le metate, meule dormante du mexique

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32 Le metate, meule dormante du Mexique Esther Katz 1 La meule dormante en pierre, appelée metate, est l’un des ustensiles essentiels de la cuisine traditionnelle mexicaine. D’usage domestique et non industriel, elle sert principalement à mou- dre le maïs, et ce depuis plusieurs milliers d’années. Il y a quarante ans, cette meule était pré- sente dans la majorité des foyers ruraux, du moins dans les régions à tradition indienne. Concurrencée depuis les dernières décennies par des moulins manuels ou à moteur, elle est néanmoins encore utilisée. Cet ustensile est tellement commun que très peu de chercheurs s’y sont intéressés. À partir de données recueillies sur le terrain, principalement en pays mixtèque, et de données bibliographiques, nous tenterons de présenter une synthèse des connaissances archéologiques et ethnologiques concernant le metate au Mexique et dans les pays voisins inclus dans l’aire culturelle mésoaméricaine. Nous traiterons de la fabrication, du commerce, des tech- niques d’utilisation, des usages du metate, ainsi que ses aspects sociaux et symboliques. Le contexte historique et culturel La culture du maïs (associé aux haricots et aux courges) et la meule dormante font partie des traits caractéristiques de l’aire culturelle définie comme « Mésoamérique » (Kirchhoff, 1992), bien que sur le continent américain, l’usage du maïs et de la meule dépasse ses frontiè- res, notamment vers le nord du Mexique et le sud-ouest des États-Unis. La Mésoamérique couvre l’actuel Mexique à l’exception des zones arides du nord et s’étend en Amérique cen- trale jusqu’à l’ouest du Nicaragua et du Costa Rica. Plusieurs grandes civilisations s’y sont succédé, de l’époque des Olmèques (1500 av. J.-C.) jusqu’à l’empire aztèque, anéanti au XVIe siècle par la conquête espagnole. Celle-ci a provoqué au Mexique, comme dans toute l’Amérique latine, de nombreux bouleversements techniques et culturels. Diverses sociétés paysannes indiennes ont néanmoins résisté à ce choc. Elles se sont perpétuées jusqu’à nos jours et, avec elles, la culture du maïs, les techniques traditionnelles de préparation de cette plante et l’usage de la meule dormante. Les Espagnols ont d’ailleurs emprunté le vocabulaire du maïs et de ses techniques au nahuatl, la langue des Aztèques (qui était parlée dans tout leur empire et a continué de servir de langue véhiculaire au début de la colonisation). Ainsi la meule à maïs est appelée en espagnol du Mexique metate, du nahuatl metatl. Fig. 1 : Jeune fille en train de moudre du maïs sur un metate pour confectionner des tortillas Codex Mendoza (document pictographique du Mexique central - XVI e siècle) Une écuelle (escudilla), un pot (olla), une plaque de terre cuite (comalli) et des tortillas sont représentés 1. Ethnologue. IRD, Centre IRD d’Orléans, 5 rue du Carbone, 45072 Orléans cedex 2.

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Le metate, meule dormante du Mexique

Esther Katz1

La meule dormante en pierre, appelée metate, est l’un des ustensiles essentiels de la cuisinetraditionnelle mexicaine. D’usage domestique et non industriel, elle sert principalement à mou-dre le maïs, et ce depuis plusieurs milliers d’années. Il y a quarante ans, cette meule était pré-sente dans la majorité des foyers ruraux, du moins dans les régions à tradition indienne.Concurrencée depuis les dernières décennies par des moulins manuels ou à moteur, elle estnéanmoins encore utilisée. Cet ustensile est tellement commun que très peu de chercheurs s’ysont intéressés. À partir de données recueillies sur le terrain, principalement en pays mixtèque,et de données bibliographiques, nous tenterons de présenter une synthèse des connaissancesarchéologiques et ethnologiques concernant le metate au Mexique et dans les pays voisins inclusdans l’aire culturelle mésoaméricaine. Nous traiterons de la fabrication, du commerce, des tech-niques d’utilisation, des usages du metate, ainsi que ses aspects sociaux et symboliques.

Le contexte historique et culturelLa culture du maïs (associé aux haricots et aux courges) et la meule dormante font partie

des traits caractéristiques de l’aire culturelle définie comme « Mésoamérique » (Kirchhoff,1992), bien que sur le continent américain, l’usage du maïs et de la meule dépasse ses frontiè-res, notamment vers le nord du Mexique et le sud-ouest des États-Unis. La Mésoamériquecouvre l’actuel Mexique à l’exception des zones arides du nord et s’étend en Amérique cen-trale jusqu’à l’ouest du Nicaragua et du Costa Rica. Plusieurs grandes civilisations s’y sontsuccédé, de l’époque des Olmèques (1500 av. J.-C.) jusqu’à l’empire aztèque, anéanti auXVIe siècle par la conquête espagnole. Celle-ci a provoqué au Mexique, comme dans toutel’Amérique latine, de nombreux bouleversements techniques et culturels. Diverses sociétéspaysannes indiennes ont néanmoins résisté à ce choc. Elles se sont perpétuées jusqu’à nosjours et, avec elles, la culture du maïs, les techniques traditionnelles de préparation de cetteplante et l’usage de la meule dormante. Les Espagnols ont d’ailleurs emprunté le vocabulairedu maïs et de ses techniques au nahuatl, la langue des Aztèques (qui était parlée dans tout leurempire et a continué de servir de langue véhiculaire au début de la colonisation). Ainsi lameule à maïs est appelée en espagnol du Mexique metate, du nahuatl metatl.

Fig. 1 : Jeune fille en train de moudre du maïs sur un metate pour confectionner des tortillasCodex Mendoza (document pictographique du Mexique central - XVIe siècle)

Une écuelle (escudilla), un pot (olla), une plaque de terre cuite (comalli) et des tortillas sont représentés

1. Ethnologue. IRD, Centre IRD d’Orléans, 5 rue du Carbone, 45072 Orléans cedex 2.

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Fig. 2 : Carte du Mexique et de l’Amérique Centrale

DESCRIPTION DE LA MEULE DORMANTE ET DE LA MOLETTELe metate est, selon la définition de Leroi-Gourhan, une « meule à grains » dont

« l’impulsion motrice… est réalisée par mouvement rectiligne alternatif » (1973 : 153-155,ill. n° 565) et « percussion posée oblique diffuse » (1971 : 56-60, ill. n°56) à l’aide d’unemolette saisie à deux mains.

Les meules dormantes le plus fréquemment commercialisées au Mexique (et au Guate-mala) sont fabriquées en basalte (roche volcanique noire). Il en existe aussi en tuf volcani-que, en andésite ou de roche granitique ou calcaire. Les meules actuelles sont monolithiques,apodes ou tripodes, rectangulaires et légèrement concaves sur la surface de mouture. Cesmeules sont associées à une molette de section circulaire ou quadrangulaire dont les deuxgrandes faces sont actives.

Chez les Indiens tarahumara du nord du Mexique, Brouzès (1979 : 97) décrit des meu-les de 40 sur 30 cm et des molettes de 20 sur 10 cm. Les meuliers tzotzil de Chamula, auChiapas, au sud du pays, fabriquent des grandes meules de 42 sur 28,5 cm et des petites de32,5 sur 20,5 cm (Pozas, 1959 : 292). Les petites meules servent plutôt à moudre du piment,des épices, des plantes médicinales (Horsfall : 1987 : 350). Les meules mesurées par Hay-den (1987a : 196-199) au Chiapas et au Guatemala mesurent 30-50 cm de long sur 20-35cm de large, les molettes 30-50 cm de long et 3-11 cm de diamètre. Les meules observéesen pays mixtèque mesurent de 40 à 60 cm de long sur 20 à 30 cm de large, une quinzaine decentimètres d’épaisseur pour les meules tripodes et environ 25 cm d’épaisseur pour lesmeules apodes. Sur les meules tripodes, l’un des pieds est légèrement plus haut que les deuxautres et donne une inclinaison à la meule. Il peut être encore surélevé par une cale. L’utili-satrice se place devant la partie haute. Dans certaines régions, les meules ont un bord, maisdoivent être utilisées avec une molette courte, avec laquelle on risque plus de se blesser lesdoigts (Horsfall, 1987 : 352). Les molettes du pays mixtèque mesurent de 20 à 30 cm delong, de 6 à 15 cm de large (selon l’usure) et de 5 à 10 cm d’épaisseur. La molette peut êtrede largeur égale ou légèrement inférieure à celle de la meule, mais plus fréquemment, elle

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dépasse la largeur de la meule. Selon Clark (1988 : 86-89), l’effort physique à fournir estmoindre avec ce dernier type de molette. La taille des meules à maïs actuelles est approxi-mativement la même dans tout le Mexique. Clark (ibid.) note que cette standardisation per-met d’acheter séparément meule et molette, la molette s’usant plus rapidement.

Fig. 3 : Modèle commun de meule dormante tripode (metate) et de molette (mano)

L’ANTIQUITÉ DES MEULESDes instruments de mouture, meules et mortiers, ont été trouvés dans de nombreux sites

archéologiques. Malgré l’importance de ces ustensiles dans l’économie domestique, lesarchéologues s’y sont très peu intéressés. Seuls quelques chercheurs mettent en rapport lesinstruments de mouture avec les activités de subsistance (MacNeish, 1964, 1967 ; Nelken-Terner, 1968 ; Niederberger, 1979, 1987 ; Flannery, 1986). Les recherches menées en eth-noarchéologie sur la fabrication et l’usage des meules par l’équipe de Hayden (1987b) auGuatemala et Clark (1988) au Chiapas sont exceptionnelles, mais ne semblent pas avoir sus-cité de nouvelles recherches dans d’autres régions.

Il se dégage des descriptions archéologiques que les meules les plus anciennes, utiliséespar des chasseurs-cueilleurs pour écraser des graines, des noix et des gousses, apparaissentdès 9000-7000 avant J.-C. Ces meules sont apodes et associées à une molette courte actionnéeà une main. Nelken-Terner (1968 : 104) suggère que la molette est utilisée en mouvement cir-culaire. De telles meules sont attestées pour cette période dans la grotte de Guila Naquitz, dansla vallée d’Oaxaca (Flannery, 1986 : 147) et pour la phase 7000-5000 av. J.-C. à Tehuacan (étatde Puebla) (McNeish, 1964 : 159 ; 1967 : 302-303). Dans les phases suivantes, qui correspon-dent au début de l’agriculture, les restes de meules et de graines augmentent, à Tehuacan(MacNeish, ibid.) comme à Zohapilco (vallée de Mexico) (Niederberger, 1979).

Vers 3000 avant J.-C., en période néolithique, un changement technologique s’opère.On voit apparaître des meules plus élaborées, apodes ou tripodes, très semblables au metateactuel, associées à une molette actionnée à deux mains par mouvement rectiligne alternatif.Elles sont notamment utilisées pour moudre des céréales. Tout comme les restes de meule,les restes de maïs et de haricots sont beaucoup plus nombreux. La plus grande élaborationdes meules suggère une spécialisation artisanale (MacNeish, ibid. ; Nelken-Terner, ibid. ;Niederberger, ibid.). A Tehuacan, entre 1500 et 800 av. J.-C., environ un tiers des alimentsconsommés sont moulus finement : ceci est indiqué par l’usure des dents des squelettes,l’absence de restes de céréales dans les coprolithes et le fait qu’on trouve des meules et desrafles de maïs en grand nombre (MacNeish, ibid.).

Le changement technique entre la meule apode avec une molette à une main actionnéeen mouvement circulaire (ou désordonné ?) et la meule apode ou tripode avec une molette àdeux mains actionnée en mouvement rectiligne semble correspondre au schéma évolutifélaboré par de Beaune (dans ce volume). La forme et les usages actuels du metate remontentdonc à environ 3000 av. J.-C. La continuité de cette technologie néolithique est vraimentétonnante.

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LA FABRICATION ET LE COMMERCE DES MEULESLa présence de metates dans les foyers mésoaméricains est si ordinaire que très peu de

chercheurs se sont posés des questions sur leur fabrication et leur commerce passés etactuels. Tandis que les mines et la circulation de l’obsidienne à l’époque préhispanique ontdonné lieu à un certain nombre d’écrits, les données sur les carrières de pierre meulière et lecommerce des meules sont encore succinctes.

Les roches volcaniques, en particulier le basalte, sont les plus adéquates à l’élaborationde metates et de molettes (ainsi que de mortiers). La Mésoamérique étant une aire volcani-que, ce type de roche est relativement fréquent, mais le basalte n’est pas disponible partout(Clark, 1988). À défaut de basalte, on peut utiliser d’autres roches volcaniques (tuf, andé-site), du granit ou même du calcaire. Il en ressort trois types de situations :

– Les meules sont issues d’une production locale domestique ou villageoise qui ne néces-site pas forcément une grande spécialisation. Les usagers récupèrent des blocs de pierre (deplus ou moins bonne qualité) polis dans le lit des rivières, et n’opèrent qu’une finition.

– Les meules sont issues d’une production artisanale liée à l’exploitation de carrières de pierrede plus ou moins bonne qualité (y compris de basalte) et commercialisée au niveau régional.

– Les meules sont issues d’une production artisanale liée à l’exploitation de carrières debasalte et commercialisée à grande échelle.

Provenance des meules : fabrication locale ou commerceUn certain nombre d’ouvrages archéologiques mentionnent des instruments de mouture

fabriqués en pierre locale : basalte, andésite et tuf volcanique pour les meules de Zohapilco(Niederberger, 1979), tuf volcanique pour celles de Guila Naquitz (Flannery, 1986). Seulsles mortiers de ce site ont été fabriqués à partir de pierre provenant de 20 ou 25 km de dis-tance (ibid.). Au Yucatan, où il n’y a pas de roches volcaniques, la plupart des metates trou-vés dans des fouilles sont fabriqués en pierre calcaire locale, les metates importés sont trèsrares (Fabienne de Pierrebourg, com. pers., 2002). Peu d’auteurs s’interrogent sur la prove-nance des instruments de mouture. En ce sens, l’ouvrage de Clark (1988) sur l’outillagelithique du site préclassique de La Libertad (1000-300 av. J.-C.), dans la vallée du Grijalvaau Chiapas, est relativement unique. Selon son analyse (1988 : 129-131), les matériauxtrouvés dans les fouilles proviennent de trois types de sources : locale, régionale et extra-régionale. Un seul metate, très peu travaillé, et une dizaine de molettes ont été fabriqués enpierre granitique locale. Cela représente 15% des matériaux trouvés, tandis que 70% pro-viennent de trois différents gisements situés dans un rayon de 20 ou 30 km, correspondant àmoins d’une journée de marche. Le reste des matériaux (15 %), de très bonne facture, visi-

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blement élaborés par des spécialistes, provient de gisements de basalte situés à 85 km (soit22 heures de marche), dans les hautes terres du Guatemala, près de l’actuelle ville de Hue-huetenango, où des meules sont encore fabriquées jusqu’à l’heure actuelle (cette fabricationa été étudiée par Hayden, 1987c). Les metates en basalte ont été uniquement utilisés pour lamouture du maïs, les moutures d’autres produits (argile, dégraissant, pigments) n’ont étéréalisées que sur des meules plus ordinaires. Actuellement, les meules de basalte sont répu-tées pour leur meilleure efficacité pour la mouture du maïs et leur plus grande durabilité, sibien que ceux qui peuvent se le permettre sont prêts à investir dans un tel achat, mêmequand elles sont importées et d’un prix plus élevé (Horsfall, 1987 : 342). Il en était proba-blement de même à l’époque préhispanique.

À l’époque préhispanique, tout le commerce à longue distance se faisait à pied et à dosd’homme. Après la conquête, les Espagnols ont introduit les animaux de bât, mais jusqu’àaujourd’hui, des commerçants ambulants se rendent dans des villages hors des routes ettransportent encore sur leur dos leurs marchandises avec un bandeau frontal. Dans lesannées 1940, dans les hautes terres du Guatemala, des commerçants transportaient ainsi unecharge de deux meules et six molettes pesant au total 45 kg (MacBryde, 1947, cité parClarke, 1988 : 86). Les meules du Guatemala trouvées dans les fouilles de La Libertad sontplus minces que les autres, probablement pour alléger le poids au transport (Clark, 1988 :129-131). On ne dispose pas véritablement d’autres données sur le commerce des meules àl’époque préhispanique, mais on peut imaginer que même si la fabrication des meules a pufaire l’objet d’une spécialisation dès 3000 avant J.-C., des objets aussi lourds ne circulaientpas forcément très loin. Il y a pu avoir une spécialisation au niveau des villages ou à unniveau micro-régional. La Mésoamérique ne semble pas avoir manqué de gisements depierre. Dans le pire des cas, comme au Yucatan, on a utilisé du calcaire. Seules les meulesen basalte de bonne qualité ont dû circuler à plus grande distance. La lourdeur de ces objetsn’empêche pas leur circulation ; en Mauritanie, par exemple, les semi-nomades emmènentleurs meules (à dos de chameau) au cours de leurs déplacements (Roux, 1985).

Il y a une vingtaine d’années, et peut-être encore à l’heure actuelle, dans des régionséloignées des routes, des villageois fabriquaient encore eux-mêmes leurs meules. Il s’agitalors de meules apodes, d’une élaboration minimale. C’est le cas dans la Sierra Tarahumara,dans l’état du Chihuahua, au nord du Mexique (Brouzès, 1979 : 97). Les Indiens tarahumaratrouvent dans les ruisseaux des blocs de basalte détachés des pentes et polis par le courant.Ces blocs sont souvent utilisables dans leur forme originelle ou refaçonnés en les martelantavec un petit pic de métal pour obtenir une surface rugueuse. Les Tepehuan, voisins des Tara-humara, utilisent des metates fabriqués à partir de blocs de roche volcanique trouvés dans leslits des cours d’eau. Pennington (1969 : 219-220) n’indique pas si les metates actuels sontfabriqués par les villageois, mais il signale que des pierres à la forme adéquate sont utiliséescomme molettes sans taille complémentaire et qu’il en est de même pour les meules et lesmolettes trouvées dans les sites archéologiques de la région. Les Indiens mixtèques ramas-saient de même des blocs de pierre dans les lits des rivières ou lors de la construction de rou-tes, lorsque des rochers étaient dynamités. Ils les retravaillaient à l’aide d’une pierre ou d’unelame de machette. Dans les villages mixtèques du versant Pacifique, du granit et du gneissaffleurent dans la plus proche vallée alluviale et du calcaire sur les sommets (López Ramos,1978 : 101). Les meules de fabrication locale que nous avons observées sont d’une pierre decouleur beige rosée (granit ?). Même dans des régions non isolées, comme la vallée du Bal-sas, au Guerrero, située sur la route entre Mexico et Acapulco, les Indiens nahuas fabri-quaient eux-mêmes leurs metates il y a quelques décennies (Aline Hémond, com. pers.,2002). Ils taillaient grossièrement des blocs de pierre vert clair (granit ?) trouvés dans les col-

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lines, à l’aide d’une pierre très dure, le tebernal. Aujourd’hui encore, ils réutilisent des meu-les et molettes de sites archéologiques locaux. Clark (ibid.) note d’ailleurs qu’il est possiblede trouver sur des marchés des meules et molettes provenant de sites archéologiques.

Actuellement, dans beaucoup de régions, les meules sont généralement achetées sur lesmarchés, souvent à l’occasion d’une foire liée au calendrier religieux. Le transport se faitpar camion, ce qui implique que, malgré leur poids, des meules peuvent être facilementtransportées à travers tout le pays, mais même par camion, le coût du transport augmentefortement le prix de la meule. Dans les hautes terres du Chiapas, un metate en basalte duGuatemala coûte le double d’un metate de fabrication locale (du village de Chamula)(Clark, 1988 : 86).

Rares sont les données sur le commerce et les lieux de fabrication des metates au Mexi-que et au Guatemala. Clark (ibid.) mentionne qu’à Mexico, on vend des metates en basalte deGuanajuato, de Toluca et de la Sierra de Puebla, ceux des deux dernières provenances (situéessur l’Axe Volcanique qui traverse le pays d’est en ouest) étant considérés comme plus élabo-rés. Tarazona & Tommasi (1987) signalent aussi la fabrication de meules et de mortiers dansles états de Guanajuato et Puebla. J’ai mené une très rapide enquête dans l’état de Puebla, quicompte au moins deux villages de meuliers. J’ai également trouvé à Mexico des mortiers(assez ordinaires) provenant de Querretaro (et fournis en petites quantités). Sur les marchés duYucatan, on vend des meules locales en roche calcaire (de Pierrebourg, com. pers., 2002).Dans la Sierra Tarasca, au Michoacan, située sur l’Axe Volcanique, des meules seraient fabri-quées dans la même région, à Quiroga. Les Nahuas du Guerrero achètent des meules de Pue-bla, mais également des meules de la vallée de Toluca, réputées pour avoir une pierre plus dureet plus résistante (Hémond, com. pers., 2002). Les meules et les mortiers que les Mixtèquesachètent sur les marchés locaux proviennent de l’état de Puebla, mais il y a 40-50 ans, ils entrouvaient aussi de la vallée d’Oaxaca. Cook (1982) a décrit en détail le commerce des metatesfabriqués dans cette vallée (filières, fonctionnement du marché, bénéfices), mais à l’époque oùil l’a observé (fin des années 1970), les circuits commerciaux se limitaient à la vallée même età l’Isthme de Tehuantepec, ils n’incluaient plus la région mixtèque.

A partir des informations recueillies, nous pouvons commencer à dessiner une carte desréseaux de commerce des meules (et mortiers). L’état du Michoacan (doté de pierre volcani-que) et la péninsule du Yucatan (seulement dotée de pierre calcaire) seraient autosuffisantsen meules. Les villages meuliers de Puebla fourniraient Mexico et tout le sud-est (à l’excep-tion du Yucatan), soit les états de Guerrero, Oaxaca et Chiapas (et Veracruz ?), dont la popu-lation, majoritairement rurale et indienne, utilise encore fréquemment le metate. Oaxaca etle Chiapas ont aussi une petite production locale (villages de la vallée et Chamula), et Hue-huetenango au Guatemala fournit probablement ce pays et le Chiapas. Les meules de Tolucasont écoulées à Mexico et au Guerrero (peut-être aussi dans les états de México et Morelos,situés entre ces deux lieux ?). Guanajuato et Querretaro fournissent Mexico (et les régionsautour de ces états ?). Probablement peu de meules sont vendues dans les états du nord, peu-plés de métis et plus développés.

La fabrication artisanale des meulesSur la fabrication des meules, l’équipe de Hayden (1987b) a mené une recherche eth-

noarchéologique dans le village de Malacatancito, près de Huehuetenango, dans les hautesterres du Guatemala. Cook (1970, 1973, 1982) est le seul ethnologue à s’être intéressé nonseulement à la fabrication des meules, mais aussi au travail et à l’économie d’artisans meu-liers de trois villages zapotèques de la vallée d’Oaxaca. Pozas (1959) consacre seulement

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deux pages à la fabrication des meules dans le village de Chamula, dans les hautes terres duChiapas. J’ai mené une enquête rapide dans un village meulier de Puebla.

La production de Chamula est le fait d’artisans à temps partiel, qui sont avant tout agri-culteurs. C’est une petite production locale. La pierre – de l’andésite d’après Hayden(1987c : 14) – est considérée de qualité moyenne. Il en existe plusieurs couleurs, mais lesroches noires donnent l’illusion du basalte. La taille ne semble pas très élaborée. Chamulaserait le seul village producteur de meules dans les hautes terres du Chiapas, fournisseur detoute l’aire tzotzil (Horsfall, 1987 : 346)

La production d’Oaxaca est basée sur l’exploitation du granit, aussi jugé de qualitémoyenne. Les artisans meuliers travaillent aussi à temps partiel. Ils se consacrent en partie àl’agriculture, mais la plupart d’entre eux sont des paysans sans terre, de bas statut économi-que. Certains travaillent au processus complet de la fabrication, mais d’autres se spéciali-sent dans une seule partie du processus, l’extraction, la taille, la finition ou la fabrication desmolettes. Le réseau de commercialisation est régional, centré sur la vallée d’Oaxaca, maiss’étend jusqu’à Tehuantepec.

Dans les années 1940, il y avait, dans la région de Huehuetenango, trente meuliers àplein temps. Quelques années après, le prix des meules et des molettes a considérablementdiminué et le nombre de meuliers aussi. Dans les années 1980, l’informateur principal deHayden était l’un des derniers meuliers à plein temps. Comme peu de gens exerçaient alorscette profession, ses revenus étaient relativement bons, mais la pierre exploitée dans cetterégion est du basalte et les meules y sont réputées. Elles sont commercialisées au Guate-mala et au Chiapas (Hayden, 1987c : 10-12).

Deux villages de l’état de Puebla sont réputés pour la fabrication des meules : San Nicolásel Rancho, à l’ouest de la ville de Puebla, près de Cholula, au pied du volcan Popocatepetl etSan Salvador el Seco, à l’est de la ville, en direction de Veracruz. Ayant mené une très courteenquête sur le marché de la ville de San Martin Texmelucan, à l’ouest de Puebla, et dans legrand village de San Nicolás el Rancho, les données demandent à être vérifiées. À San Nico-lás, une grande partie des habitants (qui parlaient autrefois nahuatl) se dédiait à la fabricationdes meules (et mortiers), mais actuellement un grand nombre d’entre eux a des emplois sala-riés, temporaires ou permanents, à Puebla ou Mexico (située à deux heures de bus). La plupartdes meuliers sont également agriculteurs. Peu de jeunes se lanceraient actuellement dans cetteprofession, tandis qu’elle occuperait encore une bonne partie de la population de San Salvadorel Seco. Comme à Oaxaca, certains travaillent au processus complet de la fabrication, maisd’autres se spécialisent dans une seule partie du processus ; les meuliers âgés, en particulier,travaillent uniquement la finition. La pierre exploitée est probablement du basalte, d’excel-lente qualité, celle de San Nicolás étant meilleure que celle de San Salvador. Ces villages con-centrent probablement la plus grosse production du Mexique.

À Chamula, les meuliers vont chercher des blocs de pierre autour du village. Ils taillentsur place les blocs et terminent la finition à la maison. À Malacatancito, les meuliers ramas-sent des blocs de basalte dans le lit des rivières ou bien l’extraient de carrières à ciel ouvert.Les meuliers d’Oaxaca extraient la pierre à la dynamite dans des carrières de granit à cielouvert ou souterraines. Les droits d’usage et de propriété des carrières y varient d’un villageà l’autre, mais en général un maître-meulier « possède » la carrière et les outils et achète lapoudre. Les ouvriers-meuliers possèdent les outils correspondant à leur spécialisation. Ilspaient une rétribution au propriétaire de la carrière. Les meuliers de San Nicolás el Ranchoextrayaient de la pierre des flancs du Popocatepetl, mais ces gisements s’étant épuisés, ilsl’extraient maintenant d’un lieu un peu à l’écart du volcan.

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À l’époque préhispanique, les meuliers n’utilisaient que des outils en pierre. Des outilsen métal ont été introduits par les Espagnols juste après la conquête. Ils ont été utilisésimmédiatement dans les mines, mais ils ont beaucoup tardé avant de se généraliser pour lafabrication des meules. À Oaxaca, les meuliers ont commencé à les utiliser seulement audébut du XXe siècle, sous l’influence des tailleurs de pierre de construction. À Malacatan-cito, leur coût était encore prohibitif jusque dans les années 1950. Les meuliers y utilisentencore actuellement des outils de pierre pour réaliser la finition des instruments de mouture,ce qui a motivé l’étude ethnoarchéologique. Les meuliers zapotèques n’utilisent que desoutils métalliques : des barres à mine de trois tailles différentes, un pic, un marteau, unburin, des coins, deux pelles dont une arrondie. Les meuliers de Chamula n’utilisent qu’unpic de métal. Les meuliers de San Nicolás el Rancho utilisent uniquement des outils demétal. Pour la finition, ils travaillent avec cinq marteaux de tailles différentes.

Les meuliers d’Oaxaca et de Malacatancito classent la pierre en fonction de la couleur,de la texture, de la facilité à la travailler et la durabilité du produit. Les meuliers zapotèquesen distinguent trois sortes : Celle de première classe est vert-bleu ou marron, celle dedeuxième classe est verte ou mauve, moins durable mais plus facile à travailler, celle de troi-sième classe est blanche et encore moins durable, elle ne se vend pas bien car les gensn’aiment pas la couleur. Les meuliers guatémaltèques en distinguent quatre ou cinq (Hayden,1987c : 14-15) : Le basalte le plus noir est le moins poreux, le plus difficile à travailler etcelui qui risque le plus de se casser lors de la taille, mais une meule faite en cette roche dureplus de 30 ans. Une deuxième sorte de basalte est un peu moins noire, un peu plus poreuse,un peu moins dure à travailler, avec un peu moins de risque de se casser ; elle dure 20 ans. Latroisième a des inclusions bleutées, elle est plus poreuse, encore moins dure à travailler etdure 15 ans. La dernière a des inclusions verdâtres, elle est la plus poreuse et la moins dure àtravailler et dure aussi 15 ans. Selon un meulier de San Nicolás el Rancho , il y aurait despierres « noires, blanches et brunes » (negras, blancas y morenas) (il semble faire allusionaux Noirs, aux Blancs et aux Indiens), mais « une couleur n’est pas meilleure que l’autre ». «C’est comme les gens, dans chaque couleur, il y en a des bonnes et des mauvaises » (Est-ce àprendre au sérieux ?). Les couleurs des pierres de cette région varient du gris clair au grisfoncé. La pierre de San Salvador el Seco est plus claire et considérée moins bonne.

Avant les années 1950, lorsque les meuliers de Malacatancito n’utilisaient pas d’outilsen métal, la dernière sorte de basalte était la seule qu’ils arrivaient à travailler, les autresétant trop dures. Ils n’extrayaient que des blocs de surface. Ce gisement est pratiquementépuisé, du moins en surface. Dans les années 1980, pour extraire la pierre, ils n’utilisaienttoujours pas de dynamite, seulement un burin de métal et des coins. Ils occupaient un tempsassez long à la recherche de blocs de pierre adéquats. Ils travaillaient de préférence lebasalte bleuté (op. cit. : 22).

Dans une perspective ethnoarchéologique, Hayden (1987c) a décrit la taille des meulesavec des outils de pierre, telle qu’elle était pratiquée avant les années 1950, en reconstituantle processus avec un meulier qui avait travaillé de cette façon-là lorsqu’il était jeune. Sur lelieu d’extraction, le meulier dégrossit le bloc à l’aide d’un pic en pierre tenu à deux mains.La partie la plus délicate du travail est la taille des pieds de la meule . Le travail avec desoutils de pierre demande un effort physique considérable, beaucoup plus important qu’avecdes outils de métal, et produit plus d’éclats de pierre. Le meulier transporte ensuite le blocgrossièrement taillé chez lui. La recherche de blocs de pierre, le dégrossissage et le trans-port prennent une journée entière. Le meulier exécute chez lui la finition, avec un pic enpierre plus léger et tenu à une main, puis un dernier lissage, en frottant un outil en pierre ouune molette sur la surface de la meule. La finition prend une journée et demie de travail. Les

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molettes sont aussi dégrossies sur le lieu d’extraction et affinées à la maison. Leur taillecomplète prend 5 ou 6 heures.

Pour extraire la pierre, les meuliers zapotèques percent des trous dans la roche à l’aided’une barre à mine et y placent des explosifs et des coins pour que les blocs se détachent. Ilsen extraient des blocs (trozos) de 50 à 60 kg, dans lesquels ils découpent deux à trois blocs,qu’ils dégrossissent ensuite, debout, à la barre à mine, dans la carrière. La partie la plusdélicate du travail est le moment où ils dégagent les pieds de la meule. Les trois pieds doi-vent former un triangle isocèle. Un coup mal porté peut gâcher tout le bloc de pierre. Ledégrossissage dure de 30 à 45 minutes. Les meuliers zapotèques comparent le bloc de pierreà un animal et sa taille à la découpe d’un boucher. La surface de mouture est la face de l’ani-mal. Au fur et à mesure de la taille, les pattes apparaissent (les deux pieds), ainsi que laqueue (le troisième pied). À la fin de la taille, ils n’appellent plus le bloc trozo mais metate.

Ils transportent ensuite les meules chez eux pour procéder à la finition qu’ils exécutentà l’aide d’un pic à main par percussion lancée punctiforme. Ce travail prend au total environsix heures, mais n’est pas forcément réalisé en continu. Le metate est ensuite décoré à lapeinture, ce qui prend une heure, ou bien il est sculpté, mais ce travail, qui prend dix heures,n’est accompli que pour des commandes spéciales. Toute la famille participe à la finition.

Souvent les producteurs vendent eux-mêmes les meules au marché. Ils s’y rendent unedizaine de fois par an. Ils vendent aussi directement chez eux, parfois par commande. Cer-tains meuliers vendent des meules brutes à des commerçants-artisans qui terminent eux-mêmes la finition. Sur les marchés des villages où les meules sont produites, 95% d’entreelles sont vendues à des particuliers. Mais sur le marché de la ville d’Oaxaca, 10% seule-ment sont vendues à des particuliers. Le reste est acheté par des détaillants et des grossistesqui les distribuent à leur tour dans l’ensemble de la région, principalement dans la valléed’Oaxaca, mais aussi jusqu’à Tehuantepec.

A San Nicolás el Rancho, la recherche des blocs, le dégrossissage et le transport (qui sefait en camion) prennent aussi une journée entière. Les meuliers estiment aussi à environune journée le travail de finition d’une meule, une demi-journée pour une molette. Ils tra-vaillent chez eux à la finition, dans leur cour, sans se protéger des éclats de pierre (un meu-lier avait reçu un éclat dans l’œil, mais ne portait pas de lunettes de protection). Ilsmouillent la pierre avant de la travailler, afin qu’elle ne se casse pas. Une meule dégrossieachetée à 100 $ mexicains (environ 10 euros) est revendue 300 $ après finition, une moletteachetée à 10 $ est revendue à 35-50 $Ils décrivent aussi la meule comme un animal. La sur-face de mouture est la face de l’animal, l’autre côté est l’arrière. Les deux pieds sont desmains et le troisième pied une patte. Les meuliers commercialisent eux-mêmes une partiede leur production dans les marchés des villes et villages alentour. Le village compte aussiplusieurs gros commerçants (apparemment une dizaine) qui possèdent des camions, achè-tent la production des meuliers et font le tour des foires du sud-est du pays, associées aucalendrier religieux. Ils peuvent y vendre 80 meules lors d’une foire, tandis qu’un petitcommerçant vendra 2 ou 3 meules sur le marché local. Mais la commercialisation dans lesautres états n’aurait pris de l’importance qu’à partir de 1950, lorsque le village a été désen-clavé par une piste t que le réseau routier national s’est amélioré. Auparavant, les meulierscirculaient principalement dans la région même, transportant leurs produits à dos de mulet.Mais leurs meules pouvaient aussi être commercialisées à longue distance par des intermé-diaires, car sur le versant Pacifique de la Mixteca, des personnes âgées se rappellent que,dans leur enfance, des meules de Puebla étaient déjà vendues lors d’une foire tenue le troi-sième vendredi de Carême dans un village de la région. Un testament datant de 1623 men-tionne un « metate de Mexico » (yodzo ñucoyo) transmis en héritage par une noble

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mixtèque à sa fille adoptive (Terraciano, 2001 : 221). L’historien le traduit par « une meulestyle Mexique central », or il est probable que des meules destinées aux riches Mixtèquesaient déjà été importées du Mexique Central, éventuellement Puebla, d’autant plus qu’uncertain nombre de nobles se dédiaient au commerce entre le Plateau Central, la Mixteca etle Guatemala, à l’aide de mules (Terraciano, ibid.).

TECHNIQUES D’UTILISATION Si la meule est à même le sol, la femme se place à genoux sur une petite natte devant la

meule. Tout son corps se déplace alors d’arrière en avant en suivant le mouvement des bras.Si la meule est surélevée, la femme se place debout, légèrement penchée vers l’avant. Clark(ibid.) note que dans l’un comme dans l’autre cas, la meule est placée à hauteur de la hanchede la femme. La molette est actionnée d’avant en arrière (mouvement rectiligne alternatif)en pressant les aliments contre la surface de la meule (percussion posée oblique diffuse).Les aliments à moudre sont placés sur le bord supérieur de la meule (vers la femme). Lamolette est actionnée en mouvement centripète depuis ce bord supérieur vers le bas avecune forte pression. La pression est moins forte sur le mouvement de retour. Au cours de sonmouvement, la molette doit être orientée à des angles différents selon sa position par rapportà la meule, ce qui est impulsé par la position des poignets. La femme incline la molette d’uncôté lorsqu’elle la ramène vers elle, afin de saisir les aliments placés sur le bord, puis elle lamaintient à plat au milieu de la meule et l’incline dans le sens opposé en arrivant au bordextérieur, afin d’y déposer les aliments moulus. Si l’aliment à moudre est dur, les poignetsdonnent des impulsions plus sèches et plus rapides.

Après chaque usage, la meule dormante et la molette sont lavées et brossées, à l’aided’une petite brosse en fibres végétales, pour enlever tout ce qui s’est incrusté dans les inters-tices de la surface active. De temps en temps, il faut rhabiller la meule en la piquetant avec

Fig. 4 : Femme mixtèque en train de moudre de la pâte de maïs (dessin de Wiyono d’après une photo d’E. Katz)

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une pierre (ou une vieille machette) par percussion lancée punctiforme. D’après Horsfall(1987 : 341), le rhabillage est nécessaire deux fois par an lorqu’une partie de la mouture estexécutée dans un moulin à moteur, plus de trois fois si la mouture complète du maïs a lieusur la meule. Il est plus fréquent pour les meules qui ne sont pas en basalte. Chez les Teenek(Huastèques) de Veracruz, seules les femmes ménopausées rhabillent les meules, car « lebruit pourrait nuire au fœtus » (Ariel de Vidas, 2002 : 78).

Clark (1988) remarque que la pression de la molette ne s’exerce qu’à partir de 10 ou15 cm du bord supérieur où sont placés les aliments. Par conséquent les meules s’usent plusdans leur partie centrale. Les molettes dont la largeur dépasse celle de la meule présententune usure en os de chien, laissant les poignées intactes.

Les meules en granit d’Oaxaca durent 15 ans (Cook, 1970 : 785), les meules calcairesdu Yucatan s’usent plus rapidement encore, les meules en basalte du Guatemala, préféréesmalgré un prix plus élevé, durent de 15 à 30 ans, selon leur qualité, voire 50 à 100 ans sielles ne sont pas utilisées de manière intensive (Horsfall, 1987 : 342).

Selon les femmes mixtèques, une meule dormante peut servir pendant au moins 50 ans,si elle ne se brise pas par accident. Actuellement, elles durent même plus de 50 ans car,depuis l’introduction du moulin à moteur, on les utilise à moitié moins. Une molette dure 20à 25 ans si son diamètre est épais (environ 10 cm) et moins de temps s’il est mince. Lescommerçants vendent deux à trois molettes pour une meule (Clark, 1988).

LA PLACE DES MOUTURES DANS LA CUISINE MEXICAINELa mouture occupe une place prépondérante dans la cuisine rurale mexicaine, car les

techniques de découpe sont très peu élaborées et l’on découpe très peu les aliments. La mouture est comparée à la digestion et la meule à des dents. Elle représente une pré-

digestion. Les Mixtèques disent que les aliments ne sont pas bien moulus, ils ne sont pasbien digérés et provoquent des problèmes intestinaux.

Sur la meule dormante, on peut éventuellement moudre à sec, mais très peu de recettessont réalisées de cette façon : on réduit en poudre du café torréfié, du maïs grillé (le pinole)ou des haricots grillés (le frijol molido ou nuchi niko, consommé en bouillie par les Mixtè-ques), du sel, des pains de sucre. On moud aussi le cacao à sec, mais au fur et à mesure dela mouture, le beurre de cacao est extrait, formant une sorte de pâte.

La plupart des préparations nécessitent une mouture à l’eau. On moud des fruits pouren faire des jus, on moud des haricots ou des légumes bouillis, les ingrédients de diversessortes de sauces pimentées, en particulier les moles (à base de piments secs, fruits secs,noix, amandes, etc. qui ont été précédemment frits) et surtout le maïs, dont les préparationsseront décrites ci-dessous. Si l’on moud du piment, on commence par le piment et on moudle maïs ensuite pour éviter de garder le goût du piment sur la meule.

Les ingrédients des salsas, sauces piquantes à base de piment et tomate qui accompa-gnent le repas, sont écrasés, aussi avec de l’eau, dans un mortier (molcajete) en pierre (sou-vent du basalte) ou en céramique dont l’’impulsion motrice est effectuée par mouvementcirculaire et percussion posée oblique diffuse (Leroi-Gourhan, 1973: 151-155) à l’aide d’unpilon en pierre (tejolote).

En mixtèque, le terme ku yuchi (pulvériser) se réfère aux moutures à sec. Kashi renvoieà « broyer », « écraser ». Ce terme est utilisé pour « écraser » dans un mortier ou « broyer »le maïs sec sur une meule, ainsi que « broyer » la canne à sucre dans un moulin et « écraser» les grains frais de café pour en retirer la pulpe. Niko se réfère à « moudre » sur la meule.

Dans les villages de potières, celles-ci écrasent l’argile destiné à la céramique et ledégraissant sur la meule dormante (Soustelle, 1979 ; Pennington, 1969 ; Clark, 1988). La

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fabrication de la céramique comporte plusieurs analogies avec celle des galettes de maïs. Lamouture de l’argile abîmant plus rapidement les meules que le maïs, les potières utilisent depréférence des meules déjà usées (Clark, ibid.).

Les préparations du maïsLa fonction principale de la meule est la mouture quotidienne du maïs pour la confec-

tion des galettes (tortillas) qui constituent la base du repas. On moud également le maïspour de nombreuses autres préparations. Certaines sont générales à l’ensemble de l’airemésoaméricaine, d’autres propres à certaines régions.

Les galettes de maïs sont confectionnées à partir de nixtamal (grains de maïs sec cuitsavec de la chaux, puis rincés à l’eau claire). Ce processus ramollit les grains de maïs, ce quifacilite la mouture, et ramollit ou élimine l’enveloppe du grain qui, autrement, donneraitaux galettes le goût et la consistance de la paille. Les grains sont moulus sur la pierre avecde l’eau, puisée dans un seau placé près de la meule. Un autre seau est mis sous la meulepour récupérer l’eau chargée d’amidon (agua de masa), qui est destinée aux cochons. Onpasse directement du maïs à la pâte, sans élaborer de farine. L’ensemble du processus defabrication des galettes dure de quatre à six heures.. Il commence tôt le matin. Soit les fem-mes fabriquent tout en une fois et réchauffent les galettes lors des repas suivants, soit ellesmorcellent l’opération en plusieurs temps.

Les ethnologues décrivent deux ou trois moutures successives pour l’élaboration de lapâte (Weitlaner, 1951 ; Horcasitas, 1951 ; Soustelle, 1979). En mixtèque, « moudre sur lameule » se dit niko, qui signifie également « faire des galettes de maïs ». Ce processus inclutta’vi (« briser les grains de maïs »), naxni’i (« re-moudre » le maïs) et sia’a (« re-passer lapâte »). Les Mixtèques distinguent trois opérations, mais il semble que les deux premièresse déroulent directement l’une à la suite de l’autre et sont souvent décrites comme une pre-mière mouture. Cela consiste à concasser les grains (ta’vi) puis à les moudre en pâte(naxni’i). Actuellement, c’est ce travail qui est réalisé au moulin à moteur (ou dans desmoulins métalliques individuels, là où les moulins collectifs ne sont pas encore arrivés). Lesmoulins à moteur effectuent en cinq minutes ce qui prend au moins deux heures sur unemeule dormante, et qui est la partie la plus pénible du travail. Il faut employer une forceconstante pendant un temps long. Ensuite a lieu la deuxième (ou troisième) mouture (sia’a),si les femmes estiment que la pâte du moulin n’est pas assez fine.

Vocabulaire des moutures en mixtèque

Nous avons vu plus haut que les femmes yucatèques se satisfont de la consistance de lapâte moulue en moulin, mais pas les femmes mixtèques, nahuas (Hémond, com. pers.,2002), tarasques (Motte-Florac, 1988) et chiapanèques (du moins jusqu’à récemment ).Cela peut être dû à la taille et à l’épaisseur des galettes. En pays mixtèque et zapotèque, lesgalettes sont très grandes : environ 30 cm de diamètre pour 2 mm d’épaisseur. Dans le cen-tre du Mexique, elles sont de taille moyenne (environ 20 cm), tandis qu’au Yucatan elles

ku yuchi pulvériserkashi écraser, broyer (maïs, piment, canne à sucre, fruits de café)niko moudre (sur la meule), faire des tortillastavi briser (les grains)naxni’i re-moudre (le maïs)sia’a re-passer (la pâte de maïs)

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sont plus petites (environ 10 cm) et plus épaisses. Les femmes mixtèques considèrent que lapâte doit être suffisamment humidifiée au moment de faire la galette ; il faut donc façonnerla galette très peu de temps après avoir « re-moulu » la pâte en rajoutant de l’eau. Ellespétrissent (sur la meule ou sur une table) l’ensemble de la pâte sortie du moulin, puis enmoulent (sia’a) une première portion. Lorsque cette pâte a été moulue et se trouve à uneextrémité de la meule, elles saisissent un morceau de pâte dont elles font une boule qui estla mesure pour une galette. Elles l’aplatissent en la faisant tourner entre les doigts et lapaume, puis entre les deux paumes ou bien à plat sur la meule (ou sur une table) entre deuxfeuilles de plastique (autrefois de bananier). Elles font ensuite cuire la galette, d’un côtépuis de l’autre, sur une plaque de terre cuite (comal). Pendant que des galettes cuisent, ellescontinuent à moudre et à en façonner.

Fig. 5 : La préparation des tortillas en pays mixtèqueAprès avoir moulu la pâte sur le metate, la femme fait cuire la tortilla sur la plaque en terre cuite

(comal) sur un foyer surélevé et la retourne à mi-cuisson(dessin de Wiyono d’après une photo d’E. Katz)

Le maïs ou le nixtamal peuvent être moulus pour des préparations autres que les galettes.L’atole, consommé comme une boisson, est fabriqué à partir de grains de maïs frais, de

pâte de maïs nixtamalisé moulue finement (atole de masa) ou de grains de maïs sec bouillissans chaux puis grossièrement moulus (atole de granillo).

Les tamales sont des petits paquets de pâte de maïs plus ou moins fine (en pays mixtèque,la mouture du moulin suffit). La pâte est fourrée de haricots ou de viande en sauce piquante ouautre, puis enveloppée dans des spathes de maïs ou des feuilles de bananier. Les petits paquetssont cuits à la vapeur. Les tamales sont communs dans tout le Mexique (et l’Amérique Cen-trale) sous des formes diverses. Ils sont souvent consommés dans des repas festifs.

La masa des Mixtèques est du nixtamal concassé (obtenu par une première moutureassez grossière) cuit dans des pots sur le feu ou en four enterré.

Le pozol est propre à l’aire maya. Ce sont des boules de pâte moulue plus ou moinsfinement, parfois mêlée à du cacao. Au Yucatan, elle est moulue deux fois, c’est à dire plusfinement que la pâte à tortillas (de Pierrebourg, com. pers., 2002). Les boules de pozol sonttransportées au champ ou en voyage. Au moment du casse-croûte, chaque boule est diluéedans de l’eau et bue.

Le pinole est préparé non à partir de nixtamal mais de grains de maïs grillés et moulusà sec ou avec de l’eau sur la meule ou dans un moulin. Il est mangé tel quel ou dilué dansl’eau en atole. Cette préparation est commune à tout Mexique, comme friandise ou nourri-ture de voyage, mais elle est plus fréquemment consommée au nord, chez les Tarahumara etles Tepehuan, par exemple.

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Fig. 6 : La mouture finale de la pâte de maïs en pays mixtèque (Photo Esther Katz)La plaque en terre cuite (comal) chauffe sur le foyer surélevé en attente de la cuisson des tortillas

LA MEULE DANS L’ESPACE DOMESTIQUE

Dans les sites archéologiques du Puuc, au Yucatan, la meule dormante est plutôt situéedans la cour, ce qui est encore le cas aujourd’hui, car on place la meule près d’un point d’eau(des citernes naturelles) (de Pierrebourg, 1999). Dans les sites archéologiques de l’étatd’Oaxaca, la meule dormante est présente dans toutes les maisons dès l’époque préclassique(1500-500 av. J.-C.) (Flannery & Winter, 1976 : 36). Aujourd’hui, en pays mixtèque, commedans les autres régions, la meule fait partie du mobilier de la cuisine. Elle est placée près dufoyer, puisqu’on qu’on moud la pâte de maïs au fur et à mesure que l’on fait cuire les galettesdéjà façonnées. Pour faciliter l’opération, la meule est positionnée à la même hauteur que lefoyer. Soit ils sont tous deux à même le sol, soit ils sont surélevés. Des campagnes sanitairesont été menées dans les zones rurales du Mexique (dans les années 1960-70 et précédemment)pour inciter les villageois à surélever les foyers. Elles ont eu un certain impact, mais pas total.Certaines femmes préfèrent travailler assises ou à genou sur une petite natte à même le sol plu-tôt que debout. Placés sur le sol, la meule et le foyer, constitué de trois pierres, sont rarementdéplacés, mais l’option existe. Surélevés, ils perdent leur mobilité. Le foyer est surélevé surune plate-forme de bois, de briques de terre crue, de terre ou de ciment. S’il est placé contreun mur, une paroi de briques, terre ou ciment prolonge la plate-forme pour protéger le mur quiest généralement en bois. Un foyer au sol n’est jamais placé près du mur. La meule est suréle-vée sur un billot ou sur la plate-forme même du foyer et doit être bien calée.

En pays mixtèque, la (ou les) meule(s) utilisée(s) quotidiennement est (sont) placée(s)près du foyer, sur le sol ou sur une cale en bois. On laisse la molette posée dessus pourqu’elle ne se casse pas en tombant. Les meules utilisées occasionnellement sont dressées àl’envers contre un mur, leur molette debout près d’elle. Chaque famille possède au moins

Moutures Mouture du maïs et du nixtamal

mouture à sec pinole (maïs grillé en poudre) tortillas mouture très fine

haricots grillés en poudre (frijol molido) tamales mouture fine ou moyenne

café torréfié, cacao torréfié masa mouture grossière

sel, sucre pozol moyenne ou très fine

mouture à l’eau fruits atole moyenne

légumes cuits atole de masa fine ou très fine

piment pour sauces (mole) atole de granillo mouture grossière

nixtamal (maïs cuit avec de la chaux) pinole mouture très fine

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une meule, mais il est plus fréquent d’en trouver deux ou trois par foyer. Elles servent simul-tanément lors de la préparation des repas festifs. Les femmes qui utilisent fréquemment desplantes médicinales réservent une meule, parfois plus petite, à cet usage. Chez les Tepehuandu Chihuahua (Pennington, 1969 : 219-220), la plupart des foyers possèdent trois meules :une pour le piment, une pour le maïs à manger et une pour les germes de maïs mis à fermen-ter en alcool. L’argile destinée à la poterie est écrasée à la molette sur un metate ou sur unepierre concave. Selon Clark (1988 : 94), au Chiapas ; les familles aisées (qui organisent fré-quemment des fêtes), les foyers qui comportent plusieurs femmes et les potières possèdenten général plusieurs meules. Il arrive que les trois étapes de la mouture soient réparties entreplusieurs femmes dont les meules sont installées en ligne.

Si une meule se brise, les morceaux non utilisables sont jetés, les autres sont réutiliséscomme cale, marteau ou pierre à piqueter ou encore sont incorporés dans un sol ou un mur(Clark, 1988). Dans les sites archéologiques du Yucatan, on trouve des meules abîméesparmi les pierres de fondation des maisons (de Pierrebourg, com. pers., 2002). En pays mix-tèque, les meules anciennes ou abimées sont laissées dehors, près du mur de la cuisine.

L’USAGE DE LA MEULE : UNE TÂCHE FÉMININEL’usage de la meule est une tâche proprement féminine. En pays mixtèque, le lieu où est

placé la meule est un espace réservé aux femmes. Après avoir préparé les tortillas, les fem-mes prennent le repas sur leur metate. La meule est la propriété de la maîtresse de maison etlui est fortement associée. Au XVIe siècle, les Nahuas du Plateau central croyaient que siune meule se cassait, sa propriétaire allait mourir (Sahagún, 1975, V, §34 : 284). En prin-cipe, les hommes ne savent pas moudre. En tout cas, s’ils s’y hasardaient, ils seraient larisée de tout leur village. L’usage de la meule requiert un long apprentissage. Les fillettescommencent par imiter leur mère en moulant de la terre sur une meule miniature. Vers 7 ou8 ans, elles font leurs premiers essais sur la meule familiale. Tout l’apprentissage se fait parobservation, les mères n’expliquent pas ou ne détaillent pas les gestes techniques. Aumoment de la puberté, vers 13-14 ans, elles doivent maîtriser totalement la technique, ce quiimplique qu’elles peuvent se marier.. Moudre signifie « préparer les tortillas » et la tortillaest le symbole du rôle nourricier de la femme et de la vie conjugale et sexuelle. Les jeunesMixtèques disent vouloir se marier pour avoir une femme qui leur fasse des tortillas.

MEULE ET FONDATION DU FOYEREn pays mixtèque, un couple acquiert souvent une meule au moment d’établir son foyer et

la garde toute sa vie, puisque sa durée d’utilisation correspond à la durée d’une vie à l’âgeadulte. Dans l’ensemble du Mexique indigène, l’homme amène généralement sa femme chezses parents, puis après quelques années, le jeune couple part s’établir dans sa propre maison.Le plus jeune des fils reste dans la maison, prend ses parents à charge lorsque ceux-ci vieillis-sent et hérite d’eux à leur mort (Robichaux, 1997). En pays mixtèque, lorsque la jeune fillequitte sa maison pour la maison de son mari, elle moud sur le metate de sa belle-mère. C’estlorsque le jeune couple s’établit séparément qu’ils acquièrent leur propre meule, soit enl’achetant (ce qui aurait été plus courant autrefois), soit en la recevant en cadeau des parentsdu mari (ce qui serait plus fréquent aujourd’hui) (la suegra pone los trastes, « la belle-mèreoffre la vaisselle »). Puis, peu à peu, ils achètent des ustensiles de cuisine et des metates sup-plémentaires, au marché local ou dans les foires lors des fêtes religieuses. Ces metates serventpour les fêtes, ou bien au cas où le metate usuel se casse, ou par la suite, ils sont conservéspour être offerts aux fils en cadeau de mariage. Lorsque le benjamin hérite de la maison de sesparents, sa femme hérite du metate de sa belle-mère. Il arrive même qu’une femme hérite de

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la meule de sa grand-mère et s’en serve encore pendant de longues années. Dans tout le Mexi-que indigène, il est courant qu’un metate soit offert en cadeau de mariage (Cook, 1982), leplus souvent par les parrains de mariage, comme chez les Nahuas de Tlaxcala (Robichaux,com. pers., 2002) et de la vallée du Balsas, au Guerrero (Hémond, com. pers., 2002). Chez lesTeenek de Veracruz, après la célébration du mariage à l’église, le couple est conduit à la mai-son du marié. Juste après le repas de noce, la jeune mariée doit moudre du maïs sur le metatequi a été offert par les parents du mari et symbolise la vie du foyer et le rôle nourricier de lajeune épouse. L’épouse est d’ailleurs appelée en teenek k’imaadh (de k’imaa, « foyer ») oucheel, « celle qui moud » (Ariel de Vidas, 2002 : 111). Depuis quelques années, chez lesNahuas du Balsas, dans les familles aisées, le metate peut être remplacé par un moulin àmoteur électrique (Hémond, com. pers., 2002). Cela pourrait se généraliser chez les paysansindiens qui disposent d’entrées d’argent suffisantes.

Une meule représente une dépense majeure dans la vie d’un paysan (Cook, 1982). C’estun outil précieux qui demande un investissement pour un usage à long terme. Il en était pro-bablement de même aux époques préhispanique et coloniale. Des metates figurent ainsidans les testaments de nobles et riches paysans mixtèques du XVIe-XVIIIe s. (Terraciano,2001 : 217-221). Au Chiapas, en 1940, le prix d’un metate correspondait à 120 jours desalaire d’un journalier. En 1980, une meule coûtait entre 200 et 700 pesos mexicains (10-35US $) et une molette environ le sixième du prix d’une meule (Clark, 1988 : 86). Horsfall(1987 : 359) compare cet investissement à celui de l’achat d’une voiture neuve dans unfoyer américain. Actuellement, au Guerrero, une meule coûte entre 450 et 1000 pesos, soitapproximativement entre 45 et 100 euros (Hémond, com. pers., 2002). Comparativement,un travailleur agricole de cette région qui émigre temporairement au nord du Mexique ygagne entre 28 et 35 pesos par jour. Les journaliers employés au Guerrero pour de rares tra-vaux y gagnent une somme légèrement plus élevée (Marguerite Bey, com. pers., 2002). Enzone caféière mixtèque, les journaliers perçoivent entre 40 et 50 pesos par jour.

COMPÉTITION ENTRE MEULES ET MOULINSBauer (1990) s’est demandé pourquoi les meules dormantes n’avaient pas été remplacées

il y a plusieurs siècles par des moulins, comme en Europe, et surtout, comment cette techno-logie se maintenait encore au XXe siècle. Il était assez étonné du fait que les armées mexicai-nes, lors des guerres du XIXe siècle et de la Révolution de 1910, traînaient derrière elles unehorde de femmes et de metates pour assurer la nourriture quotidienne des troupes, tandis qu’àla même époque, la logistique des armées européennes était beaucoup plus légère.

La fabrication des tortillas quotidiennes se fait à partir de pâte de maïs nixtamalisé etnon à partir de farine. La pâte ne peut pas être conservée et, comme on l’a vu plus haut, il fautmême qu’elle soit suffisament humidifiée au moment du façonnage des galettes. Il est proba-ble que ces contraintes techniques aient prévenu une mécanisation lors des derniers siècles.

La conquête espagnole n’a pas du tout contribué à supplanter les tortillas par le pain,bien au contraire. Les Espagnols eux-mêmes se sont mis immédiatement à consommer destortillas, à côté du pain, les tortillas ayant l’avantage d’être servies chaudes, au fur et à

Mexico : Petits : 150 Grands : 350 Très grands : 400Texmelucan : 290 350 metlapil : 35Texmelucan : Sn Nicolas : 350 450Sn Salvador 160 180Pierres pour MolinosSn Nicolas 300 (les achètent à 100) metlapil : 50 (achète à 10)

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mesure du repas (Alberro, 1992). Des femmes peuvent moudre pour vendre des galettesmais avant tout, la meule est liée au foyer et les galettes à la relation conjugale et familiale.Alberro note que les Espagnols ont été sensibles à la relation de sensualité qui s’établit entrele mangeur et la femme qui lui prépare les galettes.

D’après Bauer (ibid.), les moulins à moteur pour le maïs ont fait leur apparition auMexique à la fin du XIXe siècle. Ils ont d’abord été utilisés par les propriétaires des grandesplantations, malgré les protestations des ouvriers agricoles, afin que les femmes puissentaussi travailler aux champs. Ils ont été introduits dans les villages à partir des années 1920,surtout dans les villages qui bénéficiaient d’électricité, puis ils se sont progressivementgénéralisés à l’ensemble du pays, malgré une résistance de la part des hommes. Ceux-citrouvaient les galettes confectionnées à partir de pâte de maïs moulue au metate bien plussavoureuses et craignaient que les femmes ne profitent du temps libéré pour se consacrer àl’adultère. C’est par la volonté des femmes que des moulins ont progressivement été instal-lés dans presque tout le pays. Le temps libéré leur a permis de gagner des heures de som-meil et de se livrer à d’autres activités économiques (jardinage, commerce, artisanat) (ibid.).Ces avantages ont aussi eu raison du coût faible mais quotidien qu’entraîne leur usage. Cesmoulins, de grande taille, actionnés à l’électricité ou à l’essence, appartiennent à la munici-palité, à des coopératives ou à des privés. Il y en a un nombre restreint par village. Au coursde la dernière décennie, des moulins à moteur électrique de plus petite taille ont fait leurapparition dans les foyers aisés. Leurs propriétaires moulent éventuellement le nixtamal desvoisins moyennant finance.

Dans les villes et les bourgs, en plus des moulins à nixtamal, de la farine « nixtamalisée »est vendue dans les magasins et des machines fabriquent directement des tortillas. En 1980, leMexique comptait 25 000 moulins à moteur et 25 000 fabriques de tortillas (Bonfil, 1982 : 83).

CONCLUSION Le metate est un élément central de la culture méso-américaine. La longévité de son

usage (5000 ans) est assez remarquable dans l’histoire des techniques. La fabrication des meules est un travail masculin. La

fabrication de meules apodes à partir de blocs de pierre natu-rellement polis dans le lit d’une rivière était autrefois à la por-tée de nombreux paysans, tandis que l’élaboration de metatestripodes requiert une spécialisation artisanale.

L’usage de la meule est un travail féminin. La meule sym-bolise la fondation d’un foyer. Elle est offerte ou achetée aumoment du mariage. Son usure correspond approximative-ment à la durée de vie d’une femme à partir de la fondation deson foyer. La mouture est associée à la fabrication des galettesde maïs et donc au rôle nourricier de la mère de famille.

Mais l’introduction des moulins à moteur et, dans les vil-les et les bourgs, des fabriques de tortillas n’a pas encoresigné l’arrêt de mort des metates. Les metates font encorepartie du patrimoine rural du Mexique. Les tortillas faites à lamain ont un goût de terroir inestimable. Même si le rôle desfemmes a un peu évolué dans les campagnes, leur rôled’épouse et de mère nourricière est encore très prégnant.

Fig. 8 : Moulin à maïs manuel

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A moins de changements sociaux importants dans les années à venir, qui pourraientêtre dûs à l’influence de l’exode rural et la situation politique et économique du pays, lesmeules dormantes seront probablement encore utilisées pendant de longues années.

Annexe : Termes désignant la meule et la molette en différentes langues du Mexique

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langue famille de langue meule molette signification

espagnol indo-européenne metate mano (del metate) main (de la meule)

(+ emprunts du nahuatl) metlapil enfant de la meule

nahuatl uto-aztèque metatl metlapilli enfant de la meule

tarahumaraa

a. Brouzès, 1979

uto-aztèque matá matáshura

tepehuanb

b. Pennington, 1969, 219-220

uto-aztèque moúturai/maútuli túpai

mixtèquec

c. Katz, 1990 : 93-94

otomangue yoso na yoso main/bras de meule

otomid

d. Galinier, 1979 : 389

otomangue khuni (= nixtamal)

yucatèquee

e. Villa Rojas ; 1969

maya ká u-cab-ká

tzeltalf

f. Villa Rojas, 1969

maya chá

teenekg

g. Ariel de Vidas, 2002 : 78.

maya cha’

50

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