruyants. Certains reprochent à

Cheikh K. [le maire sortant] de ne pas habiter Yeumbeul et que la maison dans

laquelle il a logé sa première épouse n’est qu’un faire-valoir. D’autres disent

qu’il n’a rien fait pour la localité et qu’il a plutôt travaillé pour ses poches et

pour sa famille. »

« Journal d’Abdou ».

Mais, malgré leur apparente autonomie, les factions s’articulent aux réseaux

politiques qui les englobent. Les liens sont même étroits. Selon Abdou K. qui

rapporte la rumeur, Daour D. serait un « ancien ‘‘calot bleu’’20 d’Idrissa Seck qui lui

a trouvé un emploi au ministère du Commerce quand il était en charge de ce

portefeuille, sous le régime du parti socialiste ». Daour D. figurerait donc parmi les

« protégés » de l’ancien numéro 2 du PDS, ce qui lui vaut d’ailleurs des accusations

18 T. Dahou, art. cit., p. 513. 19 T. Dahou, art. cit., p. 502.

7

de « parachutage » de la part de ses adversaires. Il peut également s’agir de liens de

nature institutionnelle, comme dans le cas du secrétaire général de l’UDS/R qui,

parce qu’il siège à la « conférence des leaders » de la CAP 21, a « la primeur de

l’information », d’après Abdou K. Dans le jeu local, l’accès au pouvoir central

demeure donc une ressource de premier ordre.

En outre, les instances directionnelles de l’Etat et du parti ont une fonction

d’arbitrage des conflits locaux, ce qui révèle, une fois de plus, la similitude du

système politique actuel avec celui en vigueur avant l’alternance. Pendant la période

socialiste en effet, l’intervention du chef de l’Etat dans le règlement d’affaires locales

comme la désignation du candidat officiel du PS21, ou le contrôle d’une borne-

fontaine22, était fréquente. Une division chargée de la gestion des conflits avait même

été créée dans les années 1980 au sein de la direction centrale du parti23. Cette

division fut d’ailleurs largement sollicitée par les factions, si l’on en croit les

nombreuses plaintes des cellules de base de la banlieue dakaroise24.

La refonte des structures factionnelles

En dernier lieu, les factions ont été recomposées en fonction des soutiens

mobilisables au lendemain de l’alternance. Désormais dirigées par des néo-citadins,

ce qui indique une probable perte d’influence de l’élite politique Lebu, elles ont

intégré les militants et les cadres du PS. En effet, ces derniers ont, selon l’expression

sénégalaise, « transhumé » vers le nouveau parti au pouvoir. La « transhumance » est

un phénomène collectif. En effet, quelques mois après les élections présidentielles de

2000, la presse nationale rapportait que les militants socialistes de Pikine, la

principale agglomération de la banlieue dakaroise, avaient suivi leur leader, Demba

Seck, dans sa « transhumance » vers le PDS : « Les Jeunesses socialistes de Pikine

suivent Demba Seck », « Demba Seck débauche au PS », pouvait-t-on lire dans les

éditions du Soleil en date du 27 juillet et du 6 août 2000. Preuve incontestable de la

défaite du PS, la « transhumance » a donc permis aux nouvelles classes dirigeantes

20 Garde du corps. 21 G. Blundo, op. cit. 22 G. Salem, op. cit. 23 M.-C. Diop, M. Diouf, op.cit. 24 O. Legros, Le gouvernement des quartiers populaires. Production de l’espace et régulation

politique dans les quartiers non réglementaires de Dakar (Sénégal) et de Tunis (Tunisie), Thèse de

doctorat, Université de Tours, 2003.

8

d’assurer leur ancrage au sein des quartiers populaires de la banlieue, tout en

autorisant les militants socialistes à poursuivre leur carrière au sein du parti libéral.

Les nouvelles factions intègrent également les réseaux d’appartenance définis

par la parenté et par l’ethnicité. Sur ce point, ce sont encore les rumeurs, rapportées

dans le « Journal d’Abdou » qui sont les plus instructives : Membre de l’ethnie

Diola, Daour D. se serait ainsi « arrangé pour mettre le maximum de Diola sur les

listes de la CAP 21» ; Abdou D., le secrétaire de l’UJTL serait la « tête de file du

clan Lebu », quant à Gamou N., l’un des deux principaux leaders de l’opposition, il

« bénéficie[rait] du soutien sans faille des ressortissants du Djolof de Darou Salam,

quartier dont il est le délégué ». En revanche les communautés religieuses ne

paraissent pas s’être mobilisées lors des élections municipales de 2002. A Yeumbeul

Nord, ces communautés auraient donc moins d’influence sur le jeu politique qu’au

sein des « cités cultuelles »25 que sont Touba, capitale de la confrérie mouride, ou

encore Yof et Cambérène, principaux territoires de la confrérie Layenne dans la

région dakaroise.

Enfin, les politiciens peuvent, toujours dans le but d’élargir leur base électorale,

chercher à mobiliser d’autres groupes, plus récents, tels que les associations de

développement ou les « organisations communautaires de base », généralement liées

à l’aide internationale et aux ONG. Dans son journal, Abdou K. signale ainsi les liens

clientélistes qui ont été tissés entre l’Association des handicapés de Yeumbeul Nord

(AHMYN), membre du COCADY26, et les représentants de l’AFP :

23/05/02 : J’ai eu un accrochage avec le président et le secrétaire général

de l’AHMYN. Le 10, ils ont organisé en collaboration avec le Collectif des

rappeurs de Yeumbeul (CRY) et avec l’appui d’Handicap international un

concert qui était censé servir à sensibiliser les populations sur la situation des

personnes handicapées. Comme l’AFP a créé une structure d’appui aux

personnes handicapées, celles-ci soutiennent Moustapha Niasse, le leader de

l’AFP. C’est ainsi que tous les responsables de l’AHMYN ont été investis sur la

liste du CPC. Seulement, comme le CPC ne pensait pas pouvoir gagner les

élections au niveau local, les responsables handicapés ont tous été investis sur la

liste majoritaire. Aucun d’entre eux n’a d’ailleurs été élu. Jusque-là, je m’en

fichais royalement. Seulement, les membres du CRY sont venus se plaindre à

moi dès le lendemain du concert parce que les responsables de l’AHMYN ont

25 J.-F. Bayart, « La cité cultuelle en Afrique noire », pp. 299-310, J.-F. Bayart (dir.), Religion et

modernité politique en Afrique noire. Dieu pour tous et chacun pour soi, Paris, Karthala, 1993. 26 Comité de coordination des actions pour le développement de Yeumbeul. Créé en 1998, le

COCADY est appuyé par Enda Grad, une équipe d’Enda Tiers-Monde, dont le projet est peut-être de

favoriser le développement local et le partenariat entre acteurs locaux, mais aussi d’instaurer une

« alternative aux partis et à leurs clientèles » (Enda Graf, Pauvreté, décentralisation et changement

social. Eléments pour la reconstruction d’une Société Politique, Dakar, Enda Graf Sahel, 1999).

9

autorisé un militant de l’AFP à s’exprimer sur les actions de l’AFP en faveur

des handicapés et à inciter l’assemblée à soutenir les candidats du CPC.

« Journal d’Abdou ».

Le factionnalisme se porte donc bien à Yeumbeul Nord. Non seulement il se

maintient, mais il se développe en étendant ses ramifications vers les nouveaux

groupes mobilisables, prouvant ainsi sa capacité d’adaptation au nouveau contexte

politique marqué par la pluralité des soutiens, ainsi que sa modernité, à l’instar du

clientélisme politique dans les sociétés contemporaines27. Doit-on pour autant

considérer la scène politique locale comme figée, ou déterminée une fois pour toutes

par les jeux factionnalistes qui fondent la culture politique locale ? L’émergence de

nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques politiques, généralement issus du milieu

associatif, laisse au contraire envisager la possible transformation du champ politique

local et de ses modalités de fonctionnement.

Le renouvellement partiel de la sphère et des pratiques politiques locales

L’affirmation des jeunes et des femmes dans le jeu politique local

Parmi les évolutions récentes du champ politique de Yeumbeul, il faut

considérer l’affirmation croissante des jeunes et des femmes. Certes cette implication

de la jeunesse et des femmes sur la scène politique locale n’est pas une nouveauté,

puisque le PS investissait déjà de façon systématique les associations de jeunes et les

groupements féminins, auxquels il était demandé de « participer sans s’opposer28 »,

de militer sans chercher à exercer le pouvoir. Les jeunes et les femmes se sont-ils

pour autant cantonnés à ce rôle de second plan pendant les élections municipales de

2002 ? Manifestement, les « organisations communautaires de base » sont toujours

considérées comme des bases électorales par les politiciens, si l’on en croit les

analyses précédentes. En outre, les jeunes militants de la CAP 21 qui avaient décidé

de former un groupe de pression en mesure de faire élire l’un d’eux à un poste

d’adjoint au maire et pour « jouer un sale tour aux vieux » ont échoué. En effet,

aucun jeune n’a été choisi pour faire partie de la nouvelle direction municipale. Les

aînés semblent donc avoir gardé le monopole du jeu politique local, tandis que les

cadets continuent d’occuper une position périphérique dans le système. Néanmoins

certains groupes paraissent s’être affirmés plus que d’autres. Il en va ainsi du Réseau

27 Voir J.-L. Briquet et F. Sawicki, Le clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, Paris,

PUF, 1998. 28 G. Blundo, op.cit., p. 396.

10

des Femmes de Yeumbeul pour la Citoyenneté (REFYC), membre du COCADY

comme l’AHMYN, qui est sollicité par les politiciens pour faire pression sur les

conseillères municipales :

Gamou N. m’a prié de lui prendre un rendez-vous avec Fatou W. [la

présidente]. Il espère avoir l’appui des femmes élues grâce au soutien du

REFYC. […] Emmanuel B. est passé voir Fatou pour lui demander l’appui du

Réseau. Il pense comme Gamou N. que le Réseau peut orienter le vote des

élues.

« Journal d’Abdou ».

De fait, les membres d’une association de développement comme le COCADY

peuvent se mobiliser pour intercéder auprès des femmes élues au conseil municipal

en faveur de candidats locaux, surtout s’il s’agit de Mohamed K., le président du

COCADY.

Par ailleurs, les militantes du REFYC ont organisé une manifestation à la mairie

de Yeumbeul Nord lors de l’investiture du maire, pour s’assurer qu’une conseillère

municipale soit bien élue parmi les membres du bureau.

Les femmes du REFYC ont fait un sit-in devant la mairie pour exiger un

poste d’adjoint au maire. Après l’élection du maire et de ses deux premiers

adjoints, elles ont menacé d’envahir la salle si le troisième adjoint n’était pas

une femme. Leur revendication fut immédiatement satisfaite.

« Journal d’Abdou ».

L’engagement politique des « courtiers du développement » 29

Si les jeunes et les femmes se sont bien mobilisés lors de ces élections de 2002,

l’élément majeur demeure cependant l’engagement des « courtiers du

développement » sur la scène politique. En effet, de nombreux « entrepreneurs

politiques » de Yeumbeul sont issus du milieu associatif. Certains de ces

« entrepreneurs » issus du milieu associatif font même partie des candidats les plus

en vue. Outre Mohamed K., le président du COCADY qui animera au sein de la CAP

21 une tendance contre le secrétaire général de la section locale du PDS, Bineta G.,

adjointe au maire, a un parcours remarquable : elle a successivement milité dans une

association de la localité, l’Association nationale pour le bien-être de la population

(ANBEP), où elle encadrait les femmes, puis à l’Association des jeunes pour

l’éducation et le développement (AJED), une ONG sénégalaise également installée

29 J.-P. Olivier de Sardan, Thomas Bierschenk, « Les courtiers du développement », Bulletin de

l’APAD, 5, 1993, pp. 71-76, J.-P. Olivier de Sardan, T. Bierschenk et J-P. Chauveau (dir.), Les

courtiers du développement, Paris, Karthala, 2000.

11

dans la banlieue, avant de rejoindre l’ONG Enda Tiers-Monde où elle travaille

aujourd’hui.

Cet essor des « courtiers du développement » s’explique en partie par les

avantages que leur procure la fréquentation des ONG et de l’aide internationale.

D’abord, grâce à l’aide, les « courtiers » disposent de nombreux atouts par rapport

aux autres politiciens. Il peut s’agir de compétences techniques, lesquelles ont

manifestement servi à l’élaboration du programme électoral de la CAP 21:

Le 06/05/02. […] Amadou F. [secrétaire général du PDS] m’a prié de les

aider à préparer une profession de foi. Nous nous sommes réunis le 7 au matin à

l’école Kabuka (Amadou F., Bineta G., Pierre K., Ali C., Alain S. et moi).

Pendant que nous travaillions, Mohamed K. a téléphoné à Amadou pour lui dire

combien il aurait aimé être parmi nous. Amadou a proposé, pour régler le

problème des inondations, de déplacer les habitants des zones inondées et de

transformer ces zones en bassins de rétention d’eau. Tous les autres aspects liés

à l’amélioration du cadre de vie, à la santé, à l’éducation, à l’insécurité, au

désenclavement et à la lutte contre la pauvreté ont été développés par Bineta G.,

Alain S. et moi.

« Journal d’Abdou ».

En outre, les « courtiers » bénéficient grâce à l’aide internationale de ressources

qui renforcent leur crédibilité et leur légitimité de « chefs de lignage» 30. D’ailleurs,

les « entrepreneurs » issus du milieu associatif sont très conscients du rôle des

actions de développement dans la fabrication de leur image de marque. Abdou K.

écrit ainsi au sujet de Mohamed K. qu’ « il n’a pas besoin de dire ce qu’il va faire s’il

est élu : il lui suffit de rappeler ce qu’il a déjà fait en tant que président du

COCADY ». Quant aux autres politiciens, ils n’ont aucune illusion à propos du

caractère soi-disant apolitique des actions engagées par les leaders associatifs.

Fatou W.. a dit aussi [à Olivier Legros] que la plupart des hommes

politiques soupçonnent les femmes leaders des mouvements associatifs de

vouloir se constituer une base politique pour les combattre et prendre le

pouvoir, « ce qui n’est pas le cas » précise-t-elle.

« Journal d’Abdou ».

Grâce à l’aide internationale, les « courtiers » disposent donc des principaux

attributs du notable. Pour cette raison, ils constituent à la fois des rivaux et des

partenaires potentiels pour les politiciens locaux. Mais l’engagement des leaders

associatifs ne signifie pas pour autant une quelconque démarcation vis-à-vis de la

culture politique locale. Au contraire, ils s’inscrivent totalement dans le jeu

30 E. S. Ndione, Le don et le recours. Ressorts de l’économie urbaine, Dakar, Enda-éditions, 1992,

p. 21.

12

factionnel, comme le président du COCADY qui a successivement « transhumé » au

PDS et milité dans la faction dirigée par Amadou F., avant de se désolidariser de ce

dernier pour constituer sa propre faction. De même que les classes d’âge dans la

société Lebu, les associations sont donc un « lieu d’apprentissage des affaires

publiques » 31 et un tremplin pour l’élite politique locale.

Les innovations politiques du mouvement associatif local

Pourtant, c’est bien du milieu associatif que proviennent les dernières

innovations politiques, à l’image du « forum de discussion » organisé pendant la

campagne électorale par le COCADY avec la collaboration de Radio Oxyjeunes, une

radio associative installée à Pikine. Conformément aux orientations du « Programme

de promotion de la citoyenneté » du COCADY, le « forum de discussion » entend

promouvoir la démocratie locale en confrontant les candidats à l’élection municipale

avec les citoyens. Dans les faits, un seul « forum de discussion » s’est tenu dans les

locaux du COCADY le 9 mai 2002. Bien que les trois coalitions en lice aient été

présentes à cette manifestation, celle-ci ne pouvait prétendre à la représentation de

l’ensemble des forces en présence puisque la tendance de Daour D., le président de la

section locale du PDS était absente. Durant ce « forum » qui était public, les

candidats ont exposé leur programme électoral. Selon le « Journal d’Abdou », cette

présentation a été suivie par un débat avec l’assemblée qui a notamment critiqué les

propositions d’action des candidats. Enfin, à l’issue de la manifestation, les candidats

paraissent avoir été pris au mot par l’assemblée et sommés de respecter leurs

engagements.

S’il constitue certainement la première initiative de ce genre dans la localité, le

« forum » du COCADY s’inscrit toutefois dans un processus plus large de

renforcement de la sphère délibérative. Durant la campagne électorale, d’autres

comités de développement local soutenus par l’ONG Enda Tiers-Monde ont mené

des projets similaires dans la région dakaroise. Ces projets ont été conduits dans le

cadre du second volet du programme « Gestion locale plus efficace, démocratique et

responsable des services et ressources dans les zones ciblées » de l’USAID, laquelle

vise à promouvoir la démocratie de proximité. Soutenue par l’organisation Oxfam32,

31G. Balandier et P. Mercier, « Particularisme et évolution. Les pécheurs lébou du Sénégal », Etudes

sénégalaises n° 3, IFAN, Saint Louis, 1952. 32 Selon Oxfam, la démocratie et la reconnaissance des droits de l’homme jouent un rôle majeur dans

la lutte contre la pauvreté (site internet d’Oxfam).

13

la radio Oxyjeunes organise également des séances de public hearing dans la

banlieue de Dakar. Ces séances servent à la préparation d’une émission qui se

déroule le soir même au siège de la radio. Pendant cette émission, les élus répondent

aux questions des auditeurs au sujet des actions engagées depuis le début de leur

mandat. Plus que la séance de public hearing organisée dans les locaux de la

municipalité, c’est donc la radio qui constitue dans ce cas le principal espace de

débat public.

Manifestement, les associations locales et la radio Oxyjeunes ont été influencées

par les radios privées33. En effet, lors des élections présidentielles de 2000, ces

dernières ont monté de nombreuses émissions de débat telles que « Février 2000 »,

« Xel-Xelli » ou « Face au Public ». D’après les auteurs d’une étude sur le rôle des

médias dans les processus électoraux au Sénégal34, ces émissions remplissaient trois

fonctions. Outils d’information pour un public très nombreux selon les sondages35,

elles constituaient également une tribune pour les politiciens. Enfin, elles pouvaient

être assimilées à des espaces de débat public car elles permettaient « aux journalistes

de dialoguer avec les candidats, des membres de la société, des leaders d’opinion,

des auditeurs, mais aussi d’effectuer des reportages en direct et d’instaurer un

dialogue direct entre la base et les dirigeants »36. Bien que l’aide internationale ait

largement soutenu, ne serait-ce que sur le plan financier, les initiatives des

associations et des radios de la banlieue, il est donc fort probable que les radios

privées ont représenté une source d’inspiration de premier ordre pour les acteurs

locaux.

L’instauration de nouveaux modes de gestion publique sous l’égide de l’aide

internationale

L’engagement des acteurs associatifs lors de la campagne électorale de 2002

invite en dernier lieu à s’interroger sur les modes actuels de gestion publique et

d’allocation des ressources. A cette fin, on peut changer de focale en examinant, non

plus les formes de compétition politique, mais les projets de développement et de

33 Les principales radios privées sénégalaises sont Walfadjiri FM et Sud FM. 34Institut Panos, Médias et élections au Sénégal. La presse et les nouvelles technologies de

l’information dans le processus électoral, Dakar, 2001. 35 Selon un sondage réalisé par l’agence sénégalaise BDA sur l’ « impact des médias sur la formation

de l’opinion lors des élections présidentielles de février 2000, 24,5 % des auditeurs suivaient

l’émission Xel Xelli proposée par Sud FM. Une autre émission de débat proposée par Walfadjiri FM

mobilisait même 35,6 % de l’audimat (Institut Panos, op.cit.). 36 Insitut Panos, op.cit. p. 45.

14

lutte contre la pauvreté engagés par l’aide internationale. Manifestement ces projets

ont suscité l’ouverture d’une autre « arène de confrontation et de négociation »37 à

l’intérieur de laquelle ce ne sont plus les factions qui s’affrontent, mais les élus et les

représentants d’associations.

Les conflits suscités par la mise en œuvre du PADELU38

Initié en 2001 par le ministère de l’Economie et du Développement avec le

concours du Fonds européen de développement, le PADELU est un programme

d’appui à la décentralisation et de lutte contre la pauvreté en milieu urbain. D’un coût

total de six milliards de Fcfa et d’une durée de quatre ans, le PADELU finance des

projets d’équipement (eau potable, assainissement, équipements collectifs) et d’appui

aux opérateurs de micro-entreprises (formulation de projets, aide à l’innovation), en

même temps qu’il prévoit des actions d’accompagnement (concertation, publicité).

Etant donné la modestie des ressources municipales, le PADELU constitue donc un

enjeu de premier ordre pour les acteurs locaux. Mais pour bénéficier d’un

financement du PADELU ces derniers doivent respecter certaines conditions. Ils

doivent en particulier avoir mis en place un cadre de concertation réunissant les élus,

les services déconcentrés de l’Etat et la « société civile », comme l’indique l’article 1

du projet de convention-cadre entre le PADELU et les collectivités bénéficiaires :

La commune est responsable de la phase « Identification et Elaboration des

projets », à laquelle les populations à travers les organisations communautaires

de base (OCB) participent pleinement selon un processus participatif.

L’existence d’un cadre de concertation est une condition sine qua non pour

l’agrément des projets par le programme.

Le cadre de concertation doit être un espace d’échanges et de réflexions

entre les élus, la société civile et les services déconcentrés de l’Etat, pour définir

les projets prioritaires de développement de la commune.

La commune mettra toute la diligence requise pour que les projets soumis

au financement du PADELU fassent au préalable l’objet d’une délibération du

conseil municipal.

A Yeumbeul Nord, c’est justement la mise en place de ce cadre de concertation

qui pose problème : d’un côté, la commune refuse de considérer le COCADY

comme cadre de concertation bien que le Collectif ait rempli cette tâche au début du

projet ; de l’autre, les responsables du COCADY n’envisagent aucunement de

participer au nouveau cadre de concertation institué par la commune. Les élus

37 G. Blundo, op.cit, p. 110. 38 Programme d’appui au développement local urbain.

15

justifient leur position de la façon suivante39. D’abord, toutes les associations de la

localité ne sont pas membres du collectif. En outre, le COCADY serait mal vu par

plusieurs associations. Les élus soulignent par ailleurs l’engagement politique des

responsables du COCADY, à juste titre puisque l’ancien président s’est porté

candidat à la fonction de maire lors des dernières élections. Ce que les élus

reprochent donc surtout au COCADY, c’est de constituer un tremplin pour les

politiciens issus du milieu associatif.

Les critiques des membres du COCADY à l’encontre des élus sont tout aussi

virulentes. Ils considèrent que le cadre de concertation mis en place par la nouvelle

direction municipale est un « conseil municipal bis », placé sous la tutelle du maire.

Pour certains militants, ce cadre de concertation serait même un « stratagème » du

premier magistrat de la commune pour avoir la mainmise sur le financement du

PADELU. Les autres critiques ont trait aux actions engagées par l’équipe

municipale. Ainsi la fédération communale des femmes de Yeumbeul Nord mise sur

pied en 2003 constituerait un instrument de contrôle politique et d’enrôlement car,

pour bénéficier d’un appui de la municipalité, les femmes devraient d’abord faire

preuve de leur loyauté envers les nouveaux dirigeants en adhérant à cette fédération.

A la mi-août 2003, plusieurs initiatives avaient été engagées pour trouver un

compromis. Le directeur du cabinet du maire était passé dans les locaux du

COCADY pour inviter les responsables à assister à la finale de la « coupe du

maire », une compétition de football organisée par la commune d’arrondissement.

Par ailleurs, des journalistes de Radio Oxyjeunes voulaient organiser une nouvelle

confrontation entre les élus et les habitants. D’autres envisageaient enfin de recourir

à un médiateur. Déjà, le préfet avait été interpellé dans ce sens mais en vain. Un

délégué de quartier, le président de l’ANBEP et les militantes du REFYC avaient

également proposé leurs services. Lors d’un entretien, ces dernières évoquaient la

possibilité de faire pression sur la femme du maire. Bien qu’elle concerne des

affaires publiques, la résolution du conflit a donc pris une tournure personnelle,

marquée par le recours à des intermédiaires et par la recherche d’un compromis dont

l’enjeu serait, d’après les militantes du REFYC, le retour à une sorte d’harmonie ou

de bonne entente entre l’équipe municipale et les responsables du COCADY.

39 Entretiens réalisés au siège de la commune d’arrondissement de Yeumbeul Nord pendant l’été

2003.

16

En contrepoint, les conflits liés à la mise en œuvre du PDSQ40

Initié en 1997 par l’UNESCO en partenariat avec Enda Ecopop, une équipe de

l’ONG Enda Tiers-Monde, le PDSQ visait, comme le PADELU, l’instauration d’une

gestion participative et démocratique de la ville. Etant donné qu’il prévoyait des

actions concrètes telles que la construction de puisards destinés à l’évacuation des

eaux usées, l’implantation de bornes-fontaines et des projets de micro-crédit, le

PDSQ constituait lui aussi un enjeu pour les acteurs locaux.

Dès son montage en 1996, le PDSQ a suscité des tensions entre des réseaux

d’appartenance ethnique organisés en associations. Ces réseaux cherchaient à

accaparer le projet, selon l’un des responsables :

On avait organisé des consultations publiques pour présenter notre

programme. C’est à cette occasion qu’on a établi un contact étroit avec

l’ANBEP. Mais très rapidement, on s’est rendu compte du fait que l’ANBEP

n’était qu’un élément d’un tissu social plus complexe. En fait, les membres de

l’ANBEP sont en majorité Pular, alors qu’il y a d’autres ethnies à Yeumbeul :

les Lebu, etc. On a tout de suite senti des tensions. Des gens nous ont demandé :

« Pourquoi aide-t-on ces gens en particulier, alors qu’il y en a d’autres ? » Cela

nous a amené très rapidement à penser qu’il fallait élargir notre action.

Un responsable du PDSQ, à son bureau, janvier 2000.

Après la création des communes d’arrondissement par les lois de

décentralisation de 1996, les conflits entre associations ont cédé la place à une

nouvelle arène opposant les élus et les responsables d’associations. Les nouveaux

représentants de la population voulaient en effet être impliqués dans le projet. Ils

refusaient d’ailleurs toute intervention extérieure sur le territoire communal sans leur

autorisation préalable, comme l’indique nettement cette déclaration d’un ancien

conseiller municipal de Yeumbeul Nord à propos des interventions d’Enda Tiers-

Monde :

[…] Enda a voulu dicter sa loi à la commune. Le maire a dit « Niet ». Ce

sont des partenaires, nous devons discuter ensemble, nous devons trouver des

solutions ensemble. Mais un seul partenaire trouve des solutions et vous les

impose. Le maire a refusé […]. Au début, Enda s’adressait directement à la

population. Le maire a interpellé l’ONG pour leur demander de venir à la

commune et de discuter avant d’aller vers la population. Maintenant que Enda a

décidé de faire comme ça, il n’y a plus de problèmes entre Enda et le maire, la

commune plutôt, parce que la commune, c’est l’ensemble du conseil

[municipal], ce n’est pas le maire tout seul.

40 Projet de développement social de quartier. Ce projet s’inscrit dans le Programme de la Gestion des

transformations sociales (Management of Social Transformations – MOST, 1996-2001) du Secteur

des sciences humaines et sociales de l’Unesco. Mis en place dans le cadre du suivi de la Conférence

Habitat II (Istanbul, 1996), le programme s’appuie sur deux projets pilotes : Yeumbeul et Malika, dans

la banlieue de Dakar, et Jalousie, à Port-au-Prince (Haïti).

17

Un conseiller municipal de Yeumbeul Nord à son domicile, automne 1999.

A l’inverse, les militants associatifs dénoncaient les objectifs partisans et

électoralistes des élus municipaux. Au début de l’année 1999, le projet pilote de

l’UNESCO était donc dans l’impasse : les associations restaient campées sur des

positions communautaires, tandis que les élus, dont la légitimité était contestée par

les militants associatifs, avaient du mal à s’imposer comme des acteurs de premier

plan dans l’action de développement. Quant à l’ONG, elle a été violemment prise à

partie par les uns et par les autres. Certains l’ont même accusé même de détourner le

projet au profit de clientèles politiques. Un nouveau dispositif organisationnel a donc

été mis en place à la fin de l’année 1999.

Ce dispositif, qui s’articulait autour des conseils de zone41 et de deux structures

de pilotage, le comité de développement municipal et le comité d’orientation et de

suivi du projet, devait permettre d’instituer la gouvernance comme mode de gestion

du PDSQ et d’élargir le cercle des bénéficiaires tout en atténuant les conflits. Dans

les faits, il a peu fonctionné, comme l’a prouvé la faible implication des acteurs

locaux dans les structures de gestion et de suivi. Les conseils de zone se sont peu

réunis, indiquant par là même l’intérêt limité des acteurs locaux pour ce que l’on peut

appeler la « gouvernance de quartier ». En outre, les dissensions entre acteurs locaux

à propos de l’utilisation des équipements collectifs procurés par le PDSQ ont été

nombreuses. Dans ce contexte difficile, la gestion de ces équipements a

principalement relevé de l’ONG, car c’est elle qui paraissait la plus à même d’assurer

les fonctions d’arbitre et de médiateur au sein de l’arène suscitée par la mise en

œuvre du projet42.

Pour peu qu’on les compare, les conflits liés à l’exécution du PADELU et du

PDSQ montrent des enjeux et des logiques d’acteurs similaires. Dans les deux cas,

l’accès à la « rente du développement » est l’élément majeur du conflit entre

associations et communes, lesquelles refusent l’idée du partage ou, en tout cas,

cherchent à prendre le contrôle du projet qui représente à la fois une manne

financière providentielle dans un contexte de pénurie et la principale ressource de

41 Composés des « personnes-ressources » du quartier (autorités civiles et religieuses, représentants

d’associations, bénévoles), les conseils de zone sont chargés du suivi du projet au sein des quartiers

constituant la zone. 42 C. Baxerres, Etude d’un système d’acteurs local autour d’un enjeu majeur : la mise en place d’un

centre polyvalent à vocation intercommunautaire. Communes d’arrondissement de Yeumbeul Sud,

18

l’action publique aujourd’hui. Dans cet affrontement, les acteurs opposent deux

fondements de la légitimité politique : aux élus, la démocratie représentative qui fait

qu’ils sont les seuls interlocuteurs valables au sein du territoire municipal, et qu’ils

doivent, à ce titre, superviser l’ensemble des actions publiques qui y sont menées;

aux associations, la démocratie participative qui fait qu’elles peuvent se considérer

comme des représentants légitimes de la population. Plus fondamentalement peut-

être, l’examen des conflits liés au PADELU et au PDSQ témoigne de l’évolution

récente des modes de gestion publique à Yeumbeul. Longtemps déterminée par le

positionnement des politiciens locaux au sein des réseaux partisans, qui constituaient

le principal canal de distribution de la « rente de l’Etat », à Yeumbeul comme dans le

reste de la banlieue, l’allocation des ressources dépend désormais de l’aptitude des

acteurs locaux à s’organiser pour drainer les financements extérieurs. A l’évidence,

cette évolution favorise les associations qui se sont substituées aux cellules de base

du parti au pouvoir comme structures d’intermédiation sociale et de captation des

ressources extérieures. Toujours d’après la comparaison des conflits liés au

PADELU et au PDSQ, cette nouvelle configuration de pouvoir dépend largement du

cadre référentiel fixé par les institutions de développement pour lesquelles la

participation fait désormais partie des principes d’intervention. En dernier ressort, il

se peut donc que les nouveaux modes de gestion publique observés à Yeumbeul

dépendent davantage de l’aide internationale et des ONG que des acteurs locaux.

***

Selon les analyses précédentes, Yeumbeul ne connaît ni « confessionnalisation

de l’espace public », ni « revillagisation de la ville » : les communautés religieuses

ne se sont pas manifestées pendant la campagne électorale ; quant aux réseaux

d’appartenance ethnique, ils n’ont constitué qu’une ressource parmi d’autres dans le

jeu politique. En revanche, on ne peut que souligner la place du factionnalisme qui

demeure la forme majeure de la compétition politique. Néanmoins, le « Journal

d’Abdou » comme les enquêtes réalisées à Yeumbeul en 2002 et 2003 montrent bien

l’émergence de nouvelles formes d’engagement de la part d’acteurs collectifs comme

les radios associatives et les associations de quartier qui veulent jouer un rôle

d’animateur de la scène politique locale et de médiateur entre les élus et les habitants

des quartiers populaires. Certes, leurs initiatives n’ont qu’un impact limité si, comme

Yeumbeul Nord et Malika, Mairie de la ville de Pikine, Région du Cap-Vert, Sénégal, Dakar, Enda

19

le « forum de discussion » organisé à Yeumbeul pendant la campagne, elles se

situent en marge du jeu factionnel local. Mais elles indiquent néanmoins la possible

repolitisation de l’électorat urbain et en particulier celle des « cadets », que le

système factionnel a relégués au second plan. Enfin, l’analyse des évolutions

politiques amène à souligner le rôle de l’aide internationale dans la structuration du

champ politique local. En imposant les associations parmi ses partenaires locaux, elle

aide à l’émergence de contrepouvoirs potentiels. Mais elle participe aussi au

maintien de l’ordre établi. En effet, pourvoyeuse de biens matériels, elle conforte,

dans bien des cas, des logiques de reproduction sociale et politique fondées sur la

captation et sur le courtage. De plus, en appuyant les initiatives de développement du

milieu associatif, elle contribue à l’intégration politique de la jeunesse urbaine et

contestataire43. Pour celle-ci en effet, les actions de développement local et de lutte

contre la pauvreté constituent à la fois une opportunité économique, un mode de

socialisation et un moyen d’expression politique. A défaut d’avoir instauré la

« bonne gouvernance » dans les quartiers populaires de la banlieue dakaroise, l’aide

internationale a donc très probablement constitué un facteur de régulation sociale

assez efficace dans un contexte marqué par la dévaluation du franc CFA (1994) et

par l’aggravation de la pauvreté urbaine.

Olivier Legros, Université de Tours, CITERES-EMAM

Tiers-Monde, Programme Ecopop, 2001. 43 M.-C. Diop, M. Diouf, op.cit.