le goût des autres : sociologie des intentions et intentions sociologiques

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L’Année sociologique, 2015, 65, n° 1, pp. 125-147 LE GOûT DES AUTRES : SOCIOLOGIE DES INTENTIONS ET INTENTIONS SOCIOLOGIQUES Fabien TRUONG Résumé. – Le film français Le Goût des autres fut un énorme succès commercial et critique à sa sortie en 2000. Dans le même temps Pierre Bourdieu gagnait une audience, qui devait aller bien au-delà de la sphère universitaire de la sociologie. Le film a souvent été présenté comme une illustration créative et singulière de la théorie de « la violence symbolique », de la construction sociale des goûts esthé- tiques et de l’illégitimité culturelle, présentant Le Goût des autres comme un « film sociologique » innovant. Néanmoins, cette affinité entre le film et la théorie de Pierre Bourdieu a toujours été prise pour un acquis sans avoir été analysée sociolo- giquement. Cet article tente a contrario de décrire la dynamique entre la fiction et la sociologie 1) en enquêtant sur la façon dont la sociologie a pu influencer le processus de production du film, à partir d’un entretien mené avec la réalisatrice ; 2) en réflé- chissant sur la façon dont la « règle du jeu » narrative du film peut questionner et interroger la sociologie. Le premier axe montre comment la connaissance sociolo- gique a pu être intériorisée à travers les spécificités d’une trajectoire biographique, marquée par l’expérience du désajustement social, le second montre comment la fiction peut illustrer efficacement des phénomènes sociologiques spécifiques, à savoir l’expérience du vacillement social, le jeu des mises à distance sociales tacites et réciproques et les signes du possible improbable. Mots clés. – Bourdieu (Pierre) ; Cinéma ; Distinction ; Fiction ; Goût ; Légitimité culturelle. Abstract. – The French film The Taste of Others was a huge commercial and critical success when it was released in 2000. At the very same time Pierre Bourdieu gained an audience, which was to go far beyond the academic sphere of sociology. The film has often been presented as a unique creative illustration of Bourdieu’s theory about ‘symbolic violence’, social building of aesthetical tastes and cultural illegitimacy, presenting the Taste of Others as a break through ‘sociological movie’. Nevertheless, this affinity between the film and Bourdieu’s theory has always been taken for granted and has never been analysed sociologically. This paper intends

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LE GOûT DES AUTRES : SOCIOLOGIE dES INtENtIONS

Et INtENtIONS SOCIOLOGIQUES

fabien truonG

résumé. – le film français Le Goût des autres fut un énorme succès commercial et critique à sa sortie en 2000. dans le même temps pierre Bourdieu gagnait une audience, qui devait aller bien au-delà de la sphère universitaire de la sociologie. le film a souvent été présenté comme une illustration créative et singulière de la théorie de « la violence symbolique », de la construction sociale des goûts esthé-tiques et de l’illégitimité culturelle, présentant Le Goût des autres comme un « film sociologique » innovant. néanmoins, cette affinité entre le film et la théorie de pierre Bourdieu a toujours été prise pour un acquis sans avoir été analysée sociolo-giquement. cet article tente a contrario de décrire la dynamique entre la fiction et la sociologie 1) en enquêtant sur la façon dont la sociologie a pu influencer le processus de production du film, à partir d’un entretien mené avec la réalisatrice ; 2) en réflé-chissant sur la façon dont la « règle du jeu » narrative du film peut questionner et interroger la sociologie. le premier axe montre comment la connaissance sociolo-gique a pu être intériorisée à travers les spécificités d’une trajectoire biographique, marquée par l’expérience du désajustement social, le second montre comment la fiction peut illustrer efficacement des phénomènes sociologiques spécifiques, à savoir l’expérience du vacillement social, le jeu des mises à distance sociales tacites et réciproques et les signes du possible improbable.

mots clés. – Bourdieu (pierre) ; cinéma ; distinction ; fiction ; Goût ; légitimité culturelle.

abstract. – the french film The Taste of Others was a huge commercial and critical success when it was released in 2000. at the very same time pierre Bourdieu gained an audience, which was to go far beyond the academic sphere of sociology. the film has often been presented as a unique creative illustration of Bourdieu’s theory about ‘symbolic violence’, social building of aesthetical tastes and cultural illegitimacy, presenting the Taste of Others as a break through ‘sociological movie’. nevertheless, this affinity between the film and Bourdieu’s theory has always been taken for granted and has never been analysed sociologically. this paper intends

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to do so by understanding the dynamics in between fiction and sociology by i) presenting a sociological inquiry about how sociology could have influenced the production process of the film, based on a personal interview with the movie maker; ii) reflecting upon how the narrative ‘rule’ of the film can challenge sociology. the first concern shows how sociological knowledge can be integrated throughout the specificities of a biographical trajectory, marked by the experience of social misfits, the later shows how fiction can render particular sociological phenomenon in an efficient way: the experience of social vacillating, the reciprocal game of mutual distancia-tion in between groups and signs of improbable possibilities occurring in social life.

Keywords. – Bourdieu (pierre); cinema; cultural legitimacy; cultural taste; distinction; fiction.

Le Goût des autres fut un véritable succès commercial et critique lors de sa sortie en salle en 2000 : plus de 3,5 millions d’entrées au box-office et de nombreuses récompenses aux césars en 2001 (quatre prix pour neuf nominations), mais aussi à l’étranger (prix du European Film Award pour le meilleur scénario en 2000, prix david di donatello et nomination aux oscars en 2001, etc.). ce succès a consacré sa réalisatrice, agnès Jaoui, qui réalisait alors son premier film ainsi que le duo de scénaristes, agnès Jaoui et Jean-pierre Bacri qui s’étaient déjà illustrés par deux scénarios précédents1, au point de transformer un surnom que leur avait auparavant donné le cinéaste alain resnais en un label médiatique (« les jabac »), synonyme d’une nouvelle façon de faire un cinéma adoptant un point de vue décalé et critique sur la société française, au croisement du cinéma d’auteur et du cinéma populaire. À de nombreux égards, les trois films des « jabac » qui suivront seront perçus par la critique et par le public comme la continuation de ce premier geste cinématographique. les chiffres du box office – entre 800 000 et 1 million d’entrées pour chacun d’entre eux – traduisent bien la place particulière que tient Le Goût des autres dans le cinéma français et dans leur propre filmographie, à savoir le film fondateur et marqueur du « cinéma des jabac » qui lui a permis de trouver un public large et fidèle, sans pour autant avoir été à nouveau égalé en termes d’audience. pour en résumer le point de vue, la presse grand public a rapidement qualifié Le Goût des autres de film « sociologique ». le film aborde de fait la question de la domination en se focalisant plus particulièrement sur une dimension relativement peu représentée au cinéma, à savoir les mécanismes de « violence symbolique » et de domination en matière de jugement esthétique, dans le sillage de l’approche bourdieusienne

1. les scénarios de Cuisine et dépendances de philippe muyl en 1993 et de Un air de famille de cédric Klapisch en 1996.

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critiquant l’universalité du jugement de goût kantien (Bourdieu, 1979) – comme le suggère d’ailleurs très clairement le titre du film. il faut rappeler ici quelle est la position de pierre Bourdieu dans l’espace médiatique et académique quand le film sort sur les écrans. alors qu’il est professeur au collège de france depuis 1983 et qu’il est le premier sociologue à obtenir la médaille d’or du cnrs en 1993, sa notoriété est pourtant longtemps restée interne à la sphère académique et intellectuelle. c’est seulement à partir de la fin des années 1990 que celle-ci va la dépasser très largement, alors qu’il publie, à titre d’auteur ou d’éditeur, de nombreux ouvrages à desti-nation du plus grand nombre en se démarquant de ses productions précédentes et qu’il intervient de plus en plus dans le débat public de façon critique, notamment à partir du mouvement social de 19952. sa mort en 2002 ne va dès lors qu’amplifier cette notoriété grandissante, contribuant à asseoir encore un peu plus sa position de référence incontournable en termes de critique sociale des rapports de domination contemporains.

le parallélisme de l’écho et de l’audience dont jouissent conjoin-tement le film et le sociologue au même moment ont, à n’en pas douter, largement contribué à faire qu’une forme d’affinité élective tacite entre « le cinéma des jabac » et la sociologie de pierre Bourdieu – dont Le Goût des autres serait la pierre angulaire et le point de départ – tienne de l’ordre de l’évidence. cependant, si le rapport entre ce cinéma et la sociologie de la domination semble unanime-ment reconnu, celui-ci a finalement été très peu analysé, autrement que sous un mode illustratif – en présentant le film comme une défense et illustration de la théorie bourdieusienne3 ou, au contraire, comme un contre-exemple remettant en cause cette même théorie (messu, 2009). c’est que le rapport illustratif entre fiction et travail scientifique, s’il a des vertus heuristiques et pédagogiques évidentes, s’avère néanmoins problématique et simplificateur en ce qu’il tend à gommer à la fois les spécificités respectives des discours et narrativités sociologiques et cinématographiques : soit en mettant implicitement

2. on pourra citer notamment le livre collectif qu’il dirige en 1993, La Misère du monde, la création des éditions Raisons d’agir en 1995, le débat médiatique autour de Sur la télévision, en 1996, et la sortie en 2001 du film de pierre carles, La Sociologie est un sport de combat.

3. c’est le cas de nombreux magazines ou blogs éducatif et pédagogiques. voir par exemple Sciences Humaines (http://www.scienceshumaines.com/dans-les-coulisses-de-la-domination_fr_429.html) ou Zéro de conduite (http://www.zerodeconduite.net/blog/index.php?itemid=11450#.ufes01pu40o). on peut aussi se référer aux fiches de travaux dirigés sur la question à disposition des élèves de lycée en section es et consultables sur internet.

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sur le même plan leur rapport au réel, soit en envisageant le film comme une étude de cas empirique servant de test expérimental à la validité du discours théorique. il passe alors sous silence ce qui semble pourtant être le plus sociologiquement fondé, à savoir le fait que le film et la théorie sociologique sont deux façons bien distinctes « de parler de la société », organisées par des conventions spécifiques – mouvantes, discutées et socialement construites – et dont l’histoire respective ne peut être ignorée (Becker, 2010). les traiter de façon symétrique comme s’ils décrivaient les mêmes phénomènes ou dans une relation de type fonctionnaliste – à la sociologie la théorie et au cinéma l’empirie – ne va pas sans convoquer une réification sous-jacente et asociologique des discours produits conduisant à une « sofa sociology » problématique (truong, 2014)4. c’est aussi faire l’écono-mie d’un possible travail d’enquête qui poserait concrètement les questions du comment et des moments qui ont pu fonder ce rapport de convergence implicite entre Le Goût des autres et la sociologie de pierre Bourdieu. il s’agira ici de s’interroger sur les processus et le contexte à travers lesquels ces deux discours et formes narratives spécifiques ont pu se « rencontrer », en se demandant par ailleurs si un tel terme est bien adéquat. J’essaierai de montrer comment l’affinité élective supposée entre un film et une théorie sociologique autour de la question des déterminismes et de la relativité sociale du jugement esthétique a été rendue concrètement et intellectuel-lement possible. il faudra dès lors envisager en quoi celle-ci est socia-lement située, construite et conditionnée, pour pouvoir peut-être mieux envisager, par la suite, en quoi ce film peut nous « apprendre quelque chose que nous ne connaissions pas auparavant sur le monde social dans lequel nous vivons » (Becker, 2010). pour être clair, il s’agira de déconstruire cet ordre de l’évidence sur lequel repose une telle affinité élective, en explicitant les modalités, les conditions de possibilité et les canaux de transmission qui ont rendu cette relation entre cinéma et sociologie possible. c’est in fine se demander ce que la sociologie a pu faire au cinéma et ce que le cinéma peut faire à la sociologie, en précisant comment un tel jeu d’influence réciproque peut, le cas échéant, exister et être fécond.

il s’agira dans un premier temps d’esquisser les contours d’une sociologie des intentions. quel est en effet le point de vue narratif défendu par la réalisatrice et coscénariste, agnès Jaoui, qui dit assumer ce statut de film « sociologique » tout en récusant formellement

4. elle renvoie plus largement aux risques de « séduction cinétique » du cinéma sur les sociologues (demerath, 1981).

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l’idée d’un film manifeste à vocation purement illustrative, quand elle indique notamment avoir lu La Distinction seulement après avoir réalisé le film5 ? comment expliquer sa genèse et sa spécificité ? quel est son rapport au discours savant ? après avoir effectué un entretien avec la réalisatrice6, deux axes seront principalement explorés : 1) l’axe biographique qui envisagera concrètement comment la réalisa-trice a progressivement développé une forme de regard sociologique profane. cet axe questionnera ce que cette appétence manifeste et revendiquée pour ce qui détermine une action sociale ainsi que ce qui lui donne son sens et sa cohérence doit à la singularité d’un parcours biographique et d’une carrière artistique; 2) l’axe créatif qui vise à se demander comment la réalisatrice articule alors ambitions sociologiques et artistiques et quels sont les termes particuliers de l’union entre narration, fiction cinématographique et discours sur la société dans son travail de création artistique.

on pourra ensuite analyser ce que nous disent les intentions socio-logiques du film sur le monde social à travers une réflexion menée autour de plusieurs scènes et personnages. il s’agira de faire ici de la « sociologie sur les images » (la rocca, p. 39), et, plutôt que de penser le lien entre concepts et images, qui convoque notamment la question épineuse des « imageries sous-jacentes » (Becker, 1974, pp. 20-21), je me demanderai en quoi la fiction questionne la théorie sociologique (marcel, 2008) et surtout comment le propos tenu dans le film, avec son modus operandi, ses artifices et sa trame narrative peut, par contra-position, mettre en perspective les pratiques et méthodes académiques des sociologues. cela permettra de s’interroger plus largement sur les rapports d’« hybridation » (La Nouvelle Revue du Travail, 2012) entre cinéma et sociologie, et par là de particulièrement essayer de voir en quoi et pourquoi la fiction cinématographique peut montrer d’autres mécanismes – ou les mêmes mécanismes autrement – que la théorie sociologique. il s’agira de mettre au jour la règle du jeu narratif du film et ce qu’elle donne à voir. J’insisterai sur trois phénomènes qui semblent particulièrement plus difficiles à observer et analyser en sociologie et qui sont au centre du film : l’expérience du vacillement social, le jeu des mises à distances sociales tacites et réciproques et l’attention portée aux traces de l’improbable possible.

5. agnès Jaoui m’a affirmé « avoir lu Bourdieu après avoir réalisé le Goût des autres », ce que plusieurs éléments biographiques mentionnés au cours de notre entretien semblent bien confirmer. néanmoins, il est tout à fait possible de faire l’hypothèse que cette revendication d’une antériorité du travail cinématographique sur la découverte de la théorie soit une stratégie de mise en scène, de protection et de présentation de soi et de son œuvre, bien qu’elle me semble peu plausible au vu des informations dont je dispose.

6. entretien mené le 14 juin 2013 d’une durée de 1h. 40 minutes.

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Une sociologie des intentions : « Ce qui m’intéresse c’est de savoir pourquoi les gens deviennent ce qu’ils deviennent »

À la rencontre empirique du regard sociologique : « J’ai toujours été à côté de l’appartenance »

alors que de façon classique, je commence l’entretien en me présentant, agnès Jaoui (aJ) évoque très vite le peu de connaissances académiques dont elle dispose en sociologie. ce n’est pas une disci-pline qu’elle a étudiée dans son cursus scolaire (elle abandonne ses études en hypokhâgne au lycée henri iv, après avoir obtenu son bac au rattrapage). elle indique par exemple qu’elle a une bien meilleure connaissance de la littérature psychologique de par, notamment, sa mère qui exerçait en tant que psychothérapeute, mais que c’est surtout la fiction qui retient son attention : nous évoquons de nombreux auteurs de romans – honoré de Balzac, robert musil, George eliot, david lodge – et des séries télévisées – Mad Men, The White House, Scandales, The Wire. elle identifie peu clairement le champ socio-logique, m’indique qu’elle privilégie surtout des lectures de seconde main (articles de presse, tribunes etc.) et parle plutôt d’une « grille de lecture socio-économique passionnante », en ce qu’elle permet de saisir pourquoi « les gens deviennent ce qu’ils deviennent ». elle identifie la discipline à deux auteurs, rené Girard – bien qu’elle hésite en me demandant de confirmer si c’est véritablement « un sociologue », et surtout pierre Bourdieu.

en fait, c’est essentiellement à travers sa propre trajectoire sociale plutôt que par le véhicule de lectures académiques que va se dévelop-per une affinité entre, d’un côté, son propos de cinéaste et, de l’autre, ce que l’on pourrait appeler un regard sociologique profane, qu’elle envisage comme un propos visant à mettre au jour les détermi - nismes sociaux ainsi que les systèmes de valeurs qui donnent sens et cohérence à ce que font et pensent les individus.

aJ : « c’est quand même le cœur du projet. Je pense que c’est très difficile de changer de milieu et de changer, tout court. mais (rires) … je pense que c’est possible. c’est mon expérience dans la vie quand j’ai … tout d’un coup … quand j’arrive à changer de point de vue. quand j’arrive à voir les choses avec les yeux de l’autre. […] c’est ça que j’aime dans les films, à chaque fois, c’est réussir à percevoir la logique de l’autre. »

ce regard double sur ce que fait la société aux individus et sur comment les individus font la société, à la fois déterministe

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et compréhensif, s’explique principalement par le fait qu’agnès Jaoui a été très précocement sensible, de par sa trajectoire biographique, à la relativité de la construction des positions et des statuts sociaux, en expérimentant une succession de positions ambivalentes et inter-médiaires, jamais complètement stabilisées. ces positions, décalées et déplacées, favorisant l’extériorité et la réflexivité, lui apparaissent très tôt et de façon saillante, si bien qu’elle en garde une mémoire vive lorsqu’elle raconte son enfance :

aJ : « et moi, je suis issue d’une famille juive déjà en rupture avec sa famille. mes parents étaient chacun de leur côté en rupture, parce qu’ils avaient eu accès à l’hashomer hatzaïr, un mouvement sioniste communiste – enfin, on va dire « socialiste » pour pas faire trop peur ! ils avaient accès à une culture incroyable. ils viennent d’un milieu de petite bourgeoisie modeste. […] c’était très particulier, ils étaient garçons et filles ensemble, etc. ils avaient une liberté par rapport à la société tunisienne. donc c’est pas du tout les mêmes que les juifs tunisiens qui n’ont pas fait l’hashomer hatzaïr. c’est deux mondes différents [...]. et surtout, après, on arrive à sarcelles, dans la communauté juive tunisienne. [...]. mes parents sont laïques, on va faire shabbat de temps en temps, mais mon père est un peu provocateur. mes parents commencent au bas de l’échelle, mais ils sont très cultivés [...]. donc, on n’est pas des juifs sarcellois comme les autres. on va très peu à la synagogue. puis, on arrive dans le 5e, rue Buffon, dans le 5e archi bourgeois [...]. on avait une femme de ménage, et là, un jour, je vois la fille de ma femme de ménage dans ma classe. et je lui dis : « mais tu as mes habits ! et là, je m’aperçois bien que je la choque quand je dis ça … ». et il y a tous les bourgeois du 5e. avec lesquels quand même, je sympathise plus. mais je vois bien aussi que je n’ai rien à voir avec ce milieu là. quand je rentre dans leur appartement ou quand je vais dans la maison de campagne en normandie … je vois bien qu’il y a deux mondes [...]. Je me souviens d’une colonie de vacances où j’allais avec une fille, super friquée, et qui n’osait pas dire que son père avait une mercedes, alors que moi j’aurais rêvé de pouvoir dire ça, parce que moi j’inventais que mon grand-père était banquier alors qu’il était juste employé de banque. Donc je vois bien, comment ça fait chic ou comment ça fait pas chic. par exemple moi j’ai longtemps vu, que « juifs tunisiens », c’était pas terrible. et puis après ça faisait chic. Je vois bien que les choses diffèrent selon le milieu dans lequel on est, selon la façon dont on se positionne ».

ce sentiment « d’être toujours à côté de l’appartenance » a été accentué par son entrée dans le métier et par le tour que va prendre sa carrière artistique, qui se construit, elle aussi, dans un

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entre-deux, à la fois inconfortable et structurant : entre le théâtre subventionné et le théâtre privé, entre le théâtre et le cinéma, entre le travail d’actrice et celui de scénariste, puis de réalisatrice, etc. c’est à ces successions de positions quelle attribue la conscience de vouloir dénaturaliser les jugements de goûts esthétiques, ayant fait de nombreuses expériences de renversement et de retournement, qui ont finalement contribué à forger un regard distancié sur sa profession et sur les processus de légitimation et de consécration des œuvres artistiques, peu éloigné d’une approche sociologique. de nombreux exemples ponctuant notre entretien viennent l’illus-trer. on peut citer, au début de sa carrière, la déception que consti-tue le fait que « personne du théâtre subventionné ne soit venu voir la pièce » de harold pinter dans laquelle elle jouait dans un théâtre privé, alors que « c’était un auteur chic, pour des gens de théâtre de gauche ». cette déconvenue lui fait constater l’existence « d’un mur invisible, encore plus fort que s’il était visible » éprouvé dans un sentiment de culpabilité, celui « d’être passée dans la caste inférieure, d’être vendue à la solde du grand capitalisme ou je ne sais pas quoi ». on peut évoquer une discussion avec alain resnais, estimé comme « quelqu’un de très aimé par les gens chics », qui exprime sa surprise lorsqu’elle lui indique son admiration pour le film Fric Frac, en lui disant, sur le mode de la confession amusée, « qu’à l’époque, on trouvait que c’était de la daube ». elle rappelle aussi son refus avec Jean-pierre Bacri (JpB) du premier réalisateur proposé par Gaumont pour adapter au cinéma Cuisine et dépen-dances, qui lui fait conclure que « nous-mêmes, on a été snob, parce qu’on pensait qu’il était ringard, même s’il a aussi fait des choses très bien en fait ». se forge ainsi graduellement la conviction profonde de « l’absurdité de croire qu’on est dépositaire du bon goût » et le besoin de mettre en scène dans ses films ce que la sociologie de l’art analyse à travers les processus de construction sociale de la valeur esthétique.

À la rencontre de Pierre Bourdieu et de l’habitus

c’est dans ce contexte que s’opère la « rencontre » avec la socio-logie de pierre Bourdieu, ou plutôt, dans un premier temps, avec le sociologue. une fois encore, elle résulte d’une affinité expérimentée de façon empirique et intuitive, plus que d’une démarche intellec-tuelle proactive. aJ le découvre lors de son passage polémique dans Arrêt sur Images en 1996 et se déclare autant séduite par ce qu’il dit que par sa prestation à contre-emploi sur le plateau télévisé, qui la

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renvoient directement à son expérience personnelle des médias en tant que personnage public.

aJ : « Je n’avais pas lu Bourdieu à l’époque. et même, je vais vous dire, tout ça commence au Japon quand un journaliste japonais me parle de Bourdieu ! en plus, je ne sais même plus si je le connaissais à ce moment-là … Je crois que c’est quand il commence à intervenir médiatiquement que je m’y intéresse. en fait c’est dans l’émission de daniel schneidermann que je l’ai découvert. il m’a plu … dans son expression. il m’a plu – parce que c’est idiot, mais moi aussi j’ai l’expérience d’aller dans les médias. au début, j’arrivais comme une fille très naïve, celle qui croit qu’il faut bien répondre poliment aux questions, ne comprenant pas vraiment ce qui se passe. et je fais mon expérience toute seule, celle de voir comment se passe cette machine de guerre. et après j’entends aussi ce que dit Bourdieu là-dessus. et là, ça m’intéresse donc beaucoup évidemment ».

À cette première rencontre via le truchement ironique de la télévision, succède une seconde rencontre plus intellectuelle, bien qu’encore médiatisée, cette fois-ci par le biais de son compagnon de l’époque et coscénariste, JpB, qui lui lit plusieurs passages de La Distinction une fois Le Goût des autres réalisé, sur le mode de la surprise et de l’excitation (« il faut que tu lises ça, putain, c’est exactement ce qu’on pense ! »). c’est à partir de ce moment que le vocabulaire sociologique de pierre Bourdieu commence à être mobilisé par la réalisatrice, notamment le concept d’habitus, qu’elle utilise de façon pratique, par exemple pour décrire son rapport personnel à ses enfants et à leur éducation (« quand je raconte [ce qu’il font] à Jean-pierre et il me dit : « ah, putain, l’habitus » ) ou comme un outil de travail pour synthétiser un certain nombre de caractéristiques ou de propriétés qu’un personnage pourrait possé-der ou non lorsqu’elle écrit :

aJ : « oui, c’est un mot que l’on utilise quand on travaille. parce que ça va plus vite [...]. si j’ai bien compris ce que ça voulait dire, c’est tout ce qui dans votre éducation, et en fait dans votre éducation première, s’imprime … enfin … imprime … une … un comportement, encore une fois – je ne sais pas comment m’exprimer … tout ce qui fait que vous avez une référence, un cadre de référence, qu’il soit vestimentaire ou culturel, un code de langage, une façon de se tenir, une façon de dire … qui vous constitue ».

en fait, c’est avec La Domination masculine (2002) que aJ entre pour la première et seule fois en contact direct avec le travail

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du sociologue, dans un livre qu’elle dit avoir aimé et lu de bout en bout. plus que La Distinction qu’elle n’a pas lu en entier, ce texte entre directement en résonance avec sa vie personnelle. profondément affectée par la question du machisme et par les inégalités de genre depuis son enfance, elle se sait insatisfaite avec les écrits féministes d’« une génération différente » (doris lessing, marylin french) qu’elle a lus grâce à sa mère et qui ont « nourri [son] adolescence ». c’est surtout les mécanismes de « violence symbolique » qui attirent son attention et la façon dont elle perçoit que les femmes tendent à reproduire les mécanismes de domina-tion en se confortant aux schèmes dominants, puisque c’est préci-sément à travers eux qu’elles sont valorisées. elle n’exclut pas être elle-même « prise par cette contradiction », lorsque nous évoquons son dernier film sorti en 2013, Au bout du conte :

aJ : « mais j’y reviens tout le temps. d’ailleurs là, en ce moment, dans mon travail d’écriture, je m’interroge sur la culpabilité. et elle est portée par les femmes ! et dans le dernier film, c’est encore l’histoire d’une jeune fille qui est emportée par son prince charmant, toute moderne qu’elle soit. sauf qu’à la fin, je lui dis que c’est pas un bon rêve ! [...]. mais à la fin, quand j’y pense, je me suis dit que j’ai peut être fait exactement le contraire de ce que je voulais dire. c’est pour vous dire ! À quel point tout ça est d’une contradiction folle… en moi. »

le propos qualifié de « sociologique » des films de aJ résulte d’une série d’expériences sociales de décalage et de friction entre des schèmes d’action et de représentations contradictoires, induite par le tour pris par la configuration familiale (immigration, déména-gements, rapport laïc et séculier à la religion, etc.) et sa trajectoire professionnelle (passage par la troupe de patrice chéreau, oscillations entre le « théâtre subventionné » et le « théâtre privé », scénariste, actrice, gestion ambivalente de sa « féminité » comme ressource, etc.). ces expériences de décalage et la réflexivité qu’elles ont favori-sée ne sont pas sans rappeler celles dont pierre Bourdieu s’est fait plus personnellement l’écho à la fin de sa vie (2004)7, rappelant que faire un film ou pratiquer la sociologie renvoie aussi souvent l’auteur à une tentative paradoxale de mise à distance et de mise en cohérence

7. la fascination-répulsion qu’exercent les normaliens philosophes bourgeois sur le jeune pierre Bourdieu rappelle, par exemple, ce que décrit agnès Jaoui de son entrée dans le monde du théâtre.

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du monde8. on voit bien comment celle-ci entre en résonance avec la découverte médiatique, médiatisée puis personnelle de pierre Bourdieu qui donne sens et cohérence à un propos cinématogra-phique préexistant et, par là, le renforce.

il convient d’en expliciter désormais le modus operandi et d’interro-ger, en retour, ce que celui-ci nous dit de la sociologie et des façons de « parler de la société », pour reprendre l’expression de howard Becker. c’est se demander maintenant en quoi les intentions sociologiques qui ont façonné l’histoire racontée dans Le Goût des autres rejoignent ou éclai-rent différemment ce que font, observent et disent les sociologues.

Le synopsis du film

Jean-Jacques castella (Jean-pierre Bacri) est un chef d’entreprise autodidacte qui a fait fortune, mais qui s’ennuie avec sa femme, angélique castella (christiane millet), décoratrice et maîtresse de maison. alors qu’il négocie un nouveau contrat vers l’internatio-nal, il est désormais conseillé par un jeune polytechnicien Weber (xavier de Guillebon) chargé du développement de l’entreprise et qui l’oblige à prendre des cours d’anglais avec clara devaux (anne alvaro). “castella” va subitement tomber amoureux de clara, qui est aussi actrice, lorsqu’il la découvre sur scène dans Bérénice de Jean racine, à la suite d’un concours de circonstances. il va alors progres-sivement chercher à pénétrer l’univers bohème de clara et son groupe d’amis artistes qui gravite autour du charismatique antoine (Wladimir Yordanoff). ces derniers lui font une place, pour mieux le tourner en dérision et profiter de ses largesses financières. franck moreno (Gérard lanvin), le garde du corps de castella qui lui est imposé par son nouveau contrat, est un ancien policier cynique et désabusé. il va tomber amoureux de manie (agnès Jaoui), serveuse dans le bar où les amis de clara ont leurs habitudes et confidente de cette dernière, après qu’elle ait retrouvé Bruno deschamps (alain chabat), amant d’un soir et chauffeur attitré du couple castella. au-delà de ces rencontres individuelles Le Goût des autres est, pour reprendre le résumé imprimé sur la jaquette du dvd, « l’histoire des goûts des uns et des couleurs des autres. c’est l’histoire de person-nages et de milieux qui n’auraient pas dû se rencontrer, car on ne bouscule pas les cadres de références et les barrières culturelles sans faire d’histoire ».

8. celle-ci convoque la constitution de la pluralité et du « pliage » des dispo-sitions individuelles et des « dissonances culturelles » qu’elles provoquent (lahire, 1998 ; 2004) dans un contexte de singularisation et de « décalages » des perceptions du monde (martucelli, 1995 ; 2010).

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des intentions sociologiques : ce que Le Goût des autres dit de la société … et de la sociologie

À la recherche de « la règle du jeu » : la mise en place d’un propos cinématographique sur la société

se demander comment Le Goût des autres « parle de la société », c’est d’abord expliciter comment la réalisatrice-scénariste cherche à intégrer un propos sur la déconstruction des artifices sociaux dans une narration fictionnelle et cinématographique – c’est-à-dire, pour utiliser ses propres mots, se demander de quoi « la règle du jeu » du film et de son cinéma est constituée. elle consiste à mettre en scène des personnages archétypaux qui concentrent une série de proprié-tés sociales et biographiques, à la fois déterminantes et explicatives, en ce qu’elles permettent de comprendre les croyances qui fondent leurs préférences et leurs comportements individuels.

aJ : « Je revendique de travailler avec des stéréotypes à fond. en fait, il faudra se demander quelle est la différence entre archétypes, stéréotypes, et caricatures. il y a des gens, dans la vie, qui sont caricaturaux d’ailleurs. et qu’on n’oserait jamais mettre dans un film [...]. c’est du travail. Beaucoup de travail. Ça prend au moins un an pour y arriver … c’est pour ça qu’on incarne l’histoire par des archétypes qui vont éventuellement porter la démonstration. donc, on cache notre théorie. Bon, on la cache tellement bien, qu’il y a plein de gens qui ne la voient pas du tout ! (rires) c’est dans le scénario qu’on la cache. on la cache dans l’histoire et dans la trame narrative. on fait rencontrer des porteurs de point de vue. on fait rencontrer quelqu’un qui croit à ça, avec quelqu’un qui croit à autre chose pendant un bon moment et éventuellement on les fait vaciller sur leurs certitudes – ou pas. mais c’est tout le propos. c’est de trouver une démonstration qui ne soit pas trop évidente, pas trop bête. c’est de trouver la règle du jeu. plus j’avance, plus je vois la règle narrative comme une règle du jeu.

L’usage de l’archétype ou du stéréotype9, en tant que manipulation d’une figure fictive visant à résumer et accentuer un certain nombre de propriétés non fictives, est évidemment au cœur de la démar-che sociologique. au fond, on pourrait y distinguer trois formes

9. en se référant aux définitions données par le dictionnaire larousse, on considé-rera ici que l’archétype renvoie plutôt à la dimension synthétique du type en tant que « modèle original ou idéal sur lequel est fait un ouvrage, une œuvre », alors que le stéréo-type renvoie plutôt à sa dimension partielle, partiale et consensuelle, en tant que « carac-térisation symbolique et schématique d’un groupe qui s’appuie sur des attentes et des jugements de routine ».

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de rapport au type, qui ne s’excluent pas mutuellement : 1) un rapport de méfiance face au stéréotype, hérité de la critique fondatrice d’émile durkheim des prénotions (1894) – dans ce cas, le rôle de la sociologie viserait à se prémunir d’une description du monde qui ne correspond pas au réel et aurait une responsabilité d’objectivation de celui-ci garantissant précisément sa légitimité et sa scientificité ; 2) un rapport de révélation où le stéréotype, puisqu’il est une production sociale et symbolique communément admise, révèle alors un état des normes dominantes plus ou moins établies ainsi que la néces-sité pratique de son existence pour sédimenter des comportements routiniers – la sociologie de la « mise en scène de la vie quoti-dienne » de Goffman (1959) ainsi que celle de la « construction sociale de la réalité » de Berger et luckmann (1966) en seraient ici les deux exemples les plus évidents ; 3) un rapport de synthèse, où l’archétype construit par le sociologue, parce qu’il permet d’accen-tuer certains traits du monde social, invite alors à la comparaison et donc à la compréhension – l’idealtype de max Weber (1904) faisant ici évidemment figure de référence fondatrice. clairement, « la règle du jeu » suivie par aJ emprunte à ces trois rapports au type, familiers au sociologue, bien que le rapport de méfiance ne soit absolument pas conditionné par les mêmes impératifs : à la socio-logie et à la science correspondrait plutôt un impératif de vérité ou de véridicité (passeron, 2006), au cinéma et à la fiction, un impératif de crédibilité.

ensuite, il convient d’organiser des rencontres socialement improbables de manière à déconstruire par la rencontre la constitu-tion socio-psychologique des personnages. ici, il ne s’agit jamais d’expliquer ou de mettre au jour des rapports de causalités pour en percevoir la logique, mais de faire apparaître des traits saillants et des logiques de comportement par comparaison et, surtout, par friction. de ce point de vue, la rencontre amoureuse et les tourments de la mise en couple, centraux dans le film – notamment via les couples Jean-Jacques castella / clara devaux et franck moreno / manie – sont particulièrement heuristiques, parce que ce sont des confronta-tions dont la finalité est de justement tenter d’aboutir à une résolution des antagonismes en trouvant un point d’équilibre et d’harmonie.

si la sociologie s’est historiquement constituée en valorisant la démarche comparative, on peut avancer qu’elle envisage majori-tairement la comparaison comme une mise en rapport, discutée et analysée d’une collection d’études sur des objets et des terrains où c’est le jeu entre les similitudes et les différences qui font sens et la rigueur du protocole comparatif qui fait science (vigour, 2005).

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le procédé de la rencontre physique et expérimentale entre des « porteurs de points de vue » différents semble, de ce point de vue, bien plus éloigné de la pratique sociologique quand celle-ci a plutôt centré son travail sur la confrontation d’argumentations contradic-toires – on pourrait ici penser, pour une approche in situ, arbitrée et réflexive à l’intervention sociologique chez alain touraine (1978) et à la « sociologie de l’expérience » (dubet, 1994) ou, pour une approche plus discursive, à la sociologie de la critique de Boltanski et thévenot (1991).

enfin, il s’agit de « cacher la théorie », c’est-à-dire d’incarner ces rencontres dans une histoire, une trame narrative qui favorise une « extension horizontale et verticale de la vie » (nussbaum, 1990) en jouant la carte de la monstration plutôt que celle de la démonstration. c’est d’ailleurs cette trame et ce qu’elle induit, en sous-tendant un point de départ et un point d’arrivée – et donc des trajectoires mouvantes –, qui est au cœur de la stratégie narrative de aJ. on pourrait avancer que, dans Le Goût des autres, la force de la déconstruction du tissu social des personnages fonctionne sur un double registre, émotionnel et singularisant. elle s’inscrit d’abord dans le jugement immédiat porté par le spectateur sur des personna-ges typifiés, puis dans la culpabilité rétrospective à son égard quand il constate qu’ils deviennent plus complexes et moins typiques à mesure que le film avance. la peinture des personnages va, de ce point de vue, du stéréotype vers la personne, ce que le travail du temps sur les personnages rend possible. la sociologie fonctionnerait a contrario sur un registre à la fois plus rationnel – celui de l’argumentation procé-durale et de l’administration de la preuve – et plus théorique, visant à la montée en généralité.

aJ : « le but, c’est de rendre la règle du jeu invisible. parce qu’il y a toute l’histoire de l’identification des personnages qui conduit à les juger. J’aime bien quand on donne à croire que quelque chose est définitif … c’est ce qu’il y a dans le Goût des autres … au départ, on pense que castella c’est un beauf et un plouc. pour moi ça marche quand on est embêté de l’avoir jugé. J’aime bien donner à voir quelque chose, mais encore une fois, sans manipuler [...]. et de voir que des choses établies ad vitam aeternam, ne le sont peut-être pas ».

décrire le modus operandi du film de aJ permet de se rendre compte à quel point la stratégie narrative et (dé)monstrative du Goût des autres et de La Distinction sont antithétiques. dans La Distinction, il n’y a, à proprement parler, aucun individu ni informateur incarné suivi dans le temps. sur les 640 pages du livre, seuls quatre portraits

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ponctuels sont consacrés à « s., avocat » (pp. 310-316), à « Jean l., agrégé de physique » (pp. 327-330), à « madame d., boulangère » (pp. 399-402) et à « monsieur l., contremaître » (pp 455-457) et, en portant essentiellement sur leur jugement de goût, servent de supports encadrés au propos général. quand pierre Bourdieu multi-plie les sources, les matériaux et les données, c’est pour créer un effet de totalité empirique qui vise à la fois à prouver et à illustrer un système de pensée explicitement surplombant et montant vers l’abstraction. en ce sens, l’accumulation et les effets de croisements et de congruences n’ont pas vocation à tendre vers une quelconque résolution ni vers une remise en cause de ce qui les fait advenir. on est ici très loin de la « règle du jeu » cinématographique énoncée par aJ. surtout, ce modus operandi permet de réaliser que Le Goût des autres place au cœur de son propos des phénomènes sociaux que la sociologie saisit beaucoup plus rarement. en cela, le langage cinéma-tographique peut suggérer des pistes de recherche ou susciter de façon innovante et complémentaire « l’imagination sociologique » (prendergast, 1986)10. Je propose de m’arrêter sur trois d’entre eux : l’expérience du vacillement social, la mise à distance sociale tacite et réciproque et l’attention portée aux traces de l’improbable possible.

Filmer le vacillement social : ce que montre la moustache

au cœur de la règle du jeu du Goût des autres, se trouve le principe consistant à filmer le vacillement social des personnages, entendu comme le moment où les dispositions pratiques et l’univers normatif qui constituent l’horizon d’attente habituel d’un individu s’effritent et sont remis en cause, perdant de facto leur efficacité performative et rationalisante. c’est à travers l’identification aux personnages que le spectateur en prend la mesure et en ressent la puissance. l’exemple de la relation entre Jean-Jacques castella et clara devaux en illustre à la fois la complexité et ses conditions de possibilité.

le film suggère en effet deux pistes possibles, souvent présentées comme intellectuellement concurrentes pour expliquer l’apparition d’un tel vacillement. soit il proviendrait de façon quasi-magique d’une émotion universelle – c’est par exemple le sentiment amoureux ou le jugement esthétique que castella éprouve indistinctement lorsqu’il assiste pour la première fois à la représentation de Bérénice. on se situe ici dans l’ordre d’une révélation métaphysique qui transcenderait

10. c’est, par exemple, le parti pris de anne Barrère et danilo martucelli dans l’analyse de l’œuvre de vingt romanciers français contemporains (2009).

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l’ordre social (« d’habitude, je n’aime pas le théâtre, mais là … », souffle castella, à court de mots, dans la loge d’une clara devaux qui ne l’écoute pas), révélation dont le mystère et l’atemporalité sont par exemple soulignés au montage par une musique classique et lyrique, elle aussi socialement dotée des attributs de l’impermanence11. soit il procède d’un processus bien plus long de découverte sociale d’autrui, qui se fait pas à pas et qui tend à montrer comment un stéréotype devient, pour ceux qui le manipulent, de plus en plus inopérant et inadéquat. il donne à voir la transformation progressive de « porteurs de points de vue » en personnes, complexes et contradictoires, qui regagnent la dignité qu’ils avaient perdue dans l’opération de catégo-risation initiale dont ils étaient jusqu’alors l’objet. il faut, pour ce faire, qu’un accident amène les personnages à être réceptifs à un change-ment de perception du monde et en bouleverse l’ordonnancement. c’est justement l’expérience que fait clara devaux lorsqu’elle prend connaissance des sentiments de castella à son égard, de façon gênée et gênante – l’épisode de la déclaration d’amour en anglais. après un refus clair et poli, ses certitudes vont commencer à s’ébranler lorsqu’elle découvre que castella agit de façon imprévue par rapport à l’image qu’elle se fait de lui, qui oscille entre celle de l’amoureux transi et celle du plouc qui chante Juanita Banana sur un air de musique classique dans un salon de thé anglais. le retournement va s’opérer dans la scène où castella exprime franchement son dépit à l’idée qu’elle ne puisse pas imaginer qu’il aime les peintures commandées pour la façade de son entreprise au jeune peintre Benoît, « simple-ment par goût » et non par calcul amoureux. en renvoyant à clara une image non conforme à celle qu’elle se faisait de lui, il commence à lui échapper. clara se met alors à vaciller et ses sentiments devien-nent confus, ce dont le travail corporel de l’actrice anne alvaro rend compte avec brio, à partir du moment où elle quitte l’entreprise de castella – seule, pour la première fois du film – jusqu’à sa résolution dans le large sourire de la scène finale. en ce sens, le vacillement est bien ce moment où la routine pratique et symbolique qui faisait jusqu’à présent sens devient partiellement inaudible et quasiment hors-sujet : ce sont, par exemple, les remarques décalées d’angélique castella pendant le spectacle de Bérénice que son mari n’entend plus ou les sous-entendus ironiques et désobligeants d’antoine à propos de ce dernier que clara ne tolère plus, bien qu’elle les ait elle même initiés.

11. c’est cette lecture du film qui nourrit la critique de la critique du jugement de goût esthétique de pierre Bourdieu (messu, 2009).

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la force du propos cinématographique réside dans la possibi-lité de montrer comment cette expérience de vacillement social est corporellement incarnée chez les individus12 et rappelle qu’une transformation sociale de soi passe nécessairement par une trans-formation physique. la moustache de castella joue ici un rôle synthétique et suggestif essentiel, à la fois parce qu’elle montre la force de la signification sociale de détails physiques qui n’en sont finalement pas, mais aussi parce qu’un changement ne se décrète pas, étant entendu qu’il doit aussi être reconnu par autrui pour être performatif. si castella a beau se raser la moustache qui l’assimile à un « beauf », personne ne le remarquera, sauf manie, autre person-nage en proie au vacillement à ce moment du film, lorsqu’elle soignera ses blessures physiques, à défaut de pouvoir soigner ses blessures sentimentales.

Filmer les mises à distances sociales tacites et réciproques : « Je pensais que c’était vous qui me méprisiez»

la mise en scène du vacillement social des personnages donne aussi à voir plus largement dans tout le film la prégnance et la multiplicité des formes de mises à distance sociales tacites et réciproques que partagent finalement des personnages qui gravitent dans des univers sociaux distincts et dont la sociologie semble plus diffici-lement rendre compte. s’il est en effet entendu en sociologie – au moins depuis simmel – qu’un groupe social se constitue dans un double mouvement d’intégration des semblables et d’exclusion des non-semblables, les processus de mises à distance tacites et récipro-ques entre deux membres de groupes distincts ont été beaucoup moins observés. tout d’abord, parce qu’ils impliquent une perspec-tive relationnelle qui nécessite d’avoir des objets constitués et des terrains d’enquête afférents où les échanges et relations entre groupes sociaux puissent être spécifiquement étudiés, l’exercice est souvent empiriquement difficile à mener. par ailleurs, la spécialisation acadé-mique tend à ce que les études se focalisent sur un groupe défini ou un pan déterminé de l’activité sociale. on peut imaginer que les études de type monographique sur des communautés sociales de taille réduite puissent constituer des stratégies d’enquête adéquates pour

12. une attention portée au jeu de transformation des visages et de la démarche des personnages joués par anne alvaro, Jean-pierre Bacri, agnès Jaoui et Gérard lanvin est particulièrement éclairante.

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contourner ce problème. certaines ont déjà pu montrer l’importance d’un marquage distinctif réciproque dans la constitution d’identités sociales peu poreuses, dans les relations de voisinage, de commérage ou d’interconnaissance par exemple (elias, scotson, 1965 ; Bozon, 1984). aussi, une certaine forme de sociologie de la domination a eu tendance à poser la question de la mise à distance sociale et du mépris de classe qui l’accompagne de façon unilatérale (des dominés vers les dominants), en confondant position dans l’espace hiérarchi-que et degré d’autonomisation dans la définition de l’entre soi ainsi que subordination dans l’ordre socio-économique et subordination dans l’ordre symbolique. c’est ce qu’avait rappelé avec justesse la sociologie de la réhabilitation de l’autonomie critique des classes populaires (hoggart, 1957 ; de certeau, 1980 ; Grignon, passeron, 1989).

Le Goût des autres suggère de façon habile et quasi-systématique que la mise à distance sociale d’autrui est un phénomène dyna - mique qui se construit dans la réciprocité et que le mépris de classe – et les nombreuses incompréhensions qu’il génère – est peut-être une des choses les mieux partagées par l’ensemble des person-nages. la relation entre castella et Weber, l’adjoint polytechnicien qu’il a embauché dans la perspective de moderniser l’entreprise l’illustre avec flagrance, jusqu’à sa non-résolution à la fin du film. alors que Weber et castella incarnent une série d’oppositions présentées comme irréconciliables en termes d’ethos (le self made man contre le surdiplômé, le développement économique local contre la mondialisation, le vieux contre le jeune, la franchise contre la diplomatie, l’expression de ses sentiments contre la réserve, etc.), leur rapport se nourrit d’un malentendu réciproque puisque chacun est persuadé d’être socialement méprisé par l’autre, ce que le topos de la relation entre le jeune percepteur brillant mais peu pédagogue et son élève roublard et fuyant illustre bien. et alors que c’est Weber qui semble être le plus condescendant, parce que le plus doté en « ressources symboliques » (« qu’est-ce qu’il est chic », admire sans cesse angélique castella), c’est finale-ment lui qui donne sa lettre de démission arguant d’une relation sociale qui empêche finalement toute collaboration profession-nelle : « vous m’avez jugé depuis le début parce que je ne fais pas partie de votre monde [...], j’ai essayé de faire de mon mieux pour me faire accepter, pour vous plaire, mais il faut bien se rendre à l’évidence, j’ai échoué ». castella, alors en proie au doute sur l’ensemble de ses certitudes passées, lui demandera de reconsi-dérer sa position.

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Filmer les traces du possible improbable

enfin, Le Goût des autres, en montrant finement des expé - riences de vacillement social et de ce jeu des mises à distance sociales réciproques, filme aussi l’expression de la tension entre détermi-nisme et émancipation, routine et changement à travers le temps. il pose de ce fait la question de savoir jusqu’où les comportements sont déterminés par l’origine et le statut social13. la construction en film choral permet de mettre en scène les trajectoires relatives d’une série de personnages avec, d’un côté, ceux dont on nous laisse penser que leur vie est en train de changer (Jean-Jacques castella, clara devaux, Béatrice castella, Bruno deschamps ou valérie, la costumière) et ceux qui ne semblent pas pouvoir se défaire de leurs attaches et de leurs convictions (franck moreno, madie, angélique castella ou antoine). mais surtout, parce que le propos du film est essentiellement suggestif et qu’il n’y a pas d’intrigue à proprement parler – et donc pas de résolution définitive possible ni attendue –, ces deux groupes ne semblent jamais figés ni défini-tivement constitués : ce sont des photographies instantanées des personnages et la fin du film ne semble pas être un point d’arrêt. l’instabilité potentielle des positions semble demeurer, malgré la pesanteur de l’ordre social. sa perception dépend par ailleurs large-ment de l’appropriation personnelle que s’en font les spectateurs, comme en témoigne l’entretien avec agnès Jaoui. lorsque nous évoquons ainsi le couple castella / devaux, il apparaît que nous ne lisons pas du tout la fin du film de la même façon : alors que je n’imagine personnellement pas qu’ils puissent former un couple par la suite, aJ m’indique que c’est plutôt le contraire qu’elle avait en tête lors de la réalisation, en voulant suggérer le début d’une possible nouvelle histoire d’amour14.

cette capacité à rendre compte de cette part irréductible d’une échappée potentielle face aux déterminations du passé et de l’origine, à finalement filmer les traces du possible improbable, est

13. c’est, par exemple, ce qui incite anne Barrère et danilo martucelli (2009) à invi-ter la sociologie à penser la constitution des individus en termes de « régimes d’énergie », puisque ceux-ci auraient plus de mal à constituer leur identité via l’appartenance sociale à un groupe ou via un travail d’introspection psychologique. reste désormais à tester empi-riquement la robustesse et la pertinence de la proposition, à commencer peut-être par une analyse sociographique de la cohorte des romanciers choisis par les auteurs.

14. il y aurait toute une analyse de la réception du film à mener, notamment en fonction des déterminations sociales et individuelles du spectateur pour compléter et affiner mon propos. l’incorporation du temps et du travail de la mémoire dans ce travail de réception est, elle aussi, précieuse. Je renvoie sur ce dernier point à emmanuel ethis (2006).

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une opération complexe et non usuelle en sociologie. penser le possible implique en effet, d’un point de vue épistémologique, d’établir clairement le rapport aux valeurs ainsi que la dialectique entre empirie et abstraction15 sous-jacente au type de sociologie pratiqué. cela renvoie aux débats qui ont constitué la structuration et la légitimation de la discipline et sur lesquels je ne reviens pas. observer le possible pose aussi de nombreux problèmes concrets, quand il est évidemment plus aisé de constater ce qui est advenu – que cela soit probable ou improbable – que les signes de ce qui pourrait advenir. il nécessite aussi de prendre certaines valeurs collectives constitutives des croyances et de la politique de nos sociétés (les croyances dans la liberté individuelle, la singularité de l’intériorité, la récompense du mérite, etc.) comme objets d’analyse critique. enfin, et plus largement, une telle opération renvoie à la dimension fondamentalement historique et non prédictive de la sociologie. le cinéma joue ici sur un tout autre registre, puisque le rapport au temps est plus étiré, circonscrit et elliptique, mais aussi plus rationalisé et ordonné, notamment parce qu’il est le support chronologique d’une narration et d’une succession d’histoires dont le début et la fin sont identifiés, balisés et programmés. il est alors plus facile d’appréhender ce que fait ou ce que peut faire le temps aux personnages, parce que son déroulement suit une finalité ordonnée par la fiction. ceci nous renvoie aux difficultés d’appréhender le temps et ses effets dans les enquêtes sociolo- giques. comment, par exemple, penser et présenter la façon dont la construction sociale du temps, faite de tension entre continuités et discontinuités (pronovost, 1996a) s’imprime dans des trajectoires individuelles et comment « reconnaître des repères à l’intérieur de séquences continues de changement, ou encore [...] comparer une phase de séquence à une autre »16 (elias, 1992, p. 73) dans des fragments de vies dont on cherche à objectiver les éléments qui se répètent et à comprendre ceux qui font sens ?

parce que l’expérience du vacillement social et les manifesta-tions des traces du possible improbable se révèlent essentiellement à travers de brèves interactions microsociologiques et des inclinai-sons corporelles temporaires, furtives et décalées par rapport à ce qui se fait et se dit de façon régulière, elles posent un véritable défi à l’observation sociologique, alors qu’à travers la direction du jeu

15. pour une piste de réflexion sur « l’abstraction inhérente à l’établissement des faits comme problème », voir louis quéré (2006).

16. traduit et cité par Gilles pronovost (1996b).

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d’acteur, elles font finalement pleinement partie du travail cinéma-tographique, du moins pour les cinéastes qui leur attribuent de la considération et un sens artistique. c’est peut-être aussi cela, « le goût des autres ».

fabien truongUniversité Paris 8

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