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1 Les masques demprunt du Grand Meaulnes Le Grand Meaulnes est parcouru par d’indicibles, d’inavouables vérités physiques, dont Alain-Fournier délègue l’expression à la pantomime. La plus explicite est celle du clown Ganache lorsqu’il éventre une poupée de son, fétiche expiatoire des péchés commis par Augustin Meaulnes avec la fiancée de Frantz, la couturière Valentine aux airs de Pierrot coupable. Mais le roman repose sur un autre implicite, l’emprunt à la trame d’un roman populaire, La Disparition du Grand Krause, qui fit l’objet d’une étrange censure familiale. Ce sont ces deux voies du silence que je tenterai d’explorer. * Une scénographie rigoureuse régit Le Grand Meaulnes : le théâtre de la cour décole, le Domaine mystérieux, le cirque de Ganache, la Maison de Frantz, se succèdent comme des décors de lanterne magique. Les personnages costumés de ce récit spectaculaire flottent dans notre mémoire comme les spectres des pantomimes lumineuses quÉmile Reynaud projetait au musée Grévin à la fin du XIX e siècle, quelques années après la naissance dHenri Fournier. Leurs dialogues intimes, chuchotés, semblent écrits pour ces théâtres de papier, nés à la fin du XVIII e siècle en Allemagne et qui, ayant pris un nouvel élan dans lAngleterre du XIX e , inondèrent lEurope romantique. Il suffit de quelques lignes pour prendre la mesure de ce petit théâtre enchâssé dans le récit, de ces jeux denfants orchestrés par le jeune romancier après tant de musiciens, Schumann, Bizet, Ravel et bien sûr son cher Debussy. Le « Childrens Corner » qui surgit au détour dun couloir du Domaine mystérieux accumule les réminiscences littéraires et concentre, sur ces tréteaux domestiques, tous les accessoires de la représentation : Meaulnes, avec précaution, allait poser dautres questions, lorsque parut à la porte un couple charmant : une enfant de seize ans avec corsage de velours et jupe à grands volants ; un jeune personnage en habit à haut col et pantalon à élastiques. Ils traversèrent la salle, esquissant un pas de deux ; dautres les suivirent ; puis dautres passèrent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot blafard, aux manches trop longues, coiffé dun bonnet noir et riant dune bouche édentée. Il courait à grandes enjambées maladroites, comme si, à chaque pas, il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur, les jeunes gens lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants qui le poursuivaient avec des cris perçants. Au passage il regarda Meaulnes de ses yeux vitreux, et l écolier crut reconnaître, complètement rasé, le compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui tout à lheure accrochait les lanternes. Le repas était terminé. Chacun se levait. Dans les couloirs sorganisaient des rondes et des farandoles. Une musique, quelque part, jouait un pas de menuet… Meaulnes, la tête à demi cachée dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se sentait un autre personnage. Lui aussi, gagné par le plaisir, il se mit à poursuivre le grand pierrot à travers les couloirs du Domaine, comme dans les coulisses dun théâtre où la pantomime, de la scène, se fût partout répandue. Il se trouva ainsi mêlé

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Les masques d’emprunt du Grand Meaulnes

Le Grand Meaulnes est parcouru par d’indicibles, d’inavouables vérités physiques, dont

Alain-Fournier délègue l’expression à la pantomime. La plus explicite est celle du clown

Ganache lorsqu’il éventre une poupée de son, fétiche expiatoire des péchés commis par Augustin

Meaulnes avec la fiancée de Frantz, la couturière Valentine aux airs de Pierrot coupable. Mais le

roman repose sur un autre implicite, l’emprunt à la trame d’un roman populaire, La Disparition

du Grand Krause, qui fit l’objet d’une étrange censure familiale. Ce sont ces deux voies du

silence que je tenterai d’explorer.

*

Une scénographie rigoureuse régit Le Grand Meaulnes : le théâtre de la cour d’école, le

Domaine mystérieux, le cirque de Ganache, la Maison de Frantz, se succèdent comme des décors

de lanterne magique. Les personnages costumés de ce récit spectaculaire flottent dans notre

mémoire comme les spectres des pantomimes lumineuses qu’Émile Reynaud projetait au musée

Grévin à la fin du XIXe siècle, quelques années après la naissance d’Henri Fournier. Leurs

dialogues intimes, chuchotés, semblent écrits pour ces théâtres de papier, nés à la fin du XVIIIe

siècle en Allemagne et qui, ayant pris un nouvel élan dans l’Angleterre du XIXe, inondèrent

l’Europe romantique. Il suffit de quelques lignes pour prendre la mesure de ce petit théâtre

enchâssé dans le récit, de ces jeux d’enfants orchestrés par le jeune romancier après tant de

musiciens, Schumann, Bizet, Ravel et bien sûr son cher Debussy. Le « Children’s Corner » qui

surgit au détour d’un couloir du Domaine mystérieux accumule les réminiscences littéraires et

concentre, sur ces tréteaux domestiques, tous les accessoires de la représentation :

Meaulnes, avec précaution, allait poser d’autres questions, lorsque parut à la porte un couple charmant : une

enfant de seize ans avec corsage de velours et jupe à grands volants ; un jeune personnage en habit à haut col et

pantalon à élastiques. Ils traversèrent la salle, esquissant un pas de deux ; d’autres les suivirent ; puis d’autres

passèrent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot blafard, aux manches trop longues, coiffé

d’un bonnet noir et riant d’une bouche édentée. Il courait à grandes enjambées maladroites, comme si, à chaque pas,

il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur, les jeunes gens

lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants qui le poursuivaient avec des cris perçants. Au passage il

regarda Meaulnes de ses yeux vitreux, et l’écolier crut reconnaître, complètement rasé, le compagnon de M.

Maloyau, le bohémien qui tout à l’heure accrochait les lanternes.

Le repas était terminé. Chacun se levait.

Dans les couloirs s’organisaient des rondes et des farandoles. Une musique, quelque part, jouait un pas de

menuet… Meaulnes, la tête à demi cachée dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se sentait un autre

personnage. Lui aussi, gagné par le plaisir, il se mit à poursuivre le grand pierrot à travers les couloirs du Domaine,

comme dans les coulisses d’un théâtre où la pantomime, de la scène, se fût partout répandue. Il se trouva ainsi mêlé

2

jusqu’à la fin de la nuit à une foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois il ouvrait une porte, et se trouvait

dans une chambre où l’on montrait la lanterne magique. Des enfants applaudissaient à grand bruit… Parfois, dans un

coin de salon où l’on dansait, il engageait conversation avec quelque dandy et se renseignait hâtivement sur les

costumes que l’on porterait les jours suivants…1

Comment ne pas songer à cet autre théâtre sur lequel s’ouvre Sylvie et surtout à la scène

d’Othys où, précédant le couple costumé de l’étrange fête, le narrateur et la petite fille du hameau

se déguisent dans les habits de noces de l’oncle défunt et de la grand-tante, semblable « aux fées

des Funambules qui cachent, sous leur masque ridé, un visage attrayant, qu’elle révèlent aux

dénouement, lorsqu’apparaît le temple de l’amour et son soleil tournant qui rayonne de feux

magiques2 ». Chez Nerval – familier des Funambules comme ses amis Théophile Gautier et

Champfleury qui ont laissé de précieuses évocations de ce théâtre –, l’épisode suit la traversée en

barque sur l’île du château de Loisy, sortie du Voyage à Cythère de Watteau (« Nos costumes

modernes dérangeaient seuls l’illusion3 »). Chez Fournier, elle précède immédiatement la

rencontre de Meaulnes et d’Yvonne dans le Domaine mystérieux, à l’embarcadère des bateaux de

plaisance qui reçoivent des passagers drapés dans des habits à la fois modernes et anachroniques4.

Quant au Pierrot sinistre et fantasque, descendant grimaçant du Gilles de Watteau, qui s’exprime

« à la façon d’un fossoyeur de Shakespeare » (avec Hamlet, le XIXe siècle redécouvre le clown

originel5) et « sur le ton d’un boniment forain6 », il est le produit d’une généalogie bien précise :

c’est le fils mauvais du clown de Théodore de Banville, le clown anglais de Baudelaire revisité

par Laforgue, le frère du féroce Pierrot lunaire (1884) du poète belge Albert Giraud dont Arnold

Schönberg s’inspire en 1902 pour son mélodrame expressionniste, le mime inquiétant du Pierrot

d’Henri Rivière (1860) et des Braves Gens de Jean Richepin (1886) – le pitre décharné,

méprisant et pathétique qui fascine aussi Verlaine, Mallarmé, Kahn, pour ne citer que quelques

poètes et, par sa proximité avec les mouvements des hystériques et des épileptiques, deux

médecins et un philosophe : Jean-Martin Charcot, Paul Richer, Henri Bergson. L’époque baigne

dans le cirque que prolongent les séances publiques dans l’amphithéâtre du docteur Charcot.

Indissociable du théâtre, le cirque lui sert tantôt d’antidote – pour Edmond de Goncourt et pour

1. Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes [1913], Paris, Classiques Garnier, 1986, p. 217-218.

2. Gérard de Nerval, Sylvie [1853], dans Œuvres complètes, édition de Jean Guillaume et Claude Pichois, Paris,

Bibliothèque de la Pléiade, t. III, 1993, p. 550.

3. Ibid., p. 545.

4. Je renvoie à l’article de Roger Baudry, « Les valeurs symboliques du costume dans Le Grand Meaulnes », dans

Alain Buisine et Claude Herzfeld (éd.), Mystères d’Alain-Fournier, Saint-Genouph, Nizet, 1999, p. 153-164.

5. Voir David Wiles, Shakespeare’s Clown. Actor and Text in the Elisabethan Playhouse, Cambridge University

Press, 1987.

6. Le Grand Meaulnes, éd. citée, p. 209-210.

3

Barbey d’Aurevilly, il compense l’ineptie du boulevard – tantôt de reflet flatteur – comme en

témoignent les nombreuses représentations de ce spectacle sur les planches, qu’il s’agisse des

Deux Pierrots d’Edmond Rostand (1891) ou des Pagliacci de Leoncavallo (1892). Les

interprètes de Rostand sont au cœur de cette relation conflictuelle : Constant Coquelin, créateur

de Cyrano, se fait traiter de clown par Octave Mirbeau, et s’en flatte7 ; Lucien Guitry, créateur de

Chantecler, inspire à Sacha la pièce Deburau, créée en 1918 au Théâtre du Vaudeville : le père et

le fils se réconcilient sous les masques enfarinés des hommes blancs, Jean-Gaspard et Charles

Deburau. Trois décennies plus tard, en 1943, le grand mime de l’époque romantique ressuscite

dans le scénario des Enfants du Paradis : la reconstitution scrupuleuse indique que Jacques

Prévert n’a négligé aucune lecture, à commencer par Deburau, histoire du théâtre à quatre sous

de Jules Janin (1832). En 1950, c’est au tour de Sacha Guitry d’adapter son Deburau à l’écran, et

de reprendre le rôle qu’il avait écrit pour son père.

C’est dans ce climat qu’a grandi, comme homme et comme écrivain, Henri Fournier, né

en 1886 avec le Manifeste du Symbolisme. Une atmosphère dont l’imprégnèrent ses lectures

d’enfance, que prolongea l’admiration pour l’œuvre de Laforgue, incessamment traversée par les

pierrots macabres, et qu’entretint, à la fin de sa courte existence, l’amour passionné de Pauline

Benda, Mme Simone à la scène et partenaire de Lucien Guitry dans Chantecler. En ces années, le

théâtre n’est jamais loin du cirque, comme en témoigne la didascalie ouvrant le canevas de la

seule pièce ébauchée par Alain-Fournier qui, la nuit du 16 janvier 1914 après une soirée passée

avec Simone, esquissa d’un jet un scénario qu’il ne devait jamais reprendre, La Maison dans la

forêt :

Une grande salle rustique, dans une maison forestière, aux premières heures du jour. Les volets sont

fermés, mais le soleil du matin commence à filtrer à travers l’imposte.

L’ensemble du décor donne l’impression d’un décor truqué de pantomime. Il semble que les volets vont

s’entrouvrir et un clown sauter la tête la première à l’intérieur de la pièce. Les accessoires ne sont que des

accessoires. On verra plus loin quels ils sont8.

Les trois actes qui suivent, un marivaudage mélancolique à l’issue heureuse, où l’on

retrouve les structures fétiches d’Alain-Fournier, le couple frère-sœur, un décor renvoyant à la

fois au cadre de son enfance à la lisière des forêts de Sologne et au théâtre de Maeterlinck,

7. Octave Mirbeau, Un comédien, suivi de Constant Coquelin, Les Comédiens par un comédien, réponse à M. Octave

Mirbeau, Paris, Brunox, 1883.

8. « La Maison dans la forêt, ébauche théâtrale d’Alain-Fournier », Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-

Fournier, n° 91, 2e trimestre 1999, p. 9.

4

n’exploitent pas cette indication si curieuse. Incongrue à nos yeux, elle n’aurait toutefois pas

retenu l’attention des contemporains, tant elle est ordinaire pour l’époque. Le clown y est

omniprésent, non seulement sur la piste des cirques mais dans la pensée de tous ceux qui

souhaitent rénover le théâtre. Elle poursuivait le lieutenant Henri Fournier pendant les grandes

manœuvres de 1908 :

Cette lettre commencée hier Dimanche a été interrompue par des amis des manœuvres qui m’ont emmené

au music-hall. J’en suis débarrassé maintenant. Je ne regrette pourtant pas cette soirée. J’ai vu l’Homme qui tombe.

Je maintiens que l’homme qui invente un tel type, un tel visage, et qui retrouve pour en intensifier l’expression de

telles expressions du visage, des gestes et des cris humains est une manière de génie. Je crois qu’une étude du geste

humain faite à la fois de dissection et de mystère, comme la concevrait Claudel par exemple, devrait partir de l’étude

des clowns. De même, une étude sur Shakespeare. C’est une très vieille idée qui m’est chère. Peut-être la reprendrai-

je9 ?

La « très vieille idée » de ce jeune homme de vingt-deux ans est loin d’être neuve et a

déjà été exploitée par bien des écrivains10. Le baratin débridé et loufoque des clowns dits

shakespeariens a retenu l’attention de nombreux dramaturges depuis leur apparition dans la

seconde moitié du XIXe siècle. Ces pitres bavards, d’origine anglaise pour la plupart – James

Boswell fut le plus illustre d’entre-eux11 –, s’affirment parallèlement aux disloqués et aux

contorsionnistes muets, catégorie à laquelle se rattache « l’Homme qui tombe », préfiguration du

sinistre pierrot du Grand Meaulnes, Ganache, héritier du pierrot anglais décrit par Baudelaire, des

clowns Hanlon Lees qui fascinaient Villiers de L’Isle-Adam et du mime Tombre dont Jean

Richepin a détaillé les rictus et les tortillements semblables aux manifestations du delirium

tremens. Ce sont ces derniers, et non les clowns shakespeariens qui ne sont ici mentionnés que

par convention, dont Henri Fournier souhaite disséquer le geste. Tel est bien le clown,

expressionniste et clinique, squelettique et titubant comme un alcoolique, qu’on retrouvera dans

la scène de cirque du roman, sous les traits « d’un long pierrot en trois pièces mal articulées » :

9. Alain-Fournier à Jacques Rivière, 20 septembre 1908, dans Correspondance 1904-1914, éd. d’Alain Rivière et

Pierre de Gaulmyn, Paris, Gallimard, 1991, p. 237. Le 23 septembre 1908, Fournier décrit une nouvelle fois

l’Homme qui tombe à sa mère, en revenant sur des souvenirs plus anciens : « Et je me rappelle que, au cirque de

Brest par exemple, d’autres clowns m’ont déjà donné des impressions aussi profondes. À l’apogée, quand du haut

d’un échafaudage de chaises, il faisait une chute énorme et très lente, son cri qui se prolongeait comme la chute

aurait dû donner une crise de nerfs à toutes les dames des fauteuils. Il est dommage que les clowns aient élu domicile

dans les music-halls, où il faut passer, pour les trouver, par des productions d’une saleté et d’une nullité

inimaginables. » Lettres d’Alain-Fournier à sa famille (1905-1914), Paris, Émile-Paul, 1940, p. 265.

10. Je ne reviens pas ici sur une question que j’ai exposée dans Romans de cirque, Paris, Robert Laffont, coll.

Bouquins, 2002, en particulier dans l’introduction au Train 17 (1877) de Jules Claretie.

11. Voir notamment Jules Claretie, « La vie et la mort d’un clown. — Auriol. [...] — Un clown shakespearien. —

Boswell [...] » [6 septembre 1881], dans La Vie à Paris. 1881, Paris, Victor Havard, [1882], p. 353-356.

5

Je ne saurais plus reconstituer aujourd’hui le sujet de sa pantomime. Je me rappelle seulement que dès son

arrivée dans le cirque, après s’être vainement et désespérément retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau se relever ;

c’était plus fort que lui : il tombait. Il ne cessait pas de tomber. Il s’embarrassait dans quatre chaises à la fois. Il

entraînait dans sa chute une table énorme qu’on avait apportée sur la piste. Il finit par aller s’étaler par delà la

barrière du cirque jusque sur les pieds des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public à grand’peine, le tiraient

par les pieds et le remettaient debout après d’inconcevables efforts. Et chaque fois qu’il tombait, il poussait un petit

cri, varié chaque fois, un petit cri insupportable, où la détresse et la satisfaction se mêlaient à doses égales. Au

dénouement, grimpé sur un échafaudage de chaises, il fit une chute immense et très lente, et son ululement de

triomphe strident et misérable durait aussi longtemps que sa chute, accompagné par les cris d’effroi des femmes12.

Le passage relatif à l’Homme qui tombe dans la lettre de Fournier à Rivière trahit une

suffisance juvénile caractéristique des échanges épistolaires entre jeunes ambitieux, rêvant de

réinventer un monde qu’il leur eût suffi de redécouvrir, aussi avides de s’inscrire dans un

mouvement nouveau que peu empressés de reconnaître leurs dettes. L’ingratitude forme la

jeunesse. Celle-ci grandit avec Pelléas et Mélisande, qui démode tout ce qui précède. Dans

l’édition du centenaire, les éditeurs du Grand Meaulnes indiquent en note : « Rien dans les plans

sur les chapitres du cirque13 ». On ne saurait s’en étonner. Le thème était alors si courant qu’il se

passe de préambule ; mais surtout, j’y reviendrai, Alain-Fournier s’est inspiré d’une source qu’il

ne souhaitait pas mentionner, pas davantage, à la suite d’une étrange prescription, que ceux qui

devaient s’intéresser à son œuvre.

Non par hasard, on retrouve la même vantardise adolescente, la même désinvolture

affichée, au sujet de Sylvie, incontestable inspiratrice du Grand Meaulnes, que Fournier à la suite

de Rivière dénigre avant d’exprimer son admiration – à une époque où Nerval occupait un

strapontin dans l’histoire littéraire. Les deux jeunes gens commencent par rivaliser de coquetterie,

traitant le récit avec condescendance, comme un charmant débris, un objet de brocante obtenu à

bas prix, une bergerie surannée : « Sylvie de Gérard de Nerval. Oh ! 5 sous, mais ça les vaut bien

et ce n’est pas surfait. La jolie histoire flottante, balbutiée, entrevue et rococo. La jolie histoire.

On pense à Rousseau, à la pervenche et par un détour à Fr. Jammes.14 » Deux semaines plus tard,

Fournier, plus familier de Jammes que de Nerval lui aussi, toujours soucieux de se mesurer à son

ami, lui fait cette réponse mimétique :

J’ai lu un peu de Sylvie de Gérard de Nerval, que j’ai trouvé sur les quais pour 2 sous. À vrai dire, je trouve

ça trop rédaction, trop « P. Meur » dans le sentiment, trop « guide » dans les descriptions. […] Il n’y a presque pas

de coin, même et surtout dans la fameuse ronde du début, où l’on ne soit pas gêné par la recherche de l’effet, de la

phrase conventionnelle. Ce qui est joli c’est le genre, l’époque ; ce qui est exquis c’est la façon bête de finir comme

12. Le Grand Meaulnes, éd. citée, p. 267-268.

13. Ibid., p. 267.

14. Jacques Rivière à Henri Fournier, 21 novembre 1905, dans Correspondance 1904-1914, éd. citée, t. 1, p. 214.

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on finissait alors dans les livres de prix : « … Elle partit d’un grand éclat de rire, puis elle reprit en soupirant : Pauvre

Adrienne ! elle est morte au couvent de Saint-S…, vers 1832. Ce qui est exquis c’est la gravure de la page 17 : « Je

lui parlais de la Nouvelle-Héloïse. » Tout ce qu’il peut y avoir d’exquis dans le bouquin est dans cette page-là15.

L’allusion aux livres de prix et aux illustrations de Sylvie n’est pas anodine. En avouant

du bout des lèvres son admiration pour la manière dont Nerval détourne les codes et les

conventions, c’est à sa propre formation que renvoie Henri Fournier et à l’usage que, dès 1905

sans doute, il prévoit de faire de ses lectures d’enfance. Il importe qu’il ait découvert Sylvie dans

une édition à bon marché aisément identifiable : celle de la Librairie illustrée, publiée en 1892

avec des lithographies de Pierre Duhem. Cette lecture dicte l’ameublement de la « chambre de

Wellington » du Domaine mystérieux, jonchée de débris hétéroclites renvoyant aux « splendeurs

de bric-à-brac qu’il était d’usage de réunir […] pour restaurer dans sa couleur locale un

appartement d’autrefois16 » qui charmaient Nerval et où Musset reconnaissait la marque de son

temps : « Enfin nous avons de tous les siècles, hors du nôtre, chose qui n’a jamais été vue à une

autre époque ; l’éclectisme est notre goût17 ». Retenons ce « bric-à-brac » : nous le retrouverons.

Le goût de la Belle Époque pour le style du XVIIIe siècle réactive le « rococo » de Sylvie.

Sous la couverture populaire de cette collection à cinquante centimes des « Chefs d’œuvre

du siècle illustrés », le récit de Nerval ne se distingue guère, en apparence, des romans de la

comtesse de Ségur dans la Bibliothèque rose. L’enthousiasme de Fournier pour la gravure banale

de la page 17 (un homme – ressemblant à Musset plus qu’à Nerval – et une jeune fille à la mode

de 1830 à l’orée d’un bois très civilisé, pareil au couple formé par Yvonne et Augustin dans la

futaie des Sablonnières), le meilleur de Sylvie de son propre aveu et dans un élan de sincérité qui

met la provocation en veilleuse, ne s’explique pas sans référence à sa première jeunesse : « Pour

ce qui est des livres de prix, par exemple, Dieu sait la place qu’ont tenue dans ma vie et dans

celle de ma sœur ces caisses de livres d’or et de carton qui arrivaient tous les ans en Juillet – Mes

parents sont instituteurs18 ». Isabelle Rivière a laissé un émouvant et précieux témoignage sur une

éducation littéraire apparentée à celle de tous les enfants d’instituteurs, confinés vacances

comprises dans une cour d’école dont ils s’évadaient par les livres de prix auxquels ils eurent un

15. Henri Fournier à Jacques Rivière, 9 décembre 1905, ibid., p. 227. (« Le père Meur » était le surnom de Paul

Meuriot, professeur d’histoire au Lycée Lakanal, auteur des Sommaires d’histoire générale à l’usage des candidats

aux baccalauréats.) 16. Gérard de Nerval, Sylvie, op. cit., p. 543. 17. Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle [1836], éd. de Frank Lestringant, Paris, Le Livre de Poche,

2003, p. 94.

18. Henri Fournier à Jacques Rivière, 4 octobre 1905, ibid., p. 173.

7

accès privilégié. Le frère et la sœur furent des consommateurs effrénés de cette bibliothèque dont

l’arrivée, quelques semaines avant la distribution des prix, leur assurait un monopole à la fois

modeste et inestimable, la connaissance exhaustive d’une littérature enfantine dont le fonds, bien

que régulièrement grossi par quelques nouveautés, était constitué d’œuvres d’édification

impérissables, régulièrement réimprimées :

Les prix sont là depuis huit jours : quatre-vingt livres rouges et dorés dans des papiers violets, verts, roses.

Ils sentent la colle, l’encre d’imprimerie, le vernis chauffé – le plus enivrant parfum que nous ayons jamais respiré !

Ils craquent un peu quand on les ouvre, ils laissent aux doigts de petits points d’or, ils jettent à pleins yeux leurs

images que l’on regarde vite jusqu’au bout avant de commencer à lire […].

Nous commencions par les plus gros. Il y avait les Prix de Certificat d’Études : Les Deux Gosses, Contes du

Pays d’Armor, l’immortel Sans Famille, cinq ou six volumes où s’approvisionner de rêves pour le reste de l’année –

le reste de la vie, peut-être… […]

La caisse arrivait trois semaines, quinze jours avant la distribution des prix ; il fallait se dépêcher de les

absorber tous, pour avoir le temps de reprendre les premiers, les beaux, les chers. Aussi, dès que nous étions sur la

pente diminuante, en dévorions-nous cinq, six des moyens, dix des plus minces à la queue leu leu dans une après-

midi de jeudi. […] Et les aventures passent, portées par tous ces êtres merveilleux ou terribles, qui ne cesseront

désormais de nous accompagner, de grandir et de s’enrichir avec nous et pour nous, à mesure que se déroulera notre

vie19…

Les valeurs sûres de la Bibliothèque rose illustrée connaissent une seconde jeunesse dans

la Nouvelle Bibliothèque d’éducation et de récréation. Tel fut le cas du Grand Krause, père

naturel du Grand Meaulnes, paru en 1880, réimprimé en 1883 sous sa parure d’or et d’incarnat

puis, la longévité s’accompagnant de discrétion, sous l’habit plus modeste de la Bibliothèque

verte en 1923. Son auteur, Jules Girardin, agrégé de grammaire, professeur de Lettres à Angers, à

Douai et finalement au lycée de Versailles, était un fournisseur attitré de Hachette dont il

alimenta généreusement la Bibliothèque rose. Girardin, dont la vie fut vouée à l’enseignement,

était bien placé pour mesurer l’émotion suscitée par l’arrivée des saltimbanques dans les villages,

la curiosité dont leurs enfants, écoliers occasionnels, « élèves de hasard », étaient l’objet. Alain-

Fournier raconte avec une grâce incomparable l’envie des petits paysans pour leurs trousses

garnies des merveilles de la foire, dont un porte-plume souvenir qui rappelle étonnamment La

Vue de Raymond Roussel. « Un plumier chinois rempli de compas et d’instruments amusants »,

des « porte-plumes “à vue” » où, « dans un œillet du manche, en fermant un œil, on voyait

apparaître, trouble et grossie, la basilique de Lourdes ou quelque monument inconnu20 », passent

19. Isabelle Rivière, Images d’Alain-Fournier, Paris, Émile-Paul, 1938, p. 40-43.

20. Chapitre « Le bohémien à l’école », dans Le Grand Meaulnes, éd. citée, p. 249. Dans le long poème de Roussel,

un porte-plume identique contient un monde en réduction : « Quelquefois un reflet momentané s’allume/ Dans la vue

enchâssée au fond du porte-plume/ Contre lequel mon œil bien ouvert est collé/ À très peu de distance, à peine

reculé ;/ La vue est mise dans une boule de verre/ Petite et cependant visible qui s’enserre/ Dans le haut, presque au

bout du porte-plume blanc/ Où l’encre rouge a fait des taches, comme en sang. […]/ Mon bras levé retombe,

8

de main en main sous les cahiers pour échapper à l’attention de l’instituteur, que la découverte

des trésors défendus captivera autant que ses ouailles : « Alors, en quelques secondes, sans bruit,

comme pour ne pas troubler le nouvel état de choses qui venait de se créer, toute la classe se

glissa curieusement autour du maître qui penchait sur ce trésor sa tête demi-chauve, demi-frisée,

et du jeune personnage blême qui donnait avec un air de triomphe tranquille les explications

nécessaires21 ». Quelques pages plus loin, le maître éprouve la même admiration, au cirque, pour

l’étrange acrobate auréolé du prestige de son trésor, qui l’impressionne comme le plus grand

tragédien ou l’inventeur du trapèze volant : « À l’entracte, le meneur-de-jeu vint s’entretenir un

instant avec M. Seurel, qui n’eût pas été plus fier d’avoir parlé à Talma ou à Léotard […]22 ». Les

objets à la fois banals et insolites (ceux-là même qui inspireront les surréalistes) font pendant aux

accessoires du spectacle et de la fête au château. Ils sont indissociables du jeu des clowns

qu’Alain-Fournier prisait tant, tout comme l’autre jeune mort de la littérature française, Raymond

Radiguet, qui dépeint la loge des Fratellini avec lesquels les aristocrates s’entretiennent aussi

simplement que M. Seurel avec le bohémien : « Il y avait là des épaves grandioses, des objets

dépouillés de leur signification première, et qui, chez ces clowns, en prenaient une bien plus

haute23 ». De tout temps les pitres ont amusé la noblesse. Quant aux forains, pourvoyeurs du rêve

dans les campagnes, ils traversent toute la littérature populaire et enfantine du XIXe siècle. Mais

pas seulement : Flaubert se souvenait des années où, crevant d’ennui au collège de Rouen, il était

suspendu « à la portière des charlatans », planté « devant la tente des bateleurs, à regarder leurs

pantalons bouffants et leurs collerettes brodées », ému par les danseuses de corde : « Ce sont là

les premières femmes que j'ai aimées24 » – bientôt, dans sa province, Emma Bovary fera tourner

un abat-jour où sont « peints sur la gaze des pierrots dans des voitures et des danseuses de corde,

avec leurs balanciers25 ». Ce monde avait déjà élu domicile chez Eugène Sue qui décrit la

rencontre d’un orphelin avec une troupe de saltimbanques, en 1846 dans Martin, l’enfant trouvé,

et bien sûr chez Hector Malot dans « l’immortel Sans Famille » (1878), mentionné par Isabelle

Rivière. Le roman de Girardin décline les mêmes thèmes, exploite les mêmes ingrédients –

comme, plus tard, Alain-Fournier transformera une vieille recette en récit poétique. On a sous-

entraînant avec lui / Le porte-plume et son paysage enfoui/ Dans l’extrémité blanche au taches d’encre rouge. » La

Vue, Paris, Lemerre, 1904, p. 3-4 et p. 116.

21. Ibid., p. 250.

22. Chapitre « Une dispute dans la coulisse », ibid., p. 265.

23. Le Bal du comte d’Orgel [1924], Paris, Le Livre de Poche, 1959, p. 23.

24. Novembre [1841-1842], Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 28.

25. Gustave Flaubert, Madame Bovary [1857], Paris, Imprimerie Nationale, 1994, p. 208.

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estimé l’importance de ces figures familières de la France du XIXe siècle, qui structurent tout le

récit ; transcendant les classes sociales, elles sont le miroir de l’époque. Le Grand Meaulnes où

un jeune aristocrate se travestit en Pierrot, compagnon d’un clown dont les pantomimes

hystériques reproduisent les gestes applaudis sur les scènes parisiennes, opère la synthèse de la

tradition populaire et de sa fortune mondaine.

La Disparition du Grand Krause, œuvre d’un des auteurs les plus prolifiques de la

Troisième République, n’a pu manquer aux lots de volumes de prix qui, dans les années 1890,

parvenaient chaque été à l’école d’Épineuil-le-Fleuriel. C’est cependant ce qu’affirma Isabelle

Rivière après qu’en 1938 Claude Roy, dans un article intitulé « Une source inconnue du Grand

Meaulnes », commit une désagréable indiscrétion, bel exemple de vérité indicible :

L’intérêt des sources, des naissances est là justement où ne l’ont pas vu les universitaires. Ce qui nous

frappe lorsque nous découvrons le paysage ou la page qui a frappé un grand écrivain ce n’est pas la similitude, mais

au contraire la dissemblance. Ce qui nous attire là ce n’est pas une explication, mais la délimitation d’un mystère.

Voici la matière qu’emprunta le poète, et voici le poème. Entre ces deux états nous pouvons discerner sans le

comprendre ce qui a fait son génie, dans quelle mesure de ce dont il s’empara il fit autre chose, son mystère

essentiel. […]

J’imagine que dans le colis de livres commandés par le directeur d’école de la Chapelle-d’Aiguillon [sic,

pour d’Angillon], le petit Fournier dut découvrir un jour un livre, que j’ai là sous les yeux, et qui dut le faire

beaucoup rêver. Lit-on encore Jules Girardin ? C’était un excellent homme qui écrivait vers la fin du siècle dernier

des romans enfantins, moraux et frais. Je mettrais ma main au feu que Fournier du savourer avec délices un de ses

ouvrages bien oublié qui se nomme La Disparition du Grand Krause. C’est le récit, naïf et édifiant, des révolutions

qu’amène dans un petit village alsacien le passage de bohémiens, et le départ, à leur suite, du grand Krause fasciné

par la vie des forains.26 »

Il n’en fallait pas davantage pour déclencher l’ire d’Isabelle Rivière, gardienne du culte.

La filiation n’était pourtant ni sensationnelle ni déshonorante. L’exemple est évident et les

parallèles sont nombreux27, fuite d’un écolier sauvage avec une troupe de forains, combats

épiques derrière une tannerie, qui rappelle si fort la bataille rangée de Sainte-Agathe, jusqu’à un

détail qui ne permet guère de douter de l’inspiration : le grand Krause a été aperçu le front ceint

d’un bandeau : « Quel air avait-il ? Il avait l’air d’avoir mal aux dents, car il avait la figure

enveloppée d’un mouchoir ; réflexion faite, il pouvait souffrir d’un mal d’oreilles aussi bien que

d’un mal de dents ; ce qui est certain, c’est qu’il avait la figure à moitié cachée28. » Comment ne

pas songer, malgré la trivialité de l’expression, à un des traits distinctifs du bohémien blessé,

Frantz de Galais, pendant sa fuite avec Ganache ?

26. Je suis partout, 10 juin 1938, p. 8. 27. Ils ont été établis par André Lebois : « Le Grand Meaulnes, fils du Grand Krause », Quo Vadis, janvier 1956,

p. 47-56. 28. Jules Girardin, op. cit., p. 244.

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Mais, pour Isabelle, non moins accaparante qu’Isabelle Rimbaud, Le Grand Meaulnes

était sorti tout armé de la tête d’Henri. Insensible aux écarts qui distinguent le récit de ses

sources, animée d’une inflexible volonté de contrôle, elle n’admit jamais qu’à grand peine les

influences et les dettes qui n’enlevaient rien au talent de son frère. Isabelle fut aussi choquée par

la révélation de cette matrice populaire qu’elle avait mal supporté une mésalliance d’un autre

type, la liaison avec Simone29. Sans voir que la découverte ne faisait qu’ajouter au charme du

Grand Meaulnes, qui avait transfiguré une matière brute en récit d’une admirable poésie, elle la

récusa violemment. Prenant acte de sa réponse, Claude Roy réagit avec une élégance ironique,

dans une concession qui étaye son hypothèse :

Je reçois de Mme Isabelle Rivière au sujet de l’article sur une source possible d’Alain-Fournier, une lettre

où elle m’assure être certaine qu’Alain-Fournier ignorait l’ouvrage en question. Encore que de tels souvenirs

puissent avec tant de facilité passer dans l’inconscient, et que le génie de Fournier ne soit en rien diminué par notre

hypothèse, il faut en croire Mme Rivière. Et la comparaison reste curieuse entre le livre de Girardin et celui de

Fournier, où la même histoire est racontée dans l’une par un homme (sans grand talent) à des enfants, et dans l’autre,

par un talent demeuré merveilleusement enfant, aux hommes30.

1938 fut une année éprouvante pour Isabelle Rivière : elle accusa aussi Marcel Arland

« qui s’efforçait de démolir Le Grand Meaulnes et son auteur31 » dans un article de La Nouvelle

Revue française. Le malentendu était complet, comme l’indique son argumentation purement

biographique : « Ce “conte bleu”, ce “rêve” qu’ont vus maints critiques et lecteurs superficiels, ce

que Marcel Arland appelle […] “UN BRIC À BRAC DE THÈMES EN VOGUE DÉJÀ RONGÉS DE

LITTÉRATURE”, est entièrement composés d’épisodes RÉELS, vécus par Henri ou connus de lui, et

qui se passent dans des lieux RÉELS. Le travail du romancier a consisté presque uniquement non

pas même à TRANSPOSER certains épisodes, mais à les TRANSPORTER en d’autres lieux que ceux

où ils s’étaient passés dans sa propre histoire, mais dans des lieux également RÉELS et qu’il avait

29. Le temps n’atténua ni son indignation ni son incompréhension : « Il y a des années, Claude Roy “révélait”, dans

un journal, que Le Grand Meaulnes était indubitablement copié d’un livre inconnu qu’il venait de découvrir : La

Disparition du Grand Krauss [sic], qu’Alain-Fournier avait certainement lu étant enfant et dont il s’était inspiré de

bout en bout. Tout le prouvait : le titre même calqué sur la moitié de l’autre ; le grenier dans l’école de Sainte-Agathe

comme dans la maison du Grand Krauss ; la fuite d’Augustin comme de l’autre garçon, etc. J’écrivis aussitôt à

Claude Roy que nous n’avions jamais lu, ni enfants, ni adolescents, La Disparition du Grand Krauss, dont il

m’apprenait ce jour-là l’existence ; que d’ailleurs, si Henri avait vraiment copié ce livre, aurait-il eu la naïveté, ou la

sottise, de signaler le plagiat par un titre si ressemblant même seulement à une moitié de l’autre, allant jusqu’à

reproduire dans le nom de son héros – pour lequel son choix était illimité – une certaine consonance de l’autre !... »

Isabelle Rivière, Vie et passion d’Alain-Fournier, Monaco, Jaspard, Polus & Cie, 1963, p. 484.

30. Je suis partout, 2 septembre 1938, p. 8. J’exprime ma gratitude à Mme Simone Buffet qui m’a communiqué les

deux articles de Claude Roy.

31. Vie et passion d’Alain-Fournier, op. cit., p. 483.

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aimés […].32 » Cette lecture jalouse et fétichiste devait durablement marquer l’accueil fait au

Grand Meaulnes, dont les lieux formèrent bientôt les étapes d’un pèlerinage littéraire sans

précédent33. L’hagiographie qui culmine dans cette Vie et passion d’Alain-Fournier au titre

éloquent, entretenait la flamme autant qu’elle pouvait détourner de l’écrivain des lecteurs agacés

par cette interprétation littérale, par cette admiration sur commande, par cette assignation à

résidence, si attachante que fût par ailleurs la géographie de l’œuvre : l’itinéraire trop balisé a fini

par étouffer Le Grand Meaulnes, par réduire son importance dans l’histoire littéraire en

l’apparentant à un récit régional. Or, à côté de ses incomparables évocations du Berry, le roman

se présente comme un protocole des adieux, avec son inventaire de motifs éclectiques : paru en

1913, il est le dernier roman du XIXe siècle. Soixante-dix ans après sa publication, le petit essai

critique de Marcel Arland demeure sans doute la plus pertinente des innombrables études

consacrées au destin inaccompli d’Alain-Fournier. Son auteur, sensible à l’efficacité proprement

dramatique du Grand Meaulnes, témoignait des dispositions qui irritaient le plus l’exclusive

Isabelle, l’indépendance et la distance critique :

Je me suis souvent étonné, causant avec Paulhan, avec Malraux, avec Drieu, de cette faveur constante. […]

Le Grand Meaulnes a curieusement vieilli. Il porte trop de vraie jeunesse pour se faner rapidement ; mais il s’efface,

il s’éloigne, il se disperse. De plus en plus ses deux éléments fondamentaux : son réalisme et son symbolisme épris

de mythes, divergent et se nuisent. […]

On tentait d’abord de se dire, pour justifier l’invraisemblance d’une scène, d’un décor ou d’un personnage :

« c’est ainsi qu’ils apparaissaient à ces enfants ». Mais les coups de théâtre et les péripéties mélodramatiques

s’accumulent, dans un pays de songe, avec une laborieuse fantaisie. Et ce n’est plus le pur songe de Fournier, mais

un bric-à-brac de thèmes en vogue et déjà rongés de littérature. […]

Il se trouve pourtant que c’est surtout par ses faiblesses que Le Grand Meaulnes a exercé une influence. On

lui a emprunté son matériel : saltimbanques, fêtes enfantines, domaines perdus, son mécanisme, sa gratuité. Le sens

en fut ainsi dénaturé. On a fait du Grand Meaulnes une école de puérilité et d’impuissance. C’était avant tout le livre

de l’ardeur et de la recherche34.

Qui aime bien châtie bien. Le bric-à-brac moqué par Arland et qui indignait si fort

Isabelle Rivière renvoie malgré l’ironie au bric-à-brac cher au cœur de Nerval. La lucidité du

critique était à la mesure de son admiration pour la sensibilité de Fournier, pour sa virtuosité

stylistique, « la poésie spontanée qui émane du plus simple trait35 », ses « dons peu communs de

32. Ibid.

33. Voir notamment Jacques Lacarrière, Alain-Fournier. Les demeures du rêve, Saint-Cyr-Sur-Loire, Christian Pirot,

2003, et Michel Baranger, Sur les chemins du Grand Meaulnes avec Alain-Fournier, Saint-Cyr-Sur-Loire, Christian

Pirot, 2004.

34. Marcel Arland, « Alain-Fournier et Le Grand Meaulnes », La Nouvelle Revue française, n° 302, 1er

novembre

1938, p. 818-821.

35. Ibid., p. 825.

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sentir et d’exprimer36 ». Sa sévérité est aujourd’hui tempérée par une tendresse pour ces

« faiblesses », ces imperfections qui nous apparaissent comme des reliques et auxquelles nous

manifestons plus d’indulgence que sa génération, puisqu’elles ne sont pas celles de nos pères :

Il est peu d’écrivains qui aient témoigné du monde une perception aussi frémissante, aussi sensuelle. […] Le

réalisme très particulier d’Alain-Fournier […] me semble l’élément le plus durable de son œuvre. Et s’en est en

même temps le véritable élément poétique. L’ambitieuse construction lyrique qu’il introduit dans Le Grand

Meaulnes reste vaine au regard de la poésie spontanée qui émane du plus simple trait37.

La « réalité » du Grand Meaulnes, sa qualité de merveilleux, tenait à un réalisme magique

qui n’est pas le produit d’un transfert mais d’une alchimie du verbe. À la suite d’Arland, Albert

Béguin et Jean Gaulmier ont affiné la définition de ce réalisme poétique38. Une belle étude

stylistique a depuis montré qu’il n’y avait pour l’écrivain « d’autre voie vers la représentation que

celle de l’énoncé du détail », suivant sa propre formule39.

Curieusement, alors qu’Arland souligne justement l’aspect composite du récit qui

emprunte à tout le XIXe siècle, de Nerval à Laforgue, qui rassemble un « matériel » comparable

aux accessoires du grenier de Sylvie, d’un théâtre amateur ou d’un bal masqué de province (les

rubans dont Mme Seurel garnit ses pauvres chapeaux, les masques du bal mystérieux, Valentine

poudrée dans sa collerette blanche, et jusqu’à la robe de velours bleu sombre à petites étoiles

d’argent dans laquelle on ensevelit Yvonne de Galais…), il semble croire que les saltimbanques

du Grand Meaulnes ont fait école, alors qu’ils appartiennent à un répertoire usé, à une troupe en

fin de tournée lorsque Alain-Fournier leur procure ce dernier engagement : au lendemain de la

Grande Guerre, la littérature se détache de ces silhouettes omniprésentes du romantisme, du

naturalisme et du symbolisme, dont relèvent également les dandies baudelairiens que sont aussi,

sous leurs travestissements divers, par leur langueur décadente et leur férocité lunatique,

Augustin Meaulnes et Frantz de Galais qui lors de la « fête étrange » évoluent dans « une

atmosphère désolée, macabre, funèbre », exprimée « dans un style de tragédie, de drame réaliste,

voire de mélodrame40 » : le conte noir côtoie sans cesse la féerie (comme le comprendra un des

maîtres du néo-polar lorsqu’il mettra en scène le retour d’Augustin au Pays perdu, en 1977 dans

Le Grand Môme, traversé par une réincarnation de Ganache en clown criminel plus terrifiant que

36. Ibid., p. 827.

37. Ibid., p. 823-825.

38. Albert Béguin, « Le message d’Alain-Fournier », dans Poésie de la présence, Neuchâtel, La Bâconnière, 1957,

p. 187-197 ; Jean Gaulmier, références à compléter.

39. Claudie Husson, Alain-Fournier et la naissance du récit, Paris, PUF, 1990, p. 368.

40. Georges G. Vidal, Les Masques d’Alain-Fournier, Paris, Minard, « Archives des Lettres modernes », 1980, p. 15.

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nature41.) On ne saurait omettre de mentionner une autre réminiscence, à chercher cette fois du

côté de la littérature anglaise dont Fournier, qui séjourna longuement Londres en 1905, était

familier depuis son enfance marquée par la lecture de Dickens. Le bohémien inquiétant et

fantasque, qui dans les notes préliminaires du roman apparaît sous l’identité de « Willie », « le

bohémien anglais », est un lointain cousin du bohémien Heathcliff des Hauts de Hurlevent –

l’amour d’Emily Brontë apparaît dans plusieurs lettres d’Henri à Pauline Benda qui, en 1913,

offrit un portrait de « la chère Émilie » à son amant42. Bohémien doit du reste être entendu au

double sens de vagabond et de représentant de cette bohème artistique qui caractérise la vie

romantique. Les deux définitions s’appliquent au dandy Frantz de Galais. La réaction de Sartre,

qui retenait surtout la cruauté du récit, est tributaire de ces références :

J’étais à l’âge où l’on fait volontiers son Alain-Fournier, où l’on se sent raffiné parce qu’on exige des

femmes une gracieuse irréalité, ce qui permet, si l’on est joli et déjà recherché, de se montrer profondément

tyrannique et capricieux avec elles, pour leur faire payer cher leur terrible péché d’être de chair et d’os, et, si l’on est

vilain, de lire du Laforgue avec une amertume méprisante. J’ai tâté un peu de cette délicatesse, mais faiblement.

C’était une direction possible. Presque tout de suite, avec Nizan, nous prîmes l’autre chemin43.

Cette pose appartenait en effet à un autre temps. Sartre aurait pu profiter de l’allusion pour

rappeler, comme il le fit au début des Mots, le souvenir de son grand-père Charles, fils

d’instituteur alsacien, parti comme le grand Krause sur les traces d’une écuyère de passage… De

Laforgue, il ne mentionne pas un récit étonnamment proche du Grand Meaulnes, écrit en 1881

mais qu’Alain-Fournier ne put connaître : il ne fut découvert qu’en 1943 dans les papiers de Paul

Bourget. Dans Stéphane Vassiliew, un collégien apparu aussi théâtralement que Meaulnes dans

une école de campagne, surnommé l’Ennuyé en raison de son apparence spleenétique, s’évade à

la suite d’un « cirque anglo-je ne sais plus quoi44 » et meurt de son expédition. La trame fait non

seulement songer au Grand Meaulnes mais à une nouvelle, Portrait, publiée par Alain-Fournier

dans La N.R.F. du 1er

septembre 1911 et reprise dans Miracles : l’enseigne de vaisseau François

Davy se suicide après s’être épris d’une écuyère du Cirque Barnum, de passage à Brest. La

coïncidence des canevas indique à quel point le thème imprégnait la fin de ce siècle qui, comme

la vie du sous-lieutenant Fournier, finit en 1914. Marcel Arland s’étonnait « qu’arrêté par la

41. A. D. G. [de son vrai nom Alain Fournier], Le Grand Môme, Paris, Gallimard, « Série Noire », 1977.

42. Alain-Fournier, Madame Simone, Correspondance 1912-1914, Paris, Fayard, 1992, p. 151. Voir aussi deux

numéros du Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier : Séjour à Londres et influences anglaises dans

l’œuvre d’Alain-Fournier (n° 15-16, 1979) et, de Robert Gibson, L’Angleterre dans la vie et l’œuvre d’Alain-

Fournier (n° 83-84, 1997).

43. Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, 1995, p. 371-372.

44. Jules Laforgue, Stéphane Vassiliew [1881], préface de Mireille Dottin-Orsini, Toulouse, Ombres, 1996, p. 65.

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guerre », le succès du roman ne cessât de croître au point « de faire du Grand Meaulnes le

premier, le seul livre classique peut-être de la littérature contemporaine45 » – alors qu’il

recueillait les derniers soupirs du XIXe siècle. Cette opinion était également celle de Jünger qui,

découvrant le roman trente ans après sa publication, insensible aux évocations de l’école et du

Berry qui touchent tant les Français, notait en 1944 : « J’ai achevé Le Grand Meaulnes d’Alain-

Fournier. Un de ces rameaux desséchés par où le romantisme atteint le vingtième siècle. On voit

combien la montée de la sève dans les cimes devient plus difficile de décade en décade46 ». À

l’heure du bilan de l’histoire littéraire du XXe siècle, ce jugement d’une extrême sévérité ne

devrait plus choquer les adorateurs du Grand Meaulnes. Le diagnostic est incontestable du point

de vue historique. Mais la rigueur toute prussienne de Jünger ne le prédisposait pas à entendre la

poésie des bocages qui innerve cette littérature et ne rend pas justice au charme de cet ultime

rayonnement, à la magie émanant d’un adieu au XIXe siècle dont le siècle suivant a renforcé le

regret. Avec plus d’à propos que Jünger, Jean Cassou rattachait l’unique récit d’Alain-Fournier à

la caravane de « l’Europe du rêve » et de « l’impérissable enfance » : « Comme dans Hoffmann,

comme dans Nerval, comme dans Eichendorff, l’Improvvisatore d’Andersen poursuit, à travers

ses années d’apprentissage et de voyage, certaines images de femmes qui, tour à tour, s’abolissent

et se superposent. Il y a là une famille de romans, faits de nostalgie et d’aventure, et où sont

dépeints certains sentiments, où agissent certains ressorts qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Sans

doute Le Grand Meaulnes est-il le dernier chaînon de cette tradition souterraine47 ». L’allusion à

l’improvisateur n’est pas fortuite. Les quinquets vacillants de l’opéra, du théâtre, des spectacles

de marionnettes et de cirque accompagnent la sensibilité romantique de Goethe à Nerval,

d’Andersen à Alain-Fournier. La dimension spectaculaire du Grand Meaulnes permet mieux que

tout autre de capter ces lueurs.

Alain-Fournier n’avait pas épuisé le thème du cirque, que Cocteau exploitera

magistralement en transformant un appartement bourgeois en roulotte, occupée par le magnifique

couple de bohémiens formé par Paul et Élisabeth (frère et sœur aussi passionnément unis

qu’Henri et Isabelle) dans Les Enfants terribles (1929). On ne fuit plus derrière la voiture des

saltimbanques, on y élit sa demeure. L’après-guerre épure le décor, retourne les doublures, abat

45. Art. cité, p. 818.

46. Ernst Jünger, 2 janvier 1944, Journal 1943-1945, Paris, Julliard, 1953, p. 226.

47. Jean Cassou, « Préface » à H.-C. Andersen, Le Conte de ma vie, traduit du danois par Cécile Lund et Jules

Bernard, Paris, Stock, « Le cabinet cosmopolite », 1930, p. VIII.

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les paravents qui s’écroulent sur les personnages : la violence cachée par Alain-Fournier, Cocteau

l’affiche – et désamorce du même coup la perversité ; c’est la tendresse qu’il dissimule dans son

théâtre en chambre, l’envers du Grand Meaulnes, ce musée de paillettes qui continuent de

scintiller après leur extinction, comme tant d’étoiles.

Sophie Basch

Université de Paris-Sorbonne