les rohingya à chittagong (bangladesh) : enjeux d’une invisibilité

12
Moussons n° 22, 2013-2, 75-86 Notes (dossier thématique) / Notes (thematic section) Les Rohingya à Chittagong (Bangladesh) : enjeux d’une invisibilité BERTHET Samuel * Université de Nantes, université de La Rochelle, CRHIA EA 1163 De nombreux Rohingya sont aujourd’hui réfugiés clandestinement à Chittagong, deuxième ville du Bangladesh. Au-delà de l’espace urbain chittagonien, c’est toute la région qui l’entoure qui est devenue une zone refuge pour cette minorité musulmane ayant fui au cours de vagues migratoires successives de la Birmanie vers le Bangladesh (Yegar 1972). Ce refuge, jamais totalement accepté par le gouvernement bangladais, est officiellement refusé depuis la fin de la dernière décennie. Chittagong pourrait pourtant constituer une capitale pour cette communauté rohingya en exil ; certains mouvements politiques comme l’ARNO (Arakan Rohingya National Organisation, une plateforme politique formée en 1998) y avaient d’ailleurs leurs bureaux jusqu’en 2002 et le groupe de presse Kaladan y est toujours présent de façon officieuse 1 . Pourtant, la ville de Chittagong ne joue pas ce rôle. Partant de ce constat, cette note de recherche vise à identifier les lieux de présence des Rohingya à Chittagong puis à expliciter les enjeux de leur invisibilité dans la cité chittagonienne. Elle est basée sur quatre ans d’observation, de lecture quotidienne de la presse et de discussions plus ou moins formelles dans cette ville – qui constitue pour l’auteur autant un terrain de recherche qu’un lieu de travail et de vie. * Samuel Berthet est un chercheur spécialiste de l’histoire culturelle de l’Asie méridionale. Après avoir étudié et enseigné dans plusieurs universités en Inde, il est chercheur associé au Centre de Sciences Humaines et coordinateur de projets européens à caractère universitaire. Il réside ensuite pendant cinq ans au Bangladesh où, comme directeur de l’Alliance française de Chittagong, il a organisé plusieurs séminaires internationaux (Boat culture and Technology in Chittagong and Bengal, Sustainable Architecture in Bengal). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’Asie méridionale et coordinateur du pôle Asie pour le site Internet nonfiction.

Upload: independent

Post on 01-Mar-2023

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Moussons n° 22, 2013-2, 75-86

Notes (dossier thématique) / Notes (thematic section)

Les Rohingya à Chittagong (Bangladesh) : enjeux d’une invisibilité

BErthEt Samuel *Université de Nantes, université de La Rochelle, CRHIA EA 1163

De nombreux Rohingya sont aujourd’hui réfugiés clandestinement à Chittagong, deuxième ville du Bangladesh. Au-delà de l’espace urbain chittagonien, c’est toute la région qui l’entoure qui est devenue une zone refuge pour cette minorité musulmane ayant fui au cours de vagues migratoires successives de la Birmanie vers le Bangladesh (Yegar 1972). Ce refuge, jamais totalement accepté par le gouvernement bangladais, est officiellement refusé depuis la fin de la dernière décennie. Chittagong pourrait pourtant constituer une capitale pour cette communauté rohingya en exil ; certains mouvements politiques comme l’ARNO (Arakan Rohingya National Organisation, une plateforme politique formée en 1998) y avaient d’ailleurs leurs bureaux jusqu’en 2002 et le groupe de presse Kaladan y est toujours présent de façon officieuse 1. Pourtant, la ville de Chittagong ne joue pas ce rôle. Partant de ce constat, cette note de recherche vise à identifier les lieux de présence des Rohingya à Chittagong puis à expliciter les enjeux de leur invisibilité dans la cité chittagonienne. Elle est basée sur quatre ans d’observation, de lecture quotidienne de la presse et de discussions plus ou moins formelles dans cette ville – qui constitue pour l’auteur autant un terrain de recherche qu’un lieu de travail et de vie.

* Samuel Berthet est un chercheur spécialiste de l’histoire culturelle de l’Asie méridionale. Après avoir étudié et enseigné dans plusieurs universités en Inde, il est chercheur associé au Centre de Sciences Humaines et coordinateur de projets européens à caractère universitaire. Il réside ensuite pendant cinq ans au Bangladesh où, comme directeur de l’Alliance française de Chittagong, il a organisé plusieurs séminaires internationaux (Boat culture and Technology in Chittagong and Bengal, Sustainable Architecture in Bengal). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’Asie méridionale et coordinateur du pôle Asie pour le site Internet nonfiction.

Samuel Berthet76

Moussons n° 22, 2013-2, 75-86

lEs sourCEs

Aucune recherche universitaire n’a été consacrée à la présence des Rohingya dans la ville de Chittagong. Alors que leur situation de minorité religieuse persécutée par une majorité birmane et arakanaise (rakhine) bouddhiste attire l’attention de la communauté internationale depuis le début des années 1990, il est surprenant que cette présence urbaine n’entre pas dans l’appréhension générale de la question des réfugiés rohingya et des dynamiques qui sous-tendent leur itinéraire de migration et d’installation en dehors de leur foyer d’origine en Arakan (Rakhine). La visibilité à Chittagong d’autres minorités religieuses ou communautés issues de réfugiés, notamment les hindous et réfugiés bihari venus d’Inde est, elle, en revanche attestée.

Plusieurs études et rapports d’ONG ainsi que des articles de presse se sont cependant focalisés sur les trajectoires de migration des réfugiés rohingya au cours des dernières années (Ascaro & Desaine 2008; Defert 2007) 2 et constituent la première source d’infor-mation sur la présence de cette population à Chittagong. On peut classer ces sources premières en trois catégories : tout d’abord des débats généraux sur les conditions de vie des Rohingya en Birmanie et leur migration forcée vers le Bangladesh ou leur exode à travers l’océan Indien. La seconde catégorie est constituée d’articles et de rapports de presse locaux évoquant leurs rôles supposés dans certains affrontements communauta-ristes, au Bangladesh comme en Birmanie, comme ce fut récemment le cas en juin et octobre 2012 dans l’État de l’Arakan. La troisième catégorie relève des faits divers relatant leur arrestation pour des crimes de droit commun au Bangladesh : trafic de drogue ou, plus fréquemment, tentatives d’immigration illégale. Les articles de la première catégorie ne livrent aucune information précise quant à leur présence clandestine à Chittagong. Ceux de la seconde et de la troisième catégorie en revanche témoignent d’une présence importante et étendue à tout le territoire de la région chittagonienne.

Une dernière source d’information, la plus difficile à utiliser mais néanmoins la plus riche, est constituée par les témoignages des habitants de la ville de Chittagong 3. Leurs récits abondent quant à la présence de Rohingya dans presque tous les secteurs de la vie sociale : domestiques, voisins d’immeubles de la classe moyenne, étudiants d’instituts privés ou d’universités publiques, travailleurs dans les chantiers. L’usage combiné de ces sources d’information conduit à qualifier l’existence des Rohingya à Chittagong : une présence clandestine qui ne trouve le soutien d’aucune aide internationale, si ce n’est de structures confessionnelles (mais rarement de manière ouverte). L’enjeu de cette note de recherche est de comprendre les raisons de l’absence de cette communauté de réfugiés des travaux universitaires et son ignorance par les missions humanitaires.

lEs réFugiés rohingya

Le terme « Rohingya » semble être consacré dans son entendement actuel dans les années 1950 en référence à un groupe de population musulmane de l’Arakan, dans l’ouest de la Birmanie. « Chittagonian » fut pendant longtemps le terme utilisé par l’administration coloniale britannique pour désigner les migrants musulmans de langue chittagonienne (ou chatgaya) qu’elle encouragea à s’installer en Arakan au xixe et début du xxe siècles. Si l’administration coloniale a pu les désigner ainsi, c’est que leur langue est partagée par les populations de différentes confessions de la région de Chittagong et des marges du nord-ouest birman et arakanais. Officiellement rattaché au groupe bengali (qanungo 1988 : 108-109), le chittagonien emprunte aux langues tibéto-birmanes locales et de façon plus ponctuelle aux langues exogènes telles que le persan, l’arabe, le mandarin ou encore

77Les Rohingya à Chittagong (Bangladesh) : enjeux d’une invisibilité

Moussons n° 22, 2013-2, 75-86

le portugais 4. Même dans sa version la plus urbaine, il reste toutefois incompréhensible au locuteur bengali qui peut toutefois s’y adapter s’il réside sur place plusieurs années. Le chittagonien demeure une langue typiquement de contact, de bassin de rencontres entre plusieurs mondes, particulièrement du sous-continent indien et de l’Asie du Sud-Est. Les Rohingya ont donc, de fait, été associés dans la littérature coloniale à la région de Chittagong.

Les autorités postcoloniales de la Birmanie ainsi qu’une grande partie de la population birmane aujourd’hui ont repris ces qualificatifs. Malgré une présence sur le sol birman qui peut remonter à plusieurs générations, les Rohingya sont désormais ouvertement identi-fiés comme « bengali » par les Birmans, et ce afin de justifier leur caractère étranger, et donc leur exclusion de l’espace national « birman ». Ils font ainsi l’objet de persécutions politique, administrative et religieuse croissantes. Plusieurs exodes massifs de la Birmanie vers le Bangladesh ont logiquement été observés, en particulier en 1977-1978 et 1991-1992 (Ascaro & Desaine 2008 ; Defert 2011).

Le nombre total des réfugiés rohingya présents au Bangladesh est évalué de nos jours entre 200 000 et 400 000 individus, selon les sources 5. D’autres évoquent la possibi-lité que 500 000 d’entre eux soient installés au Moyen-Orient. Le nombre de Rohingya accueillis dans les camps gérés par les Nations unies au sud de la région de Chittagong, près de Cox’s Bazaar, est le seul précis. 30 172 réfugiés étaient officiellement pris en charge fin 2012 par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) à travers le Refugee Relief and Repatriation Commission (RRRC) dans les camps de Kutupa-long et Nayapara, et environ 40 000 autres dans des camps de fortune proches mais non reconnus par le gouvernement bangladais. Ceux-ci sont gérés par des organisations non gouvernementales (ONG) locales et internationales (en particulier Action contre la Faim), dont la présence est régulièrement remise en cause par les autorités étatiques. La réflexion de Sujata Ramachandran dans son étude Indifference, Impotence and Intolerance au sujet des migrants transnationaux bangladais dans l’Inde voisine pourrait être appliquée au cas des Rohingya au Bangladesh. En conclusion de son étude, elle souligne en effet l’inadé-quation de la terminologie d’« irréguliers » concernant les migrants bangladais illégaux sur le territoire indien. « Ces derniers », écrit-elle, « donnent plutôt un sens nouveau et en quelque sorte dérangeant au terme “migrants transnationaux”, en appartenant dans un sens de facto aux deux pays et paradoxalement, indésirables dans chacun d’eux 6 » (Ramachadran 2005). Finalement, c’est la définition de « migrants transnationaux » tout entière qui mérite d’être reconsidérée dans le contexte de l’Asie méridionale (Khan 2010). Depuis 2002, en effet, la tolérance de cette présence rohingya sur le sol bangladais par les autorités du pays n’est plus de mise au niveau gouvernemental au motif que celui-ci craint l’afflux d’une population désœuvrée à la merci du prosélytisme fondamentaliste et salafiste du Moyen-Orient. Ce refus est de plus en plus justifié par le caractère déclaré problématique de cette communauté 7.

La présence des réfugiés rohingya est néanmoins reconnue par les habitants de la région de Chittagong. Si les Rohingyas ne se distinguent ni par leur langue ni par leur apparence des autres habitants de Chittagong, l’observateur aguerri pourra néanmoins relever certaines distinctions vestimentaires et cosmétiques : la manière de nouer le longyi (sarong), le port de l’habit traditionnel birman constitué d’une themein (jupe) et d’une thami (blouse) pour les femmes, le maquillage – chez les femmes et les enfants – à base de thanaka (extraits végétaux), très répandu en Birmanie. Il est toutefois utile d’ajouter que ces particularités sont partagées par les Arakanais bouddhistes. Par le simple fait de sa densité démographique, de la concentration de services et de son activité économique, la

Samuel Berthet78

Moussons n° 22, 2013-2, 75-86

ville de Chittagong, bien plus que la bourgade de Cox’s Bazaar plus au sud, apparaît donc comme le lieu de résidence des exilés, migrants et réfugiés rohingya le plus évident, que ces Rohingya soient en transit vers un pays tiers ou dans une perspective d’installation plus ou moins longue.

Chittagong, unE région, unE villE

La capitale de la région administrative éponyme couvre la région méridionale du Bangladesh. Historiquement, Chittagong s’inscrit dans une aire culturelle à cheval sur le Bangladesh et la Birmanie actuels, identifiée par Gabriel Defert comme « l’espace arakano-chittagonien » (Defert 2007 : 43-79). Elle est située au nord-est du sous-continent indien et sa marge sud-est est délimitée par le Bangladesh lui-même. Cette région joua tout à la fois le rôle de zone de contacts, de refuge et de convergence, ce qui se traduit jusqu’au xviie siècle par des mouvements migratoires permanents et une flexibilité identitaire et confessionnelle (Defert ibid. ; Bernot 1967 ; Schendel 2005 ; Ludden 2011). Ces échanges et cette flexibilité n’excluaient cependant ni conflits ni déplacements forcés de popula-tions. En revanche, les découpages coloniaux puis postcoloniaux ont transformé cette région en « verrou » stratégique pour les trois nations en présence – Inde, Bangladesh et Birmanie – (Defert ibid.), restreignant la circulation de personnes et des produits et favorisant le développement de réseaux clandestins au fil des décennies. Les régions de part et d’autre des frontières de ces trois pays constituent ainsi des foyers d’instabilité autant pour leur territoire de rattachement que les unes vis-à-vis des autres.

La ville de Chittagong, à quelque 250 km au sud-est de Dacca, la capitale étatique, se développe en direction de l’axe routier nord-sud y menant. Plus récemment, l’espace urbain chittagonien s’est développé sur la rive droite du fleuve Karnaphuli, le développe-ment sur la rive gauche étant limité par la présence de l’immense Korean Export Proces-sing Zone 8. La ville présente donc un aspect très éclaté qu’aucun centre-ville structurant n’organise plus, si ce n’est le nœud routier de Dhampara, station de départ des autobus, près du carrefour de la General Electric Company (GEC), à partir duquel on peut se diri-ger vers les nouveaux quartiers résidentiels, l’ancienne ville et le port de pêche (Fishery Ghat-Firangi Bazar), le quartier d’affaires d’Agrabad, les zones industrielles franches, le port de commerce et l’aéroport international.

Très cosmopolite, la ville de Chittagong est composée de multiples enclaves à domi-nance ethnique. À côté des quartiers hindous, bouddhistes et chrétiens essentiellement peuplés de Bengalis de langue chittagonienne, la ville compte également des quartiers dits « pakistanais ». Elle attire aussi de nombreux migrants bangladais et jouit ainsi à l’intérieur du pays d’un solde migratoire positif. Principal port du pays concentrant 90 % des importations et d’exportations nationales, la ville rassemble organismes administratifs d’État, services de santé, institutions d’enseignement attractives et opportunités profes-sionnelles. Elle compte environ quatre millions d’habitants en 2013.

lE visiBlE Et l’invisiBlE : lEs liEux dE la PrésEnCE dEs rohingya à Chittagong

Malgré une présence avérée, il n’y a pas à Chittagong de zone d’implantation officiellement identifiée « rohingya » mais une forte majorité d’entre eux se concentre à Chandgaon , quartier périphérique en pleine expansion au nord-ouest de la ville et composé prin-cipalement d’immeubles récents. Il gagne chaque année un peu plus sur la campagne environnante et présente un réseau de lieux de culte musulmans très dense. Il se situe

79Les Rohingya à Chittagong (Bangladesh) : enjeux d’une invisibilité

Moussons n° 22, 2013-2, 75-86

Fig. 1 : Carte de la région.

Samuel Berthet80

Moussons n° 22, 2013-2, 75-86

Fig. 2 : Carte de Chittagong.

81Les Rohingya à Chittagong (Bangladesh) : enjeux d’une invisibilité

Moussons n° 22, 2013-2, 75-86

sur la route de l’ancien pont toujours en activité en direction de la ville de Cox’s Bazaar, juste avant le quartier des anciennes industries (notamment de jute) bordant les rives de la Karnaphuli.

Les autorités et les journalistes locaux signalent aussi la présence de Rohingya dans différents bassins d’emplois de Chittagong tels que les chantiers de construction navale, ou le secteur en pleine expansion du nouveau stade à l’extrémité ouest de la ville, dans le voisinage des chantiers de démantèlement des bateaux. Toutefois, aucune étude n’a établi de lien direct entre leur présence et ces activités demandeuses de main-d’œuvre non qualifiée. L’importance du rôle des Rohingya dans la construction immobilière, secteur largement sous le régime du travail informel et des contractors (intermédiaires en charge de la main-d’œuvre et des matériaux), donne néanmoins du poids à cette hypothèse.

Lorsque la question de la présence rohingya leur est posée, certains habitants de Chittagong ne connaissant pas la langue chittagonienne restent sans réponse : ils ne les distinguent en effet pas des autres habitants originaires de la région. D’autres, en revanche, ne manquent pas de signaler l’existence d’une communauté rohingya au sein de leur environnement direct et quotidien. Cette présence est aussi connue des autorités locales, régulièrement identifiée par les journalistes bien implantés dans la région, et plus généralement par tous les locuteurs de chittagonien. Parmi eux, certains évoquent la dan-gerosité de leur présence, voire même leur « inquiétante omniprésence ». En dehors du quartier de Chandgaon, les Rohingya sont en effet associés à quelques zones de Chittagong réputées risquées le soir, telles les franges de Katalganj, de Mirpur et le quartier entourant le principal poste de police du quartier de Panchlaish.

La plupart du temps, la présence rohingya sur le territoire bangladais est évoquée à l’occasion d’arrestations individuelles ou collectives, à la suite de délits 9. Ainsi, au début du mois de janvier 2013, la police nationale bangladaise se saisissait à l’aéroport de Dacca de trois Rohingya présumés en possession de faux passeports. Des officiels du gouverne-ment déclarèrent alors publiquement qu’une fois à l’étranger « de nombreux Rohingya commettaient des crimes qui ternissaient l’image du Bangladesh 10 ». Les Rohingya ont progressivement été considérés par les autorités bangladaises comme des éléments dés-tabilisateurs, en particulier par le gouvernement central. Depuis 2002, le gouvernement de Dacca s’est montré plus intransigeant face aux activités publiques et politiques des Rohingya sur le territoire bangladais. Il fut ainsi demandé à l’Arakan Rohingya National Organisation de fermer ses bureaux de Chittagong, preuve donc d’une présence tolérée officiellement jusqu’au début des années 2000 11, et officieusement depuis. Faute d’être officielle, la présence dans le quartier de Chandgaon du leader de la Rohingya Solidarity Organisation (RSO, groupe armé fondé par des Rohingya en 1982) est aussi connue. Cette mauvaise réputation ne semble cependant pas avoir affecté de façon notable la tolérance de la population bangladaise à leur égard. En revanche, l’attitude des autorités locales et nationales, qui refuse désormais de reconnaître officiellement leur présence, fragilise leur situation en aggravant leur clandestinité.

On signale également la présence d’une importante communauté rohingya autour de l’université de Chittagong, proche de la plus grande madrasa d’obédience deobandi et seconde plus grande université islamique du sous-continent indien 12. Le réseau des institutions éducatives confessionnelles, et notamment l’International Islamic University, qui s’affiche ouvertement solidaire de la cause des Rohingya, accueille plus ou moins offi-ciellement de nombreux étudiants d’origine rohingya 13. Les grands centres d’éducation de la ville, l’université publique mais aussi les universités et instituts privés qui fleurissent depuis la libéralisation du système éducatif supérieur au Bangladesh constituent ainsi un

Samuel Berthet82

Moussons n° 22, 2013-2, 75-86

véritable pôle d’attraction. Dépourvu d’accès à l’enseignement universitaire en Birmanie , l’offre en la matière dans la ville de Chittagong et ses environs directs apparaît donc par-ticulièrement séduisante pour les Rohingya.

Si le lien entre certaines organisations confessionnelles, notamment fondamentalistes, et les communautés rohingya paraît établi, il ne peut toutefois être limité à cela. Une partie de l’opinion publique bangladaise milite pour l’accueil des Rohingya au Bangladesh , soit par solidarité confessionnelle, soit par égard à l’histoire d’un pays lui-même mar-qué par des exodes de part et d’autre de ses propres frontières 14, mais l’association Rohingya=hors-la-loi=fondamentaliste est de plus en plus communément acceptée.

Malgré ces indices, Chittagong n’est pas formellement identifiée comme bassin de peu-plement rohingya, ni par les grandes organisations internationales ou ONG s’intéressant à leur sort ni par les autorités du Bangladesh. Les affinités linguistiques et ethniques avec la population de Chittagong constituent une des explications a priori les plus évidentes de cette absence de visibilité. Il faut également envisager d’autres explications dans ce centre urbain chittagonien qui aurait potentiellement pu jouer le rôle de plate-forme pour les Rohingya et les aider ainsi à centraliser leurs activités en exil, pour les plus politisés d’entre eux.

Cette absence de visibilité dans la ville de Chittagong est accentuée par le centralisme de l’État bangladais, qui tend à traiter les questions touchant la province directement de la capitale nationale vers les localités concernées, en court-circuitant la capitale régionale. L’action des organisations internationales et des ONG, calquant leur mode opératoire sur celui du gouvernement bangladais, renforce ce vide officiel en matière de relais, d’actions et de production d’information. Ainsi, la présence des Rohingya est trop souvent étudiée à partir des camps de réfugiés situés au sud-est du pays, près à la frontière avec la Birmanie, mais pas à partir de Chittagong, pourtant pôle majeur de leur migration.

un ContExtE éConoMiQuE Favorisant la ClandEstinité urBainE

Le manque de visibilité des Rohingya dans la ville de Chittagong tient donc à plusieurs facteurs : leur proximité culturelle avec les habitants, la non-reconnaissance de leur statut de réfugié par le gouvernement bangladais en dehors des camps officiels sous l’égide du HCR et également l’absence d’attention des organisations internationales et du monde universitaire sur le sort. Mais également, cette absence de visibilité se nourrit de l’impor-tance du phénomène migratoire clandestin dans l’économie et la société bangladaise. Aux causes politiques s’ajoutent donc des dynamiques économiques propres au Bangladesh : l’émigration, le développement industriel basé sur les secteurs non syndicalisés et la main-d’œuvre à coût extrêmement faible.

Les arrestations régulières de Rohingya en situation illégale à Chittagong et dans sa région ou bien leur fréquente disparition dans les eaux du golfe du Bengale attestent du flot continu de migrants à travers le Bangladesh et l’économie de la migration clandestine massive organisée dans et à partir du pays 15. Migration et trafic humain représentent une activité économique clé du Bangladesh, peut-être même la plus importante. Alors que l’industrie nationale dispose d’une capacité d’absorption de 100 000 ouvriers par an, il est considéré que la migration de main-d’œuvre offre aujourd’hui de l’emploi à un nombre six fois plus important de personnes 16. L’économie de la migration légale comme celle de la migration illégale de la main-d’œuvre non qualifiée jouent donc un rôle central dans la société bangladaise.

Bien que les études manquent à ce sujet, l’enjeu économique de la migration de réfu-giés rohingya à Chittagong s’inscrit dans un développement économique basé presque

83Les Rohingya à Chittagong (Bangladesh) : enjeux d’une invisibilité

Moussons n° 22, 2013-2, 75-86

exclusivement sur le faible coût de la main-d’œuvre que ce soit dans l’industrie textile, le démantèlement des navires ou la construction navale et immobilière. Dans le sud du Bangladesh, où les Rohingya peuvent se fondre avec le reste de la population, ces quatre activités sont essentiellement concentrées à Chittagong. Si le réservoir national de main-d’œuvre demeure important, un afflux de travailleurs étrangers prêts à accepter des salaires encore inférieurs – de 100 à 200 taka par jour (1 à 2 euros) contre environ 400 à 500 (4 à 5 euros) – pour des tâches non spécialisées dans la ville de Chittagong et sa région, représente un attrait évident pour les entrepreneurs locaux. D’autant que le développement économique du Bangladesh repose sur des secteurs d’activité très peu ou non syndicalisés, essentiellement concentrés dans la périphérie des deux grands centres urbains que sont Dacca et Chittagong – en particulier les Export Processing Zone, bassins industriels de production destinée à l’exportation qui bénéficient de statuts fiscaux privi-légiés. Ces activités nécessitent un renouvellement fréquent de la main-d’œuvre afin de maintenir des taux salariaux faibles dans des conditions de travail de grande pénibilité, voire de grande dangerosité. Or, le renouveau économique que connaît Chittagong depuis les années 2000 est précisément basé sur ces activités.

Aussi, ne s’étonnera-t-on pas que la présence des populations rohingya dans les nom-breux chantiers de construction de Chittagong ne soit mentionnée qu’officieusement, ni qu’une population flottante soit évoquée concernant les alentours du stade extérieur de la ville, c’est-à-dire dans une direction où la ville s’étend et près des chantiers de déman-tèlement des navires. L’insertion dans le tissu urbain de Chittagong est facilitée par le caractère lâche du maillage étatique en général et la précarité des moyens d’identification en particulier. L’activité d’enregistrement des états civils y est précaire, soumise à une forte corruption locale. Cette précarité permet souvent à la population rohingya d’acquérir – ou plutôt, d’acheter – la nationalité bangladaise, ce qui facilite leur intégration et leur sortie de l’illégalité 17.

ConClusion : dE rohingya à ChittagoniEn ?Chittagong aurait pu constituer une ville référence pour les Rohingya en exil. Leur nombre dans la cité, l’identité linguistique et confessionnelle partagée avec les populations locales, la référence historique pour une partie de la communauté qui fut originaire de cette même région de Chittagong avant de s’installer dans l’Arakan au fil des deux derniers siècles, le rôle économique et administratif de la ville : de nombreux facteurs auraient pu amener la seconde cité du Bangladesh à jouer un rôle de premier plan pour cette communauté persé-cutée en Birmanie. Or, la présence de cette population à Chittagong est fréquemment pas-sée sous silence. La communauté rohingya se trouve ainsi dépourvue de la visibilité qu’un grand centre urbain d’accueil à proximité de la frontière birmane pourrait fournir pour son organisation et ses activités mobilisatrices en exil. Cette invisibilité est par ailleurs entretenue par des activités économiques qui reposent sur une clandestinité profitable, en particulier pour l’économie locale. Le déni de reconnaissance de la présence des Rohingya renforce leur vulnérabilité en les privant de tout pouvoir de mobilisation et aggrave leur dépendance par rapport aux réseaux clandestins, qu’ils soient solidaires et/ou prédateurs. Dans la précarité de leurs parcours individuels et collectifs parsemés d’embûches et de clandestinité, ne devons-nous pas nous attendre à assister à un phénomène qui verrait de nombreux Rohingya (re)devenir des Chittagoniens ? La ville de Chittagong y jouerait un rôle majeur du fait du relatif anonymat offert par le contexte urbain. Pourrait-il y avoir une intégration silencieuse, progressive et clandestine des Rohingya au Bangladesh ? quelles

Samuel Berthet84

Moussons n° 22, 2013-2, 75-86

en pourraient alors être les conséquences pour cette communauté discriminée mais aussi pour le tissu socioculturel du Bangladesh méridional ?

notes1. http://www.kaladanpress.org/. Le site ne précise pas l’adresse de son bureau, situé (de

façon officieuse depuis 2002) dans le quartier de Muradpur à Chittagong.2. Voir les nombreux rapports et dépêches des organisations internationales disponibles

sur les sites du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (http://www.irinnews.org/) et du HCR (http://www.unhcr.fr/cgi-bin/texis/vtx/home). Voir également le rapport de la mission de l’Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides (OFPRA 2011).

3. L’auteur est locuteur de bengali et a résidé cinq années dans la ville de Chittagong.4. Ces influences sont la conséquence de la présence marchande et militaire des Arabes,

Persans, Chinois et Portugais dans la région aux époques médiévales et modernes.5. Integrated Regional Information Networks (IRIN), Bangladesh : Rohingya refugees face

more restrictions, 12 October 2012 ; voir aussi « Two camps of thought on helping Rohingya in Bangladesh », News Stories, 28 January 2013.

6. « Rather, they give new and somewhat disturbing meaning to the term “transnational migrants,” by belonging, in a de facto sense, to both countries and paradoxically, increas-ingly unwanted by them ».

7. « Bangladesh Can’t Help Rohingya : PM Hasina Says her Country Cannot Afford to Accom-modate more Refugees », The Daily Star, July 28 2012.

8. Zones de production à l’exportation pour les entreprises étrangères en vue de faciliter leur implantation et de créer des emplois localement.

9. Cette association s’est trouvée encouragée dans l’opinion internationale par les travaux du journaliste d’investigation Bertil Lintner, notamment son article à maintes fois cité : « Bangladesh : Breeding Ground for Muslim Terror », Asia Times, 21 septembre 2002 (http://www.atimes.com/atimes/South_Asia/DI21Df06.html).

10. « Immigration and foreign ministry officials claimed that once abroad, many Rohingyas commit crimes tarnishing the image of Bangladesh », « 3 Rohingyas Held with Fake pass-ports », The Daily Star, 12 janvier 2012, http://www.thedailystar.net/newDesign/latest_news.php?nid=43916 consulté le 19 janvier 2013.

11. « The ARNO was operating from Chittagong in Bangladesh and allegedly had contacts with groups on the Thai-Burma border. The document noted that the government of Bangla-desh instructed the ARNO in May 2002 to move its bases from south-eastern Bangladesh following which 195 Arakan Army members turned themselves in to the Burmese ». In D’Costa, Bina, « Rohingyas and the “Right to Have Rights” », http://www.thedailystar.net/forum/2012/August/rohingyas.htm.

12. Hathazari est une localité voisine du campus de l’université de Chittagong située à une vingtaine de kilomètres de la ville. Hathazari est le principal centre des Hifazat e-Islam (les « protecteurs de l’Islam »), groupuscule fondamentaliste qui a récemment émergé sur la scène politique bangladaise.

13. Les liens entre la communauté rohingya et l’International Islamic University sont revendiqués par le Rohingya Youth Development Forum, notamment pour l’accueil d’étu- diants rohingya en son sein (voir le site http://rydfinfo.blogspot.com). Cette information est confirmée par le site worldbulletin.net qui mentionne un accord entre le Turkish Religious Affaires Foundation (TDV) et cette université (voir http://www.worldbulletin.net/?aType=haber&ArticleID=104758, consulté le 19 janvier 2013).

85Les Rohingya à Chittagong (Bangladesh) : enjeux d’une invisibilité

Moussons n° 22, 2013-2, 75-86

14. Cette ligne m’a été clairement présentée par le chef du bureau du The Daily Star à Chittagong, le plus grand quotidien de langue anglaise, une ligne qui se trouve régulière-ment exprimée par ailleurs dans ses colonnes. Par exemple : Dwaipayan Barua, « The Debate over the Rohingya Issue », http://www.thedailystar.net/forum/2012/July/debate.htm. On retrouve cette opinion dans les colonnes d’autres organes de presse tels que BDNews 24 : voir ainsi Afsan Chowdhury, « Denying Rohingyas : Not in Our Name », BDNews 24, 17 juin 2012 et C.R. Abrar, « Refugee Experience of 1971, Blurring Memories, Forsaking Responsibilities », p. 18, The Daily Star 22nd Anniversary issue, 19.03.2013 et New Age, http://newagebd.com/special.php?spid=13&id=61.

15. « 13,000 Boat People Flee Myanmar, Bangladesh : UN », The Daily Star, 4 janvier 2013, et “UN : Indian Ocean Claims Hundreds as One of the Deadliest Waters », The Daily Star, 22 février 2013. Voir aussi David Scott Mathieson, « Plight of the Damned : Burma’s Rohingyas », Global Asia, 4, 1 : 87-91.

16. C.R. Abrar, « Sustaining Gains from Labour Migration » in « Transition Year For Bangla-desh », The Daily Star 22nd Anniversary Issue, 19 mars 2013, p. 18.

17. L’OFPRA évoque la « corruption récurrente qui affecte le fonctionnement des institutions administratives et judiciaires » (OFPRA 2011 : 169).

référencesASCARO, Pascal & Loïs DESAINE, 2008, La Junte birmane contre l’« ennemi intérieur » :

le régime militaire, l’écrasement des minorités ethniques et le désarroi des réfugiés rohingya, Paris : l’Harmattan.

BERNOT, Lucien, 1967, Les Paysans arakanais du Pakistan oriental, l’histoire, le monde végétal et l’organisation sociale des réfugiés Marma (Mog), vol. 1, Paris, La Haye : Mouton & co.

DEFERT, Gabriel, 2007, Les Rohingyas de Birmanie, arakanais et apatrides, Paris : Aux Lieux d’être.

KHAN, Irene, 2010, Population Displacement in South Asia : Advocating a New Approach, http://www.calternatives.org/resource/pdf/Population%20Displacement%20in%20South%20Asia%20-%20Advocating%20a%20New%20Approach.pdf, en ligne le 25.12.2010, consulté le 9 janvier 2013.

LUDDEN, David, 2011, « The Process of Empire : Frontiers and Borderlands », in Tribu-tary Empires in Global History, Peter Fibiger Bang & Christopher Alan Bayly, Londres : Palgrave Macmillan, p. 132-150.

MATHIESON, David Scott, 2009, « Plight of the Damned : Burma’s Rohingyas », Global Asia, 4, 1 : 87-91.

OFPRA, 2011, Rapport de mission en République populaire du Bangladesh, 2 au 16 novembre 2010, Mission organisée par l’OFPRA avec la participation de la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA), avril 2011, Paris : OFPRA.

qANUNGO, Suniti Bhushan, 1988, A History of Chittagong, vol. 1, Chittagong : Signer Library.

RAMACHANDRAN, Sujata, 2005, « Indifference, Impotence and Intolerance », Global Migration Perspectives, 42 : 3, publication de la Global Commission on International Migration.

SCHENDEL, Willem (van), 2005, The Bengal Borderland : Beyond State and Nation in South Asia, Londres : Anthem Press.

YEGAR, Moshe, 1972, The Muslims of Burma : A Study of a Minority Group, Weesbaden : Otto Harrassowitz.

Samuel Berthet86

Moussons n° 22, 2013-2, 75-86

résumé : Les Rohingyas en exil ont attiré l’attention des médias, des ONG et des universitaires pour leur migration périlleuse dans la baie du Bengale et leur installation dans les camps du HCR près de la frontière bangladaise. La plupart de ces migrants vivent toutefois en dehors de ces camps dans la région de Chittagong. Aucune étude n’a été consacrée à leur présence dans la capitale éponyme où la partie la plus importante d’entre eux réside dans des conditions précaires mais certainement en route vers une (ré)integration.

rohingya in chittagong: issues of an invisibility

abstract : The Rohingya in exile has attracted the attention of the world media, the NGOs and the scholars for their hazardous migrations in the Bay of Bengal and their settlement under the UNHCR near the Bangladesh border. But the biggest part of the migrants lives outside those camps in the region of Chittagong. No studies have been carried out regarding their presence in the eponimous capital city where the most important part of the migrants remain in a very precarious manner but most probably on their way towards (re)integration.

mots-clés : migrants transnationaux – Rohingyas – Chittagong – Bangladesh – Asie du Sud.

Keywords : transnational migrants – Rohingyas – Chittagong – Bangladesh – South Asia.