silence et cris : dire le politique dans la littérature francophone à travers l’exemple de peau...

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1 Essamkaoui Anissa Master 1 Recherche-Littérature Française Spécialité littérature francophone Année universitaire 2015-2016 Silences et cris : dire le politique dans la littérature francophone à travers l’exemple de Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon, Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Court travail de synthèse suite au séminaire « Politique de la littérature : écritures et théories des littératures francophones » de Monsieur Romuald Fonkoua, professeur des Universités à la Sorbonne (Paris IV) Semestre 1, décembre 2015.

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Essamkaoui Anissa

Master 1 Recherche-Littérature Française

Spécialité littérature francophone

Année universitaire 2015-2016

Silences et cris : dire le politique dans la littérature francophone à travers l’exemple de Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon, Les soleils des

indépendances d’Ahmadou Kourouma, Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire.

Court travail de synthèse suite au séminaire « Politique de la littérature : écritures et théories des littératures francophones » de Monsieur Romuald Fonkoua, professeur des Universités à

la Sorbonne (Paris IV) Semestre 1, décembre 2015.

2

TABLE DES MATIÈRESTABLE DES MATIÈRES...........................................................................................................................2

INTRODUCTION :....................................................................................................................................3

I. L’OMNIPRÉSENCE DU LANGAGE (POLITIQUE) ET DE LA PAROLE (ENGAGÉE) DANS L’ÉCRITURE FRANCOPHONE : LA CONFUSION DU POÉTIQUE ET DU POLITIQUE.......................................................5

A. L’ethos du discours, un élément omniprésent en littérature et en politique :......................5

B. De la disparition des mythes chez Kourouma : quel discours après les Indépendances ?...8

II. SILENCE PONDÉRÉ CONTRE CRI DE RÉVOLTE : CÉSAIRE AVEC FANON, FANON CONTRE CÉSAIRE.................................................................................................................................................9

A. Le choix de la raison silencieuse chez Frantz Fanon :..........................................................10

B. La poésie péléenne de Césaire : éruption du cri, lyrisme de la fureur et de la folie :........11

C. Une littérature du cri, du mot et de l’appel fondamentalement réfléchie :........................13

III. VERS UNE POÉTIQUE DÉSENGAGÉE POUR MIEUX DIRE LES SILENCES CRIANTS ET LES CRIS MUETS : LA SOLUTION DU « ROMAN DE SALIMATA » CHEZ KOUROUMA.........................................14

A. « Femme noire, masques d’hommes » : le problème de la misogynie criante chez Frantz Fanon...............................................................................................................................................14

B. La solution du roman démocratique mais non engagé : le roman de Salimata chez Kourouma.......................................................................................................................................17

CONCLUSION :.....................................................................................................................................20

BIBLIOGRAPHIE :.............................................................................................................................21

3

Silences et cris : dire le politique dans la littérature francophone à travers l’exemple de

Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon, Les soleils des indépendances d’Ahmadou

Kourouma, Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire.

« Et je pousserai d’une telle raideur le grand cri nègre

que les assises du monde en seront ébranlées. »

AIMÉ CÉSAIRE1

INTRODUCTION :Dans une étude consacrée à l’utilisation de la voix chez Aimé Césaire, Pierre Henri

Kalinarczyk2 revenait au triple sens de « vox », la racine latine du mot voix pour faire lumière

sur l’œuvre du poète et homme politique antillais. Le mot signifie aussi bien « cri », « mot »

et « appel ». Chacune des trois acceptions signifiait tout à la fois une visée poétique –exprimer

enfin à travers un certain lyrisme, les paroles tues d’hommes oppressés-et une visée politique

– appeler, en criant, le peuple Noir à se prendre en main. L’on devine alors, de ces trois

acceptions, différentes manières de dire le politique, mais également des enjeux variés : la

littérature francophone, celle de pays ayant vécus des situations de colonisations et de

dominations lui étant associées, doit-elle plus qu’une autre littérature, endosser le rôle de voix

aux problématiques politiques ? Les écrivains francophones sont plus ou moins dans un

rapport, assumé ou nié, avec le politique : souvent passeurs, si ce n’est porte-paroles, leur

littérature ne se comprend plus seulement dans le sens d’une visibilité de l’invisibilité –cas

des littératures permettant l’émergence de mondes neufs, imaginaires, voire cas des

littératures permettant la catharsis par emprunt de rôles qui n’existent pas (invisibles) mais qui

concerne ce qui existe (le visible)-, mais également comme parole donnée au silence. L’étude

ici présente se basera en effet sur le ton de voix, silence ou cri, le langage utilisé dans les

littératures francophones afin de signifier leur rapport au politique. Une littérature apte à

donner de la voix à tous les sujets d’une société, une littérature démocratique peut tout autant

permettre le cri irrationnel de celui qui sort de son silence et de la domination, que permettre

le silence, l’impossibilité ou le manque de volonté de crier encore. Silence et cri sont alors

deux pôles du langage qui peuvent nous aider à approcher une réflexion sur les rapports entre

politique et littérature, toutes deux liées par une omniprésence de l’instance du discours et du 1 Aimé Césaire, réplique du Rebelle dans Et les chiens se taisaient, 1958.2 Pierre Henri Kalinarczyk, Vox : le cri, le mot, l’appel dans Voix épiques. Akhmatova, Césaire, Hikmet, Neruda sous la direction d’Olivier Kachler, p. 67-70.

4

langage en leur sein. Plus encore, et en référence à l’article de P. H. Kalinarczyk, l’on se

demandera si qu’importe le sens que prend la prise de parole- cri, mot ou appel-, le ton sur

laquelle elle est pris-silence ou cri- dire le politique est une contrainte inhérente à la littérature

francophone, ou si au contraire, il n’y a pas des laissés pour compte, hors même du politique

que la littérature peut, elle seule, dans son langage propre, dire.

Le corpus ici choisi se base sur des œuvres dont le ressort reste plus ou moins le

même : une voix, sous forme de cri démesuré ou de sortie pondérée du silence, donnée aux

oppressés, dans trois textes dont la nature générique, diverse, permet d’avoir un objet de

recherche suffisamment large. Ainsi, Peau noire, masques blancs3, essai du psychiatre Frantz

Fanon, correspond à un passage du silence à la parole dans une perspective médicale,

puisqu’il s’agit d’ausculter, de diagnostiquer enfin l’âme afin de la faire parler, aussi bien

chez l’oppresseur, l’oppressé que chez les acteurs indirects du problème colonial (autres

psychanalystes). Le tout sans outrepasser l’interdit du cri que se donne le psychiatre. Cahier

d’un retour au pays natal4, accompagné d’une lecture du Discours sur le colonialisme d’Aimé

Césaire, parce qu’il est tout à la fois phénomène poétique et politique, servira d’outil de

comparaison à l’essai de Fanon : ce dernier, bien que faisant de nombreuses fois référence à

l’auteur antillais, se pose comme position silencieuse et calme de l’analyse de la folie, tandis

que le Cahier se revendique comme étant le cri de folie, admettant et soulignant

l’appropriation de la folie, préjugé donné aux Noirs antillais, comme droit du dominé. De ces

deux textes, en même temps complémentaires et antinomiques, l’on dégagera un réseau de

connexions autour du langage. Enfin, -et il faut préciser alors la (non) position particulière de

Kourouma- l’étude du roman d’Ahmadou Kourouma, Les soleils des Indépendances5, qui ne

revendique ni statut politique ni défense d’idéologies, est peut-être, plus que les deux autres

œuvres ici étudiées, celle qui permet le plus une visibilité de l’invisible- invisibles imaginaires

comme les mondes crées et l’ouverture au monde magique, mais aussi invisibles en société

puisqu’il s’agit du roman de Salimata, d’une femme dont on permet enfin l’expression.

3 On se réfèrera à l’édition du Seuil, de 1952. 4 On se réfèrera à l’édition de Présence Africaine, de 1983.5 On se réfèrera à l’édition du Seuil, de 1970.

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I. L’OMNIPRÉSENCE DU LANGAGE (POLITIQUE) ET DE LA PAROLE (ENGAGÉE) DANS L’ÉCRITURE FRANCOPHONE : LA CONFUSION DU POÉTIQUE ET DU POLITIQUE.

A. L’ethos du discours 6 , un élément omniprésent en littérature et en politique   :

Qui s’exprime ? comment ? Ces deux questions aussi lapidaires que celles posées par Frantz

Fanon dans les premières pages de Peau noire, masques blancs (Que veut l’Homme ? Que

veut l’Homme Noir ?) sont omniprésentes dans la littérature francophone. Chez les trois

auteurs, la nature différente des écrits n’empêche pas une réelle réflexion sur le langage, la

parole, le discours. Il ne s’agit pas seulement de parler, mais de se demander comment on

parle, pour quoi dire. Comme le rappelle Jean Marc Moura dans Littérature francophone et

théories postcoloniales, au chapitre « Poétiques » :

L'ethos, notion aristotélicienne, est lié à l'exercice de la parole, au rôle qui correspond au type de discours adopté. Mais tout de discours écrit doit aussi gérer son rapport à une vocalité fondamentale. Un texte en effet est généralement rapporté à quelqu'un, à une origine énonciative, à une voix qui atteste ce qui est dit. L'ethos peut être tenu pour la manière dont la scénographie gère son rapport à cette voix. Dans les littératures francophones, ce rapport à la vocalité est fréquemment donné comme premier dans l'œuvre. 7 

Il faut comprendre, dans ce propos, une mise en scène courante de l’ethos, une

discussion, une analyse des moyens du discours. Ainsi, on peut commencer par une remarque

sur le roman d’Ahmadou Kourouma : il s’agit là d’un roman qui nous fait attendre un fil

conducteur à travers le narrateur. L’on attend en effet habituellement de celui-ci, qu’il nous

guide à travers l’histoire. Pourtant, le roman se base sur une indistinction entre les différentes

voix : dès le début, le narrateur nous interpelle, pour nous rappeler qu’il y a dans le roman,

une part de surnaturel déroutante. Le premier chapitre commence avec la mort d’un homme,

si l’on s’en tient à l’expression francisée du malinké « il a fini », ce qui est l’occasion pour le

narrateur, de rapidement s’adresser à nous, mais d’embrayer ensuite, sur une focalisation

interne chez Fama, le personnage principal, puis chez Salimata.

Il y avait une semaine qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké, ou disons-le en malinké : il n’avait pas soutenu un petit rhume. Comme tout Malinké, quand la vie s'échappa de ses restes, son ombre se releva, graillonna, s'habilla et partit par le long chemin pour le lointain pays malinké natal pour y faire éclater la funeste nouvelle des obsèques. Sur des pistes perdues au plein de la brousse inhabitée, deux colporteurs malinké ont rencontré l'ombre et l'ont reconnue. L'ombre marchait vite et n'a pas salué. Les colporteurs ne s'étaient pas mépris : « Ibrahima a fini »,

6 On se réfère ici au terme comme il est développé chez Dominique Maingueneau, notamment dans Problèmes d’ethos, Pratiques numéro 113-114, 2002.7 Jean Marc Moura, Littérature francophone et théories postcoloniales, « Poétiques », Une voix des limites, p.131.

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s'étaient-ils dit. Au village natal l'ombre a déplacé et arrangé ses biens. De derrière la case on a entendu les cantines du défunt claquer, ses calebasses se frotter ; même ses bêtes s'agitaient et bêlaient bizarrement. Personne ne s'était mépris. « Ibrahima Koné a fini, c'est son ombre », s'était-on dit. L'ombre était retournée dans la capitale près des restes pour suivre les obsèques : aller et retour, plus de deux mille kilomètres. Dans le temps de ciller l'œil ! Vous paraissez sceptique ! 8

La mise en scène de la parole passe également par l’omniprésence des figures de transmission

orale, et de décryptage des secrets. Le griot africain – et l’on notera alors l’expression de

« guerrier griot » qui a souvent été utilisée pour décrire Ahmadou Kourouma, sorte de

guerrier qui agirait selon son propre chef, par la force des mots, ou figure d’un prolongement

dans le roman de formes traditionnelles- est une figure de l’oralité que l’on retrouve tout au

long du roman. Sensé symbolisé celui qui prend la parole pour tous, qui assume la voix, celui-

ci devient le symbole d’une impossibilité de représentation. Le griot individuel, occupé par

ses seuls intérêts, Bamba dans le récit de Kourouma, empêche le dialogue, puisque son

monologue ne permet ni de représenter la voix des autres, ni d’avancer. Il est une figure de la

déchéance suite aux Indépendances, car il ne permet plus d’avancée : son seul but est de

chanter sa propre gloire, ce qui traduit un exercice de la parole quelque peu bouleversé,

(notion que l’on reprendra en I. B.)

Chez Frantz Fanon, l’œuvre commence avec un questionnement non pas tant sur le sujet du

livre à proprement parler, mais sur le langage, qui est l’outil avec lequel se construit l’essai, et

qui est aussi une marque de différenciation entre les patients étudiés. Après le chapitre

introductif, Fanon discute ainsi l’usage qui est faite du langage par l’homme noir. C’est assez

tôt que le psychanalyste pose sa définition du verbe parler, liant évidemment l’émission du

discours à une mission politique, de représentation :

Parler c’est être à même d’employer une certaine syntaxe, posséder la morphologie de telle ou telle langue, mais c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une civilisation9

Il révèle alors un trouble dans la prise de parole du Noir qui a séjourné en Europe  : celui-ci

agrémente son parler d’expressions européennes, mais cela ne l’empêche pas de commettre

des « erreurs » de prononciation et de syntaxe. Chez l’homme blanc, l’étude de l’exercice de

la parole passe par la dénonciation d’un discours quelque peu condescendant : le terme

« parler petit nègre », terme qui désigne le ton condescendant et enfantin utilisé par les

Français pour s’adresser aux Noirs et aux Arabes, signifie une manière de parler à dénoncer et

à laquelle il faut se distancier. Plus forte dénonciation encore, Frantz Fanon, au quatrième

8 Les Soleils des Indépendances, p.9. 9 Peau noire, masques blancs, chapitre 1 « le Noir et le langage », p.15

7

chapitre de son ouvrage, s’attaque au discours entier d’Octave Mannoni10. Il s’agit d’un

psychologue, ayant écrit Psychologie de la colonisation, et chez qui Fanon déplorait une

volonté de taire les dérives de la colonisation. L’ethos du discours psychanalytique est ainsi :

il est démocratique en cela que son but est de révéler les problèmes, de proposer des

discussions, de sortir des lieux communs de la psychologie11. A une réflexion sur l’utilisation

du langage s’ajoute ainsi une définition du travail du psychanalyste, qui s’apparente à celui du

politicien : diagnostiquer la société, problématiser ses problèmes, apporter enfin une solution.

Si avec Aimé Césaire, le poème lyrique permet de ne poursuivre qu’une seule voix, une

certaine hybridité dans sa personne rend le discours personnel et politique bouleversé. Les

lignes liminaires du Cahier indiquent certes une voie majeure, celle de celui qui refuse

désormais l’ordre qui lui a été donné (« Va-t’en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache,

va-t’en je déteste les larbins de l'ordre et les hannetons de l'espérance. Va-t’en mauvais gris-

gris, punaise de moinillon.12 ») , celui qui, selon Alain13, pense enfin puisqu’il dit « non »,

quelques passages indiquent un ethos du discours hybride, dérangé. A la voix qui devient

celle des autres,

Et je lui dirai encore : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir. » Et venant je me dirais à moi-même : « Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse... »14

S’ajoute une voix plus complexe, qui ne correspond à personne. Aimé Césaire, ne sort pas

seulement du silence ceux qui n’ont jamais la parole, mais aussi une instance plus interne, qui

correspond aux criantes tendances personnelles à se sentir différent de ses frères humains.

Et moi, et moi, /moi qui chantais le poing dur/Il faut savoir jusqu'où je poussai la lâcheté. /Un soir dans un tramway en face de moi, un nègre. [ … ]C'était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure. Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente. Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée de ses souliers. La misère, on ne pouvait pas dire, s'était donné un mal fou pour l'achever. Elle avait creusé l'orbite, l'avait fardé d'un fard de poussière et de chassie mêlées. Elle avait tendu l'espace vide entre l'accrochement solide des mâchoires et les pommettes d'une vieille joue décatie. Elle avait planté dessus les petits pieux luisants d'une barbe de plusieurs jours. Elle avait affolé le cœur, voûté le dos. Et l'ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un nègre affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. Un nègre enseveli dans une vieille veste élimée. Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le

10 Op. cit. chapitre 4 « du prétendu complexe du colonisé », p.8111 On se réfère ici aux analyses rapides de Mannoni qui lisait dans les récits de rêve, de simples désirs de gloire, ou des pulsions sexuelles cachées. Fanon au contraire prend la responsabilité de 12 Cahier, p.7.13 « Remarquez que le signe du oui est d'un homme qui s'endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non », Alain, Propos sur les pouvoirs, "L'homme devant l'apparence", 19 janvier 1924, n° 13914 Cahier, p.22.

8

regardant. Il était COMIQUE ET LAID, COMIQUE ET LAID pour sûr. J'arborai un grand sourire complice...Ma lâcheté retrouvée ! Je salue les trois siècles qui soutiennent mes droits civiques et mon sang minimisé. Mon héroïsme, quelle farce !15

Aimé Césaire assume des « voix qui l’assiègent » pour reprendre une expression d’Assia

Djebar16 : à l’ethos poétique et politique, se mêlent des voix plus personnelles, qui discutent

son rôle de porte-parole des Noirs antillais. Le titre même d’un Cahier du retour au pays

natal suppose une voix nouvelle : il ne s’agit pas de sortir personnellement d’une condition de

mutisme imposée, mais de sortir les autres, dans le retour – retour géographique, mais aussi

retour versus, capacité du vers, de la poésie- de leur ancienne situation. La voix se divise,

mais toujours pour mieux révéler un réel besoin de dire le politique d’une façon claire et

neuve.

B. De la disparition des mythes chez Kourouma   : quel discours après les

Indépendances   ?

Le roman de Kourouma n’est pas tant celui du politique que de la difficulté qu’a la

parole pour survivre et demeurer véridique, dans un temps de crise. On l’a vu, on est dans les

Soleils des Indépendances, face à une pluralité de voix. A l’apparition de ces voix, s’oppose

une disparition des mythes : palabres et autres contes du griot ne peuvent plus se dire,

puisqu’il n’y a plus de griots pour les assumer. L’auteur, qui rappelle qu’ « être africain c’est

accepter les mythes, et être écrivain africain c’est les présenter selon la manière africaine de

formuler les choses. », se fait le seul être encore possible de dire le mythe, vecteur paradoxal

de réalité et de vérité. Le politique, qui se veut passage de l’invisible vers le visible, est

rattrapé par le mythe, moyen traditionnel du passage de l’invisible vers le visible. Aux

discours politiques s’ajoutent les contes et les conseils des féticheurs et autres marabouts, qui

entendent, eux, donner la voix à un monde parallèle, symétrique au notre, et capable d’agir sur

nos destinées. Ces deux mondes agissent l’un à côté de l’autre, dans un parallélisme ou une

concomitance fascinante. Sacrifices, prières sont alors les derniers moyens de déchiffrer des

messages secrets de ce monde : Kourouma devient non plus seulement guerrier griot, mais

griot scribe, entendant échapper à l’impératif de l’oralité des contes et des prières, en

retranscrivant ceux-ci. On reprendra une analyse intéressante de Pius Ngandu Nkashama17, à

15 Op. cit. 16 En référence à Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent … en marge de ma francophonie, éditions Albin Michel, 1999.17 Pius Ngandu Nkashama, Kourouma et le mythe. Une lecture de Les soleils des indépendances, Paris, Silex, coll. « A3 », 1985, p. 143.

9

propos des mythes chez Kourouma, et de la fatale impossibilité pour Fama de maintenir une

harmonie, et de ne pouvoir plus que constater la fin du règne des mythes :

Le héros des Soleils des indépendances ne veut pas admettre que les mythes « meurent avec les sociétés qui les ont structurés, et qui les ont intégrés aux formes économiques et anthropologiques de leurs institutions.

Ce n’est alors plus que l’écrivain, celui-là même qui crée et reprend les mythes, qui peut

assurer la survivance de ceux-ci. L’on notera, dans Allah n’est pas obligé et dans Les soleils

des indépendances, une circularité qui rappelle les mythes et les contes : mort au début et

mort à la fin dans les Soleils, énumération et présentation chez le petit enfant soldat dans

Allah n’est pas obligé. Une manière de figurer avec le conte ou le mythe, une autre manière

d’envisager le réel : dans ce qu’il a de répétitif et d’incompréhensible.

Chez les trois auteurs, silences et cris, c’est-à-dire ton et usage du discours, sont

divers, mais surtout questionnés en même temps qu’utilisés. Dans un second temps, il

convient donc d’étudier, dans un réseau idéologique commun les divers usages qui sont faits

du langage, ici dans le cas de Frantz Fanon et Aimé Césaire, qui se répondent dans nombre de

leurs ouvrages respectifs.

II. SILENCE PONDÉRÉ CONTRE CRI DE RÉVOLTE : CÉSAIRE AVEC FANON, FANON

CONTRE CÉSAIRE.

Comme il est observé chez Jean Marc Moura, dans Littérature française et théorie

postcoloniale18, l’ethos du discours est sans cesse questionné et souligné dans les œuvres

littéraires francophones. Plus encore, la prise de parole, dans le contexte d’une confrontation

aux problèmes coloniaux, se départage principalement entre deux penchants qui se répondent

l’un l’autre. J.-M. Moura indique ainsi que si chez Frantz Fanon, cela prend la forme d’une

« rébellion-construction »19 , celle-ci a pour répondant un lyrisme poétique éclatant20, qui est

celui d’Aimé Césaire dans le Cahier. Il semble alors facile d’opposer les œuvres des deux

auteurs antillais, sur l’antithèse cri-silence, ou folie-raison ; pourtant, les liens entre les deux

auteurs et les deux conceptions de l’usage du langage fait en littérature francophone,

demandent une réelle archéologie du discours colonial : s’agit-il de crier ou de parler

calmement ? Plus encore, le cri n’est-il qu’une manifestation de la folie et du corps dominé,

18 Jean Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, chapitre « Poétiques », partie « Une voix des limites », p.131-136, 2ème édition de 2011.19 Op. cit.20 Op. cit.

10

ou sa revendication n’est-elle pas plutôt une nouvelle liberté, poétique et politique, enfin prise

à travers la poésie ?

A. Le choix de la raison silencieuse chez Frantz Fanon   :

Frantz Fanon l’annonce dès son introduction : il ne sera pas de ceux qui crient. S’il y a

certes nécessité d’édicter certaines vérités, en vertu de son statut de psychiatre et d’homme

engagé dans la lutte pour le respect de l’humain, ceci ne se fait résolument pas par l’usage du

cri.

Cependant, en toutes sérénité, je pense qu’il serait bon que certaines choses soient dites. Ces choses je vais les dire, non les crier. Car depuis longtemps le cri est sorti de ma vie21.

Les mots de Frantz Fanon sont réfléchis : au refus du cri, s’ajoute une économie de mots, un

ascétisme syntaxique pour ne plus répondre qu’à deux questions : « Que veut l’homme, que

veut l’homme noir ? ». Le style n’est pas bien loin de celui d’Aimé Césaire dans Le discours

sur le colonialisme  : afin d’énoncer des vérités, d’effectuer un travail de raison, la dualité

homme noir/homme blanc s’exprime par des phrases courtes et lapidaires :

C’est un fait : des Blancs s’estiment supérieurs aux Noirs. C’est encore un fait : des Noirs veulent démontrer aux blancs coûte que coûte la richesse de leur pensée, l’égale puissance de leur esprit.22

Et chez Césaire :

Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie ; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir une seule valeur humaine. 23

Les cris, du moins les exclamations n’étant plus l’affaire du psychanalyste, l’on pourra

étudier qui profère le cri. La réponse est assez rapide : le Noir aux yeux du Blanc, et le Blanc

aux yeux du Noir. En effet, à reprendre l’étude psychologique d’Octave Mannoni, l’homme

noir est en prise à une fureur sous le signe du pouvoir et de la sexualité : son corps crie des

libidos diverses, mais ne formule aucune peur, ou aucune frustration face à la domination.

Fanon, au contraire, propose une analyse des silences, non pour révéler une fureur, un cri

somatique, mais la formulation objective, posée, pondérée des traumatismes psychologiques.

Le cri, l’expression pulsionnelle et irrationnelle est chez le psychologue antillais, l’apparat de

l’homme blanc : au chapitre 5, le désarroi de l’homme est immense face à des exclamations

21 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Introduction, p.722 Introduction, p.10.23 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, p. 10-11.

11

insensées « « Sale nègre ! », « Tiens, un nègre ! »24. Fanon ne sort pas seulement d’une

tradition du cri et de la folie appropriée aux hommes noirs, ou ne se place pas comme voix

pondérée du psychologue pour contrebalancer celle du patient : il approprie le cri et la folie,

l’irrationalité aux Blancs, incapables de médiatiser leur parole par un passage par la raison.

Comment se faire alors, partisan du message d’Aimé Césaire en politique, et nier son message

poétique, celui du cri et de la revendication de la folie ?

B. La poésie péléenne de Césaire   : éruption du cri, lyrisme de la fureur et de la

folie   :

L’image d’une poésie péléenne25, du nom du volcan Pelée de Martinique définit

précisément la poésie de Césaire : celle-ci se manifeste comme éruption de cris après un

héritage du silence chez les ancêtres d’Aimé Césaire. L’on reprendra l’heureuse citation de

Daniel Delas à ce propos : « Césaire est avant tout fils d’esclaves, donc fils de muets »26. Ce

qui semble animer profondément Césaire, c’est en parti un besoin de scission avec

l’obligation du mutisme, un besoin d’en sortir. Mais il s’agit ici d’une sortie du silence dans le

cadre d’un écrit non poétique : les parallèles se font facilement entre l’essai psychanalytique

de Frantz Fanon, et des extraits du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire. Même

calme, même analyse profonde et pondérée du patient, blanc ou noir.

Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. Le fait est que la civilisation dite « européenne », la civilisation « occidentale », telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial ; que, déferrée à la barre de la « raison », comme à la barre de la « conscience », cette Europe-là est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins chance de tromper. L’Europe est indéfendable. (Aimé Césaire) 27

Chez Fanon :

Le Noir est un homme noir ; c’est-à-dire qu’à la faveur d’une série d’aberrations affectives, il s’est établi au sein d’un univers d’où il faudra bien le sortir. Le problème est d’importance. Nous ne tendons à rien de moins qu’à libérer l’homme de couleur de lui-même. Nous irons très lentement, car il y a deux camps : le blanc et le noir. Tenacement, nous interrogerons les deux métaphysiques et nous verrons qu’elles sont fréquemment fort dissolvantes. Nous n’aurons aucune pitié pour les anciens gouverneurs, pour les anciens missionnaires. Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi « malade » que celui qui les exècre. Inversement, le Noir qui veut blanchir sa race est aussi

24 Peau noire, masques blancs, chapitre 5 « l’expérience vécue du Noir », p.10725 Il s’agit selon Pierre Henri Kalinarczyk, d’une expression courante pour désigner la poésie de Césaire. 26 Daniel Delas, Aimé Césaire, Hachette Supérieur, p.5.27Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, p. 13

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malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc. Dans l’absolu, le Noir n’est pas plus aimable que le Tchèque, et véritablement il s’agit de lâcher l’homme. (Frantz Fanon)

Mais il en est autre de la poésie et de son pouvoir : à l’apparente mesure des propos

dans les discours politiques, s’oppose une fureur lyrique dans le Cahier d’un retour au pays

natal. Le long poème, ce retour d’un poète, qui après un long séjour en France, retourne dans

ses Antilles natales est résolument l’écrit du cri. Il ne s’agit plus seulement d’une prise de

parole, ou encore d’un cri salvateur, mais d’une revendication du cri, une appropriation de la

prétendue folie de l’homme noir. Quelle meilleure réponse aux Christophe Colomb et autres

conquistadors, assurés que les peuples autochtones étaient fous et incapables d’avoir un

langage, que de faire cette prétendue folie sienne ? Avec une revendication du cri, une

négation de la raison, la même question de ce qu’est l’homme se pose d’une autre manière :

Des mots ? /Ah oui, des mots ! /Raison, je te sacre vent du soir. /Bouche de l'ordre ton nom ? /Il m'est corolle du fouet. /Beauté je t'appelle pétition de la pierre. /Mais ah ! la rauque contrebande/de mon rire/Ah ! Mon trésor de salpêtre ! /Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la/folie flambante du cannibalisme tenace/Trésor, comptons :/la folie qui se souvient/la folie qui hurle/la folie qui voit/la folie qui se déchaîne/Et vous savez le reste/Que 2 et 2 sont 5/que la forêt miaule/que l'arbre tire les marrons du feu/que le ciel se lisse la barbe/et caetera et caetera.../Qui et quels nous sommes ? Admirable question !

Césaire propose ainsi en même temps qu’une sortie du silence, une appropriation des

discours sur les Noirs antillais, par d’autres qu’eux-mêmes. La folie devient sienne, et à la

parole se superpose le hurlement :

Nous dirions. Chanterions. Hurlerions. /Voix pleine, voix large, tu serais notre bien, notre pointe en avant[ … ] Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flambante du cannibalisme tenace/Trésor, comptons :/la folie qui se souvient/la folie qui hurle/la folie qui voit/la folie qui se déchaîne.

Le chant de la folie, du refus de la raison devient le moyen de posséder le préjugé, de le

faire sien. Césaire ne crie pas pour imiter le cri de l’esclave qui se plaint ou sort de son

manque de liberté : son cri est une voix faite de la voix de tous les autres Noirs antillais, et sa

bouche n’est plus tant la sienne que celle « des malheurs qui n’ont point de bouche28 ». Il est

donc la seule bouche, le seul cri par lequel s’échappent les voix des autres, d’où une

utilisation courante du pronom personnel « nous », résolument démocratique. Césaire, comme

en démocratie, est la voix choisie du peuple :

Et ces têtards en moi éclos de mon ascendance prodigieuse ! Ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'électricité ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel mais ils savent en ses moindres recoins le pays de souffrance ceux qui n'ont connu de voyages que de déracinements ceux qui se sont assouplis aux agenouillements ceux

28 Op. cit. p.22.

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qu'on domestiqua et christianisa ceux qu'on inocula d'abâtardissement tam-tams de mains vides tam-tams inanes de plaies sonores tam-tams burlesques de trahison tabide.29

L’on notera également, par l’utilisation de nombre de mots compliqués et donnant

l’apparence d’un charabia incompréhensible, une réflexion sur le cri : ce que l’on croit être

« cri », langage barbare, baragouin, n’est peut-être que le résultat d’une mauvaise écoute

d’une voix particulière. Césaire crie des mots compliqués, jamais entendus mais existants, ce

qui peut donner l’illusion d’un code secret, d’un langage trop personnel ou lointain, lorsqu’il

s’agit pourtant de mots savants, savoureux de par leurs sonorités 30 et déroutant le lecteur.

C. Une littérature du cri, du mot et de l’appel fondamentalement réfléchie   :

Pour autant, peut-on naïvement croire, dans un écrit aux visées poétiques et politiques, à

un cri qui ne saurait être travaillé ? Comme le notait Kalinarczyk dans l’article cité plus tôt,

cette poésie péléenne n’est jamais une éruption spontanée. En tant que poète, Césaire obéit à

une maxime que l’on pourra retrouver chez des contemporains en poésie :

La poésie n’est pas dans l’émotion qui nous étreint dans quelque circonstance donnée – car elle n’est pas une passion. Elle est même le contraire d’une passion. Elle est un acte. Elle n’est pas subie, elle est agie. Elle peut être dans l’expression particulière suscitée par une passion, une fois fixée dans l’œuvre qu’on appelle un poème et seulement dans l’émotion que cette œuvre pourra, à son tour, provoquer. […] Elle est un fait nouveau, certainement relié aux circonstances qui peuvent émouvoir le poète dans la nature, mais ce n’est que formé par les moyens dont dispose le poète que ce fait, chargé de poésie, viendra prendre la place qui lui revient dans la réalité31

Il y a, selon les dires de Pierre Reverdy, une obligation en poésie, de retraiter les

émotions premières : de la même manière, Aimé Césaire, s’il utilise le cri, contrairement à

Frantz Fanon qui le refuse ; n’est pas des partisans des expressions premières, passionnelles et

somatiques : son cri est une création poétique, fondamentalement réfléchie. Le cri d’Aimé

Césaire ne vise pas à obscurcir encore plus la compréhension d’un message : il est un moyen

pour lui de faire lumière. En ce sens, la poésie nègre n’est pas celle du cri comme « forme

primesautière de reconnaissance au monde » (pour reprendre les mots utilisés lors du

séminaire), mais va bien plus loin : elle est forme secondaire, créatrice d’une émotion plus

forte, par un travail de cri poétique, à partir du cri somatique. Dans le discours politique, il ne

s’agit pas de permettre l’expression de cris particuliers, mais de créer un cri unique, réfléchi,

et rassemblant les voix et les silences isolés (Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode

29 Op. cit. p44.30 « Ahan » p. 12, qui est un cri plaintif ; Chalasie p.43 : du grec khalasis, relâchement. En ophtalmologie, acte de séparer la cornée d’avec la membrane sclérotique ; Chloasme p.52: tâches cutanées brunâtres ou noirâtres ; constitue le masque de grossesse chez la femme enceinte … 31 Pierre Reverdy, En vrac, éditions du rocher, 1956, p.186.

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pas de vous ! »)32. En ce sens, Césaire se rapproche de la visée de Frantz Fanon, puisqu’il

choisit de passer sous silence les cris irréfléchis, irrationnels pour produire, malgré son

appropriation de la folie comme valeur nouvelle, un cri rationnel. C’est très sûrement à ce

titre, qu’Aimé Césaire a pu dire, dans un entretien avec Lilyan Kesteloot « Je trouve qu’il n’y

a aucune contradiction entre ce que j’écris et ce que je fais, il s’agit simplement de deux

niveaux différents d’action", en 197133. Le travail politique et poétique chez Césaire, s’ils sont

de deux niveaux différents d’action, synchronise les deux penchants du poète et de l’homme

politique, en proposant un discours ordonné et politique en poésie, et un lyrisme criant en

poésie, comme il est la preuve dans les plus belles lignes du Discours sur le colonialisme,

avec la longue tirade « Moi je parle de... » :

J'entends la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, des cultures piétinées, d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaire possibilités supprimées. On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi, je parle de milliers d'hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l'heure où j'écris, sont en train de creuser à la main le port d'Abidjan. Je parle de millions d'hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme. On m'en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d'hectares d'oliviers ou de vignes plantés. Moi, je parle d'économies naturelles, d'économies harmonieuses et viables, d'économies à la mesure de l'homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières. On se targue d'abus supprimés. Moi aussi, je parle d'abus, mais pour dire qu'aux anciens — très réels — on en a superposé d'autres —très détestables. On me parle de tyrans locaux mis à la raison ; mais je constate qu'en général ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, il s'est établi, au détriment des peuples, un circuit de bons services et de complicité.34

Mais, encore faut-il, pour produire un tel discours, avoir l’objectivité nécessaire : qu’est

ce qui mérite le silence et le cri ? Si l’on considère les écrits francophones comme plus ou

moins en lien avec le politique, sont-ce pour autant les écrits se voulant politiques qui assurent

le mieux la sortie du silence ?

III. VERS UNE POÉTIQUE DÉSENGAGÉE POUR MIEUX DIRE LES SILENCES CRIANTS ET LES CRIS MUETS : LA SOLUTION DU « ROMAN DE SALIMATA » CHEZ KOUROUMA.

A. «   Femme noire, masques d’hommes   »   : le problème de la misogynie criante chez Frantz Fanon.

32 Cahier, p.3333 Romuald Fonkoua, Aimé Césaire (1913-2008), Librairie Académique Perrin, 2008 (source). 34 Discours sur le colonialisme, p.23-24.

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Littérature comme politique visent toutes deux un idéal semblable, à savoir permettre la

visibilité de l’invisible – donner la voix à tous en société- ou assouvir la soif d’imaginaire,

c’est-à-dire donner relief aux images. Ainsi, le roman d’Ahmadou Kourouma, plus que les

deux œuvres citées, se présente comme une solution donnée puis qu’il est voix pure, entre cri

et silence, mais surtout, redonne la voix à celles tues même chez Fanon et Césaire : les

femmes. En effet, dans Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon oppose, dans deux

chapitres de manière quelque peu caricaturale et faussée, à travers un même nombre de vingt

pages, femmes et hommes noirs. Alors que le silence prôné-métaphore de la raison- est par le

psychiatre le meilleur moyen de faire lumière sur les flous psychiatriques chez les patients,

celui-ci ne permet pas de donner un portrait objectif de la femme noire. Fanon lie

naturellement, ce qui est hautement critiquable, une « tâche » dans la construction de l’amour

entre deux personnes d’origines différentes à la seule faute des femmes, là où les rapports

sexuels avec les prostituées françaises à l’arrivée au Havre sont décrits comme un simple rite

de passage qui dénoterait un traumatisme psychologique plus qu’un rejet de sa race :

Il s’agit, pour nous, dans ce chapitre consacré aux rapports de la femme de couleur et de l’Européen, de déterminer dans quelle mesure l’amour authentique demeurera impossible tant que ne seront pas expulsés ce sentiment d’infériorité ou cette exaltation adlérienne, cette surcompensation, qui semblent être l’indicatif de la Weltanschauung noire.35

Nous entretenant récemment avec quelques Antillais, nous apprîmes que le souci le plus constant de ceux qui arrivaient en France était de coucher avec une Blanche. À peine au Havre, ils se dirigent vers les maisons closes. Une fois accompli ce rite d’initiation à l’ « authentique » virilité, ils prennent le train pour Paris. Mais ce qui importe ici, c’est d’interroger Jean Veneuse. Pour ce, nous ferons largement appel à l’ouvrage de Germaine Guex, La névrose d’abandon…36

Cette même condition, à savoir que la domination coloniale n’existe plus avant que la

femme noire s’engage dans une relation amoureuse avec un homme blanc n’existe pas pour

l’homme noir. Les termes pour désigner, à titre d’exemple, le roman de Mayotte Capécia, Je

suis martiniquaise37, sont ceux d’un cri déraisonnablement plus critique que pour l’homme

noir. Il y est question, sans hésitation, de résumer son roman à une multiplication de

« propositions les plus absurdes », ou, à partir d’extraits choisis, de finir par le qualifier d’un

« ouvrage au rabais, prônant un comportement malsain ». S’il révèle un penchant commun à

un grand nombre de femmes noires, qui est de choisir comme compagnons un homme d’une

origine tout à fait différente, ce qui est un penchant obscur qu’il convient d’analyser, la

critique reste néanmoins tranchante, et Fanon accuse plusieurs fois Mayotte Capécia d’une

35 Peau noire, masques blancs, chapitre 2 « la femme de couleur et le Blanc », p.40.36 Op. cit. chapitre 3 « L’homme de couleur et la Blanche » p.7037 Editions Corrêa, 1948 (selon la note de Frantz Fanon).

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tendance à la lactification, à l’oubli de soi, là où son roman s’intitule portant Je suis

martiniquaise. Ecrire ainsi :

Nous sommes avertis, c’est vers la lactification que tend Mayotte. Car enfin il faut blanchir la race cela, toutes les Martiniquaises le savent, le disent, le répètent. Blanchir la race, sauver la race mais non dans le sens qu’on pourrait supposer : non pas préserver « l’originalité de la portion du monde au sein duquel elles ont grandi », mais assurer sa blancheur. 38

C’est exclure des milliers de femmes des revendications du politique. Dans

l’instauration d’un « vocabulaire du silence » qui assurerait un langage large capable de

prendre en compte les oubliés de la société, Fanon n’apporte pas de réponse complète en

isolant idéologiquement les femmes de son combat. Son appel aux hommes blancs et noirs à

faire fi de leurs maladies respectives est brouillé par un cri somatique, irréfléchi qui est celui

de l’homme qui n’est pas capable de mettre sur un même pied de mesure, l’homme et la

femme. Cette inégalité dans le traitement des hommes et de femmes est indéniable : après

avoir parlé du cas unique de Mayotte Capécia, les femmes noires ne sont plus « sujets », mais

objets d’analyse, elles deviennent un concept, celui de « la femme noire », que Fanon divise

grossièrement entre la « négresse » et la « mulâtresse », respectivement la femme qui veut

blanchir, et celle qui ne veut pas régresser. Pourtant, c’est oublier là, que dans une écriture

politique, visant à redonner la voix et à l’inconscient, et à la conscience, tous les sujets

doivent être respectés. Tzvetan Todorov, dans sa préface à l’édition de l’Orientalisme

d’Edward Said39, rappelait :

Le concept est la première arme dans la soumission d’autrui-car il transforme en objet (alors que le sujet ne se réduit pas au concept) ; délimiter un objet comme « l’Orient » ou « l’arabe » est déjà un acte de violence. Ce geste est si lourd de signification qu’il neutralise en fait la valeur du prédicat qu’on ajoutera : « L’arabe est paresseux » est un énoncé raciste, mais « l’Arabe est travailleur » l’est presque tout autant ; l’essentiel est de pouvoir ainsi parler de l’Arabe.40

Parler de la multitude de femmes noires à partir de concepts, ou de généralisations, c’est

leur enlever le droit d’être sujet. S’il y a ainsi des vérités qui sont énoncées à propos des

hommes, Fanon n’arrive vraisemblablement pas à faire la part d’une misogynie peut être non

personnelle, mais fondamentalement inscrite dans le débat intellectuel à dominante masculine

des années 1950 à 1960. Il s’agit alors plus d’une écriture politique, idéologique, que d’une

transparence enfin possible sur les sujets de la société. La démocratie, c’est-à-dire la voix

donnée autant aux têtes de fil qu’aux timides et aux oubliés –femmes, enfants- n’est pas

présente chez Frantz Fanon ; et si contrairement à la démocratie antique, le cadre s’élargit ici

38 Peau noire, masques blancs, chapitre 2 « la femme de couleur et le Blanc », p.45.39 Edward W. Said, L’Orientalisme, édition du Seuil, 1978, ici édition de 2005.40Op. cit. préface de Tzvetan Todorov, p. 23-24.

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à tous les hommes, celui-ci n’est pas encore assez large pour également englober les femmes

comme sujets.

B. La solution du roman démocratique mais non engagé   : le roman de Salimata chez

Kourouma.

La solution à ce combat entre cris et silences dans le cadre de littératures engagées ou

proches des questions politiques n’est-elle alors pas dans les littératures qui seraient

paradoxalement éloignées de la prise de parti ? Ahmadou Kourouma, avant d’écrire en 1970

Les soleils des Indépendances, n’était ni politicien, ni homme littéraire : d’abord

mathématicien et soldat, rien ne l’amenait à défendre des idéologies, ce qu’il choisit de ne pas

faire. A la prise de parti, il substitue ainsi le pragmatisme : pas de jugement sur la polygamie,

même lorsque cela rend malheureux Salimata, première femme de Fama, mais développement

de l’idée assez simple que ce qui rend difficile la polygamie est avant tout matériel, à savoir

avoir deux chambres, deux lits pour chacune des femmes. Si l’on peut également entendre ici

un souvenir d’un commandement de la Sunna musulmane41, qui est que l’homme ne peut pas

épouser plus d’une femme sans la garantie d’une égalité entre elles en termes de biens, de

temps, et d’attention, mais aussi sans la garantie que la vie conjugale de l’homme avec une

femme demeure inconnue d’une autre femme, Kourouma ne rentre jamais dans ces détails. Si

silence il y a chez lui, celui-ci vise à taire les dimensions politiques et idéologiques, même

lorsque depuis le titre jusqu’aux personnages, la politique est omniprésente. On remarque

pourtant, et c’est ce qui retient l’attention, que certains personnages obtiennent de manière

singulière, une place importante dans l’intrigue, qu’ils n’ont pas habituellement. Salimata, la

femme du chef Fama, est d’abord présentée par un narrateur obscur, sous une description de

son corps, amenant l’attention sur un physique paradoxalement féminin, et sensuel, là où

Fama la croit sèche et stérile. Elle est d’abord, selon les mots du narrateur, la femme qui

amène au péché, puisqu’ici, Fama a tôt fait de penser à elle dans sa prière, qu’il en oublie

Allah :

Fama les possédait (louange à Allah !) mais le cœur et l’esprit s’étiolaient parce que sevrés de la profonde paix et cela principalement à cause de sa femme Salimata. Salimata ! Il claqua la langue. Salimata, une femme sans limite dans la bonté du cœur, les douceurs des nuits et des caresses, une vraie tourterelle ; fesses rondes et basses, dos, seins, hanches et bas ventre lisses et infinis sous les doigts, et toujours une senteur de goyave verte.42

41 La sunna, de l’arabe « cheminement » ou « pratique », définit la pratique ordinaire du prophète Muhammad, incluant ses paroles, ses actions, ses approbations tacites ou ses désapprobations. Les savants du Hadith ajoutent ses traits personnels (incluant ses caractéristiques physiques) à cette définition.42 Les soleils des Indépendances, « Sans la senteur de goyave verte », p.28

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Mais très vite, une entrée dans sa psyché, dans ses aspirations, axe la voix sur son seul

personnage, souvent tu en tant que femme et élément mineur en politique. Les expressions de

Salimata sont d’abord principalement partagées entre les cris et les pleurs. « Le stérile, le

cassé, l’impuissant, c’est toi ! » crie-t-elle à son mari aux pages suivantes. Mais si les

expressions de tristesse peuvent d’abord faire penser à un langage fondamentalement

somatique, inarticulé, Salimata demeure la figure qui fascine tout au long du roman : ses

malheurs sont ceux qui demandent le plus d’attention, et ce n’est pas innocemment que

l’auteur évoque dès les premières pages, le viol et l’excision de l’enfance. Il y a eu un cri

oublié, celui de la douleur, il y a eu un silence, celui autour du viol, qui est dit et qui ne peut

se dire que dans l’abstraction des problématiques politiques. Ce passage n’est pas sans

rappeler celui dans Allah n’est pas obligé, où Birahima, l’enfant soldat et narrateur, évoque le

malheur de sa mère qui est excisée dans son jeune âge.

Personne dans le village de Togobala ne savait d’avance dans quelle savane aurait lieu l’excision. Dès les premiers chants des coqs, les jeunes filles sortent des cases. Et, à la queue leu leu (queue leu leu signifie à la file l’un après l’autre), elles entrent dans la brousse et marchent en silence. Elles arrivent sur l’aire de l’excision juste au moment où le soleil point. On n’a pas besoin d’être sur l’aire de l’excision pour savoir que, là-bas, on coupe quelque chose aux jeunes filles. On a coupé quelque chose à ma mère, malheureusement son sang n’a pas arrêté de couler. Son sang coulait comme une rivière débordée par l’orage. Toutes ses camarades avaient arrêté de saigner. Donc maman devait mourir sur l’aire de l’excision. C’est comme ça, c’est le prix à payer chaque année à chaque cérémonie d’excision, le génie de la brousse prend une jeune fille parmi les excisées. Le génie la tue, la garde comme sacrifice. Elle est enterrée sur place là-bas dans la brousse, sur l’aire de l’excision. Ce n’est jamais une moche, c’est toujours parmi les plus belles, la plus belle excisée. Ma maman était la plus belle des jeunes filles de sa génération ; c’est pourquoi le génie de la brousse avait choisi de la retenir pour la mort.43

Même évocation de l’excision dans les soleils des Indépendances :

Salimata n’oubliera jamais le rassemblement des jeunes filles dans la nuit, la marche à la file indienne dans la forêt, dans la rosée, la petite rivière passée à la gué, les chants criards des matrones qui encadraient l’arrivée dans un champ désherbé, labouré, au pied d’un mont dont le sommet boisé se perdait dans le brouillard, et le cri sauvage des matrones indiquant « le champ de l’excision ! ». [ … ] … l’arrivée au champ de l’excision. Elle revoyait chaque fille à tour de rôle dénouer et jeter le pagne, s’asseoir sur une poterie retournée, et l’exciseuse, la femme du forgeron, la grande sorcière, avancer, sortir le couteau, un couteau à la lame recourbée, le présenter aux montagnes et trancher le clitoris considéré comme l’impureté, la confusion, l’imperfection, et l’opérée se lever, remercier la praticienne et entonner le chant de la gloire et de la bravoure répété en chœur par toute l’assistance. 44

Le viol est raconté quelque page plus tard, là encore dans la crudité typique de

Kourouma qui ne prend jamais de parti, qui ne cherche pas à élucider le crime, mais à nous le

présenter puisque l’on sait qu’il a été tu trop longtemps. Parce que les soleils des

Indépendances dépeint cette période floue, où les ordres ne sont plus respectés, où l’on assiste

43 Allah n’est pas obligé, premier chapitre.44 P.35-36.

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à des blessures répétées, le roman devient celui de Salimata : elle est en même temps celle qui

obtient enfin la parole, mais aussi la preuve qu’il y a besoin de donner cette parole à tout le

monde pour obtenir la vérité (elle apprend que ce n’est pas elle mais Fama qui est stérile).

Kourouma emprunte non pas la voie du féminisme, mais la voix féminine, la matière de faire

des femmes : il les fait parler pour ne pas les oublier, mais imite leur effacement du champ

politique en se retirant lui aussi des idéologies et des idées. On remarque en effet qu’à la

thématique politique omniprésente du roman, se substitue une survivance de l’individu : les

personnages sont pris non pas dans une démocratie visant à fabriquer un collectif capable de

crier en cœur, mais dans une démocratie de l’écoute. Ce qui est regretté dans l’apparition des

mauvais griots, c’est en même temps la disparition de l’écoute collective-à la place de

l’expression collective, à l’unisson-, mais aussi l’apparition de prises de parole singulières

mais incapables de représenter les autres. Il en est le cas avec le griot qui ne parle plus pour la

collectivité et qui préfère raconter sa propre vie et servir ses propres intérêts. Kourouma

abhorre le slogan, le mot qui est sensé parlé pour tout le monde, mais qui ne parle à personne,

il substitue à cela le silence et les murmures inaudibles des femmes, qui comme Salimata,

assument de ne parler que pour elles (« Salimata que dis-tu ? » « je ne parle à personne »

répondra-t-elle.45). Jean Bessière, relève ainsi, dans Littératures francophones et politiques46,

combien Kourouma, dans un autre ouvrage avait déjà déclaré sa haine d’une parole

faussement démocratique :

C'est le pouvoir absolu qui transforme la parole politique en discours accablant pour les populations. On se souvient de la saisissante fin de Monné, outrages de défis et de la référence à ce « salmigondis de slogans qui à force d'être galvaudés, nous ont rendus sceptiques, pelés, demi sourds, demi-aveugles, aphones, bref plus nègres que nous ne l'étions avant et avec eux » Ces slogans ne sont pas là pour être compris, mais pour être diffusés. Ils ont pour fonction de marquer les populations à la façon d'un bétail humain : « Des ciseaux de mots qui taillent un auditoire marmoréen, le sculptent en un nouveau mot d'ordre I ...l. » Il s'agit de dresser face au corps raide de l'autocrate, un corps social tout aussi raide, qui soit son répondant.

C’est un questionnement autour du cri –le slogan, qui est sensé représenté les voix de

tout le monde mais se fait finalement voix de personnes- et du silence –l’on a accès au détour

d’un voyage à la capitale ou des murmures d’une femme blessée à des personnes mues depuis

longtemps dans le silence- qui donne au roman de Kourouma, plus qu’à des poétiques

politiques où des essais psychanalytiques, une véritable vocation à résumer le politique dans

les écritures francophones. Un slogan revient peut-être : celui de « bâtardise », mot utilisé

pour définir le mal suite aux Indépendances, et qui vaut, dans l’article de Brigitte Dodu47, le

surnom de « héraut de la bâtardise » à Ahmadou Kourouma. 45 Les soleils des Indépendances, p. 93.46 Jean Bessière, Littératures françaises et politiques,

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CONCLUSION : L’angle choisi pour synthétiser les rapports entre politique et francophones, entrevus

lors du séminaire de Monsieur Romuald Fonkoua s’est basé sur la récurrence d’études autour

de la langue, et du ton utilisé : proposer un discours politique, ou littéraire, c’est tout autant

choisir une voie –une idéologie, un courant, un genre- qu’une voix – un cri, une voix

personnelle, une représentation des voix poétiques ou politiques-. A l’habituelle pensée d’une

littérature francophone toujours enclin à dire le politique, il a fallu dégager plusieurs manières

de le dire, mais surtout, des existences du politique parfois non voulues au sein des œuvres.

Silences et cris ne sont pas deux moyens, ou non-moyens d’expression fonctionnant par

paire : il ne s’agit pas de toujours faire sortir une personne de son silence. Il ne s’agit pas non

plus de toujours faire sortir des peuples en criant le slogan qui parviendra à sortir les sociétés

de leurs manques de représentation. En littérature, ici avec les trois textes étudiés du moins, il

semble y avoir des nuances nécessaires au politique : la parole prise s’étend sur un camaïeu de

tons, depuis le cri-slogan au parti pris de la parole mesurée, quasi silencieuse, en passant par

la voix donnée à ceux que l’on n’entend jamais. Silences et cris, ensemble ou séparés reposent

tous sur un besoin de dire le politique d’une manière neuve, et c’est ainsi que chez deux

représentants de la même cause, celle des Noirs antillais, l’on retrouve deux manières assez

différentes de dire le politique : silence mais voix/voie de sortie du silence pour les âmes chez

Fanon ; cri et appropriation du préjugé chez Césaire. Ahmadou Kourouma se différencie

quant à lui par une manière singulière de parler du politique sans parler politique, et

d’accorder une sortie du silence à un grand nombre de personnages habituellement silencieux.

Le discours politique, comme sortie de l’invisible vers le visible, est paradoxalement plus mis

en abîme, plus discuté chez un auteur qui refuse les idéologies politiques, et préfère endosser

le rôle de celui qui permet la survivance du mythe, c’est-à-dire la survivance d’une autre

manière de sortir de l’invisible, une autre manière de dire la réalité et la vérité, dans un monde

qui n’impose plus qu’un prétendu cri commun, qui se révèle être bien trop subjectif pour

représenter l’autre. C’est-à-dire vrai, le réel problème du discours politique, que l’on retrouve

mis en scène dans les différents textes : comment assumer une seule voix, objective, lorsque

l’on est pris dans sa subjectivité, dans ce que le politicien ou l’écrivain littéraire –celui qui,

d’après Barthes, se doit de disparaitre pour laisser émerger au lecteur- ont et ne peuvent pas

retirer du discours ? A travers ces notions de silences et de cris, il convient en vérité de

47 Brigitte Dodu, « Ahmadou Kourouma, héraut de la bâtardise » p. 191-206 dans Beida Chikhi, Marc Quaghebeur, Les écrivains francophones interprètes de l’histoire-entre filiation et dissidence, éditions Archives et musées de la littérature, 2003.

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trouver la voix et la voie convenables pour dire le politique, pour s’assurer de représenter tout

le monde.

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