les tendances du jeu politique à yeumbeul (banlieue dakaroise) depuis l’ « alternance »
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Paru dans Politique africaine n° 96, déc. 2004, « Sénégal 2000-2004, l’alternance
et ses contradictions » (coord. Tarik Dahou et Vincent Foucher) déc. 2004, pp. 59-
77.
Les tendances du jeu politique à Yeumbeul (banlieue dakaroise)
depuis l’ « alternance »
Cet article analyse les tendances du jeu politique à Yeumbeul Nord,
dans la banlieue Est de Dakar depuis la victoire d’A. Wade aux
élections présidentielles de 2000. Manifestement, le factionnalisme
reste la forme dominante de la compétition politique. Mais il faut
aussi tenir compte du renouvellement partiel des acteurs et des
pratiques politiques sous l’influence du milieu associatif local. Enfin,
l’évolution des modes de gestion publique et d’allocation des
ressources est incontestable. Elle dépend davantage de l’aide
internationale et des ONG que des acteurs locaux.
A Yeumbeul Nord, dans la banlieue Est de Dakar, la scène politique a longtemps
été déterminée par les antagonismes familiaux internes à l’ethnie autochtone : les
Lebu. Liés au « contrôle politique et foncier» 1 des quartiers non réglementaires2 qui
se sont développés à la périphérie de l’ancien village Lebu, les clivages locaux se
traduisaient à Yeumbeul par l’affrontement entre deux factions du PS, alors au
pouvoir : la tendance « A », dirigée par Moustapha D.3, fils d’un grand dignitaire
Lebu et cadre local du PS, et la tendance « B », dirigée par Cheikh K., lui aussi
membre de l’élite coutumière et cadre du Parti. Outre les familles Lebu, ces groupes
politiques intégraient les néo-citadins selon le schéma clientéliste habituel : en
échange d’un soutien apporté aux politiciens, les néo-citadins réclamaient les
équipements de base (eau, électricité) et la sécurité foncière. Enfin, les factions PS de
Yeumbeul faisaient partie de réseaux partisans étendus qui, en articulant les néo-
citadins, l’élite coutumière locale et les classes dirigeantes, autorisaient la « greffe de
l’Etat »4 dans les quartiers.
Mais depuis bientôt une décennie, les cadres institutionnel et politique du
Sénégal se sont profondément modifiés. Dans les grandes villes, la réforme des
1 G. Salem, La santé dans la ville. Géographie d’un petit espace dense : Pikine (Sénégal), Paris
Karthala, 1998, p. 278. 2 Construits sans autorisation officielle. 3 Pour préserver l’anonymat des personnes, des pseudonymes sont employés dans cet article, sauf en
ce qui concerne les personnalités de rang national. 4 J.-F. Bayart (dir.), La greffe de l’Etat. Les trajectoires du politique, 2, Paris, Karthala, 1996.
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collectivités locales de 19965 a abouti à la création de nouvelles assemblées élues :
les communes d’arrondissement. Très présente à l’échelle locale dans le cadre de la
lutte contre la pauvreté, l’aide internationale a transformé les modes d’action
publique en appliquant trois principes inhérents à l’idéologie du développement en
vigueur : la participation populaire, la « bonne gouvernance » et la
contractualisation6. Enfin, la victoire aux élections présidentielles de 2000 du
candidat libéral, Abdoulaye Wade, devant le président socialiste sortant, Abdou
Diouf,7 a témoigné de la démocratisation effective du système politique national en
même temps qu’elle a montré aux yeux de tous que l’alternance politique était
possible par la voie des urnes.
Assurément, ces évolutions amènent à s’interroger sur les tendances actuelles du
jeu politique à Yeumbeul. Il s’agit notamment de savoir si les nouveaux cadres
institutionnel et politique ont remis en question le système factionnaliste8 en vigueur,
éventuellement dans le sens d’une « confessionnalisation de l’espace public »,
comme à Ouagadougou9, ou encore d’une « revillagisation de la ville », comme à
Abidjan10. A moins que l’alternance n’ait favorisé un renforcement de la démocratie
locale en promouvant de nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques politiques.
Le présent article s’appuie sur une série d’entretiens avec des acteurs politiques
et associatifs locaux réalisées dans le cadre du PRUD11 en 2002 et en 2003. Ces
entretiens portaient notamment sur les pratiques de compétition politique lors des
élections municipales de 2002 et sur les modalités de l’action publique au lendemain
des élections. Une autre source est constituée par un journal, rédigé pendant la
campagne électorale 2002 par Abdou K., un militant associatif de Yeumbeul recruté
comme enquêteur par le PRUD. Dans ce journal, désormais nommé « Journal
5 Loi n° 96-06 du 22 mars 1996. 6 L’Afrique subsaharienne : de la crise à la croissance durable, Rapport de la Banque mondiale,
Washington, 1989. 7 A. Wade l’emporte au second tour avec 58,49 % des voix, contre 41,51 pour le président sortant (Le
Soleil, 21 mars 2000). 8 La définition du factionnalisme retenue ici est celle de T. Dahou, à savoir : « un système
d’opposition dual dans lequel les ressources circulent au sein d’une clique au détriment d’une autre,
clique intégrée selon les mécanismes de l’alliance parentale et politique, (T. Dahou, « Entre
engagement et allégeance. Historicisation du politique au Sénégal », Cahiers, d’Etudes africaines,
167, XLII-3, 2002, p. 501). 9 R. Otayek, cité par E. Le Bris, « La construction municipale en Afrique. La laborieuse gestation d’un
nouvel espace public », Politique africaine, n° 74, p. 10. 10 F. Leimdorfer, cité par E. Le Bris, art. cit., p. 10.
3
d’Abdou » dont de nombreux extraits sont reproduits ici, Abdou K. a consigné ses
observations sur les pratiques des politiciens en campagne. Il a également noté ses
propres commentaires sur la vie politique locale.
D’emblée, on peut souligner la complexification du jeu politique à Yeumbeul
ces dernières années. Cela se traduit de trois manières : le maintien du factionnalisme
comme forme de compétition dominante durant les élections ; le renouvellement
partiel des acteurs et des pratiques politiques sous l’influence du milieu associatif
local ; et l’évolution des modes de gestion publique, laquelle dépend davantage de
l’aide internationale et des ONG que des acteurs locaux.
L’actualité du factionnalisme
Une campagne dominée par l’affrontement entre les factions
Les élections municipales de 2002 mettent aux prises trois coalitions de partis
formées à l’échelle nationale (voir tableau ci-dessous) : la CAP 21, qui regroupe
notamment le PDS aujourd’hui au pouvoir, et deux formations d’obédience
communiste (LDMPT, AJ/PADS) ; le CPC, formé par les différentes formations
socialistes, dont le PS ; et le MCR. A l’échelle locale comme à l’échelle nationale,
l’ « avènement du multipartisme intégral »12 ne fait donc aucun doute. Il exprime la
possibilité d’une ouverture du jeu politique et celle d’un renforcement de la sphère
délibérative.
Les trois coalitions de partis engagées dans la campagne électorale 2002 à Yeumbeul Nord
CAP 21 Coalition autour du président de la
République pour le 21ème siècle
CPC
Cadre permanent de
concertation
MCR
Mouvement pour la
citoyenneté et la République
PDS : Parti démocratique sénégalais
LD / MPT : Ligue démocratique /
Mouvement pour le parti du Travail
AJ / PADS : And Jef (Agir
ensemble) / Parti africain pour la
démocratie et le socialisme
UDS/R : Union démocratique
sénégalaise/rénovation
UJTL : Union des jeunesses
travaillistes et libérales
PDS/R : Parti démocratique
sénégalais/rénovation
PS : Parti socialiste
AFP : Alliance des forces du
progrès
URD : Union pour le
renouveau démocratique
PSD / Jant Bi : Parti social
démocrate/ « Le Soleil »
PR : Parti de la Renaissance
PARENA : Parti de la
Renaissance Africaine
11 Programme de recherches urbaines pour le développement. J’étais membre de l’équipe n° 27
(direction : E. Le Bris, Dir. de recherches à l’Institut de recherche pour le développement), qui étudiait
les effets des modèles de décentralisation sur la gestion des villes en Afrique et au Moyen-Orient. 12 M.-C.Diop, M. Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et société, Paris, Karthala, 1990, p. 206.
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Dans les faits cependant, l’affrontement entre les factions du parti au pouvoir
prend le pas sur la compétition entre les coalitions. A Yeumbeul Nord, ce sont ainsi
deux grandes tendances qui s’affrontent au sein de la coalition qui emportera
finalement la victoire13 : la CAP 21. Elles sont respectivement dirigées par Daour D.,
le président de la section locale du PDS et par Amadou F., le secrétaire général de
cette section et futur maire. Dès le démarrage de la campagne, la concurrence entre
les deux chefs de tendance est très vive. La rumeur indique par exemple à propos de
Daour D. qu’il aurait « bluffé » en se présentant comme tête de liste de la CAP 21
sans avoir été ni investi par les militants de base, ni désigné par la direction de la
coalition. En outre, il chercherait à inscrire ses proches sur les listes électorales pour
s’assurer du leadership au sein de la CAP 21. Amadou F. n’est pas en reste : il inscrit
également les siens sur les listes électorales, cherche à s’assurer des appuis parmi les
personnalités locales, tel le maire sortant, tout en recourant à la médisance et à la
propagation des rumeurs14 pour déstabiliser Daour D., son rival.
A l’inverse, les situations d’affrontement entre les coalitions sont inexistantes. Il
faut attendre le lendemain de l’élection du conseil municipal, pour que les
négociations entre les chefs de file de la coalition victorieuse et les conseillers de
l’opposition débutent vraiment. L’affrontement entre factions constitue donc
l’élément central du système politique local, tandis que la faction demeure l’ « unité
de base de la compétition politique »15.
Processus schismatiques
L’actualité du factionnalisme se traduit également à Yeumbeul par le maintien
de « processus schismatiques »16. En effet, au lendemain de l’élection du conseil
municipal, les candidatures se multiplient au sein de la CAP 21 et, plus précisément,
du PDS. Ainsi, ce ne sont plus deux chefs de faction qui s’affrontent, mais cinq, avec
13 La CAP 21 emporte quarante sièges de conseillers sur cinquante. Dans la région de Dakar, toutes
les communes d’arrondissement sont passées à la CAP 21, à l’exception de Yof, restée dans le giron
du PS, de Ngor et de Gorée, conquises par le rassemblement des écologistes du Sénégal. Un autre fait
marquant lors de de ces élections est l’abstentionnisme (42 % à Yeumbeul). 14 Selon G. Blundo, « une grande partie de la compétition entre factions se joue sur la médisance, sur
la propagation des rumeurs, avec ou sans fondement […] » (G. Blundo, Elus locaux, associations
paysannes et courtiers du développement au Sénégal. Une anthropologie politique de la
décenralisation dans le sud-est du bassin arachidier (1974-1995), Thèse de doctorat, Fac. des
sciences sociales et politiques de Lausanne, 1998, p. 31). 15 G. Blundo, op. cit. , p. 58.
5
l’entrée dans la compétition de trois nouveaux candidats au lendemain de l’élection
du conseil municipal :
Le 15/05/03. La nouvelle a fait le tour du village comme une traînée de
poudre : Daour D. et Laurent S. se sont battus chez Ali N. ! Du coup, la
tendance de Daour D. a éclaté et trois candidats ont pris position : Daour D.,
Laurent S. et Emmanuel B.. Du coté de la tendance de Amadou F., la situation
n’est guère meilleure : Mohamed K. et Ali D. se sont démarqués. Mohamed K.
reproche à Amadou F. sa mauvaise gestion des fonds de la campagne. Il dit
avoir constaté des dépenses sans objet. En réalité, Mohamed savait depuis
longtemps qu’il serait candidat à la mairie : il me l’a avoué il y a quelques mois,
alors que nous allions tous les deux voir Ali D. pour lui demander l’autorisation
de prélever du sable dans l’enceinte du centre émetteur de l’ASECNA, afin de
remblayer des zones inondées. Déjà à cette époque, il disait qu’il allait attendre
le dernier moment pour poser sa candidature. Il n’avait d’ailleurs pas le choix,
parce que si les autres (Amadou F. et Daour D.) avaient soupçonné ses
intentions, il n’aurait jamais été investi par la CAP 21.
« Journal d’Abdou ».
Les schismes doivent donc être considérés comme des éléments déterminants de
la culture politique locale, même s’ils n’ont pas l’ampleur des mouvements de
« transhumance » vers le nouveau parti au pouvoir, engagés la veille ou le lendemain
des élections présidentielles, mouvements dont la presse nationale s’était d’ailleurs
volontiers fait l’écho17.
Enfin, comme toute crise politique, les schismes ont leur issue, marquée
généralement par la passation de nouvelles alliances. Dans ce but, les politiciens
locaux mobilisent parents et amis :
Le 28/05/02. Ce soir, Mohamed K. est passé me chercher pour que je l’aide
à convaincre un conseiller membre du groupe de Abdou D. d’intercéder en sa
faveur auprès d’Abdou car le petit frère de ce conseiller est un de mes amis.
Pendant que nous discutions avec l’intéressé, Daour D. a fait appeler Mohamed
K... par son jeune frère Djibril, qui est, lui aussi, conseiller. Il lui a demandé de
passer le voir d’urgence. Nous y sommes allés ensemble. Daour D. a tourné
autour du pot pendant prés de trente minutes pour, finalement, demander à
Mohamed de retirer sa candidature et de le soutenir. Daour D. a dit avoir
récupéré des partisans de Emmanuel B. Il a aussi affirmé s’être réconcilié avec
Laurent S., dont il dit avoir obtenu le soutien.
« Journal d’Abdou ».
16 G. Blundo, op. cit., p. 83. 17 Ainsi le ralliement au PS et au président Diouf du principal représentant PDS à Yeumbeul avait-il
fait la « une » du quotidien Le Soleil qui titrait, le 14 avril 1999 : « Le PDS démantelé à Yeumbeul.
Mamadou Diop [maire de Dakar et secrétaire de l’Union régionale du PS] fait rallier plus de 3000
militants au PS » (Le Soleil, 14 avril 1999, p. 1). Selon la presse, l’événement avait pris une tournure
impressionnante, puisque c’étaient « des centaines d’élus, de conseillers municipaux, de responsables
et de militants qui [avaient] rencontré, dans la salle de délibération de la mairie de Dakar,
M. Mamadou Diop, pour marquer leur nouvelle adhésion au PS » (ibid., p. 1).
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En même temps, ils utilisent différents registres. On pense évidemment à l’achat
des voix, une pratique fréquemment dénoncée par les habitants, même si Abdou K.
estime en dernier lieu que, « pour une fois, l’argent n’a pas joué un rôle décisif dans
le choix du maire ». Mais l’alliance engage aussi la pitié et la compassion, toujours
selon Abdou K. qui écrit, à propos de Amadou F., qu’ « au bord des larmes, il
[Amadou F.] aurait supplié [son rival, Mohamed K.], quelque soit le grief qu’il avait
contre lui, de lui pardonner et de consentir à soutenir sa candidature ». Le respect de
la parole donnée semble également avoir son importance, illustré par l’attitude cet
« entrepreneur politique » qui, au lendemain de l’élection du conseil municipal,
paraît vouloir éviter les rencontres afin de ne pas prendre parti. Bref, comme l’écrit
T. Dahou à propos du système factionnel, « la circulation des ressources ne saurait
expliquer à elle seule les alliances politiques et leur évolution »18. Il faut aussi
considérer la parenté, l’affection et l’honneur.
L’enchâssement des factions dans les réseaux politiques
Conformément au schéma hérité de la période socialiste, les nouvelles factions
constituent un « point de rencontre entre les systèmes politiques locaux et les
systèmes partisans issus des formations étatiques »19. De prime abord, le localisme
paraît pourtant l’emporter sur les enjeux nationaux, puisque les listes électorales sont
déterminées localement. En outre les discours de campagne privilégient la critique de
l’équipe municipale sortante :
Le 30/04/02. […] Désormais la campagne bat son plein. Forts de leurs
position, les militants de la CAP 21 sont les plus bruyants. Certains reprochent à
Cheikh K. [le maire sortant] de ne pas habiter Yeumbeul et que la maison dans
laquelle il a logé sa première épouse n’est qu’un faire-valoir. D’autres disent
qu’il n’a rien fait pour la localité et qu’il a plutôt travaillé pour ses poches et
pour sa famille. »
« Journal d’Abdou ».
Mais, malgré leur apparente autonomie, les factions s’articulent aux réseaux
politiques qui les englobent. Les liens sont même étroits. Selon Abdou K. qui
rapporte la rumeur, Daour D. serait un « ancien ‘‘calot bleu’’20 d’Idrissa Seck qui lui
a trouvé un emploi au ministère du Commerce quand il était en charge de ce
portefeuille, sous le régime du parti socialiste ». Daour D. figurerait donc parmi les
« protégés » de l’ancien numéro 2 du PDS, ce qui lui vaut d’ailleurs des accusations
18 T. Dahou, art. cit., p. 513. 19 T. Dahou, art. cit., p. 502.
7
de « parachutage » de la part de ses adversaires. Il peut également s’agir de liens de
nature institutionnelle, comme dans le cas du secrétaire général de l’UDS/R qui,
parce qu’il siège à la « conférence des leaders » de la CAP 21, a « la primeur de
l’information », d’après Abdou K. Dans le jeu local, l’accès au pouvoir central
demeure donc une ressource de premier ordre.
En outre, les instances directionnelles de l’Etat et du parti ont une fonction
d’arbitrage des conflits locaux, ce qui révèle, une fois de plus, la similitude du
système politique actuel avec celui en vigueur avant l’alternance. Pendant la période
socialiste en effet, l’intervention du chef de l’Etat dans le règlement d’affaires locales
comme la désignation du candidat officiel du PS21, ou le contrôle d’une borne-
fontaine22, était fréquente. Une division chargée de la gestion des conflits avait même
été créée dans les années 1980 au sein de la direction centrale du parti23. Cette
division fut d’ailleurs largement sollicitée par les factions, si l’on en croit les
nombreuses plaintes des cellules de base de la banlieue dakaroise24.
La refonte des structures factionnelles
En dernier lieu, les factions ont été recomposées en fonction des soutiens
mobilisables au lendemain de l’alternance. Désormais dirigées par des néo-citadins,
ce qui indique une probable perte d’influence de l’élite politique Lebu, elles ont
intégré les militants et les cadres du PS. En effet, ces derniers ont, selon l’expression
sénégalaise, « transhumé » vers le nouveau parti au pouvoir. La « transhumance » est
un phénomène collectif. En effet, quelques mois après les élections présidentielles de
2000, la presse nationale rapportait que les militants socialistes de Pikine, la
principale agglomération de la banlieue dakaroise, avaient suivi leur leader, Demba
Seck, dans sa « transhumance » vers le PDS : « Les Jeunesses socialistes de Pikine
suivent Demba Seck », « Demba Seck débauche au PS », pouvait-t-on lire dans les
éditions du Soleil en date du 27 juillet et du 6 août 2000. Preuve incontestable de la
défaite du PS, la « transhumance » a donc permis aux nouvelles classes dirigeantes
20 Garde du corps. 21 G. Blundo, op. cit. 22 G. Salem, op. cit. 23 M.-C. Diop, M. Diouf, op.cit. 24 O. Legros, Le gouvernement des quartiers populaires. Production de l’espace et régulation
politique dans les quartiers non réglementaires de Dakar (Sénégal) et de Tunis (Tunisie), Thèse de
doctorat, Université de Tours, 2003.
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d’assurer leur ancrage au sein des quartiers populaires de la banlieue, tout en
autorisant les militants socialistes à poursuivre leur carrière au sein du parti libéral.
Les nouvelles factions intègrent également les réseaux d’appartenance définis
par la parenté et par l’ethnicité. Sur ce point, ce sont encore les rumeurs, rapportées
dans le « Journal d’Abdou » qui sont les plus instructives : Membre de l’ethnie
Diola, Daour D. se serait ainsi « arrangé pour mettre le maximum de Diola sur les
listes de la CAP 21» ; Abdou D., le secrétaire de l’UJTL serait la « tête de file du
clan Lebu », quant à Gamou N., l’un des deux principaux leaders de l’opposition, il
« bénéficie[rait] du soutien sans faille des ressortissants du Djolof de Darou Salam,
quartier dont il est le délégué ». En revanche les communautés religieuses ne
paraissent pas s’être mobilisées lors des élections municipales de 2002. A Yeumbeul
Nord, ces communautés auraient donc moins d’influence sur le jeu politique qu’au
sein des « cités cultuelles »25 que sont Touba, capitale de la confrérie mouride, ou
encore Yof et Cambérène, principaux territoires de la confrérie Layenne dans la
région dakaroise.
Enfin, les politiciens peuvent, toujours dans le but d’élargir leur base électorale,
chercher à mobiliser d’autres groupes, plus récents, tels que les associations de
développement ou les « organisations communautaires de base », généralement liées
à l’aide internationale et aux ONG. Dans son journal, Abdou K. signale ainsi les liens
clientélistes qui ont été tissés entre l’Association des handicapés de Yeumbeul Nord
(AHMYN), membre du COCADY26, et les représentants de l’AFP :
23/05/02 : J’ai eu un accrochage avec le président et le secrétaire général
de l’AHMYN. Le 10, ils ont organisé en collaboration avec le Collectif des
rappeurs de Yeumbeul (CRY) et avec l’appui d’Handicap international un
concert qui était censé servir à sensibiliser les populations sur la situation des
personnes handicapées. Comme l’AFP a créé une structure d’appui aux
personnes handicapées, celles-ci soutiennent Moustapha Niasse, le leader de
l’AFP. C’est ainsi que tous les responsables de l’AHMYN ont été investis sur la
liste du CPC. Seulement, comme le CPC ne pensait pas pouvoir gagner les
élections au niveau local, les responsables handicapés ont tous été investis sur la
liste majoritaire. Aucun d’entre eux n’a d’ailleurs été élu. Jusque-là, je m’en
fichais royalement. Seulement, les membres du CRY sont venus se plaindre à
moi dès le lendemain du concert parce que les responsables de l’AHMYN ont
25 J.-F. Bayart, « La cité cultuelle en Afrique noire », pp. 299-310, J.-F. Bayart (dir.), Religion et
modernité politique en Afrique noire. Dieu pour tous et chacun pour soi, Paris, Karthala, 1993. 26 Comité de coordination des actions pour le développement de Yeumbeul. Créé en 1998, le
COCADY est appuyé par Enda Grad, une équipe d’Enda Tiers-Monde, dont le projet est peut-être de
favoriser le développement local et le partenariat entre acteurs locaux, mais aussi d’instaurer une
« alternative aux partis et à leurs clientèles » (Enda Graf, Pauvreté, décentralisation et changement
social. Eléments pour la reconstruction d’une Société Politique, Dakar, Enda Graf Sahel, 1999).
9
autorisé un militant de l’AFP à s’exprimer sur les actions de l’AFP en faveur
des handicapés et à inciter l’assemblée à soutenir les candidats du CPC.
« Journal d’Abdou ».
Le factionnalisme se porte donc bien à Yeumbeul Nord. Non seulement il se
maintient, mais il se développe en étendant ses ramifications vers les nouveaux
groupes mobilisables, prouvant ainsi sa capacité d’adaptation au nouveau contexte
politique marqué par la pluralité des soutiens, ainsi que sa modernité, à l’instar du
clientélisme politique dans les sociétés contemporaines27. Doit-on pour autant
considérer la scène politique locale comme figée, ou déterminée une fois pour toutes
par les jeux factionnalistes qui fondent la culture politique locale ? L’émergence de
nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques politiques, généralement issus du milieu
associatif, laisse au contraire envisager la possible transformation du champ politique
local et de ses modalités de fonctionnement.
Le renouvellement partiel de la sphère et des pratiques politiques locales
L’affirmation des jeunes et des femmes dans le jeu politique local
Parmi les évolutions récentes du champ politique de Yeumbeul, il faut
considérer l’affirmation croissante des jeunes et des femmes. Certes cette implication
de la jeunesse et des femmes sur la scène politique locale n’est pas une nouveauté,
puisque le PS investissait déjà de façon systématique les associations de jeunes et les
groupements féminins, auxquels il était demandé de « participer sans s’opposer28 »,
de militer sans chercher à exercer le pouvoir. Les jeunes et les femmes se sont-ils
pour autant cantonnés à ce rôle de second plan pendant les élections municipales de
2002 ? Manifestement, les « organisations communautaires de base » sont toujours
considérées comme des bases électorales par les politiciens, si l’on en croit les
analyses précédentes. En outre, les jeunes militants de la CAP 21 qui avaient décidé
de former un groupe de pression en mesure de faire élire l’un d’eux à un poste
d’adjoint au maire et pour « jouer un sale tour aux vieux » ont échoué. En effet,
aucun jeune n’a été choisi pour faire partie de la nouvelle direction municipale. Les
aînés semblent donc avoir gardé le monopole du jeu politique local, tandis que les
cadets continuent d’occuper une position périphérique dans le système. Néanmoins
certains groupes paraissent s’être affirmés plus que d’autres. Il en va ainsi du Réseau
27 Voir J.-L. Briquet et F. Sawicki, Le clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, Paris,
PUF, 1998. 28 G. Blundo, op.cit., p. 396.
10
des Femmes de Yeumbeul pour la Citoyenneté (REFYC), membre du COCADY
comme l’AHMYN, qui est sollicité par les politiciens pour faire pression sur les
conseillères municipales :
Gamou N. m’a prié de lui prendre un rendez-vous avec Fatou W. [la
présidente]. Il espère avoir l’appui des femmes élues grâce au soutien du
REFYC. […] Emmanuel B. est passé voir Fatou pour lui demander l’appui du
Réseau. Il pense comme Gamou N. que le Réseau peut orienter le vote des
élues.
« Journal d’Abdou ».
De fait, les membres d’une association de développement comme le COCADY
peuvent se mobiliser pour intercéder auprès des femmes élues au conseil municipal
en faveur de candidats locaux, surtout s’il s’agit de Mohamed K., le président du
COCADY.
Par ailleurs, les militantes du REFYC ont organisé une manifestation à la mairie
de Yeumbeul Nord lors de l’investiture du maire, pour s’assurer qu’une conseillère
municipale soit bien élue parmi les membres du bureau.
Les femmes du REFYC ont fait un sit-in devant la mairie pour exiger un
poste d’adjoint au maire. Après l’élection du maire et de ses deux premiers
adjoints, elles ont menacé d’envahir la salle si le troisième adjoint n’était pas
une femme. Leur revendication fut immédiatement satisfaite.
« Journal d’Abdou ».
L’engagement politique des « courtiers du développement » 29
Si les jeunes et les femmes se sont bien mobilisés lors de ces élections de 2002,
l’élément majeur demeure cependant l’engagement des « courtiers du
développement » sur la scène politique. En effet, de nombreux « entrepreneurs
politiques » de Yeumbeul sont issus du milieu associatif. Certains de ces
« entrepreneurs » issus du milieu associatif font même partie des candidats les plus
en vue. Outre Mohamed K., le président du COCADY qui animera au sein de la CAP
21 une tendance contre le secrétaire général de la section locale du PDS, Bineta G.,
adjointe au maire, a un parcours remarquable : elle a successivement milité dans une
association de la localité, l’Association nationale pour le bien-être de la population
(ANBEP), où elle encadrait les femmes, puis à l’Association des jeunes pour
l’éducation et le développement (AJED), une ONG sénégalaise également installée
29 J.-P. Olivier de Sardan, Thomas Bierschenk, « Les courtiers du développement », Bulletin de
l’APAD, 5, 1993, pp. 71-76, J.-P. Olivier de Sardan, T. Bierschenk et J-P. Chauveau (dir.), Les
courtiers du développement, Paris, Karthala, 2000.
11
dans la banlieue, avant de rejoindre l’ONG Enda Tiers-Monde où elle travaille
aujourd’hui.
Cet essor des « courtiers du développement » s’explique en partie par les
avantages que leur procure la fréquentation des ONG et de l’aide internationale.
D’abord, grâce à l’aide, les « courtiers » disposent de nombreux atouts par rapport
aux autres politiciens. Il peut s’agir de compétences techniques, lesquelles ont
manifestement servi à l’élaboration du programme électoral de la CAP 21:
Le 06/05/02. […] Amadou F. [secrétaire général du PDS] m’a prié de les
aider à préparer une profession de foi. Nous nous sommes réunis le 7 au matin à
l’école Kabuka (Amadou F., Bineta G., Pierre K., Ali C., Alain S. et moi).
Pendant que nous travaillions, Mohamed K. a téléphoné à Amadou pour lui dire
combien il aurait aimé être parmi nous. Amadou a proposé, pour régler le
problème des inondations, de déplacer les habitants des zones inondées et de
transformer ces zones en bassins de rétention d’eau. Tous les autres aspects liés
à l’amélioration du cadre de vie, à la santé, à l’éducation, à l’insécurité, au
désenclavement et à la lutte contre la pauvreté ont été développés par Bineta G.,
Alain S. et moi.
« Journal d’Abdou ».
En outre, les « courtiers » bénéficient grâce à l’aide internationale de ressources
qui renforcent leur crédibilité et leur légitimité de « chefs de lignage» 30. D’ailleurs,
les « entrepreneurs » issus du milieu associatif sont très conscients du rôle des
actions de développement dans la fabrication de leur image de marque. Abdou K.
écrit ainsi au sujet de Mohamed K. qu’ « il n’a pas besoin de dire ce qu’il va faire s’il
est élu : il lui suffit de rappeler ce qu’il a déjà fait en tant que président du
COCADY ». Quant aux autres politiciens, ils n’ont aucune illusion à propos du
caractère soi-disant apolitique des actions engagées par les leaders associatifs.
Fatou W.. a dit aussi [à Olivier Legros] que la plupart des hommes
politiques soupçonnent les femmes leaders des mouvements associatifs de
vouloir se constituer une base politique pour les combattre et prendre le
pouvoir, « ce qui n’est pas le cas » précise-t-elle.
« Journal d’Abdou ».
Grâce à l’aide internationale, les « courtiers » disposent donc des principaux
attributs du notable. Pour cette raison, ils constituent à la fois des rivaux et des
partenaires potentiels pour les politiciens locaux. Mais l’engagement des leaders
associatifs ne signifie pas pour autant une quelconque démarcation vis-à-vis de la
culture politique locale. Au contraire, ils s’inscrivent totalement dans le jeu
30 E. S. Ndione, Le don et le recours. Ressorts de l’économie urbaine, Dakar, Enda-éditions, 1992,
p. 21.
12
factionnel, comme le président du COCADY qui a successivement « transhumé » au
PDS et milité dans la faction dirigée par Amadou F., avant de se désolidariser de ce
dernier pour constituer sa propre faction. De même que les classes d’âge dans la
société Lebu, les associations sont donc un « lieu d’apprentissage des affaires
publiques » 31 et un tremplin pour l’élite politique locale.
Les innovations politiques du mouvement associatif local
Pourtant, c’est bien du milieu associatif que proviennent les dernières
innovations politiques, à l’image du « forum de discussion » organisé pendant la
campagne électorale par le COCADY avec la collaboration de Radio Oxyjeunes, une
radio associative installée à Pikine. Conformément aux orientations du « Programme
de promotion de la citoyenneté » du COCADY, le « forum de discussion » entend
promouvoir la démocratie locale en confrontant les candidats à l’élection municipale
avec les citoyens. Dans les faits, un seul « forum de discussion » s’est tenu dans les
locaux du COCADY le 9 mai 2002. Bien que les trois coalitions en lice aient été
présentes à cette manifestation, celle-ci ne pouvait prétendre à la représentation de
l’ensemble des forces en présence puisque la tendance de Daour D., le président de la
section locale du PDS était absente. Durant ce « forum » qui était public, les
candidats ont exposé leur programme électoral. Selon le « Journal d’Abdou », cette
présentation a été suivie par un débat avec l’assemblée qui a notamment critiqué les
propositions d’action des candidats. Enfin, à l’issue de la manifestation, les candidats
paraissent avoir été pris au mot par l’assemblée et sommés de respecter leurs
engagements.
S’il constitue certainement la première initiative de ce genre dans la localité, le
« forum » du COCADY s’inscrit toutefois dans un processus plus large de
renforcement de la sphère délibérative. Durant la campagne électorale, d’autres
comités de développement local soutenus par l’ONG Enda Tiers-Monde ont mené
des projets similaires dans la région dakaroise. Ces projets ont été conduits dans le
cadre du second volet du programme « Gestion locale plus efficace, démocratique et
responsable des services et ressources dans les zones ciblées » de l’USAID, laquelle
vise à promouvoir la démocratie de proximité. Soutenue par l’organisation Oxfam32,
31G. Balandier et P. Mercier, « Particularisme et évolution. Les pécheurs lébou du Sénégal », Etudes
sénégalaises n° 3, IFAN, Saint Louis, 1952. 32 Selon Oxfam, la démocratie et la reconnaissance des droits de l’homme jouent un rôle majeur dans
la lutte contre la pauvreté (site internet d’Oxfam).
13
la radio Oxyjeunes organise également des séances de public hearing dans la
banlieue de Dakar. Ces séances servent à la préparation d’une émission qui se
déroule le soir même au siège de la radio. Pendant cette émission, les élus répondent
aux questions des auditeurs au sujet des actions engagées depuis le début de leur
mandat. Plus que la séance de public hearing organisée dans les locaux de la
municipalité, c’est donc la radio qui constitue dans ce cas le principal espace de
débat public.
Manifestement, les associations locales et la radio Oxyjeunes ont été influencées
par les radios privées33. En effet, lors des élections présidentielles de 2000, ces
dernières ont monté de nombreuses émissions de débat telles que « Février 2000 »,
« Xel-Xelli » ou « Face au Public ». D’après les auteurs d’une étude sur le rôle des
médias dans les processus électoraux au Sénégal34, ces émissions remplissaient trois
fonctions. Outils d’information pour un public très nombreux selon les sondages35,
elles constituaient également une tribune pour les politiciens. Enfin, elles pouvaient
être assimilées à des espaces de débat public car elles permettaient « aux journalistes
de dialoguer avec les candidats, des membres de la société, des leaders d’opinion,
des auditeurs, mais aussi d’effectuer des reportages en direct et d’instaurer un
dialogue direct entre la base et les dirigeants »36. Bien que l’aide internationale ait
largement soutenu, ne serait-ce que sur le plan financier, les initiatives des
associations et des radios de la banlieue, il est donc fort probable que les radios
privées ont représenté une source d’inspiration de premier ordre pour les acteurs
locaux.
L’instauration de nouveaux modes de gestion publique sous l’égide de l’aide
internationale
L’engagement des acteurs associatifs lors de la campagne électorale de 2002
invite en dernier lieu à s’interroger sur les modes actuels de gestion publique et
d’allocation des ressources. A cette fin, on peut changer de focale en examinant, non
plus les formes de compétition politique, mais les projets de développement et de
33 Les principales radios privées sénégalaises sont Walfadjiri FM et Sud FM. 34Institut Panos, Médias et élections au Sénégal. La presse et les nouvelles technologies de
l’information dans le processus électoral, Dakar, 2001. 35 Selon un sondage réalisé par l’agence sénégalaise BDA sur l’ « impact des médias sur la formation
de l’opinion lors des élections présidentielles de février 2000, 24,5 % des auditeurs suivaient
l’émission Xel Xelli proposée par Sud FM. Une autre émission de débat proposée par Walfadjiri FM
mobilisait même 35,6 % de l’audimat (Institut Panos, op.cit.). 36 Insitut Panos, op.cit. p. 45.
14
lutte contre la pauvreté engagés par l’aide internationale. Manifestement ces projets
ont suscité l’ouverture d’une autre « arène de confrontation et de négociation »37 à
l’intérieur de laquelle ce ne sont plus les factions qui s’affrontent, mais les élus et les
représentants d’associations.
Les conflits suscités par la mise en œuvre du PADELU38
Initié en 2001 par le ministère de l’Economie et du Développement avec le
concours du Fonds européen de développement, le PADELU est un programme
d’appui à la décentralisation et de lutte contre la pauvreté en milieu urbain. D’un coût
total de six milliards de Fcfa et d’une durée de quatre ans, le PADELU finance des
projets d’équipement (eau potable, assainissement, équipements collectifs) et d’appui
aux opérateurs de micro-entreprises (formulation de projets, aide à l’innovation), en
même temps qu’il prévoit des actions d’accompagnement (concertation, publicité).
Etant donné la modestie des ressources municipales, le PADELU constitue donc un
enjeu de premier ordre pour les acteurs locaux. Mais pour bénéficier d’un
financement du PADELU ces derniers doivent respecter certaines conditions. Ils
doivent en particulier avoir mis en place un cadre de concertation réunissant les élus,
les services déconcentrés de l’Etat et la « société civile », comme l’indique l’article 1
du projet de convention-cadre entre le PADELU et les collectivités bénéficiaires :
La commune est responsable de la phase « Identification et Elaboration des
projets », à laquelle les populations à travers les organisations communautaires
de base (OCB) participent pleinement selon un processus participatif.
L’existence d’un cadre de concertation est une condition sine qua non pour
l’agrément des projets par le programme.
Le cadre de concertation doit être un espace d’échanges et de réflexions
entre les élus, la société civile et les services déconcentrés de l’Etat, pour définir
les projets prioritaires de développement de la commune.
La commune mettra toute la diligence requise pour que les projets soumis
au financement du PADELU fassent au préalable l’objet d’une délibération du
conseil municipal.
A Yeumbeul Nord, c’est justement la mise en place de ce cadre de concertation
qui pose problème : d’un côté, la commune refuse de considérer le COCADY
comme cadre de concertation bien que le Collectif ait rempli cette tâche au début du
projet ; de l’autre, les responsables du COCADY n’envisagent aucunement de
participer au nouveau cadre de concertation institué par la commune. Les élus
37 G. Blundo, op.cit, p. 110. 38 Programme d’appui au développement local urbain.
15
justifient leur position de la façon suivante39. D’abord, toutes les associations de la
localité ne sont pas membres du collectif. En outre, le COCADY serait mal vu par
plusieurs associations. Les élus soulignent par ailleurs l’engagement politique des
responsables du COCADY, à juste titre puisque l’ancien président s’est porté
candidat à la fonction de maire lors des dernières élections. Ce que les élus
reprochent donc surtout au COCADY, c’est de constituer un tremplin pour les
politiciens issus du milieu associatif.
Les critiques des membres du COCADY à l’encontre des élus sont tout aussi
virulentes. Ils considèrent que le cadre de concertation mis en place par la nouvelle
direction municipale est un « conseil municipal bis », placé sous la tutelle du maire.
Pour certains militants, ce cadre de concertation serait même un « stratagème » du
premier magistrat de la commune pour avoir la mainmise sur le financement du
PADELU. Les autres critiques ont trait aux actions engagées par l’équipe
municipale. Ainsi la fédération communale des femmes de Yeumbeul Nord mise sur
pied en 2003 constituerait un instrument de contrôle politique et d’enrôlement car,
pour bénéficier d’un appui de la municipalité, les femmes devraient d’abord faire
preuve de leur loyauté envers les nouveaux dirigeants en adhérant à cette fédération.
A la mi-août 2003, plusieurs initiatives avaient été engagées pour trouver un
compromis. Le directeur du cabinet du maire était passé dans les locaux du
COCADY pour inviter les responsables à assister à la finale de la « coupe du
maire », une compétition de football organisée par la commune d’arrondissement.
Par ailleurs, des journalistes de Radio Oxyjeunes voulaient organiser une nouvelle
confrontation entre les élus et les habitants. D’autres envisageaient enfin de recourir
à un médiateur. Déjà, le préfet avait été interpellé dans ce sens mais en vain. Un
délégué de quartier, le président de l’ANBEP et les militantes du REFYC avaient
également proposé leurs services. Lors d’un entretien, ces dernières évoquaient la
possibilité de faire pression sur la femme du maire. Bien qu’elle concerne des
affaires publiques, la résolution du conflit a donc pris une tournure personnelle,
marquée par le recours à des intermédiaires et par la recherche d’un compromis dont
l’enjeu serait, d’après les militantes du REFYC, le retour à une sorte d’harmonie ou
de bonne entente entre l’équipe municipale et les responsables du COCADY.
39 Entretiens réalisés au siège de la commune d’arrondissement de Yeumbeul Nord pendant l’été
2003.
16
En contrepoint, les conflits liés à la mise en œuvre du PDSQ40
Initié en 1997 par l’UNESCO en partenariat avec Enda Ecopop, une équipe de
l’ONG Enda Tiers-Monde, le PDSQ visait, comme le PADELU, l’instauration d’une
gestion participative et démocratique de la ville. Etant donné qu’il prévoyait des
actions concrètes telles que la construction de puisards destinés à l’évacuation des
eaux usées, l’implantation de bornes-fontaines et des projets de micro-crédit, le
PDSQ constituait lui aussi un enjeu pour les acteurs locaux.
Dès son montage en 1996, le PDSQ a suscité des tensions entre des réseaux
d’appartenance ethnique organisés en associations. Ces réseaux cherchaient à
accaparer le projet, selon l’un des responsables :
On avait organisé des consultations publiques pour présenter notre
programme. C’est à cette occasion qu’on a établi un contact étroit avec
l’ANBEP. Mais très rapidement, on s’est rendu compte du fait que l’ANBEP
n’était qu’un élément d’un tissu social plus complexe. En fait, les membres de
l’ANBEP sont en majorité Pular, alors qu’il y a d’autres ethnies à Yeumbeul :
les Lebu, etc. On a tout de suite senti des tensions. Des gens nous ont demandé :
« Pourquoi aide-t-on ces gens en particulier, alors qu’il y en a d’autres ? » Cela
nous a amené très rapidement à penser qu’il fallait élargir notre action.
Un responsable du PDSQ, à son bureau, janvier 2000.
Après la création des communes d’arrondissement par les lois de
décentralisation de 1996, les conflits entre associations ont cédé la place à une
nouvelle arène opposant les élus et les responsables d’associations. Les nouveaux
représentants de la population voulaient en effet être impliqués dans le projet. Ils
refusaient d’ailleurs toute intervention extérieure sur le territoire communal sans leur
autorisation préalable, comme l’indique nettement cette déclaration d’un ancien
conseiller municipal de Yeumbeul Nord à propos des interventions d’Enda Tiers-
Monde :
[…] Enda a voulu dicter sa loi à la commune. Le maire a dit « Niet ». Ce
sont des partenaires, nous devons discuter ensemble, nous devons trouver des
solutions ensemble. Mais un seul partenaire trouve des solutions et vous les
impose. Le maire a refusé […]. Au début, Enda s’adressait directement à la
population. Le maire a interpellé l’ONG pour leur demander de venir à la
commune et de discuter avant d’aller vers la population. Maintenant que Enda a
décidé de faire comme ça, il n’y a plus de problèmes entre Enda et le maire, la
commune plutôt, parce que la commune, c’est l’ensemble du conseil
[municipal], ce n’est pas le maire tout seul.
40 Projet de développement social de quartier. Ce projet s’inscrit dans le Programme de la Gestion des
transformations sociales (Management of Social Transformations – MOST, 1996-2001) du Secteur
des sciences humaines et sociales de l’Unesco. Mis en place dans le cadre du suivi de la Conférence
Habitat II (Istanbul, 1996), le programme s’appuie sur deux projets pilotes : Yeumbeul et Malika, dans
la banlieue de Dakar, et Jalousie, à Port-au-Prince (Haïti).
17
Un conseiller municipal de Yeumbeul Nord à son domicile, automne 1999.
A l’inverse, les militants associatifs dénoncaient les objectifs partisans et
électoralistes des élus municipaux. Au début de l’année 1999, le projet pilote de
l’UNESCO était donc dans l’impasse : les associations restaient campées sur des
positions communautaires, tandis que les élus, dont la légitimité était contestée par
les militants associatifs, avaient du mal à s’imposer comme des acteurs de premier
plan dans l’action de développement. Quant à l’ONG, elle a été violemment prise à
partie par les uns et par les autres. Certains l’ont même accusé même de détourner le
projet au profit de clientèles politiques. Un nouveau dispositif organisationnel a donc
été mis en place à la fin de l’année 1999.
Ce dispositif, qui s’articulait autour des conseils de zone41 et de deux structures
de pilotage, le comité de développement municipal et le comité d’orientation et de
suivi du projet, devait permettre d’instituer la gouvernance comme mode de gestion
du PDSQ et d’élargir le cercle des bénéficiaires tout en atténuant les conflits. Dans
les faits, il a peu fonctionné, comme l’a prouvé la faible implication des acteurs
locaux dans les structures de gestion et de suivi. Les conseils de zone se sont peu
réunis, indiquant par là même l’intérêt limité des acteurs locaux pour ce que l’on peut
appeler la « gouvernance de quartier ». En outre, les dissensions entre acteurs locaux
à propos de l’utilisation des équipements collectifs procurés par le PDSQ ont été
nombreuses. Dans ce contexte difficile, la gestion de ces équipements a
principalement relevé de l’ONG, car c’est elle qui paraissait la plus à même d’assurer
les fonctions d’arbitre et de médiateur au sein de l’arène suscitée par la mise en
œuvre du projet42.
Pour peu qu’on les compare, les conflits liés à l’exécution du PADELU et du
PDSQ montrent des enjeux et des logiques d’acteurs similaires. Dans les deux cas,
l’accès à la « rente du développement » est l’élément majeur du conflit entre
associations et communes, lesquelles refusent l’idée du partage ou, en tout cas,
cherchent à prendre le contrôle du projet qui représente à la fois une manne
financière providentielle dans un contexte de pénurie et la principale ressource de
41 Composés des « personnes-ressources » du quartier (autorités civiles et religieuses, représentants
d’associations, bénévoles), les conseils de zone sont chargés du suivi du projet au sein des quartiers
constituant la zone. 42 C. Baxerres, Etude d’un système d’acteurs local autour d’un enjeu majeur : la mise en place d’un
centre polyvalent à vocation intercommunautaire. Communes d’arrondissement de Yeumbeul Sud,
18
l’action publique aujourd’hui. Dans cet affrontement, les acteurs opposent deux
fondements de la légitimité politique : aux élus, la démocratie représentative qui fait
qu’ils sont les seuls interlocuteurs valables au sein du territoire municipal, et qu’ils
doivent, à ce titre, superviser l’ensemble des actions publiques qui y sont menées;
aux associations, la démocratie participative qui fait qu’elles peuvent se considérer
comme des représentants légitimes de la population. Plus fondamentalement peut-
être, l’examen des conflits liés au PADELU et au PDSQ témoigne de l’évolution
récente des modes de gestion publique à Yeumbeul. Longtemps déterminée par le
positionnement des politiciens locaux au sein des réseaux partisans, qui constituaient
le principal canal de distribution de la « rente de l’Etat », à Yeumbeul comme dans le
reste de la banlieue, l’allocation des ressources dépend désormais de l’aptitude des
acteurs locaux à s’organiser pour drainer les financements extérieurs. A l’évidence,
cette évolution favorise les associations qui se sont substituées aux cellules de base
du parti au pouvoir comme structures d’intermédiation sociale et de captation des
ressources extérieures. Toujours d’après la comparaison des conflits liés au
PADELU et au PDSQ, cette nouvelle configuration de pouvoir dépend largement du
cadre référentiel fixé par les institutions de développement pour lesquelles la
participation fait désormais partie des principes d’intervention. En dernier ressort, il
se peut donc que les nouveaux modes de gestion publique observés à Yeumbeul
dépendent davantage de l’aide internationale et des ONG que des acteurs locaux.
***
Selon les analyses précédentes, Yeumbeul ne connaît ni « confessionnalisation
de l’espace public », ni « revillagisation de la ville » : les communautés religieuses
ne se sont pas manifestées pendant la campagne électorale ; quant aux réseaux
d’appartenance ethnique, ils n’ont constitué qu’une ressource parmi d’autres dans le
jeu politique. En revanche, on ne peut que souligner la place du factionnalisme qui
demeure la forme majeure de la compétition politique. Néanmoins, le « Journal
d’Abdou » comme les enquêtes réalisées à Yeumbeul en 2002 et 2003 montrent bien
l’émergence de nouvelles formes d’engagement de la part d’acteurs collectifs comme
les radios associatives et les associations de quartier qui veulent jouer un rôle
d’animateur de la scène politique locale et de médiateur entre les élus et les habitants
des quartiers populaires. Certes, leurs initiatives n’ont qu’un impact limité si, comme
Yeumbeul Nord et Malika, Mairie de la ville de Pikine, Région du Cap-Vert, Sénégal, Dakar, Enda
19
le « forum de discussion » organisé à Yeumbeul pendant la campagne, elles se
situent en marge du jeu factionnel local. Mais elles indiquent néanmoins la possible
repolitisation de l’électorat urbain et en particulier celle des « cadets », que le
système factionnel a relégués au second plan. Enfin, l’analyse des évolutions
politiques amène à souligner le rôle de l’aide internationale dans la structuration du
champ politique local. En imposant les associations parmi ses partenaires locaux, elle
aide à l’émergence de contrepouvoirs potentiels. Mais elle participe aussi au
maintien de l’ordre établi. En effet, pourvoyeuse de biens matériels, elle conforte,
dans bien des cas, des logiques de reproduction sociale et politique fondées sur la
captation et sur le courtage. De plus, en appuyant les initiatives de développement du
milieu associatif, elle contribue à l’intégration politique de la jeunesse urbaine et
contestataire43. Pour celle-ci en effet, les actions de développement local et de lutte
contre la pauvreté constituent à la fois une opportunité économique, un mode de
socialisation et un moyen d’expression politique. A défaut d’avoir instauré la
« bonne gouvernance » dans les quartiers populaires de la banlieue dakaroise, l’aide
internationale a donc très probablement constitué un facteur de régulation sociale
assez efficace dans un contexte marqué par la dévaluation du franc CFA (1994) et
par l’aggravation de la pauvreté urbaine.
Olivier Legros, Université de Tours, CITERES-EMAM
Tiers-Monde, Programme Ecopop, 2001. 43 M.-C. Diop, M. Diouf, op.cit.