lazar fundo, un intellectuel antifasciste albanais au " confino" de ventotene ( 1940 -...

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1 LAZAR FUNDO, antifasciste, antistalinien, ami de Sandro Pertini et d’Altiero Spinelli, un Albanais précurseur de l’Union Européenne. (Photos de Lazar Fundo, Archives du Komintern, Moscou). LAZAR FUNDO (1899 1944) (Biographie par Giovanni Falcetta). Zai (ou Llazar ou Lazar) Fundo naquit à Korcia (Albanie) le 20 mars 1899 dans une famille de commerçants originaire de la ville médiévale albanaise de Voskopoja. Il accomplit ses études secondaires au lycée français de Salonique (Grèce) et des études universitaires de Droit à Paris. En Albanie, au début des années 1920, il fut un des promoteurs de l’association communiste « Bashkimi » (“L’Unité”), créée par Avni Rustemi. Après l’assassinat de ce dernier, Fundo fut désigné, à l’unanimité, directeur de cette association. En 1924 il dirigea le périodique « Bashkimi ». Il fut aussi un des fondateurs du Parti Communiste Albanais. Lors de la Révolution Démocratique Bourgeoise, dirigée par l’évêque grec -orthodoxe Fan Noli, venu à cet effet des USA (juin 1924), Fundo fut parmi les plus proches collaborateurs de ce dernier, avec Luigi Gurakuqi, Gjergi Fishta, Hasan Prishtina, Tajar Zavalani, etc. Fundo avait 25 ans, il était un des militants les plus connus et jouissait d’une grande réputation.

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LAZAR FUNDO, antifasciste, antistalinien, ami de Sandro Pertini et d’Altiero Spinelli, un Albanais précurseur de l’Union Européenne.

(Photos de Lazar Fundo, Archives du Komintern, Moscou).

LAZAR FUNDO (1899 – 1944)

(Biographie par Giovanni Falcetta). Zai (ou Llazar ou Lazar) Fundo naquit à Korcia (Albanie) le 20 mars 1899 dans une famille de commerçants originaire de la ville médiévale albanaise de Voskopoja. Il accomplit ses études secondaires au lycée français de Salonique (Grèce) et des études universitaires de Droit à Paris. En Albanie, au début des années 1920, il fut un des promoteurs de l’association communiste « Bashkimi » (“L’Unité”), créée par Avni Rustemi. Après l’assassinat de ce dernier, Fundo fut désigné, à l’unanimité, directeur de cette association. En 1924 il dirigea le périodique « Bashkimi ». Il fut aussi un des fondateurs du Parti Communiste Albanais. Lors de la Révolution Démocratique Bourgeoise, dirigée par l’évêque grec-orthodoxe Fan Noli, venu à cet effet des USA (juin 1924), Fundo fut parmi les plus proches collaborateurs de ce dernier, avec Luigi Gurakuqi, Gjergi Fishta, Hasan Prishtina, Tajar Zavalani, etc. Fundo avait 25 ans, il était un des militants les plus connus et jouissait d’une grande réputation.

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Après la chute du gouvernement Noli, Fundo s’exila avec quelques amis pour faire des études en Union Soviétique sur la recommandation de Noli, et il fit partie de la Section communiste albanaise du Komintern appelée “Konaré”. En 1933, il était avec George Dimitrov quand ce dernier comparut devant le tribunal de Leipzig avec l’accusation d’avoir ordonné l’incendie du Reichstag. Après l’arrestation de Dimitrov, la compagne de Fundo, Maria Margarethe Stemmer, se mit à la recherche d’avocats pour la défense de Dimitrov. Mais, en faisant cela, la modeste secrétaire qu’elle était avait affiché ses liens avec Dimitrov et le Komintern et elle ne se sentit plus en sécurité. Aussi, très probablement, dès que Fundo put partir pour Moscou, Maria Margarethe l’accompagna. Ensuite, dans les premiers jours de 1934 ils repartirent tous les deux de Moscou pour Paris. Pendant ces longues années d’exil (1924-1939), Fundo écrivit des articles pour le journal “Clirimi Nacional” (“La Libération Nationale”) ainsi que Fan Noli, Halim Xhelo, etc. Il eut même un rôle important dans l’organisation des volontaires albanais qui allèrent combattre Franco et défendre la République Espagnole. En 1936, à Paris, il contribua à la création de l’organisation politique du “Front National Albanais”. Entre les années 1920 et 1930 il fut un des principaux collaborateurs du périodique “La Fédération Balkanique” qui était publiée depuis Vienne en plusieurs langues . Mais, bien vite (dans les années 1937-1938, au moment des grandes Purges) il perdit ses illusions et s’indigna de la dictature barbare de Staline. Interrogé par la “Tchistka” du Komintern, il parvint à s’en sortir grâce à son amitié avec Dimitrov et s’enfuit en France (en 1938), puis en Suisse et dans d’autres pays européens. C’est alors qu’il cesse tout contact avec le PCA (Parti Communiste Albanais) et avec le Komintern. Après l’invasion fasciste italienne de l’Albanie (1939), Fundo retourna à Korcia et se consacra à la propagande politique antifasciste contre les occupants italiens. Mais il fut bientôt arrêté (1941) par la police du Commissariat italien de Tirana et déporté au Centre de relégation de Ventotene comme très dangereux opposant au régime mussolinien. Après la chute du fascisme, malgré les pressions amicales et fraternelles de plusieurs socialistes italiens (parmi lesquels Sandro Pertini, qui eut une dernière rencontre avec lui, à Rome, en août 1943) qui voulaient le convaincre de rester en Italie afin de combattre le fascisme avec eux, Fundo décida de retourner en Albanie pour se battre contre le nazisme avec ses compatriotes, communistes inclus. Mais, il fut capturé par des partisans d’Enver Hoxha alors qu’il se trouvait à Kolesian de Kukës, près de Gjakova (Kossovo) avec les frères Kryeziu (eux aussi anciens détenus de Ventotene, et antifascistes non communistes) et une mission militaire anglaise. Après avoir été férocement torturé, il fut fusillé comme trotskiste et “renégat” sur ordre d’Hoxha, ce dernier agissant lui-même sur ordre de Tito et du Komintern. Fundo avait 45 ans, c’était en septembre 1944.

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Fiche de Yadviga Sekkerskaja, militante communiste polonaise, chez qui Llazar Fundo habitait dans les années 1930, à Moscou (Archives du Komintern, Moscou).

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À Berlin, 1933-1934, la première jeune femme à gauche est Margarethe, (dite “Margot”) Stemmer, militante antifasciste et compagne de Lazar Fundo, dont la photo est accrochée au mur

de la chambre (Archives de Martine et François Ancelin).

À gauche, la maison occupée par Fundo et Maria Margarethe à Paris -Jardins (Draveil) en 1934 et 1935. À droite, photo de Maria Margarethe à Berlin (1933).

(Archives de Martine et François Ancelin).

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TÉMOIGNAGES ITALIENS

« Le matin du 26 Juliet 1943, je me promenais avec l’ami albanais Lazar Fundo le long des baraquements des relégués (assignés à résidence, Ndlr), quand nous remarquons que les militaires en chemise noire, au lieu de nous surveiller, comme ils faisaient habituellement, parlaient entre eux avec excitation. Ils semblaient consternés : « Mais que sera-t-il arrivé ? » nous dimes-nous. Soudainement, les relégués sortirent par groupes des baraquements. Tous se dirigèrent vers une petite place qui était noire de monde. Il était huit heures. Nous entendîmes sonner l’heure. Un bref silence et puis, le speaker donna lecture du fameux communiqué : « Sa majesté le Roi et Empereur a accepté la démission de la charge de Chef du Gouvernement, Premier Ministre, Secrétaire d’État, présentée par Son Excellence le chevalier Benito Mussolini… ». Un relégué cria : « Vive l’Italie libre ». Nous applaudîmes et retournâmes vers les baraquements… Je m’approchai de Fancello, Scoccimarro, Spinelli, Secchia, Lazar Fundo et d’autres : il fallait tout de suite constituer un comité qui prenne en main le camp des relégués composé d’environ 850 personnes. Une fois constitué le Comité, nous nous rendîmes chez le directeur du camp, le commissaire Guida… Nous nous limitâmes à présenter quelques requêtes : La direction du camp devait rester pratiquement dans les mains du comité. Arrêt immédiat de la surveillance étroite par la milice à laquelle était soumis chacun de nous (Terracini, Bauer, Fancello, Pertini, Scoccimarro). La milice ne devait plus se montrer en chemise noire puisqu’elle avait été intégrée à l’armée. Le directeur du camp, Guida, devait intervenir auprès du Ministre de l’Intérieur pour qu’il s’occupe de la libération de tous les internés. En ce sens, le comité envoya, le 31 Juliet, un télégramme au Chef du Gouvernement (Badoglio, Ndlr) : « Les relégués et internés de Ventotene demandent à être informés sur leur libération et demandent le rétablissement des moyens de transport. Francesco Fancello, Mauro Scoccimarro, Pietro Secchia, Alessandro Pertini, Giovanni Domaschi, Altiero Spinelli, Lazar Fundo, Antonio Babich, Antonio Francovich. Ventotene ». (Extrait de “Pertini racconta, gli anni 1915-1945”, de Gianni Bisiach, éd. Mondadori, Milan, 1983, pages 89-90). Et encore : « Parmi les relégués (à Ventotene, Ndlr) est un albanais, Lazar Fundo, qui a fait ses études à Paris, à la Sorbonne, et qui a voyagé à travers l’Europe et est allé à Moscou. Il se détacha du Parti Communiste, et se rapprocha du Parti Socialiste. Généreux, ouvert, accueillant, avec l’âme d’un enfant : il devint vite ami de Pertini. Ils se rencontrèrent encore une fois, et ce fut la dernière, à Rome, en août 1943. Pertini le pria de rester, mais Fundo voulut retourner en Albanie se battre avec les siens. La guerre finie et mise en place la République Populaire, Fundo fut incarcéré et, parce qu’il refusait d’abandonner l’idéologie socialiste, sauvagement abattu ». (Extrait de “Sandro Pertini, sei condanne, due evasioni”, par Vico Faggi, éd. Mondadori, Milan, 1978, page 331).

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Donc l’Albanais Lazar Fundo (ou Llazar Fundo, ou Zai Fundo, ou encore Pagani/Pagan, le pseudonyme sous lequel il signait ses articles publiés dans la presse albanaise entre 1919 et 1930), avait été “l’ami” du défunt Président de la République Italienne et relégué avec lui par le régime fasciste dans l’île italienne de Ventotene, entre Rome et Naples. De nombreux Italiens ont connu et se souviennent de Sandro Pertini, non seulement comme une personne profondément honnête, d’une solide cohérence politique et morale, mais aussi doté d’un caractère peu facile, sérieux et même bourru, un homme qui qualifiait difficilement “d’ami” un étranger. C’est-à-dire que, s’il accueillit Lazar Fundo parmi ses amis, c’est qu’il en avait bien connu les qualités humaines, culturelles et politiques, et il l’avait considéré digne de son estime et de son amitié. Le 7 août 1943, le Comité des relégués de Ventotene adresse un deuxième télégramme au chef du gouvernement : «… les relégués et internés de Ventotene… réclament la libération immédiate des condamnés et relégués politiques comme conséquence automatique de la suppression du régime fasciste. Francesco Fancello, Alessandro Pertini, Altiero Spinelli, Pietro Secchia, Mauro Scoccimarro, Lazar Fundo, Ante Babich, Antonio Francovich ». (Cf. Sandro Pertini, “Sei condamne, due evasioni”, op.cit. p. 334). Mais il y a un autre épisode, en relation avec Sandro Pertini, qui atteste de la générosité d’âme, le profond sens d’humanité de Lazar Fundo : « Le comité directeur des relégués (Fancello, Scoccimarro, Pertini, Altiero Spinelli, Secchia, Lazar Fundo (albanais), Ante Babich et Antonio Francovich), demande à nouveau depuis le 31 Juliet (1943, Ndlr) l’immédiate libération et le rétablissement des moyens de transport qui desservent l’île (de Ventotene, Ndlr)… la mesure invoquée est arrivée seulement pour ceux qui ne sont pas communistes ni anarchistes ; les protestations continuent de façon insistante. Sandro Pertini, lorsqu’arriva l’ordre de sa mise en liberté, refusa de partir tant que le dernier assigné à résidence libérée n’aurait quitté Ventotene et c’est seulement sur l’insistance de Scoccimarro et de Fundo qu’il partit pour s’employer, à Rome, à faire pression sur le Gouvernement en ce sens, chose qu’il fera en s’y rendant maintes fois, avec Buozzi, de Senisa (chef de la Police, Ndlr) ». (Extrait de “Storia des Partito Comunista Italiano”, de Paolo Spriano, éd. Einaudi, Turin, 1978, pages 340-341). Et encore une nouvelle page “italienne” sur Fundo : «… Parmi les Albanais, se distinguait Fundo, un intellectuel qui avait été membre de la direction du Parti Communiste de son pays et qui était passé, ensuite, dans l’opposition. Il vivait complètement isolé, immergé dans l’étude du grec, comme s’il cherchait en Homère l’amitié qu’il ne trouvait pas chez ses contemporains. À la chute du fascisme, il retourna dans son pays pour y combattre les Allemands. Ses anciens camarades lui firent avoir une fin horrible, démontrant encore une fois que, en fait de férocité, nazisme et communisme n’ont rien à s’envier… ». (Extrait de “Nelle spire di Urlavento, il confino di Ventotene” de Giorgio Braccialarghe, éd. Club degli autori, Florence, 1970, page 67). L’auteur de ce passage, républicain et antifasciste a été lui aussi relégué à Ventotene.

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Cependant, nous croyons que sur le plan humain, le souvenir le plus proche et le plus détaillé de Lazar Fundo est celui que nous a laissé un autre camarade de relégation, le socialiste Alberto Jacometti : « Fundo - un Albanais. Il faut le voir quand, à la première heure du matin, il étudie en plein air – c’est sa façon habituelle d’étudier. Les cheveux – en tout cas ceux qui lui restent – ébouriffés au vent, blonds mais, dans les mèches les plus longues, si décolorés qu’ils en paraissaient blancs, la tête haute, un profil presque romain, le pas long et le bras qui scande la phrase « Achille, Achille au pied léger marchand au bord de la mer ». Grand amateur d’Homère et de Platon, du reste. Sa façon d’étudier est très curieuse : Il transcrit le mot ou la période qui l’intéresse sur des bouts de papier dont il se remplit les poches : il les relit, les range, les sort à nouveau, jusqu’à ce que la période ou le mot, ne se soient imprimés de façon indélébile dans son cerveau. Ainsi, il a appris à fond diverses langues. Ex-communiste, il a voyagé partout en Europe. Il est allé en Russie où son non-conformisme le rendit suspect : il se sauva de la vague d’épuration qui emporta la vielle garde léninienne et il retourna en Albanie juste à temps pour tomber dans les griffes des hommes de main mussoliniens. C’est un des deux Albanais pour lesquels il n’y eut pas d’amnistie. Il intercale ses chères études grecques avec les économistes libéraux anglais, avec lesquels Rossi le met à l’épreuve. Leurs discussions sont sans fin. Aucun des deux ne réussit à faire bouger l’autre d’un pouce. Quand les arguments sont épuisés d’un côté et de l’autre ou qu’ils sont fatigués de marcher en long en large, ils renvoient au lendemain. Ou bien ils ont recours à la polémique écrite. Cette manie des polémiques écrites est une des maladies de l’isolement et c’est une maladie contagieuse. De temps en temps elle réapparaît à nouveau. Il est difficile de dire pourquoi et comment (comme il est difficile de dire pourquoi, tout d’un coup, le camp des assignés à résidence se met en ébullition et que des groupes se consultent en une série de conciliabules à trois). Le fait est que, à un certain point, une polémique écrite commence. Elle porte, généralement, sur un point précis sur lequel est apparu un désaccord entre les deux interlocuteurs. Un des deux ressent le besoin de traduire calmement par écrit sa propre pensée. Avec mille précautions il le couche sur le papier et avec des précautions encore plus grandes, il le passe à l’autre, lequel lit et répond. Dorénavant, la polémique devient une eau vive sur une terre vierge et pleine d’obstacles, de contingences, de trous insidieux qui lui imposent un cours en fonction de leurs caprices. L’argument initial se scinde, se désagrège, souvent disparaît pour laisser place à d’autres imprévus : la polémique se ramifie et s’épaissit. Chaque adversaire – dans le but de lui donner une résonance certaine – communique sa propre pensée qu’il a mise par écrit à un groupe restreint d’amis triés sur le volet. Les amis interviennent par leurs conseils et suggestions, à leur tour ils deviennent partisans. La polémique de deux personnes devient la polémique de deux groupes, les rancunes personnelles et les désaccords se font jour. C’est fatal, dans un climat aussi artificiel, la polémique ne peut que dégénérer, il lui manque le souffle et dans un certain sens, le mécanisme régulateur et modérateur représenté ailleurs par le public. C’est l’ennui du confinement qui agit même sur les nerfs les plus solides, la vie mutilée de toute activité constructrice. Alors naît le besoin de couper les cheveux en quatre et on se dispute, comme entre les anciens hébreux, pour définir si les anges possèdent deux, quatre ou six ailes. Rien de tout cela n’arriva, cependant, avec Rossi et Fundo. La polémique s’épuise quand, après des tours et de détours, tous les deux se rendent compte qu’ils en sont toujours au même point. À quoi bon continuer ? À la prochaine occasion.

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Une faiblesse de Fundo était celle de cacher son âge. Il n’est pas le seul, ici-bas. Puérilité, on le comprend, mais puérilité qui a une cause profonde si on pense aux années perdues, deux, cinq, dix, vingt parfois, perdues sans possibilité de rachat, perdues pour la vie, pour les joies auxquelles on a renoncé, auxquelles on a préféré quelque chose d’autre mais qui, si on y pense se colorent de feu, se colorent d’or – petites joies, petites choses – et, à certaines heures du jour, « à cette heure qui transforme le désir des navigateurs et attendrit le cœur », rendent songeurs les plus insouciants et sans défense les plus durs. Cacher son âge, c’est un peu s’obstiner, un peu se cacher les yeux derrière une main – pour ne pas voir ». (Extrait de “Ventotene” d’Alberto Jacometti, éd. Mondadori, Milan, 1946, pages 66-68). Signalons encore un témoignage particulièrement important et significatif, tant par son auteur, Altiero Spinelli, que pour les réflexions et les rapports qu’il a eu avec Lazar Fundo, sur l’activité de ce dernier à Ventotene et qu’il peut avoir sur la réalité politique, sociale et culturelle de l’Albanie d’aujourd’hui. Nous faisons référence aux pages consacrées à Fundo extraites de l’autobiographie d’Altiero Spinelli, ex-communiste, devenu antistalinien et, à Ventotene, un des rédacteurs, avec Ernesto Rossi et Eugenio Colorni, du célèbre MANIFESTE de VENTOTENE (un des documents fondateurs des plus importants de l’Union Européenne). Après-guerre, Spinelli fut un europarlementaire socialiste. Voici ce qu’écrit Spinelli : “La composition politique de la colonie de Ventotene était initialement identique à celle de Ponza. La première nouveauté fut constituée par l’arrivée d’une cinquantaine d’Albanais. La majeure partie d’entre eux était constituée d’hommes adultes membres d’une tribu de bergers des montagnes, depuis le vieux chef au jeune garçon de quinze ans… Avec ces bergers, fiers comme des princes, et primitifs comme des sauvages pour lesquels le repas fondamental avait toujours été du pain et du fromage, et la modeste vie de Ventotene leur paraissait somptueuse, il y avait une dizaine d’intellectuels qui avaient fait leurs études dans les plus fameuses Universités d’Europe, qui parlaient trois ou quatre langues en plus de leurs deux langues et qui avaient été assignés à résidence pour avoir tenté d’organiser une résistance nationale. Ceux-ci établirent sans aucune difficulté de bons rapports avec les prisonniers italiens, développant des relations politiquement préférentielles, qui avec les communistes, qui avec les giollistes, un, Lazar Fundo, avec moi. De Fundo, je me sens le devoir de parler ici, parce que, quoique lui aussi, à la fin, se soit totalement détaché de moi, nous avons été amis pour une paire d’années, et je voudrais pour cela aider à ce que son souvenir ne s’efface pas du tout. C’était le personnage le plus influent de tous les Albanais, puisqu’il avait une expérience politique longue et complexe, qui manquait non seulement aux bergers musulmans, mais aussi aux intellectuels, lesquels avaient été seulement récemment attirés par la politique, poussés par leur aversion pour l’envahisseur fasciste. Fundo était devenu communiste à Paris durant ses études universitaires. Puisqu’à sa foi politique s’ajoutaient l’intelligence et la connaissance de plusieurs langues, son engagement politique était allé au-delà de l’Albanie, et quand Dimitrov avait été arrêté après l’incendie du Reichstag, Fundo était à Berlin comme un de ses collaborateurs. Échappant à l’arrestation, il était rentré à Moscou où il travaillait dans l’Internationale. Quand s’ouvrit l’ère des grandes purges, lui, fidèle communiste, mais éduqué dans l’atmosphère culturelle libre des pays démocratiques et intellectuellement curieux, ayant fréquenté quelques opposants de Staline et ayant ressenti une sympathie cachée pour

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eux telle qu’il fut soumis à de longs et harassants interrogatoires de la part d’une commission de la « Tchistka » du Komintern. Je l’entendis répéter, mais avec des implications bien plus dramatiques, ce que m’avait déjà raconté Nischio à Ponza. Il voyait comment disparaissait mystérieusement, dans son entourage, tel et tel camarade, il comprit le danger qu’il courait et nia toujours avec ténacité tout ce que ses inquisiteurs insistaient à vouloir lui faire admettre, c’est-à-dire d’avoir exprimé tel ou tel propos à telle ou telle autre personne. « En partie – me racontait-il – ce qu’ils m’attribuaient était inventé de toutes pièces, mais en partie c’était vrai : ceci ou cela, je l’avais réellement dit. Moi, je niais systématiquement tout, ayant compris qu’ils n’avaient rien de précis en main et que sans la preuve des preuves, constituée par ma confession, ils n’auraient pas pu procéder contre moi. La pression des hommes de la « Tchistka » était telle, le vide se faisait tellement plus autour de moi que plus d’une fois je fus tenté de confesser tout ce qu’ils me demandaient, que ce soit vrai ou faux, et en finir avec la torture psychologique à laquelle j’étais soumis. Je n’ai pas cédé, seulement parce que deux ou trois camarades des Balkans, qui m’étaient restés secrètement amis, m’exhortaient à ne pas lâcher. Si j’avais cédé, me disaient-ils, ils ne m’auraient pas laissé en paix, mais j’aurais été employé à détruire d’autres camarades et ils seraient tous tombés les uns après les autres ». Puisqu’il sut continuer de nier, l’enquête sur lui fut abandonnée. Il retourna travailler à l’Internationale, mais non plus avec les fonctions qui, dans le passé, le conduisaient de temps en temps à l’étranger. Pour sa chance, Dimitrov, devenu alors Président de l’Internationale, n’avait pas oublié son collaborateur de Berlin, et il lui confia des tâches au fur et à mesure plus importantes pour mettre à l’épreuve sa fidélité, et, un jour, il lui dit que désormais il avait réobtenu la confiance du Parti et qu’il allait être chargé d’une nouvelle mission en Europe. À la première gare polonaise, Fundo envoya un long télégramme à Paris dans lequel il expliquait comment et pourquoi il rompait tous ses liens avec l’Internationale. Quand les troupes fascistes envahirent l’Albanie, il quitta précipitamment Paris pour Tirana, avec un groupe de compatriotes, mais il fut arrêté au moment même de son arrivée dans son pays. À Ventotene, il s’était naturellement rapproché des ex-communistes, des giollistes et des socialistes, avec lesquels il parlait souvent de la perversion du régime de Staline. Ou bien, il promenait, svelte, droit, beau, les cheveux blonds au vent, murmurant à voix basse les paroles de Platon qu’il était en train de lire en grec, cherchant auprès des sages de l’antiquité la sérénité d’âme que l’échec de son expérience communiste lui avait ôtée et qu’il ne trouvait nulle part ailleurs. Quand l’URSS fut attaquée par les nazis, il laissa tomber toute critique passée, toutes les malédictions qu’il avait lancées contre l’antique divinité, et il lui sembla presque que c’était la manifestation d’un miracle purificateur. Une fois dissous, le 8 septembre à Pisticci, le dernier noyau des assignés à résidence de Ventotene non libérés par Badoglio, Lazar Fundo rejoint la côte des Pouilles, passa en Albanie, se présenta aux partisans communistes en leur déclarant qui il était et qu’il venait combattre à leurs côtés, ils le mirent le dos au mur et le fusillèrent. Il devait avoir une quarantaine d’années. Je veux espérer que, outre moi, il y ait quelques Albanais dans le monde à rappeler son souvenir ». (Extrait de “Come ho tentato di diventare saggio” d’Altiero Spinelli, éd. Il Mulino, Bologne, 1984, 1987 et 1988, Nouvelle édition 1999, pages 264-267).

Et encore et toujours de Spinelli :

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« Jacometti, Fundo, les ex-communistes, n’eurent pas le penchant favorable de Pertini, mais ils refusèrent sèchement d’être impliqués dans notre initiative (de signer le Manifeste de Ventotene, Ndlr). C’est alors que s’effaça l’amitié de Fundo ». (Extrait de “Come ho tentato di diventare saggio”, d’Altiero Spinelli, éd. Il Mulino, Bologne, 1984 et 1987, Nouvelle édition 1988, page 313).

Ensuite, le même Altiero Spinelli rappelle avec émotion l’ami Lazar Fundo dans la dédicace de son petit livre “Il lungo monologo” (dédicace qu’il reprendra ensuite dans son “autobiographie”), la voici : “À la mémoire de Lazar Fundo, Eugenio Colorni, Ernesto Rossi”. (Cf. “Il lungo monologo”, d’Altiero Spinelli, éd. dell’Ateneo, Rome, 1968, page 4).

En ce qui concerne les rapports à Ventotene entre Lazar Fundo et Ernesto Rossi, nous signalons une interview de ce dernier réalisée par Luisa Calogero La Malfa, à Rome, le 9 novembre 1966, où Rossi affirme : “ce qui m’intéressait le plus était le mouvement fédéraliste où nous étions très unis, Colorni, Spinelli et moi et un petit groupe d’une dizaine de personnes”. Dans la note 3, en bas de l’interview, la journaliste, avec l’accord évident de Rossi, complète ainsi cette phrase : “Parmi les autres, Lazar Fundo, Giorgio Braccialarghe, Stavro Skendi, Dino Roberto”. (Cf. “Intervista con Ernesto Rossi” par Luisa Calogero La Malfa, dans “Quaderni dell’Istituto Romano per la Storia d’Italia dal Fascismo alla Resistenza “, n° 1, Rome, 1969, page 106).

Stavro Skendi était l’autre albanais ami de Spinelli et de Rossi à Ventotene. Le même Rossi, dans une lettre envoyée depuis Rome le 23 Juliet 1946 à Stavro Skendi qui, après-guerre était allé enseigner les langues et la littérature slaves en Amérique, à la Columbia University, se souvient ainsi de Lazar Fundo : «… J’avais déjà appris avec une grande douleur la mort de Fundo. C’était un homme généreux, intelligent, qui aurait pu apporter une considérable contribution à la reconstruction de son pays si le monde n’était pas allé à la dérive comme il va encore aujourd’hui…”. (Extrait de “Ernesto Rossi, Epistolario, 1943-1967, dal Partito d’Azione al Centro Sinistra”, par Mimmo Franzinelli, éd. Laterza, Rome – Bari, janvier 2007, page 64).

Voici, enfin, le témoignage enthousiaste de Ricardo Bauer, un autre antifasciste, lui aussi ex-relégué de Ventotene, sur l’ami Lazar Fundo : « J’eus alors de sympathiques rapports familiers avec un journaliste albanais, Lazar Fundo, qui, après une longue expérience dans son pays et en Russie, avait abandonné le Parti communiste sans pour autant perdre sa foi, mais seulement parce qu’il aurait voulu que son rêve d’émancipation prolétarienne fût la conséquence d’une pratique de liberté et non pas d’une féroce imposition bureaucratique comme il avait vu se faire en Russie précisément. Doté d’une très grande intelligence, il avait une vision historique extrêmement intéressante de ce qui se passait en Europe Orientale et en Russie Orientale, corrigée par une solide foi dans une nécessaire et progressive évolution démocratique du régime bolchevique, même si c’était à longue échéance. Et il démontrait cette assurance en donnant des exemples du processus par lequel la Russie communiste avait suscité un ferment innovateur dans les pays d’Asie centrale sous sa domination, soit à travers une discipline de fer mais aussi à travers une singulière et très active organisation culturelle qui, en peu de temps, avait porté ces pays, jusqu’alors exclus de la civilisation moderne, à un haut niveau de vie administrative et industrielle. Avec cela, ils prenaient conscience de leur propre

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autonomie, de leur propre personnalité qui se manifestait déjà dans les rapports avec le gouvernement de Moscou toujours plus empreints à une ouverte conscience de leur individualité, même si c’était dans le cadre de l’ordre communiste. Un processus long et complexe mais qui eut une issue historique inévitable. Quand je quittai – je dirai ainsi – Ventotene, je saluai Fundo avec l’espérance de le rencontrer à nouveau parce qu’avec lui je pouvais discuter de ce fondamental facteur d’histoire qu’est la révolution russe, trouvant en lui un interlocuteur exempt de toute attitude intellectuelle fanatique, et un observateur critique de bon sens quant à la réalité contingente d’un événement duquel, malgré les évidentes raisons de désaccord, nous estimions unanimement l’historique importance positive. Vaine espérance, parce que, comme je l’appris plus tard, Fundo libéré après la chute de Mussolini, en rentrant en Albanie, il participa activement et héroïquement à la libération de sa patrie occupée par les nazis, mais alors que la victoire lui souriait, il fut invité par les communistes à rejoindre le parti, il repoussa l’invite et fut assassiné dans la prison où il était détenu ». (Extrait de “Riccardo Bauer, Quello che ho fatto. Trent’anni di lotte e di ricordi”, par Piero Malvezzi et Mario Melino, préface d’Arturo Colombo, éd. Cariplo- Laterza, Milan - Bari, 1987,

pages 130 et 131).

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Police de Bari, 23 février 1940, photos signalétiques de Lazar Fundo (Archivio di Stato di Tirana).

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Lettre envoyée par le commissariat de Bari, le 18 mars 1940 à l’Intendance de la police fasciste de Tirana, à laquelle sont aussi transmises les photos signalétiques de Lazar Fundo. (Archivio di Stato di Tirana).

Photos signalétiques de Sandro Pertini établies par la police fasciste lors de son arrestation.

(CPC, Archivio Centrale dello Stato, Roma)

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Lettre datée du 20 août 1943 adressée au Ministre de l’Intérieur, Umberto Ricci, par laquelle Sandro Pertini, après la chute du Fascisme, demande la libération de tous ses camarades d’internement au centre de relégation de Ventotene. Parmi ceux -ci il cite Lazar Fundo (Archivio

Centrale dello Stato, Roma)