le club med et le parc naturel de cap de creus: patrimoine et paysage en conflit

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Le Club Med et le parc naturel de Cap de Creus : patrimoine et paysage en conflit Gemma DOMÈNECH CASADEVALL Chercheuse postdoctorale, institut Català de Recerca en Patrimoni Cultural (ICRPC), Gérone Extrait de : Didier Bouillon (dir.), Paysages, Patrimoine et Identité, éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques (Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2014. Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques dans le cadre de la publication des actes du 135 e  Congrès national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Neuchâtel en 2010. Catalogne, 1908. Le 12 septembre de cette année-là, le journaliste catalan Ferran Agulló baptise la frange de littoral comprise entre la rivière Tordera et la frontière hispano-fran- çaise. Il l’appelle Costa Brava 1 . Plus de cent ans se sont écoulés et, aujourd’hui, ce paysage extraordinaire est en grande partie défiguré par une urbanisation effrénée. Le phénomène a modifié non seulement le paysage physique, mais encore le paysage humain : la carte socio-économique s’est vue elle aussi transformée par les changements de coutumes et de mœurs en ces lieux abrupts et sauvages, des changements imposés par une croissance urbanistique qui a rendu non durable un tel modèle 2 . À ce stade, nombreuses sont les voix qui, avec différentes intensités et nuances, réclament des changements et des réorien- tations 3 . Pour l’instant, toutefois, les pouvoirs publics persistent à encourager le bâtiment comme moteur économique, ainsi que l’agrandissement de la capacité hôtelière et des ports de plaisance. En outre, pour l’heure, la stratégie dominante en matière de politique officielle de protection de l’environnement élude le développement harmonieux de l’en- semble du territoire au profit de la préservation intégrale de petits bouts. Conformément à cette philosophie de protectionnisme fragmentaire, la démolition du Club Méditerranée a débuté le 14 juillet 2009, alors qu’il s’agit là, paradoxalement, de l’un des lotissements qui se fondent le mieux dans le paysage environnant. Conçu et exécuté dans les années soixante par les architectes Jean Weiler et Pelayo Martínez Paricio, en étroite collabora- tion avec l’artiste Salvador Dalí, ce complexe a le malheur d’être enclavé au beau milieu du parc naturel de Cap de Creus, créé en 1998 comme l’un des joyaux de la préservation environnementale catalane. Ce n’est d’ailleurs pas le seul paradoxe existant sur la Costa Brava : tandis que disparaissent les discrètes petites villas du Club Méditerranée, des blocs de jusqu’à vingt étages se dressent impunément à d’autres endroits, tout au bord de l’eau. 1. L’écrivain de l’Empordà Josep Pla conteste cette paternité, considérant qu’Agulló n’a fait que diffuser le terme, qui en réalité avait été suggéré par l’homme politique et propriétaire du restaurant El Paradís de Fornells (Begur), Bonaventura Sabater. Eliseu Carbonell se fait l’écho de cette polémique dans son ouvrage Josep Pla : el temps, la gent i el paisatge. Una etnografia de l’Empordà franquejant la literatura, p. 242, n. 150. 2. Cette opinion, aujourd’hui partagée par presque tous, la grande géographe Yvette Barbaza l’exprimait déjà il y a vingt ans, dans le prologue de l’édition catalane de son magnifique ouvrage Le Paysage humain de la Costa Brava. Elle y disait ceci : « […] que nos petits ports et calanques soient submergés et étouffés par le béton est vraiment impardonnable. En fait, cette destruction des paysages a été accompagnée d’un déséquilibre écologique, d’une explosion spéculatrice, d’une distorsion des rapports sociaux, de l’intervention des forces de production externes […], d’une baisse rapide de la qualité des services et de la catégorie des touristes […]. Il faudrait aussi s’interroger sur le bilan net du tourisme, compte tenu des coûts sociaux et de la dégradation des paysages […] et avoir l’assurance que les excès des “lotissements” n’éloigneront pas de la Costa Brava y compris le tourisme bon marché qui y domine actuellement » (Y. Barbaza, El paisatge humà de la Costa Brava, p. 6). 3. La discussion sur l’avenir de la Costa Brava, en 2004, rassemblait des experts de tous les domaines au congrès « Debat Costa Brava: un futur sostenible ». Celui-ci poursuivait dans la ligne entamée près de trente ans plus tôt par la revue Presència, Debat Costa brava Congrés: un futur sostenible, Gérone, Demarcació de Girona del Collegi d’Arquitectes de Catalunya, 2005).

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Le Club Med et le parc naturel de Cap de Creus : patrimoine et paysage en conflit

Gemma Domènech casaDevallChercheuse postdoctorale, institut Català de Recerca en Patrimoni Cultural (ICRPC), Gérone

Extrait de : Didier Bouillon (dir.), Paysages, Patrimoine et Identité, éd. électronique, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques (Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), 2014.

Cet article a été validé par le comité de lecture des Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques dans le cadre de la publication des actes du 135e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Neuchâtel en 2010.

Catalogne, 1908. Le 12 septembre de cette année-là, le journaliste catalan Ferran Agulló baptise la frange de littoral comprise entre la rivière Tordera et la frontière hispano-fran-çaise. Il l’appelle Costa Brava1. Plus de cent ans se sont écoulés et, aujourd’hui, ce paysage extraordinaire est en grande partie défiguré par une urbanisation effrénée. Le phénomène a modifié non seulement le paysage physique, mais encore le paysage humain : la carte socio-économique s’est vue elle aussi transformée par les changements de coutumes et de mœurs en ces lieux abrupts et sauvages, des changements imposés par une croissance urbanistique qui a rendu non durable un tel modèle2. À ce stade, nombreuses sont les voix qui, avec différentes intensités et nuances, réclament des changements et des réorien-tations3. Pour l’instant, toutefois, les pouvoirs publics persistent à encourager le bâtiment comme moteur économique, ainsi que l’agrandissement de la capacité hôtelière et des ports de plaisance. En outre, pour l’heure, la stratégie dominante en matière de politique officielle de protection de l’environnement élude le développement harmonieux de l’en-semble du territoire au profit de la préservation intégrale de petits bouts. Conformément à cette philosophie de protectionnisme fragmentaire, la démolition du Club Méditerranée a débuté le 14 juillet 2009, alors qu’il s’agit là, paradoxalement, de l’un des lotissements qui se fondent le mieux dans le paysage environnant. Conçu et exécuté dans les années soixante par les architectes Jean Weiler et Pelayo Martínez Paricio, en étroite collabora-tion avec l’artiste Salvador Dalí, ce complexe a le malheur d’être enclavé au beau milieu du parc naturel de Cap de Creus, créé en 1998 comme l’un des joyaux de la préservation environnementale catalane. Ce n’est d’ailleurs pas le seul paradoxe existant sur la Costa Brava : tandis que disparaissent les discrètes petites villas du Club Méditerranée, des blocs de jusqu’à vingt étages se dressent impunément à d’autres endroits, tout au bord de l’eau.

1. L’écrivain de l’Empordà Josep Pla conteste cette paternité, considérant qu’Agulló n’a fait que diffuser le terme, qui en réalité avait été suggéré par l’homme politique et propriétaire du restaurant El Paradís de Fornells (Begur), Bonaventura Sabater. Eliseu Carbonell se fait l’écho de cette polémique dans son ouvrage Josep Pla : el temps, la gent i el paisatge. Una etnografia de l’Empordà franquejant la literatura, p. 242, n. 150.2. Cette opinion, aujourd’hui partagée par presque tous, la grande géographe Yvette Barbaza l’exprimait déjà il y a vingt ans, dans le prologue de l’édition catalane de son magnifique ouvrage Le Paysage humain de la Costa Brava. Elle y disait ceci : « […] que nos petits ports et calanques soient submergés et étouffés par le béton est vraiment impardonnable. En fait, cette destruction des paysages a été accompagnée d’un déséquilibre écologique, d’une explosion spéculatrice, d’une distorsion des rapports sociaux, de l’intervention des forces de production externes […], d’une baisse rapide de la qualité des services et de la catégorie des touristes […]. Il faudrait aussi s’interroger sur le bilan net du tourisme, compte tenu des coûts sociaux et de la dégradation des paysages […] et avoir l’assurance que les excès des “lotissements” n’éloigneront pas de la Costa Brava y compris le tourisme bon marché qui y domine actuellement » (Y. Barbaza, El paisatge humà de la Costa Brava, p. 6).3. La discussion sur l’avenir de la Costa Brava, en 2004, rassemblait des experts de tous les domaines au congrès « Debat Costa Brava: un futur sostenible ». Celui-ci poursuivait dans la ligne entamée près de trente ans plus tôt par la revue Presència, Debat Costa brava Congrés: un futur sostenible, Gérone, Demarcació de Girona del Collegi d’Arquitectes de Catalunya, 2005).

204Du paysage anthropique traditionnel à la sanctuarisation de la nature

Fig. 1. – Démolition des bungalows du Club Méditerranée de Cap de Creus (© L. Serrat / institut Català de Recerca en Patrimoni Cultural).

La démolition des bungalows du village de vacances que possédait le Club Méditerranée dans les environs du Cap de Creus (Cadaqués) a mis un point final à une histoire de plus de dix ans de négociations (fig. 1). Le 4 janvier 2001, le ministère de l’Environnement rend publique sa volonté d’acheter le complexe en vue de le démanteler et de régéné-rer la zone, qui a été déclarée parc naturel en 1998. L’annonce d’achat, avec une offre de 1,8 million d’euros, est présentée au bout d’un an et demi de négociations secrètes4. Mais les intentions de l’Administration heurtent de front les intérêts des propriétaires qui prétendent reconvertir le centre en complexe écologique adapté à l’espace géographique qu’il occupe5. Comme garantie de l’opération, l’État produisait une étude menée par le biologiste Alexandre Omedes, qui attribuait au Club Med d’importants dommages envi-ronnementaux dans les quarante dernières années. Pour Omedes,« seuls l’achat, la démolition et la restauration en vue d’une intégration dans l’écosystème permettront de récupérer et de faire se reproduire les espèces existantes, et éventuellement d’en réintroduire d’autres disparues récemment6 ».Tel sera, dorénavant, le discours officiel que répéteront hommes politiques et moyens de communication, oubliant que la déclaration de parc naturel et, partant, la nécessaire régé-nération de l’espace, s’était produite près de quarante ans après la construction du village de vacances. Le combat en faveur de la disparition du Club Med deviendra le symbole de la récupération de la Costa Brava, au mépris d’une réalité : de tous ceux construits dans cette région de la Méditerranée dans les cinquante dernières années, le village de Cada-qués constituait le modèle de lotissement touristique le mieux intégré dans le paysage. Comme on le verra, l’adaptation à la topographie des lieux avait été en l’occurrence un

4. R. Carmona, « Ofereixen 301 milions al Club Mediterranée perquè abandoni el cap de Creus ».5. Une adaptation à partir de l’implantation de systèmes de recyclage et d’économie d’énergie qu’ils avaient déjà expérimentée dans d’autres lotissements appartenant à la même entreprise (C. Vilà, « Costes vol adquirir el Club Med per desmantellar-lo i el complex no ven »).6. R. Carmona, « Un estudi atribueix al Club Med importants danys mediambientals en els darrers 40 anys ».

Le Club Med et le parc naturel de Cap de Creus : patrimoine et paysage en conflit205

Fig. 2. – Le village de Cap de Creus (© Arxiu històric Collegi d’arquitectes de Catalunya, Gérone, R. 412).

principe conceptuel fondamental, grâce auquel les constructions ne saillaient que très peu au-dessus du terrain. Mais découvrons-en maintenant l’histoire.

Le Club Méditerranée : un nouveau concept de vacances

En 1950, après un séjour en Corse, Gérard Blitz, ex-joueur de water-polo de la sélection belge, invente un nouveau concept de vacances fondé sur le binôme suivant : lieux para-disiaques et sport. En association avec l’Italien Gilbert Trigano, fabricant de tentes et de matériel de camping, il fonde le Club Méditerranée puis ouvre le premier village sur la plage d’Alcúdia (Majorque). Cinq ans plus tard, ils inaugurent un complexe à Tahiti et, en 1956, ils opèrent une percée dans le marché des sports d’hiver avec les installations de Leysin (Suisse). Le succès du concept, qui fournit transport, logement et matériel à ses adeptes, se traduit par l’ouverture de trois nouveaux complexes l’année suivante. La philosophie du « tout compris », aujourd’hui familière à tous, naît avec le Club Med et y a ses propres symboles : en 1957, par exemple, Jean-Pierre Bécret conçoit un petit collier de perles de couleurs qui deviendra la monnaie du Club Med. À partir des années soixante, l’entreprise s’agrandit et ouvre des installations un peu partout dans le monde : Israël, Maroc, île de la Guadeloupe, Côte d’Ivoire, Bora Bora, Malaisie, Brésil, Mexique, Baha-mas, Arabie Saoudite, Maldives, Japon, etc., et ainsi de suite jusqu’à aujourd’hui, où elle compte quatre-vingts villages dans le monde entier. Parallèlement, la société s’agrandit dans un nouveau domaine, celui des croisières. En 1989, elle lance le Club Med 1, un cinq-mâts pouvant accueillir quatre cent cinquante passagers et, en 1992, le Club Med 2. C’est

206Du paysage anthropique traditionnel à la sanctuarisation de la nature

dans le cadre de cette philosophie qu’il faut inscrire le complexe de Cadaqués. Installé entre la Cala Culip et le lieu-dit Pla de Tuleda, le village a été projeté en 1961 par les archi-tectes Jean Weiler et Pelayo Martínez Paricio, à une époque où le phénomène touristique se popularise et s’universalise.

Le village du Cap de Creus : Jean Weiler, Pelayo Martínez et Salvador Dalí

La construction du complexe du Cap de Creus (Cadaqués) coïncide avec un moment de croissance démesurée du littoral. Or, dans ce contexte de spéculation immobilière et de fièvre constructive sans précédent en Catalogne, fruit de l’énorme demande engendrée par l’essor du phénomène touristique, le village du Club Med fait figure d’exception (fig. 2). À la lecture du mémoire du projet, on constate que le principal souci des architectes avait été de préserver le paysage :

« Nous avons tâché d’adapter tous les éléments urbanistiques à la topographie du paysage […] Nous veillerons à ne pas le dénaturer par des bâtiments peu appropriés et inadaptés à la topographie des lieux, aussi bien depuis la mer que sur les voies d’accès […] Nous soigne-rons la conservation des rochers aux formes particulièrement intéressantes7. »

Pelayo Martínez, architecte de Figueres et bon connaisseur du site8, et Jean Weiler, l’ar-chitecte de l’entreprise, étudient la topographie et le climat des lieux afin de concevoir des structures parfaitement adaptées à l’environnement. Il s’agit de très petites cellules trouées par deux uniques ouvertures, une fenêtre et une porte, regroupées pour former de petits patios intérieurs abrités du fort vent de tramontane qui fouette la région. Pelayo Martínez écrivait alors :

« Le village se compose d’éléments, nombreux car destinés à loger un grand nombre de personnes ; ce sont des cellules, toutes de deux places, et par conséquent d’un volume peu important qu’il n’a pas été difficile de camoufler, que nous avons regroupées par petites unités, en prenant bien garde à ce que, vues de la mer, elles donnent l’impression d’un vol de goélands9. »

Autrement dit, des constructions qui tendaient au mimétisme dans le milieu ambiant. À cet égard, il faut citer le témoignage de Sílvia Musquera, analyste de l’architecture issue du tourisme, qui définissait le Club Med comme « un des rares exemples de lotissements respectueux de l’environnement que l’on puisse trouver sur le littoral de la Costa Brava ». Et elle poursuivait ainsi :

« Le village du Club Med est un modèle d’architecture durable. Une option de colonisation qui donne une nouvelle échelle au territoire, à partir de la préservation du paysage, et le renforce tout en le rendant plus attirant et moins inhospitalier10. »

7. Campamento de Turismo privado propiedad del Club Mediterranée, Arxiu Històric Col·legi d’Arquitectes de Catalunya, Demarcació de Girona, Fons Pelayo Martínez. 8. Pelayo Martínez est un architecte fortement lié au territoire, aussi bien en ce qui concerne la défense et la protection du patrimoine artistique et architectural que la construction d’équipements touristiques sur la Costa Brava. Tout jeune déjà, il concilie la pratique architecturale avec l’enseignement universitaire, en qualité de professeur de l’École d’architecture de Barcelone, Pelayo Martínez. Arquitecte, Figueres, Ajuntament de Figueres / Demarcació de Girona del Collegi d’Arquitectes de Catalunya, 1998).9. Lettre de Pelayo Martínez à Josep Pla datée du 29 octobre 1976, fournie par Sílvia Musquera (S. Musquera, « El Club Mediterranée. Intervenció en el paisatge del cap de Creus als anys 60 », p. 321).10. Ibid., p. 340.

Le Club Med et le parc naturel de Cap de Creus : patrimoine et paysage en conflit207

Fig. 3. – Pelayo Martínez et Salvador Dalí lors de l’ouverture du Club Med (© Arxiu històric Collegi d’arquitectes de Catalunya, Gérone, R. 26379).

L’intégration parfaite entre architecture et paysage est le produit de la personnalité des constructeurs. Conjugués, le talent de Weiler, considéré comme un pionnier de l’archi-tecture durable11, et l’amour que Pelayo Martínez vouait au paysage du Cap de Creus guideront la rédaction du projet. Cet amour de l’architecte pour les lieux remontait à son enfance et à ses années de jeunesse, comme il l’évoque par ses mots :« Gamins, pendant les vacances, nous y avons campé plusieurs fois ; de Cadaqués, où nous passions l’été, les frères Xirau, Dalí et moi-même allions chercher Sutrà à Figueres : on partait par mer et on y restait plusieurs jours12. »En raison de ce lien sentimental avec le site, il hésitera beaucoup à accepter la commande. Dans une lettre à son ami l’écrivain Josep Pla, il avoue :

« Quand ils sont venus me proposer ce travail, j’ai longtemps réfléchi avant d’accepter ; ça me faisait de la peine que le Pla de Tudela, site extraordinairement privilégié et que j’aimais tant, soit profané par des mains malpropres ; j’aurais voulu qu’il reste tel que je l’avais connu, à l’état primitif et sauvage. […] Après réflexion, j’ai accepté la commande avec l’idée que, si je ne le faisais pas moi-même, le projet serait exécuté quand même et par quelqu’un qui y mettrait certainement moins de soin et d’affection que moi13. »

Lors de la rédaction du projet, Pelayo Martínez bénéficiera de la complicité de son ami d’enfance et camarade de camping au Pla de Tudela, le peintre Salvador Dalí (fig. 3).Né à Figueres – comme Pelayo Martínez – Dalí passait chaque été à Cadaqués, jusqu’à l’année 1930 où il décida de fixer sa résidence à Portlligat, au cœur du Cap de Creus. Jusqu’à 1982, c’est là que Dalí vit et peint.

11. S. Musquera, « El Club Mediterranée… ».12. Ibid., p. 321.13. Ibid.

208Du paysage anthropique traditionnel à la sanctuarisation de la nature

« Les parages du Cap de Creus, et plus précisément le site de Tudela, ont pour Dalí une trans-cendance vitale, à tel point qu’il les sublimera avec les années et les présentera comme des espaces transcendantaux », affirmait Joan Juanola, ami et spécialiste de l’œuvre du peintre14.

Ces espaces sont présents dans les grandes toiles de Dalí : Le Grand Masturbateur, La Per-sistance de la mémoire, La Vision de l’ange de Cap de Creus, etc. L’importance qu’a pour lui ce coin de la Costa Brava, Dalí en parle en ces termes :

« Je me sens lié par un véritable cordon ombilical à tout ce qui vit sur cette terre. Je participe au rythme d’un battement cosmique… Dans cet espace privilégié, le réel et le sublime se touchent presque […] Par mimétisme, ma paranoïa a pris la dureté analytique des rochers du Cap de Creus, mon imagination a acquis le pouvoir de se métamorphoser à force de parcourir ce littoral toujours changeant15. »

Sa collaboration au projet ira au-delà des simples conversations entre amis et sera offi-cialisée par la visite que lui rendront Blitz et Trigano, directeurs généraux du Club Med, pour lui exposer ce qu’ils sont en train de construire au Pla de Tudela. Cet entretien, très cordial selon ce qu’en dit Pelayo Martínez, ceux-ci espèrent qu’il sera « le début d’une col-laboration fructueuse16 ». Il y a lieu de penser que Pelayo comptait sur les conseils avisés de Dalí pour aborder l’un des projets les plus complexes de sa carrière. Cette participation du peintre de l’Empordà a été parfaitement documentée par Sílvia Musquera à partir des références dont fait état la correspondance que Pelayo Martínez entretenait avec Weiler et Van de Walle, respectivement architecte et ingénieur de l’entreprise, et surtout grâce au dessin que Dalí réalisera du lotissement du Pla de Tudela et qui fait partie du projet rédigé par Martínez17.

La disparition

Le Club Med de Cadaqués ouvre ses portes le 9 juin 1962. Ce sont 200 hectares ponctués de trois cent cinquante bungalows qui, au fil de plus de quarante ans, transformeront le Pla de Tudela en un lieu exclusivement réservé aux clients du Club Med. Le lotissement conçu par Pelayo Martínez et Jean Weiler, avec la collaboration spéciale de Salvador Dalí, deviendra un espace privé, pour les touristes étrangers venus profiter en Catalogne de l’un des paysages les plus fascinants de la Costa Brava. Or c’est justement à cet emplace-ment paradisiaque, qui lui vaudra, mi-1998, d’être déclaré parc naturel de Cap de Creus, que le village doit sa disparition. Comme on l’a vu, dès 2000, diverses voix réclament le démantèlement du complexe. Nous verrons plus loin comment la pression exercée par l’Administration allait en forcer la fermeture définitive en 2003, et comment, trois années plus tard, le ministère de l’Environnement achèterait les terrains dans l’intention de démo-lir les bâtiments et de restaurer l’écosystème.Au long de ces dix années, les partisans de la démolition argumenteront que le lotissement occupe un des espaces les plus précieux du parc en termes de valeur environnementale, et que sa présence empêche la réhabilitation des écosystèmes marins et terrestres de la

14. J. Juanola, « Mística al cap de Creus », p. 595.15. Ibid., p. 599.16. Lettre de Pelayo Martínez à Jean Weiler datée du 28 avril 1962 (Arxiu Històric Collegi d’Arquitectes de Catalunya. Demarcació de Girona, Fons Pelayo Martínez).17. Ce dessin, tout comme la correspondance à laquelle il est fait allusion plus haut, est conservé aux Archives historiques de l’ordre des architectes de Catalogne, district de Gérone, auxquelles la famille de Pelayo Martínez a fait don des projets de son étude après le décès de l’architecte en 1978 (S. Musquera, « El Club Mediterranée… », p. 311-342).

Le Club Med et le parc naturel de Cap de Creus : patrimoine et paysage en conflit209

Fig. 4. – Bungalows peu avant d’être démolis (© A. Resclosa / institut Català de Recerca en Patrimoni Cultural).

réserve naturelle18. Dans le rapport que lui a commandé l’État, le biologiste Alexandre Omedes pronostique qu’avec la démolition du complexe, le parc naturel de Cap de Creus se positionnera parmi les espaces naturels « de premier ordre mondial19 ». Et le plus sur-prenant, parmi les prévisions de l’étude, est la proposition de transformer les lieux en un pôle d’attraction touristique. Omedes mise sur la réintroduction du phoque moine de la Méditerranée – disparu des lieux depuis 1973 et en danger d’extinction –, opération qu’il estime « rentable, moyennant une exploitation touristique contrôlée ». Une telle exploi-tation impliquera de découvrir les animaux dans des salles de projection situées loin du parc, à Cadaqués et El Port de la Selva, lesquelles, en service toute l’année, rapporteront selon l’étude des milliers de visiteurs chaque année20. Le fait que les partisans de la réha-bilitation environnementale des lieux misent également sur la multiplication des visiteurs du nouvel espace ne laisse pas d’être surprenant.Des arguments très divers concourent à la défense du démantèlement du Club Med. Au-delà des valeurs environnementales associées à la création de la réserve naturelle du Cap de Creus, d’autres facteurs non négligeables se font jour. Et principalement deux : l’époque de sa construction et le fait que ses propriétaires soient des étrangers. « Des années durant, le veto opposé aux visiteurs nationaux a été l’une des principales critiques adressées à un Club Med qui se nourrissait de clientèle française », publiait le quotidien à plus grand tirage de la région de Gérone, en admettant toutefois que, « actuellement, toute personne qui en paye le prix peut y passer ses vacances » et sans apporter de données susceptibles de corroborer cette discrimination envers les « indigènes ». Le même journaliste évoquait

18. R. Carmona, « Un estudi atribueix al Club Med importants danys mediambientals en els darrers 40 anys ».19. Ibid.20. Ibid.

210Du paysage anthropique traditionnel à la sanctuarisation de la nature

l’isolement dans lequel vivaient les membres du Club Med, qui trouvaient tout ce dont ils pouvaient avoir besoin sur place et, par conséquent, ne « dépensaient rien dans les localités voisines21». Outre cette ségrégation, qui porte la presse à taxer le complexe de « Gibraltar catalan », l’autre argument brandi sera l’identification du village avec « la folie urbanistique du franquisme22 ». Le Club Med devient un symbole des maux dont souffre la Costa Brava, et les politiciens progressistes s’accrochent à sa démolition comme à un symbole des temps nouveaux. Joan Boada, porte-parole parlementaire d’ICV (Iniciativa per Catalunya-Vers), jugera que l’acquisition est « une excellente nouvelle car, après si longtemps, un gouvernement ose enfin détruire un des emblèmes de ce qui n’aurait jamais dû être fait sur la Costa Brava », pour affirmer ensuite que « cette démolition sera un véri-table symbole et doit être exécutée sans tarder, si possible, au milieu d’une grande fête de joie23». Le caractère emblématique qu’on cherche à donner à l’événement est parfaitement reflété par la presse, qui, le 22 décembre, à l’occasion de la souscription de l’acte de vente, titre « L’exemple du Club Med » et expose :

« Voilà un bon exemple du travail encore trop lent que font les administrations dans ce domaine, travail qui passe par mettre un frein à la croissance démesurée dans les communes côtières24. »

Au long du procès, quelques voix en désaccord avec la proposition de démolition s’élè-veront pour réclamer le maintien de certaines structures susceptibles d’être mises à profit pour les visiteurs du parc (fig. 4)25. En décembre 2002, les travaux de démolition de l’em-barcadère illégal de la Cala Culip débutent. Une semaine plus tard, les pêcheurs des envi-rons, avec à leur tête la Confrérie de Cadaqués, manifestent pour en réclamer le maintien : c’est en effet, à des kilomètres à la ronde, le seul refuge et le seul endroit dont disposent les bateaux pour accéder aux services d’urgence en cas d’accidents maritimes. Le conflit met en évidence le profond désaccord entre les responsables du parc naturel de Cap de Creus et les habitants de la zone, qui présentent un manifeste réclamant la démission de la directrice du parc, avec pour argument que

« jamais elle n’a fait appel à la moindre collaboration de la population et des associations civiques, culturelles, ni des professionnels de la mer de Cadaqués, et nous a constamment et systématiquement tenus à l’écart26 ».

Une fois perdue la bataille de la conservation, en raison de l’irrégularité des procédures de construction27, les négociations entre l’État et les propriétaires se centreront sur la valeur économique des lieux. Le 11 février 2002, le quotidien El Punt rend public le divorce entre l’État, qui offre 1,8 million d’euros, et les propriétaires qui, durant l’été 2001, ont quant à eux estimé la vente à 9 millions si elle se produisait avant l’été 2002, et à 8,2 millions si on les laissait tirer parti de la saison28. Dans ce contexte, en juin 2002, le Club Med ouvre ses portes aux estivants, et la presse se fait l’écho du malaise social. Le 12 juin, El

21. R. Carmona, « Un estudi atribueix al Club Med importants danys mediambientals en els darrers 40 anys ».22. « Els privilegis del Club Mediterranée », Diari de Giorna, 13 juin 2002, p. 18.23. R. Carmona, « Tots els partits reclamen un enderroc ràpid del Club Med, però acceptarien mantenir algun edifici al servei del parc ».24. P. Abarca, « L’exemple del Club Med ».25. R. Carmona, « El PSC considera viable conservar algunes de les estructures del Club Med ».26. C. Vilà, « Els pescadors protesten per l’enderroc de l’embarcador del Club Mediterranée » ; M. Bataller, « Campanya veïnal per mantenir l’amarrador del Club Med perquè és l’únic en molts quilòmetres ».27. « Costes enderrocarà construccions illegals del Club Med de Cadaqués », Diari de Giorna, 27 décembre 2001, p. 12.28. R. Carmona, « L’Estat es fa el sord en una oferta de 8,2 milions d’euros pel Club Med ».

Le Club Med et le parc naturel de Cap de Creus : patrimoine et paysage en conflit211

Punt

Fig. 5. – L’association professionnelle des architectes prend fait et cause pour la conservation, arguant de la valeur architecturale du complexe et de son intégration

dans le paysage (© Arxiu històric Collegi d’arquitectes de Catalunya, Gérone, R. 408).

titre « L’achat du Club Med est en péril29 » et, le lendemain, l’éditorial du Diari de Girona réclame l’intervention immédiate de l’Administration :

« S’agissant d’une zone d’intérêt public située au milieu d’un parc naturel, il est incompré-hensible que l’administration de l’État ne dispose pas de mécanismes suffisants pour expro-prier, ou bien que, par exemple, étant donné qu’il occupe le bord de mer, le Club Med n’ait pas encore été démoli30. »

Les pourparlers entre les propriétaires et le ministère de l’Environnement resteront enli-sés plus de trois ans, et, en février 2003, la généralité de Catalogne se dira prête à colla-borer financièrement pour accélérer l’achat et démolir le complexe avant l’été 200431. En juin 2004, alors que les négociations sont toujours au point mort, le Club Med annonce sa fermeture, sous la pression du ministère de l’Environnement qui menace de démolir les constructions illégales de la zone maritime terrestre dans le courant de l’été, soit à l’époque de pleine occupation du complexe32.Un an plus tard, en août 2005, le gouvernement annonce le compromis de vente du Club Med pour un montant de 4 millions d’euros33. Avec la signature du compromis, les voix qui réclamaient la conservation d’une partie des installations pour y établir le centre d’interprétation du parc naturel et la réception des visiteurs se réveillent. Pour la pre-mière fois, on invoque l’intérêt architectural du complexe : « Architecturalement parlant, il est d’assez bon goût et certains espaces pourraient avoir une utilité pour un tourisme

29. M. Bataller, « Perilla la compra del Club Med ».30. « Els privilegis del Club Mediterranée ».31. R. Carmona, « La Generalitat posarà diners per fer desaparèixer el Club Med del cap de Creus abans de l’estiu del 2004 ».32. R. Carmona, « El Club Med de Cadaqués tanca definitivament les portes i reclama negociar ràpid la venda ».33. R. Carmona, « El govern espanyol tanca un acord per comprar el Club Med de Cadaqués per quatre milions ».

212Du paysage anthropique traditionnel à la sanctuarisation de la nature

environnemental », affirmera le député de CiU (Convergència i Unió) Jordi Xuclà34. Une opi-nion, celle de la mise à profit de certains bâtiments et du débarcadère, qui fait autour d’elle le consensus politique, mais à laquelle la plate-forme Salvem l’Empordà et certains respon-sables du parc naturel de Cap de Creus s’opposent de front35. À ce stade du débat, l’asso-ciation professionnelle des architectes prend fait et cause pour la conservation, arguant de la valeur architecturale du complexe et de son intégration dans le paysage (fig. 5)36.L’euphorie qui suivra la nouvelle du compromis d’achat amènera le gouvernement à annoncer que la démolition aurait lieu rapidement, avant l’été 200637, sans tenir compte de la difficulté et du coût financier élevé que demanderait une intervention de ce genre dans un espace de protection environnementale maximale. Si les calculs fournis en sep-tembre 2005 estiment les opérations de démantèlement à 400 000 euros, un an plus tard on parle déjà de 5 millions d’euros et, en janvier 2007, le coût évalué atteint 7,1 millions38. Parallèlement à l’augmentation des coûts, les travaux sont repoussés à plusieurs reprises. La première phase, qui concerne les débarcadères et les installations occupant l’espace côtier de domaine public, se déroule entre janvier et juillet 200739. À l’époque, le ministre catalan de l’Environnement, Francesc Baltasar, affirme que la démolition des bungalows est imminente, alors que ces travaux ne commenceront pas avant juillet 2009 et devraient s’achever l’été suivant, encore que l’ensemble ne sera pas visitable avant 201140.Dès que les travaux de démantèlement débutent, le silence absolu se fait parmi les défen-seurs du patrimoine et les architectes. Durant ces années, nous n’avons trouvé qu’une seule critique ironique d’un journaliste, celle que nous reproduisons ci-après. Le 14 janvier 2007, Xevi Xirgo écrit :

« Les écologistes et les défenseurs de la terre sont fous de joie parce que la démolition du Club Med de Cadaqués a débuté cette semaine. C’est en 1962, avec la complicité du franquisme, qu’un citoyen belge visionnaire a construit trois cent soixante-dix bungalows dans un site de 200 hectares du bord de mer. Aujourd’hui, j’insiste, nous sommes fous de joie d’avoir récu-péré un site d’une valeur géologique et paysagère incalculable qui, par la faute du Club Med, avait été édifié. On assure que ce fut un crime, un attentat écologique, que sais-je encore. Que voulez-vous que je vous dise : j’aurais quant à moi préféré qu’on en bâtisse une dizaine, de Clubs Med, sur le littoral catalan. Car, maintenant, vous m’expliquerez comment faire pour ficher par terre les blocs d’appartements de dix étages et plus qui ont été bâtis à la même époque tout au bord de l’eau, à Lloret ou à Platja d’Aro, et qui me blessent bien davantage la vue que ne le faisait le Club Med41. »

34. R. Carmona, « Partidaris de conservar-ne una part ».35. R. Carmona, « Tots els partits… ».36. J. Puigbert, « Arquitectes defensen la conservació d’alguns dels espais del Club Med de Cadaqués ».37. R. Carmona, « La Generalitat anuncia que el Club Med de Cadaqués desapareixerà abans de l’estiu que ve » ; O. Mas, « El govern vol que el Club Med de Cadaqués s’hagi enderrocat a l’estiu i estudia mantenir-hi alguna edificicació ».38. R. Carmona et O. Mas, « L’enderroc del Club Med de Cadaqués comença tres anys després del tancament » ; M. Barrera, « L’enderroc del Club Med de Cadaqués costarà 7,1 milions i començarà dimarts que ve ».39. R. Carmona et O. Mas, « L’enderroc del Club Med de Cadaqués… » ; M. Vicente, « Acaba la primera fase de l’enderroc del Club Med de Cadaqués, a la zona de costa ».40. J. Puigbert, « L’enderroc del Club Med de Cadaqués ja ha començat però no serà visitable fins al 2011 » ; M. Vicente, « L’enderroc del Club Med de Cadaqués estarà fet a l’estiu però no serà visitable ».41. X. Xirgo, « El Club Med ».

Le Club Med et le parc naturel de Cap de Creus : patrimoine et paysage en conflit213

Fig. 6. – S’Agaró (© Arxiu històric Collegi d’arquitectes de Catalunya, Gérone, R. 19011).

Le symbole

Cette réflexion nous servira pour poser la question de fond. Pourquoi, durant plus de dix ans, le Club Med a-t-il été pris pour modèle de la destruction de la Costa Brava, symbole de la croissance effrénée et incontrôlée qu’avait favorisée la dictature du général Franco, et pourquoi son démantèlement a-t-il été pris pour étendard de la politique urbanistique et environnementale du gouvernement ?Le développement du tourisme au xxe siècle a entraîné une révolution urbanistique et paysagère sans précédent sur la Costa Brava42. Un processus qui a favorisé l’apparition de modèles architecturaux au service des besoins du moment. Tout d’abord des estivants, issus des classes dirigeantes et aisées, puis du secteur économique qui prit son essor à la faveur de la popularisation et de l’universalisation du phénomène touristique. Après un siècle de transformations, quelques-unes des propositions architecturales construites sur le littoral de Gérone sont en cours de patrimonialisation, tandis que d’autres, le Club Med par exemple, ont été mises en question et démolies. Pour expliquer en quoi l’évaluation de l’architecture née à la faveur du tourisme ne saurait être éclairée uniquement d’un point de vue artistique ou patrimonial, mais aussi par son profond assujettissement aux changements sociopolitiques du pays, nous emploierons les exemples du lotissement de S’Agaró et du complexe du Club Med.Deux modèles diamétralement opposés de l’architecture associée à la croissance de la Costa Brava comme destination touristique. Alors que, comme on l’a vu, le village de Cadaqués faisait partie du réseau d’équipements de vacances promu par l’entreprise fran-çaise Club Méditerranée, spécialisée dans la commercialisation d’un concept de vacances nouveau et plus populaire, S’Agaró, une des premières zones résidentielles de la Costa Brava, a été bâtie par des industriels et des hommes politiques catalans durant le premier

42. « Per una visió molt gràfica de la situació vegeu » (J. P. Bator, Paraisos perdidos : crónica gráfica de la transformación de la costa Española).

214Du paysage anthropique traditionnel à la sanctuarisation de la nature

quart du xxe siècle (fig. 6). Son architecte, Rafael Masó, ne ménagera pas les références nationalistes pour ce projet d’affirmation catalaniste construit en pleine dictature de Primo de Rivera. Il s’établit ainsi à S’Agaró une typologie de villas qui triomphera des dizaines d’années durant sur la Costa Brava. Une architecture d’ascendance art nouveau, se voulant la quintessence de la nation catalane. Le caractère exclusif donné au projet atti-rera rapidement les familles aisées du pays. La nature de son promoteur et des visiteurs qui s’y donneront rendez-vous chaque année revêtira rapidement S’Agaró d’un cachet de distinction. Le glamour des résidents et l’importance de son créateur, Rafael Masó, l’archi-tecte le plus renommé du Noucentisme catalan, conféreront une valeur patrimoniale à l’ensemble. Depuis 1995, S’Agaró est classée bien culturel d’intérêt national43. En 1935, après la mort prématurée de Masó, Francesc Folguera et Pelayo Martínez, l’architecte du Club Med, prendront en charge les travaux de S’Agaró. Deux complexes, S’Agaró et le Club Med, qui, à part le même architecte, ont très peu de points communs. Deux com-plexes aux sorts très différents. Tandis que S’Agaró s’est affirmé comme un exemple de lotissement haut de gamme qui a transformé un environnement privilégié, en conservant l’équilibre entre constructions et paysage, le Club Méditerranée a succombé sous les coups des bulldozers alors que, paradoxalement, il était, du point de vue paysager, le modèle de lotissement touristique le mieux intégré dans son environnement. Alors que la notoriété de ses promoteurs et la proximité d’un milieu urbain ont garanti l’avenir du premier, le second a été victime d’une politique conservatrice reposant, non pas sur le développement harmonieux de tout le littoral, mais sur la préservation intégrale de morceaux de territoire, avec la malchance d’avoir été situé dans un de ces sites. Une politique qui commence et s’achève au Cap de Creus. Le Club Med ne sera pas le premier pas vers la réhabilitation du littoral catalan. Il ne sera pas non plus la première d’une longue liste de démolitions de lotissements construits à la faveur du franquisme. Au bord de l’eau, les blocs de vingt étages resteront à leur place. La démolition du Club Med a servi à soulager quelques consciences, mais pourquoi avoir pris le Club Med comme bouc émissaire d’une politique de réhabilitation du littoral inexistante ? Mis à part son emplacement au beau milieu du parc naturel de Cap de Creus, pour quelles raisons le Club Med est-il devenu le parangon de tous les maux dont souffre aujourd’hui la Costa Brava ?

Résumé

Le 12 septembre 1908, le journaliste catalan Ferran Agulló baptise du nom de Costa Brava la frange de littoral méditerranéen qui s’étend entre la rivière Tordera et la frontière his-pano-française. Cent ans plus tard, ce paysage idyllique est en passe d’être défiguré par une urbanisation effrénée. L’arrivée du tourisme a modifié les conditions de vie des habitants de cette côte au paysage âpre et spectaculaire. Mais la croissance urbanistique irraisonnée fait que ce modèle n’est plus durable. Dans ce contexte, de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer un changement. Pour l’heure, toutefois, les pouvoirs publics continuent d’appuyer la construction de résidences secondaires, l’accroissement de la capacité hôtelière et des ports de plaisance. Il est pratiqué aujourd’hui une politique conservationniste reposant, non sur le développement harmonieux de l’ensemble du littoral, mais sur la préservation intégrale de bouts de territoire. Résultat de cette politique, le 14 juillet 2009, a débuté la démolition du Club Méditerranée, un des lotissements les mieux intégrés qui soient dans le paysage environnant. Conçu par les architectes Jean Weiler et Pelayo Martínez Paricio, en étroite col-

43. « Per conèixer la Urbanització de S’Agaró veieu » (J. Tarrús et N. Comadira, Rafael Masó : arquitecte noucentista ; R. M. Gil, Geografia de Masó : l’arquitecte i les comarques gironines ; R. Lacuesta et L. Cruspinera, Rafael Masó i Valentí. Arquitecte [1880-1935] ; M. Moldoveanu, S’Agaró 1916-1996 : ciutat jardí a la costa catalana. Arquitectura d’un somni.

Le Club Med et le parc naturel de Cap de Creus : patrimoine et paysage en conflit215

laboration avec le peintre Salvador Dalí, le complexe avait le tort de se trouver au beau milieu du parc naturel de Cap de Creus, créé en 1998. Simultanément, en d’autres endroits de la côte, des blocs de béton de plus de vingt étages se dressent en bordure de mer sans que cela soulève la moindre objection.

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