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L’Âge d’or Images dans le monde ibérique et ibéricoaméricain 2 | 2009 L'Âge d'or Nancy Berthier (dir.) Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/agedor/2671 DOI : 10.4000/agedor.2671 ISSN : 2104-3353 Éditeur Laboratoire LISAA Référence électronique Nancy Berthier (dir.), L’Âge d’or, 2 | 2009, « L'Âge d'or » [En ligne], mis en ligne le 07 mars 2009, consulté le 25 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/agedor/2671 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/agedor.2671 Ce document a été généré automatiquement le 25 septembre 2020. L’Âge d’or. Images dans le monde ibérique et ibéricoaméricain

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L’Âge d’orImages dans le monde ibérique et ibéricoaméricain 

2 | 2009L'Âge d'orNancy Berthier (dir.)

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/agedor/2671DOI : 10.4000/agedor.2671ISSN : 2104-3353

ÉditeurLaboratoire LISAA

Référence électroniqueNancy Berthier (dir.), L’Âge d’or, 2 | 2009, « L'Âge d'or » [En ligne], mis en ligne le 07 mars 2009, consultéle 25 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/agedor/2671 ; DOI : https://doi.org/10.4000/agedor.2671

Ce document a été généré automatiquement le 25 septembre 2020.

L’Âge d’or. Images dans le monde ibérique et ibéricoaméricain

SOMMAIRE

Dossier

Saint Jérôme, saint de l’Escurial, saint pour l’EscurialL’instrumentalisation de l’image Du saint sans le palais-monastère de Philippe IIPauline Renoux-Caron

Sin “cieno ni obscenidad”: el censor de películas Francisco Ortiz Muñoz, inventor de supropio paraíso (1946)Julia Tuñón

Censure et cinéma à cuba : l’affaire P.M.Emmanuel Vincenot

Siqueiros et les aléas du discours d’autoritéMonique Plâa

Études

L’album de photos, un nouveau support à la fiction Dans l’Espagne de la seconde moitié du XIXe siècleCorinne Cristini

Bernard Plossu et le désert d’AlmeríaUn ailleurs photographiqueJacques Terrasa

Les arts plastiques dans les manuels d’espagnol en FranceVéronique Pugibet

¡Arrodíllate, por favor! Ambivalencias litúrgicas en la obra de BuñuelVicente Sánchez-Biosca

Comptes-rendus

Marie-Linda Ortega, La Création artistique hispanique à l’épreuve de l’utopie (XIXe-XXIe

siècles)Martine Heredia

Jacques Terrasa, Déesses et paillassons. Les grands nus de PicassoJean-Marc Suardi

Luis Buñuel, Françoise Heitz (eds.), La Vie criminelle d’Achibald de la Cruz (Ensayo de uncrimen)Nancy Berthier

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Julie Amiot-Guillouet et Monique Plaa (dir.)

Dossier

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Saint Jérôme, saint de l’Escurial,saint pour l’EscurialL’instrumentalisation de l’image Du saint sans le palais-monastère dePhilippe II

Pauline Renoux-Caron

1 Le choix de Philippe II d’installer l’Ordre de Saint Jérôme (O.S.H.) dans le monastère de

l’Escurial vient consacrer la longue amitié unissant les Hiéronymites à la famille royaledepuis la fondation de l’Ordre espagnol au XIVe siècle1. Dans le nouvel édifice niché aucœur de la Sierra de Guadarrama, le patron de l’Ordre des Hiéronymites, saint Jérôme2,devient l’instrument privilégié de la grande propagande philippine assurée par lafondation royale. Il se situe en effet au centre de stratégies convergentes permettant,d’une part, de légitimer la présence des Hiéronymites au sein du monastère mais ausside redéfinir l’identité catholique à travers les principales dimensions de l’édifice, tout àla fois lieu d’exaltation de l’Église de la Contre-Réforme, temple du savoir et retraitemonastique.

2 Le regard porté sur la vie et l’œuvre de saint Jérôme à travers un programme

architectural et iconographique minutieusement orchestré par le Roi prudent réponddonc à un ensemble de normes qui sont par définition celles que l’édifice royal s’estdonnées. En cela les choix opérés par Philippe II témoignent d’une volonté de modéliserl’image du saint de façon à créer un lien explicite avec les lieux les plus signifiants dupalais-monastère, lien que le hiéronymite fray José de Sigüenza, chroniqueur de sonOrdre et auteur d’une Vida de San Jerónimo (Madrid, 1595) destinée à introduire les deuxvolumes de la Historia de la Orden de San Jerónimo (1600-1605) 3, a très largementcontribué à rendre explicite. Cette étude s’intéressera donc au discours construitautour de la figure du Docteur de l’Église telle qu’elle est modélisée à l’Escurial, faisantde lui un saint proprement hispanique et profondément attaché à la fabrique royaledont il relaie en grande part la symbolique.

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Un saint stratégique pour la fondation royale

3 Après plusieurs décennies de gouvernement concerté entre l’Ordre de Saint Jérôme

(O.S.H.) et la Monarchie espagnole, le choix des Hiéronymites pour occuper le futurpalais- monastère de l’Escurial vient renforcer la tutelle royale et officialiser unerécupération politique déjà effective. Artisan de l’unification religieuse de l’Espagne parles Rois Catholiques et de la pré-réforme monastique orchestrée par Cisneros, la Religio

Sancti Hieronymi Hispaniarum devient alors sous Philippe II l’instrument privilégié de lamonarchie catholique. Le palais-monastère de l’Escurial symbolise à la fois la proximitéspirituelle et matérielle du Roi prudent avec l’O.S.H. et son utilisation par la Couronneau profit de l’idéologie philippine. Car en choisissant l’Ordre très aimé de son père,Philippe II s’assurait surtout le soutien indéfectible d’une communauté strictementcastillane et fondamentalement courtisane4.

4 On a beaucoup écrit sur l’histoire de la fondation de l’Escurial et les multiples

significations messianiques, politiques et apologétiques d’une entreprise qui prétendaitrivaliser avec Rome5. L’on sait surtout ce que cette sacralisation du pouvoir royal doit,sur le plan architectural, à l’intime compénétration du palais et du monastère et, auniveau spirituel, à la magnificence du culte assuré par les Hiéronymites qui veillent denuit comme de jour au salut des âmes de la famille royale. Les plumes d’Arias Montanoet de José de Sigüenza ne sont pas non plus étrangères à cette exaltation du pouvoirroyal que les deux auteurs inscrivent dans la continuité des royautés messianiques del’Ancien Testament. Nouveau Temple de Salomon, le palais-monastère s’inscrit dansune généalogie architecturale que rappellent les statues des grands rois vétéro-testamentaires représentées sur la façade de la Basilique6.

5 En tant que Patron de l’Ordre choisi pour assurer, à travers un culte permanent et

splendide, la mémoire et la sacralité de la Couronne espagnole, saint Jérôme occupeune place particulière dans le projet du palais-monastère. Porteur de l’identitéspirituelle de l’O.S.H., le Docteur de l’Église trouve à l’Escurial un lieu de dévotionprivilégié qu’il partage avec le Patron de l’édifice, le protomartyr saint Laurent. Bienqu’ayant influencé les options architecturales et picturales de l’édifice, avec larépétition du motif de la grille, le choix de saint Laurent obéit en partie à unecoïncidence calendaire7, tandis qu’à l’inverse saint Jérôme semble davantage répondreaux différents aspects intellectuel, spirituel et dogmatique de l’entreprise philippine.C’est tout du moins l’avis de José de Sigüenza qui, défendant l’idée d’un saint Jérômeespagnol, évoque son appartenance intime au grand projet de l’Escurial et auxdifférentes activités qui y sont développées autour de l’étude des Écritures :

6 Me parece muy bien la razón de aquellos que dicen no ser de mucha importancia entre

Cristianos, que el Santo sea desta o de aquella tierra, y por esta razón tan de tierra,quererse alzar con él. Que sin duda tendrían mejor título al Santo y será más de su parteaquellos que le imitaren en la vida, y en las costumbres. Y si esto es ansí, de España diréyo, que es san Jerónimo, pues se ve en ella debajo de su nombre una tan santa religión,y las más ilustres cosas que hay de religiosos en Europa en la cual de más de doscientosy treinta años a esta parte con singular observancia se emplean sus hijos en lo que éltanto se empleó. Tráense siempre las sagradas letras en la boca una vez para alabanzasdivinas, que no cesan en día y noche: y otras para santas disputas y cuestiones pías:otras para verla y examinarla en sus lenguas originales, Hebrea y Griega, sacando de supreñezes grandes frutos. Buen testigo es desta prueba la famosa casa de san Lorenzo el

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Real, obra digna de Felipe Segundo a donde lo que al oficio y culto divino toca, letrassagradas las que llaman escolásticas y positivas, lenguas Hebrea, Griega y Latina, hanllegado en breve tiempo, en esta religión, a tan buen punto, que no sé yo a dondealguna cosa destas esté en mejor. Y no es esto en lo que con más cuidado se procura eneste santo instituto parecer hijos de tal padre, sino en aquello a donde todo esto seendereza, que es a la verdadera perfección, a la renunciación y olvido deste siglo, alencerramiento, mortificación y pobreza. Pues quien hubiere tomado bien el pulso, almodo de su vida, a la constancia de la guarda de sus estatutos, verá, que (aunque pareceotra cosa por defuera) pocas de las religiones aunque sean de las mas descalzas le haceventaja.8

7 En suivant l’injonction du saint hébraïsant à la vierge Eustochium – « lis souvent et

étudie le plus possible. Que le sommeil te surprenne un livre à la main » (Ep. 22, 17) –l’Ordre de Saint Jérôme s’inscrit dans l’héritage du Docteur de l’Église dont il est lamémoire vivante en Espagne. Plus encore que dans tous les monastères répandus sur lapéninsule, le monastère de l’Escurial incarne, selon fray José, cet idéal des Lettressacrées qui définit si bien la culture monastique. Réunissant à la fois l’Écriture sainte etla tradition patristique, ces Lettres sacrées servent toutes les manifestations de laculture monastique : la liturgie, en premier lieu, mais aussi l’exégèse et la théologiescolastique et positive9. Avant d’évoquer la place effective de l’étude des Lettres sacréesà l’Escurial, il convient de souligner, sur la base des propos de fray José, ce quel’identification des moines de l’Escurial à la figure du saint exégète peut avoir depolitique. L’on sait, en effet, combien l’élection de l’Ordre de Saint Jérôme pour occuperle palais-monastère avait suscité de jalousies, en particulier chez les Jésuites. Laprétendue incapacité des Hiéronymites à assurer la gestion de la Bibliothèque royaleest l’un des principaux arguments du Memorial adressé par la Compagnie de Jésus àPhilippe II pour fléchir la décision royale en sa faveur10. Mais plus profondémentencore, c’est la vocation intellectuelle de l’O.S.H. que met en cause le Mémorial enrappelant, non sans mauvaise foi, que l’étude des Lettres sacrées ne fait pas partie desactivités du moine, lequel, hiéronymite, bénédictin ou bernardin, est avant tout appeléà la pénitence et à la solitude11. L’on voit donc bien ici l’implication politique del’invocation du nom de saint Jérôme par les Hiéronymites qui trouvent en leur Patronla légitimité intellectuelle que les ordres rivaux semblent vouloir leur nier.

8 Comme le montrent les lignes de Sigüenza citées plus haut, le nom du Doctor maximus

n’est pas seulement associé à un programme intellectuel mais aussi à la liturgie quirythme la vie du monastère et enfin à l’observance dont les moines de l’Escurialsemblent s’être fait les champions, malgré des apparences parfois trompeuses12. Il estégalement très concrètement associé à la fièvre collectionneuse du Roi prudent qui nelaisse de côté ni les objets d’art, ni les livres, dont les tranches dorées donnaient à labibliothèque des allures de musée, ni les reliques des saints qu’il fit venir de toutel’Europe pour les enfermer dans de précieux et spectaculaires reliquaires. Cette « sainteavarice » dont parle Sigüenza dans le Discours XVI du Livre IV de sa Chronique permetainsi d’accumuler à l’Escurial de nombreuses représentations de saint Jérôme maisaussi, d’après des sources avérées, des reliques du saint destinées à la lipsanothèqueroyale13. Après consultation des archives de la lipsanothèque royale, les Bollandistesconfirment en effet la présence de reliques de saint Jérôme en Espagne dans les Acta

sanctorum (Tome VIII – Septembre, Anvers, 1762)14. Le jésuite Jean Stilingus y reproduitle témoignage de son compagnon Pinius chargé de visiter le monastère en février 1722.Ce dernier qui s’est inspiré d’une source manuscrite (Lipsanologio escurialense) de la

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Bibliothèque royale affirme que l’Espagne posséderait depuis l’année 1593 plusieursreliques venues de Cologne avec, parmi elles, la tête de saint Jérôme et celle de sainteMarguerite, cédées à l’Espagne avec l’autorisation de l’Évêque du lieu et remises à frayBaltasar Delgado, commissaire de Philippe II15. Couverte d’un fin tissu de soie dorée (« opertum serico villoso coloris aurei ») et de nombreux autres ornements, la tête de saintJérôme avait été demandée par Philippe II par dévotion personnelle mais surtout parcrainte qu’elle ne subît en Allemagne les outrages des « nombreux hommesdiaboliques » qui s’y trouvaient et qui, « avec furie et avec leurs mains sacrilèges »,détruisaient tous ces objets sacrés16. Le manuscrit de l’Escurial résumé par Pinius setermine par la prière suivante :

9 « nous prions pour que ces têtes [de saint Jérôme et de sainte Marguerite] non

seulement demeurent à l’abri des mains et de l’orgueil des hommes dépravés, maisqu’elles soient l’objet d’une grande révérence et qu’elles contribuent à augmenter lapiété chez de nombreuses personnes ».17

10 Grâce aux nombreux supports iconographiques, aux reliques évoquées précédemment

mais aussi grâce aux moines qui vivent de son exemple, le père de la Vulgate apparaîtainsi en différents endroits stratégiques du palais-monastère, à commencer par laBasilique, les lieux de savoir (Bibliothèque, Collège et séminaire) et bien sûr lemonastère qui réunit, autour d’une même dévotion à saint Jérôme, la communautémonastique et le Roi lui-même, décrit par l’historiographie hiéronymite comme unmoine exemplaire. L’analyse qui suit n’est pas seulement iconographique et ne prétendpas davantage faire de saint Jérôme le seul grand saint de l’Escurial : l’idée de sainteté,placée au cœur du grand projet philippin, à travers la constitution d’une lipsanothèqueet d’un riche programme iconographique ne se limite bien évidemment pas au seulDocteur de l’Église. Il semble toutefois pertinent d’oser un rapprochement spécifiqueentre Jérôme et la fabrique de l’Escurial et de montrer en quoi le moine de Bethléem sefait l’écho des différents projets attachés à l’entreprise royale.

Jérôme, docteur de l’Église militante : la Basilique

11 Dans la Basilique de l’Escurial, saint Laurent occupe naturellement le centre du grand

retable18. Mais sa présence n’exclut pas celle de saint Jérôme qui se tient en quatreendroits du vaste espace de l’église.

12 La sculpture en marbre de Leone y Pompeo Leoni, père et fils, place tout d’abord saint

Jérôme dans une niche du grand retable. Dans une pose solennelle, le Docteur del’Église représenté en habit de cardinal contemple un grand crucifix en se frappant lapoitrine. À ses pieds, le lion soulève un pan de son grand manteau, donnant souplesseet mouvement aux longs plis de son habit. À quelques mètres de là, sur les paroislatérales du chœur, on peut apercevoir des scènes de la vie de Jérôme. Commencées parCambiaso et terminées par Cincinato, auteur de la fresque de la voûte (La fameuseGloria), elles donnent à voir un saint Jérôme écrivant ses commentaires sur les Évangilesou prodiguant son enseignement. Dans un décor néo-classique, saint Jérôme apparaîten effet sous un dais en train d’enseigner aux moines assis à ses pieds : au loin, onaperçoit entre les belles colonnes ioniques du premier plan une scène représentantl’enterrement du saint moine (Fig. 1)19.

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Fig. 1. Rómulo Cincinato, San Jerónimo enseñando a los frailes, fresques du chœur.

13 Le troisième emplacement situe le Docteur de l’Église sur l’un des deux autels-

reliquaires placés de part et d’autre du chœur à l’est des nefs latérales. Il s’agit là de lapremière tâche confiée au peintre italien Federico Zuccaro à son arrivée en 1585, bienqu’il eût passé un contrat spécifique pour peindre les huit toiles du Maître-Autel. L’onsait combien l’Annonciation mais aussi le Saint Jérôme des deux autels-reliquairesdéplurent au Roi. L’erreur de Zuccaro ne tient pas tant à la facture de ses ouvrages qu’àun excès d’interprétation : le Saint Jérôme pénitent apparaissait entouré des allégoriesdes vertus théologales, ce qui suscita de la part du Roi une réaction immédiate : « que sehaga de nuevo el San Jerónimo de las reliquias por parte de afuera y que se quitenaquellas mujeres y pongan ángeles »20. Repeints par Juan Gómez, les panneaux des deuxreliquaires demeureront d’une qualité médiocre du fait de ces trop nombreusesretouches21.

14 Représenté par Alonso Sánchez Coello dans la Chapelle des Pères de l’Église aux côtés

de saint Augustin, Jérôme apparaît enfin dans une tenue mêlant l’habit monastique etla robe de cardinal (Fig. 2).

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Fig. 2. Alonso Sanchez Coello, San Jeronimo y San Agustin, autel d’une des chapelles de labasilique du monastère.

15 Ses attributs habituels, lion, crucifix, crâne et livre placés au premier plan permettent

une identification immédiate. La représentation en pied du Docteur de l’Église au côtéde l’évêque d’Hippone répond à un procédé tout à fait original qui consiste à fairedescendre les saints des panneaux et prédelles du retable central où ils étaientrassemblés pour couvrir, deux par deux, les murs de toute l’église22. Surmontés de cescouples de saints, les nombreux autels répartis dans la Basilique étaient, quant à eux,destinés à recevoir les messes célébrées à la mort du monarque pour le salut de sonâme. Ainsi réunis dans l’église en une véritable cour céleste, les saints, et parmi eux lesdeux grands Docteurs de l’Église, rappelaient aux Personnes royales et au fidèle leurrôle d’intercesseur. Rythmant de cette façon tout le corps principal de la basilique, lessaintes effigies étaient rendues plus vivantes encore grâce aux techniques d’éclairageutilisées alors, lesquelles renforçaient cette impression de proximité entre le fidèle etses protecteurs du Ciel23.

16 La figure de saint Jérôme cardinal choisie par Sánchez Coello et les Leoni est celle qui

résume le mieux la visée apologétique de la basilique où, au rythme des célébrationsliturgiques, se trouvent réaffirmées jour après jour les vérités de la foi catholique, et enparticulier le bien-fondé de la hiérarchie ecclésiastique. Car affirmer que saint Jérôme aété cardinal, c’est, comme le rappelle José de Sigüenza, donner à cette dignité toute lagloire et l’autorité qu’elle mérite, de surcroît à une époque où l’on a perdu le respect dûà la hiérarchie ecclésiastique : « a las dignidades se les pierde el respeto y se lesdescomiden e igualan » déplore le moine hiéronymite au début du Discours VI dutroisième Livre de la Vida de San Jerónimo destiné à prouver l’ancienneté de la dignitécardinalice et le bien-fondé de son attribution au père de la Vulgate. Dans sadémonstration, fray José de Sigüenza ne tient pas compte des remarques de MarianoVittori et de César Baronius qui refusent à Jérôme la pourpre cardinalice. Il est urgent,en effet, de donner une réponse ferme à Érasme, Calvin, à tous les réformés enfin qui,en refusant de faire de Jérôme un cardinal, en profitent pour rappeler que la dignité estune invention récente :

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17 Ni aun los herejes, ni otros que se les pegan, la pusieran [en duda], sino fuera porque

haciendo a san Jerónimo Cardenal, les parece dan mucha antigüedad y autoridad a estadignidad; y como tienen capital odio con la Iglesia Romana, y con toda la jerarquía quedepende della, paréceles buen medio, deshacer la autoridad de los cardenales y llamarla invención nueva, que con mucho no llega a los tiempos de san Jerónimo. Creo que seha visto por lo dicho bien clara su ignorancia, o según yo pienso su malicia24.

18 L’ancienneté du cardinalat permet à la fois de prêcher en faveur de la hiérarchie

ecclésiastique et de légitimer les représentations picturales volontiers accuséesd’anachronisme. Ces dernières, en effet, ne mentent pas en faisant de saint Jérôme uncardinal mais répondent seulement à un besoin d’intelligibilité en le représentant dansun habit qui, selon fray José, remonte au pontificat d’Innocent III25. Aussi l’austèrecardinal représenté en pied par Sánchez Coello ou figurant au-dessus du Maître-autelrappelle-t-il l’ancienneté mais aussi l’autorité de la dignité cardinalice, si glorieusementattachée à la mémoire de Jérôme, tout en se rendant reconnaissable par les moinsinstruits26. Aux côtés du saint Jérôme peint par Sánchez Coello, saint Augustin,richement représenté avec sa crosse et sa mitre d’Évêque, honore aussi la fonctionépiscopale car, comme le souligne Sigüenza, de l’exemplarité de celui qui possède unecharge ecclésiale dépend, en définitive, le regard que l’on porte sur cette dernière27.Garants de l’orthodoxie face aux hérésies, les deux grands Docteurs de l’Églisedéfinissent les frontières de l’Église sur le plan dogmatique et théologique. Ilsreprésentent ainsi, par effet de miroir, le combat pour l’unité religieuse et le triomphede l’orthodoxie catholique mené par la politique intérieure et extérieure de Philippe II.

19 Associée à la prière continue du monastère mais aussi aux grandes célébrations du

sanctuaire, l’image de saint Jérôme accompagne le grand combat pour l’orthodoxiemené par la monarchie catholique en rappelant la valeur des sacrements et la liturgie.N’a-t-il pas toute sa vie professé une obéissance indéfectible à l’égard du Pape ? C’estd’ailleurs plus particulièrement lors de son séjour romain, alors qu’il était au service duPape Damase, qu’il révise les Évangiles de la Vetus latina et le psautier, énonce les règlespermettant une lecture intelligible des psaumes et fixe enfin le cycle des lecturesbibliques de l’office monastique décrit par l’Ordo romanus XIV (VI e siècle) 28. Enordonnant ainsi l’office liturgique, Jérôme rappelle aux récents ennemis de l’Église etdes « saintes cérémonies », l’ancienneté mais aussi la continuité de l’office chanté parl’Église romaine depuis les origines29. Recevant cet héritage du Patron de leur Ordre, lesHiéronymites puisent ainsi à la source leur vocation à « prier sans cesse » à travers uneliturgie si belle et si fervente que, selon le Père Sigüenza, le chœur même des Angesvient s’y mêler :

20 Oídose han muchas veces de los siervos de Dios sus voces [de los ángeles] a vueltas de

las nuestras, cuando en lo más callado de la noche con alegres vigilias y cantos, a vecesalegres, a veces tristes, despiertan al Señor y al esposo de las almas religiosas; y Élmovido de tan sabrosas alboradas se comunica con sus dones, y se deleita en aquellosversos puros más que en la morada de los cielos. Grande razón tienes, o religión de SanJerónimo de preciarte tanto de tu divino oficio, y de tu coro: tuyo le llamo, pues senació como si dijésemos en casa de tu Padre, y te viene como a hija por herencia, y eldía que desto te descuidares, cuando no tratares esto con el cuidado que hasta aquí, note llames su hija: llámete el mundo como quisiere (que ya sabemos cuán engañado estáen el dar el nombre de las cosas). Gasten otros las noches y los días en lo que quisieren,tú como lo acostumbras, santa Madre, gástalo en las divinas alabanzas, allí te coja la

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noche, allí cuando el sol traspone, y cuando alumbra a los que están debajo de nuestrospies, y allí te halle, cuando sale a la mañana. Tu herencia es el coro, y el canto, lalimpieza de la casa del Señor, el aseo y atavío de sus palacios en el suelo.30

21 Nul doute qu’alors qu’ils chantaient dans le chœur l’office divin, les moines de l’Escurial

aient pu laisser courir leur regard sur la série représentant le Docteur de l’Église etqu’ils aient trouvé en lui confirmation du principal charisme d’un Ordre consacré à laliturgie. Aussi, le chœur de la Basilique de l’Escurial, où retentit la prière des heures,est-il une constante et vivante réplique aux ennemis de la liturgie et du catholicisme, àtravers la figure privilégiée de celui qui représente la pureté des cérémonies de l’Égliseprimitive et leur continuité à travers l’histoire car, comme le rappelle Sigüenza : « Todolo enderezó en el uso de la Iglesia, poniéndolo en el orden dicho, para que siempre seconserve. »31

Jérôme, modèle d’érudition : le Collège et le Séminairede Saint Laurent et la Bibliothèque royale

22 Cornelia von der Osten Sacken fait remarquer au sujet de l’œuvre de Sánchez Coello

que l’architecture de l’église représentée dans le tableau, avec ses colonnes et sesétagères de livres évoquant l’érudition du Doctor maximus, semble prolongerl’architecture réelle de la Basilique. L’intromission du palais-monastère dans la toiledont la maquette repose elle- même sur un livre à la tranche dorée est, selon soninterprétation, une façon de définir l’Escurial comme lieu d’érudition, et en quelquesorte « refuge de saint Jérôme » permettant l’accès aux savoirs32. Profondément attachéà l’idée de faire de l’Escurial un organisme complet et complexe dont la formationdevait être l’une des pièces maîtresses, Philippe II avait veillé personnellement, eneffet, à enrichir lui-même les fonds de la Bibliothèque royale33 et à fonder un Collège etun Séminaire, malgré les réticences du prieur hiéronymite fray Jerónimo de Alabianoqui aurait préféré que le Collège fût créé à proximité d’une grande université34. Le désirde faire de l’Escurial un lieu de savoir s’explique par le contexte de lutteconfessionnelle auquel appartient la fondation du monastère. Loin de n’être qu’unsimple sanctuaire pour la famille royale, l’édifice ne pouvait mieux servir lecatholicisme qu’en prévoyant un lieu où, à travers l’enseignement des Lettres et desÉcritures, l’intelligence serait formée à recevoir les vérités de la foi. Cette volonté estclairement explicitée dans les Constitutions du Collège et du Séminaire de SaintLaurent signées par Philippe II le 8 mars 1579 :

Nos don Felipe Segundo de este nombre, por la gracia de Dios, Rey de Castilla, deLeón, de Aragón, de las dos Sicilias, de Jerusalén etc., habiendo fundado y dotado elMonasterio de San Lorenzo el Real de la Orden de San Jerónimo en la diócesis deToledo, y considerando también de cuanta importancia sea el ejercicio de las LetrasSagradas para servicio de Dios y conservación y amplificación de su santa FeCatólica, y el beneficio que de ello redunda al pueblo cristiano y honor yacrecentamiento a la dicha Orden y Monasterio, acordamos de instituir un Colegiode frailes de la dicha orden que está debajo del dicho Monasterio y del Prior de él,en que se lea y enseñen Artes y Teología y un Seminario de cuarenta niños que sehan de criar e instruir en el dicho Monasterio y Colegio [...], porque esperamos enNuestro Señor, que mediante su favor y la intercesión de estos dichos gloriosossantos, será el dicho Colegio en letras y ciencias muy acrecentado, y los que en elresidieren en la religión y cristiandad, virtud y buenas costumbres santamenteinstruídos [...]35.

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23 Les ambitions intellectuelles de Philippe II, manifestées à travers l’édification de la

Biblioteca regia mais aussi par la fondation du collège et séminaire de l’Escurials’inscrivent dans le sillage des grands travaux de la Renaissance espagnole dont ilsemble vouloir prolonger les réalisations les plus prestigieuses que sont l’Universitéd’Alcalá et sa Bible Polyglotte. Selon une hypothèse lancée par Tormó y Monzó,l’audacieuse entreprise du Monarque ne pouvait avoir été inspirée que par la magiequ’exerçait, à travers l’Ordre des Hiéronymites, le nom du grand Interprète desÉcritures :

24 Y el Rey Prudente, al crear el Colegio y Seminario del Escorial, y con maestros no

jerónimos, y al fundar su magna Biblioteca, y con hombre tal, cual fue Arias Montano,por bibliotecario, acarició ideas no disímiles en verdad a las de Cisneros un día, y porfióen alcanzarlas con la Orden de Gerónimos por instrumento, debidamente templado éstey adecuadamente educado e instruído. Para mí que Felipe II fue esta vez esclavo de unamágica palabra, del nombre de San Gerónimo « escogido por Dios para explicar laEscritura Sagrada », según dice la Iglesia en los Oficios del día 30 de Setiembre.36

25 Modèle d’érudition mais aussi gardien de l’orthodoxie, Jérôme incarne en effet le

dialogue entre foi et raison sur lequel repose le véritable programme du monastère del’Escurial associant prière continue et enseignement de la doctrine chrétienne. Mais ilest avant tout l’homme des Écritures, le grand exégète dont l’influence continue des’exercer à l’Escurial à travers la chaire d’Écritures saintes, dont Sigüenza eut un tempsla charge37, ou les cours d’hébreu assurés ponctuellement, non sans susciter depolémiques, par Arias Montano entre janvier et avril 159238. C’est encore lui, le père dela Vulgate, qui se trouve symboliquement associé au vaste projet de la Bibliothèqueroyale, destinée à être à la fois un lieu d’étude mais aussi le centre de conservation d’untrésor inestimable où, comme le rappelle fray José, se trouvaient – et se trouventencore, les plus anciens manuscrits de la Bible latine39.

26 Placée en face de l’entrée de la Basilique, la Bibliothèque royale signifie à travers sa

situation, l’équilibre nécessaire entre chœur et étude qui définit la vie du moine maisaussi l’étroite relation existant entre culture monastique et profane. Son emplacementsur la façade principale de l’édifice en fait d’ailleurs un lieu commun où convergent lecouvent, le collège et le palais royal. En ce sens, la présence de saint Jérôme sur lesfresques de Tibaldi, aux côtés des allégories des arts libéraux, rappelle non seulement laratio studiorum choisie pour le Collège de l’Escurial, où l’on enseignait les arts, lathéologie et les Écritures, mais aussi la nécessaire et possible compénétration entreculture profane et sacrée.

27 Le programme iconographique attaché à la bibliothèque est le fruit de la collaboration

d’Arias Montano pour la galerie de portraits, de José de Sigüenza et de Herrera pour lecycle de fresques de Tibaldi, bien que l’influence d’Arias Montano ne soit pas non plus àexclure dans ce dernier programme40. Les fresques de Tibaldi offrent une vasteallégorie représentant les sept arts libéraux divisés en trivium (Grammaire, Rhétoriqueet Dialectique) et quadrivium (Arithmétique, Musique, Géométrie et Astrologie). Àtravers l’ordre des savoirs choisi pour la Bibliothèque transparaît la traditionmédiévale et son encyclopédisme si caractéristique mais aussi l’influence des studia

humanitatis de la Renaissance, très présente dans un programme qui a choisi de fondreensemble les modèles scolastique et humaniste41. Représenté sur la voûte de laBibliothèque royale, saint Jérôme apparaît aux côtés de saint Augustin comme le garantet le représentant d’une politique visant à rassembler tous les savoirs en un même lieu :

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les philosophes profanes d’un côté et les grands Docteurs de la pensée chrétienne del’autre. Figurant cette unité des savoirs qu’il sut réaliser de son vivant, saint Jérômerappelle au lecteur qu’il ne doit succomber aux charmes de la Belle Captive42 qu’àcondition de la subordonner à la Sagesse chrétienne. José de Sigüenza prit visiblementtrès à cœur le programme décoratif de la bibliothèque royale à laquelle il ne consacrepas moins de trois discours dans le livre IV de la Historia de la Orden de San Jerónimo. Il ydéfend, contre d’inévitables détracteurs, la coexistence de la littérature profane etreligieuse en rappelant qu’il ne s’agit pas d’une bibliothèque conventuelle :

28 Han querido reprender que en esta librería hay mucho desto poético y gentil, y

paréceles que en la librería … de convento de religiosos, y Jerónimos, no había de habernada de esto, ni oler a cosa profana …Razón es de gente ignorante e hipócrita. A cadacosa se ha de guardar su decoro … Esta librería es Real, y han de hallar todos los gustoscomo en mesa Real lo que les asienta.43

29 Ni bibliothèque conventuelle, ni bibliothèque privée vouée au seul usage du Roi, la

Bibliothèque royale était destinée en premier lieu aux prédicateurs de l’Ordre, commele rappelle quelques années plus tard fray Lucas de Alaejos, puis aux étudiants duCollège et du Séminaire44.

30 Mais c’est enfin, et surtout, auprès de ceux qui prolongent à l’Escurial son goût pour les

Écritures et l’hébraïsme, que saint Jérôme demeure une référence vivante. L’on aurareconnu parmi ces disciples espagnols du père de la Vulgate, réunis autour du MaîtreArias Montano, et partageant un même amour de l’exégèse littérale, José de Sigüenzaet, quelques années plus tard, Lucas de Alaejos. Ces personnalités, qui surent si biendémentir l’idée selon laquelle les Hiéronymites n’étaient pas en mesure de prendre encharge la Bibliothèque45, offrent à travers toute leur œuvre une admirable synthèse del’enseignement reçu de Jérôme puis du maître d’Aracena, Arias Montano. Le petitcénacle de biblistes formé autour de lui a beaucoup fait parler l’historiographiemoderne46. D’aucuns, comme Ben Rekers y ont vu le lieu où l’illustre Bibliste de la Peñad’Aracena avait initié ses disciples à la spiritualité familiste de Hiël47. On sait toutefois,depuis les études menées par José-María Ozaeta, combien l’idée d’une enclavehétérodoxe à l’Escurial, pour séduisante qu’elle soit, doit être nuancée. Car sil’influence d’Arias Montano auprès des deux hiéronymites est incontestable – ils lareconnaissent eux-mêmes à de nombreuses reprises – il est beaucoup moins sûr, enrevanche, qu’ils aient adhéré à la doctrine de la Familia Charitatis. De tous les traitscaractéristiques de la secte familiste, où l’on reconnaîtra aussi bien certains aspects del’érasmisme, les Hiéronymites ne semblent avoir exprimé, en effet, qu’une formed’exclusivisme biblique assorti à un rejet de la théologie scolastique – pour Sigüenza –et la critique des cérémonies extérieures assimilées à du pharisaïsme48. En tout état decause, l’admiration qu’ils vouent unanimement à saint Jérôme, en tant que vir trilinguis

et hébraïsant chrétien, donne aux travaux des biblistes de l’Escurial une légitimité bienprécieuse, en ces temps difficiles – Sigüenza parle de « tiempos recios » – où l’onassociait bien promptement biblisme et luthéranisme.

31 L’on sait avec quelle rigueur Sigüenza a toujours veillé à ce que l’étude soit toujours

accompagnée, chez ses frères en religion, de l’observance la plus stricte. En cela, ilcoïncide avec les propres exigences de saint Jérôme pour qui l’invitation à lire sanscesse les Écritures rejoint l’obéissance scrupuleuse à la règle. Ce double message setrouve inscrit au cœur même du monastère de l’Escurial où les représentations de saintJérôme varient selon les lieux concernés : figure de l’exégète, du traducteur et du

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Docteur érudit dans la Bibliothèque, ou image solennelle du cardinal dans la Basilique,il est également un modèle à suivre pour les moines, invités, comme lui, à prendre leschemins de l’ascèse et de la pénitence.

Le moine de Bethléem : le cloître et les sallescapitulaires du monastère de l’Escurial

32 Le lien filial et spirituel unissant les Hiéronymites à leur Patron a déjà été évoqué au

sujet de la fondation de l’O.S.H. dont on sait ce qu’elle doit à l’idéal érémitique incarnépar Jérôme. Honoré à travers la solennité du 30 septembre à laquelle participent toutela communauté hiéronymite mais aussi le roi et ses courtisans, le père de la Vulgatereçoit à l’Escurial un culte privilégié renforcé par les contributions des peintresespagnols et étrangers invités par le Monarque à enrichir de leurs contributions lanouvelle fondation49. Il est possible de penser que dans la partie de l’édifice réservée aucouvent hiéronymite, les toiles représentant saint Jérôme rappelaient aux moines leurslointaines racines érémitiques, contrastant quelque peu avec les riches dotations dumonastère et la proximité de la vie de Cour. Car c’est surtout en tant que moine etascète au désert que Jérôme s’adresse à la communauté hiéronymite à travers les toilesdu cloître principal, de la cellule du prieur et des Salles capitulaires. Le claustro principal

alto offre ainsi au moine en méditation l’image d’un saint Jérôme-lecteur réalisée parl’atelier de Jacopo da Ponte50. La cellule du prieur possède un tableau allemandreprésentant le Docteur de l’Église en train d’ôter une épine de la patte du lion51. LesSalles Capitulaires du monastère sont, quant à elles, gratifiées des toiles de JuanFernández Navarrete (fig. 3) et du Titien représentant saint Jérôme dans la posture dupénitent se frappant la poitrine avec une pierre.

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Fig. 3. Juan Fernandez Navarrete, San Jeronimo, 1564, huile sur toile, 350 x 210 cm., sallecapitulaire droite, monastère de l’Escurial.

33 Au sujet de la première, José de Sigüenza ne peut réprimer un élan d’enthousiasme :

A dicho de cuantos le ven, es de las mejores cosas, ansí en el arte como en lahermosura y labor que se ha visto. Aunque en esta casa, creo hay las más lindas yartificiosas pinturas y cuadros de este santo que hay en Europa juntas y de valientesmaestros: mas ninguna tiene comparación con ésta. Puso al Santo casi de frente yde rodillas, todo desnudo, ceñido con un paño blanco, y dándose con la piedra en elpecho, postura difícil y tan bien entendida, que en lo que toca al dibujo no debenada a todo cuanto se estima por excelente. En una fuente que está al lado puso alleón bebiendo, y véese todo entero, linda bestia; en el contorno paisaje de muchafrescura y arboleda, que no sé yo haya hecho flamenco cosa tan acabada, ni de tantapaciencia: y esta sola falta tiene, que en estar tan acabado no parece de hombrevaliente….52

34 Ce tableau dont la facture pourrait rivaliser avec celle des plus grands maîtres flamands

donne à voir saint Jérôme dans la pose emblématique du pénitent perdu dans unenature luxuriante. C’est la conception générale de l’œuvre qui suscite l’admiration defray José : l’attention portée à la nature où l’on retrouve toute la virtuosité d’unJoachim Patinir ou d’un Jérôme Bosch ainsi que la complexité de la posture du saint.Mais l’enthousiasme du prieur de l’Escurial est, on le sait, en partie dû à un parti prispro-espagnol qui l’amène à préférer l’œuvre de Fernández Navarrete à celles, souventplus maniéristes, des Italiens53. Suite à la disparition prématurée de Navarrete, lesItaliens Lucas Cambiaso, Tibaldi et Zuccaro, déçurent en effet le Roi et Sigüenza. Il fautrappeler que le jugement esthétique de ce dernier est avant tout subordonné à la valeurédificatrice de l’image, comme le montre bien cette affirmation que Sigüenza attribue àNavarrete : « los santos se han de pintar de manera que no quiten la gana de rezar enellos, antes pongan devoción ». L’enthousiasme suscité par le Saint Jérôme de l’espagnolNavarrete répond sans nul doute à cet idéal, somme toute très proche de l’ut pictura

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poesis horatien, selon lequel les propos ascétiques de Jérôme doivent trouver leurexacte correspondance dans la toile du peintre. Aussi peut-on penser que cettereprésentation de saint Jérôme en pénitent suscitait véritablement, grâce à sa factureraffinée et à son réalisme mesuré, la dévotion de ceux qui se considéraient comme lesfils et les continuateurs du moine de Bethléem.

35 En tant que destinataires privilégiés d’une partie des toiles du monastère, les

Hiéronymites ont en effet été les témoins actifs du programme iconographique lancépar Philippe II. Mais on serait également légitimé à penser que les représentations desaint Jérôme en pénitent au désert eurent quelque influence sur le Roi prudent aumoment où il conçut le projet de l’Escurial. Pour gloser le mot de Tormó y Monzó, nefut-il pas alors « prisonnier d’un nom magique, celui de saint Jérôme », non seulementDocteur des Écritures mais aussi ascète qui l’invitait, à son exemple, à se retirer desbruits du monde ? S’il est bien sûr difficile d’affirmer cela avec certitude, il estabsolument certain, en revanche, que Philippe II était un dévot de saint Jérôme, commele montre l’inventaire de ses livres de chevet où figurent les Lettres du Doctor maximus54.Pour anecdotique que cela puisse paraître, cette précision montre à quel point Jérômene se réduisait pas à une simple impression visuelle, reçue grâce aux nombreusesfresques et toiles le prenant pour sujet, mais qu’il était aussi considéré comme unmaître spirituel. Cette complémentarité entre texte et image est révélatrice de lafonction occupée par le moine de Bethléem dans la fondation royale : associé auxgrandes ambitions spirituelles, dogmatiques et intellectuelles de l’édifice, saint Jérômerejoint aussi celui qui en est le concepteur, lequel, peu à peu gagné par la spiritualitéhiéronymite, vit, prie et meurt en saint moine dans son palais-monastère55.

36 Par sa présence démultipliée dans le palais-monastère de l’Escurial, saint Jérôme vient

confirmer les principales fonctions de l’édifice, à la fois temple de la Contre-Réforme,lieu d’érudition et monastère. En cela l’image du Docteur de l’Église estincontestablement modélisée et instrumentalisée afin de correspondre en tout point àl’idéologie philippine ayant présidé à la fondation de la fabrique royale. Si les« figures » de saint Jérôme privilégiées par le programme iconographique du Roiprudent n’apportent pas de nouveauté apparente par rapport à la longue tradition dontbénéficie l’image du saint, il n’en demeure pas moins que ses différentesreprésentations sont le résultat d’un discours normatif bien précis. L’on retrouve certesles grandes figures du saint privilégiées par la tradition iconographique – le cardinal, lesavant, le moine et le pénitent – mais celles-ci répondent à de nouvelles stratégiesaccordées au caractère apologétique de la fondation royale. Bien qu’apocryphe, ladignité cardinalice de Jérôme est devenue un attribut incontournable du Docteur del’Église permettant de rappeler le sens et l’importance de la hiérarchie ecclésiastique.En tant que spécialiste de la science scripturaire, saint Jérôme apparaît revêtu de l’habithiéronymite et vient ainsi légitimer la présence de l’Ordre espagnol entre les murs dumonastère royal. Les audaces interprétatives du peintre Federico Zuccaro font l’objetd’une censure explicite visant à redonner à la représentation de la pénitence au désertde Jérôme toute sa valeur édifiante. Pour cette même raison le peintre FernándezNavarrete reçoit pour son Saint Jérôme pénitent la reconnaissance dont a été privél’Italien. En cela, les exigences normatives du Roi prudent, attiré par l’idéal scientifiqueet érémitique incarné par Jérôme, contribuent non sans paradoxe à promouvoir unmodèle de sainteté permettant de mesurer l’écart existant entre cette forme de

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radicalité et l’ambition du projet philippin mais aussi les tentations courtisanes de lacommunauté hiéronymite.

NOTES

1. Vers le milieu du XIVe siècle, après un long silence, l’expérience initiée par saint Jérôme en

Palestine séduit en Italie les plus fervents zélateurs de l’idéal érémitique. Se multiplient alors les

fondations placées sous son patronage. Le mouvement gagne l’Espagne et y fait ses premiers

adeptes qui seront les fondateurs du futur Ordre de Saint Jérôme. Coupé dès lors de sa matrice

italienne, l’Ordre entame une existence strictement ibérique, consacrée à la vie contemplative et

à la liturgie dont la splendeur exercera une fascination durable sur les souverains espagnols.

Saint Jérôme se trouve désormais associé à l’histoire espagnole, par un lien spécifique reliant

l’idéal du monachisme primitif au très prestigieux Ordre des Hiéronymites. Confirmé le 15

octobre 1373 par la bulle Salvatori humanis generis du Pape Grégoire XI, l’Ordre de Saint Jérôme est

né. Sur l’histoire de l’Ordre de Saint Jérôme, les études de Julián Zarco Cuevas et d’Elías Tormo y

Monzó ont fait date : Elías TORMO Y MONZÓ, Los Gerónimos, Discours d’entrée à la Real Academia

de la Historia, Madrid, Imprenta de San Francisco de Sales, 1919 ; Julián ZARCO CUEVAS, Los

Jerónimos de San Lorenzo el Real de El Escorial, Discours lu devant la Real Academia de la Historia lors

de son entrée publique dans ladite Académie le 1er juin 1930, El Escurial, Imprenta del Real

Monasterio, 1930. Longtemps délaissées, les études portant sur l’Ordre de Saint Jérôme ont été

réactualisées et relancées par le colloque de 1973 qui propose une approche plurielle de l’histoire

de l’O.S.H. à l’occasion du sixième centenaire de sa fondation : Studia Hieronymiana, publiée par

l’Ordre des Hiéronymites lors du sixième centenaire de l’Ordre, Madrid, Rivadeneyra, 1973.

Depuis, de nombreuses études ont vu le jour : Josemaría REVUELTA SOMALO, Los Jerónimos, Una

Orden religiosa nacida en Guadalajara, Guadalajara, Ed. Institución Provincial de Cultura « Marqués

de Santillana », 1982 ; J. R. L. HIGHFIELD, « The Jeronimites in Spain, their patrons and success,

1373-1516 », Journal of Ecclesiastical History, 34, 1983, p. 513-533 ; Sophie COUSSEMACKER, L’Ordre

de Saint Jerôme en Espagne 1373-1516, Th Doctorat, Dir. A. Vauchez, Univ. Paris X, 1994 ; Fernando

PASTOR, Luis BUSH, Javier ONRUBIA, Guía bibliográfica de la Orden de San Jerónimo y sus

monasterios, Madrid, Fundación Universitaria Española, Universidad Pontificia de Salamanca,

1997. Les derniers colloques sur l’O.S.H. et le monastère de l’Escurial ont enrichi plus récemment

la bibliographie hiéronymite : La Orden de San Jerónimo y sus Monasterios, Actas del Simposium (San

Lorenzo del Escorial, 1/5-IX-1999), L’Escurial, R.C.U. Escorial-Ma Cristina, Servicio de

Publicaciones (Colección del Instituto escurialense de Investigaciones históricas y artísticas

n° 16), [1999].

2. La vie du Docteur de l’Église est aisée à retracer grâce aux nombreux témoignages

autobiographiques qu’il a laissés dans son œuvre. À en juger par les souvenirs les plus récurrents

dans ses écrits, il semble avoir gardé en mémoire quatre grandes étapes fondamentales de son

existence : les années de sa jeunesse, années de formation intellectuelle et spirituelle qui se

terminent par son baptême et le choix de la vie consacrée, son séjour ô combien célèbre – mais

également très bref – passé au désert, les années romaines passées au service du pape Damase et

enfin son installation définitive à Bethléem. Latin pour les Orientaux, oriental pour les Latins,

saint Jérôme (347-419) est l’homme des contrastes. Fils d’une famille aisée de Dalmatie, il choisit

la pauvreté de la vie monastique, probablement influencé par les vies exemplaires des Pères du

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désert égyptien, formé à la rhétorique classique, grand connaisseur des auteurs profanes, il

n’aura de cesse de mettre ce savoir au service des lettres chrétiennes, grand admirateur

d’Origène, dont l’influence transparaît dans toute son œuvre, il adopte cependant une position

très hostile au grand Maître d’Alexandrie lors de la querelle origéniste. Enfin, latinus vir familier

des grands auteurs de la littérature classique, il a pris le chemin de l’Orient pour transmettre à

l’Occident les trésors de l’hebraica veritas. De ces positions contrastées est née une œuvre

profondément originale, dont la valeur littéraire, scripturaire et historique a été saluée

unanimement au fil des siècles. La Biblia Vulgata mais aussi son abondante correspondance

comptent ainsi parmi les travaux qui ont le plus durablement marqué la culture occidentale. De

nombreux biographes se sont penchés sur la vie et l’œuvre du Moine de Bethléem, révélant les

moindres épisodes d’une existence tout entière occupée à scruter les Écritures, parmi eux on

pourra citer l’ouvrage très complet de Ferdinand CAVALLERA, Saint Jérôme, sa vie et son œuvre,

Louvain-Paris, Spicilegium sacrum Lovaniense/Honoré Champion, 1922. Le Colloque de Chantilly

organisé en 1988 a par ailleurs permis de dresser un état de la recherche assez complet

concernant la vie et l’œuvre du saint de Bethléem : Yves-Marie DUVAL (ed.), Jérôme entre l’Occident

et l’Orient, XVIe centenaire du départ de saint Jérôme de Rome et son installation à Bethléem, Actes du

Colloque de Chantilly (Sept. 1986), Paris, Études augustiniennes, 1988.

3. José DE SIGÜENZA, Segunda parte de la Historia de la Orden de San Gerónimo, dirigida al Rey nuestro

Señor don Philippe III, Madrid, En la Imprenta Real, 1600 (ouvrage publié dans la Historia de la Orden

de San Jerónimo, t. I, Madrid, Bailly-Baillière e Hijos, NBAE, t. VIII, 1907) ; Tercera parte de la

Historia de la Orden de San Gerónimo, Doctor de la Iglesia. Dirigida al Rey nuestro Señor Don

Philippe III, Madrid, En la Imprenta Real, 1605 (publié dans la Historia de la Orden de San Jerónimo, t.

II, Madrid, Bailly-Baillière e Hijos, NBAE, t. XII, 1909). On pourra consulter l’édition plus récente

de Francisco Javier CAMPOS : José de Sigüenza, Historia de la Orden de San Jerónimo, estudio preliminar,

Francisco J. Campos y Fernández de Sevilla, [Valladolid], Consejería de Educación y Cultura, 2000.

4. Selon Fernando Chueca Goitia, le régalisme de Philippe II se serait reporté sur l’O.S.H. à défaut

de pouvoir compter sur une Église nationale entièrement dévouée aux intérêts de la monarchie

espagnole, voir Fernando CHUECA GOTILLA, Casas reales en monasterios y conventos españoles,

Discurso leído el 13 de noviembre de 1966 en el acto de su recepción pública ; Madrid, Real

Academia de la Historia, 1966. Cependant, les Hiéronymites ont parfois vivement réagi aux

tentatives d’ingérence du Roi dans les affaires internes de l’Ordre, en particulier concernant

l’élection du prieur de l’Escurial. Voir Gabriel SABAU BERGAMÍN, « Relaciones de Felipe II con la

Orden de San Jerónimo », in Studia Hieronymiana, Madrid, Ribadeneyra, 1973, vol. II, p. 311-346 ;

Gregorio SÁNCHEZ MECO, El Escorial y la Orden Jerónima, Análisis económico-social de una Comunidad

religiosa, Madrid, Ed. Patrimonio Nacional, 1985 ; Miguel MODINO DE LUCAS, Los priores de la

construcción del monasterio de El Escorial, Documentos para la historia escurialense IX, Madrid,

Editorial Patrimonio Nacional (Coll. « Investigación »), 1985.

5. Les circonstances de la fondation de l’Escurial sont connues de tous. Après la victoire de Saint-

Quentin, en 1557, Philippe II réalise la promesse, formulée au plus dur de la bataille, d’édifier un

monastère dédié au saint calendaire dont la fête coïncide avec le jour de la victoire espagnole :

saint Laurent donnera ainsi son nom au futur édifice. Les études concernant la fondation de

l’Escurial sont trop nombreuses pour être toutes citées ici. Nous retiendrons cependant quelques

ouvrages incontournables pour comprendre la signification du projet philippin : Annie

FREMAUX-CROUZET, « Sobre la significación tridentina del Monasterio de San Lorenzo de El

Escorial », in Hommage à André Joucla Ruau, Paris, Les Belles Lettres, 1975, p. 117-136 ; Cornelia

VON DER OSTEN SACKEN, El Escorial, Estudio iconológico, Bilbao, Xarait, 1984 ; Real Monasterio de El

Escorial. IV centenario de la terminación del Monasterio de San Lorenzo (13 de septiembre de 1584),

Escurial, Ediciones Escurialenses, 1984.

6. Selon le projet conçu par Arias Montano, ce sont les rois de l'Ancien Testament qui ornent la

façade de la Basilique, à savoir David, Salomon, Ezéchias, Josias, Josaphat et Manassé. Ils ont pour

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rôle de nous introduire dans l’édifice. Tous les rois portent un sceptre et une couronne, puis leurs

attributs propres : la harpe (symbole de la iturgie) et l’épée pour David, le livre pour Salomon, le

bélier (signe de la Pâque et des sacrifices), la naveta (navette où l'on met l'encens) pour Ezéchias,

un volume (signe du respect de la loi de Dieu) pour Josias, la hache pour couper du bois (symbole

de la destruction des bois des idolâtres) pour Josaphat, le compas et la règle, une grosse chaîne et

ses vêtements de captif pour Manassé délivré et ramené de captivité par le Dieu d’Israël. Tous ces

symboles sont bien évidemment autant de métaphores du pouvoir, spirituel et temporel. Pour

une description de la façade, voir José DE SIGÜENZA, Historia de la orden de San Jerónimo, De las

partes del edificio del monasterio, Francisco J. Campos y Fernández de Sevilla, [Valladolid],

Consejería de Educación y Cultura, 2000, Libro IV, Disc. II. L’étroit système de correspondance

entre symbolisme architectural et Écritures saintes orchestré par le génie d’Arias Montano

apparaît dans l’Apparatus de la Biblia regia publiée à Anvers entre 1569 et 1573 : Exemplar, sive de

sacris fabriciis liber : De Arcae fabrica et forma, De Templi fabrica réédité en 1593 sous le tire Antiquitatum

Judaicarum libri IX. In quibus praeter Judaeae, Hierosolymorum ac Templi Salomonis accuratam

delineationem praecipui Sacri ac profani gentis ritus describuntur. Pour une approche des termes

exacts de la polémique de Montano avec les jésuites Del Prado et Villalpando au sujet des

véritables sources scripturaires de la description du Temple (vision d’Ézéchiel ou Livre des Rois

et Chroniques) : Antonio MARTINEZ RIPOLL, « Pablo de Céspedes y la polémica Arias Montano –

Del Prado y Villalpando », Real Monasterio – palacio de El Escorial. Estudios inéditos en conmemoración

del IV centenario de la terminación de las obras, Madrid, CSIC, Instituto « Diego Velásquez », 1987,

p. 135-156.

7. On notera toutefois que si le choix de Saint Laurent est très contextualisé, le protomartyr est

une figure centrale du programme d’exaltation de la foi catholique par l’image. C’est d’ailleurs

saint Laurent qui accueille le visiteur à l’entrée du palais-monastère.

8. José DE SIGÜENZA, La vida de San Jerónimo, Doctor de la santa Iglesia, Madrid, Tomás Iunti, 1595,

Livre I, Disc. I, De la patria y nombre de san Jerónimo, p. 21-22.

9. Pour une approche détaillée de toutes ces notions qui définissent les Lettres sacrées, je renvoie

au chapitre V « Les Lettres sacrées » de l’ouvrage de Dom Jean LECLERCQ, L’amour des Lettres et le

désir de Dieu, 3e éd. corrigée, Paris, Cerf, 1990, p. 70-86.

10. Memorial de los PPs Jesuitas presentado al Sor. Don Felipe Segundo por mano del Obispo de

Jaen Don Francisco Sarmiento, en el que pretenden se les entregue el insigne Monasterio del

Escorial que destinaba S. M. para Monges de la Orden de San Jerónimo, Bibl. Esc. Ms. Z-IV-23, ff.

287-291v. Le manuscrit a été recopié par le Père Fr. Juan de Soto puis publié par J. Zarco CUEVAS :

Los Jerónimos de San Lorenzo el Real de El Escorial, Escurial, Imprenta del Real Monasterio, 1930,

p. 166-170. Il existe d’autres versions manuscrites de ce document à la Bibliothèque nationale de

Madrid (BNM : Ms. 2341, fol. 24 sq.) et au Musée Britannique (Ms. Eg. 337, n° 11. Il s’agirait, selon

Zarco Cuevas, d’une copie plus ancienne que les versions de l’Escurial et de la BNM, portant le

titre suivant : Papel que intentó dar al Rey nuestro Señor Don Phelipe Segundo la Religión de la Compañía

de Jesús por medio de Don Francisco de Mendoza, Obispo de Jaen, y no quiso darle, antes trató de

suprimirle).

11. Autrement dit, il serait nuisible de trop développer un domaine qui ne relève pas de la

vocation de l’Ordre. De même, les quelques talents qui se trouveraient parmi les moines ne

seraient d’aucun profit à un ordre qui n’est pas fait pour les accueillir : « El que tiene vocación y

habilidad para las letras no se meta fraile jerónimo, ni benito ni bernardo, y si lo hace, aunque

tenga habilidad, le faltaría el entendimiento, pues pone medio que impide el fin que pretende

conseguir. Y así es cosa evidente que es desbaratar la Orden de S. Jerónimo poniendo estudios de

propósito, porque no saldrán con las letras ni conservarían su quietud y reposo », Zarco Cuevas,

op. cit., p. 168-169.

12. Non sans audace, fray José de Sigüenza pousse l’hyperbole jusqu’à comparer son ordre à celui

des Déchaux. La parenthèse « aunque parece otra cosa por defuera » est cependant une juste

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précaution prise par l’auteur qui ne pouvait ignorer combien l’observance hiéronymite s’était

attiédie du fait des nombreuses richesses dont les Rois et l’aristocratie avaient gratifié les

monastères.

13. Les archives de Simancas rapportent deux documents où il est question d’acheminer, à la

demande de Philippe II, des reliques de saint Jérôme dans le Monastère de l’Escurial. Le premier

concerne l’authentification de la relique de saint Jérôme : Carta del obispo de Bérgamo, Federico

Cornelio, en certificación de la reliquia de san Jerónimo, extraída de la iglesia de San Leonardo de su ciudad,

en presencia de San Carlos Borromeo, arzobispo de Milán, en la que expresa su admiración por la piedad de

Felipe II (Bérgamo, 1-X-1575) (source citée par Juan Manuel DEL ESTAL, « Inventario del archivo

hagiográfico de El Escorial », Ciudad de Dios, CCXI, 3, 1998, p. 1145-1220, p. 1145, n° 75). Une lettre

de Philippe II, datée du 2 janvier 1586 et destinée au Comte d’Olivares évoque également une

relique de saint Jérôme : Carta de Felipe II al conde de Olivares en solicitud de una reliquia de San

Jerónimo para depositarla en El Escorial con ocasión del traslado que se hace del cuerpo del Santo,

Simancas, Estado, leg. 945. fol. 278. Cf. Armando REPRESA, « Archivo general de Simancas. Indice

de documentación sobre la Orden Jerónima (1336-1809) », Studia Hieronymiana, Madrid, 1973, vol.

II, p. 517-663, p. 582. Dans une lettre datée du 26 novembre 1601, le successeur de José de

Sigüenza à la garde des reliques de l’Escurial, Martín de Villanueva, qui assuma cette

responsabilité entre 1594 et 1605 atteste en effet la présence d’une tête de saint Jérôme dans le

Monastère : Carta del padre fr. Martín de Villanueva, al padre fr. José de Sigüenza, escrita desde

Valladolid, en que hace breve relación de las más principales y mayor cantidad de reliquias que hay en este

Monasterio de San Lorenzo el Real. Le contenu de ce document, extrait de l’Archivo Hagiográfico de

l’Escurial, a été publié par José RODRÍGUEZ DÍEZ, « Fr. Joseph de Sigüenza y Fr. Martín de

Villanueva, reliquieros del Real Monasterio del Escorial (Dos documentos autógrafos inéditos) »,

La Ciudad de Dios, CCXIX, n° 1, (Enero-Abril 2006), p. 185-220.

14. Acta sanctorum, t. VIII, Septembris, Anvers, 1762, § LXXII, Reliquiae Sancti in pluribus

civitatibus Italiae, Galliae, Germaniae, Belgii, & aliis provinciis, p. 653.

15. Les Acta sanctorum résument brièvement le contenu du Lipsanologio escurialense, lui-même

inspiré du témoignage de la mère prieure du monastère augustin dit « de las Blancas Señoras » :

« Dans ce fol. 83, on lit en espagnol ce que je [Pinius] rends ici en latin [dans le texte original] : La

tête intacte du bienheureux Jérôme, couverte d’un fin tissu de soie dorée et parée d’autres

ornements que je passe sous silence. Se trouve là également une inscription tracée en lettres d’or

sur un parchemin. Pinius a transcrit aussi une attestation intacte par laquelle la Mère supérieure

et les moniales du monastère de la Bienheureuse Marie-Madeleine, appelé communément

monastère des Dames Blanches, de l’Ordre de Saint Augustin, affirment que, d’un accord unanime

et d’une volonté délibérée, elles ont offert en marque de respect pour le Christ au père F. Baltasar

Delgado, envoyé de Philippe II, très invincible et très puissant roi Catholique des Espagnes et des

Indes, etc. (avec la bienveillance de l’évêque de leur ordre) deux têtes sacrées renommées être de

façon évidente celles de Saint Jérôme et de Sainte Marguerite ; en outre onze têtes provenant de

l’Ordre de Sainte Ursule, dont les noms sont inconnus », Ibid., § LXXII, p. 653 (notre traduction).

16. Ibid.

17. Ibid. Les lettres conservées aux archives de Simancas, celle de fray Martín de Villanueva et le

témoignage des Bollandistes semblent concorder mais malheureusement nous n’avons vu aucune

de ces reliques dans l’actuel monastère de l’Escurial.

18. El martirio de San Lorenzo qui occupe le centre du grand retable de la Basilique est l’œuvre du

peintre Tibaldi. Préalablement quatre versions réalisées par Le Titien, Lucas Cambiaso, Zuccaro

et Tibaldi avaient été proposées au Monarque. Cf. Annie CLOULAS-BROUSSEAU, « Les peintures

du grand retable au monastère de l’Escurial », Mélanges de la Casa de Velázquez, 4 (1968), p. 173-202.

19. Isabel MATEO GÓMEZ, Amelia LÓPEZ-YARTO ELIZALDE, José María PRADOS GARCÍA (eds.), El

arte de la orden jerónima, introd. de fray Ignacio de Madrid, Bilbao, Iberdrola, 1999, p. 202. Les

moines hiéronymites suivent avec attention l’enseignement de leur Patron qu’ils entourent en

L’Âge d’or, 2 | 2009

19

tournant le dos au spectateur. Seul l’un d’entre eux se retourne pour jeter un furtif coup d’œil au

lion endormi sur les marches de l’estrade.

20. J. ZARCO CUEVAS, Pintores españoles en San Lorenzo el Real de El Escorial (1566-1613), Madrid,

Instituto de Valencia de Don Juan, 1931, p. 108. L’Annonciation de Zuccaro insistait sur

l’étonnement de la Vierge au moment de l’arrivée de l’Ange, expression que Philippe II préféra

changer en une attitude de soumission.

21. Selon fray José ces retouches rendent l’œuvre finale inqualifiable : « Son de Federico Zúcaro,

aunque ya no son suyos ni de nadie, sino una agregado no sé cómo. Descontentóle al Rey el uno y

el otro, y mandó que los remendase un Juan Gómez, pintor español, y al fin están mejor que

antes », La fundación del monasterio del Escorial [1605], Madrid, Aguilar, 1963, p. 265. Les dessins de

Federico Zuccaro présentent un intérêt particulier, non seulement parce qu’ils montrent son

évolution artistique mais aussi parce qu’ils révèlent la forme originale des peintures achevées par

l’artiste avant d’avoir été modifiées après son départ en décembre 1588. L’on peut connaître

ainsi, grâce à un dessin conservé à la Bibliothèque Nationale de Madrid, le projet initial du

peintre italien. Cette esquisse combine les deux représentations les plus fréquentes de Saint

Jérôme, à la fois pénitent et érudit. Un putto soutient le livre sur lequel il est en train d’écrire et

un ange lui tient son encrier, tandis qu’il se tourne vers un autre ange qui lui montre un crucifix

de grande taille. Le panneau intérieur de l’autel-reliquaire suit assez fidèlement le projet initial,

respectant la posture du saint et celle de l’ange qui porte l’encrier. En revanche la tête de saint

Jérôme a été retouchée par Gómez, sans doute pour qu’elle puisse correspondre avec celle des

panneaux extérieurs. Federico ZUCCARO, San Jerónimo en penitencia, Plume à l’encre marron,

gouache gris et blanc de céruse sur papier verdâtre, 383 x 266 mm, Bibliothèque Nationale de

Madrid, Inv : 7650. Cette étude pour l’autel-reliquaire de Saint Jérôme a les mêmes dimensions

que le dessin de l’Annonciation qui appartient à la même collection. Un autre dessin nous permet

de connaître la version définitive retenue par Zuccaro : San Jerónimo en penitencia, s.d, Plume à

l’encre marron et gouache gris foncé, carnations blanches sur papier bleu vert, 392 x 261 mm,

Musée National de Suède, Stockolm, Inv : 450/1863. Il s’agit de la conception définitive des

panneaux extérieurs de l’autel-reliquaire, très largement modifiés par la suite. Nous savons, en

effet, d’après les propres commentaires du peintre, qu’il avait initialement représenté les trois

vertus théologales. Cette idée novatrice fut remplacée par une ribambelle d’anges assez

conventionnelle. Sur le séjour quelque peu mouvementé du peintre italien à l’Escurial : Rosemary

MULCAHY, « Federico Zuccaro y Felipe II : los altares de las reliquias para la Basílica de San

Lorenzo de El Escorial », Reales Sitios, 94 (4°Trimestre 1987), p. 21-32.

22. « La idea de poblar el cuerpo principal de la iglesia con parejas de santos representadas en

una serie de cuadros de altar no tiene precedentes. Lo más probable es que surgiera del deseo del

Rey de hacerse representar la mayor cantidad posible de abogados o intercesores. Anticipa el

barroco en su utilización del espacio, la “mise en scène” de una producción teatral », R.

MULCAHY, « A la mayor gloria de Dios y el rey ». La decoración de la Real Basílica del Monasterio de El

Escorial, Madrid, Patrimonio Nacional, 1992, p. 126.

23. « Este efecto teatral sin duda se intensificaría por la forma en que entonces se utilizaba la

basílica. Cada altar estaba iluminado por un par de lámparas y candelabros, que harían resaltar

las figuras. En aquellas ocasiones en que todos los altares se adornaban e iluminaban y la música

de los grandes órganos llenaba la basílica, parecería que se mezclaban con las huestes celestiales,

unidos en la gran empresa de la salvación », Ibid.

24. Vida de San Jerónimo, Lib. III, Disc. VI, p. 271.

25. « Consta de mil autores que Inocencio III cerca de los años de mil y doscientos y cincuenta y

cuatro, ordenó en el concilio lugdunense que los cardenales trujesen el pileo, que es el bonete o

capelo, que llamamos en castellano sombrero de color rojo y que anduviesen en caballos de

palafrenes », ibid., p. 272.

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26. Fray José rappelle au passage combien le langage visuel des tableaux est de loin le moyen le

plus approprié pour catéchiser les non-lettrés : « Pregunto, como se pueden significar (agora que

están con hábito distinto todas las dignidades) las que había en aquellos tiempos (que sin duda

eran las mismas) a los que solamente saben leer en las pinturas, y no tienen noticia de otras

letras, sino conforme a lo que ven con sus ojos que se usa en la Iglesia ? Como sabría agora el

pueblo rudo, para quien sirve mucho la pintura, que era Papa san Pedro, san Esteban y san

Lorenzo diáconos, san Ambrosio y san Agustín obispos, sino los pintasen como los pintan ? Había

en tiempo de san Pedro tiaras, ni mitras, como con la que le pintan ? Había en tiempo de S.

Esteban almática, alba, cordones, como nos le muestran, ni aún en los tiempos de S. Lorenzo

trescientos años poco menos después ? Por eso están mal pintados, ni reprehende nadie esta

licencia ? Los herejes si reprehenderán, porque ninguna distinción de la Iglesia les agrada, ni aún

la pintura de los santos : mas los fieles ninguna razón tienen. Pues siendo el mismo oficio el que

san Jerónimo ejercitaba, que el que hoy ejercitan los cardenales, bien es que le pongan la misma

ropa, para que todos lo entiendan así, o reprehendan lo mismo en los demás hábitos y pinturas.

Es cierto que nace de ingenios ociosos y arrogantes esto de buscar que decir y que reprender ; y

porque saben dos letras de historia, y que estos hábitos e insignias son nuevas, sin más mirar

reprehenden la pintura de san Jerónimo, que ya es muy recibida », ibid., p. 273-274.

27. Cela est vrai aussi pour le pontificat : « Claro está que la silla del sumo Pontificado cobra no sé

que de respeto, y reverencian aquello los hombres, cuando ven allí un san Gregorio Magno, y otro

León primero, y otros ciento desta traza : y por el contrario se le descomiden, cuando se asienta

en ella el rendido a su ambición, a sus pasiones y apetitos torpes. Y si en esta se verifica esto, que

hará en otras inferiores. Así queda la dignidad y oficio de Cardenal con no pequeña gloria, y con

un noble respeto autorizada, por haber sido San Jerónimo Cardenal », Ibid., Lib. III, Disc. VI,

Cardenal fue san Jerónimo, p. 250.

28. L’attribution à Jérôme de la distribution hebdomadaire du Psautier qui remonte à la tradition

médiévale n’a plus cours aujourd’hui. En toute rigueur, on attribue seulement à Jérôme la

révision des Évangiles latins, réalisée à Rome à l’initiative du Pape Damase, la révision, d’après le

grec des Septante, du psautier des « veilles latines » nommée « Psautier romain » figurant dans la

Vulgate. Lors de sa deuxième révision du psautier, à partir des Septante et de la version grecque

de Théodotion, il accompagne sa collation de la méthode dite des cola et commata qui aident à une

bonne lecture des psaumes grâce à un système de signes critiques (obèles et astérisques) placés

entre les mots et phrases. Cette deuxième révision prend le nom de Psalterium gallicanum parce

que c’est en Gaule qu’elle aurait été le plus diffusée. Enfin, il réalise une dernière traduction du

Psautier, cette fois-ci iuxta Hebraeos, à partir de l’hébreu des Hexaples, qui fut introduite dans la

Bible Sixte Clémentine, aujourd’hui tombée en désuétude Cf. Éric PALAZZO, Histoire des livres

liturgiques : le Moyen Âge des origines au XIIIe siècle , Paris, Beauchesne (Coll. « Histoire des livres

liturgiques »), 1993, p. 146. Voir aussi, pour une approche plus complète : C. ESTIN, « Les

Psautiers de Jérôme à la lumière des traductions juives antérieures », Collectanea biblica latina,

15 (1984), p. 25-28.

29. L’ensemble du Discours II du Livre IV (Virilidad) de la Vida de San Jerónimo est consacré à l’ordo

des offices liturgiques. Dans un souci apologétique, Sigüenza défend l’ancienneté des ordines

romains en attribuant la paternité des bréviaires et missels à saint Jérôme, qui a lui-même puisé

dans des sources plus anciennes encore (liturgie grecque) : « De aquí se ve, que el Misal y

Breviario que agora tan divinamente está ordenado, discrepa en poco desta tan venerable

antigüedad, cosa de gran alegría a los píos, ver cuán una ha sido siempre la Iglesia, aún en esto

que pudiera, por ser tan ancho el campo y la licencia, tener variedad, y haber hecho mudanza.

Mal sienten, o poco entienden los que nos dicen que son muy recientes estas cosas, no han visto

los libros de autores tan antiguos, graves, doctos, eruditos, que lo reciben como cosa asentada y

digna de suma reverencia », Vida de San Jerónimo, p. 302.

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30. Ibid., Livre IV, Disc. II, p. 307-308. Sur l’intérêt porté par Sigüenza à la musique comme art

libéral et comme expression de la perfection à travers la liturgie, je renvoie à l’article très

complet de José SIERRA PÉREZ, « Música especulativa y música práctica en el P. José de Sigüenza

(Apuntes para la Historia de la Música en el Monasterio de San Lorenzo del Escorial) », La Ciudad

de Dios, Homenaje al P. Fray José de Sigüenza en el IV Centenario de su muerte († 1606), CCXIX, n° 1,

(Enero-Abril 2006), p. 251-291.

31. Ibid., Lib. IV. Disc. II, p. 313.

32. « También aquí, como en el altar de San Lorenzo, la arquitectura pintada parece continuar en

el cuadro la arquitectura construida de la iglesia : aquí está provista de estanterías y libros como

aludiendo a la erudición del santo. El hecho de que la arquitectura de El Escorial entre en el

cuadro y esté caracterizada aquí como lugar de erudición, como una especie de “refugio de San

Jerónimo” puede significar una alusión al conjunto de El Escorial como lugar de erudición ; y éste

es precisamente uno de los contenidos esenciales de la fundación y una de las causas de la

elección de la orden de los Jerónimos », Cornelia VON DER OSTEN SACKEN, El Escorial. Estudio

iconológico, Madrid, 1984.

33. Concernant l’élaboration de la bibliothèque royale, qui s’est enrichie des fonds privés de

Philippe II ainsi que des volumineux apports des bibliothèques privées saisies ou gracieusement

offertes au Monarque, les travaux de Guillermo ANTOLIN PAJARES ont fait date : La Real Biblioteca

del Escorial, Discours prononcé au moment de sa réception publique à la Real Academia de la

Historia, El Escorial, Imprenta del Real Monasterio, 1921.

34. « Como dice la sabiduría divina : “Mi casa es casa de oración”, por lo cual no deja de ser algún

inconveniente haber en los monasterios de nuestra Orden estudios ». Le texte du 28 février 1565

adressé par le prieur fray Jerónimo de Alabiano au monarque espagnol est bien connu. Parmi les

raisons invoquées par le prieur, figure en premier lieu la crainte de voir l’étude l’emporter sur

l’esprit de prière mais surtout l’idée qu’il est difficile de produire de bons fruits dans un lieu

d’étude trop isolé des grandes universités. Le hiéronymite va jusqu’à proposer au roi de créer un

Collège portant le nom de Saint Laurent à Alcalá. Voir Gabriel SABAU BERGAMÍN, « Relaciones de

Felipe II con la Orden de San Jerónimo », art. cit., p. 325-331 et Documentos para la Historia del Real

Monasterio del Escorial, V, Madrid, Imp. Saez, 1962, p. 148-150.

35. Constituciones del Colegio y Seminario de San Lorenzo el Real firmadas de la Majestad del Rey

Don Felipe II Nuestro Señor, a 8 de marzo de 1579 (AGS, Patronato Real, Leg. 24, fol. 46), in

Documentos para la Historia del Real Monasterio del Escorial, V, éd. et prologue de Miguel de

Modino (O.S.A), Madrid, Imp. Saez, 1962, p. 152-153.

36. TORMÓ Y MONZÓ, op. cit., p. 42.

37. Nous possédons sur ce point le témoignage du hiéronymite Francisco de los Santos : « Hijo ya

de aquella Real Casa, perseveró mucho tiempo en la cátedra de Escritura, con particularísimo don

de enseñar, y con crecida estimación y aprovechamiento de los oyentes », Quarta parte de la

Historia de la Orden de San Jerónimo, Madrid, 1680, p. 700-701.

38. Ben REKERS, Arias Montano, version espagnole et épilogue de Angel Alcalá, Madrid, Taurus,

1973, p. 149.

39. Guillermo ANTOLÍN PAJARES, Catálogo de los códices latinos de la Real Biblioteca del Escorial,

Madrid, Imprenta Helénica, 1910. Rassemblant l’un des fonds manuscrits les plus riches du XVIe

siècle, la Bibliothèque s’enrichit également de cartes topographiques, ainsi que de nombreux

objets scientifiques. La double fonction de la bibliothèque comme lieu de conservation d’un

trésor inestimable et lieu d’étude, musée et studiolo montre bien l’envergure du projet qui avait

pour mission initiale de rivaliser avec la Vaticane. Venant ainsi alimenter la légende noire, fray

Luis de León avait accusé Philippe II d’avoir « enterré les livres » dans sa Bibliothèque royale :

« allí en San Lorenzo, aunque sea grandeza de librería real, serán aquellos libros tesoro escondido

debajo de tierra » (« Cartas de Antonio Pérez », in Epistolario español, Madrid, 1856, t. I, p. 502).

Fernando Bouza montre, à l’inverse, comment cet incroyable trésor aux prétentions universelles,

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a permis l’impression et la diffusion de manuscrits très anciens : Fernando BOUZA, Imagen y

propaganda : capítulos de historia cultural del reinado de Felipe II, Chap. VII « La Biblioteca de El

Escorial y el orden de los saberes en el siglo XVI o la fama de Felipe II y la “claridad” de sus

libros », p. 168-185.

40. Carmen GARCÍA-FRÍAS CHECA, La pintura mural y de caballete en la Biblioteca del Real Monasterio

de El Escorial, Madrid, Editorial Patrimonio Nacional, 1991. Agustín BUSTAMANTE GARCÍA, « Las

teorías artísticas en la Real Biblioteca de El Escorial », Real Monasterio-Palacio de El Escorial, Madrid,

1988, p. 128-134.

41. F. BOUZA, « La biblioteca de El Escorial y el orden de los saberes en el siglo XVI », El Escorial.

Arte, poder y cultura en la Corte de Felipe II, Madrid, 1988, p. 81-99.

42. Dans le Livre du Deutéronome (Deut. 21, 10-13) Yahvé demande de « raser la tête et de couper

les ongles » aux femmes des peuples ennemis d’Israël. À cette condition seulement elle pourra

être prise comme épouse par un Israélite. Dans le commentaire que donne Jérôme de ce passage

du Livre du Deutéronome dans la Lettre 70 à l’orateur romain Magnus, la Belle Captive

« dépouillée de ses ongles et de ses cheveux » représente la science profane purifiée de tout ce

qui la souillait avant sa conversion à la science sacrée : l’idolâtrie, la volupté, les erreurs et les

passions. En dépouillant la Belle captive de ses ongles et de ses cheveux, symboles de la gentilité,

Jérôme « démine » la littérature païenne – selon une expression de Michel Banniard – sans pour

autant lui ôter ses charmes. De fait, il restera profondément marqué par l’éloquence des anciens

et plus particulièrement par Cicéron. Voir Michel BANNIARD, Genèse culturelle de l’Europe (VIII e

siècle), Paris, Seuil, 1989, p. 53.

43. Historia de la Orden de San Jerónimo, op. cit., II, Lib. IV.

44. Lucas DE ALAEJOS, Del reino de Cristo, Ms. Esc. C-III-7, vol. I, Livre XV, p. 966-969 [date de

rédaction figurant sur le manuscrit : 1625].

45. Lucas de Alaejos rappelle combien la Bibliothèque suscita de convoitises : « Con todo eso la

fama de la librería que su majestad trataba juntar en el Escorial, dio a muchos ocasión de querer

echar la hoz en mies ajena. Uno con celo del bien público (encubridor de muchos ánimos

ambiciosos) otros con pretexto de aumentar mas la cristiandad en España (capa de grandes

hipocresías) otros movidos con la vana ostentación de las letras (señal de poca caridad y de

mucha hinchazón con la ciencia) otros por curiosidad, otros por avaricia, otros por envidia y aun

algunos por su interés y ganancia. Tenemos aquí no pocos testimonios firmados de propias

manos en memoriales, cartas, arbitrios, consejos, instituciones escritas al mismo Rey con grande

prolijidad acerca del orden que se había de tener en ordenar y adornar y situar la librería : unos

la piden dentro del Escorial, apartada del monasterio, otros que se fundara en alguna de las

universidades, otros que se diera a otra Religión, otros la pretendían para si mismos », Ibid.,

p. 968-969. Sur la gestion de la Bibliothèque par Arias Montano et les Hiéronymites, voir

Guillermo ANTOLÍN PAJARES, « Arias Montano, bibliotecario de El Escorial », Ciudad de Dios, 1921 ;

Selina BLASCO CASTIÑEYRA, « Los jerónimos y los orígenes de la biblioteca del Escorial », in El

libro antigua español : el libro en Palacio y otros estudios bibliográficos, Escurial, 1993, t. III, p. 13-27.

46. Luis VILLALBA Y MUÑOZ, « El P. Fr. José de Sigüenza. Estudio crítico de su vida literaria y

escritos particularmente de La Historia del Rey de los Reyes », in José DE SIGÜENZA, Historia del

Rey de reyes y Señor de los señores, Madrid, « La Ciudad de Dios », 1916, t. I, p. XXIX ; J. ZARCO

CUEVAS, « El proceso inquisitorial del P. Fr. José de Sigüenza », Religión y cultura, 1 (1928) ;

Américo CASTRO, « Erasmo en tiempo de Cervantes », Revista de Filología Española, 18 (1931) ; M.

BATAILLON, Érasme et l’Espagne. Recherches sur l’histoire spirituelle du XVIe siècle [1937], Genève,

Droz, 1998, p. 781-793 ; Gregorio DE ANDRÉS, Proceso inquisitorial del Padre Sigüenza, op. cit.,

p. 14-15. Retraçant tout l’historique du procès de Sigüenza, Gregorio de Andrés en conclut qu’il

s’agit au bout du compte du procès d’Arias Montano ; en effet, compte tenu de la protection dont

jouissait ce dernier auprès du roi, il était plus facile de l’attaquer à travers son disciple

hiéronymite.

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47. « Los años que Arias Montano pasó en la biblioteca de El Escorial fueron los más heterodoxos

de su vida, pues fue durante ese período cuando copió las Sendbrieffe de Hiël (1583-1590). A juzgar

por los escritos posteriores de sus discípulos, es probable que también ellos estudiaran los

comentarios del profeta del Norte. (...) Para el joven fray José de Sigüenza, la doctrina

espiritualista significó un cambio radical en su vida. Años más tarde no tuvo inconveniente en

confesar abiertamente su nueva ideología e impartirla a sus seguidores, ya en el siglo XVII. De

este modo, Hiël llegó a representar una espiritualidad influyente en España muchos años después

de la muerte de Arias Montano », Ben Rekers, op. cit., p. 151.

48. Ce rejet des cérémonies extérieures est partagé par Lucas de Alaejos et Sigüenza mais il s’agit

là, selon José María Ozaeta d’une critique récurrente dans toute l’histoire du christianisme. Ne

trouve-t-on pas, d’ailleurs, les mêmes attaques sous la plume de Jérôme ? Si l’on considère, en

effet, que le rejet du pharisaïsme et des cérémonies extérieures, la valorisation du christianisme

intérieur, la pratique de la lecture individuelle de la Bible et le rejet de l’autorité pontificale sont

des traits constitutifs de la secte familiste, il faut bien convenir que l’œuvre écrite de Sigüenza et

d’Alaejos ne réunit pas tous ces critères : en particulier en ce qui concerne la reconnaissance de

l’autorité du Pape qui est indéfectible chez l’un comme chez l’autre. En revanche, il est vrai que la

Historia del Rey de los reyes de Sigüenza, exclusivement fondée sur l’exégèse biblique, se refuse à

citer les Pères et critique en plusieurs endroits la théologie scolastique. Toute l’œuvre biblico-

théologique de fray Lucas de Alaejos répond, à l’inverse, à une double affiliation à la doctrine de

Montano et des Pères. Un passage du Reino de Cristo explicite cette double obédience : « Yo seguiré

mis acostumbrados maestros, que escogí entre todos los escritores sagrados, por autorizar con

sus nombres estos pobres trabajuelos, S. Agustín, S. Jerónimo y S. Crisóstomo de los antiguos

Padres […] ; de los modernos a Montano Arias Benedicto. Perdónese al afecto de discípulo que,

según mi opinión, éstos son los cuatro, de cuya doctrina saco de mejor gana, por sentir que ni en

estos tiempos ni en aquellos ninguno ha tratado los dogmas de la fe como el primero ; ni con

tanta diligencia, gravedad y verdad como los tres las cosas de la Escritura. Aseguramos todos los

caminos, dándonos el glorioso Doctor de Aquino la mano para salir de algunos barrancos y

atolladores. Y en todo caso, sujetando cuanta dijéremos a la censura de la Santa Iglesia, cuyo es

juzgar y discernir todas las verdades », Del Reyno de Cristo, t. I, Livre XIII, chap. 2, p. 752. Cité par

José María DE OZAETA, « Fray Lucas de Alaejos, discípulo de Arias Montano », La Ciudad de Dios,

202 (1989), p 553-571, p. 563. L’on notera au passage l’importance d’Augustin et de Thomas

d’Aquin concernant la théologie. Pour une approche complète de ces questions on pourra

consulter les articles de José María DE OZAETA : « Fray Lucas de Alaejos ¿ miembro de la Familia

del Amor ? », La Ciudad de Dios, 195 (1982), p. 2-40 ; id., « Arias Montano, maestro de fray José de

Sigüenza », La Ciudad de Dios, 203 (1990), p. 535-582.

49. Pour une approche globale du mécénat de Philippe II, deux auteurs incontournables :

Jonathan BROWN, « Felipe II, coleccionista de pintura y escultura », in Las Colecciones del Rey.

Pintura y Escultura, Madrid, Patrimonio Nacional, 1986, p. 19-29 ; Fernando CHECA CREMADES,

Felipe II : Mecenas de las artes, Madrid, Nerea, 1992.

50. Jacopo DA PONTE BASSANO (Œuvre de l'atelier de Bassano), ‑, s.d, Huile sur toile, 85 x 65 cm,

Monastère de l’Escurial, Claustro principal alto.

51. L’œuvre de ce peintre allemand ou flamand appelé Joachim a exceptionnellement emporté le

suffrage de Sigüenza : « Otra pintura de nuestro Doctor San Jerónimo sacando la espina del pie al

león ; pusole en un desierto, y entre unos peñascos pelados, singularmente tomados al parecer

del natural, que si hubieran los alemanes puesto tanto cuidado en saber el arte como en estos

coloridos y labrado de menudencias, hubieran competido con los italianos, de quien están

siempre tan lejos ». La fundación del monasterio del Escorial [1605], Madrid, Aguilar, 1963, p. 251.

52. Ibid. FERNÁNDEZ DE NAVARRETE dit « el Mudo », San Jerónimo, 1564, Huile sur toile, 350 x 210

cm., Salle capitulaire droite, Monastère de L’Escurial. Cf. Joaquín YARZA LUACES, « Navarrete El

Mudo, ¿Pintor de El Escorial ? », Fragmentos, 4-5, 1985, p. 323-334 ; Antonio SÁENZ, Pintura

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española del último tercio del siglo XVI en Madrid. Juan Fernández de Navarrete, Luis de Carvajal y Diego

de Urbina, Thèse doctorale (3 vol. ), Universidad Complutense de Madrid, 1987 et R. MULCAHY,

« Juan Fernández de Navarrete « el Mudo », Pintor de Felipe II », in Catálogo de la exposición Juan

Fernández de Navarrete, Logroño, 1995, p. 143-178.

53. Voir Annie CLOULAS, « Héritage classique et apports italiens à l’Escurial, à travers l’œuvre de

fray José de Sigüenza », in Augustin REDONDO, L’humanisme dans les Lettres Espagnoles, XIX Colloque

international d’Études Humanistes, Tours 5-17 Juillet 1976, Paris, Vrin, 1979, p. 193-200, p. 200.

54. Guillermo ANTOLÍN PAJARES, « La librería de Felipe II. Libros que tenía en su habitación », La

Ciudad de Dios, 118, 1919, p. 42-43

55. Une étude sur la représentation du Monarque dans la Historia de la Orden de San Jerónimo de

fray José de Sigüenza montrerait comment, en associant Philippe II à la vie du monastère

hiéronymite, Sigüenza participe à sa sacralisation. Fray José considère en effet le Roi prudent

comme un moine observant dont l’exemple sert de « réveil » aux Hiéronymites mais aussi comme

une figure du Christ souffrant qui, au moment de son agonie, remet sa volonté entre les mains du

Père. Ce modèle christique du Bon Pasteur qui sert ici clairement l’absolutisme royal et qui

apparaît également sous la plume de Felipe DE LA TORRE (Instrucción de un Rey cristiano, Anvers,

1556) et Cipriano de la Huerga a été toutefois raillé par fray Luis DE LEON : « en el no saber

padecer tienen puesto lo principal del ser rey » (De los nombres de Cristo, « Rey de Dios »). Pour ces

questions voir Alain MILHOU, Pouvoir royal et absolutisme dans l’Espagne du XVIe siècle, Toulouse,

Presses Universitaires du Mirail (« Anejos de Criticón »), 1999, p. 96-100.

RÉSUMÉS

L’élection de l’Ordre de Saint Jérôme pour occuper le monastère de l’Escurial place de facto son

patron, saint Jérôme, au cœur d’une stratégie minutieusement orchestrée visant à faire de la

fabrique royale un véritable Temple de la Contre-Réforme doublé d’un lieu d’exaltation de la

Monarchie hispanique. En cela, le regard porté sur la vie et l’œuvre du Docteur de l’Église à

travers toute la symbolique attachée au palais-monastère mais aussi à travers son vaste

programme architectural et iconographique répond à un ensemble de normes bien précises. Ce

saint Jérôme « hispanisé » pour se conformer en tout point aux exigences de l’édifice royal

procède d’un double discours, celui du Roi prudent refusant ou acceptant les œuvres réalisées

dans le cadre de son mécénat mais aussi et surtout celui du hiéronymite fray José de Sigüenza,

célèbre historien de la construction du monastère de l’Escurial et auteur d’une Vida de San

Jerónimo (Madrid, 1595), qui pense le lien entre les différentes fonctions du palais-monastère et la

présence démultipliée du saint en ses endroits les plus symboliques.

INDEX

Mots-clés : Saint Jérôme, hiéronymites, Sigüenza (José de), palais-monastère de Saint Laurent de

l’Escurial, propagande royale, mécénat royal

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AUTEUR

PAULINE RENOUX-CARON

Université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle

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Sin “cieno ni obscenidad”: el censorde películas Francisco Ortiz Muñoz,inventor de su propio paraíso (1946)Julia Tuñón

1 En el Madrid de posguerras Francisco Ortiz Muñoz, un censor empleado como tal por el

Régimen, dicta una conferencia acerca de su oficio y como producto de ella se publicaun pequeño texto: Criterios y normas morales de censura cinematográfica. Conferencia

pronunciada en el Salón de Actos del Consejo Superior de Investigaciones Científicas el día 21 de

junio de 19461. En estos años la censura está ya suficientemente impuesta para tenercriterios establecidos, pues han pasado muchas películas bajo la mirada inquisidora dela Junta de Clasificación y Censura de Películas Cinematográficas2, lo que le da un estilopropio, aunque las normas no están explicitadas ni son claras: la primera codificaciónes de abril de 19633. En los dictámenes sobre las películas, se observa bastantearbitrariedad y el hecho de que el carácter y los criterios personales de cada censorinfluyen en las decisiones, a veces se ventilan o discuten los argumentos pero a vecessimplemente se impone alguna autoridad, el canon o la costumbre. En términosgenerales tienen tolerancia con la mala calidad de un film o la tontería de un guión,pero no con las delicadas cuestiones que atañen a la política, los conceptos sociales, elhonor o la “moralidad” sexual. Cuando no hay argumentos claros; a menudo se recurrea la adjetivación, sobre todo cuando se trata de un rechazo visceral. Doménech Fonthabla de “baluartes adjetivados” como los conceptos de raza, triunfo, victoria, misión oespíritu nacional4. Pareciera que no hay un criterio uniforme, pero sí que, como explicael censor Francisco Ortiz Muñoz, hay ideas generales que se han aplicadosistemáticamente y conforman un código tácito, lo que le permite dictar su conferenciacon gran seguridad.

2 Seguramente entre su audiencia circulaban incertidumbres de diverso carácter y el

texto de Ortiz Muñoz puede haber aplacado algunas suspicacias, pues en general escoherente con las ideas que propugna y da una imagen clara de los principios aceptadosen ese momento por la censura, aunque haya algunas contradicciones que marcaremos.Si acaso algunos pensaron que su Proyecto coartaba su libertad, no estaban en

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condiciones de expresarlo. Sabemos que al interior de la Junta había tensiones, que sepueden apreciar incluso en los expedientes de las películas censuradas5. Ortiz parecerepresentar claramente una tendencia hegemónica en esos años, el llamadonacionalcatolicismo, pero no es exclusiva en la Junta, pues los militantes de Falange,por ejemplo, a pesar de estar en pleno declive, tenían sus propias opiniones respecto acuestiones sociales; en los primeros años la influencia del ejército era tambiénremarcable y la eclesiástica fue muy fuerte. Aquí nos centraremos en el proyecto deOrtiz Muñoz, aunque parezca claro que hay un pulso entre los censores, por un lado,pero también entre la Junta, el Estado y la Iglesia, con sus procesos particulares y, porotro lado, con la población en general que no podía expresarse pero tenía formasoblicuas de resistir. Es una arena de luchas múltiples que requiere de una negociaciónmuy fina al interior y con el exterior, por lo que, como decía Ortiz Muñoz:

[…] debe intervenir la prudencia política, la cual manda o aconseja, según los casos,permitir o disimular ciertos males cuya prohibición traería consigo otros mayores.Pero nunca se ha de aprobar lo malo ni condenar lo bueno, ni de modo alguno dar aentender que el error es verdad y el vicio virtud o cuando menos no es vicio6.

3 La censura fílmica en España se establece por real Orden de 1912, con la intención de

proteger a la juventud ante la influencia de un medio tan novedoso y ambiguo, cargadode “apariencias de realidad y visiones fantásticas, trágicas, terroríficas yperturbadoras”7 es decir, se trata de conjurar su efecto de realidad, una de suscaracterísticas más remarcables y atractivas que aparece ya como uno de sus mayorespeligros. Sin embargo cuando la censura adquiere un peso mayúsculo es con la victoriafranquista, y se convierte en una de las herramientas medulares del régimen, entrandocon precisión en el concepto poco citado en nuestros días de aparato ideológico delEstado8. La censura fílmica que emerge del Movimiento Nacional ostenta enfáticamenteel propósito de regular férreamente las películas que miran los españoles. Fue creadaen 1936 en la Junta de Burgos, “naciendo en los campos de batalla”9 según decir deRomán Gubern y para 1937 tiene ya un modelo de organización que durará hasta sudisolución en 1977, aunque sufra modificaciones de variada índole10, de acuerdo apresiones y tensiones tanto internas como externas y a los cambios que viven España yel mundo. Ciertamente la censura modifica con el tiempo sus prioridades, en losprimeros tiempos vigilando con lupa lo que pudiera referir a la política y después más ymás al incremento de los frecuentes y desbordados contenidos sexuales. Ciertamentetodo filme sufre desde su concepción de diferentes tipos de control, estatal, económico,ideológico, empresarial, pero en la España de posguerras el estatal tiene los mediospara lograr su objetivo de acuerdo con la Iglesia, su socia desde los primeros momentosde la guerra civil. El control político vertical del Estado, la Iglesia y el Ejército se asociany sólo paulatinamente la regulación de la vida social se comparte con otras instanciascomo el Opus Dei. La que nos ocupa es entonces una censura desde arriba, sinpaliativos, que como siempre sucede conlleva la autocensura y obliga a los creadores abuscar formas alternativas para expresarse y a las audiencias a resistir la imposición deideas por caminos diversos.

4 La conferencia es convocada por el círculo cultural Nosotros y se lleva a cabo en uno de

los salones del CSIC (Consejo Superior de Investigaciones Científicas), con la intenciónexpresa de exponer de la manera más clara y sencilla que fuera posible lo que su títuloenuncia, dejando muy claro el orador que lo hace a título personal pero también, que“hasta ahora el criterio y normas de las que voy a tratar han inspirado, en general, laactuación y resoluciones de la Comisión Nacional de Censura Cinematográfica”11. La

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obra consta de dos partes, ambas con subdivisiones. La primera es la que nos resultaaquí más rica porque da cuenta de los conceptos medulares que estructuran su mirada,en los que apoya la certidumbre de la magnificencia de su actividad. Comprende unaintroducción, seguida por varios capítulos: “Fundamentos de la doctrina”, “Inmoralidaddel cine”, “Efectos perniciosos del cine”, “Nuestro concepto del cine”, “Recursos contrala influencia nociva del cine”, “Criterios y normas de censura”, y en una segunda parteplantea un Proyecto de Código moral de la Cinematografía española que explica a partir delas normas rectoras con que han venido actuando en la Junta, su proyecto decodificación, para concluir con un contundente Epílogo. El texto cuenta además con dosapéndices, uno es el Code de [sic] Production Standards, en inglés, y otro la Carta Encíclica

de S.S. el Papa Pío XI acerca de los espectáculos cinematográficos, la conocida como Vigilanti

Cura, dirigida principalmente al clero estadounidense y dictada en Roma el 29 de juniode 1936. Ortiz explica que su proyecto adapta el Code del anexo o Código moral de la

Asociación Americana de Productores y Distribuidores de Películas, el que conocemos comoCódigo Hays, a la realidad española y de hecho los doce capítulos del texto americano seadaptan, muy de acuerdo a una lógica católica, a un decálogo que conforma supropuesta.

5 En su Proyecto, Ortiz Muñoz se apropia del Code de [sic] Production Standards, pero

argumenta mucho más en cada tema que los estadounidenses, más concisos y directos,además de modificar algunos aspectos para dar énfasis a sus propias obsesiones y pararespetar a ultranza la Encíclica Vigilanti Cura. A modo de ejemplo: si el Código Hayshabla de respetar la ley natural, Ortiz habla de la ley divina, sea positiva o natural12, encambio no habla de la libertad y la motivación de quienes deben hacer el film moral, loque sí hace el Code de [sic] Production Standards13. En las regulaciones ante los crímenesOrtiz Muñoz introduce el suicidio y el duelo, el aborto y la eutanasia, losestupefacientes, pero la ingesta de alcohol sólo si llega a la embriaguez14, cuándo Hayspone límites a la simple aparición de licores si no es necesaria para la trama15. Cuandoambos se refieren al sexo el Hays limita la representación del “adulterio”, y Ortizincluye también los “amores ilícitos”, y cuando el americano limita el tipo de besos, elespañol incluye también el exceso de los familiares o afectuosos, porque “su aceptacióncomo costumbre social ofrecería el peligro de derivar a lo prohibido”16. El Proyecto deOrtiz censura totalmente las escenas de prácticas abortivas, en el capítulo sobresexualidad, pero excluye la prohibición de relaciones sexuales entre personas dedistintas razas, que sí menciona el Hays17. También es más preciso en cuanto a laregulación de los bailes, pues si en Hollywood sólo debían fijarse en que no hubieramovimientos procaces, los españoles deben atender además que se levanten los pies delsuelo18. Notable es que el Code de [sic] Production Standards regula el respeto a cualquierreligión, ceremonia, y a cualquier ministro del culto, que nunca debe aparecer comovillano o comparsa cómico19, pero Ortiz pone límites estrictos a las blasfemias o gestos yprecisa que no deben atacarse o exponerse principios contrarios al dogma católico20.Secunda en todo al Hays, pero está claro que tan sólo respecto a su propia Iglesia.También sorprende en el capítulo de Instituciones Nacionales que rebasa el respetodebido a la bandera, los héroes nacionales o las personalidades históricas, cuandorespecto a éstas escribe que deberán tratarse con “criterio objetivo”21, dejando abiertala puerta a su personal interpretación, y además agrega que no se puede vulnerar ladisciplina, el honor o el prestigio de las instituciones armadas. En asuntos repelentessigue al Hays, pero excluye un punto, la prohibición de representar la venta de unamujer o de su honor22. Quizá considerara suficiente su inclusión en el apartado de no

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maltratar a niños, ancianos, mujeres, pero ciertamente permitió esta vez que se leescapara un punto importante, cuando por lo general la propuesta de Ortiz es muchomás amplia y detallista que la estadounidense. Para terminar la conferencia, seproyectaron trozos de cortes ordenados por la censura tomados al azar y que“merecieron la unánime repulsa del selecto auditorio”, pero Ortiz declara que ha“desechado los trozos más sucios y obscenos” por respeto a la audiencia, y ha cortadoalgunos para “no molestar vuestra sensibilidad”23. Ciertamente el azar era relativo y lavocación por el uso de la tijera marcaba su conducta.

6 Las influencias explícitas dadas por Ortiz Muñoz son pocas, pero dan cuenta de la

influencia del pensamiento eclesiástico. Menciona al Padre Antonio García D. Figar y sutexto La moralidad en quiebra (1936), respecto a su concepto de amor que se muestra enlas pantallas y a la influencia del cine en las audiencias. También menciona al Dr. TorresTorija en sus conclusiones al II Congreso Nacional de Ciencias Sociales en “Méjico” (sic),en la preocupación por la influencia que ejerce Hollywood en la mentalidad de losmexicanos; a un periodista del que no da el nombre, probablemente porque no estátotalmente de acuerdo con sus argumentos pues se permite criticar moderadamentealgunas decisiones de la Junta. Esta omisión indica el talante del censor, acostumbradoa cortar todo aquello que no lo secunda a pie juntillas. Declara la influencia evidente dela Carta Encíclica de S.S. el Papa Pío XI acerca de los espectáculos cinematográficos, Vigilanti

Cura, (1936) que expresa su preocupación por el cine hollywoodense, en particular en lanecesidad de proteger a niños y jóvenes, lo que el mismo Pontífice había abordado yaen la bula Divini Illius Magistri (1929) sobre la educación cristiana de la juventud. Lo queparecería más importante para Ortiz Muñoz es el Código Moral de la Asociación Americana

de Productores y Distribuidores de Películas que fue redactado por el Padre Daniel Lord yasumido en 1930 por los productores, encabezados en ese momento por William H.Hays por lo que se conoce con su nombre. No tuvo carácter obligatorio hasta 1934, enque intentaron así que fuera cumplido y Ortiz menciona que lo conoció recientementeen España gracias al libro de Enrique Gómez, El guión cinematográfico (1944). FranciscoOrtiz Muñoz hace notar que también utilizó una serie de notas anexas al documentoprincipal, pero que no las pudo incluir en su publicación. Declara su acuerdo entusiastacon este texto y hace notar que gracias a él observó que en España están bienorientados, de manera que en la segunda parte de su intervención, en la parte concretadel Proyecto, lo adapta, como vimos a la que él considera realidad de la culturaespañola24.

7 Como era fácil suponer que alguna de las personas de la audiencia se preguntara por su

calificación para tan complejo oficio, Francisco Ortiz Muñoz declara ser un aficionado alcine y aclara que “por oficio y por afición conozco casi toda la produccióncinematográfica nacional y la extranjera venida a España de doce años atrás”25, o seadesde el año 1934, durante el llamado Bienio negro, cuando el gobierno era de centro,pero dependía parlamentariamente de una derecha que hizo todo lo posible por darmarcha atrás a los logros alcanzados. Dice que lo motiva, en primer lugar:

[…] la aplicación de los principios de la moral católica al problema de la censuracinematográfica y también el fruto de varios años de labor, de estudio, demeditación y de consejo y asesoramiento”, pues “desde hace más de cinco añostengo la obligación por mi cargo de informar los guiones cinematográficosespañoles y ejercitar la censura de las películas nacionales y de las extranjera en suversión original primero y luego en español, lo que supone ver cada película por lomenos dos veces26.

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8 Se declara consciente del rechazo que su oficio suscita, pues “se ha criticado a los

cuatro vientos la labor penosa del organismo censor, se ha dicho que está conformadapor gente inexperta y se le acusa de cualquier corte, aún achacándole aquellos que sonparte del propio film27”. Observamos aquí que vive su rol de chivo expiatorio, esa ideamuy cristiana de que el sacrificio debe soportarse con entereza, pues es parte de lapenitencia que todo humano debe purgar. Estamos, pues, ante un profesional, queademás tiene confianza en sí mismo y considera que con esta disciplina y experienciaha adquirido un criterio “bastante acertado” porque se “enjuicia” el filme con unavisión amplia “comparativa, serena y exenta de prejuicios o intereses particulares. Laresponsabilidad de la gestión le hace a uno desposeerse de todo afecto o inclinaciónpartidista que no se encamine al bien común”28, lo que dicho al margen no se aprecia enmuchos de los expedientes que aparecen sesgados por la doctrina católica, el ideario deFalange o los gustos personales. Ortiz considera que con su Proyecto, aplicado “conbuena voluntad y con sentido común, tendríamos resuelto el problema de la censura”29.

9 Ortiz Muñoz plantea dos aspectos medulares: su supuesta neutralidad y la necesidad

incuestionable del servicio que considera brindar y que muestra con orgullo a lo largode toda su disquisición. El pájaro – dicen – no sabe de las condiciones climatológicas enlas que vuela, ni del principio biológico que se lo permite, y para precisarlo está elornitólogo. Ciertamente Ortiz Muñoz tampoco sabe, o no quiere declarar que estáinscrito en un mundo que condiciona su mirada y sus conceptos, pues está tan segurode su justicia que la duda no otea cerca de él. Ortiz se cree objetivo, cree que desvela elBien al despojarlo del “cieno y la obscenidad”, aunque más de uno podría pensar quesimplemente era un cínico y un autoritario: su fe parece ciega, sin embargo no esingenuo, y expresa la posibilidad de que a algún escucha la conferencia pudieraparecerle “un tanto o un mucho sermonaria”, por lo que aclara con certeza que paradictar su conferencia es preciso hacerlo “desde el punto de vista de la moral católica, yen este sentido ni yo sé expresarme de otra forma, ni creo que, de acuerdo con la moralcatólica, pueda tratarse de distinta manera el tema”30, con lo que tenemos que elconcepto de neutralidad de Ortiz es, ni más ni menos, el pensamiento de la Iglesia y élse observa como el portavoz de la única Verdad. Se considera a sí mismo objetivo yneutral porque no puede concebir otra moral que la católica, y por lo mismo, participarde ella no entra en su concepto de “prejuicios o intereses particulares [...] afecto oinclinación partidista que no se encamine al bien común”31. El talante es claro: sólo unade las dos Españas es la victoriosa y a la otra ni se la ve ni se la oye: se la suprime portodos los medios que sean necesarios, incluso el ninguneo.

10 Sabemos que, pese a su deseo, la sociedad española no era simple y que las tensiones

cruzaban exacerbadas por ese mundo todavía dividido entre rojos y azules, azuzadaspor el miedo, y aunque a algunos éste les obligara a callar eso no significaba elconvencimiento general. Sin embargo, Ortiz Muñoz concluye con una “explicación nopedida [o séase] una acusación manifiesta”: “Me precio de no ser ñoño, ni timorato, nimojigato”32, pero agrega que si así se califica al “hombre que procura ser íntegro,seriamente religioso, piadoso, recto” entonces quizá sí merecería esos calificativos.Declara que ha rebasado los cuarenta años, que es padre de ocho hijos y “tiene en suhaber... muchas horas de vuelo”, según leyó a sus audiencias de esa tarde33. Lasinfluencias declaradas son, de entrada, como vimos, la moral católica con el carácterincuestionable de Suma Verdad y el axioma de la necesidad de la censura, que estápresente en todos los países civilizados, “aún aquellos que pregonan y practican la más

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amplia libertad de expresión”34, pues atiende un problema “de enorme importancia yde indiscutible trascendencia social”35. Cada país lo adapta a su idiosincrasia y/o suideología, pues no puede ser visto de acuerdo a conductas extrañas o puramentenaturistas o artísticas36. Así lo vemos: montado sobre el Código Hays y la Encíclica papalde Pío XI que muestra su complacencia porque algún gobierno (no especifica cuál) hacreado comisiones de censura y ha dirigido la industria fílmica nacional a realizarpelículas adecuadas37. Ortiz establece normas que le parecen esencialmente españolas,como el bloqueo al erotismo y a la sexualidad, el peso de la religión y algunos otrosaspectos.

11 El mundo en el que se mueve Ortiz Muñoz es de certezas, pero muy amenazadas.

Ciertamente lo que parece de sentido común, lo “obvio”, es lo más difícil de discernirtanto para el observador externo o extemporáneo como para quienes participan de unsupuesto. Éste forma lo que Michel Foucault llama un “sistema de verdad”38 que pautalas creencias y el conocimiento y hay un punto ciego que sólo mediante el análisis sepuede comprender. Ortiz se da cuenta de que el cine es un producto cultural y que cadapaís tiene sus normas, pero no percibe sus propias ideas como producto de una culturacatólica que lo moldea rígidamente y por eso, “los fundamentos doctrinales en que sebasan mis apreciaciones”39 le parecen de una verdad absoluta, pues discrepar de las“verdades” dictadas por Dios y sus agentes es hacerlo no de una opinión sino de undogma divino. De entrada, entonces, no cabe con él la discusión. Ortiz Muñoz lo sabe ylo que trata de exponer son las dificultades de una práctica de “enjuiciamiento” quedebe realizar el Estado desde el momento en que el Movimiento Nacional se declarócatólico, debiendo asumir “las normas morales y dogmáticas del Catolicismo como leyfundamental de su actuación en cuanto a Estado. Remover las causas de públicacorrupción, así en el orden de las ideas como en el de las costumbres es obligación detodo Estado40”. La palabra de Dios tiene que imponerse en la tierra y un Estado católicotiene la obligación de establecerla firmemente y para eso institucionalizar la censuraque construya una mirada católica en todo aquello que tenga importancia social, debe“prohibir y eficazmente impedir [...] todo acto público de trascendencia corruptiva, yaen la región de las ideas ya en la de la moral”, y hacerlo de la misma manera y con elmismo sentido con el que un padre cuida la conducta adecuada de sus hijos41.

12 El Estado tiene entonces la obligación de imponer un código cultural para cumplir su

función paterna, pero tiene una guía: la Iglesia y el dogma. Tiene también un fin: lasantificación de las costumbres y la imposición de la doctrina evangélica. En esacruzada del Estado se deben atender tanto los bienes materiales como los espirituales,ambos necesarios “para el buen ser o digna vida de la sociedad civil”42. También Pío XIen su Encíclica habla de que el cine, la ciencia, la cultura deben dirigirse a la gloria deDios y “a la extensión del reino de Jesucristo en la tierra”, así que Ortiz no está solo enesta peculiar empresa43. Se trata de construir el territorio de Dios en la tierra, pero loshombres chapotean en el barro y la obra de la Comisión Nacional de CensuraCinematográfica, expresa retóricamente Ortiz, no ha estado exenta de los erroresinvoluntarios que tienen a menudo las obras humanas, “aunque en ella se ponga lamejor voluntad e intención”44. “Es cierto [que] en las tareas de la censura, como entodas las obras humanas, los errores han sido muchos; pero el propósito, la intención, elcriterio que propugno son nobilísimos y absolutamente ortodoxos”, ergo, cabe agregar,“verdaderos”45. He ahí el proyecto que se quiere construir y que involucra un conceptode nación para el que el Estado español realiza un proceso paralelo: al mismo tiempoque establece la censura, fomenta la industria cinematográfica como un instrumento de

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control político e ideológico. En España, la Ley sobre Ordenación y Defensa de laIndustria Nacional regula una actividad que se considera importante y que desde 1941cuenta con subvenciones dadas ex profeso al Sindicato Nacional del Espectáculo,afiliado a la Falange, para su desarrollo, entre otras medidas a favor de la industria quefueron muy importantes. Tanto la censura como el fomento fílmico sirven al proyectode una nación particular, una que imaginan como sucursal del paraíso en la tierra.

13 La censura regula el contenido de las películas desde el primer momento, aprobando o

no el guión, y pauta su factura, distribución, exhibición y consumo, la publicidad dediferentes órdenes, sea impresa o fílmica (el trailer), los stills que adelantan como foto-fija desde los vestíbulos de los cines lo que se verá en pantalla, las revistas y todocuánto se relacione al cine. La llamada doble censura, primero sobre el guión y despuéssobre el filme terminado, da cuenta de la conciencia de los censores acerca de lasmúltiples maneras en que en un filme se traslapan contenidos y ellos quieren tenerloscontrolados todos, pues podrían atentar contra su cruzada. El cine extranjero se escapade la censura al guión y las películas foráneas de habla castellana del permiso dedoblaje, que también está sujeto a censura. La Junta puede manipular la cinta cortandoescenas o secuencias, cambiando los diálogos y una vez “enjuiciada” puede declararlaautorizada, tolerada, recomendada o de plano prohibida, y con estos recursos creenegociar entre las necesidades del público de distraerse y las de la censura deprotegerlo de las amenazas que se ciernen sobre él.

14 La Iglesia tiene un papel medular en la Junta, mediante un delegado eclesiástico para

los temas morales, con poder de veto. Más tarde contó además con una instancia propiaque clasificaba los filmes: la Comisión Episcopal Española de Cine, Radio y Televisión,que en 1960 publica una Guía de películas estrenadas46, que abarca los años 1954-1959 peroincluye filmes anteriores que se seguían exhibiendo. Hace énfasis en los valorescatólicos y los enfrenta con las exigencias comerciales muy fuertes en el medio yexplícitas en el cine de Hollywood, con su exigencia de dinero y éxito, la exaltación delindividualismo y las que llama “pasiones salvajes” o los “instintos”.

Arrogancia, prepotencia y construcción cultural

15 En “Elogio de la templanza” Norberto Bobbio distingue, sin carácter axiológico sino

analítico, entre virtudes débiles y fuertes en quienes tienen el oficio del gobierno47. Algunas de las virtudes típicas de los poderosos son la firmeza, la valentía, la audacia, lagenerosidad, y se manifiestan en la vida política y en la guerra48. Para los héroes eslícito lo que no lo es para el hombre común, incluso los excesos y el uso de la violenciaen aras de ser magnánimo y/o victorioso, pero Erasmo planteó como vicios laarrogancia, la perversidad y la prepotencia y como cualidades la clemencia, la equidad,la prudencia, la benignidad, la cautela, la honestidad, entre otras49, y Bobbio destaca latemplanza, opuesta a la opinión exagerada de los propios méritos (la arrogancia ) y delabuso de potencia ostentada y ejercitada (la prepotencia)50. La templanza arropa a latolerancia y al respeto a las ideas y formas de vivir de los otros y permite lamisericordia y la compasión51, sentimientos exaltados por el cristianismo. Estascualidades parecen ajenas a la clase política española en 1946 y especialmente alaparato censor. Probablemente su arrogancia y prepotencia provienen de lo queMichael Oakeshott ha llamado “política de la fe”, una categoría de análisis que permiteenmarcar un estilo de ejercer la política opuesta, aunque coexistente en la realidad, con

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la que el llama “política del escepticismo”52. La primera implica la confianza en que elEstado puede lograr la prosperidad y la perfectibilidad humanas, no en un sentidoreligioso, aunque en nuestro caso así sea, sino mediante el poder y los instrumentospolíticos, mientras que los escépticos no consideran esto viable ni creen en una verdadúnica, y sólo pretenden que el Estado preserve la paz y el orden, la seguridad y losderechos individuales, aceptando que el hombre es un ser falible y sin intención deredimirlo. Quienes se inscriben en la opción de la fe suelen aceptar gobiernosomnipresentes y autoritarios que controlan a la sociedad para perfeccionar a susmiembros, y a menudo son regidos por el dogmatismo y olvidan el Estado de derecho.Parten de cierta fe en la humanidad, puesto que ésta es perfectible, junto con unaenorme fe en la fuerza política. Los escépticos suelen ser conservadores, pero en Ortiz,que lo es y mucho, observamos esta confianza en el poder político, aunque lo mezclecon el dogma católico, algo normal por cuanto el Estado ha asumido oficialmente estareligión. En algunos aspectos esta postura resulta contradictoria con otros de suspostulados, como veremos.

16 El mundo político abarca muchas cosas. Incluye una dimensión simbólica que implica a

la cultura y a los imaginarios sociales, o sea las formas de percibir y de imaginar elmundo, con los que los seres humanos se conceptualizan a sí mismos. Un imaginario noes sinónimo de mentira, aunque diste de la objetividad. Está presente en toda situaciónhumana, conformando un concepto de la vida que lo permea todo: las clases socialesdesde que las hay, las diferencias étnicas desde que el contacto geográfico las hizoevidentes, la diferencia sexual que deviene en géneros, las formas de ejercer el poder.Todo aspecto histórico está indisolublemente ligado a lo simbólico, como condiciónnecesaria para su existencia, aunque no se reduzca a ello. Los Estados han tratado deconstruir ese territorio cultural de determinada manera, pues como ha explicado RogerBartra, determinadas redes imaginarias son necesarias para establecer cualquier tipode orden político53. Así por ejemplo, no podría implantarse un régimen dictatorial enuna sociedad cuyo imaginario cobijara ideas de democracia y libertad de expresióncomo un derecho inalienable. Al estar inmersos en una sociedad todos participan(participamos) de lo que Foucault ha llamado un “sistema de verdad” que pauta elconocimiento y las creencias, pues implica un código aceptado y reconocidosocialmente, construido en un largo proceso histórico54. Sin embargo los victoriososquieren hacerlo expedito, dado que cuentan con los medios y el poder para pretenderconvertir su ideología en “dominante”55, pero este proceso no se impone sin mediar conotros sistemas de ideas, por ejemplo las que han sido llamadas mentalidades56, conceptomuy parecido al que José Ortega y Gasset llamaba “creencias”, ideas en las que estamosinmersos y desde las que vivimos la vida sin reflexionar sobre ellas57, que conformannuestros prejuicios y son de una enorme importancia para construir nuestrosimaginarios.

17 Imponer una ideología de manera radical es empresa ardua y seguramente imposible,

porque en toda sociedad existen ideas de diversa índole, en constante tensión, campeancontradicciones, posibilidades diversas y límites de la mirada, y modificar las fronterasde la percepción implica mediar con las resistencias: “Donde hay poder hay resistencia”58. Para penetrar en las voluntades, el poder debe hacer acopio de recursos yconcesiones a las ideas previas o de otro orden, como plantea Antonio Gramsci y sóloasí puede lograr el consenso y, quizá, la hegemonía59. El franquismo se lo propuso, muyde acuerdo a su estilo autocrático, pues tenía medios poderosos para lograrlo y la

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censura es una de las herramientas con la que intentan conformar un imaginarioadecuado al régimen político. La maquinaria censora, que puede ser sutil o burda,evidente o discreta, implica una voluntad de construir una mirada del mundo, sólo una,y una forma de construcción de lo visible. Implica una percepción de lo que espeligroso, un inventario de los temores y un catálogo de lo debido, que nos permite verlas fobias y las filias de un grupo de poder y da cuenta de la arrogancia del grupo que loostenta, tan lejos de la templanza erasmiana. Saber hasta dónde lo logró sería otrotema, pero lo que el texto de Ortiz Muñoz nos permite analizar son las ideas de supretensión, que tienen sentido de acuerdo a una lógica autocrática del poder. Vistas asílas cosas es importante precisar ¿qué se puede ver y oír en cada época?, ¿qué se puedeconstruir a partir de eso?, ¿cómo se dan los cambios?, ¿hasta dónde pueden realizarse,recibirse e integrarse? Al tratar el tema de la censura abordamos la arrogancia y laprepotencia de un grupo que quiere modificar en forma tajante la cultura y lamentalidad, en base al argumento de su Verdad, así, con mayúsculas. Si el mapacultural en la España de los años treinta permitía opciones diversas, el ensamblaje quese impone con la victoria del franquismo trata de acotar el territorio imaginario en unúnico sentido, lo que configuraría, a su vez, las normas de conducta, de distinción y debuen gusto60.

18 Hablamos de “cultura” como un conjunto de valores, costumbres, creencias y prácticas

ligadas a una forma de vivir la vida, un código de significación que permite a losindividuos de un grupo interactuar entre sí, que incluye los imaginarios tanto como lossímbolos compartidos que los expresan y las representaciones en que se encarnan, quemuchas veces son hechas con imágenes61. El cine es importante por eso, porque losimaginarios están hechos en gran medida de imágenes y no sólo transmiten contenidossino que los construyen, pues hacen visible y/o concebible cosas que antes no lo eran. Yla cultura que tratan de negar estos franquistas es sólida y poderosa. En España, elmundo intelectual de los años treinta había sido muy intenso y había heredado debatesque se remontaban al siglo XIX, cuando se hablaba en forma insidiosa de las dosEspañas, idea que Antonio Machado retomó para caracterizar dos proyectos de país, dosformas de comprender el mundo: la una apostando por el progreso, la libertad, lademocracia y con profunda confianza en el pueblo como quintaesencia de lahumanidad, demandando una sociedad laica, buscando formar ciudadanos en lugar desúbditos, de establecer las pautas para la modernidad mediante el dominio de la Ley,modificando la vieja y añeja tradición que se resistía a darle paso, mientras que la otrapretendía la conservación de los privilegios y del statu quo reinantes, el que organizabauna vida basada en los linajes y las tradiciones del Antiguo Régimen, con unaimportancia fuerte de la Iglesia y del Ejército. Estas posturas se han presentado comoun binomio excluyente y radical, lo que puede parecer algo simple, pero tiene la virtudde organizar las ideas al señalar los dos polos extremos, que esconden los matices demuy diversas opiniones y proyectos: la “nueva” y la “vieja” España. En ambos casos susadeptos se han sentido poseedores de la “verdadera”, la “esencial” y consideran que elotro bando la usurpa, que la de “los otros” es simplemente falsa. Las dos posturas nosólo fueron antitéticas sino excluyentes. El llamado “problema de España” enuncia lapretensión de dilucidar su “ser” o “esencia” y se convierte en una obsesión quediscuten los intelectuales en la primera mitad del siglo XX en forma incontinente, ytambién en el argumento que algunos esgrimieron para provocar la guerra civil. LaSegunda República española está marcada por un ideal ético y estético que atraviesatodos los órdenes de la vida. Muchos de esos ideales son expresados con precisión por la

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Institución Libre de Enseñanza, escuela más que pedagógica, con un amplio carácterhumanista. Las ideas que sostienen a la Institución se basaron en el krausismo, quepuede considerarse más un estilo que una actitud intelectual o una doctrina62. Lareligión no tiene para estos liberales el carácter tradicional, pues consideran inteligiblela existencia de una causa suprema rectora de la vida en la que están inmersas tanto lascosas físicas como las espirituales, lo que propicia la supremacía de la ciencia y de larazón para dirigir el conocimiento y regir las relaciones humanas63. Mediante unainvestigación ordenada y sistemática puede conocerse al Ser Absoluto y para esopriman la libertad de investigación, la educación y la ciencia, que se enriquece conotros valores y con la idea misma de secularización. La Institución Libre de Enseñanza,avanzada del liberalismo, procura un pensamiento y un imaginario adecuado para creara un hombre con confianza en su propia razón y en sus derechos elementales. ParaFrancisco Gíner de los Ríos era una tarea nacional, por lo que en 1880, en la ceremoniade apertura de cursos declaró: “Vamos a redimir a la Patria y devolverla a su destino”.Es, pues, un proyecto regeneracionista64, en el que la fe está presente, pero también latemplanza. Durante la Segunda República este ideario librepensador tiene muchainfluencia, se difunde e incluso trasciende el carácter de elite que había tenido paraabarcar sectores más amplios que se vieron beneficiados de sus conceptos dehumanidad y progreso. Esta esperanza se vino abajo con la victoria de los llamadosnacionales, y aunque no se puede argüir que fuera hegemónica sí era un horizonte deaspiración.

19 Ciertamente la censura implica un problema ético, y aunque ha sido un tema de larga

duración, esta dimensión particular sólo pudo entenderse cuando se puso en cuestión elderecho a ser informado y a la libre expresión, que se debatió en Francia desde 1789, ysólo lo decretó la ONU como un derecho en 1948, después de dada la conferencia queahora trabajamos. Para más, el control que establece la censura es previo al supuestodaño que se produciría, lo que la coloca en una situación ilegal o alegal, queparadójicamente legaliza lo arbitrario y castiga por un daño no realizado. Estascuestiones no preocupaban a Francisco Ortiz Muñoz, fuertemente blindado paracualquier opinión que no coincidiera con la suya. La censura se dirige a toda actividadsocial, pero lo hace quizás con más énfasis cuando se trata de áreas de la cultura o delentretenimiento, como lo es el cine, por cuanto la enorme importancia de las ideas y delas imágenes en la conciencia de la gente, por su carácter comercial e industrial deíndole masiva, que pone en duda que sea un arte y por la enorme fuerza de su lenguajeque procura un efecto de realidad superlativo. En la Iglesia católica, y por lo tanto en lacultura española no hay iconoclastia, antes bien las imágenes son bienvenidas para ladoctrina, lo que crea un terreno de aceptación de las artes plásticas y del cine, pero lainstitución ha cobijado una censura fuerte. En la primera mitad del siglo XX, además,están muy conscientes de la preeminencia del sentido de la vista y de la importancia dela cultura visual en Occidente65 y Michel de Certeau hace notar que a partir del sigloXVII lo visible asume el prestigio de lo real, mientras que el mundo interior, invisible,se convierte en terreno misterioso y del que se desconfía66. En el siglo XX, los estudiossobre los públicos remarcaron la influencia de lo visual en sus audiencias que sepensaban inermes y pusieron sobre aviso a quienes creían poder construir una formade mirar, y de esta manera un imaginario y una cultura. En los años posteriores a laSegunda Guerra mundial, los estudios sobre la comunicación de masas en los EstadosUnidos de América surgen de la psicología y centran la atención en los espectadores,para ver hasta dónde se puede influir en ellos, mientras que en Europa el debate gira

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además en torno a su papel de arte y su carácter pedagógico, dando peso a la cuestiónética. La influencia en la niñez y la juventud es una preocupación muy especial desdelos años treinta y las teorías giran en la suposición de un aprendizaje indiscriminadopor parte de ellos, de acuerdo con la teoría de la “aguja intradérmica”, en que el malpenetraba las conciencias como si fuera una sustancia inyectada. En ese sentido, FredricWertham publicó en 1954 el libro La seducción de los inocentes que causó un granimpacto. En su Encíclica de 1939 también el Papa Pío XI se preocupa del carácter masivodel cine, de la heterogeneidad de las audiencias y de su supuesta pasividad ante lasimágenes en movimiento67. En los difíciles años cuarenta, en los que no sólo había enEspaña precariedad económica sino también una férrea represión política e ideológica,la censura fue una de las herramientas principales para construir el imaginario de sushabitantes, manejada por un grupo en que algunos estaban ávidos por instaurar elreino de Dios en la tierra. La situación ha merecido enfado e insultos, pero es necesarioentender el carácter de la propuesta, porque pautó en forma importante a la sociedadespañola.

Función de la censura según Ortiz Muñoz

20 Como vimos antes, Ortiz Muñoz no duda en ningún momento en la necesidad de la

censura y para esta inclinación se basa en el dogma establecido por “las grandesverdades religiosas, teniendo en cuenta la innata inclinación del hombre al mal, ya queperdimos por el pecado la inocencia primera. Y dentro de esta malicia común a todoslos mortales” circulan las películas68. Este concepto del ser humano está detrás de todoel proceso fílmico según el censor, y de él participan todos, tanto las potencialesvíctimas como los victimarios, por eso pretende proteger a los incautos espectadores decine, especialmente a los niños y jóvenes, y hacerlo por anticipado, acusando a laspelículas de lo que hoy llamaríamos un delito de intención: dado que para la doctrinaexisten los pecados de pensamiento, palabra, actuación u omisión, se evita caer en elúltimo de ellos, para evitar los otros a los espectadores. Sin embargo, su prepotenciaresulta chocante, pues este hombre caído redimible por la política cultural del Estadosupone una calificación excepcional en los censores, una arrogancia cobijada en la queOakeshott llama una “política de la fe”.

21 Resulta notable el contraste respecto al pensamiento liberal español. La Institución

Libre de Enseñanza, como portavoz del liberalismo intentó eliminar la idea de “laculpa”, pilar del catolicismo y buscó la armonía entre los hombres y entre ellos y lanaturaleza, con la idea de que los seres humanos son buenos por naturaleza y tienendignidad, y que estos rasgos los desarrolla una educación adecuada. Era por esomedular el respeto y la confianza en los niños y en su independencia, sin pretendercondicionarlos en ningún sentido. Ciertamente toda idea se nutre de otras previas y lasilustradas sostenían este andamiaje. La idea de la bondad y el valor intrínseco de laspersonas proviene de las Luces, y ofrece los argumentos para limitar el papel social dela Iglesia y de la monarquía, aspira a que la sociedad se constituya por ciudadanos y nopor súbditos o fieles devotos, y a desarrollar un pensamiento racional y crítico. EnEspaña el debate apareció desde la época de Carlos III, marcadamente en elpensamiento de Feijoo y Jovellanos. El krausismo tomó de estos elementos parapropugnar el valor intrínseco de los seres humanos y la igualdad de todos ellos. Ideasopuestas, totalmente contrarias a las que vemos en Ortiz Muñoz. Su concepto del

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hombre caído deriva de la doctrina católica, y si bien en toda sociedad conviven entensión conceptos diversos y aún contradictorios, en la España de 1946 el poder delRégimen era enorme y la presencia liberal aún derrotada parecía ser todavía temidapor ellos, cuando tanto tenían que insistir en contradecirla, por lo que la radicalizaciónde sus opiniones era tan fuerte. La censura busca imponer una ideología que se queríadominante, y si bien latía en la tradición española y no se había convertido en residualante la avanzada liberal republicana, sí se había cuestionado acremente. En laposguerra quienes ganaron lograron que “la culpa” volviera a ser hegemónica69. Sólouna de las dos Españas era la victoriosa.

22 Con Michel Foucault tenemos claro que cada época histórica tiene un marco limitado de

percepción70, pero también que éste no es inmutable y que la historia lo penetra y lomodifica todo. Como explicó en 1964 Umberto Eco, “toda modificación de losinstrumentos culturales, en la historia de la humanidad, se presenta como unaprofunda puesta en crisis del ‘modelo cultural’ precedente”71. En este caso delliberalismo español, que aunque no fuera dominante y conviviera con latenciastradicionales, era peligroso. Una pintura, una película, una novela, una canción puedenserlo porque posibilitan una mirada específica, permiten concebir ciertas cosas y aúnconvertirse en modelo para las prácticas individuales y colectivas. El campo cultural72

que se impone se define por un capital de ideas tradicionales avalado ampliamente porel poder político y por el control de los medios. Los discursos del poder penetran en lasconciencias y en los cuerpos al grado de encarnarse incluso en los que Pierre Bourdieullama Habitus , o sea gestos, gustos, hábitos, formas de pensar y sentir que seinternalizan y se expresan con el cuerpo y en sus actitudes. En gran medida seaprenden en las pantallas, estableciéndose como formas de distinción y buen gusto. Eneste caso son actitudes que denotan un concepto del estoicismo, el honor y la dignidad,la modestia y la devoción al régimen y a la Iglesia. Así dice Ortiz en su Proyecto que “lasexpresiones groseras, vulgares o plebeyas no serán permitidas” pues debe seguirse el“buen gusto”73. Por supuesto la desnudez total o parcial se veda y la ropa no deberealzar en forma provocativa el cuerpo o sus partes, y deben evitarse transparencias ytelas translúcidas74. Así condicionan un estilo, pues como escribe Pierre Bourdieu, elcuerpo y las técnicas corporales se convierten en un capital físico que nos identifica condeterminado estatus social y/o económico75, algo especialmente importante en esasociedad estamental y de linajes que se reacomodaba después de la Segunda República.

23 Una mentalidad católica implica supuestos, creencias, prejuicios, redes imaginarias que

tienen el plus para el régimen franquista de permitir que sus acciones sean soportadas.

24 Así por ejemplo, la idea de que el perdedor en el mundo terrenal será el futuro ganador

del paraíso, y de que el ser humano sólo se redime mediante la pérdida y el sufrimiento;la que considera los enemigos fundamentales del ser humano a los placeres, laambición, y la carne; en la diferencia y jerarquía social y de género sexual como si fuerade origen divino y por ende como algo esencial y eterno. En términos del orden socialesta mentalidad sirve y propicia un concepto del Estado autoritario y ajeno a losintereses populares, una sociedad organizada en grupos radicalmente separados, al tipode estamentos de Antiguo Régimen, que avala privilegios para un grupo con un pesodeterminante del linaje frente al individualismo y al libre esfuerzo, con lo que no seprepara a la gente para entrar a la modernidad ni a demandar derechos humanos;aceptar la idea de que la Ley no se aplica en forma igualitaria ni existe la seguridadjurídica ni el Estado de derecho, lo que obliga a la resignación y requiere de la

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esperanza, aceptar la fatalidad porque así dictó Dios las cosas. Esta España parecía estarhecha de una vez y para siempre. Para construir las redes imaginarias adecuadas, OrtizMuñoz caracteriza con cuidado sus “fundamentos doctrinarios”, que muestran desde eltítulo su carácter religioso. En este escenario, el cine de casa, el español, asume unapostura ideológica precisa y por eso se insiste en que la industria empieza con laVictoria. El cine extranjero es más peligroso y los censores se muestran especialmenteatentos a las diferencias culturales y prestan mucha atención al hollywoodense, queocupa crecientemente las apetencias de los españoles, pero que encarna la amenaza alproponer un concepto del ser humano y de la sociedad más amables, lo que resultasubversivo. Éste es otro punto medular que desarrolla en el capítulo intituladoInmoralidad del cine, en el considera que:

El cine, desde su invención hasta la fecha ha sido fundamentalmente frívolo y falso.Desde el punto de vista moral [...] puede afirmarse casi rotundamente que el cine esmalo. Defiende y difunde por lo general un concepto y sentido de la vida unaapología o interpretación de las pasiones humanas una visión utilitarista omaterialista del bien, del amor, de la moral y de las costumbres, contrarios, o por lomenos distintos, de la concepción cristiana que nosotros tenemos del bien, de laverdad, de la virtud, del amor, de la vida, de la muerte y del más allá. El cine es elvehículo más eficaz de modos de ser, de costumbres, de sentimientos, de fobias y defilias.76

25 “Nosotros” se refiere por supuesto al grupo religioso inserto en el Estado. Pero también

en su Encíclica, el Papa considera necesario poner un “freno a la maldad del artecinematográfico”77. Además de malo es poderoso por tres de sus características básicas:los intereses comerciales y su naturaleza industrial, su carácter masivo y la enormefuerza de su lenguaje. El poder de las imágenes es de sobra conocido y en la primeramitad del siglo XX se insiste sobre él. La imagen influye en las emociones de suspúblicos y a menudo limita su reflexión, se considera caldo de cultivo para lairracionalidad de las audiencias. Su lenguaje llamado onírico por estar construido consímbolos y metáforas y ser similar a la forma de soñar es recibido en un ámbitopeculiar, en dónde la imagen y el sonido de la pantalla focalizan la mirada y el oído, ytodo ello lo vincula con deseos y pulsiones inconscientes de los espectadores, partesreprimidas por la cultura que los convierten en potenciales violadores del orden,agentes de lo instintivo, lo biológico y lo meramente anímico que amenaza el ansia decontrolar la animalidad humana con el raciocinio. En el Preámbulo de su Proyecto OrtizMuñoz plantea que “La gente puede llegar a acostumbrarse al asesinato, la crueldad, labrutalidad y otros hechos reprobables, si son reiteradamente expuestos”78, y en elProyecto dice que la aparición frecuente de éstos tiende a rebajar el “respeto a losagrado de la vida”79. Ortiz Muñoz sabe de los sutiles mecanismos de transmisión, poreso recurre otra vez el orden cristiano: “En el principio fue el Verbo”. Román Gubernplantea que “la imagen tiene una función ostensiva y la palabra una funciónconceptualizadora: la imagen es sensitiva, favoreciendo la representación concreta delmundo visible en su instantaneidad, y la palabra es abstracta”80. Para los censores, supalabra permite ordenar, clasificar, clarificar, distinguir y limitar la potencia de lasimágenes en movimiento. Ortiz Muñoz en el Preámbulo a su Proyecto lo dice así: “el librodescribe; la película muestra la realidad con detalles más vivos e impresionantes” demanera que las frías páginas no se comparan con “la película [que] hiere la vista y eloído a través de la directa reproducción de los sucesos reales o fantásticos”81.Representa una “atracción, espectacularidad y presentación vibrante y sugestiva de loshechos llevados a la pantalla, determinan una más íntima y profunda reacción en el

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público y una mayor influencia emotiva que cualquier otra forma de representaciónartística”82. El poder de la imagen se vislumbra como algo húmedo que penetrasutilmente las conciencias, el de la palabra es secante, determina que es lo correctopara el “orden de las cosas” que se desea. Foucault nos dice que “Es necesario concebirel discurso como una violencia que se ejerce sobre las cosas, en todo caso como unapráctica que les imponemos”83 y que no está previamente significada, sino que seconstruye sobre su marcha. Lo primero que se prohíbe en la cultura occidental, agrega,son la sexualidad y la política84.

26 En su Encíclica de S.S. el Papa Pío XI acerca de los espectáculos cinematográficos, Pío XI

entiende la necesidad de esparcimiento en cuerpo y espíritu de la gente, pero insiste enque sea digna del “hombre racional” y conforme a la “integridad de costumbres”85. El“cine”, generalizando el término, es el hollywoodense que se convierte en “el otro”, elanverso necesario para la propia definición. Las películas deben de defender y difundirun concepto de la vida dirigida a la trascendencia y al amor al prójimo, respetuoso de lamoral y de las costumbres católicas. El censor señala la influencia fílmica a la cienciamédico-moral para contribuir al conocimiento y por lo tanto a la enmienda. Suponeque esas películas producen desviación afectiva, depauperación orgánica, hastío altrabajo, substitución del “yo” por el héroe peliculero86, y cita al Dr. Torres Torija queconsideró que los problemas del cine de Hollywood no son adecuados a la idiosincrasiadel mexicano por fomentar un apetito sexual no adecuado para el carácter ysensibilidad latinos, un instinto de matonería y pistolerismo impropio de pueblosviolentos, desmedida ambición de lujos y comodidades no adecuadas a la situacióneconómica del país, importancia otorgada a la apariencia material y condicióneconómica de las personas más que a su conducta moral, inclinación al alcoholismo y lavagancia, falta de responsabilidad de los padres e incomprensión de los hijos hacia susdesvelos, “tendencia de la mujer a obtener mayor libertad, que con justicia debeconcedérsele, pero sin que raye en los límites del libertinaje”87, y “disminución porparte del hombre de la estimación de la honra de la mujer”88. Ortiz también consideraadecuada la crítica que hace respecto a los aspectos patrióticos, por la “ridiculizacióndel tipo racial hispánico; abandono de las costumbres y hábitos típicos; formación deuna psicosis bélica para beneficio de otras naciones; creación de un complejo colectivode inferioridad física, cultural, económica y militar”. Estas notas son para Ortiz, “bienclaro está”, también adecuadas para las españolas, al afectar el concepto de la juventud,la familia y la patria.

27 Las potenciales víctimas, seres caídos, inermes, un poco bobos, son carne crédula a la

que es fácil engañar en territorios delicados como son el amor, el erotismo, elpatriotismo, la política o la religión, y en el concepto del ser humano de sí mismo. Estaspersonas podrían pensarse merecedoras de ciertos beneficios, aún sin ganárselos apulso, sin sacrificio ni sufrimiento, por ejemplo aspirar a la igualdad social o creer quela diferencia de clase no ha sido dictada por Dios. En fin, las audiencias podrían irse conel mal disfrazado de esas alegres imágenes que parecen tener vida propia en laspantallas. El demonio tienta y nuestro censor busca en la gente la chispa divina, perososlaya los otros rasgos humanos como son la racionalidad, la crítica, el mal, latentación, el deseo sexual y erótico, el anhelo ético, tan presente en el liberalismoprevio. Los victimarios, los productores y comerciantes de cine también chapotean enel barro: “Se ha dicho que la mayoría de las empresas cinematográficasestadounidenses son judías. Si esto es verdad está claro el problema”89, pues “el

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judaísmo es enemigo del cristianismo, esto es, enemigo de la moral cristiana” y supoder en Estados Unidos de América es enorme. Lo curioso es que simultáneamente esepaís le ofrece el Código Hays, que Ortiz Muñoz admira tanto como a la Vigilanti Cura.

28 A estos males se agrega la “perniciosa influencia del cine”90, de manera que la amenaza

se duplica. Ortiz Muñoz no quiere ofender a los expertos y aclara que “

[…] la censura no se ejerce sólo para los críticos o para las personas inteligentes,sesudas, formadas, sensatas o corridas. El ‘cine’ es hoy día el espectáculo de lasmultitudes, la diversión más popular, y al pueblo, al honrado pueblo, no se le puedeaplicar el mismo criterio ni la misma norma que a una minoría selecta.91

29 Haciéndonos recordar a esa sociedad de estancos sociales definidos: al cine van, explica

en el Prámbulo al Proyecto, “cualquier categoría de personas, maduras y no maduras,cultas y poco instruidas, buenos ciudadanos y delincuentes [...] espectadores decualquier clase o cualquier categoría social o intelectual”92. Por eso, las medidas que setoman son de moral pública y sólo molestan a “un grupo de seudointelectualesextranjerizantes, comunistoides, snobs, frívolos, o los comerciantes de la carne aquienes, desde luego, perjudica en su negocio el que se les prive de regodearse con lavista de unas pantorrillas o unas nalgas femeninas al aire”93 y Ortiz declaraenfáticamente que la opinión de estos “ciudadanos” le tiene sin cuidado. Porque otroproblema del cine es el ser un espectáculo de las multitudes y que “audazmente, hasobrepasado los límites ante los que hasta ahora se habían detenido todas las otrasmanifestaciones artísticas dedicadas al gran público”94. Es un vehículo cultural que“impera en la ciudad y en el campo ha llegado a los últimos rincones de los másapartados lugares”95, homogeneizando formas de comprensión, con lo que lasdiferencias sociales por orden divino o de naturaleza se diluyen resultando peligrosopara “la juventud, la familia y la Patria españolas”96. El cine modifica formas de vida yde cultura que se están haciendo universales al ser:

Uno de los elementos modernos más poderosos y eficaz de enseñanza y propagandaen todos los órdenes; un arma política de imponderable eficacia por su naturaleza,su capacidad de proselitismo, su enorme poder mimético y cautivador que invadelas facultades imaginativas y sensitivas y mueve la voluntad provocandosentimientos, conductas, actitudes, juicios y criterios de acuerdo con el propósitode los realizadores de las películas; todo ello de forma sutil, amena, atrayente yeficaz97.

30 Si bien el arte podría acaso ser amoral, el cine ocupa otro lugar por su carácter

masivo98, pero además argumenta Ortiz que a mayor número de espectadores en unasala hay menor resistencia de ellos a aceptar indiscriminadamente los contenidos quese observan99. Ciertamente las películas de Hollywood están bien hechas, son de calidad,técnicamente impecables, aunque muestran su gusto por el dinero y por el éxito,invadiendo la imaginación. La ventaja es que el cine también puede ser un mediooriginal e ingenioso de proporcionar diversión y entretenimiento100. Para eso esnecesario negociar entre la necesidad del público de distracción y de evasión yproponer simultáneamente lo didáctico, ya que este espectáculo “ejerce una positivainfluencia en la vida y costumbres del pueblo, es directamente responsable del progresoespiritual y moral de las gentes y puede contribuir al logro de un tipo más elevado devida social y de un modo de ser y de pensar más correcto y digno”101. También para elPapa el cine es un arma de doble filo que puede ayudar en la labor de la “regeneraciónmoral”102 lo mismo puede “inducir al bien que [...] inclinar al mal” 103. Un asunto quemolesta particularmente a Ortiz Muñoz es que las historias que cuentan las películaspenetran en la intimidad de las personas, en sus pecados y caídas. Ciertamente una de

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las características del cinéfilo es la conducta voyeur, propia de todo espectador, y esto seliga particularmente con el melodrama, pues el género hace gala de mostrar lossecretos de su sociedad, en su juego arquetípico entre Bien y Mal, deber y querer, y losproblemas humanos relativos a los géneros sexuales y a la diferencia generacional quealude a tabúes existentes en el amor de pareja y de la relación padres- hijos. Elmelodrama trata problemas insoslayables pero irremisibles que cada generación ytodas las culturas han tratado de resolver. El melodrama, además, forma parte de losdevaluados body genres (junto con el cine pornográfico y de horror) que provocanmanifestaciones físicas y emotivas, para más húmedas como son las lágrimas,difícilmente controlables. Al decir de Ortiz Muñoz el cine penetra:

Por ejemplo, en el secreto de unos amores ilícitos [que] ha invadido la intimidad delhogar, no para enseñarnos las fatales consecuencias de aquellos amores ilícitos, opara descubrirnos el drama familiar, más o menos sublime o vulgar, sino pararecrearse en una visión torpe y grosera de desnudeces o atrevimientos lascivos opara interpretar las leyes humanas del instinto como móviles definitivos en unaconcepción puramente materialista o pagana del amor.104

31 Parece molestarle más el “cómo” lo hace que el hecho, y es notable el miedo que

muestra a la pérdida de la privacidad en pantalla. Considera que el público español haaprendido a evitar la “morbosidad”, palabra muy gustada por él, y cuando ve escenas “ala americana” se comporta con decoro, porque no le gusta ser testigo de esas “efusivasexpansiones”105. El modelo al que Ortiz aspira es la austeridad, el buen gusto, cuando elmorbo de la violencia y de la sangre típicos del melodrama resultan no sólo vulgaressino perniciosos: “el diablo es tramposo”. La pulsión a la escopofilia, a ver, estructura alcine y en el melodrama se explaya una dramatización de los sufrimientos humanos, delos más privados y/o secretos, que permite a los espectadores ver en otros lo que no seconfiesan necesariamente en ellos mismos. El aroma del melodrama penetra en esosaños de manera notable en España y en los países hispanoamericanos en todas las artesnarrativas populares: la literatura de cordel, la radionovela, el teatro, el cine, lascanciones, y construye una forma de comprender el mundo. Hereda un estilo que sesistematizó durante la Revolución Francesa, porque, como argumentó en 1976 PeterBrooks, entonces se requiere de un código de valores laico que sostenga ideológica eimaginariamente las nuevas necesidades sociales, un sistema que suplante al códigoreligioso que perdía aceleradamente su papel de legitimador ideológico, de manera queademás de construir una estética propone también una ética, otorga valores morales ala vida privada y adapta elespíritu religioso a las nuevas necesidades republicanas ylaicas106 y aunque no se modifican ciertos supuestos culturales muy afianzados en lasmentalidades, sí se modernizan. Esto no era suficiente para el proyecto de nación quequería construir la Junta. Lo suyo era más radical: la vuelta a los valores de atrás, yaunque el arquetipo básico del melodrama sea la tensión siempre presente entre el Bienvs. Mal cuya resolución normalmente avala las ideas tradicionales, aquí se trata de queesos valores se reconozcan como parte de la doctrina católica.

El sexo, Eva, el deseo .... y la censura

32 El mal que transmitía el cine de Hollywood era para ellos el mal por antonomasia. En el

Proyecto observamos las medidas concretas de lo que antes Ortiz Muñoz habíaargumentado en abstracto contra la frivolidad en el sexo y/o el amor carnal, elerotismo, las ideas políticas “disolventes”, las religiones no católicas y cualquier otra

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heterodoxia posible. Es mala la violencia manifiesta y también algo más sutil: el llamado“mal gusto” conforma un inventario de lo que se debe evitar para construir la España“verdadera” y que observamos también en los expedientes de las películas, la Españacontenida, sobria, recatada, austera, y recia. La preocupación más evidente en OrtizMuñoz es por las películas que muestran el sexo y el erotismo, pues explica que el 95por 100 tratan el tema del amor, pero “de un amor encendido en sensualidadesprecoces y en sensualidades plebeyas, propias de mujeres [...] a las que [...] sin repararen si el objeto de sus conquistas es o no libre, tiene o no responsabilidades afectivas ysociales, puede o no dedicarse a dichos entretenimientos”107. Sorprende la mirada enque asocia sin lugar a dudas el mal del amor físico con la actuación femenina: “Lainmoralidad de estos amores salta a la vista, y deja sobre el ánimo que los contempla eldeje amargo de los valores femeninos que desaparecieron para las prudentes yhonradas”108. La mujer aparece como depositaria del pecado y por una vez activa, paraprocurarlo, de acuerdo a una tradición católica añeja de misoginia, y esta situaciónafecta a todo aquel que lo mire, por ejemplo respecto a mostrar los besos considera que“puede provocar también en otros jóvenes apasionados el deseo de besuquear ymanosear a la novia o a la amiga, y que pudiera ser una de vuestras hermanas o denuestras hijas”109. En esta imagen avasallante de Eva lo que adivinamos es la idea de unenorme poder y la asignación anticipada de una culpa. Cabe hacer notar que elerotismo femenino no se contempla siquiera como posible por este autor, no se leocurre pensar en los efectos en ellas de desnudeces masculinas, por ejemplo, comotampoco puede imaginar la homosexualidad. En cambio, Ortiz Muñoz se ha puesto apensar obsesivamente en los deseos masculinos y concluye:

[…] hemos de considerar nuestras peculiares y características reaccionestemperamentales ante el instinto sexual [...]. Un español, por temperamentoreacciona siempre virilmente ante cualquier motivo sensual. Esta reacción [...]supuesta la naturaleza caída, es, a mi juicio, la natural en el hombre normal y sano.

33 Declara que ha meditado acerca de :

[…] si sería posible que los españoles llegáramos a un sosiego de nuestraconcupiscencia admitiendo y autorizando una mayor libertad de costumbres y másamplitud de criterio en la vida de relación de los dos sexos. Es decir: ¿Hay medio deconseguir que nuestros jóvenes no sientan la llamada de la sangre, ni se produzcaen ellos la excitación venérea, a la vista por ejemplo de una mujer incitante, de unespectáculo procaz, de unas pantorrillas o unas nalgas femeninas al descubierto,ante los motivos, en fin, que normalmente provocan en nosotros la excitacióncarnal?110

34 Nuestro censor ha pensado si acaso una educación menos pudorosa pudiera modificar

esta actitud y concluye que no: “lo nuestro no es un problema de educación o hábito. Esun problema de temperamento” e intentar modificarlo llevaría a “la degeneración de laraza”, porque esas reacciones son las normales en un “hombre español normal, unlabriego, un trabajador, un hombre sano, en fin” y si no las tiene “o ha de estar ahíto dedeleites carnales, o el vicio lo ha reducido ya a la más vil impotencia”111. No hay modode que se salve: si desea sexualmente porque lo hace, si no desea porque es síntoma desus excesos. Argumenta de modo cientificista o naturalista que es así por eltemperamento sanguíneo de los españoles y que en países fríos de educación “más omenos pagana o materialista” es diferente, pero entra en contradicciones, pues si “unespañol sano [que] desde un punto de vista puramente natural, reaccionaría comohombre” le parece normal, la otra actitud le parece que “es más animal, másdeformado, y cuando no concurren circunstancias también temperamentales, es más

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vicioso”112. Ortiz se ha metido al laberinto de la castidad, y considera “generalmente, unmito o una falsedad”113, con lo que muchos habrán pensado si acaso Ortiz lo haceextensivo en el voto sacerdotal, y quizás nuestro autor busque una salida cuando afirmaque “en la mayoría de los casos se llega a ella [la castidad] después de muchasprevaricaciones”. Se refiere al temperamento sexual de los españoles como a unaesencia, pero entonces ¿cómo podría modificarse mediante la censura?, ¿qué hacerpara “salvaguardar los principios eternos e inconmovibles del orden moral sinmenoscabo de aquella prudencia política [...] que ha de tener en cuenta la maliciahumana”? y responde: seguir al Catecismo y prohibir todo aquello que produzca “efectopernicioso” en el espectador normal, que propicie el pecado: “Todo aquello que para unespañol normal –ni timorato ni vicioso– constituya, objetivamente considerado, motivode escándalo ha de prohibirse”114. Cuando no lo ilumina su fe redentora la soluciónpuede ser esconder el bulto bajo la alfombra.

Censura e hispanismo en Ortiz Muñoz

35 Toda identidad cultural y nacional se forja al construir lo que la distingue de “otro”

hipotético, y aquí, como vimos, el “otro” es representado nítidamente por el cineestadounidense. El punto está declarado en la Vigilanti Cura y en Torres Torija, quevimos atrás, pero el Papa considera que cada país debe de tener oficinas de censura conla presencia de un eclesiástico y con redes internacionales de ayuda mutua. Losexpertos designados deben de ser personas que conozcan la técnica cinematográfica yal mismo tiempo tengan bien arraigados los principios de la doctrina católica115. OrtizMuñoz considera que sí, que cada país debe hacerlo de acuerdo a su ideología religiosa,política y social y por eso el catolicismo debe pautar a la Península.

36 Durante la dictadura de Francisco Franco, el hispanismo fue concebido como una

cruzada para divulgar la ideología hegemónica del Estado en cuanto a la tradición, elidioma, la religión, el respeto al linaje y a las jerarquías sociales, políticas y religiosasque se consideran esenciales a su cultura y la de las excolonias. El hispanismoconservador se fortaleció durante la dictadura de Primo de Rivera con Ramiro deMaeztu, José Ma. Pemán, Eugenio Vegas, José Calvo Sotelo y otros con ideas católicas,derechistas y monárquicas, que abrevan de Marcelino Menéndez y Pelayo en laobservación del catolicismo como esencia nacional116, de manera que a las ideasimperiales ya clásicas del hispanismo se suma la de su carácter religioso. Maeztu editóen 1934 Defensa de la hispanidad, en donde considera que “[...] el ejemplo clásico deEspaña no ha de ser meramente un espectáculo en ruinas [...] sino el guión y el modelodel cual han de aprender todos los pueblos de la tierra”117. Haciendo eco a estasposturas en el Epílogo, Francisco Ortiz Muñoz teme la pérdida de:

[…] lo más estimable que poseemos: nuestra fe, nuestras tradiciones, nuestra reciapersonalidad, nuestro profundo y cristiano sentido de la vida y de las costumbres.Sin esto, ¿qué nos queda que nos distinga y nos haga superiores a aquellos paísesdel mundo que no tienen nuestra misma concepción trascendental y sobrenaturalde la vida?118

37 España es un pueblo pobre, sin riqueza material ni bélica:

¿Qué pesamos pues en el concierto de las naciones si se enjuicia nuestro poderíodesde un punto de vista puramente material y mecánico? Poseemos, en cambio, esetesoro inapreciable de nuestra fe, nuestra religión, nuestros principios morales; unconcepto santo de la familia, del hogar, el culto al honor, a la justicia, a la fidelidad,

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al deber, a la caballerosidad; el respeto a la dignidad de la mujer, en la que vemossobre todo a la madre de nuestros hijos; finalmente ese sentido cristiano de la vida yde las costumbres sociales y familiares. Este tesoro, mucho más estimable que todaslas riquezas, y que todo el poderío y las fuerzas materiales del mundo hemos dedefenderlo rabiosamente, con los dientes y con las uñas, pues en su conservaciónnos va la propia existencia y categoría como nación, civilizadora de continentes, yla propia salvación como seres humanos que sentimos y profesamos la fe enJesucristo y en su doctrina. HE DICHO.119

38 Así termina Ortiz Muñoz su conferencia. También el Papa considera que un pueblo que

acepta diversiones malsanas para sus jóvenes “se encuentra en grave peligro de perdersu grandeza y su propio poderío nacional”120 y por eso Ortiz considera medular“conservar impolutos nuestro individualismo nacional, nuestra historia, nuestroshechos diferenciales, nuestra tradición, nuestra juventud y nuestra fe”121 para lo que esnecesario ejercer una “censura inteligente, enérgica, responsable” y fomentar unaindustria fílmica española122.

Blandiendo tijeras

39 Para Ortiz Muñoz su obligación es procurar que la enseñanza, la diversión y el arte

fílmico estén “al servicio, o cuando menos no en contradicción de nuestros grandesideales religiosos, políticos, sociales y artísticos”123. Para esto hace falta que cada filmcubra tres condiciones, que responda adecuadamente a tres peguntas ineludibles: ¿Cuáles la intención al desarrollar un tema, cómo se realiza y cómo se resuelve? La primeradebe ser noble y digna, el desarrollo decoroso y pulcro y la resolución ejemplar yaleccionadora124, pero el censor debe actuar con prudencia política, “permitir odisimular ciertos males cuya prohibición traería consigo otros mayores”125 y tomar encuenta el carácter del pueblo español. Ortiz Muñoz observa niveles en el film, ladiégesis y la mimesis, aunque no las nombre así, y sabe que a menudo no concuerdan:“si muchos de los argumentos del cine son inmorales, más inmorales son aún laspresentaciones, las realizaciones plásticas de aquellos argumentos”126, por ejemplo losvestidos parciales o las transparencias “que deja ver las formas femeninas”, másmórbidos que el desnudo total127, desde gasas que dejan ver senos al “realce provocativoo incitante de aquellas partes del cuerpo que suscitan más directamente el instinto y elapetito sensual”, tipos de ropa de dormir o aún de calle que muchas veces son “másincitantes que la desnudez del cuerpo mismo porque dan al tipo un relieve de belleza yde perfección de forma de las que el tipo carece”128, también posturas, gestos yademanes pueden ser muy sugerentes, para no hablar del gesto procaz o del dichogrosero, y ahí entran los besos apasionados que simbolizan la entrega carnal129. Nopodemos regatearles a los censores el conocimiento de muchas de las entretelas delcine, su saber que cada película es polisémica, que hay formas de contar, discursos queno son evidentes y más allá de la risa que nos provoca hoy en día la censura a los bailesen que no se separan los pies del piso, es claro que la danza de este tipo pierde sucalidad gimnástica para recuperar la erótica.

40 Ortiz Muñoz distingue entre dos tipos de pecado que hay que evitar mostrar: el

repelente por sí mismo, como el asesinato, el robo, la crueldad, la mentira, o lahipocresía que son menos peligrosos, y aquellos más atractivos que considera son elprincipal gancho del cine estadounidense se relacionan con el sexo, el individualismo,el heroísmo aparente que esconde actos delictivos, por ejemplo el bandolerismo

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bienhechor. El primero se rechaza por el espectador en forma instintiva, pero elsegundo atrae y “no deben admitirse ciertas argucias de que se valen algunosrealizadores cinematográficos para exponer sus temas”. Por eso, en la factura de unfilm:

[…] la extensión dedicada a enaltecer el bien y la virtud debe ser proporcional a laempleada en exponer el error, el mal y el pecado, si no en longitud, por lo menos,en intensidad dramática y emotiva, de forma que el efecto beneficioso supere entodo caso a la impresión producida por la exposición de los hechos reprobables.130

41 En casos es importante que si algo malo parece bueno, su réplica sea igual de

contundente, pues la ambigüedad no debe engañar al minucioso censor. Puedepresentarse el mal, pero siempre debe ser vencido por el bien. Ortiz Muñoz da másimportancia al tema sexual que a otros contenidos, pero dice no propugnar para el cine“la ñoñería, la simpleza, la beatería, ni los temas enclenques, blandengues, sin nervio,sin pasión ni emoción”, antes bien, explica, hay que tratar temas duros y crudos,pasiones, odios, celos, venganzas, infidelidades, dramas y tragedias de la vida, pues paraque una película funcione debe tener “emoción, nervio e interés”, ser un “dramaintenso y vigoroso” pero siempre humano, ejemplar y aleccionador. Puede tratarse deuna anécdota “chispeante, atrevida, punzante, pícara, pero correcta”131, y considera quegracias a la eficiencia de la censura la gente ha ido al cine, se ha divertido, se han vistolas mejores producciones extranjeras y las películas “se han limpiado del cieno y laobscenidad que las invadía”132. Los espectadores han aprendido a funcionar con decoro,porque se han enseñado el “buen gusto” y la conducta adecuada al Régimen. También elPapa considera que aunque el cine tenga límites cuando sea agente de la moralidadgustará a sus públicos y no representará pérdidas ni en el sentido artístico ni en elnegocio fílmico133.

Para concluir

42 En el año 1948 el Sindicato del Espectáculo de Falange organizó el primer Certamen

Cinematográfico Hispanoamericano en Madrid, para dirigir las ideas del hispanismo ala actividad cinematográfica de habla española y crear una industria que compitieracon Hollywood. Ese mismo año Ernesto Giménez Caballero escribió un libro tituladoAmor a Méjico (a través de su cine)134, pues retóricamente se los presentaba siempre comosi fueran almas gemelas que compartían una cultura, aunque sus diferencias respecto alcine se manifestaban en la censura que sufrían sus películas135. En ese año los vínculoscon México y Argentina fueron muy importantes, en aras de formar esa mecacinematográfica para los mercados católicos e hispanohablantes136. Las ideas de OrtizMuñoz significan un catálogo de los principios que habrían de regir ese proyectofílmico fracasado. Ortiz Muñoz quiso construir el reino de Dios en la tierra, él era unhombre de fe, en el sentido religioso y en el de Oakeshott. Ortiz cree ciegamente en unapolítica estatal, en este caso montada en la religión como su instrumento táctico,mientras que su estrategia es la perfectibilidad del ser humano. La arrogancia y laprepotencia, como las define Bobbio son evidentes en esta empresa, la fe en suactuación corrige la que el cree obra de Dios, la de un hombre malo por naturaleza alque él ayudará a redimir.

43 Michel Foucault plantea que “[...] el discurso [...] no es simplemente lo que manifiesta (o

encubre) el deseo; es también el objeto del deseo”137, y está vinculado con el poder, de

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manera que lo que se prohíbe muestra “[...] aquel poder del que quiere uno adueñarse”138, de manera que en lo que prohíbe y elude, alude y convoca. La preocupación por lasexualidad parece en Ortiz Muñoz casi tan fuerte como lo es, muy de otro modo, enSigmund Freud. ¡Quién lo dijera!

NOTAS

1. Madrid, Imprenta de Editorial Magisterio español, 1946.

2. Entre 1937 y 1945 el organismo se llama Junta Superior de Censura Cinematográfica, y en este

último año Junta de Clasificación y Censura de Películas Cinematográficas, hasta 1963 en que es

Junta de Censura y Apreciación de Películas, en 1973 Junta de Ordenación y Apreciación de pelí

culas Cinematográficas y en 1974 Junta de Calificación y Apreciación de Películas hasta su

suspensión en 1977. En un primer momento depende del Ministerio del Interior, luego de Educaci

ón Nacional y más tarde de Información y Turismo.

3. Rosa AÑOVER, La política cinematográfica española. 1939-1945, Madrid. Memoria de Licenciatura.

Universidad Complutense de Madrid. Facultad de geografía e Historia. Departamento de Historia

Contemporánea, Septiembre de 1982.

4. Román GUBERN y Doménech FONT, Un cine para el cadalso. Cuarenta años de censura cinematográ

fica en España, Barcelona, Euros, 1975 (Colección España: Punto y Aparte), p. 208.

5. Los expedientes de censura cinematográfica están en la Sección Junta de Calificación y

Apreciación de Películas del Archivo General de la Administración, Sección Cultura, sita en Alcalá

de Henares. Abarca el período 1939-1977 y está conformado por 1396 cajas con 50472

expedientes organizados en gruesos tramos cronológicos.

6. ORTIZ, op. cit., p. 7.

7. Teodoro GONZÁLEZ BALLESTEROS, Aspectos jurídicos de la censura cinematográfica en España: con

especial referencia al período 1936-1977, Madrid, Universidad Complutense, 1981, p. 352.

8. Uso este término clásico de Louis ALTHUSSER porque precisa el caso que nos ocupa, al llamar

así a ciertas instituciones especializadas que sirven a la función represora del Estado desde el

plano ideológico. “Ideología y aparatos ideológicos del Estado”. En La filosofía como arma de la

revolución en Cuadernos de Pasado y Presente, n° 4, México, Siglo XXI Editores, 1974, p. 109-110.

9. Román GUBERN y Doménech FONT, op. cit., p. 9.

10. Ibid., p. 18.

11. ORTIZ, op. cit., p. 5. La Comisión Nacional de Censura Cinematográfica atendía casos no

contemplados por la Junta y de apelación.

12. Ibid., “Normas Generales de Producción”, p. 25.

13. Ibid., Apéndice I, “As enforced by the motion Picture Association” Code de [sic] Production

Standards, p. 33.

14. Ibid., Art. 9, Cap. I, “Delitos”, Art. 2-9, p. 26.

15. Ibid., Cap. I “Crimes against the Law”, Art. 4, p. 34.

16. Ibid., Cap II, “Sexo”, Art. 13-c, p. 27.

17. Ibid., Cap. II, “Sex”, Art. 7, p. 34.

18. Ibid., Cap. IV, “Bailes”, Art. 24, p. 28.

19. Ibid., Cap. VIII, “Religion”, Art. 1-3, p. 35.

20. Ibid., Cap. VII, “Religión”, Art. 33-38, p. 29.

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21. Ibid., Cap. VIII, “Instituciones nacionales”, Art. 40, p. 29.

22. Ibid., Cap. VIII, “Repellent subjets”, Art. 6, p. 29-30.

23. Ibid., p. 30.

24. Ibid., p.5.

25. Ibid.

26. Ibid.

27. Ibid, p. 30.

28. Ibid., p. 6.

29. Ibid., p. 30.

30. Ibid., p. 6.

31. Ibid.

32. Ibid., p. 15.

33. Ibid., p. 17.

34. Ibid., p. 6.

35. Ibid.

36. Ibid., p. 13.

37. Ibid., Apéndice II, “Carta Encíclica de S.S. el Papa Pío XI acerca de los espectáculos

cinematográficos”, p. 44.

38. Michel FOUCAULT, El orden del discurso, Lección inaugural pronunciada en el Collège de

Francia el 2 de diciembre de 1970, Barcelona, Tusquets Editores, Col Fábula, 1999.

39. ORTIZ, op. cit., p. 6.

40. Ibid.

41. Ibid., p. 7.

42. Ibid., p. 6.

43. Ibid., Encíclica, p. 40.

44. Ibid., p. 5.

45. Ibid., p. 17.

46. Secretariado Nacional de la Comisión Episcopal española de Cine, Radio y Televisión. Guía de

películas estrenadas. (1954-1959), Madrid, Delegación Eclesiástica Nacional de Cinematografía-Fides

Nacional, p. 1060.

47. “Elogio de la templanza”. En Norberto BOBBIO, Elogio de la templanza y otros escritos morales,

Madrid, Temas de Hoy S.A., 1997, p. 55.

48. Ibid., p. 56.

49. ERASMO, La educación del príncipe cristiano, citado por Bobbio, op. cit., p. 57.

50. Ibid., p. 59.

51. Ibid., p. 61-62.

52. Michael OAKESHOTT, La política de la fe y la política del escepticismo, México, FCE, 1998.

53. Roger BARTRA, Las redes imaginarias del poder político, México, Océano, 1996.

54. Michel FOUCAULT, op. cit.

55. Lo entiendo como un sistema de ideas, imágenes, conceptos, valores que emergen de una

sociedad dada para cumplir una función adecuada a los intereses de un determinado grupo

social, que se intenta imponer a la sociedad en su conjunto o a grupos de ella para que sea “

dominante”, lo que rara vez se logra, produciéndose siempre un campo de tensión.

56. Conjunto de ideas no conscientes ni sistematizadas, emociones, valores, afectos y temores

que se traducen en comportamientos, rituales, prácticas y actitudes, aceptaciones y rechazos

muchas veces sin una consistencia aparente. No son homogéneas, pese a que así se trataron

anteriormente.

57. José ORTEGA Y GASSET, Ideas y creencias, Madrid, Espasa Calpe, 1940 (Ed. Austral).

58. Michel FOUCAULT, Historia de la sexualidad. I. La voluntad de saber, México/España, Siglo

Veintiuno Editores, 1977, p. 116.

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59. Antonio GRAMSCI, La formación de los intelectuales, México, Grijalbo, 1977. También de este

autor, Cultura y Literatura, Barcelona, Península, 1977, y Obras, México, Juan Pablos, 1975.

60. Pierre BOURDIEU, La distinción. Criterios y bases sociales del gusto, México, Taurus/Aguilar,

2002.

61. Se dice que una cultura se comparte cuando hay palabras y hábitos lingüísticos, tradiciones,

comportamientos, ritos, convenciones, gestos, valores, creencias, representaciones e imágenes

colectivas que tienen significados comunes y devienen en símbolos. Estamos entonces ante un

imaginario compartido.

62. Manuel TUÑÓN DE LARA, “El krausismo y la Institución Libre de Enseñanza: sus diversas

proyecciones en la vida cultural española. Giner. Azcárate. Cossío”, Medio siglo de cultura española

(1885-1936), Madrid, Tecnos, 1970, p. 37.

63. Teresa RODRÍGUEZ DE LECEA, “La Institución Libre de Enseñanza. La escuela de la Institución

”, Historia 16, Madrid, año 5, n° 49, p. 73.

64. TUÑÓN DE LARA, op. cit., p. 46.

65. Ver Donald M. LOWE, Historia de la percepción burguesa, México, FCE (Breviarios, 430), 1986

[1982], p 20.

66. Michel DE CERTEAU, “La magistrature devant la sorcellerie au XVII e siècle”, L’Absent de l’h

istoire, Tours, Maison Mame (Sciences Humaines et Ideologies), 1973.

67. ORTIZ, op. cit., Encíclica...., p. 42-43.

68. Ibid., p. 13.

69. Los conceptos que dominan en su propio tiempo son llamados aquí dominantes o hegemón

icos, otros parecen adelantarse y abrir nuevos tiempos y/o expectativas, son los emergentes, que

no siempre son bien aceptados y otros tienen su sentido del pasado y es por las inercias como se

mantienen vigentes. Lo residual no es necesariamente obsoleto, puede ser vivido como válido

aunque surja de necesidades sociales previas. Ver en un sentido similar Raymond WILLIAMS,

Marxism and Literature, Oxford, Oxford university Press, 1977, p. 121-127.

70. Michel. FOUCAULT, Las palabras y las cosas. Una arqueología de las ciencias humanas, México-Espa

ña, Siglo XXI Editores, 1979 [1966], p. 5.

71. Umberto ECCO, Apocalípticos e integrados, México, Lumen y Tusquets Editores, 1995 [1965], p.

51.

72. O sea, de acuerdo con Pierre Bourdieu, un espacio estructurado, relativamente autónomo,

con códigos de significación propios, instituciones específicas, jerarquías, normas de

funcionamiento y en el cual hay tensiones de índole muy diversa. “Algunas propiedades de los

campos”, Sociología y cultura, México, Ed. Grijalbo-Consejo Nacional para la Cultura y las Artes,

1990.

73. ORTIZ, op. cit., Cap. VI, “Vulgaridad”, Art. 32, Proyecto... p. 29.

74. Ibid., Cap. V, “Indumentaria”, Art. 26-31, Proyecto... p. 28.

75. Pierre BOURDIEU, op. cit.

76. Ibid., p. 7-8.

77. Ibid., Encíclica... p. 39.

78. Ibid., p. 24.

79. Ibid., Art. 2-Art. 11, “Otros delitos”, Proyecto... p. 26.

80. Román GUBERN, Del bisonte a la realidad virtual. La escena y el laberinto, Barcelona, Anagrama

(Colección Argumentos), 1996, p. 45.ORTIZ, op. cit., p. 23.

81. ORTIZ, op. cit., p. 23.

82. Ibid., p. 24.

83. Michel FOUCAULT, El orden del discurso, op. cit., p. 53.

84. Ibid., p.14.

85. ORTIZ, op. cit., Encíclica..., p. 42.

86. Ibid., p. 10.

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87. Ibid., p. 11.

88. Ibid.

89. Ibid., p. 8.

90. Ibid., p. 12.

91. Ibid., p. 17.

92. Ibid., p. 23.

93. Ibid., p. 17.

94. Ibid., p. 8.

95. Ibid., p. 12.

96. Ibid., p. 11.

97. Ibid., p. 12.

98. Ibid., p. 22.

99. Ibid., p. 23.

100. Ibid., p. 12.

101. Ibid., p. 21.

102. Ibid., Encíclica…, p. 41.

103. Ibid., p. 40.

104. Ibid., p. 8.

105. Ibid., p. 17.

106. Peter BROOKS, The melodramatic Imagination. Balzac, Henry James. Melodrame and the Mode of

Excess, New Haven/Londres, Yale university Press, 1976.

107. ORTIZ, op. cit., p. 8-9.

108. Ibid., p. 9.

109. Ibid., p. 16.

110. Ibid., p. 13.

111. Ibid., p. 13-14.

112. Ibid., p. 14.

113. Ibid.

114. Ibid.

115. Ibid., Encíclica, p. 44-47.

116. Fredrick B. PIKE, Hispanismo, 1898-1936. Spanish Conservatives and Liberals and their Relations

with Spanish America, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1971, p. 277.

117. R. DE MAEZTU, Defensa de la hispanidad, Buenos Aires, Poblet, 1941, p. 45.

118. ORTIZ, op. cit., Epílogo..., p. 31.

119. Ibid., p. 31-32.

120. Ibid., p. 42.

121. Ibid., p. 12-13.

122. Ibid., p. 13.

123. Ibid., p. 12.

124. Ibid., p. 18.

125. Ibid., pp 6-7.

126. Ibid., p. 9.

127. Ibid.

128. Ibid.

129. Ibid., p. 9-10.

130. Ibid., p. 24.

131. Ibid., p. 18.

132. Ibid., p. 17.

133. Ibid., Encíclica..., p. 41.

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134. Ernesto GIMÉNEZ CABALLERO, Amor a Méjico (A través de su cine), Madrid, Seminario de

Problemas Hispanoamericanos. 1948, Cuadernos de Monografías, n° 5.

135. He trabajado el tema en “‘Toda la mugre latina’: Cuentos de hadas, censura española y cine

mexicano en los años cuarenta y cincuenta”. En prensa para actas del VI Congreso Internacional

del GRIMH: Image et Imagination, Lyon.

136. He trabajado el tema en “Relaciones de celuloide: El primer Certamen Cinematográfico Hispanoamericano. Madrid: 1948”.

En Clara LIDA (Coord), México y España durante el primer franquismo: 1939-1950. Rupturas formales,

relaciones oficiosas, México, El Colegio de México, 2002. “Enamorada (Fernández, 1946) en Madrid:

la recepción de una película mexicana en la España franquista”. En Angel MIQUEL, Jesús NIETO

SOTELO y Tomás PÉREZ VEJO (Comp.), Imágenes cruzadas. México y España, siglos XIX y XX,

Cuernavaca, Universidad Autónoma del Estado de Morelos, 2005. Con re-edición En Javier

HERRERA y Cristina MARTÍNEZ-CARAZO (Ed), Hispanismo y cine. Frankfurt-Madrid, Vervuet-

Iberoamericana, 2007. También en “Imágenes fílmicas de México en la España franquista: la mirada de

Ernesto Giménez Caballero”. En Entrepasados. Revista de Historia, Año XII. N°23, Buenos Aires, 2002.

137. FOUCAULT, El orden del discurso, op. cit., p. 14.

138. Ibid., p. 15.

RESÚMENES

Francisco Ortiz Muñoz dio en Madrid en 1946 una conferencia y como producto de ella publicó

Criterios y normas morales de censura cinematográfica. Conferencia pronunciada en el Salón de

Actos del Consejo Superior de Investigaciones Científicas el día 21 de junio de 1946. Eran los años

en que la censura estaba ya suficientemente impuesta para tener criterios establecidos, pues ya

habían pasado muchas películas bajo la mirada inquisidora de la Junta de Clasificación y Censura

de Películas Cinematográficas, pero las normas no eran claras, pues la primera codificación es de

abril de 1963. La discrecionalidad de los censores era común, pero este texto representa una

primera sistematización que da cuenta de los andamios ideológicos de la política censora tanto

como de las medidas que cada vez más se aplicaban rígidamente.

Francisco Ortiz Muñoz a prononcé à Madrid en 1946 une conférence qu’il a ensuite publiée sous

le titre Criterios y normas morales de censura cinematográfica. Conferencia pronunciada en el

Salón de Actos del Consejo Superior de Investigaciones Científicas el día 21 de junio de 1946. À

cette époque, la censure était déjà bien en place et ses critères établis, car de nombreux films

étaient déjà passés devant l’œil inquisiteur de la Junta de Clasificación y Censura de Películas

Cinematográficas ; mais, pour autant, ses normes n’étaient pas vraiment claires, car la première

codification de la censure à proprement parler date du mois d’avril 1963. L’arbitraire des

censeurs était courant, mais ce texte représente une première tentative de systématisation qui

rend compte des attentes idéologiques qui sous-tendent cette politique de censure, ainsi que des

mesures concrètes qui en découlaient, et dont l’application était de plus en plus rigide.

ÍNDICE

Palabras claves: censura española, cine español, Ortiz Muñoz (Francisco), junta de clasificación

y censura de películas cinematográficas

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AUTOR

JULIA TUÑÓN

DEH-INAH, México

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Censure et cinéma à cuba : l’affaire P.M.Emmanuel Vincenot

1 Comme dans de nombreux pays, l’histoire du cinéma à Cuba a été marquée par la

censure, et même si les cas les plus célèbres et les plus polémiques se sont produitsaprès la Révolution, l’époque prérévolutionnaire a elle aussi connu son lotd’interdictions. Si l’on en croit la presse américaine, la diffusion d’œuvrescinématographiques faisait dès 1910 l’objet de contrôles1, mais il semble qu’il ait falluattendre une dizaine d’années avant que la censure soit systématisée et gérée par unestructure administrative spécifique. Le 30 juin 1922, le Comité Censor de Películas futofficiellement créé, afin de lutter contre l’apologie du crime et du vice à laquelle selivrait trop souvent, selon le législateur, le cinéma de l’époque2. Un journal canadien,qui rapporte la naissance de ce comité, précise que ses cinq membres veillaient à ne paslaisser passer les scènes de baisers trop fougueux ainsi que les films expliquant à lajeunesse comment échapper aux foudres de la loi3. L’existence de cet organisme futcependant de courte durée, puisqu’en septembre 1926 il était remplacé par la ComisiónRevisora de Películas (CRP), dont la mission était de classer les films en fonction de l’âgedu public, et d’exercer une censure essentiellement morale. Il semble que, dans unpremier temps, les films furent évalués sans critères bien définis, un code de censureofficiel n’étant rédigé et appliqué qu’en 19384. En février de cette année-là, le contrôlemoral des films fut également étendu aux bandes-annonces et aux affiches placardéesdans les vestibules des cinémas, les photos dénudées étant alors interdites5. Lepuritanisme des censeurs était d’ailleurs tellement poussé que le milieucinématographique protesta en 1939, de même que les distributeurs européens, quitrouvaient que leurs films étaient plus souvent interdits aux mineurs que les filmsaméricains6. Face à cette levée de boucliers, le code finit par être modifié et assoupli7.

2 L’un des premiers cas connus de censure politique fut celui du Cuirassé Potemkine

(Sergueï Eisenstein, 1925), projeté une première fois en septembre 1927 à La Havane etaussitôt interdit par le régime du Général Machado8. En 1941, une nouvelle pousséeanticommuniste eut lieu, marquée par l’interdiction de 14 films soviétiques : Tchapaev

(Georgi et Sergueï Vasiliev, 1934) et Lénine en Octobre (Mikhail Romm, 1937) furent ainsi

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frappés par la censure à partir du mois d’avril, de même que Le Cuirassé Potemkine, unenouvelle fois privé de distribution9. Cette mesure ne fut cependant que de courte durée,tous les films étant à nouveau autorisés en janvier 194210. Quelque temps plus tard, enaoût 1944, le champ d’action de la censure fut renforcé et les courts-métrages étrangersainsi que les actualités étrangères durent passer devant la CRP11. Un an plus tôt, enjuillet 1943, un film cubain avait par ailleurs été inquiété par l’administration : l’un desépisodes du film à sketches Dos cubanos en la guerra (Manuel Alonso, 1943), accusé deporter atteinte à l’honneur de la Marine nationale, dut être retiré de l’affiche pendantneuf mois12. Dix ans plus tard, c’était à la coproduction mexicano-cubaine Mulata

(Gilberto Martínez Solares, 1954) de devoir répondre aux accusations d’atteinte au bongoût : la CRP jugeait en effet cette œuvre « grosera, chabacana e indecente »13 (suite auxprotestations du producteur mexicain, le film finit néanmoins par être autorisé par legouvernement). Durant la dictature du Général Batista, plusieurs courts-métragesfirent l’objet de poursuites plus sérieuses, en raison de leur contenu politiquecontestataire. C’est ainsi que El Mégano (Julio García Espinosa, 1955)14 et Jocuma (JoséAntonio Sarol, 1955) furent presque simultanément saisis par la police secrète, quis’empara un peu plus tard de La cooperativa del hambre (José Antonio Sarol, 1957)15, autredocumentaire jugé subversif. À chaque fois, les négatifs furent saisis et les auteursmenacés physiquement.

3 Après la Révolution, la censure perdurera mais ses critères évolueront. Le contrôle

moral sera maintenu, mais le contrôle idéologique changera de camp. En octobre 1959,est créée la Comisión de Estudio y Clasificación de Películas, en remplacement de laComisión Revisora de Películas16. Le nouvel organisme est placé sous la tutelle del’ICAIC, l’Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie Cinématographiques, lui-même fondépar le nouveau pouvoir quelques mois auparavant. Au cours des années suivantes,plusieurs films cubains jugés problématiques auront maille à partir avec les instancescinématographiques révolutionnaires ; c’est ainsi que Una vez en el puerto (AlbertoRoldán, 1964), documentaire sur un quartier du port de La Havane, est retiré de lacirculation après seulement deux diffusions à La Havane17 et que Un poco más de azul

(Fausto Canel, 1964), court-métrage abordant la question de l’exil, est interdit dediffusion18. La direction de l’ICAIC a pourtant produit ces œuvres et approuvé leurscénario. Par la suite, d’autres films connurent des problèmes similaires, mais parmitous les cas de censure recensés dans l’histoire du cinéma révolutionnaire cubain,aucun n’eut le retentissement de « l’affaire P.M. ».

Le contexte de l’affaire P.M.

4 Avant de tenter de retracer l’histoire de ce scandale qui éclata en 1961, il est nécessaire

d’évoquer rapidement le contexte dans lequel il eut lieu, afin de mieux comprendre lestenants et les aboutissants d’une affaire qui secoua le milieu culturel cubain. L’année1961 fut marquée à Cuba par la tentative d’invasion de la Baie des Cochons, opérationqui se déroula entre le 17 et le 18 avril, et qui déboucha sur une victoire totale desforces révolutionnaires. Deux jours auparavant, le 15 avril, Fidel Castro avait proclamépour la première fois le caractère socialiste de la Révolution. Ces journées d’avril 1961marquent donc un point de non-retour dans la vie politique cubaine, ainsi que dans lesrelations internationales du régime, qui rompt définitivement avec les États-Unis. Cettemarche vers le communisme et la crise avec les USA a certes débuté dès les premiers

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mois de l’année 1959, mais elle trouve dans l’épisode de Playa Girón son pointculminant. Dans ce contexte de radicalisation politique et de mobilisation contrel’agression étrangère (un mouvement qui s’est intensifié dès le début de l’année 1961, lerégime ayant anticipé l’invasion), tous les secteurs de la société cubaine sont souspression, y compris les artistes et les intellectuels. La chasse aux contre-révolutionnaires bat son plein, et plusieurs dizaines de milliers de Cubains soupçonnésd’être favorables à une intervention américaine sont emprisonnés à titre préventif19.Tous les médias officiels (presse, radio, télévision, alors déjà passés sous contrôlerévolutionnaire) relaient les mots d’ordre du gouvernement et entretiennent un climatde mobilisation. L’ICAIC participe à l’effort de propagande en produisant desdocumentaires et des reportages diffusés dans le Noticiero Latinoamericano (comme parexemple Ganaremos la paz – Roberto Fandiño, 1961 –, tourné avant le conflit, ou Muerte al

invasor – Tomás Gutiérrez Alea, 1961 –, qui célèbre la victoire de l’Armée Rebelle).

La production de P.M.

5 Pendant que l’île se prépare à résister à une attaque américaine, un jeune caméraman,

Orlando Jiménez Leal, est chargé par le directeur de l’information de la chaîne detélévision Canal 2 de réaliser un reportage sur le sujet (Canal 2, comme les autreschaînes de télévision, a été nationalisée après la Révolution et est alors placée sous lecontrôle plus ou moins direct du journal Revolución, dirigé par Carlos Franqui). JiménezLeal doit filmer les préparatifs militaires à La Havane et prendre le pouls de lamobilisation populaire à travers la ville20. Le lendemain, il rapporte 4 minutes d’imagesqui montrent, en montage parallèle, des militaires sur le Malecón et des gens quis’amusent dans les bars du port. À la surprise du caméraman, le reportage est refusépar la chaîne, qui juge que le moment n’est pas opportun pour diffuser ces images. Ledirecteur de l’information propose à Jiménez Leal de remonter le reportage, enenlevant les images tournées dans les bars et en se concentrant sur les préparatifsmilitaires, afin de livrer une vision plus héroïque du moment. Orlando Jiménez Lealrefuse la proposition qui lui est faite et préfère pour sa part élaborer un court-métrageà partir du matériel déjà filmé, en ne conservant que les séquences tournées dans lesbars, et en évacuant toutes les images militaires. Il s’agissait en fait de s’extraire ducontexte politique pour réaliser une œuvre poétique, une « ode à la nuit » selon lespropos du réalisateur. Pour mener à bien ce projet, Jiménez Leal décide de s’associer àSabá Cabrera Infante, un jeune réalisateur qui a tourné quelques films amateurs, et quiest par ailleurs le frère du romancier et critique de cinéma Guillermo Cabrera Infante.Le tournage va se dérouler pendant quelques week-ends, sans doute durant le mois demars ou avril 1961 (Orlando Jiménez Leal ne se souvient plus de la date exacte), avecdes moyens dérisoires (une caméra légère, un vieux magnétophone et 500 pesosavancés, semble-t-il, par Guillermo Cabrera Infante, qui souhaitait en échange que lefilm soit diffusé en premier sur Lunes en TV, programme culturel diffusé tous les lundissur Canal 2, et produit par le magazine Lunes de Revolución, dont il était le directeur21).La pellicule a dû être achetée au marché noir car l’ICAIC contrôle l’importationofficielle de matériel cinématographique. Le tournage ne prendra que 2 ou 3 nuits, lesdeux réalisateurs allant rapidement d’un lieu de tournage à un autre : Regla, Playa deMarianao, où sont installés le bar de Chori, un musicien célèbre de l’époque, et le caféRaúl. Jiménez Leal et Cabrera Infante filment également les bars de Muelle de Luz, unvieux quai du port de La Havane. Le tournage est rapide, de même que le montage,

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effectué en quelques jours à peine (la plupart des séquences avaient déjà été montéesdirectement à la caméra, lors du tournage). Pour effectuer ce travail, les réalisateurs nefont pas appel aux moyens de l’ICAIC, mais se rendent dans l’un des dernierslaboratoires indépendants de La Havane, Telecolor, qui avait appartenu à la chaîneCanal 2 avant sa nationalisation, et dont l’un des gérants de l’époqueprérévolutionnaire, une connaissance d’Orlando Jiménez Leal, était resté en place. Iltravaillait maintenant sous le contrôle d’un administrateur de l’ICAIC, Miguel Fleitas(futur réalisateur de documentaires). Dans les locaux de Telecolor, Jiménez Leal et SabáCabrera Infante révèlent puis montent les images qu’ils ont tournées, mais ils ignorentqu’Alfredo Guevara, le tout-puissant directeur de l’ICAIC, est informé de leurs activitéspar Miguel Fleitas et vient même régulièrement surveiller leur travail quand ils sontabsents22.

6 Le film est terminé après l’épisode de Playa Girón, c’est-à-dire fin avril 1961, et montré

une première fois dans un petit cinéma (El cinecito de los Estudios del Río, soit la salledes laboratoires Telecolor), puis une nouvelle projection est organisée dans les locauxde Lunes de Revolución23, en présence des responsables du magazine, dont GuillermoCabrera Infante et Carlos Franqui, ainsi que de quelques invités. La réaction desspectateurs est très positive, et le film est alors reçu comme une « bouffée d’air frais »,alors que l’ICAIC d’Alfredo Guevara concentre la quasi-totalité de la productioncinématographique cubaine et que ses premières réalisations sont jugées tropacadémiques par les membres de Lunes de Revolución. Peu de temps après, le film estdiffusé, comme prévu, dans le cadre du programme Lunes en TV, sur Canal 2, à lasatisfaction, semble-t-il, de nombreux spectateurs, qui envoient des lettres defélicitations à la chaîne. Encouragés par cet accueil favorable, Orlando Jiménez Leal etSabá Cabrera Infante décident d’organiser une projection au Rex, un cinéma de LaHavane spécialisé dans les documentaires et les programmes d’actualités. Ils souhaitenten effet que leur travail soit projeté dans des conditions techniques optimales, et cettesalle dispose depuis peu d’un excellent projecteur24. Le choix de cette salle ne s’expliquepas uniquement par des raisons techniques : Jiménez Leal en connaît personnellementle gérant et, par ailleurs, cette salle est à l’époque l’une des rares à ne pas être contrôléepar l’ICAIC (ce détail permet de comprendre à quel point la volonté d’indépendanceétait au cœur de la démarche des deux cinéastes).

7 Quand les responsables de la salle visionnent le film, ils acceptent aussitôt de le diffuser

et proposent un contrat pour deux semaines d’affiche. Auparavant, il faut remplir uneformalité administrative : l’exploitant doit s’assurer que les films qu’il projette ont reçuun visa d’exploitation délivré par la Comisión de Estudio y Clasificación de Películas,qui, comme nous l’avons vu, dépend depuis octobre 1959 de l’ICAIC. À ce moment,l’ICAIC n’a jamais censuré de films cubains. Il existe juste un précédent : en novembre1960, une interdiction collective de diffusion, pour des raisons esthétiques et politiques,a frappé plusieurs dizaines de films mais tous les titres visés étaient étrangers. Commenous l’apprend María Eulalia Douglas :

El Consejo de Dirección del ICAIC dicta la Resolución n° 119 de noviembre 16, queprohibe la exhibición pública o privada de 87 filmes extranjeros, considerados de« ínfima calidad técnica y artística, cuyo contenido y tendencia reaccionariosresultan deformantes de la historia y la realidad ».25

8 Ce qui retient l’attention, ce sont bien entendu les motifs de la censure : on voit se

mettre en place une évaluation qualitative et se modifier ainsi la conception du cinémaà Cuba. Auparavant, un film était avant tout un objet commercial ; à présent, il est

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considéré comme une œuvre d’art, et peut être censuré pour sa médiocrité. Cetteévaluation artistique se double d’un jugement politique : les films interdits (sans doutedes navets mexicains et des séries B hollywoodiennes) se voient reprocher leur contenuidéologique autant que leur forme. Les films interdits seraient coupables de déformer laréalité. Cette notion vague sera reprise dans l’interdiction de P.M.

La censure : les faits

9 Les réalisateurs de P.M. se rendent le 12 mai à l’ICAIC pour y déposer une copie de leur

travail ainsi qu’une demande de visa d’exploitation. Une semaine plus tard, à leurgrande surprise, ils apprennent de la bouche de Mario Rodríguez Alemán, membre de laCECP, que P.M. est non seulement interdit de diffusion, mais que la copie est égalementconfisquée. La décision a été prise par le gouvernement révolutionnaire lui-même. Lesraisons invoquées sont les suivantes : le film ne représente pas le peuple cubain dansles circonstances du moment, il offre une vision déformée de la réalité cubaine. Desarguments déjà employés en novembre 1960 pour interdire plusieurs films étrangers.Dans un texte conservé à la Cinemateca de Cuba, et daté du 30 mai 1961, les critiques dela CECP sont exposées par écrit (ce texte fut communiqué par l’ICAIC à la Asociación deEscritores y Artistas) :

La Comisión de Estudio y Clasificación de Películas del ICAIC, considerando que lacinta denominada "P.M.", técnicamente dotada de valores dignos de consideración,ofrecía una pintura parcial de la vida nocturna habanera que, lejos de dar alespectador una correcta visión de la existencia del pueblo cubano en esta etaparevolucionaria, la empobrecía, desfiguraba y desvirtuaba, decidió, en uso de susfacultades, prohibir la exhibición de la película mencionada dentro del territorionacional.

10 Orlando Jiménez Leal et Sabá Cabrera Infante sont sous le choc : révolutionnaires

convaincus et militants, ils ont participé à la mobilisation militaire au moment de latentative d’invasion de Playa Girón, et ne comprennent pas en quoi leurs images sontdangereuses pour la Révolution au point de devoir être censurées. Cependant, ils saventqu’un climat de contrôle politique des artistes a commencé à se mettre en place : despressions ont été exercées sur des écrivains pour qu’ils renoncent à publier un texte surdes peintres (comme Portocarrero) pour qu’ils changent de style et s’orientent vers leréalisme socialiste. Comme l’écrit Jiménez Leal : « Había un descontento entre losescritores, artistas y pintores, inclusive antes de la prohibición de P.M. »26. Les deuxcinéastes commencent par organiser de nouvelles projections du film dans les locauxde la rédaction de Lunes de Revolución. Ils montrent P.M. à ceux de leurs amis du journalqui n’ont pas encore vu leur travail et réfléchissent à la façon de réagir à l’interdictiondu film. Carlos Franqui, directeur de Revolución, et Guillermo Cabrera Infante, directeurde Lunes de Revolución, s’impliquent dans l’affaire et préconisent de traiter à l’amiable leproblème, en contactant directement Alfredo Guevara. Franqui téléphone à Guevara,mais Guevara reste inflexible et répète les mêmes mots que ceux prononcés par MarioRodríguez Alemán.

11 Les responsables de Lunes comprennent que la censure de P.M. va au-delà du film et

revêt des implications qui concernent l’ensemble du monde artistique et intellectuelcubain. Par le biais de P.M., c’est Lunes qui est menacé, ainsi que la place même del’artiste dans la société révolutionnaire. Ce qui se met en place, c’est un régime de typesoviétique, qui va exiger l’embrigadement des créateurs et des intellectuels. Guillermo

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Cabrera Infante décide de faire circuler une pétition parmi les artistes, qui recueillerapidement 200 signatures. La censure de P.M. fait scandale et de nombreux artisteshostiles à la perspective d’une soviétisation de la culture prennent la défense du film.Les inquiétudes nées du climat oppressant des dernières semaines et derniers mois secristallisent autour de P.M. Néstor Almendros, le 21 mai, publie une critique trèspositive de P.M. dans la revue Bohemia, un texte qui est en fait un affront au cinéma« officiel » de l’ICAIC, que le critique taxe indirectement d’académisme :

He aquí una película corta cubana que resulta una auténtica joya del cineexperimental. Comencemos por recomendarla entusiasmados. Bien pocas veces, sino ninguna, el espectador habrá tenido la oportunidad de ver una película nuestraque haya llegado tan hondo en la realidad de un aspecto de la vida popular […].« P.M. » es enormemente realista pero es también enormemente poética.27

12 Le 25 mai, Tomás Gutiérrez Alea envoie un mémorandum à Alfredo Guevara, dans

lequel il évoque P.M., parfois implicitement. Il condamne la censure d’œuvresproblématiques (il suggère de réfléchir plutôt aux questions qu’elles soulèvent) etsurtout reproche très clairement à Guevara d’être un autocrate. Il l’avait déjà mis engarde dans un précédent mémorandum, rédigé le 4 février 196128. Il dresse à présent leconstat suivant, sans appel : « Continúa la centralización excesiva en manos de una solapersona de todos los problemas relativos al cine en nuestro país.29 »

13 Face au vent de protestation qui se lève, Alfredo Guevara décide d’organiser, le 31 mai

1961 au soir, une projection du film à la Casa de las Américas, en présence du comitéorganisateur du premier Congreso de Intelectuales y Artistas qui doit bientôt avoir lieu(il est présidé par Nicolas Guillén, un communiste). Dans la salle, de très nombreuxartistes et intellectuels, qui sont invités à débattre du film après la projection.L’événement est organisé par les dirigeants marxistes de l’ICAIC (Alfredo Guevara, JulioGarcía Espinosa), appuyés par des intellectuels communistes (Mirta Aguirre, critique dujournal Hoy, et Edith García Buchaca, directrice du Consejo Nacional de Cultura30). Laréunion s’avère houleuse, les artistes défendant le film contre les organisateurs, quiqualifient P.M. de contre-révolutionnaire. D’après Orlando Jiménez Leal, lesresponsables de l’ICAIC, voyant les débats leur échapper, font la proposition suivante :la censure sera levée si les organisations de masse (Federación de Mujeres Cubanas,CDR, etc.) voient le film et ne s’opposent pas à sa diffusion. En fait, cette propositionsemble avoir été déjà formulée la veille de la réunion et envoyée à l’Association desÉcrivains et Artistes. Le texte de la communication (dont une copie, datée du 30 mai, estarchivée à la Cinemateca de Cuba) précise en effet, à propos de l’interdiction frappantP.M. :

Esta decisión, que ha parecido justa a altas autoridades del Gobierno Revolucionarioy a distinguidos intelectuales y artistas, ha suscitado también entre otras personasdescontento y, aún más, el temor a que la medida entrañe un posible ataque a lalibertad creadora en el terreno de lo estético.Ante este hecho, el ICAIC, a la vez que mantiene la vigencia de la resolución queprohibe la presencia de “P.M.” en nuestros cines hace saber que está presto arectificarla tan pronto exista una solicitud en tal sentido, firmada por cualquierorganización de masas del pueblo cubano : CTC, FEU, Asociación de Jóvenes Rebelde,Federación Democrática de Mujeres, etc.A este fin, el ICAIC proyecta ofrecer exhibiciones privadas de "P.M." ante lasorganizaciones mencionadas, así como la UIE, las Milicias NacionalesRevolucionarias y cualquier otra cuyo nombre se le sugiera.El ICAIC opina que nadie más autorizado que estos organismos populares paradeterminar si la prohibición de "P.M." es una justa medida de protección.

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14 Comme les défenseurs de P.M. savent que cette proposition est un piège (les

organisations, contrôlées par les communistes, voteront évidemment la censure dufilm), ils la rejettent catégoriquement. Tout le monde se met alors d’accord pourévoquer le sort du film pendant le prochain Congreso de Intelectuales y Artistas. Pourles « libéraux », il s’agit de gagner du temps et de trouver un moyen de s’organiser pourrésister aux communistes. Mais le lendemain, 1er juin, la décision de censurer le film estpubliée dans le journal communiste Hoy. Les raisons de l’interdiction sont précisées, etles rédacteurs du texte prétendent que la décision a été prise par l’ensemble desparticipants, y compris les auteurs du film, à l’issue de la réunion de la veille. C’estévidemment un mensonge31, mais la décision de censurer P.M., maintenant officielle, nelaisse que peu de recours. La Cinemateca de Cuba conserve une copie du texte, rédigésur papier à en-tête de l’ICAIC, et intitulé « Acuerdo adoptado por la Comisión deEstudio y Clasificación de Películas »32. On peut y lire :

La Comisión de Estudio y Clasificación de Películas con fecha 31 de mayo de 1961, deacuerdo con las facultades que le concede la Ley, dictó prohibiendo la exhibición dela película "P.M.", realizada por los señores Sabá Cabrera Infante y Orlando Jiménez,por considerarla, en este año de la Educación nociva a los intereses del pueblocubano y su Revolución.Como la actitud asumida por esta Comisión ha dado pie a equívocos y malasinterpretaciones sobre el procedimiento que se ha seguido en esta oportunidad –que es el que se ha utilizado siempre en casos similares –, procedimiento por otraparte que se ajusta debidamente a lo señalado por la Ley, esta Comisión, de acuerdocon la Dirección del ICAIC, determinó exhibir la película a la Asociación de Artistasy Escritores, y al mismo tiempo que se hacía saber la prohibición de la misma, sesugería, por entender que era un camino democráticamente correcto y para que nohubiera duda alguna sobre los procedimientos de la Revolución en lo que respecta ala libre expresión, que dicho film fuera exhibido a distin [sic] OrganizacionesRevolucionarias como la CTC, Las Milicias, Las Asociaciones Campesinas, la UIE ocualquiera otra organización que allí se señalara, aclarando el ICAIC que si una solade estas organizaciones entendía que esta película no debía ser prohibida, esteorganismo aceptaría este fallo.El público, reunido en La Casa de Las Américas, formado por artistas intelectuales[sic], después de un extenso debate sobre dicho film, estuvo de acuerdo parabrumadora mayoría, especialmente por los defensores, o por los que simpatizabancon la película, en prohibir la exhibición del film y dar por concluído este incidente.Por consiguiente, la Comisión de Estudio y Clasificación de Películas, encumplimiento de la voluntad libremente manifestada en la reunión efectuada en LaCasa de Las Américas respecto al film "P.M." mantiene la prohibición de que seexhiba y procederá a la entrega de su copia a los realizadores lo que se informa a losinteresados a los efectos oportunos. La Habana 1ro. de junio de 1961

15 Mais un autre point de vue sur le déroulement des événements nous est donné par une

lettre de Tomás Gutiérrez Alea, qui nous fait rentrer dans les coulisses de la directionde l’ICAIC et nous montre que, derrière une unanimité factice, la gestion de la crise s’estfaite en petit comité. La lettre rédigée par le cinéaste le 3 juin 1961 évoque tout d’abordle communiqué du 30 mai, lu semble-t-il aux participants de la réunion du 31, avant laprojection de P.M. Puis la lettre précise que la déclaration de l’ICAIC a été faite sansconcertation, visiblement par décision personnelle d’Alfredo Guevara. Tomás GutiérrezAlea, qui, en tant que haut responsable de l’ICAIC, a vu P.M. en même temps que sescollègues de la direction de l’Institut, n’a jamais donné son accord pour censurer le filmet refuse d’être associé à une décision prise sans le consulter. Il décide donc de quitterla direction de l’ICAIC pour se consacrer exclusivement à la réalisation de films :

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AL CONSEJO DIRECTIVO DEL ICAIC La Habana, 3 de junio de 1961 Deseo hacerconstar mi decisión de renunciar al cargo de Consejero de ese Instituto. Aparte deotras razones que estoy dispuesto a discutir en su oportunidad, la que determinahoy esta decisión es la siguiente : como consecuencia de los problemas suscitadosalrededor de la película PM y de la forma en que se llevó a cabo su prohibición, elICAIC redactó un comunicado oficial donde exponía las razones que determinaronesa prohibición y el interés que se tenía en aclarar públicamente los hechos y lasposiciones asumidas. Ese comunicado fue leído antes de la proyección de la películaa un grupo de miembros de la Asociación de Artistas y Escritores.Independientemente del hecho de que podemos estar de acuerdo o no con lasrazones de dicho comunicado, hay una circunstancia que me impideresponsabilizarme con el mismo y seguir ocupando el cargo que actualmenteocupo : siendo yo una de las personas que formaba parte de la comisión del ICAICque vio la película y que dio su opinión sobre la misma, formando yo parte de laDirección de ese Instituto, y habiéndome interesado particularmente en que estosproblemas no tuvieran como consecuencia un daño mayor a la Revolución, opinoque los compañeros de la Directiva debieron haber contado conmigo a la hora deredactar el comunicado y de trazar la política que iba a seguir el ICAIC oficialmenteen la reunión de la Asociación de Artistas y Escritores. En cambio, fui excluido de las discusiones donde se trató el problema delcomunicado y se definió la política a seguir. Aquí aparecen nuevamente losprejuicios y las suspicacias que tantas veces hemos denunciado y que tanto dañohacen a la causa que todos estamos empeñados en defender. El método seguido y lasmotivaciones del mismo son totalmente inaceptables.33

16 La protestation de Gutiérrez Alea, qui ne fut pas rendue publique, resta sans effet, et ne

permit pas d’empêcher que le coup de grâce contre P.M. fût porté quelques jours plustard. Les réalisateurs du court-métrage décidèrent en effet d’écrire à Nicolás Guillénpour protester contre l’attitude de l’ICAIC, et demander une nouvelle réunion. MaisFidel Castro, alerté du scandale qui s’était formé autour de l’interdiction de P.M., décidade suspendre le Congreso de Intelectuales y Artistas, et d’organiser à la place unerencontre avec les intellectuels à la Biblioteca Nacional, afin de parler du film et de laplace de l’artiste dans la société. Cette réunion se déroula pendant trois vendredisd’affilée, les 16, 23 et 30 juin 1961. Devant un parterre nombreux d’artistes etintellectuels, le film fut à nouveau l’objet de débats dont l’issue était écrite d’avance, etau terme desquels Fidel Castro prononça un discours resté célèbre (ce texte constitued’ailleurs aujourd’hui une des rares traces que l’on ait conservée des discussionsd’alors, les autres interventions – hormis celle d’Alfredo Guevara34 - n’ayant jamais étépubliées officiellement35). Ce discours, connu sous le nom de Palabras a losintelectuales36, mit un terme à la polémique par une formule célèbre : « Dentro de laRevolución, todo : contra la Revolución, nada » (la variante « Dentro de la Revolución,todo ; contra la Revolución ningún derecho », aux relents plus totalitaires, ne circulapresque pas)37. À partir de cette date, la censure de P.M. fut définitivement entérinéepar Fidel Castro (Premier Ministre), Osvaldo Dorticós (Président de la République) etArmando Hart (Ministre de l’Éducation). La parole de chef était érigée en Loi, et lediscours du leader révolutionnaire allait servir de cadre au travail des artistes et desintellectuels pour les décennies à venir.

Les raisons de la censure

17 Pour comprendre l’interdiction de diffusion prononcée à l’encontre du court-métrage

d’Orlando Jiménez Leal et Sabá Cabrera Infante, une multiplicité de facteurs, à la fois

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idéologiques, esthétiques et personnels, doivent être pris en compte, et c’est leurentrelacement qui permet de saisir pourquoi fut prise cette décision. Parmi lesdifférents facteurs en lice, les raisons politiques constituèrent sans doute l’élémentdéclencheur. Elles motivèrent en premier lieu les attaques des détracteurs de P.M., etfurent mises en avant lors des débats que suscita l’interdiction du film. Comme j’aicommencé à le souligner plus haut, le contexte très tendu dans lequel P.M. fut tournépuis diffusé se retourna contre les auteurs du court-métrage, auxquels on reprocha leurmanque d’ardeur révolutionnaire. P.M. était un film trop peu militant, alors que le restede la production officielle était, avant même la tentative d’invasion de Playa Girón,engagée dans une guerre des images. Comme le reconnut Alfredo Guevara lui-mêmelors de son intervention à la Bibliothèque Nationale en juin 1961 : « los documentales[del ICAIC] – a pesar de haber obtenido algunos premios en festivales internacionales –no son más que propaganda, propaganda de la revolución subrayo38 ». Le documentairede Roberto Fandiño, Ganaremos la paz, tourné au début de l’année 1961, présente ainsiun contraste saisissant avec le travail de Jiménez Leal et Cabrera Infante. Alors que P.M.

montre des silhouettes ondulantes d’hommes et de femmes éméchés, Ganaremos la paz

est une ode à l’engagement, hérissée de mitrailleuses lourdes et de bustes athlétiques.On remarquera par ailleurs que l’acte officiel de censure insiste sur le fait que l’année1961 est l’année de l’éducation, comme pour reprocher indirectement à P.M. sonmanque total de didactisme.

18 Au-delà de ces considérations, la censure du court-métrage doit également être

replacée dans le contexte de la lutte idéologique au sein de la mouvancerévolutionnaire. Trop souvent, le paysage politique postérieur à 1959 est décrit entermes binaires, dans une opposition entre pouvoir castriste et forces contre-révolutionnaires, le premier se débarrassant des secondes en les forçant à l’exil ou enles combattant par les armes, comme dans l’Escambray. Pourtant, des mouvances et dessensibilités diverses cohabitèrent de manière conflictuelle au sein même du camprévolutionnaire, au moins jusqu’en 1961, et par la suite, malgré une homogénéité defaçade, les conflits ne disparurent pas totalement. Au moment de l’affaire P.M., leconflit le plus ouvert opposait deux lignes politiques ayant participé à la Révolution, etqui pouvaient toutes deux se prévaloir de sa légitimité : d’un côté, les marxistes, et del’autre, les libéraux (il faut également mentionner l’existence d’une troisième tendance,celle des catholiques, mais en 1961, ce groupe avait fini par être réduit au silence)39.Dans le domaine culturel et cinématographique, ces deux courants s’incarnaient dansdeux structures, l’ICAIC et Lunes de Revolución. Or l’affaire P.M. peut être lue comme unemanœuvre destinée à faire disparaître le magazine dirigé par Guillermo CabreraInfante. Dès leur création, à un jour d’intervalle (le 23 mars 1959 pour Lunes et le 24pour l’ICAIC), les deux pôles culturels défendirent des positions qui, tout en étantrévolutionnaires, différaient sensiblement dans leurs conceptions de l’art et de laculture. Lunes, fondée par Carlos Franqui, tenait un discours anti-capitaliste et anti-bourgeois, mais ne revendiquait aucune filiation idéologique avec le parti communiste,traditionnellement sous influence stalinienne (María Luis Ortega dit du magazine qu’ilconstituait « un espacio de debate cultural heterogéneo y ecléctico, desligado defiliaciones ideológicas específicas »40). L’organe de presse était en fait lié, pour desraisons historiques et personnelles, au mouvement M.26-7, l’organisation politique quiavait porté Fidel Castro au pouvoir. L’ICAIC, pour sa part, avait été fondé, commechacun le sait, par Alfredo Guevara, ancien communiste reconverti dans le fidelisme, etcomptait dans ses rangs de nombreux membres ou compagnons de route du PSP (nom

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du PC cubain avant la Révolution), comme José Massip. Alfredo Guevara lui-mêmen’était certes plus officiellement membre du parti communiste, mais il pouvaitnéanmoins compter sur le soutien des staliniens, pour qui l’aile libérale du M.26-7 étaitl’ennemi à abattre. Le divorce entre Alfredo Guevara et les libéraux avait par ailleurscommencé à être consommé dès la fin de l’année 1959, lorsque Guillermo CabreraInfante, jusqu’alors dirigeant de l’ICAIC aux côtés de Guevara, avait démissionné de sonposte pour se consacrer à Lunes de Revolución. Julio García Espinosa, l’un desresponsables de l’ICAIC au moment de l’affaire P.M., a clairement résumé le conflit dansun livre d’entretiens paru en 2004 :

¿Qué había detrás de todo esto ? Que los autores del documental eran de unatendencia política y los del ICAIC éramos de otra. Por eso Fidel, en la reunión de laBiblioteca plantea la creación de la Unión de Escritores y Artistas de Cuba, comouna manera de contribuir a la unidad de todos. ¿Cuáles eran esas tendencias ? Losautores de PM eran de la tendencia de Lunes de Revolución, suplemento cultural delperiódico Revolución, órgano oficial del Movimiento 26 de Julio. La tendencia deLunes de Revolución estaba en contra de la opción socialista. Los que estábamos en elICAIC estábamos a favor de la opción socialista. Eran posiciones irreconciliables […].41

19 Ces divisions entre marxistes et libéraux se retrouvaient bien entendu au niveau

esthétique, et c’est en fonction des controverses artistiques de l’époque qu’il faut aussianalyser la censure de P.M. Pour les communistes, il était important de défendre uneconception de l’art au plus proche de la réalité sociale et au service d’un projet detransformation politique de la société. C’est la raison pour laquelle ils validaient deuxoptions esthétiques dans le domaine cinématographique : le néo-réalisme et le réalismesocialiste. Pour Alfredo Guevara, la deuxième option était certes une impasse et il n’eutde cesse, après l’affaire P.M., de s’opposer à cette esthétique que seuls les plusorthodoxes des communistes défendaient. Mais au moment des débats qui entourèrentla censure du court-métrage, il préféra oublier momentanément ce différend pourpouvoir s’allier avec l’aile dure des intellectuels révolutionnaires, un groupe qui luiapporta un soutien de poids, depuis les centres de pouvoir qu’il contrôlait (enparticulier le Consejo Nacional de Cultura, créé en janvier 1961, et le quotidien Hoy). Lesauteurs de P.M. et leurs défenseurs rêvaient pour leur part d’un cinéma, non pasdésengagé des questions idéologiques, mais plus libre et plus indépendant vis-à-vis dupouvoir et des consignes officielles, davantage préoccupés par la révolution des formesque par le maniement des slogans. Dans les colonnes de Lunes, les libéraux rejetaientavec force la formule stérile du réalisme socialiste, mais signalaient également leslimites du néo-réalisme, mouvement certes respectable, mais qui avait fini pars’essouffler et dont les tentatives d’acclimatation au contexte cubain ne leur semblaientpas vraiment concluantes. Le free cinema, qui permettait de filmer de manière pluslégère, plus libre, plus spontanée, avait davantage leurs faveurs (ils admiraientégalement les œuvres de la nouvelle vague, ce qui leur était reproché par AlfredoGuevara), et le tournage de P.M. illustrait ce goût pour un cinéma de l’observation duréel, différent du cinéma militant prôné par l’ICAIC. Il faut souligner que le débatautour de la question du free cinema avait déjà été engagé bien avant la diffusion et lacensure de P.M. : ainsi, dès 1960, Cine cubano avait publié un article circonspect deTomás Gutiérrez Alea intitulé « El Free Cinema y la objetividad »42, et la correspondanceprivée du réalisateur, partiellement dévoilée en 2007, nous donne un aperçu du conflitqui agitait le milieu cinématographique au début de l’année 1961. Dans une lettre écritele 25 mai de cette année, Alea évoque en particulier la projection de Primary (Robert

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Drew, 1960), documentaire américain réalisé dans le style du free cinema. On y découvreque cette projection, vraisemblablement organisée au début de l’année 1961, à lademande de Gutiérrez Alea, fut partiellement censurée, au sein même de l’ICAIC, parAlfredo Guevara :

Esta película llegó hace muchos meses. Recuerdo que en aquel momento quise quela viéramos. No fue posible proyectarla a todo el Departamento de Cortometrajesporque existió el temor, por parte tuya, de que podían « deslumbrarse » loscompañeros y llegar a un grado de admiración desmedida por la película.43

20 La censure de P.M. n’était donc pas une première, mais s’inscrivait au contraire dans

une dynamique de méfiance croissante de la part d’Alfredo Guevara vis-à-vis du free

cinema, une option esthétique susceptible de séduire de nombreux documentaristesrévolutionnaires. Aux raisons politiques et esthétiques que je viens d’évoquer, ilfaudrait enfin rajouter les luttes de clans où s’affrontaient, pour la conquête du pouvoirculturel, des individus liés depuis longtemps par des relations d’inimitié intense.L’affaire P.M. solda en effet le compte de conflits engagés avant même la Révolution, àune période où la plupart des protagonistes se fréquentaient régulièrement au seind’associations culturelles plus ou moins impliquées dans la lutte révolutionnaire. Dansles années 1950, le milieu cinéphile s’était déjà déchiré autour du contrôle de lapremière Cinemateca de Cuba44, fondée par Germán Puig et Ricardo Vigón. À l’époque,l’opposition entre Carlos Franqui et Alfredo Guevara était déjà en marche, alors que lesdeux hommes, engagés aux côtés de Fidel Castro, militaient pour la même cause. Aprèsla Révolution, l’hostilité disparut d’autant moins qu’une lutte était désormais engagéepour le contrôle du champ culturel cubain, et dans l’esprit de Guevara, le groupe deLunes de Revolución continuait d’être associé à celui de la Cinemateca de Vigón et Puig,tandis que l’ICAIC était la continuation de Nuestro Tiempo, cette association culturellecontrôlée par le PSP qui, dans les années 1950, s’était opposée à Batista. Latranscription d’une intervention d’Alfredo Guevara lors d’un conseil de direction del’ICAIC, au premier semestre de 1961 (la date précise n’est pas connue) nous montre àquel point les conflits postérieurs à 1959 trouvent leur origine dans la périodeprérévolutionnaire. Dans un premier temps, Guevara rappelle la ligne politique del’ICAIC en ces termes : « Creo haber sido muy claro desde los inicios del Instituto, sobrelo que consideraba la orientación ideológica correcta, y esa posición había sidodiscutida, en muchas ocasiones, desde los tiempos de la Sociedad Cultural Nuestro Tiempo45

». Puis, un peu plus loin, il reproche à Gutiérrez Alea d’être trop souvent en accord avecles positions défendues par Lunes de Revolución :

Considero que Titón sí baila al son de la música que toca el enemigo, considero queTitón no tiene defensas frente a las posiciones ideológicas de ese grupo, consideromás aún, que Titón está muy cerca de ser el más honesto de los miembros de Lunesde Revolución, no de Lunes de Revolución como Lunes…, sino de la vieja Cinemateca, aquelviejo grupo, de aquel viejo sector que más o menos ha tenido una mala posiciónpolítica.46

21 On voit bien comment Alfredo Guevara analyse la situation de 1961 en fonction de

paramètres bien antérieurs, que son auditoire (la direction de l’ICAIC) connaît d’ailleursaussi bien que lui. Ces propos, qui exposent les lignes de faille entre Guevara et Lunes,étaient destinés à un usage interne, mais il arriva cependant fréquemment que ladispute prenne un tour public. Ainsi, en 1960, Franqui reprocha à Guevara de ne pasavoir embauché Ricardo Vigón à l’ICAIC et l’incident remonta jusqu’à Fidel Castro,auprès de qui Guevara n’hésita pas à se plaindre47. De manière plus générale, ledirecteur de l’ICAIC ne perdait jamais une occasion de critiquer Lunes de Revolución (son

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intervention de juin 1961 à la Bibliothèque Nationale en est un parfait exemple) car ilcraignait que le magazine, dont il n’hésitait pas à qualifier les dirigeants de « hyènes »48, ne devienne trop puissant et finisse par le menacer directement. Comme l’écrivit lui-même Alfredo Guevara bien des années plus tard : « PM no es PM. PM es Lunes de

Revolución, es Carlos Franqui »49, ajoutant même dans une interview récente : « Franquiquería controlar también el ICAIC »50 (que telles aient été les intentions réelles deFranqui reste cependant à démontrer). La décision, prise par Lunes de Revolución desoutenir une initiative cinématographique indépendante lui parut donc être un affrontpersonnel, qui mettait par ailleurs en péril son projet de contrôler intégralement lesecteur cinématographique cubain. On ne soulignera en effet jamais assez la volontéhégémonique de Guevara, incapable de supporter que des films se tournent ou soientdistribués sans son accord. Au début de l’année 1959, les structures de productionétaient nombreuses à Cuba. Certaines dataient de la période révolutionnaire, d’autresavaient éclos dans le sillage de la Révolution. Quand l’ICAIC fut créé en mars 1959,l’armée rebelle produisait ses propres documentaires à travers la Sección de Cine de laDirección Nacional de Cultura ; la compagnie américaine RKO s’était transformée encoopérative et se lançait dans le tournage du premier film de fiction révolutionnaire ;une banque d’état, la BANFAIC, examinait des projets de longs-métrages ; les sociétés deproduction de noticieros de l’époque prérévolutionnaire étaient encore en activité etl’une d’entre elles, Cineperiódico, réalisait même des documentaires de propagandepour le gouvernement51. Enfin, des coproductions avec le Mexique et les USA étaient encours, parfois avec le soutien des autorités52. Deux ans plus tard, à forced’expropriations, de fusions et de départs en exil, ce panorama avait complètementchangé, et l’ICAIC se retrouvait en position de quasi-monopole. Dans ce contexte, laproduction de P.M. sonnait donc comme une provocation et Guevara chercha à mettreun terme à ce qui pouvait devenir une voie de production parallèle, hors du contrôledirect de l’ICAIC. Comme le souligne Juan Antonio García Borrero : « […] PM

representaba la posiblidad de un quehacer cinematográfico independiente o al margende la cada vez más abarcadora gestión estatal »53.

22 La censure de P.M. permettait en fin de compte de clore de nombreux débats et

d’évacuer plusieurs menaces. En interdisant ce petit film, Alfredo Guevara sedébarrassait d’ennemis personnels qui s’étaient érigés en obstacles dans sa quête dupouvoir culturel ; dans le même temps il disqualifiait leur position politique et mettaitun point final à l’expérience du free cinema, une esthétique trop incontrôlable pour nepas être considérée comme pernicieuse.

Après la censure

23 De la même façon que la censure de P.M. obéissait à des motivations croisées qui, pour

certaines, remontaient à l’époque prérévolutionnaire, les conséquences del’interdiction du court-métrage se firent sentir à de multiples niveaux, et s’étalèrentdans le temps. Pour commencer, l’aile libérale du M.26-7 vécut la décision comme unedéfaite sans appel, et les options défendues par ce courant, non seulement dans lechamp culturel, mais également à un niveau politique plus vaste, devinrent caduques.L’idée notamment d’une autonomie de la sphère artistique par rapport au pouvoir futdéfinitivement abandonnée, au profit des thèses marxistes-léninistes, soutenues par ladirection de l’ICAIC. Dans sa marche vers le pouvoir absolu, Fidel Castro sut

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parfaitement utiliser l’affaire P.M. pour se débarrasser de personnes et de groupes quil’avaient accompagné dans sa victoire révolutionnaire, mais qui étaient désormaisdevenus encombrants. Après 1961, la réorganisation du paysage politique cubain seferait autour d’une centralisation de plus en plus asphyxiante du pouvoir.

24 Sur le plan artistique, la principale conséquence fut l’abandon définitif du free cinema.

Cette esthétique ne fut jamais interdite officiellement, et aucun autre film ne futcensuré, mais l’affaire P.M. servit d’avertissement à tous ceux qui auraient été tentésd’imiter Orlando Jiménez Leal et Sabá Cabrera Infante. La seule autre manifestation dufree cinema fut Gente en la playa, tourné de manière semi-clandestine par NéstorAlmendros au cours de l’été 1960. Dans ce petit film, le futur chef opérateur de FrançoisTruffaut cherchait à capter l’ambiance des anciennes plages privées de La Havane,récemment ouvertes au public. Gente en la playa fut réalisé de manière indépendante parAlmendros, qui utilisa des chutes de bobines de pellicule de l’ICAIC et tourna ses imagesdurant son temps libre, parallèlement à son activité de documentariste officiel54. Dès ledépart, Alfredo Guevara vit d’un très mauvais œil l’initiative du jeune cinéaste, puis lesremous de l’affaire P.M. empêchèrent la diffusion de ce court-métrage qui, sur bien despoints, évoquait le travail de Jiménez Leal et Cabrera Infante (Jiménez Leal participad’ailleurs au montage de Gente en la playa, qu’Almendros termina après la sortie de P.M.55). Pourtant, le directeur de l’ICAIC, préférant éviter un nouveau scandale, veilla à nepas faire subir à Gente de la playa le même sort que celui infligé à P.M. : non seulement lefilm ne fut pas censuré, mais il eut de plus droit à une projection officielle à la Casa delas Américas, le 9 février 1962 (pour Gutiérrez Alea, cette projection était le signe que leclimat tendu de l’affaire P.M. commençait à s’estomper56). Néanmoins, son sort futdiscrètement scellé par la critique négative publiée quelques jours plus tard par Luis M.López dans la revue Bohemia, et Gente en la playa, tout en étant diffusé à l’étranger (etnotamment au festival de Venise, en septembre 1962) afin d’y redorer le blason del’ICAIC, disparut de la circulation à Cuba. Le free cinema cubain avait vécu.

25 Mais les effets les plus immédiats et les plus visibles de l’affaire P.M. se firent sentir à un

niveau personnel, sur la trajectoire des différents acteurs de cet épisode retentissant dela vie culturelle révolutionnaire. L’une des premières victimes collatérales fut lemagazine Lunes de Revolución, dont la parution cessa dès le mois de novembre 1961,officiellement en raison d’une pénurie de papier (le quotidien Revolución subit le mêmesort, de même que Lunes en TV, le programme culturel de Canal 2). De son côté, NéstorAlmendros, qui avait osé publier une critique positive de P.M. dans Bohemia, futpurement et simplement renvoyé du journal. Le cinéaste choisit donc de partir de Cubaà la fin de l’année 1961, son exil marquant le début d’une vague de départs d’artistes etd’intellectuels. Edith García Buchaca, ancienne militante du PSP et directrice duConsejo Nacional de Cultura, invita ainsi Orlando Jiménez Leal et Sabá Cabrera Infante àquitter le pays (le premier le ferait dès 1962, le second, en 1965) et Guillermo CabreraInfante, nommé attaché culturel à l’ambassade de Cuba en Belgique, prit lui aussi lechemin de l’étranger pour finir par s’installer à Londres. Au sein de la direction del’ICAIC, les conséquences se limitèrent à la démission de Tomás Gutiérrez Alea, qui,comme nous l’avons vu précédemment, abandonna ses fonctions dès le 3 juin 1961.L’affaire P.M. déboucha in fine sur une reconfiguration institutionnelle du paysageculturel cubain, l’événement le plus marquant de la période étant la création, en août1961, de l’UNEAC (Unión Nacional de Escritores y Artistas de Cuba), un organismecalqué sur le modèle de l’Union des Ecrivains Soviétiques (fondée en 1934, cette

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structure fut le principal vecteur du réalisme socialiste en URSS). Comme sonhomologue soviétique, l’UNEAC avait pour objectif d’encadrer les artistes, afin d’éviterles déviances et les initiatives trop personnelles. À partir de 1961, et sous la houlette deNicolás Guillén, son directeur jusqu’en 1989, l’organisme veilla à respecterscrupuleusement la doctrine culturelle exposée par Fidel Castro dans « Palabras a losintelectuales ».

26 Pour Alfredo Guevara, l’affaire P.M. fut en réalité une victoire à la Pyrrhus. Certes, sa

décision de censurer le film, entérinée par Fidel Castro, lui permit d’expulser plusieursélectrons libres hors du champ cinématographique, d’asseoir son pouvoir personnel surl’ICAIC, et de renforcer la mainmise de son Institut sur le cinéma cubain. Mais enfaisant alliance avec les staliniens, il renforça indirectement leur position au sein dumonde culturel et, peu après, ceux-ci en profitèrent pour lancer un assaut contrel’ICAIC, accusé de faire le lit du cinéma petit-bourgeois. Guevara dut bientôt bataillercontre ses alliés d’hier, qui souhaitaient imposer à Cuba le cinéma réaliste socialiste,pourtant moribond en URSS : dès 1963, le directeur de l’ICAIC (soutenu par sescinéastes) et les communistes orthodoxes (menés par Blas Roca, leader historique duParti Communiste) se déchirèrent dans des débats virulents, qui s’exprimèrent enparticulier dans les colonnes de la revue Cine cubano et du quotidien Hoy. Guevaraparvint à repousser pendant quelque temps les attaques du camp orthodoxe, mais àpartir de 1968, les thèses staliniennes finirent par s’imposer57.

27 Dans l’affaire P.M., Alfredo Guevara vit également s’envoler ses chances de devenir

ministre de la Culture, son ambition la plus chère58. Fidel Castro, tout en avalisant sadécision de censure, ne lui pardonna en effet jamais son manque d’habileté dans lagestion d’une crise qu’il avait lui-même provoquée, et lorsque le MINCULT futfinalement créé en 1976, le poste revint à Armando Hart. Le directeur d’ICAIC eut beaus’amender avec Gente en la playa, film enterré en toute discrétion, il était trop tard pourcorriger la désastreuse impression causée lors du scandale P.M. Cette affaire devaitrester dans les annales comme une formidable erreur de communication, brouillantl’image de Cuba auprès des artistes et cinéastes étrangers, et provoquant une premièrescission au sein de la culture révolutionnaire, trois ans seulement après la victoirecontre Batista. Aujourd’hui encore, le souvenir de ce fiasco taraude Alfredo Guevara ;l’ancien directeur de l’ICAIC, tout en maintenant qu’il n’aurait pas approuvé ce film, aainsi reconnu récemment qu’il aurait été préférable de réagir autrement5959. Mais s’ilest souvent arrivé à Alfredo Guevara d’évoquer l’affaire P.M., le souvenir de la censurene semblait pas, jusqu’à une date récente, être suffisamment froid pour pouvoir êtreexposé en place publique. Dans un ouvrage publié à La Havane en 2006, intituléPolémicas culturales de los 6060, l’historienne Graziella Pogolotti, réunissant de nombreuxtextes parus dans la presse de l’époque, a dressé le panorama des principaux débats quienflammèrent le monde artistique et intellectuel cubain post-révolutionnaire, Alorsque l’ouvrage prétend à l’exhaustivité, ou semble tout du moins offrir une sélection trèslarge de documents, sa lecture laisse rapidement apparaître une lacune surprenante : àaucun moment en effet n’est évoquée la polémique culturelle la plus retentissante de ladécennie, celle qui marqua un tournant décisif dans la vie cinématographique etculturelle cubaine. Loin de constituer un oubli, l’absence de toute référence à cemoment peu glorieux montre que, malgré tous les progrès accomplis dans le respect dela liberté artistique, l’affaire P.M. reste toujours, cinquante ans après les faits, un sujetépineux à Cuba.

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NOTES

1. « Government of Cuba puts ban on films », The San Antonio Light and Gazettei, San Antonio

(Texas), 8 juillet 1910, p. 9. “Associated Press. Havana, July 8. The government today prohibited

the exhibition of the Johnson- Jeffries fight pictures. The incitment to racial animosity was

feared”.

2. DOUGLAS, María Eulalia, La tienda negra : El cine en Cuba (1897-1990), La Havane, Cinemateca de

Cuba, 1997, p. 45.

3. « Film censors in Cuba, lenient to love scenes », The Leathbridge Herald, Leathbridge (Alberta),

17 août 1922, p. 10.

4. DOUGLAS, María Eulalia, op. cit. , p. 61.

5. Ibid., p. 61.

6. Ibid., p. 66.

7. Ibid., p. 71.

8. Ibid., p. 50.

9. Ibid., p. 84.

10. Ibid., p. 89.

11. Ibid., p. 105.

12. Ibid., p. 99.

13. Ibid., p. 136.

14. Ibid., p. 139.

15. Ibid., p. 140-141.

16. Ibid., p. 148.

17. ROLDÁN, Alberto, La mirada viva, Miami, Universal, 2002, p. 152.

18. Entretien avec Fausto Canel, juin 2004.

19. LUIS, William, Lunes de Revolución : literatura y cultura en los primeros años de la Revolución

Cubana, Madrid, Verbum, 2003, p. 50.

20. L’histoire du tournage a été racontée par Orlando Jiménez Leal dans un entretien accordé à

Fausto Canel. CANEL, Fausto, « Orlando Jiménez Leal y el 'affaire P.M. », Linden Lane Magazine,

Princeton, octobre-décembre 1987, Vol. VI. n°4, p. 14-17.

21. CABRERA INFANTE, Guillermo, « Un mes lleno de Lunes » dans William LUIS, op. cit., p. 143.

22. ROLDÁN, Alberto, op. cit., p. 87.

23. CABRERA INFANTE, Guillermo, op. cit., p. 150.

24. CANEL, Fausto, op. cit., p. 15.

25. DOUGLAS, María Eulalia, op. cit., p. 153.

26. CANEL, Fausto, op. cit., p. 16.

27. ALMENDROS, Néstor, « Pasado meridiano », Bohemia, La Havane, 21 mai 1961, p. 94.

28. Jusqu’à aujourd’hui, ce document n’a pas été publié. Son existence est cependant connue

grâce aux extraits qu’en reproduit Gutiérrez Alea dans son mémorandum du 25 mai 1961. Cf.

IBARRA, Mirtha (sélec.), Tomás Gutiérrez Alea : Volver sobre mis pasos, Madrid, Autor, 2007, p. 85.

29. Ibid., p. 88.

30. Les conceptions dogmatiquement marxistes d’Edith García Buchaca en matière d’art et de

littérature sont exposées dans un court essai publié précisément en 1961 : GARCIA BUCHACA,

Edith, La teoría de la superestructura. La literatura y el arte, La Havane, Consejo Nacional de Cultura,

1961.

31. À ce sujet, Orlando Jiménez Leal a récemment déclaré : « Ése fue el detonante de todo el

escándalo : que se atrevieran a publicar, al día siguiente, en todos los periódicos, un decreto

oficial donde se alegaba que la inmensa mayoría había aprobado la prohibición, fue una mentira

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que desbordó la paciencia de la gente. Afirmaban así, con un decreto, lo contrario de lo que había

sucedido delante de cientos de personas » (cf. ZAYAS, Manuel, « Entrevista a Orlando Jiménez

Leal », Encuentro de la cultura cubana, Madrid, n°50, automne 2008, p. 193).

32. Il existe un troisième document conservé par la Cinemateca de Cuba, intitulé « Acuerdo del

ICAIC sobre la prohibición del film P.M. », qui résume les principaux développements de l’affaire,

et se termine, comme le texte « Acuerdo adoptado por la comisión de estudio y clasificación de

películas », par la décision de censure. Ce document, anonyme comme les deux autres, n’est pas

daté et aucun élément n’indique à quelles fins il a été rédigé.

33. Lettre reproduite dans : IBARRA, Mirtha, op. cit., p. 75-76.

34. Le texte de l’intervention d’Alfredo Guevara n’a été publié qu’en 1998 (Alfredo GUEVARA,

« Para alcanzar la lucidez suficiente » dans GUEVARA, Alfredo, La Revolución es lucidez, La Havane,

ICAIC, 1998, p. 181-200).

35. En 2006, la revue Encuentro de la cultura cubana a publié des extraits de la première journée des

débats de la Bibliothèque Nationale. Cf. Encuentro de la cultura cubana, Madrid, n°43, hiver

2006/2007, p. 157-175. La version électronique du texte peut être téléchargée à l’adresse

suivante : http://www.cubaencuentro.com/revista/revista-encuentro/archivo/43-invierno-

de-2006-2007/(filter)/index (Dernière consultation : 5 janvier 2010)

36. Le texte complet peut être téléchargé à l’adresse suivante : http://www.min.cult.cu/historia/

palabras.doc (dernière consultation : 5 janvier 2010).

37. Signalons également que la formule de Fidel Castro s’inspire de la célèbre phrase de Benito

Mussolini, fondatrice du fascisme italien : « Tout par l’État, rien hors de l’État, rien contre

l’État ».

38. GUEVARA, Alfredo, « Para alcanzar la lucidez suficiente » dans Alfredo GUEVARA, op. cit.,

p. 190.

39. Alfredo Guevara, dans une intervention de 1961 antérieure à la censure de P.M., évoquait déjà

libéraux et catholiques à l’imparfait : « Entre la explicación del mundo que se daban los liberales,

o la explicación del mundo que se daban los católicos, y la explicación del mundo que nos damos

los marxistas, hay diferencias ». GUEVARA, Alfredo, « El único camino culto es el camino de lo

real » dans Alfredo GUEVARA, Tiempos de fundación, Madrid, Iberautor, 2003, p. 98.

40. ORTEGA, María Luisa, « La chispa en el polvorín : una experiencia de cine espontáneo en

tiempos de revolución » dans AMIOT, Julie, BERTHIER, Nancy (coord.), Cuba, Cinéma et Révolution,

Lyon, GRIMH/LCE/GRIMIA, 2006, p. 37.

41. FOWLER CALZADA, Víctor, Conversaciones con un cineasta incómodo : Julio García-Espinosa, La

Havane,

ICAIC/Centro de Investigación y Desarrollo de la Cultura Cubana Juan Marinello, 2004, p. 46.

42. GUTIÉRREZ ALEA, Tomás, « El Free Cinema y la objetividad », Cine cubano, La Havane, 1960,

n°4, p. 35-39.

43. IBARRA, Mirtha, op. cit., p. 80-81.

44. VINCENOT, Emmanuel, « Germán Puig, Ricardo Vigón et Henri Langlois, pionniers de la

Cinemateca de Cuba », Caravelle, Toulouse, n° 83, 2004, p. 11-42.

45. GUEVARA, Alfredo, « El único camino culto es el camino de lo real », Tiempos de fundación,

p. 90. (Je souligne).

46. Ibid., p. 96. (Je souligne)

47. http://www.revistacaliban.cu/entrevista.php?numero=5 (dernière consultation : 5 janvier

2010).

48. « El triunfo de la Revolución marcó en Cuba un fenómeno curioso. El arribismo hizo una

nueva zafra. En el campo del arte los “herméticos” y “liberados”, los artífices del cinismo

ingenioso y del ingenio cínico, “los puros”, se apoderaron de todas las posiciones rectoras y

convertidos en pontífices de la cultura comenzaron a administrarla. No fue desde luego un

movimiento de alambicado cálculo. Tampoco el resumen de una larga espera. Pero sí hubo

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cálculo, y sí hubo y hay oportunismo. En medio de la alegría colectiva, mientras en las calles se

celebraba el triunfo, pequeñas venganzas y resentimientos mezquinos servían de resorte y motor

a las pequeñas hienas » (GUEVARA, Alfredo, « Catedrales de paja », Nueva Revista Cubana, La

Havane, année II, n°1, janvier-mars 1960 dans GUEVARA, Alfredo, Revolución es lucidez, La Havane,

ICAIC, 1998, p. 178).

49. CANSIO ISLA, Wilfredo, entretien avec Alfredo Guevara, La gaceta de Cuba, La Havane,

décembre 1992, Ibid., p. 89.

50. http://www.revistacaliban.cu/entrevista.php?numero=5 (dernière consultation : 5 janvier

2010).

51. VINCENOT, Emmanuel, « Cinéma et propagande à Cuba : de la ferveur nationaliste à

l’engagement révolutionnaire » dans BERTIN-MAGHIT, Jean-Pierre (coord.), Une Histoire mondiale

des cinémas de propagande, Nouveau Monde, Paris, 2008, p. 687-690.

52. VINCENOT, Emmanuel, « Histoires oubliées de la Révolution : sur la trace des derniers films

américains tournés à Cuba » dans HERNANDEZ, Sandra (coord.), Le Cinéma cubain : identité et

regards de l’intérieur, Nantes, CRINI, Coll. Voix off, n°8, 2006, p. 67-89.

53. GARCÍA BORRERO, Juan Antonio, « PM, una de las películas que estremecieron a Cuba », Ibid.,

p. 58.

54. ALMENDROS, Néstor, Días de una cámara, Barcelone, Seix Barral, 1993, p. 43-45.

55. ZAYAS, Manuel, op. cit., p. 195. (« Sabá y yo, que habíamos hecho PM con mucha rapidez, un

poco inspirados por Néstor, estábamos ansiosos por enseñársela. Cuando finalmente la vio

editada, se entusiasmó por terminar la suya y me pidió que le ayudara en el montaje. Algunas

pistas de sonido de Gente en la playa son sobrantes de las de PM »).

56. IBARRA, Mirtha, op. cit., p. 74.

57. Signalons que, dans le même temps, Fidel Castro mena une véritable purge contre les

communistes historiques, une politique dont devait faire les frais Edith García Buchaca, assignée

à résidence dès 1964, suite au procès Marcos Rodríguez.

58. ROLDÁN, Alberto, op. cit., p. 87.

59. http://www.revistacaliban.cu/entrevista.php?numero=5 (dernière consultation : 5 janvier

2010)

60. POGOLOTTI, Graziella, Polémicas culturales de los 60, La Havane, Letras cubanas, 2006.

RÉSUMÉS

Comme dans de nombreux pays, l’histoire du cinéma à Cuba a été marquée par la censure. Même

si plusieurs films ont été interdits durant la période prérévolutionnaire, les cas de censure les

plus marquants se sont produits après 1959, et parmi ceux-ci, « l’affaire P.M. », du nom d’un

court-métrage documentaire réalisé en 1961 par Orlando Jiménez Leal et Sabá Cabrera Infante,

fut de loin le plus retentissant. Après avoir replacé le tournage et la sortie du film dans leur

contexte, cet article revient sur les conditions dans lesquelles P.M. fut censuré, et souligne les

raisons de cette interdiction, ainsi que ses conséquences pour la culture cubaine et les différents

acteurs du scandale.

Como en muchos otros países, la historia del cine en Cuba ha sido marcada por la censura.

Aunque varias películas fueron prohibidas durante el periodo prerrevolucionario, los casos de

censura más relevantes se produjeron después de 1959. Entre éstos, el “caso P.M.”, designado así

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según el título de un corto documental dirigido en 1961 por Orlando Jiménez Leal y Sabá Cabrera

Infante, fue el más sonado. Después de situar la filmación y el estreno de la película dentro de su

contexto, este artículo expone las condiciones en las que fue censurado P.M. y subraya los

motivos de su prohibición, así como sus consecuencias para la cultura cubana y los distintos

actores implicados en el escándalo.

INDEX

Mots-clés : cinéma, Cuba, censure, affaire P.M., années 1960, Révolution, Guevara (Alfredo)–

Franqui (Carlos), Jiménez Leal (Orlando), Cabrera Infante (Sabá)

Palabras claves : cine, Cuba, censura, caso P.M., años sesenta, Revolución, Guevara (Alfredo)–

Franqui (Carlos), Jiménez Leal (Orlando), Cabrera Infante (Sabá)

AUTEUR

EMMANUEL VINCENOT

Université François-Rabelais de Tours, CIREMIA

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Siqueiros et les aléas du discoursd’autoritéMonique Plâa

1 Le champ sémantique du mot « autorité » met en évidence la notion de pouvoir, naturel

ou acquis avec une insistance toute particulière sur la notion de pouvoir excessif,indûment ou arbitrairement exercé. Comme si l’autorité avait partie liée avec la force.Dans la présentation qui suit, c’est essentiellement cet aspect-là, celui de la force d’undiscours qui s’impose ou qui cherche à s’imposer qui sera pris en compte. Bien que,parmi les très rares mouvements artistiques latino-américains retenus par lesdictionnaires et les encyclopédies d’art rédigés en espagnol, en anglais et en français, lemuralisme soit celui qui mérite le plus d’attention, on constate que les analysesconsacrées aux fresques proprement dites sont finalement peu nombreuses. Lesauteurs qui traitent le muralisme s’attachent généralement à expliquer le lien entre lecontexte et l’art de la fresque ou à détailler les idées des muralistes en reproduisant delarges extraits des textes écrits par les trois grands peintres, Orozco, Rivera et Siqueirosou encore à fournir au lecteur des informations sur la technique utilisée pour réaliserles fresques. Par-delà leur diversité, ces ouvrages donnent l’impression que les œuvresen tant que telles sont reléguées au deuxième plan et que lorsqu’il s’agit de penser lemuralisme, qu’il soit explicitement cité ou non, c’est le discours d’Octavio Paz qui faitautorité. En 1950, Octavio Paz écrit « Los muralistas a primera vista »1 qu’il réécrit en1978 sous le titre emblématique de « Re/visiones : la pintura mural »2. Cette nouvelle« vision » fournit à Octavio Paz l’occasion de réaffirmer, à quelques nuances près, sonpremier jugement. Octavio Paz acquiert une renommée internationale dès les années1950, décennie où la publication de El laberinto de la soledad et de Libertad bajo palabra

assoient immédiatement le prestige de leur auteur, prestige que viendra couronner,longtemps après, en 1990, le prix Nobel de Littérature. Le prix récompense une œuvreextrêmement complexe et complète qui allie la poésie à l’essai. L’œuvre de Pazinterroge aussi bien l’essence de l’être que les circonstances du Mexique, lenationalisme que le cosmopolitisme, l’écriture poétique que l’art de la peinture et, eneffet, deux tomes des œuvres complètes sont consacrés aux peintres d’hier etd’aujourd’hui, du Mexique et d’ailleurs3. Immanquablement, étant donné la nature

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même de son œuvre, le muralisme, devait intéresser Octavio Paz. Et, tout aussiimmanquablement, étant donné la nature de son écriture, son discours devait faireautorité. C’est ce discours qui sera pris en compte dans la deuxième partie de laprésentation qui suit.

2 La première partie sera consacrée au discours de Siqueiros. Si l’on recentre le

muralisme sur ses trois principaux représentants, Orozco, Rivera et Siqueiros, il s’avèreque Siqueiros, quoique le plus jeune des trois, est pourtant celui qui le premier écrit surce qui deviendra la plus grande aventure de la peinture mexicaine au XXe siècle. Dès sespremiers écrits, dès 1921, Siqueiros manifeste une forte volonté d’orienterpuissamment ce mouvement à peine naissant dont personne n’imaginait alors qu’ilallait déterminer l’histoire artistique et culturelle du Mexique. Avec une folle énergie,Siqueiros ouvre un formidable chantier où il s’engage avec pinceaux, brosses etéchafaudages, mais aussi avec ses mots, ses déclarations, ses manifestes et un artcertain de la polémique. Dès le début et par tous les moyens, Siqueiros cherche à faireautorité. C’est son discours qui sera pris en compte dans la première partie de cetteprésentation.

3 Il s’agira donc de prendre en considération, d’une part, le discours de Siqueiros qui

tente, à toute force, d’imposer sa voix, et, d’autre part, celui d’Octavio Paz qui a imposéla sienne, en apparence, tout naturellement. Entre Siqueiros qui revendique les vertusdu parler fort et de la polémique et Paz qui s’exprime si posément, celui qui,finalement, se fait le mieux entendre c’est immanquablement celui qui fait le moins debruit, surtout si, comme c’est le cas ici, l’un est un prestigieux homme de lettres etl’autre pas, et surtout si, pour comble, l’un jouit de l’aura internationale que lui vaut leprestige de son œuvre tandis que sur l’autre plane l’ombre ténébreuse du stalinisme. Enfin de deuxième partie, on abordera les conséquences, pour l’œuvre des muralistes, del’autorité incontestable de la lecture que fait Paz du mouvement.

*

4 Dès 1921, et ce jusqu’à la fin de sa vie, en 1974, Siqueiros n’a cessé de produire des

textes en grande quantité. Dans le cadre de ce travail, on n’en retiendra que troissuffisamment éloignés dans le temps pour apprécier la manière dont l’autorité semanifeste sur la durée et par-delà les circonstances qui séparent chacun des textes desdeux autres. Le deuxième de ces textes appartient à un recueil célèbre dont le titrebatailleur, No hay más ruta que la nuestra4, est resté associé à Siqueiros : on y a vu lapreuve éclatante de son autoritarisme belliqueux et de son sectarisme intransigeant.Paru en 1945, No hay más ruta que la nuestra réunit un ensemble d’écrits pour la plupartrédigés et publiés en 1944. L’édition, à compte d’auteur, de ce petit recueil estrévélatrice d’une volonté de remobiliser les forces qui portent le muralisme au momentoù, dans l’après-guerre, s’amorce une opposition plus radicale aux idées marxistes quisous-tendent la pensée de Siqueiros. De No hay más ruta que la nuestra, on retiendral’extraordinaire lettre ouverte que Siqueiros rédige à l’intention de son grand amiOrozco – « Gran amigo y admirado colega Orozco »5, dans laquelle, comme on le verra,contre l’avis des critiques, Siqueiros tient à faire d’Orozco un membre à part entière dumuralisme. On prendra également en compte, d’une part le premier texte connu deSiqueiros, « Tres llamamientos de orientación actual a los pintores y escultores de lanueva generación americana », dans lequel, dès 1921, il pose les bases de ce qui

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deviendra le muralisme, et, d’autre part, « Vigencia del movimiento plástico »6, latranscription d’un discours prononcé par Siqueiros en 1966, à l’occasion de l’hommageque l’UNAM rend au maître pour ses 70 ans. Siqueiros peut alors revendiquer « lapermanence du mouvement plastique » au nom de son propre travail, enfin reconnu etcélébré.

5 Il suffit d’une simple lecture de ces trois textes pour percevoir la force de la voix. Très

souvent les écrits de Siqueiros se présentent sous forme de manifestes, d’appels, dedéclarations, etc., autant de formes du discours qui supposent un locuteur quiinterpelle le public et donne à sa voix le tour et le ton qui conviennent pour qu’elleporte le mieux et le plus fort possible. C’est là un préalable stratégique pour qui veutasseoir son autorité dans un environnement peu ou pas disposé à l’accepter. Le discoursde 1966, pourtant prononcé en des circonstances en apparence apaisées, contientencore de nombreuses questions rhétoriques : le programme d’étude fixé en 1908 était-t-il encore pertinent en 1921 ? pourquoi n’a-t-on pas pensé à le moderniser plus tôt ?Quels moyens mettait-on en œuvre pour éveiller le meilleur de la vocation desétudiants ? Telles sont quelques-unes des questions qui figurent en tout début deconférence et, bien plus avant, Siqueiros apostrophe encore son public : quel rôlejouent les grecques et autres motifs décoratifs dans l’art ? Peut-on confondre,aujourd’hui encore (en 1966), « capter » et « copier » la réalité7 ? On sait que Siqueiros atenté, par tous les moyens que la technique mettait à sa disposition, d’animer les murs.Devant les fresques de Siqueiros, emporté par une dynamique qu’il ne peut contrôler, lespectateur voit de toutes parts surgir des personnages par groupes ou isolés quisemblent l’interpeller et exiger sa participation. Certes, Siqueiros est bien moinsaguerri dans l’art oratoire que dans celui de la fresque mais il imprime aux mots uneforce qui, semblable à la virulence qui anime les figures peintes, contraintl’interlocuteur à prendre d’abord acte de la parole qui lui est adressée et, ensuite, celava de soi, à privilégier la réponse que Siqueiros attend. Cet art de la maïeutique àmarche forcée, Siqueiros le pratique dès le début. Dès 1921, Siqueiros sait, par exemple,très efficacement faire claquer l’impératif. Ainsi, après deux paragraphes deprésentation de la situation de l’art en Espagne, en France et en Italie, qui mettent enévidence la stagnation de la première et la dynamique des deux autres, Siqueirosindique la ligne à suivre : les verbes « considérons », « réintégrons », « revenons »,« vivons » (« vivons notre merveilleuse époque dynamique ») scandent la deuxièmepage et disent le ton et le tour de ce texte qui porte le titre significatif de « Tresllamamientos de orientación actual a los pintores y escultores de la nueva generaciónamericana ». Dès 1921, Siqueiros est conscient que sa voix devra l’emporter sur celledes autres : « Ne prenons pas en compte la sentence critique de nos poètes, ils nerédigent que de forts beaux articles littéraires totalement étrangers à nos œuvres ». Dèsle départ, Siqueiros se bat sur deux fronts : d’une part, pour former un mouvement et,d’autre part, pour aguerrir les membres de ce mouvement contre le point de vuedominant de la critique. Siqueiros, qui en 1921 a juste croisé Orozco et vient à peine derencontrer Rivera, est déjà habité par la certitude qu’une génération va éclore, qu’ilfaut souder dans un « appel ». Dans l’appel, Siqueiros refuse la peinture décorative, lapeinture anecdotique mais aussi la peinture qui relève du folklore national et pourchaque refus il pose en contrepoint une orientation : « soyons essentiels », « soyonsuniversels et ne nous laissons pas déterminer par les marchands ». Il définit le bien, lemal, stigmatise la voie erronée et célèbre la bonne voie et, toujours, il pointe du doigtdeux redoutables ennemis, le critique et le marchand, ceux qui, précisément, ont

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traditionnellement voix au chapitre. En bref, Siqueiros veut que la nouvelle générationen gestation, pour conquérir la modernité, prenne le risque de n’écouter qu’elle-mêmesans se laisser distraire par le discours des voix autorisées. On comprend, dans cesconditions, que Siqueiros soit obligé de forcer sa propre voix pour qu’elle domine lebruit ambiant. Pour plus de clarté et de dynamique, il organise son discours en troisparties qu’il numérote et auxquelles il donne un titre : « 1. Influencias perjudiciales ynuevas tendencias » ; « 2. Preponderancia del espíritu constructivista sobre el espíritudecorativo o analítico » ; « 3. Abandonemos los motivos literarios, ¡hagamos plásticapura ! ». Significativement, dans la dernière partie, la plus brève mais celle qui vientparachever le mouvement et doit définitivement emporter la conviction du lecteur,l’impératif s’impose dès le titre.

6 Vingt-trois ans plus tard, en 1945, le muralisme a déjà produit un nombre conséquent

d’œuvres majeures et les trois principaux membres du mouvement ont accumulé uneexceptionnelle expérience picturale et politique. En 1945, les muralistes ont assis leurrenommée par-delà les frontières de leur pays, tous ont peint aux États-Unis et les troisgrands, Orozco, Rivera et Siqueiros, ont réalisé chez le voisin du Nord des fresques degrande qualité qui leur ont valu, outre la célébrité, de multiples déboires. L’œuvre desmuralistes, celle de Siqueiros bien sûr, mais aussi celle de Rivera et dans une moindremesure celle d’Orozco, semble inséparable de la polémique. Il faut entendre le mot« polémique » à trois niveaux. D’abord, la polémique est la conséquence du mondefiguré dans les fresques. La représentation par Orozco d’une mère à l’enfant nue en1923, celle du Président Calles en voleur en 1932 par Siqueiros et celle en 1933 deLénine en éclaireur du monde par Rivera sur une fresque commandée par Rockefellerprovoquent des turbulences qui menacent les œuvres, leurs auteurs, voire,accessoirement, contraignent un ministre à la démission. Ensuite, la polémique, c’estcelle qui voit s’affronter les muralistes entre eux. Au début des années trente, Rivera etSiqueiros bataillent âprement par articles interposés et, ensuite, en 1935, ilss’affrontent en direct devant le public du Palais des Beaux-Arts. Rivera défend alors sareprésentation du monde indigène tandis que Siqueiros n’en démord pas : Rivera cède àla facilité d’une figuration complaisante qui entend s’ajuster à la demande desmarchands nord- américains. Enfin, la polémique, c’est une nécessité revendiquée parSiqueiros lui-même : les muralistes n’ont d’autres voies que celles qu’ils s’ouvrent, leurliberté est une conquête qui assume tous les risques y compris ceux de l’erreur d’où lanécessité de vifs et constants débats. D’où, aussi, ce ton qui monte si vite et sipéremptoirement, d’autant que, Siqueiros y reviendra en 1966, il y a quelques bénéficesà tirer du scandale et du fracas : la presse, ne serait-ce que pour augmenter ses ventes,se délecte des grands éclats de voix. Siqueiros est persuadé que, tous les moyens étantbons pour que l’homme du commun entende parler de peinture, il ne faut pas hésiter àfaire grand bruit si c’est pour la bonne cause, celle du muralisme.

7 Et la lettre ouverte que Siqueiros rédige en 1944 à l’occasion d’une exposition consacrée

à l’œuvre d’Orozco offre une belle occasion de faire du bruit. La structure en estparticulièrement originale. Siqueiros écrit à Orozco pour rectifier une série dejugements erronés émis par la critique sur l’œuvre d’Orozco précisément. Il est difficilede savoir si Siqueiros fait semblant, à des fins rhétoriques et didactiques, de croire queces jugements résultent d’une fausse interprétation de l’œuvre d’Orozco ou si,sincèrement, il le croit. Quoi qu’il en soit, il s’élève fermement contre les éloges que lacritique fait de l’œuvre de son « grand ami et admiré collègue » Orozco. Pour contrerces éloges, Siqueiros emploie un lexique qui lui vient de sa fréquentation assidue des

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théories marxistes ce qui donne à son texte un tour dogmatique et savant : « […] túpermaneciste en lo sustancial, fiel a una funcionalidad ideológica, de finalidad social-elocuente ; seguiste siendo, en los muros, el poderoso dibujante politicos de antes »8.L’autorité ne vient pas uniquement du vocabulaire exclusif qui est utilisé mais aussi,comme dans le texte de 1921, de l’utilisation stratégique d’une rhétorique de la voix. Lavoix interpelle (le texte sollicite constamment l’écoute et l’adhésion de ce « tú »,Orozco, que Siqueiros ne cesse d’apostropher), la voix laisse transparaître le vibrato del’émotion (les points d’interrogation, d’exclamation et de suspension abondent) et,surtout, la voix scande l’agencement démonstratif des diverses séquences pour asseoiravec force l’argumentation. Or, l’argumentation est un défi. Il s’agit de fairecomprendre à Orozco que la critique qui chante ses éloges commet un contresens etque son œuvre à lui Orozco vaut infiniment mieux que le bien qu’on en dit lequel, defait, s’avérerait n’être qu’un mal. Ainsi, puisque les critiques célèbrent l’artiste solitaire– « Esa ‘soledad de Orozco’, solo sin soledad », Siquieros s’emploie à démontrer que,depuis le départ de l’aventure révolutionnaire jusqu’au jour où le texte est rédigé,Orozco appartient à la Révolution : il a été sur le front, il a dessiné pour le journal de Atlet les caricatures que faisait Orozco de tous et de chacun, Siqueiros l’affirme haut etfort, manifestent son refus de l’art pour l’art et sa conscience révolutionnaire –« hiciste tu arte un arma de combate directo y cotidiano en favor de tal pueblo9 ».Jusqu’au bout, Siqueiros déroule le parcours biographique d’Orozco pour tourner endérision la critique qui parle d’un « artiste merveilleusement inexplicable », d’un« poète métaphysicien de la plastique ». Pour Siqueiros, Orozco est un élément à partentière du muralisme10. La terrible misanthropie d’Orozco ou son terrible scepticisme11,Siqueiros, sans hésiter, les impute aux faiblesses que le mouvement, entendu ici commegroupe au travail, aurait dû éviter à l’un de ses membres les plus éminents. Commentjuger la nature de ce discours ? Doit-on être touché de voir Siqueiros déployer tantd’efforts pour, contre l’avis de la critique, replacer Orozco dans le mouvementmuraliste ou bien faut-il s’agacer d’un raisonnement de mauvaise foi dont la finalitéserait la récupération coûte que coûte d’un dissident trop précieux pour être laissé à lapartie adverse ?

8 En 1945, Orozco publie son autobiographie12. S’il s’était proposé d’invalider les efforts

de Siqueiros pour le situer dans l’orthodoxie du muralisme, Orozco ne s’y serait pas prisautrement. Comme dans un jeu de massacre, Orozco met à mal tout ce que Siqueirosrevendique. Il dit s’être trouvé par hasard dans le mouvement révolutionnaire et ildéclare que la Révolution lui a offert l’occasion de s’amuser de l’horreur des hommes. Ils’en prend, certes, aux artistes de la tour d’ivoire qu’il traite de parasites aberrantsmais, alors même qu’il est un des signataires du manifeste fondateur du syndicat créepar Siqueiros en 1923, il récuse catégoriquement la notion d’artiste engagé qui luisemble relever d’une totale absurdité et, avec une fine pirouette, à la question de savoirsi l’art peut aider les opprimés à se rebeller, il répond que, pour lui, c’est là « un pointpar trop obscur »13. Et comme si cela ne suffisait pas, Orozco remet en cause les sujetsles plus fréquemment représentés. L’Indien et l’indigénisme sont des problèmesd’arrière-garde tant il est vrai que la question de la race, selon Orozco, n’a aucunepertinence14. Quant à la représentation de l’Histoire, et tout spécialement de laConquête, elle relève d’une pure ineptie : on croirait, écrit Orozco, que Cortés est arrivéhier et que l’impitoyable et brutal Villa passait par chez nous il y a très longtemps déjà.Bref, pour l’essentiel, Orozco oppose un cinglant démenti aux arguments qu’avançaitSiqueiros pour présenter le muralisme comme un front uni. On croirait donc que,

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voyant l’autorité de son discours mise à mal de si virulente manière, Siqueiros vachanger de stratégie. Mais, de fait, il n’en sera rien et dans sa dernière fresque murale,La marche de l’humanité (1966-71), Siqueiros, emblématiquement, a représenté sur lemur extérieur du Polyforum trois hommes qui semblent incarner le futur de l’art auservice du peuple : Leopoldo Méndez, le directeur du Taller de Gráfica Popular, Riveraet…Orozco.

9 Siqueiros, pour asseoir son autorité, et il semblerait plus juste de dire l’autorité de ce en

quoi il croit, défend contre tous et contre chacun y compris contre les démentisd’Orozco, une démarche commune. C’est encore très clairement ce qui apparaît dans letexte rédigé en 1966. Prononcé dans le cadre de l’hommage officiel rendu à son œuvrepar l’Université

10 Autonome de Mexico, le discours n’a pas le ton virulent des premiers manifestes.

Désormais, l’impératif se fait plus discret, l’injonction plus sobre et l’emportement plusmesuré. Siqueiros tente même de se défendre de la mauvaise et injuste réputation qui,selon lui, lui est faite quand on l’accuse de sectarisme et d’autoritarisme :

Claro que no debe haber la menor coacción en cuanto a las tendencias formales, ypor cierto que en este sentido se ha calumniado grave y violentamente almovimiento plástico mexicano [...] tratando de hacer creer, dentro y fuera del país,que nosotros perseguimos a los pintores formalistas.15

11 Un peu plus loin, Siqueiros ajoute :

Se dice que yo sostengo que no hay más ruta que la nuestra. Pues sí lo digo. Yo creoque cada artista entregado con vehemencia a lo que está creando piensa lo mismo :“No hay mas ruta que ésta”. Está convencido de ello y si no lo está, ¡ay de él ! Elproblema es otro. No se trata de una lucha brutal para excluirnos por diferenciasconceptuales.16

12 On aurait pu croire que l’œuvre accomplie et l’hommage qui lui sont rendu ont assis

définitivement l’autorité de Siqueiros et qu’il peut donc efficacement rectifier lejugement qu’on porte sur lui. Pourtant, il lui faut encore, en 1966, défendre le sens dumuralisme qui, selon lui, est d’abord un choix politique : il s’agit d’être du côté de laRévolution et d’exiger des hommes au pouvoir qu’ils réalisent le programme deréformes inscrit dans la Constitution. Ce qui suppose un art destiné au peuple paropposition à la peinture des bohêmes et des esthètes qui, partisans de l’art pour l’art,s’adressent à une élite d’amateurs privés. Et Siqueiros argumente, encore en 1966,comme il l’a fait à maintes reprises auparavant, pour justifier le choix, consciemment etprofondément souhaité, d’un art figuratif lié au destin de l’homme. Dans cettepersistance de la démonstration, fondamentalement toujours et encore la même sousdes dehors plus policés, il faut certainement voir le signe d’une autorité toujours etencore mal assise. De fait, en 1966, au moment où l’on célèbre son œuvre,paradoxalement, Siqueiros est plus isolé que jamais : Orozco et Rivera sont morts, lesidées révolutionnaires sont de plus en plus battues en brèche depuis la fin de ladeuxième guerre mondiale et le marché privé séduit chaque jour davantage les peintresde la nouvelle génération. Dans ces circonstances, la voix des observateurs les pluscritiques du muralisme s’impose avec une autorité grandissante. Celle de Paz enparticulier.

13 Comme il a été dit, le prix Nobel de littérature attribué en 1990 à Octavio Paz a

couronné une œuvre dont le prestige était établi dès les années cinquante. L’autorité dudiscours de Paz, si on le confronte à celui de Siqueiros, vient, outre des qualitéslittéraires du poète, d’un ton posé où la phrase mesurée et sereine se déroule sans à-

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coups, sans les impératifs, les apostrophes et les fortes ponctuations d’une rhétoriquede l’interpellation qui scande le discours de Siqueiros. De plus, alors que Siqueiros estjuge est partie, et que tous ses discours sont directement en relation avec les combatsqu’il livre sur le terrain, Octavio Paz occupe une position très largement dominante :poète et essayiste, le muralisme ne le concerne pas directement et n’est même qu’uneinfime partie du tout qu’il prend en considération quand il s’intéresse à la peinture.

14 Avant même que ne s’élève la voix puissante d’Octavio Paz, les muralistes ont été

fortement attaqués17. Dès le départ, semble-t-il, la stratégie d’attaque la plusélémentaire et la plus immédiatement efficace consistera à prendre parti pour unmuraliste contre les autres et, dans la plupart des cas, pour Orozco contre Rivera etSiqueiros. Si, jusqu’au bout, Siqueiros s’emploie à parler du muralisme comme d’unmouvement et surtout pas comme d’un ensemble disparate constitué par trois talentsincompatibles et si, jusqu’au bout, il tient à faire d’Orozco un membre à part entière dumouvement, et des disputes qui l’opposent à Rivera un signe du sérieux de leurs débats,la critique en général et celle d’Octavio Paz tout particulièrement, au contraire, tend àséparer chacun des membres du mouvement des deux autres. Dès les années cinquante,O. Paz avait traité tout à fait à part le cas d’Orozco, ce qui était d’autant plus aisé que,comme on l’a vu, Orozco se chargeait de mettre à mal la notion de mouvement avectoute la redoutable efficacité de son humour rageur. Dans l’ensemble des écrits publiésen 1978, Re/visiones, la pintura mural, O. Paz consacre un texte, « David Alfaro Siqueiros »18, exclusivement à Siqueiros. Dans ce portrait de Siqueiros, Paz mentionne les qualitésdu théoricien du muralisme comme il ne l’a jamais fait auparavant : Siqueiros, écrit Paz,est un homme d’un grand courage personnel – « fue valiente, participó en la Revoluciónmexicana y en la guerra de España » -, mais aussi un homme d’une grande puissanceformelle « cómo olvidar los momentos de invención formal y las composiciones, a untiempo vastas e intensas, sobrias y pasionales »19 Octavio Paz insiste sur ce dernierpoint, bien évidemment essentiel quand il s’agit d’émettre un jugement sur l’œuvred’un peintre :

En su primer manifiesto, en 1921, exaltó a la “plástica pura”, pues bien, algunos desus murales y de sus telas merecen ser llamadas así, son admirables composicionesen las que triunfan las formas en movimiento y en las que la materia posee unasuerte de vivacidad extraordinaria.20

15 Puis Octavio Paz énumère les diverses expériences formelles menées par Siqueiros et il

relève tout spécialement celle qui lui fait découvrir l’accident, dans son atelier de NewYork, en 1935. Pour la première fois, et là encore, comme il ne l’a jamais fait dans aucundes textes qu’il a consacrés au muralisme, Paz cite un très long passage rédigé parSiqueiros où ce dernier fait part, avec verve et conviction, de sa dernière découverte etPaz rehausse la citation par l’expression, également tout à fait exceptionnelle, de sapropre émotion : « confesión impresionante que es imposible leer sin emoción. »21

16 Il faut préciser qu’Octavio Paz a reconnu l’importance du muralisme et de ses apports,

et ce dès le départ. Avec le temps, il ne reviendra jamais sur ce point et le texte quifigure en conclusion de l’ensemble des publications consacrées au sujet en 1978 célèbrela valeur du muralisme. Dans la dernière page, on lit :

Todo esto confirma lo que dije al comenzar esta conversación : el movimientomuralista mexicano tiene un lugar a un tiempo singular y poderoso en la historia dela pintura en el siglo XX […]. El muralismo ni fue una copia de la pintura europea desu tiempo ni fue un arte provinciano, fue y es una presencia en el mundo […].22

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17 Et après avoir signalé l’arrivée d’une génération nouvelle, celle de Tamayo, Mérida et

Gerzso, auxquels, comme en attestent maints écrits, il porte un vif intérêt, Paz, pourfinir, rend un hommage incontestablement chaleureux au muralisme :

Este nuevo capítulo – inaugurado por Tamayo, Mérida, Gerzo y otros- aún notermina. A mí no me parece inferior al muralismo, es algo muy distinto, con vidapropia y que ya es hora de ver con rigor y generosidad. El mismo rigor y la mismagenerosidad con que deberíamos ver y juzgar a los muralistas.23

18 Mais il semble bien, pourtant, que la sincérité et la magnanimité avec laquelle Paz

évalue ponctuellement le muralisme ou célèbre les qualités de Siqueiros cautionne, parricochet, la pertinence des critiques de fond qu’il formule à l’encontre des muralistes etdu muralisme : habilement, la mention des vertus autorise et garantit la liste desdéfauts. Siqueiros, c’est, affirme Paz, un homme « passionné et égolâtre », un« théologien obtus » habité par « le démon des systèmes » qui a adopté une variante« simpliste et simplificatrice du marxisme »24. Octavio Paz ne fait pas mystère de laforte défiance que lui inspire le marxisme. Comme Orozco, il éprouve pour les systèmeset les idéologies une répulsion qu’il n’a pas besoin d’argumenter pour qu’elle s’impose.Mais, cette répulsion, d’autant plus efficace qu’Octavio Paz, qui ne la justifie pas, la faitapparaître comme allant de soi, n’est pas sans conséquences quand il s’agit d’aborder lemuralisme. Il faudrait, pour envisager un peu finement les conséquences de ce cadre depensée sur l’approche du muralisme que propose Octavio Paz procéder à deméticuleuses analyses de détail. On se contentera, ici, d’en présenter succinctementdeux aspects : l’un concerne la lecture que fait Paz de l’idéologie des muralistes etl’autre, directement dérivé du premier, concerne les effets induits par cette lecture surla manière de voir les œuvres.

19 Octavio Paz affirme dès 195025 et réaffirme par la suite que la Révolution mexicaine est

une révolution sans idées, une explosion, une révolte qui révèle le Mexique « populaireet traditionnel26 ». Parallèlement, il constate que, dès 1924, les muralistes ont de fortesaccointances avec les idées développées par les théoriciens du marxisme. Donc, puisquela Révolution n’a pas d’idées – selon Octavio Paz, s’entend –, et que les muralistes –Siqueiros et Rivera – en affichent sur les murs, c’est qu’ils les ont empruntées ailleurs :

Ninguno de los sistemas que les ofrecía la realidad mexicana podía satisfacer a lospintores, por eso volvieron los ojos hacia el marxismo […]. El marxismo de Rivera ysus compañeros no tenía otro sentido que el de reemplazar por una filosofíainternacional la ausencia de filosofía de la Revolución mexicana.27

20 Cette assertion de départ fait passer les muralistes, au mieux, pour de quasi simplets

incapables de penser par eux-mêmes, au pire pour des mystificateurs. De fait,constamment, Paz stigmatisera le statut contradictoire des muralistes qui s’affichentrévolutionnaires alors qu’ils sont, selon lui, des peintres officiels et donc aux ordres del’État. Siqueiros, qui revendique haut et fort « l’art public », a très malencontreusementcontribué à consolider le point de vue d’O. Paz en inscrivant le muralisme dans laprestigieuse tradition qui va de l’Antiquité à la Renaissance sans prendre la peine designaler que traditionnellement les murs étaient peints pour illustrer l’idéologiedominante et que le muralisme, au contraire, tentait d’infléchir la ligne politique del’État. Ponctuellement, il est vrai, Siqueiros mentionnera que les muralistes peignaientles murs publics pour que l’État mette en place plus vite et plus radicalement lesréformes qu’il promettait28. Mais rien n’y fera, ni l’évidence d’un malentendu de départ,ni les relations conflictuelles des muralistes avec le gouvernement, ni les textes écritspar les muralistes comme autant de protestations contre telle ou telle injustice. Du

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reste, O. Paz fait comme s’il n’avait jamais lu – ou peut-être n’a-t-il jamais lu, les articlesécrits par Rivera où le peintre prend pourtant clairement parti pour les faibles contreles forts et souvent contre les hommes du gouvernement qui font peu ou rien pour lesplus démunis. Bref, Paz récuse la notion d’engagement que les muralistes ne cessent derevendiquer : pour Siqueiros et Rivera, la peinture est un moyen de changer le monde.

21 Lorsqu’il parle de son expérience de l’accident, du subjectivisme abstrait (ce

mouvement né précisément des expériences menées sur l’accident par Siqueiros etreprises par Pollock, à New-York, à partir de 1936) et s’extasie sur les merveilleusescréations du hasard –des somptuosités en tout genre que personne ne saurait créeravec les moyens traditionnels de la peinture, Siqueiros réinscrit aussitôt cette soudainerévélation dans le cadre qui l’intéresse par-dessus tout, celui de la Révolution : « Ysobre todo un dinamismo tumultuoso de tempestad, de revolución psiquica y social quete da miedo »29. O. Paz, comme on l’a vu précédemment, cite le passage mais il faitcomme si la dernière phrase n’existait pas. De même, dans les textes qu’il consacre auxmuralistes, O. Paz fait comme si l’engagement des muralistes était un travers dont ilfallait tenter de protéger le meilleur de leur œuvre. C’est ainsi qu’O. Paz valorisera toutparticulièrement les réalisations des tous débuts qui sont fortement marquées parl’héritage cosmopolite –, Cézanne, Giotto, Cimabue, etc.- et où la figuration est mise auservice du symbole et de l’allégorie. Siqueiros, au contraire, ne cesse de présenter lemuralisme comme la constante recherche d’une forme qui doit en permanence tenterd’exprimer au plus près la réalité de la patrie et une vision de son destin. Mais làencore, rien n’y fait : ce que la critique célèbre, c’est la manière des premières fresques,cette manière que Siqueiros tient justement pour la plus imparfaite :

Eso no quita que ahora [cette citation est prélevée du texte de 1966], 45 añosdespués, a muchos les parezcan más interesantes nuestras obras del primer periodo[…] y es posible que sinceramente gusten de esas obras por su confusión teórica, sudébil contenido ideológico, por su pobreza teórica.30

22 Siqueiros feint de douter – « es posible que » – de ce qui ne fait aucun doute. Il aura

beau peindre, dire et écrire, ce sera en vain : son discours n’a pas l’autorité qu’ilfaudrait pour ébranler le pouvoir du discours d’en face. Paz a écrit, dès les années 1950,le vif intérêt qu’il portait aux expérimentations que Siqueiros menait dans son ateliernew-yorkais en 1936. Ce sera, pour Jakson Pollock, l’occasion d’une grande découverte,celle de l’expressionnisme abstrait31. Et ce sera, pour Siqueiros, une merveilleuseexpérience qui ne le distraira pourtant pas d’une constante recherche de la dynamiquede la figuration au service du peuple. Siqueiros regrette que Jackson Pollock se soit sibien accommodé de l’expressionnisme abstrait et ne soit pas allé plus loin. Pour OctavioPaz, qui manifestement ne fait aucun cas des arguments de Siqueiros, c’est Pollock qui achoisi la bonne voie. À tel point que, sans se départir de son ton posé et élégant, avec lafermeté et la discrétion qui fondent son autorité, Octavio Paz pourra écrire dans leparachèvement de son texte, « Remate », que le muralisme a surtout été bénéfique pourl’art nord-américain : au Mexique, le muralisme a été paralysant pour les artistes, auxÉtats-Unis, il les a libérés.

23 Dans Privilegios a la vista, les textes qu’Octavio Paz consacre à la critique des peintres

présentent des observations au plus près des œuvres, ils ouvrent des perspectiveshistoriques et philosophiques liées aux beaux-arts et ils offrent des interprétations oùse révèle le lien profond entre la manière dont Paz écrit sur ce qu’il voit et sa proprecréation poétique telle que le lecteur peut la découvrir dans les recueils de poèmes.Dans les textes qu’Octavio Paz consacre au muralisme le commentaire des formes est

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très rare mais ce qui manque surtout, c’est le commentaire des œuvres. De fait, cecommentaire est rendu quasi impossible : les muralistes (et c’est même vrai pourOrozco) organisent la composition de leurs fresques en fonction d’une pensée del’Histoire. En récusant cette pensée, selon lui trop simpliste, trop sectaire et tropidéologique, Paz, de toute son autorité, prive ses « ennemis » de ce qui fait leurrecherche constante : comment, sur le mur et à partir de la logique des espaces, peindreune vision de l’Histoire qui soit mise au service du peuple (du reste un conceptégalement décrié par Paz). Entre les premiers murs peints à l’École Préparatoire et lafresque de l’escalier du Palais National, à peine dix ans se sont écoulés mais l’art deRivera a subi une fulgurante évolution. Rivera a maîtrisé les influences dont il s’étaitnourri, il a donné des lignes et des couleurs aux hommes du Mexique et il a aussicherché et trouvé le moyen de faire dialoguer la peinture avec l’architecture. À lamanière de Pablo Neruda qui, dans le chant 7 du Chant général , « Canto general deChile », met en chantier la composition infiniment plus vaste et complexe qui sera celledu Chant général , Rivera, à l’occasion de chacun des ouvrages qui lui sont confiés,s’exerce à donner une réponse à la question qui le hante : comment raconter l’Histoirenon sur les murs mais avec les murs pour que le sens soit clair et surtout exaltant pourles plus faibles et démunis qui doivent en être les spectateurs privilégiés. Le « Chantgénéral du Mexique » de Rivera ce sera la cage de l’escalier monumental du PalaisNational. Un chant que, logiquement, le discours d’Octavio Paz ignore de toute saprestigieuse autorité comme il ignore superbement la « Marche de l’Humanité » deSiqueiros pourtant quasi contemporaine de sa « ré/vison » du muralisme.

*

24 On a fait durablement à Siqueiros la réputation d’un homme autoritaire et sectaire dont

l’emblème aurait pu être le discours « Il n’y a pas d’autre route que la nôtre ». Lalecture simplifiée de trois textes écrits par Siqueiros à des époques très éloignéesprouve la volonté de mettre coûte que coûte le discours au service de la construction dumouvement. Siqueiros a une conscience aiguë du combat qu’il lui faut livrer et de lapuissance de ses adversaires : le discours de 1921 révèle une rhétorique au serviced’une interprétation de la peinture qu’il faut imposer aux voix autorisées desmarchands et des critiques ; le discours de 1944 révèle une rhétorique qui entend battreen brèche le discours de la critique et consolider le camp du muralisme menacé del’extérieur par la diversité des muralistes – c’est alors Orozco, peintre muraliste etenjeu essentiel du texte, qui inflige un démenti cinglant à Siqueiros lequel, pourtant,fera comme si de rien n’était ; le dernier discours révèle que, même à l’heure de lareconnaissance, Siqueiros doit encore faire la preuve de la pertinence du muralisme cequi dénonce, semble-t-il, la fragilité d’un discours qui n’est toujours pas parvenu à faireautorité.

25 En revanche, l’autorité du discours d’Octavio Paz, paré des atours de l’élégance de la

forme et de la subtilité du fond, est d’une efficacité redoutable. Lorsqu’Octavio Pazreconnaît, ponctuellement, les mérites de tel ou tel muraliste ou la valeur dumuralisme, il cautionne de fait les reproches essentiels qu’il adresse par ailleurs aupeintre ou au mouvement. La critique, au sens d’évaluation, que fait Paz du mouvementet de ses artistes les plus éminents va à l’encontre de ce qu’eux (Siqueiros et Riveraprincipalement) pensent et peignent et, plus généralement, Paz nie toute valeur àl’engagement qu’ils revendiquent et à leur volonté de faire des murs l’expression d’un

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combat politique. Aussi, la lecture que propose Paz se désintéresse totalement del’organisation des œuvres les plus complexes puisqu’elles sont composées sur unprincipe idéologique que Paz tient pour non avenu. Sans doute peut-on s’étonner de cetétrange dialogue de sourds qui s’est engagé par textes interposés entre le peintre et lepoète essayiste et critique d’art. En tout état de cause, force est de constater que celuiqui est taxé de sectaire et d’autoritaire est sans doute, par-delà le fracas des mots,toujours en position défensive, toujours au créneau pour parer les attaques portées àun territoire constamment menacé. En revanche, Paz, de la hauteur que lui donne sontalent, défend avec une autorité d’autant plus efficace qu’elle est imperceptible, unpoint de vue qui pour l’essentiel va à l’encontre de ce que les muralistes (Siqueiros etRivera du moins) prétendaient faire et à l’encontre de ce que leur œuvre est. Il seraitmême presque tentant d’insinuer qu’en embrassant les muralistes, Paz est parvenu,comme par distraction, à élégamment les étouffer. « Ne prenons pas en compte lasentence critique de nos poètes, ils ne rédigent que de forts beaux articles littérairestotalement étrangers à nos œuvres » écrivait Siqueiros dès 1921 comme s’il présentaitdéjà les redoutables essais à venir du plus talentueux des poètes.

NOTES

1. Octavio PAZ, “Los muralistas a primera vista”, dans Privilegios a la vista II, Obras completas 7,

Mexico, FCE, 1993, p. 183-188.

2. Octavio PAz, “Re/visiones : la pintura mural”, Ibid, p. 188-227.

3. Octavio PAZ, Los privilegios de la vista I, arte moderno universal, Obras Completas, 6, Mexico, FCE,

1991 ; Octavio PAZ, Los privilegios de la vista II, arte de México, Obras Completas, 7.

4. David Alfaro SIQUEIROS, No hay más ruta que la nuestra, México, 1945.

5. David Alfaro SIQUEIROS , “Orozco, el precursor formal-profesional”, ibid., p. 31-44.

6. David Alfaro SIQUEIROS, « Vigencia del movimiento plástico mexicano contemporáneo » dans

Raquel TIBOL, Textos de David Alfaro Siqueiros, México, FCE, 1974, p. 215-243.

7. Ibid.

8. David Alfaro SIQUEIROS, No hay más ruta que la nuestra, p. 38.

9. Ibid., p. 37.

10. Ibid., p. 43.

11. Ibid., p. 40-43.

12. José Clemente OROZCO, Autobiografía, México, Era, 1981 [1945].

13. Ibid., p. 70.

14. Ibid., p. 75.

15. Raquel TIBOL, « Vigencia del movimiento plástico mexicano contemporáneo », op. cit., p. 231.

16. Ibid. p. 242.

17. Voir Gabriel García MAROTO, « La obra de Diego Rivera », Revistas mexicanas modernas,

Contemporáneos, n° 1, julio-agosto de 1928, edición facsímil de 1981.

18. Octavio PAZ, « David Alfaro SIQUEIROS, Re/visiones : la pintura mural », p. 216-221.

19. Ibid., p. 218.

20. Ibid. p. 219.

21. Ibid., p. 221

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22. Ibid., p. 227.

23. Ibid.

24. Ibid., p. 219.

25. Voir Octavio PAZ, El laberinto de la soledad, dans El peregrino en su patria, Obras completas 8,

México, FCE, 1993, p. 43-191, et tout particulièrement les pages 137-146 du chapitre intitulé “De la

independencia a la revolución”.

26. Octavio PAZ, « Re/visiones : la pintura mural », p. 188.

27. Octavio PAZ, « Los muralistas a primera vista », p. 184-185.

28. David Alfaro SIQUEIROS, “Vigencia del movimiento plástico mexicano contemporáneo”, dans

Raquel TIBOL, op. cit., p. 224.

29. Siqueiros cité par Octavio PAZ, « Re/visiones : la pintura mural », p. 221.

30. David Alfaro SIQUEIROS, « Vigencia del movimiento plástico mexicano contemporáneo »,

dans Raquel TIBOL, op. cit., p. 233.

31. Ibid., p. 237.

RÉSUMÉS

Le travail analyse deux formes du discours, celui de Siqueiros qui n’a cessé de définir et de

défendre le muralisme et celui d’Octavio Paz, le prestigieux poète et essayiste qui à ce jour reste

le critique qui fait autorité quand il s’agit de muralisme. Avec une rhétorique agressive et des

formulations d’apparence sectaires, incessamment, des décennies durant et ce encore en 1966,

alors même que le Mexique célèbre son œuvre, Siqueiros doit sans encore et toujours, contre tout

et contre tous défendre le muralisme comme mouvement uni et cohérent et comme esthétique

au service d’une philosophie de l’histoire. Ce faisant, il fait la preuve, que sa manière de voir les

choses ne parvient pas à faire autorité. Paz, au nom de l’autorité que lui vaut son statut de poète

et d’essayiste prestigieux, impose naturellement une lecture du muralisme qui nie subtilement ce

qui, dans le discours et la pratique de Siqueiros, en fait le fondement : philosophie de l’histoire,

constante élaboration d’une esthétique au service de la figuration et revendication d’une

figuration au service d’un art engagé sont tenus pour de simples et malencontreux travers. Ce

faisant, l’autorité de Paz en récusant le monde des idées qui le sous-tend prive le muralisme

d’une approche critique qui rende compte de la subtile complexité de son élaboration et de la

portée de ses enjeux.

El trabajo analiza dos formas de discurso, el de Siqueiros que incesantemente ha definido y

defendido el muralismo y el de Paz, el prestigioso poeta y ensayista que hoy en día sigue siendo el

crítico de mayor autoridad cuando de muralismo se trata. Con una retórica agresiva y

formulaciones aparentemente sectarias, de modo constante durante varias décadas y todavía en

1966 ; cuando México ya celebra su obra, Siqueiros, se ve obligado, contra todo y contra todos a

defender el muralismo como movimiento unido y coherente y como estética al servicio de una

filosofía de la historia. Con lo cual da prueba de que su forma de ver el muralismo nunca llegó a

imponerse. Paz, en nombre de la autoridad que le da su estatuto de poeta y destacado ensayista,

impone con naturalidad una lectura que niega con sutiliza lo que, en la teoría y la práctica de

Siqueiros viene a ser el fundamento del muralismo : filosofía de la historia, constante elaboración

de una estética al servicio de la figuración y reivindicación de una figuración al servicio de un

arte comprometido no son sino lamentables equivocaciones. Así es como la autoridad de Paz, al

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negar el mundo de las ideas que lo funda, priva al arte de los muralistas de un planteamiento

crítico que dé cuenta de la sutil complejidad de su elaboración y del alcance de sus fines.

INDEX

Palabras claves : muralismo mexicano, Siqueiros, Paz, teoría, práctica, crítica, discurso

Mots-clés : muralisme mexicain, Siqueiros, Paz, théorie, pratique, critique, discours

AUTEUR

MONIQUE PLÂA

Université Paris Est LISAA EA 4120

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Études

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L’album de photos, un nouveausupport à la fiction Dans l’Espagne de la seconde moitié du XIXe siècle

Corinne Cristini

1 L’apparition de l’album de photographies en tant que nouvel objet d’étude au sein de la

littérature espagnole de la seconde moitié du XIXe siècle semble correspondre à sonapogée dans la société, période qu’Ellen Maas situe entre la fin des années 1850 et ledébut du XXe siècle1. La collection du musée Frederic Marès à Barcelone qui comprendune trentaine d’albums datant essentiellement des années 1860-1890 nous offre unexemple de ce phénomène de société2. Elle nous révèle aussi que tel un écrin, l’albumde photos se présente comme un objet tout aussi précieux que ce qu’il renferme3. Unglissement s’opère en littérature : c’est le passage de l’album de photos évoqué à titresimplement anecdotique – comme c’est encore le cas dans l’article de l’écrivaincostumbrista Antonio Flores intitulé « Retratos en tarjeta »4 –, à l’album qui occupe uneposition centrale dans le récit. Le texte d’Enrique Fernández Iturralde « El álbum deretratos »5 datant de 1869 témoigne du fait que celui-ci est devenu une nouvelle sourced’inspiration littéraire qui sera largement exploitée par les écrivains au siècle suivant.Ainsi, dans son ouvrage Escenas de cine mudo6, Julio Llamazares place l’album au cœur deson roman. Les notes et les légendes qui accompagnent les photos d’Olleros setransforment en écriture romanesque. L’étude détaillée de l’article novateur d’EnriqueFernández Iturralde nous permet d’aborder diverses questions qui resurgiront dans lalittérature espagnole du XXe siècle.

2 Si le recours à l’album comme nouveau stratagème littéraire tient de la modernité, les

préoccupations du narrateur, quant à elles, s’inscrivent dans une pensée propre au XIXe

siècle, tout imprégnée par la physiognomonie et les théories naturalistes7. Par le biaisde l’album, deux espaces entrent en contact : le public et le privé, le profane et lemonde sacré des images issues d’une mythologie familiale. C’est ce que met en évidenceAnne-Marie Garat dans son ouvrage Photos de familles : « […] Tombées aux mainsétrangères, sous les yeux indifférents, les images privées ont quelque chose de trivial,de lamentable, dans leur exhibition publique8 […] ». Dans l’article d’Enrique Fernández

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Iturralde, le narrateur éprouve un malaise semblable lorsqu’il hésite à s’immiscer dansl’intimité d’une vie que l’album retrace :

Una vez en mi casa y arrellanado en una butaca al lado de la chimenea, cogí elálbum ; pero antes de abrirlo sentí un extraño escrúpulo por ir a penetrar con micuriosidad fría e indiferente en los misterios de una vida y de un alma.9

3 L’album de photos de famille à usage intime est soumis ici à un regard extérieur qui se

situe hors du cadre affectif et du contexte familial et qui, par là même, fait du narrateurun voyeur. Alain Buisine s’interroge à ce propos : « Quel est l’intérêt d’une photo defamille pour celui qui n’appartient pas à cette famille ? »10

4 Indirectement, la question que peut susciter ce texte du XIXe siècle et qui sera au cœur

même des recherches ethnographiques et sociologiques sur l’image au XXe siècle est desavoir si l’on peut « travailler sur l’intime des autres »11. Ce récit d’Enrique FernándezIturralde nous invite à réfléchir sur cette nouvelle forme de « lecture » qui repose sur laconsultation de l’album et qui constitue le nœud principal de l’intrigue. Il s’agit aussi des’interroger, par l’intermédiaire de l’album, sur ces deux formes de mémoire que sontla mémoire collective et la mémoire privée.

Une « lecture » de l’album de photographies

5 Le problème que pose, tout d’abord, l’analyse de ce texte est d’ordre terminologique :

comment nommer celui qui consulte l’album ? Doit-on le désigner par les termes de« spectateur » et de « regardeur »12 qui privilégient l’acte de voir, ou bien par celui de« lecteur » qui met l’accent sur l’idée de déchiffrement de la photographie en tantqu’écriture visuelle ? À ce propos, on pourrait étendre à la photographie de familleappartenant à une histoire privée ce que Roland Barthes applique à la photographie depresse qui tient de l’histoire événementielle, à savoir qu’elle « n’est pas seulementperçue » ni « reçue », mais qu’ « elle est lue, rattachée plus ou moins consciemment, parle public qui la consomme, à une réserve traditionnelle de signes »13. Remarquons queles termes tels que « charade » et « logogriphe », qui dans le texte d’Enrique FernándezIturralde évoquent l’album de photos, relèvent plus du domaine du verbal que duvisuel. Ainsi, ces deux comparaisons tendent à faire de l’album un langage codé eténigmatique pour le non initié :

[…] me entraron deseos de adquirir el álbum y adivinar hasta donde fuera posible,por medio de los retratos en él contenidos, la historia de su antiguo dueño […] mealejé llevando bajo el brazo el álbum consabido, causándome de antemano grancontento la distracción que me prometía el descifrar aquella como charada ologogrifo.14

6 Alain Buisine, qui s’est intéressé tout particulièrement à ce type de photographies dans

son article « Leurres et illusions du portrait de famille », a souligné leur caractèrefortement narratif et littéraire15. L’article d’Enrique Fernández Iturralde qui s’articuleautour de l’album nous révèle que la photographie de famille suscite inexorablement,même chez l’étranger à ce groupe familial, un désir de parole et d’écriture. Ce souhaitde commenter l’album dont nous fait part le narrateur, dès le début du récit, témoignedu fait que la photo, muette par essence, se présente comme un « appel vers lelangage » pour reprendre l’expression de Danièle Sallenave16. Remarquons que ce textedu XIXe siècle s’inscrit dans ce que la critique, au XXe siècle, désignera comme un castype de déclenchement d’écriture engendré par la photographie de famille17.

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Un narrateur « lecteur » de l’album

7 La découverte d’un album de photos en vente dans un mont-de-piété et son acquisition

constituent le point de départ de l’intrigue. Il est intéressant de souligner que lenarrateur, devenu « lecteur » et « commentateur » à son gré des photos qu’il découvre,respecte scrupuleusement l’ordre de l’album, ce qui lui permettra, comme dans uneœuvre littéraire, de repérer les liens qui unissent les personnages entre eux et de saisirla trame de l’histoire : « El álbum era apaisado y ocupaban dos retratos cada una de suspáginas. Por su orden voy sencillamente a enumerarlos con las observaciones que lavista de cada uno me sugirió en aquel momento »18. L’album de famille, qui se donne àlire comme « un roman des origines », nous invite ainsi à réfléchir sur l’idée de« génération » et sur la place de chacun dans la filiation : « El respeto de la ancianidad,demostrado en la colocación en primer término de estos dos retratos, parecióme desdeluego tener visos de piedad filial19 […] ». Seuls les liens de parenté, les traits deressemblance physique font office de fil conducteur dans cet ouvrage sans titre nichapitres que représente l’album. En outre, l’attitude du narrateur captivé par l’histoireque l’album renferme et inquiet du sort réservé au héros évoque une certaine forme delecture qui procède par empathie :

Representa una de las lumbreras de nuestra ciencia médica, el famoso doctor ***. ¿Por qué está aquí ese retrato ? Me iba interesando la historia de este desconocido,escrita en esta serie de retratos, me iba siendo muy simpático el protagonista ; así esque siento un escalofrío a la primera idea que se me ocurre. Los disgustos y losexcesos han minado la salud de nuestro pobre héroe y ha caído enfermo degravedad.20

8 D’ailleurs, l’emploi métaphorique du verbe « escribir » dans cet extrait nous invite à

établir ce rapprochement entre la narration et l’album de photographies.

9 Le récit du narrateur, « lecteur » de l’album, repose essentiellement sur des

interrogations et des hypothèses : « ¿ Habrá venido el hijo a estudiar leyes a Madrid ? »21 ; « ¿ Era tío o padrino del álbum ? Tuve que quedarme con la duda »22. Face à cesincertitudes, face à ces vides et à ce silence des images, l’imagination prend le relais.Remarquons que l’album a toujours partie liée avec la fiction, qu’il s’agisse de l’imagemythique de la famille qu’il prétend nous offrir, ou encore de l’interprétation qu’endonne celui qui le feuillette, peut-être acteur de ces portraits ou simple spectateur. Iln’est donc pas étonnant que l’album soit exploité comme nouvelle source d’inspirationdu récit. La remarque d’Alain Buisine à ce propos nous semble intéressante ; ce dernierse demande si « les meilleures photos de famille » ne sont pas « ces clichés quin’existent que virtuellement dans les textes, qui assument d’autant mieux leurnarrativité que leur visibilité demeure purement scripturale »23.

10 C’est cette « visibilité scripturale » sur laquelle repose le récit d’Enrique Fernández

Iturralde qu’il s’agit d’étudier. Les commentaires sur l’album qui nous sont proposésnous amènent à nous interroger, comme Roland Barthes, sur la lecture d’une image :« Comment lisons-nous une photographie ? Que percevons-nous ? Dans quel ordre,selon quel itinéraire ? »24. Dans la mesure où le narrateur est une personne étrangère àla famille qu’il découvre à travers des portraits, sa lecture est avant tout historique etculturelle. C’est le « studium » qui est ici convoqué, pour reprendre un terme largementexploité dans La Chambre claire pour désigner ce « champ que je perçois assezfamilièrement en fonction de mon savoir, de ma culture »25. Les particularités

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inhérentes à l’histoire d’une famille disparaissent au profit d’informations plusgénérales sur le contexte socioculturel d’une époque donnée. Dans le texte étudié, lenarrateur, en « bon sujet culturel »26, est sensible à l’attitude des êtres photographiés, àleurs vêtements et à leurs accessoires susceptibles de lui révéler la fonction qu’ilsoccupent dans la société. Paradoxalement, c’est cette appartenance à une certainecatégorie socioprofessionnelle, et non leur propre individualité, qui les caractérise etleur confère une identité. Ainsi, sur ces portraits de famille, le narrateur reconnaît,entre autres, un juge, un lieutenant d’infanterie, un avocat, un prêtre, ainsi que lapatronne d’une auberge (« El retrato siguiente era tan típico, de una fisonomía tanmarcada y característica que no era posible equivocarse. Todo el mundo hubierareconocido, como yo en él, a la patrona de la casa de huéspedes27 […] »). Quand ce n’estpas sa profession, c’est l’état civil du sujet photographié que le narrateur tente dedéceler sur l’image : « Seguían cuatro retratos […] una señora de treinta años con ese nosé qué en la cara que caracteriza a la viuda ; un señor enjunto, apergaminado, que desdeluego clasifiqué como solterón […] »28.

11 Pour le narrateur et « lecteur » fictif de l’album, tout comme pour les lecteurs de ce

récit, les personnages évoqués sont d’autant plus faciles à se représenter visuellementqu’ils correspondent à des stéréotypes. À travers la « lecture » de l’album, laconnivence qui s’établit entre l’auteur et ses lecteurs naît du partage d’un même savoirculturel et historique « comme s’il s’agissait d’une langue véritable, intelligibleseulement si l’on en a appris les signes »29. Une remarque du narrateur concernant unportrait photographique qu’il assimile à une reproduction d’une peinture à l’huile30

nous renseigne, cette fois-ci, implicitement, sur les pratiques photographiques de laseconde moitié du XIXe siècle, à savoir le recours au coloriage des épreuves initialementen noir et blanc. Quentin Bajac nous rappelle que « les retouches vont parfois jusqu’à lapeinture complète de l’épreuve, ou à l’ajout de rehauts de couleurs dans certainesparties de l’image »31. Outre l’ajout de la couleur, c’est peut-être la posture du sujetphotographié sur le portrait mentionné précédemment qui évoque, elle aussi, l’universpictural.

12 Cet album de famille destiné à fixer des individus dans leur singularité se transforme en

une galerie de portraits où figurent des « types » représentatifs de l’Espagne dumoment, à savoir la patronne d’une pension, le provincial qui vient faire des études dedroit dans la capitale ou encore les bureaucrates. La consultation de l’album devientainsi un prétexte pour mettre en scène des personnages propres à l’univers costumbrista

et qui correspondent à l’horizon d’attente des lecteurs de l’époque. On retrouve parexemple la satire des fonctionnaires considérés comme des parasites de la société :

Pero hablaba de los compañeros de oficina de nuestro héroe y los cinco retratos queclasifiqué como tales eran otros tantos tipos oficinescos. El primero era la veraefigie del empleado antiguo rutinario, inútil por completo sacándole de susfórmulas cancillerescas […] seguía después el pollo insulso, que ha ganado a duraspenas el título de licenciado […] que va únicamente a la oficina a leer La Gaceta,murmurar de los jefes con sus compañeros y fumar cigarillos o escribir a su novia,dejando que desempeñe su negociado el escribiente a sus órdenes. Escribiente dije,pues, dos notables ejemplares de este tipo eran los retratos siguientes, atildado ypulido el uno, con la melena muy bien rizada […] y oliendo, en fin, a gacetillero adiez leguas a la redonda ; el otro por el contrario, hombre ya de edad, seco,macilento y mal pergeñado.32

13 Outre le savoir historique, c’est l’imagination qui est convoquée dans la lecture de

l’album ; c’est elle qui confère aux portraits une certaine épaisseur et qui les rend en

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quelque sorte « visibles ». Il est vrai, comme l’a souligné Alain Buisine, que « laphotographie d’un groupe familial apparaît toujours prélevée dans une narration qu’ils’agira de reconstituer : que se passait-il avant et après ? »33. C’est cette démarchequ’entreprend le narrateur dans le récit d’Enrique Fernández Iturralde lorsqu’il tentede resituer la photographie dans son contexte d’origine. La découverte du portraitd’une jeune fille d’environ quatorze ans lui suggère les premiers émois amoureux duhéros de l’album. Ainsi, par le biais de la fiction, cette photographie retrouve sa placedans l’histoire d’une vie que l’album retrace ; elle aurait été offerte au protagoniste del’album au moment de son départ pour Madrid :

Aquel retrato había sido dado en el momento de la despedida, cuando nuestro héroedejaba su pueblo y venía a Madrid a estudiar leyes. Había escuchado entoncesardientes juramentos de eterno amor, había sido cubierto de besos en sus primerosdías de ausencia […].34

14 Un autre portrait, celui de la patronne d’une pension, nous indique que le protagoniste

est à présent dans la capitale. Les personnages à l’allure aristocratique qui figurentensuite dans l’album permettent au narrateur d’évoquer une nouvelle étape de la vie duhéros qui commence à fréquenter les milieux mondains et à connaître plusieursaventures amoureuses :

Pero he aquí que nuestro héroe, que hasta ahora se ha limitado por lo visto aconcurrir a los cafés o al Paraíso del teatro de la Ópera, se lanza al gran mundo. Nohay más que mirar el retrato número treinta y tres para convencerse de ello. Esaseñora, bien conservada aún, elegante, aristocrática, no puede menos de tenerabiertos sus salones un día señalado de la semana.35

También debió tropezar en los salones aristocráticos con el original del siguienteretrato. No podré deciros si es una marquesa francesa o una duquesa española o unavizcondesa portuguesa o una baronesa alemana […] lo único que puedo asegurar es,que no hay más que mirar al retrato, para estar seguro de que es la vera efigie de unagran dama […].36

15 Il est intéressant de constater que, au fur et à mesure que le narrateur avance dans sa

lecture de l’album, il acquiert des certitudes sur les personnages comme s’ilcommençait à les connaître. Si, dans un premier temps, il suppose que l’un des portraitsreprésente le frère du héros de l’album, mort pendant la guerre contre le Maroc entre1859 et 1860 (« […] y me figuré, no sé si con fundamento que el pobre teniente debíahaber muerto en algún encuentro con los marroquíes »37), dans la suite de son récit, ill’affirme, laissant même percer quelque compassion à son égard (« […] el pobre oficialmuerto en la guerra de África »38). De même, certains sujets photographiés se voientdirectement attribuer un rôle dans cette histoire narrée en images. Tel est le cas de cepersonnage que le narrateur suppose être le chef supérieur d’une Administration etqu’il perçoit immédiatement comme le protecteur du héros de l’album :

Pero sigamos con nuestros retratos, y a las primeras de cambio nos tropezamos […]con un señor, jefe superior de Administración, director general sin duda en algúnministerio. Este señor me huele francamente a protector. Acaso en otro tiempo fueamigo o condiscípulo del señor juez, y éste le recomienda ahora su hijo el flamanteabogado para que le proporcione una placita en su dirección.39

16 Les expressions et les termes dont use le narrateur pour évoquer le protagoniste de

l’album sont révélateurs d’un processus d’identification. En effet, si le personnage estd’abord désigné par l’expression « dueño del álbum »40 ou par le terme « hijo »41, trèsvite, le narrateur laisse percer une certaine familiarité à son égard par l’emploi réitérédu possessif : « nuestro héroe »42, « nuestro protagonista »43. C’est un procédé qui

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permet d’attirer notre attention et de nous intégrer à la fiction. Les apostrophes aulecteur qui traversent le texte révèlent cette même intention (« ¿ No notáis cierto airemelodramático y sentimental en la mayor ? ¿ No encontráis cierta desenvoltura desonorette a la más joven ? »44). Remarquons que le narrateur, à la vue d’unephotographie supposée représenter le frère du héros mort au combat, prête auprotagoniste ses propres sentiments, en l’occurrence ici sa douleur : « ¿ Qué lazos leunían a nuestro desconsolado protagonista ? »45. De même, il comprend la passionamoureuse du personnage pour l’une de ces dames dont il découvre le portrait : « Éstaes ya una mujer, una mujer de veras, y capaz de volver loco a un guardacantón. […]Comprendo que es digna de que se hagan por ella mil locuras »46. L’histoire de cetinconnu devient aussi son histoire. Par ce transfert, le narrateur et le héros tendent àse confondre. Il n’est pas étonnant alors que le narrateur emploie le pronom personnel« nous » lorsqu’il évoque les sentiments amoureux éprouvés par le protagoniste dansson adolescence : « Y ¿ era posible que éste, al llegar a los diez y seis o diez y ocho años,hubiese dejado de sentir por ella ese primer latido del corazón que nos hace presentirlos encantos, los tormentos del amor ? »47. Ce « nous » désigne à la fois le narrateur et lehéros de l’album, mais aussi, implicitement, le lecteur.

L’Album comme fiction littéraire

17 Semblable à une œuvre littéraire, l’album de photos de famille, qui admet plusieurs

interprétations, invite à une lecture « ouverte ». La volonté de recomposer l’histoire del’album amène le narrateur, étranger à ce groupe familial, à créer une fiction. Deuxrécits se tissent en parallèle : celui qui correspond à l’histoire personnelle de cettefamille dont seules les images témoignent et celui qu’invente le narrateur au fil de salecture. Soulignons, à ce propos, l’importance des commentaires digressifs sur lespersonnages photographiés et relatifs à des pensées ou des réflexions hypothétiques :

No sé por qué me imagino que hasta aquí el elemento femenino ha ocupadopequeña parte en la vida cortesana de nuestro héroe […]. Sin duda no se habíaborrado aún por completo de la memoria del estudiante el recuerdo de aqueldiablillo de catorce años, que había quedado en su pueblo : tal vez entre los trabajosescolares y el bullicio de las diversiones madrileñas se aparecía a nuestro joven confrecuencia aquella cara entre burlona y llena de ternura […].48

18 Par ce biais, le narrateur parvient à nous introduire dans cet univers recréé, et ces

personnages dont nous ne voyons pas l’image nous deviennent familiers. Ce quiintéresse le narrateur, ce n’est pas seulement de décrire des portraits photographiques,mais de reconstituer l’existence de ces êtres hors du cadre, de deviner ce « hors-champ » ou ce « champ aveugle » évoqué dans La Chambre claire49. Lorsqu’il consulte lesdeux dernières photographies de l’album, le narrateur est tellement imprégné de la viedu protagoniste que son récit n’est plus celui d’un lecteur « voyeur », mais celui d’unvisionnaire :

Es de noche, la calentura ha cedido al fin, el enfermo siente una lágrima, que cualbendito rocío cae sobre su demacrado rostro, abre los ojos y ve ante sí al diablillo, alángel que le cuida con toda la ternura del primer amor. ¿ Cómo morirse después deeso ?La convalecencia es lenta, porque el mal ha sido terrible ; pero todo acaba en estemundo hasta la convalecencia. Me parece ver a nuestro pobre héroe dar losprimeros pasos apoyado en su linda enfermera. Casi, casi, estoy por decir queconsentía en enfermar con tal de tener una enfermera parecida.50

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19 Dans cet extrait, le passage de la simple vue à la vision, fruit de l’imagination, est bien

exprimé par la phrase suivante : « Me parece ver a nuestro pobre héroe apoyado en sulinda enfermera ». Exalté, le narrateur reconstitue les scènes qui correspondent aumoment où le héros recouvre la santé. Il entraîne ainsi le lecteur dans ce « hors-champ » qu’il tente de recomposer dans un élan de lyrisme. Notons que c’est cet espacehors du cadre, nourri par l’imaginaire, qui confère un sens à l’intrigue que renfermel’album. Néanmoins, l’histoire intime de ce personnage reste soumise, là encore, à unesérie de topiques. Toute une ambiance teintée de sentimentalisme est recréée. Laprésence de photos représentant un docteur et le protagoniste encore marqué par lesstigmates de sa maladie pose la question de savoir quels sont les thèmes qui peuvents’inscrire dans le cadre d’un album de famille et quels sont ceux qui en sont exclus.Dans quelle mesure l’image de la souffrance a-t-elle sa place dans ce lieu de stabilité etde certitudes que peut représenter l’album ?

20 À l’instar d’un récit, l’album de photos est aussi constitué d’ellipses temporelles. Il en va

ainsi de la jeune fille de quatorze ans présente dans les premières pages de l’album(« […] aquella niña de catorce años es un ángel celeste ; pero reparad en los ojospicarescos, traviesos […] y os inclinaréis a pensar que es un diablillo […] »51) et qui, alorsâgée d’une vingtaine d’années, resurgit dans les dernières pages (« El primero, si no meengaño, es el diablillo, pero el diablillo con seis años más convertida en una lindísimajoven […] »52). Dans le texte étudié, le narrateur attire notre attention sur les silences etles non-dits qui constituent aussi la matière de l’album : « Todo puede ser, pero elálbum no lo dice »53. Les conflits, les trahisons, ou encore les déceptions amoureuses sedessinent en filigrane dans l’album de famille. Le narrateur est sensible, par exemple,au vide créé par une photographie que l’on a retirée de son support : « El sitio en quedebía estar el retrato siguiente es vacío. Esto es grave, gravísimo. ¿ Por qué está vacíoese hueco ? ¡ Misterio ! […]. No me extrañaría que ese sitio, ahora vacío, hubiera estadoocupado »54. Dans cette série de portraits, l’absence d’une image devient plus visibleencore et éveille l’imagination de celui qui consulte les photographies. La lecture del’album admet une pluralité de significations : « Yo en ese lugar vacío leo una novelaentera de amor, todo un drama de pasión, con sus arrobamientos y sus dolores […] »55.Remarquons que le verbe « leer », qui désigne l’une de ces interprétations, suggère ànouveau le rapprochement entre album et ouvrage littéraire.

21 Cet acte qui consiste à retirer une photographie de l’album témoigne de la confusion

qui existe entre l’être et sa représentation. Face à une photographie, un transferts’opère : les sentiments éprouvés à l’égard de la personne portraiturée sont reportéssur l’image. Le lien intime, voire même passionnel, qui unit l’être à une photographiesemble tenir davantage à la spécificité indiciaire de l’image, à son caractère de tracequ’à son pouvoir d’analogie. À ce sujet, Roland Barthes fait remarquer : « une sorte delien ombilical relie le corps de la chose photographiée à mon regard : la lumière estbien ici un milieu charnel, une peau que je partage avec celui ou celle qui a étéphotographié »56. Ce vide au cœur de l’album qu’aucune autre photo n’est venuecombler impose un arrêt dans la lecture et invite au questionnement. Il suggèreimplicitement une étape douloureuse dans la vie du protagoniste. Ce qui peutsurprendre, c’est que le héros de l’album ait conservé cet espace à présent vide quiporte en soi le souvenir de l’épisode en question. Avec Anne-Marie Garat, soulignonsque ce vide est semblable à « une trace (qui) rôde dans l’album, en creux, mince relief,en ombre portée, fantomatique »57.

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22 Il conviendrait aussi d’établir un parallèle entre l’album de photographies et le journal

intime. En effet, tout comme ce qui est relaté, les images rendent compte des différentsévénements

23 qui ponctuent notre existence. C’est aussi le rapport qu’entretient l’être avec son album

ou son journal intime qui suscite ce rapprochement. Dans les deux cas, c’est un registreque l’on tient pour soi, à l’abri des regards étrangers, où l’on écrit ou inscrit lesémotions ressenties. L’album comme le journal intime ne forme-t-il pas un monderecréé, une sorte de microcosme où l’on recompose soi- même le réel, à son gré ? Defaçon voilée, l’album de photos ouvre sur un univers de passions. Au- delà de ce qui estvisible au premier regard, au-delà de ce « studium » évoqué dans un premier temps,l’album laisse transparaître en creux des intrigues dissimulées.

24 Soulignons que, dans ce récit basé sur des photographies, l’auteur use aussi de

stratagèmes propres au roman policier. Ainsi, au fil de sa « lecture », le narrateur finitpar découvrir qui est le héros de l’histoire :

La fotografía siguiente era un grupo de cuatro jóvenes, sin duda cuatro amigos denuestro héroe. Y ¿ no pudiera hallarse éste entre ellos, ser uno de los cuatro ? Enefecto, uno de los jóvenes tiene parecido con el pobre oficial muerto en la guerra deÁfrica : además, los retratos individuales de los otros tres vienen a continuación,mientras el del cuarto no : todo induce a creer que el cuarto joven es el dueño delálbum.58

25 De même, dans les dernières pages de l’album, les hypothèses de départ sur la relation

intime entre le protagoniste et la jeune fille évoquée au début du récit se voientconfirmées. Peut-être est-ce cette part de mystère inhérente à l’album qui explique quel’on ait pu l’exploiter, en littérature, comme le point de départ d’une enquête ?Remarquons que le lexique employé tout au long de l’article d’Enrique FernándezIturralde nous introduit dans le décryptage d’énigmes comme le prouvent les exemplessuivants : « adivinar »59, « descifrar »60, « […] penetrar con mi curiosidad fría eindiferente en los misterios de una vida […] »61, « […] resolver aquella duda »62, « misaveriguaciones »63, « Pues está descifrado el enigma »64.

26 Cet espace vide dans l’album que crée l’absence d’une photographie suscite le mystère.

Pour résoudre l’énigme, le narrateur s’appuie sur le portrait d’une femme qui figure àcôté de la place devenue libre. Peut-être nourri par ses propres expériences, il enconclut que ce vide devait être occupé autrefois par la photographie du protagoniste etque ce dernier a dû l’enlever au moment de la rupture : « [….] tal vez nuestroprotagonista por una de esas sublimes puerilidades del amor hubiera puesto su retratoal lado del de esa bella joven […] »65. Certes, cette interprétation s’inscrit dans la logiquedu narrateur qui depuis le début de son récit fait du héros un être empreint deromantisme, mais elle peut ne pas satisfaire les lecteurs que nous sommes. En effet, s’ils’agit d’un épisode sentimental douloureux pour le héros de l’album, nous pouvionsnous attendre plutôt à ce que ce soit le portrait de cette femme qui ait été retiré et nonle sien. Par ailleurs, la photographie enlevée aurait pu aussi appartenir à cette galeriede portraits féminins figurant dans les pages de l’album depuis que le protagoniste s’estlancé dans les milieux mondains. Remarquons que la possibilité d’autres hypothèses delecture nous place dans une situation de rupture vis à vis du narrateur à travers lequel,tout au long du récit, nous découvrons l’album.

27 L’étude détaillée de ce texte d’Enrique Fernández Iturralde nous révèle que l’auteur a

perçu, très tôt, dès les années 1860, la prégnance de l’album de famille dans la société

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de la seconde moitié du XIXe siècle et sa richesse en tant que nouvelle sourced’inspiration littéraire. Mettre en scène un album de photos lui a permis de renouvelerle genre de la description – et plus précisément du portrait de « types » –, et de créerune intrigue propre à l’album, « enchâssée » en quelque sorte dans l’histoire principaledu narrateur. À la fin du récit, les deux histoires se mêlent. Semblable au

28 « Deus ex machina » au théâtre, la situation se dénoue. Le narrateur reconnaît, dans

une rue madrilène, La Carrera de San Jerónimo, le protagoniste de l’album et décide delui restituer ce qui lui appartient : ses photos de famille. Enrique Fernández Iturraldefait pénétrer le lecteur dans deux espaces distincts : d’une part l’espace intime propre àl’album de famille, et d'autre part l’espace du narrateur qui s'ancre dans la topographiemadrilène (« No hace muchos días que, pasando por una de las calles más concurridasde esta capital, llamó mi atención a través de la vidriera que servía de puerta deentrada a una prendería, un antiguo mueble de ébano [...] »66 ; « Ayer sin ir más lejosestaba mirando los escaparates de las tiendas de la Carrera de San Jerónimo cuando viuna pareja [...] Y ¡ cuál no sería mi sorpresa al reconocer en ellos a mi héroe y aldiablillo […] »67). Au terme de l’histoire, les personnages qui étaient présentsuniquement sous une forme iconographique surgissent dans l'univers quotidien dunarrateur.

29 Enfin, l’album qui constitue une sorte de « mémorial de la famille »68, comme l’a

souligné André Rouillé, invite le lecteur à réfléchir sur les notions de « mémoirepersonnelle » et de « mémoire collective ».

Mémoire personnelle et Mémoire collective

30 Quelle « mémoire » le narrateur tente-t-il de recomposer dans ce récit ? L’originalité

réside ici dans le fait que le narrateur est une personne extérieure à cette famille dontil prétend retracer l’histoire à partir de photographies. En effet, il ne s’agit ni d'unalbum acquis par héritage, ni d’un album qu’il aurait constitué lui-même au cours de savie. Le narrateur fait donc appel à son imagination pour « construire » et non« reconstruire » la mémoire d’un inconnu. Remarquons qu’au XXe siècle, des écrivainstels que Juan Goytisolo dans Señas de identidad (1966) ou encore Julio Llamazares dansEscenas de cine mudo (1994) exploiteront l’album comme support dans une quêted’identité. Dans le texte d’Enrique Fernández Iturralde, l’album évoqué, qu’il soit réelou imaginaire, génère une histoire qui, elle, relève de la fiction.

31 Tout au long de ce récit, la consultation d’un album de famille anonyme ne devient-elle

pas aussi l’occasion, pour le narrateur, d’exprimer implicitement ses propres émotionset ses souvenirs ?

32 C’est sa mémoire qui se lit en filigrane. Dès les premières pages de l’album, le portrait

d’une jeune fille blonde d'environ quatorze ans éveille en lui des souvenirs relatifs auxpremiers transports amoureux :

Aquel retrato hizo aparecer ante mí todas las dulces niñerías del primer cariño, lossuspiros apagados, las miradas de color de cielo, las sonrisas embriagadoras, laspalabras entrecortadas, el rubor que quema el rostro, el primer beso cambiado alcaer la tarde bajo la umbrosa arcada de una alameda de castaños o a la orilla delmar.69

33 La photographie se présente ici comme un déclencheur de la mémoire. Elle fait surgir

et se dérouler devant le spectateur des images mentales comme le souligne

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l’expression : « hizo aparecer ante mí ». Dans l’exemple mentionné ci-dessus, la phrasecomposée d'éléments juxtaposés semble traduire le processus de remémoration lui-même. Comme l’a suggéré Brassaï à propos de l’œuvre de Marcel Proust, la résurgencede souvenirs lointains serait à rapprocher de l’avènement, à l’état visible, de l’imagelatente70. Remarquons que toutes ces images associées aux premiers émois amoureuxrelèvent de topiques.

34 L’album de photos peut être perçu aussi comme un lieu de mémoire où s’inscrivent des

données historiques et sociales. À travers lui, le narrateur retrouve une identitécommune à un peuple à une époque donnée, qu’il s’agisse de l’histoire événementielleou des faits de société. Il en est ainsi de la photographie d’un jeune homme portantl’uniforme de lieutenant d’infanterie, lequel lui rappelle la récente guerre d’Afrique de1859-1860 :

Seguían dos retratos, que indudablemente representaban una misma persona […] elsegundo copiaba la imagen de un joven de veinte años con ros, poncho y polainas yluciendo las insignias de teniente de infantería. En el rostro de aquel joven, que eraa no dudar el niño representado en el retrato anterior, se veía impresa esa sombrade melancolía, que parece enlutar el semblante de los condenados a morir en la florde la juventud. Esa tristeza y el uniforme me hicieron pensar en la gloriosa cuantosangrienta guerra de África, y me figuré, no sé si con fundamento, que el pobreteniente debía haber muerto en algún encuentro con los marroquíes.71

35 Cette photographie d’un militaire qui tient de la fiction est susceptible d’évoquer, par

ses détails, d’autres photos réelles prises lors de la campagne d’Afrique. Le portrait dece jeune lieutenant éveille aussi chez le lecteur une réflexion sur le temps et la mort.Avec cette ombre funèbre qui se décèle sur son visage, ce personnage peut être perçucomme la figure archétypale des soldats disparus à la fleur de l’âge, sur les champs debataille. Dans le passage mentionné ci-dessus, l’originalité de l’expression réside dans lefait que le jeune homme semble porter le deuil de lui- même. C’est ici le caractèreprémonitoire de la photographie qui est mis en relief. Dans la mesure où le narrateursuppose que le jeune lieutenant est mort lors de la guerre d’Afrique, il lit sur ce portraitphotographique : « cela sera et cela a été »72. C’est une vision de la mort que le narrateurprojette sur le portrait du jeune homme. On retrouvera au XXe, sous la plume de JavierMarías dans Todas las almas, une réflexion similaire suscitée par la photographie. Deuxphotos de l’écrivain John Gawsworth donnent lieu à ce commentaire : « Como sé que hamuerto, veo en la foto la cara de un hombre muerto »73.

36 À travers l’album, toute une atmosphère relative à un épisode de l’histoire d’Espagne se

voit recréée. Rappelons à ce sujet, comme l’ont souligné Carlos Serrano et Marie ClaudeLecuyer dans l’ouvrage La guerre d’Afrique et ses répercussions en Espagne, que ce conflitcorrespondait à l’origine pour les Espagnols à un besoin d’unité nationale :

Cette unité est sans doute momentanée et fragile, mais elle semble bien être réelle.L’application que tous mettent à la souligner signale son caractère exceptionneldans un pays marqué par de nombreuses années de guerre civile, encore malapaisée et toujours latente. En ce sens, une guerre contre des ennemis extérieurs,une guerre nationale donc est un phénomène nouveau, susceptible d’apparaîtrecomme une victoire de l’Espagne sur elle-même, comme le dépassement de sesrivalités internes, dont tout le monde sait bien qu’elles sont une des causespremières de l’affaiblissement du pays.74

37 La formulation pompeuse, « la gloriosa cuanto sangrienta guerra de África »75, traduit le

caractère de cette guerre meurtrière, mais marquée par les victoires militaires76 etplacée sous le signe de la « Conquête » et de la « Reconquête ». Cette expédition se mue

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en « une épopée nationale, à l’image des stéréotypes historiques à travers lesquels lesEspagnols vivent leur histoire passée »77. Ceci explique que cette guerre, que l’on a puqualifier de « romantique »78, ait généré une littérature aussi abondante que variée79.C’est la mémoire de cette exaltation nationale que reflète le recueil El Romancero de la

guerra de África édité par le marquis de Molins en 1860 et où se retrouvent « tous lesnoms qui comptent en ces années tristes pour les lettres espagnoles »80.

38 L’album de photos amène le narrateur à revivre l’histoire récente de l’Espagne ainsi

qu’à retrouver la société de l’époque. Le fait que le héros de l’album ait suivi des étudesde droit pour devenir avocat rappelle l’importance des carrières juridiques pour lesjeunes gens issus d’une « classe moyenne » ambitieuse correspondant à l’émergenced’une nouvelle société81. Ce parcours à

39 travers les photos de l’album offre ainsi l’occasion à l’auteur de mettre en lumière

certains traits caractéristiques de la société espagnole de la seconde moitié du XIXe

siècle. Les milieux mondains y sont largement représentés, symbolisés notamment parles théâtres et les salons :

Volviendo la hoja encontraremos cuatro fotografías de otros tantos pollitos reciénsalidos del cascarón, pequeñitos, delgaditos, de la especie en fin que un amigo míodesigna con el nombre de sietemesinos. Esos pollos que pululan por los paseos, porlos teatros y los salones, van siempre en bandadas de cuatro o seis […]. Lo que sacoen limpio de esas cuatro fotografías es que nuestro protagonista, sin duda conánimo de consolarse del mal resultado de sus amores, se había lanzado al torbellinodel mundo, donde sin duda conoció a esos pollitos.82

Esta señora, bien conservada aún, elegante, aristocrática, no puede menos de tenerabiertos sus salones un día señalado de la semana. Ignoro si dará tés dansants o soirées musicales o bailes de confianza con quesitos helados y ponche ; tal vez susreuniones no sean de ninguna de las clases indicadas y tengan un carácterpuramente literario […].83

40 On relève aussi l’importance de la musique et de la langue française dans l’éducation

des jeunes filles de ces classes privilégiées :

¿ Y sus hijas ? ¿ Qué me dicen ustedes de sus hijas ? Esos dos pimpollos tan lindos,esas dos muñequitas tan bonitas que aparecen en la siguiente fotografía. De fijo, quetocan el piano à ravir, que bailan a la perfección, que llegado el caso saben suspiraruna romanza o una cavatina.84

41 Il n’est pas étonnant que l’on retrouve en grand nombre dans l’album les personnages

de ces milieux dont l’une des préoccupations majeures est d’ordre ostentatoire85 ; eneffet, la photographie répond à leur soif de paraître et permet la diffusion de leurimage.

42 Tout au long de cette étude, nous avons mis en évidence la rencontre entre la technique

et le verbe, entre la photographie et la littérature. L’analyse du texte d’EnriqueFernández Iturralde nous a permis de mettre en lumière le rôle de l’album commenouveau stratagème dans la fiction. Absente en tant qu’image « réelle », en tantqu’image effective insérée dans l’œuvre, la photographie révèle sa richesse commesource d’inspiration littéraire. Par l’exploitation d’un album de photos d’une familleimaginaire qui se donne à « voir » ou à « lire » comme un ouvrage, elle semble rejoindrel’espace du livre. Dans les dernières décennies du XXe siècle, l’omniprésence de laphotographie et la prégnance du thème de l’album de photos en littérature nousrévèlent que ce qui était en germe, à l’état virtuel au XIXe siècle, est à présentpleinement exploité. Des thématiques qui ont pu être esquissées dans le texte étudié,comme par exemple les rapports au temps et à la mort ou encore la mémoire collective

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et personnelle, sont alors approfondies. Pour des romanciers espagnols du XXe tels queJulio Llamazares, Antonio Muñoz Molina, Javier Marías, cette présence récurrente de laphoto ne va-t-elle pas bien au-delà d’un simple jeu entre le texte et l’image, entrephotographies réelles et photographies imaginaires ? N’est-ce pas pour eux un moyende se retourner sur un passé encore douloureux et de « revisiter » indirectementl’histoire d’Espagne, notamment la guerre civile et le franquisme ?

NOTES

1. MAAS Ellen, Foto álbum, sus años dorados (1858-1920), Barcelona, Gustavo Gili, 1982. Mentionnons à ce propos l’exposition qui s’est tenue au Musée d’Orsay en 2003-2004, etqui s’articulait autour des albums de famille des personnages célèbres du XIXe siècle,entre autres Victor Hugo, Émile Zola, Lewis Carroll : « Figures de l’intime, les albums defamille », Galerie de photographies du Musée d’Orsay, 11 novembre 2003-15 février2004 (Commissaire de l’exposition : Dominique de Font-Réaulx).

2. MARCO Ricardo, « La fotografía en Cataluña : Balance de los últimos 25 años. A propósito de la exposición Retrato del pasado », Quaderns del Museu Frederic Marès,

Barcelona, Ajuntament de Barcelona, Institut de cultura, 2003[Exposition du 27 mars 2003 au 29 février 2004], p. 264-265.

3. Ibid., p. 203-206 et p. 229-230. Voir les albums en forme d’horloge, en accordéon,recouverts ou décorés de nacre, de marbre, dorés…

4. FLORES Antonio, « Retratos en tarjeta », La América, 12 de febrero de 1863, Año VIII, n° 3, p. 13-14. L’article sera inclus postérieurement dans la trilogie Ayer, Hoy y Mañana, o

la Fe, el Vapor y la Electricidad : cuadros sociales de 1800, l850 y 1899 dibujados a la pluma por

don Antonio Flores, 3ª ed. corregida y aumentada, Madrid, Mellado, 1863-1864, 7 tomos.

5. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, « El álbum de retratos », El Museo Universal, 24-I-1869, Año XIII, primera parte, p. 30. Je tiens

à remercier à ce propos Monsieur le Professeur Bernardo Riego qui a aimablementattiré mon attention sur ce texte.

6. LLAMAZARES Julio, Escenas de cine mudo, Barcelona, Seix Barral, 1994.

7. Il n’est pas étonnant alors que ce récit s’ouvre sur une allusion au zoologiste et paléontologiste français, Georges Cuvier, que le narrateur prend pour modèle : « No sé porqué el recuerdo del gran naturalista Cuvier, que con un fragmento de hueso de algún animal antediluviano sabía adivinar la forma y costumbres del mismo, se presentó a mi mente y me entraron deseos de adquirir el álbum y adivinar hasta donde fuera posible, por medio de los retratos en él contenidos, la historia de su antiguo dueño ». FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, « El álbum de retratos », art. cit., p. 30

8. GARAT Anne-Marie, Photos de familles, Paris, Seuil, 1994, p. 28. La même idée estexprimée par Alain Buisine dans son article « Leurres et illusions du portrait defamille » extrait de La Recherche photographique, n° 9, Février 1990, p. 60.

9. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, « El álbum de retratos », art. cit., p. 30.

10. BUISINE Alain, « Leurres et illusions du portrait de famille », art. cit., p. 60.

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11. GARRIGUES Emmanuel, L’Écriture photographique. Essai de sociologie visuelle, Paris,L’Harmattan, 2000, p. 140.

12. Ce terme est fréquemment employé dans l’ouvrage d’Emmanuel Garrigues, L’É

criture photographique, op. cit., p. 23 (« bagage culturel du regardeur ») et p. 43.

13. BARTHES Roland, « Le message photographique », in L’Obvie et l’Obtus, Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982, p. 13

14. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, « El álbum de retratos », art. cit., p. 30.

15. BUISINE Alain, « Leurres et illusions du portait de famille », art. cit., p. 59 : « Dèslors, la photo de famille n’est-elle pas un objet trop narratif (et trop littéraire) pourconstituer un bon objet photographique ? ».

16. Voir BUISINE Alain, Ibid., p. 58

17. GARRIGUES Emmanuel, L’Écriture photographique, op. cit., p. 146 : « La photo defamille, elle-même, prête au roman, lance l’écriture ; elle est manifestement un cas typede déclenchement d’écriture ».

18. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, « El álbum de retratos », art. cit., p. 30.

19. Ibid.

20. FERNÁNDEZ ITURRALDE, « El álbum de retratos », El Museo Universal, Segunda parte, 7-II-1869, p. 47.

21. FERNÁNDEZ ITURRALDE, art. cit., primera parte, p. 30.

22. Ibid.

23. BUISINE Alain, « Leurres et illusions du portrait de famille », art. cit., p. 30.

24. BARTHES Roland, « Le message photographique », in L’Obvie et l’obtus, op. cit., p. 21.

25. Ibid., p. 47.

26. Ibid., p. 73 : « Le studium est clair : je m’intéresse avec sympathie, en bon sujetculturel, à ce que dit la photo car elle parle […] ».

27. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, art. cit., primera parte p. 31.

28. Ibid., p. 30

29. BARTHES Roland, L’Obvie et l’obtus, op. cit., p. 21.

30. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, art. cit., p. 30 : « Seguían dos retratos que indudablemente representaban una misma persona. Figurábase en el primero un niño como de seis años y la fotografía parecía reproducción de un cuadro al óleo […] ».

31. BAJAC Quentin, L’image révélée : l’invention de la photographie, Paris, DécouvertesGallimard/Réunion des Musées Nationaux, 2001, p. 63.

32. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, art. cit., primera parte, p. 31.

33. Ibid.

34. FERNÁNDEZ ITURRALDE, art. cit., p. 30.

35. FERNÁNDEZ ITURRALDE, art. cit., segunda parte, p. 46.

36. Ibid.

37. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, art. cit., primera parte, p. 30.

38. Ibid.

39. Ibid., p. 31.

40. Ibid., p. 30 « […] debían ser punto por punto la madre y el padre del dueño del álbum […] »

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41. Ibid : « ¿ Habría venido el hijo a estudiar leyes a Madrid ? »

42. Ibid. « […] el primero era hijo del segundo y por tanto hermano de nuestro héroe. », « […] compañera de juegos infantiles de nuestro héroe ».

43. Ibid., p. 31 « Venían después una porción de personajes a los que no pude repartir un papel importante en la comedia o drama de la vida de nuestro protagonista. »

44. FERNÁNDEZ ITURRALDE, art. cit., segunda parte, p. 46.

45. FERNÁNDEZ ITURRALDE, art. cit., primera parte, p. 30.

46. FERNÁNDEZ ITURRALDE, art. cit., segunda parte, p. 46.

47. FERNÁNDEZ ITURRALDE, art. cit., primera parte, p. 30.

48. Ibid., p. 31.

49. BARTHES Roland, La Chambre claire : Note sur la photographie, Paris : Cahiers duCinéma/Gallimard/Seuil, 1980, p.

90-91.

50. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, art. cit., segunda parte, p. 47.

51. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, art. cit., primera parte, p. 30.

52. FERNÁNDEZ ITURRALDE, art. cit., segunda parte, p. 47.

53. Ibid., p. 46.

54. Ibid.

55. Ibid.

56. BARTHES Roland, La Chambre claire, op. cit., p. 126-127. « La photo est littéralementune émanation du référent. D’un corps réel, qui était là, sont parties des radiations quiviennent me toucher, moi qui suis ici ; peu importe la durée de la transmission […] » (p.126).

57. GARAT Anne-Marie, Photos de famille, op. cit., p. 33.

58. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, art. cit., primera parte, p. 30.

59. Ibid.

60. Ibid.

61. Ibid.

62. Ibid.

63. Ibid.

64. FERNÁNDEZ ITURRALDE, art. cit., segunda parte, p. 46.

65. Ibid.

66. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, art. cit., primera parte, p. 30.

67. FERNÁNDEZ ITURRALDE, art. cit., segunda parte, p. 47.

68. ROUILLÉ André, « Un album imaginaire », La Recherche photographique n° 9 (1),Février 1990, p. 40.

69. FERNÁNDEZ ITURRALDE, art.cit., Primera parte, p. 30

70. BRASSAÏ, Marcel Proust sous l'emprise de la photographie, Gallimard, Nrf, 1997, « Del’image latente à la mémoire involontaire », p. 163-174. Voir p. 166 : « Mais leprécurseur occulte qui a peut-être le plus inspiré Proust est la photographie et son

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image latente. De nombreuses métaphores de Proust assimilent certains processus de lamémoire à la technique photographique ».

71. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, art. cit., primera parte, p. 30.

72. BARTHES Roland, La Chambre claire, op. cit., p. 150.

73. MARÍAS Javier, Todas las almas, Barcelona, Anagrama, 1993, p. 128.

74. LECUYER Marie-Claude, SERRANO Carlos, La guerre d’Afrique et ses répercussionsen Espagne : idéologies et colonialisme en Espagne 1859-1904, Paris, PressesUniversitaires de France, 1976, p. 93.

75. FERNÁNDEZ ITURRALDE Enrique, art. cit., primera parte, p. 30. Voir Cecilio Alonso, Literatura y poder (1834-1868),

Madrid, A. Corazón, 1971, p. 91 : « La guerra, desde la primera hasta la última página del Diario, será para Alarcón una aventura romántica y una fiesta patriótica. La sangre derramada a lo largo de la contienda, un tributo insignificante ante el resurgir del león hispano ».

76. LECUYER Marie-Claude, SERRANO Carlos, La guerre d’Afrique, op. cit., p. 114 : « Flattéspar les éloges démesurés que leur valent leurs succès africains, encouragés par lessollicitations des partis, les militaires peuvent estimer désormais qu’ils sont les seuls àdisposer du prestige suffisant pour régler la vie politique nationale […] ».

77. Ibid., p. 358.

78. Ibid., p. 116 : « Guerre sans fondements, enrubannée aux couleurs du passé, lacampagne d’Afrique mérite qu’on la qualifie de “romantique”, en donnant à ce termeun contenu politique, celui d’exaltation de certaines valeurs du passé aux dépens duprésent. ».

79. Ibid., p. 121 : « Tout au long de la campagne se succèdent les publications depoèmes, de récits ou de chroniques et les théâtres montrent un grand nombre de piècesou d’opérettes, œuvres de circonstance destinées à exalter le patriotisme des Espagnolset à chanter leurs prouesses militaires […] ».

80. Ibid., p. 135.

81. BEYRIE Jacques, « Émergence d’une nouvelle société », in : Histoire des Espagnols VIe-XXe siècle/sous la dir. de Bartolomé Bennassar, Paris, Éd. Robert Laffont, 1992, p. 700 :« Dans leur immense majorité, ces jeunes gens abordent donc des études juridiques,éperonnés dès l’âge le plus tendre, selon une expression du texte de Galdós, par“l’ambition typiquement espagnole de devenir des personnalités du barreau et duParlement”, quitte à se rabattre ensuite – cas le plus fréquent – sur quelque emploiadministratif ».

82. FERNÁNDEZ ITURRALDE, art. cit., segunda parte, p. 46.

83. Ibid.

84. Ibid.

85. Jacques Beyrie nous rappelle que « la grande affaire est d’obtenir les billets defaveur nécessaires pour “être vu” au théâtre, puis dans quelque station de bains de mer[…] et de procéder à l’entretien de sa garde-robe », « Émergence d’une nouvellesociété », in : Histoire des Espagnols, op. cit., p. 699.

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RÉSUMÉS

Si le recours à l’album de photos se présente comme un procédé largement utilisé dans la

littérature espagnole de la fin du XXe siècle, qu’en est-il au XIXe, dès lors que la photographie

émerge dans la société ? Il semblerait que l’album de photos entre dans le domaine littéraire au

moment où il devient dans la société un véritable phénomène de mode, période située entre la fin

des années 1850 et le début du XXe. Notre étude portera sur l’article novateur d’Enrique

Fernández Iturralde « El álbum de retratos » de 1869. Par le biais de l’album, deux espaces

entrent en contact : le public et le privé. L’album de photos à caractère intime est soumis ici à un

regard extérieur qui fait du narrateur, un voyeur. Le récit d’Enrique Fernández Iturralde nous

invite à réfléchir sur cette nouvelle forme « d’écriture » – et implicitement de « lecture » – qui

s’inspire de l’album. Il s’agit aussi de s’interroger sur ces deux formes de mémoire que sont la

mémoire collective et la mémoire privée.

Si el recurso al álbum de fotos se presenta como un procedimiento sumamente utilizado en la

literatura española de finales del siglo XX ¿qué ocurre en el siglo XIX cuando la fotografía emerge

en la sociedad ? Parece ser que el álbum de fotos entra en el ámbito literario cuando en la

sociedad éste se convierte en un verdadero fenómeno de moda, periodo situado entre el final de

los años 1850 y el principio del siglo XX. Nuestro estudio se basa en el artículo novedoso de

Enrique Fernández Iturralde « El álbum de retratos » de 1869. Mediante el álbum, dos espacios

entran en contacto : el público y el privado. El álbum de fotos de carácter íntimo se somete aquí a

una mirada externa que hace del narrador un voyeur. El relato de Enrique Fernández Iturralde nos

invita también a reflexionar sobre esta nueva forma de « escritura » – e implícitamente de

« lectura » – que suscita el álbum. Por otra parte, se trata de cuestionar dos formas de memoria,

la memoria colectiva y la memoria privada.

INDEX

Mots-clés : photo, album de photos, littérature espagnole du XIXe siècle, fiction, mémoire

Palabras claves : foto, álbum de fotos, literatura española siglo XIX, ficción, memoria

AUTEUR

CORINNE CRISTINI

Université de Paris IV

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Bernard Plossu et le désertd’AlmeríaUn ailleurs photographique

Jacques Terrasa

1 Un mur. Un simple mur qui borde la route, à la sortie de la petite ville de Níjar

(Andalousie), à l’orée du parc naturel de Cabo de Gata. L’image a été prise avec unobjectif de 50 mm monté sur un vieux Nikkormat, un jour de 1992, par le photographefrançais Bernard Plossu ; elle a été publiée pour la première fois en 20061. Qui estBernard Plossu ? Les dictionnaires nous disent que pour lui « la photographie rythme savie : il note des lieux, il capte les atmosphères, les sentiments qui naissent devant uneroute déserte qui se perd à l’infini »2. Et en effet, depuis son séjour au Mexique en1965-66, il n’a plus cessé d’aller « vers de nouveaux territoires et de nouveaux êtres,pour saisir la vie dans le cours de l’action, en alliant la spontanéité et la rapidité »3.Seulement, voilà : au lieu de regarder vers la route qui se perd probablement dans lescollines désertiques de la province d’Almería, il a tourné son appareil vers ce mur malpeint qui masque le paysage ; au lieu de photographier les êtres et le mouvement, il apréféré le « presque-rien » de ce mur statique, où le crépi de chaux se dégradelentement, au rythme des saisons. Pourquoi donc avoir choisi cette image commeintroduction à la série andalouse du « Jardin de Poussière », selon le titre générique quePlossu donne à ses photographies prises dans le désert ? Parce que l’essentiel y est(presque) invisible, dans le hors-champ de l’image, dans un ailleurs que celle-ci nousinvite à construire.

2 Commençons par ce qui m’intrigue dans cette photographie. Cela se trouve – du moins,

pour moi, observateur singulier ayant choisi d’entrer dans l’image par la porte del’émotion – en amorce dans le coin inférieur gauche du cliché. J’y vois un minusculebout d’ombre portée, une forme qui recouvre un peu de mur et un peu de sol, avec unetache claire en son centre. Elle n’est que l’extrémité d’un corps qui s’interpose devantla source de lumière, un soleil probablement assez bas qui étire l’ombre en questiondans le hors-champ frontal. Les indices d’identification du corps concerné sont minces,mais suffisants pour une reconnaissance contextuelle : c’est bien le photographe, sonavant-bras relevé, tenant l’appareil reflex devant son visage, le doigt posé sur le

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déclencheur, auquel toute personne familiarisée avec ce type d’appareil peuts’identifier.

3 Le cliché de l’ombre portée du photographe sur une surface plane accompagne

l’histoire de la photographie. Ces autoportraits singuliers subissent souvent unétirement anamorphique, lorsque l’ombre est projetée sur le sol, dans le prolongementdu corps ; nous n’en ferons pas l’histoire ; nous nous contenterons simplement de citercet autre Autoportrait de Plossu, pris en 1973 à Big Sur. On y voit, de profil, l’ombreportée du visage du photographe, qui roule au volant d’une voiture décapotable, avecses cheveux au vent, sur les routes californiennes. Nous sommes encore dans les annéeshippies, celles d’une génération éprise de liberté ; vingt ans plus tard, l’ombre s’est faitediscrète, à la lisière d’un mur qui se dresse comme un obstacle à franchir : le prix àpayer pour aller vers la rencontre de soi et de l’ailleurs, en suivant vers la droite del’image les lignes de fuite induites par la base et le sommet d’un mur vu de manièrelégèrement oblique, en allant vers cette sierra qui nous laisse entrevoir sa mince lignede crête. Le voile ainsi mis sur le paysage est bien la meilleure façon de convoquercelui-ci, du moins par la pensée. Parce qu’il suscite le désir de voir, le masquage révèle.Qui n’a eu envie de connaître la réalité d’un corps sous un voile, d’un visage sous unloup, d’un jardin secret derrière une palissade, d’un paysage de l’autre côté d’un mur ?Bernard Plossu a reculé de quelques pas, juste ce qu’il faut pour qu’apparaisse lesommet de la colline, au loin. Le mur marque la limite entre l’ici et ce territoire presqueentièrement invisible, au-delà de la frontière de pierre et de chaux qui m’en sépare,territoire vers lequel j’irai me perdre dès que j’aurai quitté la double clôture du mur etde l’image.

4 Mais avant cela, je voudrais revenir à l’ombre discrète, presque absente, qui m’intrigue

toujours. Elle pénètre à peine dans le cadre, comme dans un film, lorsqu’un microphonemal contrôlé reste visible à l’écran et met en évidence le dispositif cinématographique.Mais dans ce cas-là, le cinéaste refait généralement la prise ; ou bien ici, le photographepeut recadrer légèrement le cliché à l’agrandissement. L’ombre serait-elle donc l’effetd’un hasard mal maîtrisé ? De tels préjugés nous feraient rater la porte par laquelle onpénètre dans cette image. Bernard Plossu ne recadre pas ses clichés ; de plus, lorsquel’on observe la planche contact où figure cette photographie, on constate que sur lesquatre cadrages successifs qu’il a effectués – trois horizontaux, pratiquementidentiques, et un vertical –, l’ombre dans l’angle et la crête au-dessus du murapparaissent systématiquement. De même que la disposition oblique et les formes queles craquelures du temps et les transparences de la chaux y ont laissées : on y trouveune géométrie vague, un constructivisme discret que Plossu affectionne, et quiconcourt ici à mettre en évidence deux zones. Dans celle de droite, une ligne – sinueusecomme une crête de montagne – prolonge en contrebas la crête bien réelle de la partiegauche, créant ainsi une ébauche de paysage peint qui fait métaphoriquement écho aupays que l’on imagine, derrière le mur. Cette mise en abyme, suggérée par la délicatesymétrie de la composition, se nourrit des imperfections du monde réel, et le boutd’ombre discret qui nous projette dans l’image, la fragilise et l’enrichit à la fois, nousobligeant à recomposer le tout, à en orienter la lecture, à ajouter le temps solaire autemps existentiel auquel invite la contemplation du mur. Comme celle tracée par lapointe d’un cadran solaire, l’ombre a tourné au fil des heures, pour venirmystérieusement « dater » l’image, antithèse fragile des inscriptions numériques quifigent dans le temps nos photos de famille. Elle marque ici l’éphémère de cetinstantané. En effet, quelle heure était-il, ce jour-là, à Níjar, en Espagne, lorsque

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Bernard Plossu essayait de deviner le paysage derrière le mur avant d’aller y cheminer,l’année même où, pas très loin de là, à Séville, les foules se pressaient pour assister à lagrand-messe médiatique du Ve Centenaire de la Découverte ? L’événement que nouscontemplons dans cette photographie est sans transcendance, l’un de ces instants quePlossu qualifie de « non-décisifs » – se démarquant ainsi de la recherche de l’« instantdécisif » prônée par Henri Cartier-Bresson. « Me siento mejor como un fotógrafo de“instantes no decisivos”. Comparto la energía del fotógrafo de calle, pero nonecesariamente para ver a alguien corriendo, sino para observar, por ejemplo, unmuro, u otras cosas que posiblemente son estáticas, ajeno a la hazaña deportiva decapturar el momento justo »4.

5 Aujourd’hui, le photographe est parti ailleurs saisir d’autres ombres, d’autres

montagnes, tandis que son ombre portée reste sur le cliché, aussi discrète que lesdimensions choisies pour tous les tirages des différents « Jardins de poussière », auformat « miniature » de 11,4 x 7,6 cm, « véritable antithèse aux grandes imagesproduites à la chambre, et sur ce même territoire, par ses prédécesseurs et collèguesaméricains du XIXe siècle »5, mais aussi aux travaux contemporains sur le paysage.

Croire que plus c’est grand mieux c’est, est faux – explique Plossu –. D’ailleurs, lapreuve est faite, puisque le prix des œuvres augmente avec la taille des formats, cequi est un non-sens. Chez les grands photographes, ce ne sont pas les grands tiragesqui ont compté […]. Un grand format est approprié s’il correspond à un style quiréclame de voir grand. Quand il s’agit d’une vraie création et non pas d’une affairede marketing. Chaque photographie réclame une réflexion : ce que je montre enminiature, je ne le montre jamais en grand, et vice-versa. […] Le choix du format,c’est la maturité du photographe. […] J’aime tous les formats à condition qu’ilssoient justes.6

6 Les photographies de déserts prises par Bernard Plossu sont donc quelque chose

d’intime, de personnel ; elles réclament, de la part de celui qui les regarde, qu’il s’enrapproche, qu’il s’isole de l’espace environnant, qu’il y pénètre comme en pays deconnaissance. Une affaire d’amitié, en quelque sorte ; presque une affaire de famille…

Présence du désert dans l’œuvre de Bernard Plossu

7 Les liens de Bernard Plossu avec le désert remontent bien avant sa naissance. En effet,

en mai 1937, Albert Plossu, son père, avait accompagné le guide de haute montagne etexplorateur Roger Frison-Roche – Savoyard comme lui – lors de sa traversée du désertsaharien à dos de chameau et à skis, deux ans après la première expédition de Frison-Roche dans les montagnes du Hoggar. L’aventure sera racontée par celui-ci dans ledeuxième chapitre de ses Carnets sahariens7 (1965), accompagné de quelquesphotographies signées… Albert Plossu. Aujourd’hui encore, Bernard conserveprécieusement l’exemplaire des

8 Carnets… avec la dédicace de l’auteur : « À mon vieil ami et fidèle compagnon de piste

au Grand Erg occidental en 1937, pour qu’il retrouve en ce livre quelques-unes desbelles impressions de notre jeunesse ». Bernard Plossu est né en 1945. Quelle placeoccupera le récit de cette traversée durant ses jeunes années ? Laissons-lui sessouvenirs, auxquels on peut associer la découverte sur les écrans de cinéma desétendues désertiques de l’ouest américain, dans des films comme La Flèche brisée (1950)ou Le Jardin du diable (1954)8, un quart de siècle avant qu’il ne le parcoure lui-même àpied, au début des années 1980. « Yo quería caminar por los desiertos que había visto de

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joven en los cines de París, los westerns de Robert Aldrich, como Bronco Apache », dit-ildans un livre d’entretiens9. Quoi qu’il en soit, Bernard Plossu n’a que treize ans lorsqueson père l’emmène pour la première fois dans le désert saharien. C’est là qu’il prendrases premiers clichés, et qu’il aura l’idée de devenir photographe10. « Son mis primerasfotos y el desierto de Sáhara fue mi viaje iniciático. A mi padre le gustaban los paísessecos y la fotografía, y me compró una cámara Brownie-Flash. Todo comienza con esteviaje, el de un joven de París que llega al Sáhara. Creo que se trató de mi primeraexperiencia vital importante »11.

9 En regardant aujourd’hui ces quelques images d’Alger ou de Ghardaïa prises en 1958, on

y décèle déjà le sens du mouvement, le rapport à l’espace qui caractériseront sontravail ultérieur. Mais la parenthèse saharienne s’est vite refermée, et le jeune Bernarddevra attendre 1965 et ses vingt ans, pour que le projet de devenir photographe seconcrétise. Armé d’un Retina Kodak qu’on lui a prêté, il va sillonner durant près d’unan et demi le Mexique, pays où ses grands-parents avaient émigré. La publication dulivre Le voyage mexicain en 1979 fera date dans l’histoire de la photographie12 ; fruit deson libre vagabondage à travers le pays, ces images parfois floues, saisies dans lapénombre ou grâce à des balayages rapides, marquent son originalité dans l’universphotographique français de l’époque, et l’inscrivent dans la continuité de maîtrescomme Robert Frank, par exemple.

10 Du Mexique à la Californie, il n’y avait qu’un pas, vite franchi, dès 1967, année où le

jeune photographe s’installe à Carmel, dans la région côtière de Big Sur. Il y découvreune vie artistique et intellectuelle passionnante, et il y reviendra régulièrement durantune dizaine d’années, avant de s’installer au Nouveau-Mexique, entre 1977 et 1985, datede son retour définitif en Europe. Il vivra à Albuquerque, Taos, puis Santa-Fe, enbordure du désert. C’est durant ces années qu’il prendra les 33 images qui figurent dansle livre Le Jardin de Poussière (1989), rapportées de ses marches dans ce désert toutproche avec ses deux partenaires, Doug Keats et Daniel Zolinski, qui jusqu’en 1985 vontl’accompagner dans toutes ses excursions au Nouveau Mexique, en Arizona, auColorado, en Californie et dans l’Utah. Le titre appelle une explication, que Plossuassocie, dans le livre, à une photographie de 1980 où l’on voit son fils, tout petit devantle désert de Monument Valley : « Un jour, revenant du jardin vert de mes parents enFrance, avec mon fils Shane, nous avons touché le sol de l’Ouest et c’est de la poussièrequi s’envola de nos mains ; je lui dis alors : “Tu vois, Shane, ici c’est un jardin depoussière”. Ces images sont pour lui, Shane, qui est né dans le désert Nord-Américain »13. L’enfant, auquel Plossu a donné comme prénom le titre d’un western de GeorgeStevens14, est donc associé au désert américain. Les deux autres enfants duphotographe, Joaquim et

11 Manuela, nés respectivement en 1986 et 1988, vivront quant à eux leur petite enfance

dans la ville de Níjar, à l’orée du désert d’Almería. C’est en effet là qu’il réside à partirde 1989 avec sa jeune épouse – la photographe Françoise Núñez –, dans cette régionaride du sud-est de l’Espagne d’où son beau-père est originaire.

12 Dans l’œuvre de Plossu, un désert en cache souvent un autre. Et l’année où il s’installe à

Níjar, il retourne en Afrique, à la rencontre d’autres déserts qu’il n’a pas oubliés. Cardéjà, entre 1975 et 1977, soit près de vingt ans après le premier voyage effectué avecson père, il avait parcouru les régions désertiques du Niger, de l’Égypte, du Sénégal, dela Mauritanie, pour en rapporter les 73 images qu’il a publiées en 1987 dans The African

Desert. Cette série a marqué un changement important dans sa manière de

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photographier : il a pris la décision d’utiliser exclusivement l’objectif de 50 mm, celui-làmême qu’il avait déjà employé au Mexique en 1965. « C’est tout le contraire d’unrenoncement, c’est une ouverture : enfin libéré – dit-il –. À vingt ans, lorsque j’aicommencé la photographie, il n’y avait pas d’expositions ni de livres, il y avaitseulement quelques maîtres. J’ai donc tiré les sonnettes de tous les journaux, j’ai faitdes photographies au grand angle, en couleur, au téléobjectif : un crocodile, un coucherde soleil. Je l’ai fait, c’est un métier. On peut dire que je faisais de « belles » photos pourles vendre, et les « mauvaises » photos pour moi. Puis un jour, lors d’un voyage auNiger, à Agadès, bouleversé par la vie des nomades, j’en ai eu assez et je me suis dit :j’arrête »15. Et c’est donc la rencontre avec les groupes de nomades peuls ou touaregsqui a rendu pour lui nécessaire ce « minimalisme de l’œil »16 qu’autorise l’objectif, dit« normal », de 50 mm.

13 Dans sa préface à The African Desert, le photographe-voyageur se décrit comme un

observateur : « Wherever he goes, the photographer is in a state of perceptiveawareness. Avoiding the spectacular, the pompous, he notices the unimportantmoments that are in fact all-important. Unexpectedly, he finds himself a historian,geographer, or sociologist by means of this poetic and documentary observation. »17 Enproposant cette vision anthropologique, le photographe suit les traces de quelqu’unqu’il admire : celles du grand explorateur Wilfred Thesiger, auteur de Le Désert des

Déserts (1959 ; 1978 pour la traduction française), qui publie d’ailleurs, cette mêmeannée 1987, Visions d’un nomade, un livre magnifiquement illustré par un échantillonparmi les milliers de photographies en noir et blanc qu’il avait prises avec son Leicadurant plus de cinquante ans. Thesiger et Plossu partagent d’ailleurs le même goûtpour la lenteur. L’Anglais évoque dans son introduction « les paysages qui me sontapparus en marchant lentement, et non en roulant même doucement en voiture »18 ; etBernard Plossu intitulera le livre où il publie les photographies qu’il prend au Mali en1989 : Lettre pour un très lent détour19. Il est vrai que sa façon de photographiers’accommode mal de la vitesse ; il va donc de village en village à la recherche deportraits, de paysages. Il ne se presse pas, et recherche sur les cartes l’endroit où lesroutes s’effacent, où commence le désert.

Le « Jardin de poussière » andalou

14 Quelle est justement cette région d’Espagne où les routes deviennent des pistes, où les

pistes disparaissent pour que le voyageur trace lui-même son chemin ? Almería est laplus orientale des huit provinces composant la communauté autonome d’Andalousie ;elle en est aussi la plus aride. On la connaît dans l’histoire du cinéma pour avoir offertses paysages aux caméras de Sergio Leone dans les années 1960, en lieu et place d’unOuest américain trop excentré pour les coproductions européennes du western spaghetti.Heureusement, le désert d’Almería n’a pas intéressé Bernard Plossu à cause de latrilogie ironique de Sergio Leone, mais simplement parce que le photographe voulaitconnaître la terre d’origine de son épouse.

15 « Cuando llegué me pareció igual que el Oeste americano. Me fascinó. Lo visitamos y un

día nos dijimos que debíamos quedarnos. Vivimos en Níjar cuatro años. Fueverdaderamente estupendo cómo se portó la gente con nosotros ; nos sentimos como encasa, Françoise, yo y también los niños. […] Después regresé a Francia porque para míera muy importante ver a mi padre antes de que se muriera »20. Le désert d’Almería

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s’inscrit dans la stricte continuité du désert américain, mais aussi dans le prolongementd’un lien de filiation où l’espace inhabité et aride devient a contrario le miroir d’uneappartenance biologique à l’espèce humaine, un rapport au père qui nous a précédé et àl’enfant qui marche derrière nous. La marche à travers un territoire apparemment videet silencieux est ainsi propice à une réflexion sur cet autre parcours, qui est celui denotre vie. Cette méditation sur l’existence se fait loin de la rumeur des villes, dans unpaysage qui nous aide à imaginer comment pouvait bien être le monde avantl’apparition de l’homme.

16 C’est en 1987, l’année où il commence à photographier le désert andalou, qu’est créé le

Parc Naturel de Cabo de Gata-Níjar, qui occupe 29.000 ha entre la petite ville de Níjar,où Plossu va s’installer, et la côte méditerranéenne, que l’on rejoint en traversant lasierra du Cabo de Gata, l’un des rares espaces restés vierges sur ce littoral espagnollargement massacré afin d’accueillir un tourisme de masse. Et lorsque l’on regarde surinternet des images de la région vue par satellite, le choix du photographe devientévident. « ¿Por qué me fui a vivir al Cabo de Gata ? Porque es el desierto de Europa.Cuando camino por allí con mi amigo Óscar Molina, el fotógrafo libre, recorriendo lasierra, es como andar por las tierras de Utah o Arizona »21. Précisément, ce sont cesphotos de l’Ouest américain qu’il sélectionne à cette époque-là, pour l’édition du Jardin

de poussière. Parallèlement à ce travail d’épure – on sait qu’il n’en gardera que trente-trois –, il donne à ses prises de vue de la province d’Almería une tonalité plus légère. Los

años almerienses con cámara juguete, 1987-1994 : c’est ainsi que Bernard Plossu intitule lecatalogue de l’exposition madrilène de ses images prises avec des appareils bonmarché, très simples à utiliser22 : aucun réglage, autre que le choix nuage/soleil, n’estpossible sur ces boîtiers en plastique coloré, et l’acte photographique consistesimplement à appuyer sur le bouton. Dans ces situations de perception fugitive, « legeste photographique devient presque l’équivalent de l’acte perceptif lui-même »23.

17 Bernard Plossu aime cette fluidité entre l’état de réceptivité et la prise de vue qui le

prolonge, et l’emploi de ces appareils jouets ou jetables – outre le fait qu’ils peuventagacer certains photographes professionnels dépourvus d’humour et de recul parrapport à leur pratique –, favorise cette intégration ludique de l’acte photographiqueaux gestes familiers de la vie quotidienne. Mais la marche dans le désert implique uneforme d’ascèse et de solitude, et nous éloigne des moments de joie familiale sur lesplages sauvages du littoral almeriense. Aussi, de l’appareil jouet au Nikkormat équipé del’objectif de 50 mm, des images souvent floues ou voilées, prises avec un Canomatic à2.000 pesetas, aux images nettes24 et cadrées avec classicisme de la série qui nousintéresse ici, quelle distance sépare donc les photographies réalisées durant une mêmepériode, entre mer et montagne, dans le parc naturel de Cabo de Gata ? Il seraitprématuré de répondre à la question sans se livrer à une étude (même rapide) du« Jardin de poussière » andalou. Mais signalons déjà que Bernard Plossu – alors qu’ilexpose dès 1996 Los años almerienses con cámara de juguete – n’a jamais montré jusqu’àprésent l’ensemble des « agrandissements » de 7,6 cm x 11,4 cm des clichés pris lors desmarches dans les montagnes arides avec son appareil reflex, conservés précieusementdans des boîtes en carton depuis plusieurs lustres. Comme dans le désert où le temps sedilate, ces images d’Almería sont passées par la lente sédimentation des ans, avant depouvoir enfin être montrées. Le temps de la photographie ne saurait se réduire autemps du déclic !

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18 Des villages isolés, quelques hameaux, un cortijo, une chapelle, une tour de guet… Nous

ne sommes plus au Nouveau Mexique, et le paysage plus policé de l’Espagne – bien quel’on soit dans une région désertique – est marqué par la présence même sporadiqued’un habitat. C’est là que l’on trouve des hommes et des femmes, souvent vus à distance– quelques rares villageois dans des ruelles généralement désertes –, contrairement auximages du désert américain, d’où l’humain est exclu, et à celles du désert africain,caractérisées au contraire par de superbes portraits. Le photographe affectionne lespoints de départ de chemins poussiéreux qui vont se perdre dans la sierra : ce sont lesvoies d’accès entre l’ici et l’ailleurs, des rues qui s’évanouissent au premier tournant,des sentiers qui bifurquent, des routes25 liées à la marche, à la rencontre, à l’amorced’un récit.

19 Mais laissons-là le jeu permanent du soleil et de l’ombre dans les ruelles andalouses,

pour rejoindre les rares étendues herbeuses, les maigres amandiers disséminés dans lesvallons, les quelques rares palmiers, les nombreux agaves qui règnent en maître sur lesterrains arides…, tel un prélude à la caillasse, à la poussière de la sierra, aux buissonsqui poussent dans les anfractuosités, aux rochers qui se dressent et veillent sur ledésert. Un tiers des images est cadré verticalement, exactement comme dans Jardin de

poussière version américaine. « Un désir ardent de s’identifier au paysage s’établit », yexpliquait Stuart Alexander dans la préface. D’où le fait que Plossu redresseintuitivement son appareil, créant « un rapport au lieu plus proche de la base de sespieds que s’il avait placé l’appareil à l’horizontale »26. L’explication reste pertinentepour le « Jardin de poussière » andalou. Ce regard sur les espaces désertiques est biendifférent de celui que proposent les photographes de la « Nouvelle Topographie » àpartir des années 1970, où l’on ressent une froideur, une impression de vide et dedésolation qui sont curieusement absentes des déserts de Bernard Plossu. Est-ce parceque l’Homme – ou plus exactement, l’Homme dans son rapport au monde, aux autresêtres et aux espaces environnants – est au centre de ses photographies, même lorsqu’ils’agit de paysages désertiques ? La verticalité du format serait donc un simple écho dela verticalité de l’observateur, même si le format « paysage » paraît logiquement adaptéau regard panoramique sur l’immensité des terres. Mais ici, le cadre photographiqueest d’abord au service d’un rythme visuel tantôt ascendant – avec une déclinaison desommets qui dialoguent souvent avec une forme visuellement très forte, au premierplan –, tantôt horizontal, avec la lente ondulation d’un regard qui balaie le paysage.

20 Le relief du Cabo de Gata est d’origine volcanique, avec de nombreuses coulées de

basalte, des pitons, des dômes, des cratères qui offrent une grande diversité depaysages. La végétation de ce milieu aride (ou semi-aride), constituée en particulierd’ajoncs, de buissons de térébinthe, de palmiers nains, n’est pas en manque quant à labeauté graphique qu’elle propose au marcheur, complémentaire de celle des rochers oudes cairns dont Bernard Plossu recherche la présence, souvent au premier plan dansdes compositions formelles d’un classicisme qui n’a rien à envier à un jardin de pierresjaponais. Les silhouettes singulières des pics d’origine volcanique, semblables à cellesdes terrils, animent littéralement les paysages : ce sont des signes posés là par la Natureil y 10 à 15 millions d’années, que l’on retrouve d’image en image, et qui dialoguentavec quelque arbre ou buisson isolé, insensible au temps qui passe, présence silencieusefaisant écho à celle du photographe immobile devant le désert.

21 Complice de toujours dans un paysage à tu et à toi avec le soleil, voici l’ombre, l’autre

grand protagoniste du désert andalou ; ce sont les ombres portées des roches, des

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végétaux, des collines…, qui découpent l’espace et superposent au relief minéral unterritoire immatériel. Cependant, ce sont surtout les nuages, souvent hors-champ maisque l’on imagine à travers l’ombre qu’ils dessinent au sol, qui créent dans cesphotographies une sorte de cartographie poétique. Déjà, Bernard Plossu avait choisipour la couverture du Jardin de poussière une photographie de 1980 montrant les ombresmouvantes des nuages dessinant des formes aléatoires sur la surface aride du désert duNouveau-Mexique ; malgré la contingence du lieu et du moment, ce sont les mêmesombres qu’il recherche dans le désert d’Almería.

22 « No hay azar para un fotógrafo. Le pasa lo que está buscando »27, a-t-il écrit. Avec lui, le

presque-rien prend corps, image de notre propre fragilité, des vacillements de lalumière, des traces éphémères que les nuages, comme le marcheur, laissent sur le sol.

23 À l’autre bout du voyage à travers les montagnes désertiques, ce même marcheur

trouve la mer. Le petit village de pêcheurs de La Isleta del Moro, avec sa plage, sonrocher et la petite île qui lui a donné son nom, est un lieu que la famille Plossu aimetout particulièrement. On y voit Françoise et les enfants marcher sur le sable, en 1989,l’année de leur installation à Níjar ; on retrouve La Isleta comme point de départ desstages de photographie qu’il organise dans les années 2000 ; on y observe les maisons depêcheurs dans la nuit, le promontoire rocheux dans la brume, les criques sauvages auxalentours… Mais n’imaginons pas que ce havre de paix soit une récompense à latraversée du désert ; si le photographe regroupe, dans ses catalogues, les images dedésert sous le titre générique « Le Jardin de poussière » (on y trouve aussi bienMonument Valley et le Nouveau-Mexique que les Canaries, le Rajasthan, le Mali,l’Égypte, ou simplement la région de Níjar), c’est bien parce qu’il vit le désert comme unlieu subtil, intime, où l’homme peut se retrouver. Un lieu de paix, en quelque sorte, unhortus amoenus, un jardin d’Éden tout proche, qui nous renseigne sur l’état du monde àl’origine, avant sa transformation par l’homme. « ¿Le gusta este jardín que es suyo ?¡Evite que sus hijos lo destruyan ! »28, lit-on dans Au-dessous du volcan, le roman deMalcom Lowry que Plossu cite souvent.

L’empreinte et la condensation

24 Le désert de Bernard Plossu n’est pas seulement une question d’image. Il est aussi fait

des sensations que procure la marche, dans des conditions souvent extrêmes. L’acte dephotographier y est lié au déplacement, à la perception des aspérités sur un terrainpierreux, aux contrastes de températures, au film liquide que laisse la transpiration surle corps, aux innombrables odeurs qu’une respiration cadencée permet de découvrir :celles de son propre corps, celle d’une végétation rude, celle de la mer proche, cellequ’exhale la moindre charogne les jours d’été… Les sons ne sont pas en reste ; évoquerle vide et le silence du désert est une manière simpliste de parler des vibrations ténues,d’une petite musique qui appartient au hors- champ de l’image, mais que l’on peutaussi activer, comme on active un hors-champ visuel, comme on convoque un avant etun après.

On rejoint l’idée que dans une photographie, il faut suggérer ce qui se passe à côté,à gauche, à droite, au-dessus, au-dessous, voire même derrière. En faisant unephoto – explique Plossu –, il m’est arrivé de me retourner pour voir comment c’étaitderrière et de faire aussi cette photo. Peut-être que le son, c’est l’ensemble. L’image,c’est un son visuel.29

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25 L’approche synesthésique (« un son visuel ») proposée ici par le photographe peut

facilement s’élargir aux cinq sens. L’appareil photo devient alors une machine àenregistrer des sensations : « Yo fotografío el tiempo, la lluvia, el calor, la nieve, elviento. Cuando fotografío un paisaje, es el clima alrededor de este paisaje lo que veo : eslo que crea el ambiente »30. Cela nous ramène à une conception de la photographiecomme acte avant d’être image – ou bien indice avant d’être icône, pour utiliser uneterminologie sémiotique –, au risque de la réduire au simple constat d’un acte deperception. Chez Bernard Plossu, « la préoccupation de l’image s’efface presque devantl’ouverture à soi-même et au monde »31. Mais pour le spectateur, cet effacement estsurtout perceptible dans les photographies prises à la volée avec les appareils jouets oujetables, avec leurs premiers plans souvent flous, leurs décadrages, leurs effets de« bougé » ; fonctionne-t-il pour les compositions rigoureuses du « Jardin depoussière » ?

26 Dans son atelier de Majorque, à la fin des années 1940, le Catalan Joan Miró

expérimente la vitesse du geste pictural dans des séries de peintures qualifiées de« rapides » par son biographe Jacques Dupin, et d’autres qualifiées de « lentes ». « Ellescorrespondent dans le tempérament du peintre à des moments de réflexion et à desmoments d’impulsion, liés les uns aux autres et se succédant d’une manière nécessairecomme les temps d’une respiration »32. Dans la petite ville de Níjar et les montagnesenvironnantes, depuis la fin des années 1980, Bernard Plossu pratique la même chose :il fait l’expérience de la vitesse et de la lenteur, de la réflexion et de l’impulsion. Lavitesse, c’est celle des clichés « à la volée » de l’appareil jetable ; c’est aussi celle d’unebelle série sur les hirondelles andalouses33 photographiées au 1/1000e de secondedepuis l’embrasure d’une fenêtre ou les rues du village, battements d’ailes fixés pourl’éternité ; ce sont enfin ces « dessins-respirations », comme il les appelle, qu’il effectuelors des randonnées dans le désert d’Almería : « croquis de paysages gigantesquesréalisés en dix secondes sans respirer, concentration d’un coup de crayon, sur de toutpetits albums à dessins “Taco Vidal notas”, de 7,50 cm sur 10,50 cm à l’italienne »34. Lalenteur, par contre, on la ressent surtout lorsque l’on observe les miniaturesphotographiques qui composent le « Jardin de poussière » andalou, pratiquement de lamême taille que les croquis en question : l’écoulement du temps y est à la taille dupaysage, où seule la fugacité molle des nuages peut modifier l’objet de notrecontemplation, où l’omniprésence minérale a pétrifié l’espace avant même que celui-cisoit figé par l’appareil photo. Et ne comptons pas sur la rigidité formelle des agavespour introduire du bruit et du mouvement dans le paysage !

27 Aussi, on comprend pourquoi le photographe a ressenti le besoin de changer de

médium, pour retrouver, avec les dessins-respirations, l’inscription fugace du mondesur le papier. L’instantané photographique peut retenir un éventail de temporalités, del’hirondelle qui passe à la coulée de basalte figée depuis 15 millions d’années ; BernardPlossu sait mieux que quiconque « traverser en tous sens l’épaisseur du tempsphotographique »35.

28 Le désert est un ailleurs, comme le territoire de notre propre vie, tendu entre un

présent qui s’enfuit et l’attente d’un futur dont on connaît l’issue. Depuis plus decinquante ans, Bernard Plossu y retourne régulièrement. Mais entre-temps, il aconstruit une œuvre. Pourtant, si l’on regarde cette photo qu’il ramène du Sahara en1958, où l’on voit quelques dunes au loin et l’étendue vide qui nous en sépare, on se ditqu’aucun chemin n’est venu s’interposer depuis entre lui et le terme rocheux à

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l’horizon. Combien d’images du « Jardin de poussière » andalou sont-elles construitessur le principe d’une étendue à parcourir ? Pour lui, le chemin est celui qui se construitavec le corps et la mémoire du marcheur, entre deux photos, d’un point de vue àl’autre. Un chemin invisible, tracé à partir du vide extérieur. D’autres artistes ontcependant essayé de combler ce vide, en traçant des lignes dans le désert, lorsd’interventions in situ36. Mais Bernard Plossu s’est limité à artialiser37 le désert –autrement dit, à transformer le pays en paysage – uniquement par la médiation duregard, c’est-à-dire par la seule intervention in visu, à travers l’œilleton de sonNikkormat. Cela est normal, pour un photographe ; mais ce qui est surprenant, c’est ladiscrétion avec laquelle il accepte de montrer son travail sur le désert andalou, resté silongtemps dans la sphère privée, intime ; c’est aussi, à l’heure des grandesmanifestations médiatiques autour du désert38, la discrétion du format que nous avonsdéjà évoquée : « […] es que para mostrar algo tan poderoso como el desierto – tangrande – no debía reproducir fotos a gran tamaño. En miniatura la idea del espacio secapta mucho mejor, porque hay condensación de luz que te habla de lo que es eldesierto »39.

29 Le désert serait ainsi pour lui un condensé de lumière ; mais c’est aussi un condensé de

temps – ou plutôt, une sédimentation temporelle. Car paradoxalement, le peu de signesque l’Homme a laissé dans ces espaces sans routes ni bâtiments, nous invite à méditersur la capacité du désert à effacer, bien plus vite que partout ailleurs, les traces de celuiqui le traverse. « En el desierto – écrit Bernard Plossu – el ego se convierte justo en loque es : una enorme carcajada y la carcajada se pierde en el viento que borra lacaligrafía de la propia firma y la pretensión se derrite bajo el sol »40. Vanitas vanitatum.Combien d’ermites sont-ils allés méditer dans le désert, avec un crâne rieur pour seulecompagnie ? Méditer sur la mort ? Il ne s’agit pas de cela ici, car cette dernière estpratiquement absente de l’œuvre de Plossu ; mais de s’intéresser à ces instantsapparemment sans importance – qui sont en vérité très importants pour lui –, et deméditer sur le temps qui, en un rien, les efface. « En fotografía – écrit-il –, no se capturael tiempo, se evoca. Fluye como arena fina, sin fin, y los paisajes que cambian nocambian nada de esto… »41 Le paysage du désert est comme l’ombre du nuage qui passesur le sable : il s’en dégage une impression de monotonie semblable à celle qui émanedes taches sur les murs, pour ceux qui refusent de parcourir leur territoire étrange. Lesnomades, les poètes et quelques photographes en feront la traversée. Le plus courtchemin vers soi passe bien par l’ailleurs.

BIBLIOGRAPHIE

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THESIGER, Wilfred, Visions d’un nomade, Paris, Plon, 1987.

NOTES

1. Dans le livre qui a accompagné en 2007 la rétrospective de son œuvre au Musée d’art moderne

et contemporain de Strasbourg, MORA, Gilles (coord.), Bernard Plossu, rétrospective 1963-2006, Paris,

Les Éditions des Deux Terres, 2006, p. 274.

2. ARBAÏZAR, Philippe, « Bernard Plossu », in Dictionnaire de la photo, Paris, Larousse, 1996, p. 512.

3. Ibid., p. 513.

4. Bernard Plossu habla con Juan Manuel Bonet, Madrid, La Fábrica, série « Conversaciones con

fotógrafos », 2002, p. 51-52. « Je me sens mieux comme photographe d’« instants non-décisifs ». Je

partage l’énergie du photographe de rue, mais pas nécessairement pour voir quelqu’un en train

de courir, mais pour observer, par exemple, un mur, ou d’autres choses qui peuvent très être

statiques, et n’ont rien à voir avec l’exploit sportif qui consiste à attraper le moment opportun. »

5. MORA, Gilles, Bernard Plossu rétrospective…, op. cit., p. 21.

6. « Bernard Plossu », revue Lisières, n ° 21, L’Haÿ-les-Roses, septembre 2006, p. 41-42.

7. FRISON-ROCHE, Roger, Carnets sahariens. L’appel du Hoggar et autres méharées, Paris, Flammarion,

1965.

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8. La Flèche brisée [Broken Arrow], de Delmer Daves, est l’un des premiers westerns prenant parti

pour les Indiens. Le Jardin du diable [Garden of Evil] de Henry Hathaway, est le premier western en

cinémascope, un procédé permettant de donner un rôle primordial au paysage.

9. Bernard Plossu habla…, op. cit., p. 26. « Je voulais marcher dans les déserts que j’avais vus étant

jeune dans les cinémas de Paris, les westerns de Robert Aldrich, comme Bronco Apache. »

10. PLOSSU, Bernard, The African Desert, Tucson, The University of Arizona Press, 1987, p. 9. On

peut voir quatre de ces photos de 1958 dans PLOSSU, Bernard / TISSERON, Serge, Nuage / Soleil,

Paris, Marval, 1994, p. 5, 21, 30 et 69.

11. Bernard Plossu habla…, op. cit., p. 12. « Ce sont mes premières photos et le désert du Sahara a été

pour moi un voyage initiatique. Mon père aimait les pays de sècheresse, et il m’a acheté un

appareil photo Brownie-Flash. Tout commence avec ce voyage, celui d’un jeune Parisien qui

arrive au Sahara. Je crois qu’il s’agit de la première expérience importante de ma vie. »

12. PLOSSU, Bernard, (avec un texte de Denis Roche), Le voyage mexicain 1965-1966, Paris,

Contrejour, 1979.

13. PLOSSU, Bernard, Le Jardin de Poussière, Paris, Marval, 1989, n. p.

14. Shane [en français : L’Homme des vallées perdues], réalisé en 1953, avec Allan Ladd dans le rôle

principal, est l’archétype du western avec un héros solitaire, Shane, cow-boy redresseur de torts,

opposé à une figure du mal absolu (rôle interprété par Jack Palance). « ¿Recuerdas el final —

demande Bernard PLOSSU à Juan Manuel Bonet dans leur livre d’entretiens, Bernard Plossu habla

…, op. cit., p. 25-26 —, cuando Shane se aleja con su caballo y se escucha : “Come back, Shane, come

back ! ” Pues por eso es el nombre de mi hijo. »

15. Lisières, op. cit., p. 22. « Fue un gran cambio de rumbo, y unos años después quemé en el jardín

todas las fotos que había hecho con gran angular », a-t-il expliqué à Juan Manuel Bonet (Bernard

Plossu habla…, op. cit., p. 21.)

16. MORA, Gilles, Bernard Plossu rétrospective…, op. cit., p. 18.

17. PLOSSU, Bernard, The African Desert, op. cit., p. 9. « Quel que soit l’endroit où le portent ses pas,

le photographe a toujours les sens parfaitement en éveil. Se gardant de prendre en photo les

moments spectaculaires et grandiloquents, il reste attentif à ceux qui, bien que paraissant

anodins, sont en réalité les seuls qui soient véritablement importants. Il doit improviser et se

faire tour à tour historien, géographe ou sociologue pour satisfaire les besoins de son étude

poétique et documentaire. »

18. THESIGER, Wilfred, Visions d’un nomade, Paris, Plon, 1987, p. 12. Bernard Plossu a d’ailleurs

souligné au crayon la phrase en question dans son exemplaire personnel de l’ouvrage.

19. PLOSSU, Bernard – VERNET, Joël, Lettre pour un très lent détour. Voyages au Mali, Trézélan,

Filigranes Éditions, 1999.

20. Bernard Plossu habla…, op. cit., p. 29-30. « Quand je suis arrivé, j’ai eu l’impression d’être dans

l’Ouest américain. Ça m’a fasciné. On a visité la région, et un jour on s’est dit qu’on devait y

rester. Nous avons vécu quatre ans à Níjar. C’était vraiment formidable, la façon dont les gens se

sont comportés avec nous ; nous nous sentions comme chez nous, Françoise, moi et aussi les

enfants. […] Après je suis rentré en France parce que c’était très important pour moi de voir mon

père avant qu’il ne meure. »

21. Bernard Plossu habla…, op. cit., p. 25. « Pourquoi je suis allé vivre au Cabo de Gata ? Parce que

c’est le désert de l’Europe. Quand je marche là-bas avec mon ami Óscar Molina, le photographe

libre, parcourant la sierra, c’est comme si je marchais dans l’Utah ou dans l’Arizona. »

22. Les années à Almería photographiées avec un appareil jouet » : Exposition organisée par

Rafael Doctor, avec un catalogue conçu par Carlos Serrano, un grand ami de Bernard Plossu

depuis les années 1970. À l’époque, C. Serrano dirigeait la célèbre revue de photographie Nueva

Lente, qui consacra un numéro spécial à Plossu en 1979.

23. TISSERON, Serge, Nuage / Soleil, op. cit., p. 13.

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24. Bernard Plossu précise, lorsqu’il montre son « Jardin de Poussière » andalou, qu’il n’y a

qu’une seule photographie floue. L’exception qui confirme une règle implicite pour cette série —

pour un photographe que l’on a associé trop facilement à la pratique du flou.

25. 25 Routes est le titre d’un des plus beaux ouvrages de Bernard Plossu (Paris, Marval, 2002). Son

préfacier, Régis Durand, explique (p. 7) que « c’est par elles peut-être qu’il gardera toujours ce

goût des lieux intermédiaires, lieux de passage ou de fuite. […] La route, pour lui, sera dorénavant

cela : ce qui fait discontinuer les choses, ce qui crée du vide, du “désert” ».

26. Texte de Stuart Alexander pour Le Jardin de poussière, op. cit., n. p.

27. PLOSSU, Bernard. Fotografía, Valencia, IVAM Instituto Valenciano de Arte Moderno, 1997, p. 3.

Ce catalogue accompagnait la grande exposition de Plossu à l’IVAM. « Il n’y a pas de hasard pour

un photographe. Ce qui lui arrive, c’est ce qu’il était en train de chercher. »

28. « Vous aimez ce jardin qui vous appartient ? Évitez que vos enfants ne le détruisent ! »

29. Lisières, op. cit., p. 26.

30. Catalogue de l’IVAM, op. cit., p. 3. « Je photographie le temps, la pluie, la chaleur, la neige, le

vent. Quand je photographie un paysage, ce que je vois, c’est le climat autour de ce paysage : c’est

lui qui crée l’ambiance. »

31. TISSERON, Serge, Nuage / Soleil, op. cit., p. 18.

32. DUPIN, Jacques, Miró, Paris, Flammarion, 1993, p. 281.

33. PLOSSU, Bernard, Hirondelles andalouses (texte de Jean-Christophe Bailly), Trézélan / Digne-

les-Bains, Filigranes Éditions / Musée Gassendi, 2008.

34. PLOSSU, Bernard, Saisons andalouses (notas), Trézélan, Filigranes Éditions, 2003, n. p. On trouve

dans ce petit ouvrage sept dessins et treize photographies en couleur – surtout des vues de

villages – prises avec un « Canomatic » en plastique ou un appareil jetable.

35. L’expression est de Jean-Christophe Bailly, « Le souffle coupé, le ruissellement, », in MORA,

Gilles, op. cit., p. 250.

36. Nous pensons ici à des œuvres d’artistes du land art, comme celle de Richard Long, Walking a

Line in Peru, 1972, dont on peut voir une photographie dans l’ouvrage de Dominique Baqué,

Histoires d’ailleurs. Artistes et penseurs de l’itinérance, Paris, Éditions du Regard, 2006, p. 221.

37. Pour le concept d’artialisation, cf. ROGER, Alain, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997.

38. Par exemple, dans le domaine artistique, l’exposition organisée par la Fondation Cartier pour

l’art contemporain, à Paris, en 2000 (catalogue Le désert, édité par la Fondation Cartier et les

éditions Actes Sud), et dans le domaine sportif, l’incontournable rallye Dakar.

39. Bernard Plossu habla…, op. cit., p. 26. « C’est que, pour montrer quelque chose d’aussi fort que le

désert – d’aussi grand –, je devais éviter de tirer les photos en grand format. Au format

“miniature”, le concept d’espace se perçoit beaucoup mieux, parce qu’il a une concentration de

lumière qui nous parle de ce qu’est le désert. »

40. PLOSSU, Bernard « Fotografías y textos », in revue semestrielle Dulce equis negra, n° 5, Buenos

Aires, mai 2007, p. 154. « Dans le désert, l’ego se transforme exactement en ce qu’il est : un

énorme éclat de rire, et l’éclat de rire se perd dans le vent qui efface jusqu’à notre nom que nous

avions tracé dans le sable, et toutes nos prétentions fondent au soleil. »

41. Catalogue de l’IVAM, op. cit., p. 3. « En photographie, on ne capture pas le temps, on l’évoque.

Il coule comme le sable fin, sans jamais s’arrêter, et les paysages qui changent ne changent rien à

cela. »

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RÉSUMÉS

À partir de 1987 et durant une quinzaine d’années, Bernard Plossu a parcouru à pied les étendues

désertiques de la région d’Almería, dans le sud de l’Espagne. La rencontre avec ce nouveau

« jardin de poussière » prolonge celle du désert américain et celle du Sahara, qu’il a découvert

avec son père à l’âge de treize ans. Les images que le voyageur rapporte de cet « ailleurs »

andalou, espace vide et primordial situé aux portes de l’Europe, montrent que la photographie

est aussi la trace d’une expérience – celle du vide, de la solitude, de la confrontation avec les

rythmes extrêmes de la nature…

A partir de 1987 y durante unos quince años, Bernard Plossu fue andando por las superficies

desérticas de la provincia de Almería, en el Sur de España. El encuentro con ese nuevo “jardín de

polvo” prolonga el que tuvo con el desierto americano y sobre todo con el Sáhara, que había

descubierto con su padre, cuando tenía trece años de edad. Las imágenes que el viajero trae de

ese “allá” andaluz, espacio vacío y primordial situado en los confines de Europa, nos enseñan que

la fotografía también es huella de una experiencia – la del vacío, de la soledad, de la

confrontación con los ritmos extremos de la naturaleza…

INDEX

Palabras claves : Plossu (Bernar), fotografía, desierto, jardín de polvo, España, Andalucía,

Almería

Mots-clés : Plossu (Bernard), photographie, désert, jardin de poussière, Espagne, Andalousie,

Almería

AUTEUR

JACQUES TERRASA

Université d’Aix-Marseille, CAER EA 854

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Les arts plastiques dans les manuelsd’espagnol en FranceVéronique Pugibet

1 L’école a parmi ses missions celle de former les élèves à une éducation artistique, qui

est prise en charge par diverses disciplines : les arts plastiques, la musique, l’histoire,les lettres auxquelles nous pouvons rattacher les langues vivantes. Mais les approchessont alors forcément différentes. En espagnol, l’image, en particulier celle de natureartistique (issue de la peinture ou du cinéma), a un statut légitime puisqu’elle fait partiedes épreuves de concours de recrutement. D’une part, elle est intégrée dans le cursusdes étudiants et d’autre part, on estime que le futur enseignant devra être formé pourpouvoir à son tour initier ses élèves aux arts du monde hispanique. Par ailleurs, ilconvient de rappeler que le rôle et le statut des images dans l’enseignement/apprentissage en général ont aussi progressivement évolué ces dernières décennies.Depuis ces quarante dernières années, leur usage pour les langues s’est vu renforcé,signe d’une double évolution : « l’enseignement/apprentissage des langues n’est plusseulement linguistique, mais aussi culturel – celui-ci ne pouvant être épuisé par leverbal nécessiterait d’autres codes comme l’image – ; d’autre part, l’image est unmoyen d’expression, dont notre civilisation fait un usage croissant et qui est donc deplus en plus familier au public d’apprenants »1. Cependant l’image artistique n’étantpas forcément familière pour tous les jeunes élèves en dehors de l’école, elle nécessiteune véritable éducation.

Le choix du corpus

2 Nous avons analysé des manuels scolaires d’espagnol pour débutants, car ils

constituent leur premier contact avec la langue et les cultures du monde hispanique.C’est à ce niveau qu’on les « forme » alors qu’au 2°cycle, une sélection a déjà été opérée.Sorte de réceptacle et miroir de la connaissance à un moment donné, les manuelsconstituent le relais, le moyen de transmission d’un savoir. Ils ont pour vocationd’éduquer/former.

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3 Ces livres sont revêtus d’une espèce d’autorité, aussi « enseignants, parents et a fortiori

élèves, leur font spontanément confiance »2. Ils sont considérés a priori comme exemptsde toute erreur par le lecteur. Choppin3 considère qu’ils remplissent quatre fonctionsque nous avons pu observer au cours de notre étude :

Fonction « référentielle » : sorte de traduction fidèle du programme ou interprétation de

celui-ci4.

Fonction instrumentale : mise en œuvre de méthodes d’apprentissage.

Fonction idéologique et culturelle (vecteur de la langue et culture nationale, instrument de

la construction identitaire…).

Fonction documentaire : face à un choix de documents écrits ou iconiques, l’élève est censé

acquérir un esprit critique.

4 Les programmes scolaires et instructions officielles auxquels doivent se conformer ces

manuels sont nationaux et conçus par l’État. Ils ont valeur de prescription. Mais unefois pris en charge par les maisons d’édition, il n’existe pas de commission de suivi oud’évaluation.

5 Le marché de l’édition scolaire représente de 15 à 20 % du chiffre d’affaires de l’édition

française avec entre cinquante et soixante millions d’exemplaires produits chaqueannée5. En effet en France, contrairement à d’autres pays, ce sont des éditeurs privésqui publient et diffusent ces livres, sollicitent des auteurs – non professionnels –, le plussouvent des enseignants qui consacrent à cette tâche une partie de leur temps libre.Mais nombreux sont les autres intervenants dans l’élaboration d’un manuel :concepteur graphique, maquettiste, documentalistes spécialisés en iconographie etc.Ainsi se constituent de véritables équipes6 qui doivent produire dans une impitoyablecourse contre la montre, un ouvrage. En effet, les réformes amenant de nouveauxprogrammes s’accélérant, la période comprise entre leur publication et leur diffusiondiminue, mais le temps de réalisation matérielle du manuel demeure lui,incompressible. C’est donc la phase de conception et d’élaboration qui s’en trouveforcément réduite. Les nouveaux ouvrages doivent être publiés au même moment queceux de la concurrence pour être envoyés dans les établissements en spécimen. Cetravail d’équipe finit par faire oublier les auteurs dont le nom figure généralement enpage de titre mais pas sur la couverture. De la sorte, les enseignants connaissent le Gran

Vía, le Puerta del Sol etc., mais ignorent totalement qui en sont les auteurs.

6 Autre caractéristique française, le choix des manuels revient aux enseignants, bien que

la décision d’achat soit du ressort de la collectivité (la commune pour l’enseignementélémentaire, l’État pour le collège et enfin la région pour le lycée). De sorte que laFrance est « l’un des rares pays du monde où s’exerce dans le domaine du livred’enseignement une triple liberté : liberté de la production, liberté du choix, liberté del’utilisation »7.

7 Les manuels scolaires sont des livres qui dorénavant présentent des caractéristiques

qui les distinguent matériellement : les maquettes de ces ouvrages sont constituées dedoubles pages, élément de base du manuel dans lesquelles sont insérés des textes, desphotographies, des reproductions, des images, des schémas, des cartes etc. Tous ceséléments sont agencés en fonction d’une signalétique, d’une typographie, de codes decouleurs. Ainsi, « la typographie et la mise en page participent-elles désormaisintimement du discours didactique : elles constituent un code qui a sa cohérencepropre »8. Soumis à la loi du marché où la concurrence est sévère, l’aspect physique dumanuel joue alors un rôle essentiel (papier glacé, quadrichromie, abondance

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d’illustrations, maquette accrocheuse…). Tout semble se jouer dans le choix descouleurs et des documents iconographiques. En effet, si les enseignants photocopientdes textes sans perdre de leur essence, la qualité d’images en couleur photocopiées ennoir et blanc offre des résultats médiocres. Mais c’est à la maison d’édition qu’il revientde supporter le coût de reproduction de ces documents iconographiques. Certes,l’édition scolaire est un marché porteur, car le marché potentiel est considérable (leseffectifs scolarisés sont importants et par principe, tous les élèves doivent avoir un

manuel) ; par conséquent les tirages sont élevés. Mais le livre scolaire, instrumentprincipal de l’instruction populaire doit être bon marché. C’est pourquoi la tendance atoujours été de réduire les coûts de production par exemple en utilisant un papier demauvaise qualité, en réemployant des iconographies pour lesquelles les éditeurs se sontdéjà acquittés des droits, en créant des documents « maison », donc gratuits, voire enpubliant des photographies prises par un des auteurs pendant ses vacances9. Oncomprend que la réalisation d’un ouvrage scolaire est dorénavant « un compromisentre la logique structurelle, la logique économique et les logiques pédagogique etdidactique propres à chaque discipline, un compromis qui restreint considérablementles initiatives de l’auteur (…) »10.

Œuvres présentes dans le corpus

8 Au travers des 41 manuels11 étudiés, on découvre les œuvres de 156 peintres différents.

Une telle variété surprend car un décompte précis fait en outre apparaître un total de478 reproductions. Mais beaucoup de peintres (115) n’apparaissent qu’une seule fois.C’est-à-dire qu’en réalité, ce sont 41 peintres qui réapparaissent au détour des manuels.De plus, si l’on « élimine » ceux qui n’apparaissent que deux fois (16 peintres), voiretrois (quatre peintres), ce score diminue pour atteindre 23 ou même 19 peintres.Certains artistes apparaissent souvent, d’autres presque systématiquement et ce parfoisà plusieurs reprises dans un même ouvrage.

9 Nous avons regroupé les manuels (dont la majorité tourne autour de 192 pages) selon

des périodes liées à des réformes institutionnelles ou correspondant à une évolution deplus en plus rapide de la demande. On ne peut qu’être frappé de l’accélération despublications parfois chez un même éditeur, sans attendre le cycle « conseillé » des cinqans.

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10 La première série de six manuels (1979-1980/1983-1984) « inaugure » la quadrichromie.

Les douze autres peintres parmi les 40 présents n’apparaissent qu’une seule fois. Àl’intérieur d’une collection donnée, ce ne sont pas les mêmes œuvres que l’on découvre.Un même éditeur, Bordas (un seul auteur à l’époque) propose la même œuvre Madre

campesina de Siqueiros en 4e et en 3e. Les quatre reproductions en 4e et les dix- sept en3e de Bordas (le nombre de reproductions augmentant considérablement d’une année àl’autre) sont en noir et blanc (sauf celles de la couverture), ce qui explique la présencede nombreuses gravures (Goya, Posada, Doré).

Étape 1. Fréquence de publication des peintres

11 La seconde série (1987-1993), première étape de grande production d’ouvrages, est

constituée de dix manuels. Hachette publie une nouvelle collection à quatre ansd’intervalle de la précédente. Les ouvrages sont en couleurs et offrent une grandevariété de reproductions, un total de 63 peintres distincts pour 150 œuvres différentes.Si à nouveau on élimine les artistes qui n’apparaissent qu’une fois, nous obtenons 22peintres différents pour 111 œuvres desquelles on soustraira 18 anonymes. Viennent entête Goya12, puis Picasso13, suivis de Dalí14, Murillo15 et Velázquez16. Enfin Rivera17 estprésent à six reprises. Le nombre de reproductions demeure stable pour l’ensemble desmanuels sur le cycle (Didier, Hachette-1988, Nathan) ; Bordas double presque le nombred’œuvres 10-19 car les pages d’ouverture des chapitres offrent alors automatiquementdes peintures. En revanche, Hachette-1992 enregistre une diminution brutale passantde 18 à trois œuvres peut-être à cause d’un dossier consacré à Goya en 4e.

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Étape 2. Fréquence de publication des peintres

12 La troisième série (1994-1999) est constituée de 12 manuels (la même année 1996, trois

nouveaux manuels sont parus). On découvre 83 peintres dont six anonymes. Sur les 147œuvres, 77 sont le fait des mêmes 17 peintres. Mais 70 reproductions sont dues à desartistes différents, de sorte que beaucoup d’entre elles sont en « discontinu », enpointillé, sans plus jamais de lien ni avec un courant par exemple ni avec leur créateur.Parmi ces 17 peintres, les plus présents sont Goya18 et Picasso19, Botero20 et Rivera21 (lamême peinture murale apparaît trois fois dans un seul ouvrage Magnard-1997), Kahlo22,Miró23 et Velázquez24 et enfin Dalí25puis Sorolla26 et Quezada27. On constate qu’à part Las

Meninas de Velázquez, il n’y pas de répétition à l’intérieur de cette série.

Étape 3 Fréquence de publication des peintres

13 La quatrième série (1999-2005), quatre éditeurs mettent sur le marché 10 ouvrages (un

même éditeur avec à peine cinq ans d’intervalle) parmi lesquels 35 peintres et quatreanonymes pour un total de 94 œuvres. Dès l’instant où l’on retranche ceux quin’apparaissent qu’une fois, on redescend à onze peintres qui, à eux seuls, regroupent 68reproductions. Didier (1999-2000) et Hatier voient diminuer leurs propositions

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artistiques entre la première et la seconde année, passant respectivement de 9 à 4 et de15 à 9. En revanche, les autres manuels maintiennent à peu près à parts égales lenombre d’œuvres présentes. Arrivent en tête Dalí28 et Picasso29, puis Goya30, Quezada31

et Rivera32, Miró33 et Velázquez34, Botero, Kahlo35, Murillo et Antonio de Felipe. Dalí estplébiscité par deux ouvrages qui publient respectivement trois et six tableaux.

Étape 4 Fréquence de publication des peintres

14 La cinquième série (printemps 2006) ne comprend que trois ouvrages de première

année car l’entrée en vigueur de nouveaux programmes pour le collège était applicablepour cette rentrée 2006. On obtient 45 peintures. Hachette propose 21 tableaux, maisc’est systématiquement une même œuvre qui apparaît en double page d’ouverture puisà l’intérieur du chapitre. On retrouve Picasso suivi de Velázquez, Rivera, Botero. Il n’y apas de grand changement mis à part Goya qui n’apparaît qu’une fois. On retrouve troisfois dans un même ouvrage Las Meninas, sur les huit œuvres présentes (Belin-2006) ainsique deux versions de Picasso et une de Botero.

Étape 5 Fréquence de publication des peintres

15 Bien qu’on ait noté une sorte d’éclatement par rapport aux artistes présents dans les

manuels, certains apparaissent cependant comme « incontournables ». Il est en

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revanche plus difficile d’être aussi catégorique en ce qui concerne les œuvres. Voicicelles que l’on a retrouvées à plusieurs reprises au cours des diverses périodes :

16 Somme toute, peu d’œuvres, quelle que soit l’époque, sont systématiquement

proposées. En revanche, on retrouve de manière constante Las Meninas, non seulementen tant qu’œuvre mais aussi comme source d’inspiration (11 tableaux), et ce, dès 1984.

Du bon usage de l’œuvre artistique

17 Au-delà de ce « palmarès », il convient de s’interroger sur les usages de ces peintures à

l’intérieur des manuels.

18 Nous avons exposé combien le contenu du manuel scolaire était considéré comme

infaillible par les élèves et les parents. Par ailleurs, on souhaite former les élèves àacquérir de la méthode, de la rigueur et un sens critique (fonction documentaire). Maisles manuels se sont révélés ne pas être un modèle à cet égard. Par exemple, au traversde notre corpus, nous avons pu relever de nombreuses différences quant aux légendesdes reproductions. Ainsi, certaines donnent la date de l’œuvre, mais pas celle del’artiste ou le contraire ou aucune date ; la nationalité de l’artiste est rarement citée,tant au sein des divers manuels qu’à l’intérieur d’un même ouvrage : Didier-2004présente huit reproductions parmi lesquelles seule la légende de Diego Rivera verra sanationalité affichée, comme si par défaut les autres peintres étaient forcémentespagnols. La technique, les dimensions de l’œuvre et enfin le lieu où est exposéel’œuvre figurent très peu souvent et même irrégulièrement au sein d’un mêmeouvrage. De plus la présentation n’est pas systématique : parfois apparaît d’abord letitre de l’œuvre (ou non), parfois le nom de l’artiste et quelquefois le prénom puis lenom. Enfin le titre des œuvres apparaît soit en espagnol (le plus souvent) soit enfrançais et pour une même œuvre, on pourra avoir deux titres différents selon les

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ouvrages : deux titres différents sont par exemple proposés pour un tableau de Murillo :Pícaros comiendo melón (Hachette-1979) − et Niños comiendo uva y melón (Nathan-1984).Certaines légendes ne sont pas exemptes d’inexactitudes : Nathan-1991, attribue àHuillca Huallpa (répertorié comme Huila Hualpa) la nationalité mexicaine et nonpéruvienne par exemple. Il est difficile dans ce cas de demander aux élèves d’adopter ladémarche acquise au cours d’histoire : identifier tout document iconographique grâce àune légende précise et systématique (auteur, date, technique, dimension et lieud’exposition). Ceci pourtant leur permettrait de consolider leur formation et dedévelopper une capacité à saisir la grande diversité du monde hispanique dans sadimension temporelle et spatiale.

19 Beaucoup de manuels, en particulier ceux de la première époque, incluent les œuvres

dans leurs pages sans aucune proposition d’étude. Ainsi, les ouvrages les plus anciensprésentent même des tableaux sans relation évidente avec le texte en vis-à-vis ou sinonle lien est un peu « forcé » : La infanta Margarita de Velázquez (Hachette-1979, p. 40) esten face d’un poème d’Antonio Machado La plaza tiene una torre. Ou bien, El príncipe

Baltasar Carlos de cazador (p. 44) en face de quelques vers Recuerdo de clase, el lenguaje de

los animales et Nana de la cigüeña. On est face à des éléments flottants, sans ancrage.Aucun commentaire ou travail ne sont proposés, pas plus que pour le texte d’ailleurs.L’immense majorité des périodes suivantes propose les reproductions soit en vis-à-visde textes soit aussi plus tard en ouverture de chapitre. À cette étape, la peintureentretient surtout une relation d’ordre strictement thématique avec le chapitre ou lestextes (fonction instrumentale) : El torero de Botero est par exemple accompagné d’undialogue extrait de Una corrida intranscendente de Miguel Mihura, (Bordas-1988, p. 152).

20 Il convient aussi de distinguer parmi les approches des œuvres celles qui sont en réalité

davantage un prétexte à un strict apprentissage linguistique et qui n’incluent aucuntravail sur l’œuvre. Telle cette consigne qui accompagne Autorretrato con el pelo suelto deFrida Kahlo : « Vuelve a escribir en tercera persona el pie del autorretrato de FridaKahlo »36. Ou pour étudier Autorretrato de ciudad de Quezada, on demande à l’élève :« Comenta el cuadro. Utiliza las preposiciones a, en, por. » (Belin-2002). Dans le mêmeouvrage (p. 149), pour Faenas del campo en Colombia de D.Bustos, neuf mots de lexiquesont proposés ainsi que deux exercices où il faut réécrire des phrases au passé simple :« La mujer se dobla y siembra […] El pintor representa una escena en el campo puis mettre desphrases au pluriel : « Compraste un cuadro muy bonito »...

21 À partir de 1987 (seconde série), la mise en page contribue à une cohérence commune

aux divers manuels de sorte que sur le marché où la concurrence est très élevée, onobserve une surenchère de l’iconographie (quadrichromie, place importante accordée àla peinture, qualité, originalité etc.). Pourtant, leur fonction est loin d’être stabilisée.Sur l’ensemble des manuels, on trouvera ainsi au cœur d’un même ouvrage unealternance d’œuvres à faire explicitement analyser par les élèves et d’autres quicontinueront à ne servir que d’illustrations ou prétexte linguistique. Par exemple,Nathan-1999 (p.69) ne propose aucune étude sur le tableau El invierno de Goya,accompagné d’un texte extrait de La lluvia amarilla de Julio Llamazares : tout est centrésur le texte. Dans ce manuel sur les onze reproductions, seules trois offrent uneapproche de l’œuvre. Déjà en 1998, aucune étude sur les 13 reproductions n’étaitenvisagée. Pour Didier-1994/1995, si la première année, 14 œuvres sur les 20 proposéessont étudiées, en seconde année, la proportion diminue, passant à 10 sur 25.

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22 Puisque la plupart des manuels fonctionnent désormais en « double page », le lien

thématique s’impose et l’approche artistique semble dépendante de ce dernier. C’estainsi par exemple que l’on peut expliquer la démarche suivante : l’élève doit à partirdes documents exposés sur une double page établir une relation entre Los pichones dePicasso, le poème de María Elena Walsh Palomita en la playa et un texte de José LuisOlaizola El cazador urbano (Magnard-1996, p. 90-91). La démarche consiste à répondretout d’abord à une question sur le tableau « ¿están tristes las dos palomas del cuadro dePicasso ? » puis une sur chaque document et enfin « ¿Qué palomas te parecen másfelices : las del cuadro de Picasso, la del poema de María Elena Walsh o las del parquedel Retiro ? ». Ou bien, à partir d’un poème de Neruda Oda al gato, de Naturaleza muerta

con sopa verde de Botero, et d’un extrait de A.Casona La Dama del alba : « En tu opinión,¿ilustra bien el cuadro de Botero la escena de Alejandro Casona ? Di por qué »(Didier-1994, p. 98-99). Aucune proposition d’étude du tableau ne figure dans cettedouble page.

23 Si la peinture fait désormais partie du manuel, elle ne constitue pas encore à

proprement parler, un véritable objet d’étude autonome. C’est-à-dire que l’on n’étudiepas une œuvre au cours d’espagnol au même titre que l’on apprend des faits de languepar exemple (fonction instrumentale à nouveau). L’approche en demeure superficielle.

24 Les approches plus artistiques sont variées et vont évoluer. On distingue de brèves

consignes d’étude qui se résument à une description : « Describe este cuadro » avec àl’appui quelques mots de vocabulaire non classés mais traduits. Pour Llegamos de AdelaLópez de Sancho (Didier-1994, p. 21), le lexique proposé est : « El campo, el colorcastaño, una colina, el camino, un carro, dirigirse hacia, llegar a casa ». .La consignepeut s’étoffer : « Comenta este cuadro precisando la época, lo que están haciendo lospersonajes, el tipo de trabajo, etc. » (Diego Rivera, La Mies. Didier-1999). Mais le plussouvent, elles opèrent grâce à des fiches méthodologiques. Certains manuels incluentune fiche méthodologique à un moment donné de l’ouvrage, mais il apparaît que celle-ci n’est souvent plus réutilisée, rares étant les manuels qui y renvoient. Leur principeest pourtant de faire acquérir à l’élève de la rigueur dans sa découverte. Ainsi, en 1987,Didier propose à gauche Partida de caza de Goya à la page 42 et, à la page 43, une fichetrès détaillée, qui sera peu réutilisée, l’oeuvre servant à l’époque plutôt d’illustration.Nathan-1992, par exemple, présente au milieu de l’ouvrage de 3e (p.106-107), unedouble page méthodologique « Para comentar un cuadro », mais nul renvoi dans lestableaux n’apparaît avant ou après. Plus tard, chez Belin-2002, trois tableaux sur 9offrent quelques éléments d’analyse, et un an plus tard si les auteurs proposent unefiche en tout début d’ouvrage (p.52), sur les onze reproductions, une seule fera appel àcelle-ci pour étudier le tableau de Dalí Table solaire (p.97). Hatier-2002, qui fournit endébut d’ouvrage (p.17) une fiche méthodologique, n’y reviendra dans aucune desreproductions parmi les 15 présentées ; en 2003 une fiche sera proposée au milieu dumanuel (p. 91), mais aucune étude ne sera menée sur les 9 reproductions. On peut doncs’interroger sur l’intérêt et l’efficacité de cet outil. Peut- être ses limites sont-ellesinscrites en elle-même ? Car en quoi consiste une fiche méthodologique ?

25 Le premier manuel (Didier-1987) qui en ait fourni une, la propose extrêmement

fouillée. Quand elle est utilisée à nouveau pour La Adoración de los pastores de Murillo eten vis-à-vis La Adoración de los pastores de Rivera, elle subit des modifications (p. 78-79).Il s’agit en fait d’une étude guidée par des phrases inachevées : « El tema de este lienzo

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es… La escena pasa… ». Puis l’élève doit étudier la composition, les plans, et décrire lespersonnages :

26 « La Virgen… (y San José…)[…] Las ofrendas que han traído la oveja, la gallina, el cesto

de frutas… ». Enfin, il lui faudra comparer les deux représentations autour du mêmethème : lieu, personnages, technique, couleurs, toujours en complétant des phrases. Pasune seule traduction n’est proposée. Or cette étude s’insère à l’intérieur d’une unitéthématique dont le thème est Noël, et s’adresse à des élèves débutants qui ont une

faible maîtrise de la langue. Autre exemple, Madre campesina de Siqueiros (Didier-1988,p. 68) où l’élève a pu découvrir au préalable la fiche méthodologique de la page 20 : « 1.¿Qué representa este cuadro y qué impresión produce ? En un paisaje desolado dondeno crecen sino órganos (variété de cactus)… Envuelto en el sarape37 (sorte de poncho)…De este lienzo (cuadro), se desprende… ». C’est-à-dire que l’on oriente la lecture dutableau et on dote l’élève de lexique traduit, inséré dans des phrases en espagnol maiscomment terminer ces phrases ? Elles sont extrêmement fermées. Achever ces phrasesqui font office de commentaire laisse peu de place à un travail personnel. Dans unsecond temps, on demande de se pencher sur la technique du peintre (composition,volumes, formes etc.) et enfin, l’élève doit interpréter cette œuvre toujours à l’aide dephrases à compléter : « Tratad de expresar lo que habrá querido sugerir (ce qu’a puvouloir suggérer) el pintor mejicano. La unión íntima entre madre e hijo evoca… Estariqueza afectiva contrasta con… Las líneas verticales, el juego de sombras y luz, larepetición de ciertos colores (en particular el marrón y el azul), parecen establecer unarelación entre… ». L’époque encourageait un apprentissage de l’espagnol fondé sur desamorces de phrases soumises aux élèves, tendance que l’on retrouve donc au niveau del’éducation artistique. Une « porosité » s’effectue entre les deux démarches, lapréoccupation linguistique l’emportant.

27 Les générations suivantes continueront de proposer les études artistiques par le biais

d’« amorces » : « Completa las frases : 1.el lienzo representa… 2.Bien se ve que es elinvierno ya que… Sin embargo (cependant)… 3. Me parece rara (bizarre)/acertada(réussie) esta representación del invierno : en efecto… » (Didier-1994, p. 91, Invierno deJuan Borrás). Il semble sous-entendu que l’élève aura analysé le tableau pour pouvoirachever ces phrases. Ou bien encore, Merengue, de Jaime Colson (Belin-1997, p. 57) :onze mots de vocabulaire traduits sont proposés. La démarche est construite en troistemps aussi : « 1/Estudia la composición del cuadro : en el primer término, sentados… ;de cada lado, de pie…, en el centro… 2/Define el ambiente (colores, actitudes,movimiento, etc.) 3/¿Qué tipo de música estarán tocando ? Justifica ». Ces amorcescontraignantes visent uniquement une description très dirigée avec comme aide, duvocabulaire à insérer dans un carcan. Par exemple, dans Hatier-1996 (p.38), Las

bebedoras de Rubén Darío Velázquez 1993, une liste de huit mots avec leur traductionest proposée (cela deviendra de plus en plus systématique), ainsi que la rubrique« Comentar con método » en trois temps : « 1. Observa primero la composición delcuadro : ¿de dónde procede la impresión de misterio ? En el primer término, resultansorprendentes… Detrás de las dos mujeres, resulta extraño… por la ventana abierta,llama la atención… » etc.

28 Cette manière d’aborder une œuvre montre ses limites : il s’agit d’un cadre rigide et

limité le plus souvent à de la description. Cette façon de procéder n’a pas su sedémarquer de l’apprentissage linguistique (la fonction référentielle et instrumentale serejoignant étroitement). L’approche peut aussi être intimement soumise au texte, on ne

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se situe pas en termes de méthode d’analyse ni de progression. On ignore le plussouvent les courants, les genres, les influences, la nouveauté, le contexte historique,culturel ou alors la vision en est très simplifiée. Pourtant ces mêmes élèves de collègeont déjà été confrontés à ce type de travail. Ainsi, dans les manuels d’histoire de 4e sontétudiés El 2 de mayo et El 3 de mayo, de Goya et Les demoiselles d’Avignon de Picasso.

29 C’est Delagrave qui nous semble innover si l’on prend en compte le bagage linguistique

limité des élèves. La collection favorise, grâce à une mise en page appropriée, lacapacité à travailler par contraste, isolement, mise en relief et surtout, en termes deprogression. C’est en réalité une fiche méthodologique adaptée à chaque œuvre qui vaêtre soumise aux élèves et non pas une grille de lecture générale et par là, souventinadaptée, ce qui pouvait expliquer qu’elle n’était plus vraiment utilisée. En 4e, onobserve une approche progressive grâce à la rubrique Método qui évolue tout au long del’ouvrage selon l’objectif

30 visé. Au-delà de la fiche qui présente à la fois une certaine continuité et une

progression dans sa démarche, la mise en œuvre contribue à la découverte de lapeinture choisie. La fiche Método se décline sous forme de phrases à compléter alors quele travail d’étude lui, alterne questions, consignes à l’impératif et phrases à compléter.À chaque fois, le manuel propose une photo de l’artiste accompagnée d’un texte leprésentant, ce qui permet de le contextualiser lui et son œuvre :

31 - Pintura : comentar un cuadro en quatre temps, et au-dessus quatre consignes à partir de

la fiche, il s’agit de El camión de Frida Kahlo ; grâce à un montage, les auteurs ont isoléles axes de lecture du tableau en fournissant du lexique en situation et classé forma de

vestir/objetos cotidianos (p. 50-51).

32 - Comentar un retrato, en trois temps Mujer llorando de Pablo Picasso ainsi qu’un portrait

de Dora Maar. On met en valeur grâce à une opposition la construction, la technique,favorisant la découverte du cubisme (p. 76-77).

33 - Pintura : la luz y los colores. Sont proposés Concierto en el mercado de Braun Vega et Las

Meninas de Velázquez et une palette déclinant les couleurs chaudes et froides. Letableau de Braun Vega permet de s’intéresser aux couleurs pour mieux appréhenderl’œuvre sans chercher à juste réinjecter le lexique des couleurs. La présence du tableaude Velázquez permet d’appréhender le métissage revendiqué par le peintre(p. 102-103).

34 - El curandero de Rivera et Ciencia y caridad de Picasso, autour du thème de la médecine,

le commentaire mêle dimension artistique (mise en valeur des formes), historique etsociologique (p. 128-129).

35 - Describir a un personaje en un cuadro. La calle de Botero où sont isolées à droite des

parties du tableau (à la manière d’une page web) pour signaler le mouvement et lesformes des personnages (p. 154-155).

36 En 3e, la fiche type comporte trois étapes : Primero, presenta la obra, Analiza lo que ves et

enfin Actividad Internet. Les consignes sont soit des invitations à chercher, identifier,etc., soit des questions. Ainsi, les mêmes principes sont repris et systématisés avec enplus un apport de lexique et une proposition d’approfondissement sur le peintre grâceà Internet, mais à partir d’un canevas précis. El maíz de Rivera permet d’appréhenderpar sa mise en page les activités peintes autour du maïs (p. 76-77). On découvre un soucipermanent de dégager les influences chez les peintres, comme pour Interior holandés deMiró, en se focalisant sur des éléments précis (p. 128-129). Chez Dalí, on met l’accent

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sur la capacité de l’observateur à percevoir deux tableaux en un : Rostro de Mae West

utilizable como apartamento et La imagen desaparece (p. 154-155).

Conclusion

37 Si les manuels d’espagnol intègrent volontiers des chefs-d’œuvre très variés de l’art du

monde hispanique, cela ne constitue pas forcément le gage d’un véritableapprentissage. On est passé d’une simple exposition d’œuvres, à une insertionharmonieuse certes, dans une double page sans enseignement artistique explicite, à unessai d’approche parfois trop restrictive car totalement soumise à l’objectif linguistiquejusqu’à atteindre ce qui nous semble le plus probant : une proposition d’analyse enaccord avec le niveau des élèves et adaptée à chaque œuvre tout en gardant une grillede lecture, celle-ci dépassant la simple description. Les démarches interrogent latechnique, la création, les influences. C’est ainsi nous semble-t-il que l’on peut amenerles élèves à acquérir un esprit critique, une formation artistique et une connaissance dupatrimoine artistique du monde hispanique.

Corpus étudié

38 Lengua y Vida Hachette 1979-80

39 Sol y Sombra Bordas 1979-80

40 Embarque Puerta 1/2 Nathan 1983-84

41 ------------------------------------

42 Caminos del idioma Didier 1987-88

43 ¡Claro que sí ! Bordas 1988-89

44 Español, sí señor Hachette 1988-89

45 ¿Qué pasa ? Nathan -92

46 Te toca a ti Hachette 1992-93

47 ------------------------------------

48 Gran Vía Didier 1994-95

49 Díselo Hatier 1995-96

50 Chispa Bordas 1996-97

51 Buenos días Belin 1996-97

52 Fíjate Magnard 1996-97

53 ¡Anda ! Nathan 1998-99

54 -----------------------------------

55 Continentes Didier 1999-2000

56 Así es el mundo Belin 2002-03

57 Cuenta conmigo Hatier 2002-03

58 Puerta del Sol Delagrave 2003-04

59 Nuevos Rumbos Didier 2004-05

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60 -----------------------------------

61 Quisiera Belin 2006

62 ¡Apúntate ! Bordas 2006

63 ¡A mí me encanta ! Hachette 2006

NOTES

1. VIALLON Virginie, Images et apprentissages Le discours de l’image en didactique des langues, Paris

L’Harmattan, 2002, p. 25.

2. BRUILLARD Eric, « Les manuels scolaires questionnés par la recherche », in Manuels scolaires,

regards croisés, Sceren, CRDP Basse-Normandie, BRUILLARD Eric (Dir.), 2005, pp 13-36.

3. CHOPPIN Alain, « L’édition scolaire française et ses contraintes : une perspective historique »

dans Manuels scolaires, regards croisés, op. cit., p. 39-40.

4. En lettres par exemple, les instructions officielles du programme de Troisième mentionnent

qu’il faut poursuivre les mêmes orientations qu’au cycle central à propos de l’étude des images

mais qu’il « faut privilégier l’étude de l’image pour elle-même en faisant découvrir aux élèves la

complexité de sa lecture, liée à sa construction plastique, à la polysémie qui la caractérise et aux

contextes historiques et socioculturels qui la déterminent. » En espagnol, les nouveaux

programmes pour le collège suggèrent des créations artistiques précises dans le domaine de la

peinture : Velázquez, Los huevos fritos, Retrato del príncipe Baltasar Carlos ; El Greco, La adoración de

los pastores ; Murillo, Pícaros comiendo melón ; Goya, La familia del duque de Osuna ; Regoyos, Arco iris

sobre el puerto ; Picasso, L’acrobate à la boule ; Sorolla, Niños en la playa ; Botero, El conquistador.- BO

n° 6 25 août 2005 hors-série p. 65.

5. CHOPPIN Alain, L’édition scolaire française… op.cit., p. 46.

6. « Les deux tiers des manuels de langues vivantes parus après 1960 sont le fruit d’une

collaboration et la moitié de ceux qui ont été publiés ces vingt dernières années comptent trois

auteurs ou davantage. » Choppin, op.cit. 49.

7. CHOPPIN, op.cit., p. 39

8. Ibidem, p. 51.

9. En effet, « phénomène récent, des auteurs de manuels font figurer leurs propres

photographies. Est-ce au vu des prix pratiqués par les agences ? C’est peut-être dû aussi au fait

que les auteurs savent ce qu’ils veulent, imposant ainsi leurs représentations. », PUGIBET

Véronique, « Le corps hispanique au travers de manuels d’espagnol français » in Image et Corps,

Actes du Congrès du GRIMH, novembre 2006, Université Lumière- Lyon 2, p. 222.

10. CHOPPIN, op.cit. p. 51.

11. Notre corpus s’étend de 1979 où l’on trouve les premières reproductions en couleur jusqu’à

2006. Nous n’avons retenu que les tableaux et quelques gravures, éliminant sculpture, ex-votos,

céramique et artisanat… Nous n’avons pas analysé les guides du professeur, qui constituent un

état des connaissances que les auteurs jugent nécessaire de fournir à l’enseignant, l’ouvrage

proposant ainsi une sorte de formation continue. On pourra consulter en fin d’article les

références des manuels recensés.

12. Las floreras, Partida de caza, La era, El lazarillo de Tormes, La pradera, El quitasol, La nevada,

Autorretrato, El entierro de la sardina. On trouve en outre dans le dossier consacré au peintre

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(Hachette-1992) : Dos niños con un mastín, La condesa de Chichón, La maja vestida, La familia de

Carlos IV, El tres de Mayo (complet et un détail), Saturno.

13. Maya à la poupée, Acróbatas con el mono, El viejo guitarrista, Busto de mujer con blusa amarilla, Las

Meninas, Joven con caballo, Arlequín acodado, Retrato azul de Jaime Sabartés, Retrato de Jaime Sabartés

con gorguera y sombrero, Guernica, la muerte del torero.

14. La table solaire, La hora triangular, Cisnes reflejando elefantes, Las Meninas, Muchacha de espaldas, El

farmacéutico de Figueras no buscando absolutamente nada, Puerto España, Cristo de San Juan de la Cruz.

15. Niños jugando a los dados, El juego de dados, El mendigo, Niños comiendo pasteles, Los niños de la

Concha, La adoración de los pastores et La sagrada Familia del pajarito.

16. El aguador de Sevilla, El retrato ecuestre del príncipe Baltasar Carlos deux fois, Los borrachos, Las Meninas trois fois avec en plus chez

Bordas (1989) les versions de Dalí, Gironella, Picasso, Abelend, Equipo Crónica.

17. La Adoración de los pastores, La vendedora de flores, La esclavitud en el ingenio, El día de los muertos

(detalle), La gran Tenochtitlán, La Unión panamericana.

18. Don Manuel Osorio Manrique de Zúñiga, La gallina ciega (Didier 1995/Hatier 1996), Interior de

prisión, Retrato de Carlos III ; El pelele ; Bandidos asaltando un coche, Retrato ante su caballete, El invierno.

19. La familia Soler, Familia de acróbatas, Los tres músicos, Mujer con corneja, Paloma de la libertad,

Claude

dibujando Françoise y Paloma, Los pichones, Las Meninas, Mujer con libro.

20. Naturaleza muerta con sopa verde, La plaza, Muchacha en un balcón, La sirvienta, « Sin título »,

Guerrilla, El picnic, Picnic en las montañas.

21. La gran Tenochtitlán y el mercado de Tlatelolco : deux détails différents dans Magnard-1997 ainsi

qu’une représentation qui révèle une partie plus importante de la peinture d’origine, et enfin

dans Nathan-1999, un détail de cette même peinture murale en pleine page.

22. Le même tableau mais avec un titre différent apparaît trois fois : El autobús Didier-1994, El

camión Bordas-1996 et Magnard-1996. On découvre aussi de la même artiste : Autorretrato con el

pelo suelto, Naturaleza muerta con sandías, Retrato de Doña Rosita Morillo.

23. Huerto con asno, Mujer pájaro, La masía, Personnage lançant une pierre à un oiseau, Retrato de una ni

ña, Mano atrapando un pájaro.

24. Las Meninas – Hatier-1995 et Nathan-1999, La infanta Margarita con el florero, La fragua de

Vulcano, El Príncipe Baltasar Carlos de cazador, Don Antonio el inglés.

25. Cadaqués, El farmacéutico de Figueras no buscando absolutamente nada, Muchacha de Figueras,

Marina con pecera, El sueño.

26. El rompeolas de San Sebastián, Aún dicen que el pescado es caro, Niños en la playa.

27. Los bailarines de tango, La última pelea de Kid González, excampeón de peso Mosca, el partido de

voleibol.

28. Table solaire ; Dormeuse, cheval, lion, invisibles ; Appareil et main ; Muchacha [asomada] en la ventana

Didier 2005 – 2 fois dans le même manuel – et Hatier 2002 ; Persistencia de la memoria – deux fois – ; Retrato

de Buñuel ; Paseantes nocturnos ; El espectro del Sex-Appeal ; Galatea de las esferas ; Rostro de Mae West

utilizable como apartamento –2 fois – ; La imagen desaparece.

29. El Arlequín ; Maternidad ; Jeune écuyère ; Paul en Pierrot ; Mujer llorando ; Dora Maar ; Ciencia y

Caridad ; Dos mujeres ; Paul dibujando ; Don Quijote y Sancho ; El taller, el pintor y su modelo ; Las Meninas

(détail) ; Mujer leyendo ; Familia de acróbatas.

30. La gallina ciega ; El quitasol ; Don Manuel Osorio Manrique de Zúñiga ; Las floreras ; La era ; La nevada.

31. Bailarines de tango ; El último combate de Kid Gonzalez ; La cosecha.

32. La ciudad de Tenochtitlán Delagrave-2003 et Hatier-2003.

33. Dialogue d’insectes ; Interior holandés 1 ; Pintura ; El oro del azul.

34. Las Meninas deux fois – dont un détail- ; La Infanta Margarita a los ocho años ; El retrato del

bufón Don Juan de Austria.

35. On retrouve à nouveau el autobús (Delagrave-2003).

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36. « Aquí me pinté yo, Frida Kahlo, con la imagen del espejo. Tengo 37 años y es el mes de julio

de mil novecientos cuarenta y siete. En Coyoacán, México, lugar donde nací. » Magnard-1998, p.

25.

37. Il s’agit en réalité d’un rebozo.

RÉSUMÉS

La présence de documents artistiques dans les manuels d’apprentissage de l’espagnol en France

répond au fil du temps à divers objectifs propres à l’essence même des manuels scolaires et à la

tradition de l’enseignement du monde hispanique français. Si certains peintres d’Espagne et

d’Amérique latine apparaissent incontournables au gré des manuels et des années, on observe

cependant une grande dispersion quant au choix des œuvres proposées. Les approches soumises

aux élèves ont progressivement évolué, avec l’arrivée de la couleur, l’insertion des tableaux dans

des doubles pages à vocation dorénavant thématique. Si à l’origine les œuvres remplissaient le

plus souvent une fonction purement illustrative, elles sont ensuite devenues prétexte à un

apprentissage linguistique, auquel elles se sont soumises. L’approche artistique demeure

généralement limitée, se bornant le plus souvent à des descriptions. Seuls quelques ouvrages

innovent en proposant une éducation artistique grâce à des méthodes d’analyse rigoureuses et

adaptées, ainsi que des progressions.

La presencia de documentos artísticos en los libros escolares de aprendizaje del español lengua

extranjera en Francia corresponde a lo largo del tiempo, a diversos objetivos propios de la

esencia específica de los libros escolares y a la tradición de la enseñanza del mundo hispánico en

Francia. Si algunos pintores de España y América latina aparecen como ineludibles a través de los

libros y de los años, observamos sin embargo una gran dispersión respecto del conjunto de obras

seleccionadas. Los enfoques propuestos a los alumnos han ido evolucionando, con la introducción

del color, la inserción de las reproducciones en unas dobles páginas cuya vocación es ahora

totalmente temática. Si bien al principio las obras cumplían una función puramente ilustrativa,

se volvieron luego pretexto a un aprendizaje lingüístico, al que se fueron sometiendo. El enfoque

artístico sigue a menudo limitado, ateniéndose por lo general a descripciones. Sólo algunos libros

innovan proponiendo una educación artística gracias a unos métodos de análisis rigurosos y

adaptados, así como unas progresiones.

INDEX

Mots-clés : arts plastiques, manuels scolaires, apprentissage de l’espagnol, Espagne, Amérique

latine

Palabras claves : artes plásticas, libros escolares, aprendizaje del español, España, América

latina

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AUTEUR

VÉRONIQUE PUGIBET

IUFM de l’université de Paris IV, LISAA EA 4120

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¡Arrodíllate, por favor! Ambivalencias litúrgicas en la obra de Buñuel

Vicente Sánchez-Biosca

Escenas, escenas, escenas

1 La obra entera de Luis Buñuel, como probablemente su vida misma, está atravesada por

las huellas de la religión católica. Es difícil detectar una sola película en la que, demanera ostentosa o ligeramente encubierta, las referencias a la Historia Sagrada, a lasheterodoxias, al culto, a la iconografía o a la literatura no asomen e, incluso, seimpongan. No son referencias marginales que pudiera el paciente estudiosoinventariar; antes bien, se trata de operaciones bastante complejas en las que lasreferencias religiosas se retuercen sutilmente, se someten a la blasfemia o al sarcasmo,se insinúan para desaparecer en seguida. No se nos oculta que en esta apresuradaenumeración muchas son las variantes. De la brusquedad que irrumpe en la últimaparte de L’âge d’or, en que la imaginería sansulspiciana del Cristo se superpone a laperversa fantasía de Sade de Les 120 journées de Sodome, a la ingenuidad popular con quese pone en escena la farsa del pecado original en la pastorela de La ilusión viaja en tranvía

(1953)1, media, claro está, un abismo. Del mismo modo que no pueden equipararse lasdesbordantes e hiperbólicas tentaciones y milagros de Simón del desierto (1965) con laminuciosa recreación de herejías que contiene La voie lactée (1969). Precisamente, éstaes la razón de que un inventario resulte insuficiente, si éste no considera la intención,el tratamiento de las referencias y, más concretamente, la puesta en escena particularde las mismas; en otros términos, la forma en la que las escenas católicas son utilizadaspor Buñuel es la sustancia misma.

2 Se impone, pues, avanzar algo respecto al mero catálogo. Observemos, entonces, de

cerca esa forma de codificación cuidadosa, de atención al detalle, de significacióncomunitaria de la religión católica que es la liturgia. Es la liturgia la “iglesia enoración”, es decir, la asamblea cristiana ejecutando actos rituales que estrechan loslazos entre sus fieles vinculándolos a su Dios. La particularidad de la liturgia radica enque en ella se manifiesta la imaginación cristiana y su capacidad de codificación deescenas evocadoras.

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De hecho, la mayoría de los signos litúrgicos son signos bíblicos, cuya inteligencia esdada por la Sagrada Escritura, que ha formado y alimentado la imaginativa cristiana[...]. A lo largo de las acciones litúrgicas, cuando realizamos los gestos de la oración,cuando actuamos, reproducimos los gestos y las acciones de los que nos precedieronen la fe desde Abraham. La liturgia reproduce las imágenes que la Biblia nos hacesignificativas de la historia de la salvación.2

3 Todo en la liturgia ha sido prescrito, nada resulta accidental: las palabras pronunciadas

en la oración, la letanía de las respuestas, la gestualidad altamente simbólica (signo dela cruz, manos juntas…), las posiciones del cuerpo que revelan la sumisión (de rodillas,sentado, inclinado…). En otras palabras, si algo caracteriza a la liturgia es su altísimovalor ritual, en la medida en que es ella la guía para la representación de escenasparticipativas, monótonas para el observador exterior, pero cargadas de poderperformativo a ojos de los participantes, incluido el celebrante. El caso más intenso dela liturgia está sin duda representado por la administración de los sacramentos. Ahorabien, curiosamente, es el cine un modo de puesta en escena en el que los detallessimbólicos pueden ser aislados, captados y agrandados, sostenidos: a su condiciónnarrativa, a su primacía visual, viene a sumarse el montaje y a éste todos los recursossonoros. La escenografía litúrgica de Buñuel no puede, pues, considerarse al margen desu puesta en escena, de su tratamiento específico y ése es precisamente el sentido deltérmino ‘escena’ en el orden cinematográfico.

4 Sin embargo, escena litúrgica (cuyo fin es unir a la comunidad con la tradición y entre

ella) y escena cinematográfica son dos usos insuficientes para comprender el trabajo deBuñuel. Como trataremos de explicar en el curso del presente texto, un tercer ypoderoso sentido se abre camino como mediador, moldea el uso de la liturgia y lotransforma en escena cinematográfica. Éste es el sentido de la escena fantasmática, enmuchos casos formado por el fantasma perverso que carga de erotismo los pliegues dela liturgia sagrada, creando una entreverada síntesis en ocasiones altamentesofisticada. En buena medida, Buñuel no opera ex nihilo: el decadentismo decimonónicoexplotó la iconografía cristiana, como lo hizo la literatura de Huysmans, por citar algúnejemplo; el surrealismo no tuvo empacho en desmantelar la imaginería religiosa. Y, enel dominio hispánico, las Sonatas valleinclanescas constituyeron auténticos catálogos deperversiones en cuyo seno la religión cristiana era permanentemente convocada. Losingular de Buñuel, pese a todo, es que no hay exterioridad alguna en su mirada, que noparece buscar tanto el cortocircuito religión- erotismo como forma de anticlericalismocuanto como sincretismo del que extrae un goce muy particular; hay menos ataque quedegustación, íntimo placer. La religión y su fórmula litúrgica se convertirán así encondición de goce. Veamos si esto es así.

5 Tres casos nos proponemos examinar: en el primero – extraído de Ensayo de un crimen

(1955) – la referencia litúrgica es aparentemente una mera anécdota sin importancia y,sin embargo, un análisis pormenorizado descubre conexiones de calado con la tramanarrativa e imaginaria de la película; el segundo procede de Él (1952) en cuyo arranquese incrusta una clave litúrgica, el lavatorio de pies de Jueves Santo; el tercero se referiráa Viridiana (1961), auténtico arsenal litúrgico en cuyo núcleo reside la devoción marianaen una osada vertiente sexual. En los tres casos, la mujer, su virginidad, inocencia ypureza, están en juego y en todos ellos estas temáticas se encuentran complejamentearticuladas con el funcionamiento del deseo y el guión fantasmático de perversión. Másque una transgresión de la castidad mariana, está en juego una erotización de la mujerpor su acoplamiento con claves litúrgicas referidas a la Virgen.

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Dos escenas: Ensayo de un crimen

6 Ensayo de un crimen es una película inspirada más en el universo del cuento maravilloso

y, por consiguiente, ajena al universo religioso. Tampoco la novela de Rodolfo Usigli(1944) que sirvió de base a la adaptación de Buñuel contiene aspecto alguno relacionadocon ese mundo3. Precisamente por ello resulta altamente significativa la inclusión porBuñuel de dos escenas que, rimando entre sí, condensan la aportación litúrgica a laimaginería de esta ficción. Archibaldo (Ernesto Alonso) se persona en casa de CarlotaCervantes (Ariadna Welter), para nosotros por vez primera; al avistarlo desde laventana del salón, la madre de Carlota ruega a Alejandro que abandone la mansión,dado que su presencia puede resultar inadecuada. En este momento de la ficción,todavía ignoramos los detalles de la relación que Alejandro, hombre casado y padre defamilia, mantiene con Carlota, mas el comportamiento extraño de la madre y lasimulación que entre los tres orquestan da a entender una relación clandestina entreambos, así como la aspiración por las dos mujeres de desposar a Carlota con Archibaldo,un buen partido. Llegado éste, es incitado por la madre a presentarse ante Carlota en unoratorio ubicado en la misma casa. Mientras Archibaldo se pone en marcha, la cámaradescribe un complejísimo movimiento giratorio sobre la madre que, vestida de negro,nos impide ver a Alejandro, con el que –como decimos– comparte el secreto y elfingimiento de su hija. Se trata de uno de esos movimientos de cámara de sutileza casihitchcockiana que rara vez irrumpen en la cinematografía de Buñuel. En ese momento,la voz de Carlota se escucha en off entonando con devoción la oración de la Salve a laVirgen. El plano concluye con un plano medio corto de Alejandro mirando fuera decampo (hacia donde se supone se halla la capillita), una vez que la madre ha salido. Esentonces cuando penetramos en el oratorio.

7 En primer plano, Archibaldo; al fondo, arrodillada ante un altarcito levantado a la

virgen, Carlota concluyendo su oración. La penumbra confiere serenidad a este sancta

sanctorum del hogar burgués. Archibaldo entrega a Carlota un vaso de barro que élmismo fabricó y ésta lo deposita como ofrenda a la Virgen. El clima de recogimientoapacigua al protagonista, quien apenas un momento antes fue asaltado por funestaspulsiones criminales al encontrar una mujer algo casquivana y de sexualidaddesbordante. El lugar parece protegerlo de sus presagios: “Me conmueve – dice aCarlota – este ambiente de paz en que viven Ustedes.” Atormentado por su futuro, sesincera:

Vd. es para mí un ideal. Sé que su pureza y su ingenuidad podrían salvarme. Pero nome atrevo a pedirle que se ligue demasiado a un destino que podría ser trágico [...].Estoy convencido de que no soy un hombre como otro cualquiera. Conozco misaspiraciones y me dan miedo. ¿Me creerá Vd? A veces, quisiera ardientemente serun gran santo; otras veces veo con certeza que puedo ser un gran criminal.

8 La cámara los filma ahora en plano medio corto, dejando el altarcillo fuera de campo;

entonces, la confesión es interrumpida por la madre. Cuando esto ocurre, la pareja hacambiado de posición y cada uno de ellos se halla a un lado de la efigie de la Virgen. Elaltarcillo, por tanto, es de nuevo visible, como si su escenografía santificara elencuentro asociando Carlota a la redención de Archibaldo.

9 La escena condensa la relación entre Carlota y Archibaldo. Encarnación de la mujer

pura e inocente a ojos de su pretendiente, Carlota representa también para él una

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posibilidad de salvación de sus pulsiones asesinas, es decir, sexuales. Ahora bien,Carlota se presenta ante nuestros oídos y mirada en estado de pureza gracias al entornoreligioso y a la oración que entona, dirigida ésta no por casualidad a la Virgen y enapoyado gesto penitencial. A pesar de todo, la pureza de la muchacha ya ha sido puestaen entredicho y pronto será desmentida4. Así pues, tras la castidad aparente de la mujerredentora se esconde una pecadora. Mas la escena rima – como decíamos – con otraposterior, en la que la Salve es pronunciada por los mismos labios.

10 En la víspera de la boda que, según espera Archibaldo, disipará para siempre el

maleficio de la cajita de música que desata el cumplimiento de sus deseos destructores,una carta anónima enviada por un desesperado Alejandro le revela la cruda realidadque Archibaldo es invitado a contemplar agazapado desde el exterior de un edificio:Carlota no es la mujer pura y santa que él cree y va a reunirse con su amante en laoscuridad de la noche. Abatido por la revelación y arruinada toda esperanza desalvación, la musiquilla de la cajita, deformada, como sucede siempre que reaparecenen él sus pulsiones criminales, resuena en sus oídos empujándole al asesinato. Sinembargo, Archibaldo parece disponer de la suficiente serenidad para contenerse yposponer su acción. En lugar de precipitarse, fantasea un plan de asesinato para lanoche de bodas apenas un día más tarde. En la cámara nupcial, Carlota se encuentra apunto de despojarse de la corona y el velo de su blanco traje de novia ante el espejo,símbolo de pureza. El sacramento ya ha sido contraído por la pareja (en la imaginaciónde Archibaldo, claro) y nada nos sitúa más cerca de la entrega amorosa. Archibaldo,entonces, detiene la mano de su esposa impidiéndole que se desnude, ni siquiera que sedespoje de su virginal vestido de boda. No es para asesinarla inmediatamente, sino parapedirle que interprete una escena; una escena que retoma y corrige la que se nosofreció con anterioridad; un ritual que no es nada arriesgado calificar de perverso. En élse escenifica la pureza, la oración a la Virgen, y se hace en la inminencia del sexo, peroa fin de cuentas sustituyéndolo.

Quiero mirarte así, cubierta con esa corona y ese velo que simbolizan pureza; tucándida pureza, tan blanca y transparente que permite contemplar sin velos tualma de niña. Quisiera verte arrodillada, rezando, como te presentaste ante míaquella mañana, ¿te acuerdas?, en que te dije que quisiera ser un gran criminal o ungran santo [...]. ¡Te he visto tantas veces en mi pensamiento rezando! Quisieravolverte a ver como aquel día.

11 Extraña conversión, pues la escena a la que se refiere Archibaldo no fue la primera en la

que los personajes se encontraron, aunque sí aquélla en que los vimos juntos porprimera vez; una escena que ha quedado fijada en la mente de Archibaldo como unrecuerdo indeleble. Es preciso recobrar la plenitud de esa escenificación simulada (lamujer impura representando pureza y orando a la Virgen, encarnación a su vez de lasuprema pureza) como una escena previa a la consumación del asesinato. Forzada,Carlota se arrodilla, cruza sus manos en piadosa actitud y comienza a rezarprecisamente la Salve, en voz alta. Por supuesto, la elección de la plegaria esespontánea y nadie, ni espectador ni personajes, se pregunta por qué esta oraciónprecisamente sale de sus labios, mas parece claro que una representación del pecado yde la pureza requiere una plegaria a la Virgen.

12 Un nuevo movimiento de cámara sorprendentemente sutil acompaña la continuidad

sonora. Carlota penetra progresivamente en el mundo imaginario expiatorio de laoración al que ha sido lanzada, enfatizando su plegaria con una imploración sentida ocuando menos convincentemente fingida de redención a la virgen coronada (éste es el

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sentido de la Salve). Un contrapicado de la orante resalta todavía más la actitudpenitencial. La escena es, si bien lo pensamos, complejísima dentro de su simplicidad:una mujer vestida de novia en la intimidad de su cámara nupcial, a punto de entregarsea su esposo, entona una oración de penitencia a la Virgen en presencia de alguien que,engañado, pero ahora dueño y señor de la puesta en escena de este engaño, goza – ytambién, por supuesto, sufre – con la imagen de pureza que sabe fingida y fraudulenta.Un guión imaginario, es decir, un fantasma, de pureza mancillada y, por demás, prestaal sexo, se expone invocando a la mismísima Virgen María. Mas Carlota expresa enmedio de su plegaria una extraña metamorfosis: se entrega a la oración, goza de suplegaria y parece olvidar la presión a la que estaba sometida: sus brazos se abren y eltono de su voz se torna enfático, arrebatado. Es éste el momento idóneo para perpetrarel crimen sobre el cuerpo de la pecadora; Archibaldo lo hará precisamente después deesperar el final de la oración, pues sólo así podría completarse la escena fantasmática.No es casual que lo haga sobre el lecho nupcial donde la entrega estaba prevista. Todala preparación, todo el despliegue litúrgico y escénico sustituyen justamente al sexo.

13 La escena es, pues, premisa para que el crimen pueda ejecutarse, pero ya no nos

encontramos ante un castigo perpetrado por un marido burlado y en el colmo de ladesesperación, sino ante la obra escenográfica de un perverso. Archibaldo ha podido,decíamos, tomarse el tiempo de dejar correr su ágil imaginación en momento tanextremo. Ni duda cabe de que, tras él, conduciéndolo, ofreciendo la iconografía de estaescena, está Luis Buñuel.

La mirada atrapada en el ritual

14 Él está basado en un relato autobiográfico de Mercedes Pinto que establece, desde su

mismo comienzo, el punto de vista femenino. Un conjunto de textos preceden lanarración. Son éstos diagnósticos en los órdenes médico y jurídico, los que cierrantambién el libro5. Retrata éste el cuadro psicológico de un paranoico con el que laprotagonista y narradora contrajo matrimonio. Por consiguiente, la descripción serealiza desde la exterioridad y extrañeza que la mujer y víctima siente ante lasreacciones y comportamientos del sujeto enfermo. Aun cuando cada escena es dibujadacon precisión de detalles perspicazmente descritos, la trabazón narrativa del conjuntono se halla elaborada, de modo que la misma definición de novela es inadecuada ensentido estricto. En su adaptación, Buñuel se esforzará en dar a la temporalidadnarrativa mayor fuerza vinculante, mayor tensión entre los episodios. Pero sobre todosu transformación fundamental consiste en variar la conducción del relato durante unlargo período. En efecto, Buñuel pospone el relato de Gloria (Delia Garcés) hastadespués de haber planteado la trama y sus engarces imaginarios al margen del punto devista femenino. Este detalle posee una fuerte significación, pues Buñuel refiere elestallido del brote psicótico desde muy cerca del personaje masculino y excluyendoexplícitamente hacerlo mediante el relato de su víctima. Más tarde, ciertamente, elrelato de la mujer toma la forma de un flashback en el que Gloria refiere a su antiguonovio los tormentos de la vida matrimonial a que la ha sometido su marido Francisco(Arturo de Córdova), comenzando sintomáticamente en la noche de bodas. En suma,Buñuel se aventura a anclar el punto de vista del delirante sin mediaciones, apostandopor trabajar desde el interior de la mente perturbada o, más exactamente,representando el instante de desencadenamiento.

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15 Tal anclaje del punto de vista se produce precisamente en la secuencia inicial que

transcurre en una iglesia. Como sucedía con la novela de Usigli, la obra de Pinto estáenteramente desprovista de componentes religiosos, siendo por tanto aportacióngenuina de Buñuel. Sin embargo, en este caso el dispositivo litúrgico no se encuentracamuflado en medio del relato, sino que se exhibe ostentosamente en el mismoarranque del mismo, en la secuencia que muestra el prendimiento del deseo deFrancisco por Gloria y asienta todas las claves de la imaginería del film (amour fou,fetiches, ritualidad, dominio y sumisión…). La religión desempeña, es cierto, un papelcontextual orientador de las convenciones de los personajes y de su mundo burgués yacomodado (creencias del protagonista, familiaridad con la iglesia y sus representantes,profesión final de Francisco como monje...). Mas lo realmente relevante es que la iglesiamisma, en cuanto espacio físico y ceremonial, es el escenario en el que se despliegantres pasiones: la fascinación que se desencadena durante la primera secuencia, elreencuentro entre Gloria y Francisco que sella su mutuo aunque desigual prendimiento,apenas unas secuencias más tarde, y, por último, el estallido de la alucinación auditiva yvisual, casi al final del film, que sella el destino del protagonista. Tampoco en la novelade Mercedes Pinto el protagonista concluirá sus días en la piedad del monasteriocolombiano en el que se apacigua (?) Francisco al final de la película; lo acogerá, encambio, la frialdad científica de un hospital psiquiátrico. Y es muy probable, porañadidura, que este desvío buñueliano no sea ajeno a otra transformación escandalosa:la que convierte un enigmático episodio de tortura de la protagonista con ayuda decuerdas y otros utensilios (en la novela) en el propósito de coser el sexo femenino, talvez una de las secuencias más extremas que el cine de todos los tiempos hayainsinuado.

16 Sea como fuere, nuestro propósito aquí no consiste en analizar las huellas de la religión

en Él, sino el poder que la liturgia desempeña en la estructura psíquica del protagonista,que arrastrará cual huracán el film hasta su éxtasis. Vayamos, pues, con esa primerasecuencia, en la cual la mirada de Francisco se ancla, explica y desata a partir de unritual codificado en la liturgia católica: el lavatorio de pies de Jueves Santo. Él nossumerge en la quietud patética, pero contenida, del interior de un templo. Un ritualestá desenvolviéndose cuando se abre el film. El plano inicial muestra unos candelerosprovistos de velas de cera blanca, ambientados por el humo, que sugiere olor a incienso.Siguiendo a unos monaguillos, la cámara filma el altar donde va a transcurrir el ritualdel lavatorio de pies. La habitual sencillez de la puesta en escena buñueliana, susobriedad, cede el paso a un despliegue muy pormenorizado que aísla los signosreconocibles de este ritual incorporado a la misa de Jueves Santo: mostración dedetalles, detención sobre los signos codificados, los gestos, los rostros, montaje ymovimientos de cámara se ponen al servicio de un decorado envolvente.

17 La secuencia transcurre enteramente sin diálogo, pero bajo el manto envolvente del

himno “Ubi caritas et amor”, antífona de inspiración benedictina cuyo canto espreceptivo en el lavatorio y que contribuye a recrear un ambiente grave. Dostravellings destacan: el primero de ellos subraya el beso que los labios del celebrante(más tarde sabremos que se trata del padre Velasco, muy ligado al protagonista)depositan sobre el pie desnudo y recién lavado de un jovencito imberbe. Tan enfático esel gesto, tan excesivo incluso en el marco de la ceremonia, que un plano de reacciónexpresa el estupor, la extrañeza o acaso la incomodidad del muchacho. El segundotravelling pone de manifiesto un cambio: está construido desde un punto de vista

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interno a la narración y sigue el itinerario de la mirada de Francisco. Tras un segundobeso, no menos apoyado, del sacerdote sobre el pie desnudo de otro niño, Francisco,instintivamente, asocia este detalle errando en otra dirección y encuentra, entre losasistentes al acto, una hilera de pies, calzados. Del mismo modo que el hecho de besarlos pies −signo de humildad y pureza − está preñado de significado para el cultolitúrgico, también, aunque en un sentido distinto, lo están para esa mirada fetichistaque los observa y, así, tras recorrer algunos de ellos, retrocede sobre los de una mujercalzados con zapatos negros dispuestos en forma original: el derecho − esprecisamente ése el que debe ser besado en el ceremonial del lavatorio − ligeramenteavanzado, ambos provistos de tacones que realzan el empeine. Elegancia, pues, nodesprovista de discreción reverente que contrastan con otros anteriormenterecorridos, también femeninos, pero donde el decoro riguroso parece haber ahogadotoda emergencia de femineidad. Cuando la mirada asciende por las piernas, recorriendoenteramente el cuerpo femenino hasta alcanzar el rostro, el ritual litúrgico se habráconvertido no ya en el nudo de la escena, sino más bien en un rumor de fondo del quenace la fascinación de una mirada incapaz de extraviar su objeto. La desconocida sesentirá instantáneamente interpelada por esos ojos escrutadores y soberbios, ante loscuales baja la mirada en signo de sumisión a la par que de embarazo. La alternanciaplano / contraplano que vertebra este trasiego asimétrico de miradas, en realidad nointercambiadas, será, así, fecunda y premonitoria expresión de las relaciones futurasentre los personajes.

18 Al igual que sucedía en Ensayo de un crimen, el relato del encuentro entre un hombre y

una mujer aparece no sólo mediatizado, sino inspirado por la intervención de laceremonia sagrada. Detengámonos algo en la secuencia atendiendo a las redessemánticas que teje el ceremonial evocado.

19 El lavatorio de Jueves Santo es un ritual perfectamente asentado en la liturgia católica.

Mencionado ya como tal en el Concilio XVII de Toledo (año 694), evoca el acto que elEvangelio de San Juan (13, 4-9) atribuye a Jesús en el curso de la última cena con susapóstoles. Es, pues, un signo de humildad mediante el cual el Celebrante, como antañoJesús, lava los pies de 12 varones, preferiblemente pobres, siguiendo un ritual muypreciso, si bien éste ha variado ligeramente con los tiempos26.

20 El ceremonial implica utensilios especiales: una o varias jarras de agua, una palangana,

toallas, una bolsa para las limosnas (en el caso de que éstas se entreguen durante elacto), una cruz con velo morado, candeleros con velas de cera blanca, el Misal con suatril, alfombra sobre las gradas y la tarima, pudiendo además esparcirse flores y hierbasodoríferas7. Buñuel, cuya biblioteca personal contenía raras y pormenorizadas obras deliturgia, demuestra un conocimiento, no sólo de los detalles técnicos del ritual, sinotambién de su significación y ramificaciones simbólicas. Tanto es así que lo reescribepara representar en su interior otra escena; escena erótica que parte de la atmósferaasentada por la anterior, la cual le confiere una dimensión sagrada; dimensión sobre laque se ancla el desvío perverso del ritual (fetichismo). El resultado es el siguiente: elencuentro erótico es indisociable de un ritual litúrgico; incluso más, es una asociaciónmetafórica de aquél. Pero apenas se ha producido la erotización parcial, ésta se obturaconvirtiéndose en fascinación, lo que hace desaparecer de momento los rasgosfetichistas en aras de la pasión. Trazos perversos como la dilación y la sinécdoque cedenante la premura totalitaria de la pasión del paranoico.

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21 Buñuel inscribe así el nacimiento del deseo en un ritual que, por su naturaleza y

significado, lo niega. No en vano se trata de un ritual de purificación, donde la desnudezdel pie está rigurosamente desexualizada. Queda así invertida la operaciónpurificadora: sólo porque hay ritual de purificación − la limpieza del pecador querecuerda el humilde gesto de Jesús durante la última cena − puede haber enganche deldeseo. O, dicho en otros términos, este último nace de su supuesta prohibición. El deseosurge, entonces, del placer de mancillar el ideal.

22 La idea que orienta este comportamiento no es ajena a Buñuel y, a su manera, la

reconoció éste en múltiples ocasiones: sin sensación de pecado no hay intensidad en eldeseo o, lo que es más exacto, éste nace de la opresión impuesta por la exigencia moraldel catolicismo. Si el motor del deseo es siempre búsqueda de un objeto no alcanzado niposeído, la particularidad de Buñuel consiste en que dicha inaccesibilidad se trence conel ritual religioso en lo que éste tiene de ceremonial codificado (la liturgia).Recapitulemos: en el interior de un ritual religioso de purificación, el último que Jesúshiciera antes del sacramento de la Eucaristía, expresión de humildad, surge una miradafetichista que erotiza el ritual y lo desplaza hacia un objeto que guardará para siemprelos ecos de su vinculación con la liturgia. Una vez más la pregunta se impone:¿Francisco, el protagonista, o Buñuel? Probablemente ambos.

23 Podría formularse así la idea: la religión católica actúa como condición de goce para

Buñuel; y ese goce no es otro que el goce del pecado. Cuanto más imperativa sea lanorma, cuanto más interiorizada la tenga el infractor, más intenso será el placerobtenido de su transgresión. En palabras del mismo autor: “Cuando, a despecho detodas las prohibiciones, este deseo podía ser satisfecho, el placer físico eraincomparable, pues siempre se asociaba a él ese goce secreto del pecado.”8 Sin lugar adudas, las conexiones con la imaginación sadiana saltan a la vista, pero no son menosllamativas las diferencias, de las que ahora no podemos ocuparnos.

24 En realidad, el carácter hermético, sofisticado y casi inextricable del ritual litúrgico

para el no iniciado es puesto de relieve en varios planos que muestran, entre el públicoque se agolpa en la nave de la iglesia, numerosos indígenas. Éstos, convertidos en masaque se asoma al lugar de privilegio donde la minuciosa escena transcurre, no puedenparticipar tampoco consiguientemente de su erotización. Buñuel introduce así unbrochazo ejemplar de su particular realismo en el que revela el carácter sofisticado deun ritual hecho para iniciados. Sobre él se erigirá la perversión; el pueblo, en cambio,permanece como espectador excluido.

Viridiana y el Angelus Domini

25 Viridiana rebosa, cuando menos en su primera parte, de referentes religiosos. El

carácter sarcástico de muchas de las alusiones ya ha sido bastante estudiado y nosotrosmismos nos hemos ocupado de ello en un texto dedicado a la película9. Para losobjetivos de este ensayo, nos limitaremos a analizar una referencia al Ángelus, situadahacia mitad del metraje10. En un montaje paralelo de fuerte sabor conceptual, Buñuelopone las tareas de modernización del campo emprendidas por los tractores bajo lasórdenes de Jorge (Francisco Rabal) con la plegaria del Ángelus vespertino dirigida por lajoven Viridiana, mediante la aparente devoción de todos sus mendigos. Los dosproyectos de vida y los dos destinos que se abren a la hacienda del difunto don Jaimequedan en diáfana oposición, hasta el punto de que la oración parece doblemente

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anacrónica al ser enfrentada a la roturación del campo. Dos mundos, dos grupos depersonajes que parecen no coexistir en el tiempo, se encuentran, así, frente a frente porobra y arte del montaje: el proyecto de caridad emprendido por Viridiana, inspirado enun cristianismo primitivo y confiado en la bondad natural del ser humano,particularmente del pobre, se opone a la productividad de las tierras, a su radicalmodernización. Mas la pregunta que deberíamos formularnos es por qué precisamenteel Ángelus y no cualquier otra plegaria u oración.

26 No es casual si Buñuel recurre en este caso al gran mito femenino del Cristianismo, el

de la virginidad de María. El Ángelus festeja la Anunciación del arcángel a la Virgen enla que ésta aprende que concebirá en su seno al hijo de Dios, clave de su InmaculadaConcepción. Una vez más la referencia litúrgica se encuentra del lado de la sexualidad.

27 Ahora bien, la elección del fragmento litúrgico no carece de razones complejas. Buñuel

debía conocer la interpretación que su ex amigo y coguionista de Un chien andalou,

Salvador Dalí, realizó en un libro clásico de la interpretación surrealista, El mito trágico

del Angelus de Millet, en torno a esta enigmática obra de un pintor reconocido comopiadoso del siglo XIX, Jean-François Millet, del que más tarde se descubrieron ciertosdibujos pornográficos11. La referencia, por consiguiente, a la oración está mediatizada ytejida por una compleja tela de araña que va desde la iconografía de Millet hasta lalectura e interpretación realizada por Dalí. El hecho de que el texto original del pintorcatalán se perdiera en 1941 con la evacuación forzosa de París causada por la ocupaciónalemana y sólo fuera publicado en primera edición francesa en 1963 plantea unproblema adicional: ¿conocía Buñuel la integridad de esta interpretación? ¿Fue el azarel que provocó la convergencia de ambas lecturas?

28 En cualquier caso, Buñuel y Dalí ya se habían referido a este lienzo en el cartón y foto

fija que cerraban Un chien andalou, el cual mostraba a los dos protagonistas sepultadosde medio cuerpo en la tierra a la llegada de la primavera, en posición muy similar a lade la pareja del cuadro de Millet. Y, además, la tesis de Dalí era del dominio público,independientemente de la difusión o no del texto escrito. Dalí sostenía una curiosa tesisen torno al cuadro de Millet en la que fundaba y aplicaba su “método paranoico-crítico”. Habiendo sido arrebatado por lo que denominaba un efecto delirante primario

ligado a una incomprensible e inexpresable angustia, Dalí reconstruía una serie deefectos secundarios desencadenados por reapariciones en su experiencia de laiconografía del cuadro en cuestión. Esto le llevó a postular la existencia de misteriosassemejanzas entre la piadosa disposición de la figura femenina en el cuadro y la posiciónde la mantis religiosa y del macho en el instante del coito y previo a la atrozfagocitación por la hembra, que caracteriza sus violentas y mortíferas relacionessexuales. Si esto se confirmaba, afirmaba Dalí, el cuadro constituiría un ceremonial demuerte, repleto de elementos eróticos, que convocan la castración, siendo legible ellienzo como un collage, a saber: varias escenas superpuestas en la instantánea delcuadro (el antes, el durante y el después de la cópula).

29 Tan arriesgada y brillante interpretación convence a Dalí de solicitar un análisis

radiográfico de la parte inferior del cuadro depositado en el Museo del Louvre,persuadido de que bajo la tierra pintada debe haber algo que remita irrevocablemente ala muerte y confirme de paso su intuición delirante. En efecto, el análisis revela laexistencia de un paralelepípedo dibujado y más tarde eliminado por Millet que bienpodría ser —dice Dalí— un féretro. Esto, en su opinión, confirmaba la exactitud de su

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hipótesis, según la cual algo siniestro se proyecta en lo religioso aunando muerte yejercicio del sexo.

30 Como es natural, no se trata aquí de juzgar la interpretación de Dalí, sino de señalar que

Buñuel, al recurrir al Ángelus, pone en marcha una imaginería como la daliniana queno sólo comparte, sino que invade por entero la película Viridiana, como demuestra lapresencia de elementos necrófilos y la articulación entre religión y sexo. Pero hay más.Si nos fijamos, por ejemplo, en el plano 108 de la película, situado unos minutos antesde la oración del Ángelus, encontraremos algo insólito. Viridiana posa para el Cojo, unode los mendigos, quien está concluyendo una composición pictórica en la querepresenta a la Virgen, rodeada de angelitos. La muchacha, vestida de negro, con toca ypañuelo alrededor de la cabeza, está sentada sobre una carretilla de labranza idéntica ala que figura en el cuadro de Millet, detrás la mujer inclinada que en la interpretaciónde Dalí asociaba a la mantis religiosa. La semejanza no puede deberse al azar. Y, sinembargo, la perversión tampoco, pues el Angelus Domini encarna en la liturgiacristiana, como dijimos, ni más ni menos que la Anunciación por parte del arcángel sanGabriel del destino que esperaba a María. En efecto, Viridiana sirve de modelo a laVirgen, pero lo hace trayendo a la escena los motivos de Millet-Dalí y bajo la mirada dequien la percibe virginalmente, el Cojo, que será precisamente quien intente violarla unpoco más tarde, tras la bacanal organizada por los mendigos.

31 Aún puede añadirse algo a lo dicho. Mientras Buñuel filma este cuadro tal y como lo ve

el Cojo convertido en pintor devoto, la embarazada Refugio, Viridiana y el Poca, otromendigo que ejerce la función de bufón o gracioso del grupo, mantienen, en presenciadel patriarca, el Ciego, la siguiente conversación:

Viridiana (a Refugio): Necesito saber cuánto te falta para dar a luz. Refugio: ¿Pa’qué?Viridiana: Mujer, para tener prevenido al médico.Refugio: No lo sé. Yo creo que unos cuatro meses, pero no se lo puedo asegurar austed. Poca: Tampoco sabe quién es el padre. Dice que era de noche y ni la cara levio. Refugio: ¡Cállate! Que no te lo he contado pa’ que vayas publicándolo.Don Amalio: ¡A callar! No se debe hablar así y menos en presencia de nuestra santaprotectora que es persona decente.

32 No es por casualidad si el tema de conversación recae sobre la maternidad y la

virginidad y lo hace por añadidura con especial sarcasmo: así como la Virgen concibiópor obra del Espíritu Santo, es decir por la gracia divina, así también ignora Refugioquién la dejó embarazada. Es realmente difícil ir más lejos en la sutileza de las citas,pero también en la burla y mofa de las claves litúrgicas. Y, con todo, Buñuel imprime asu gesto un sentido del humor desdramatizado en lugar de una voluntad blasfematoria.En este sentido, Viridiana, pese a su trabajo de retorcimiento de las referenciasreligiosas y litúrgicas, se sitúa irremisiblemente lejos de L’âge d’or, como también de lasintelectualizadas producciones francesas situadas al filo de 1970 en las que lo popularquedaba fuera de juego.

Una línea de reflexión

33 Los ejemplos examinados demuestran la presencia de claves litúrgicas en algunas

películas de Buñuel que revelan la articulación y superposición de tres sentidos deltérmino escena. Por una parte, define ésta la escena litúrgica, de participación de lacomunidad religiosa, extremada y cuidadosa codificación del cuerpo, los gestos, las

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palabras, los silencios, los olores, la música. Tales escenas son a menudo la base sobre laque Buñuel desliza otra mirada interna a la narración que trastoca el orden sagradopara introducir en él un erotismo muy particular, ligado a un fantasma masculino.“Escena” define, en este caso, un guión imaginario en el que el deseo del personaje sedespliega. Ambos sentidos vienen a cristalizar a su vez en escenas cinematográficas,tercer sentido, unidades de tiempo, espacio y acción, en las que Buñuel construye sudramatismo y su imaginería.

34 Tal superposición de escenas supone la existencia de deslizamientos progresivos,

sutiles ambivalencias, diversidad de claves de interpretación. Lo significativo de Buñueles, precisamente, que entre unos y otros no hay superación, sino trenzado. Y, sobretodo, que un goce muy particular surge de estas equivocidades. Liturgia significauniverso simbólico ritualizado y sobre dicho ritual construye el perverso a su vez unritual. La perversión construye escenas, observadas por alguien que erotiza los objetos,pero en general se rige por una monotonía que nadie como Sade supo exponer. Puesbien, Buñuel construye estas escenas sobre escenas previas, sin necesidad dedesmontarlas, sino demostrando una sorprendente fidelidad a su función simbólica. Elhecho de que sobre ellas surja el deseo o que el deseo exija como requisito el esquemaritual católico, no anula éste ni lo hace prescindible. Por el contrario, lo convierte encondición de goce. Al fin y al cabo, ateo o no, el universo simbólico de Buñuel esincomprensible sin la liturgia católica, ante la cual jamás podrá adoptar una posición deexterioridad. “Ateo – dijo el de Calanda – gracias a Dios”.

NOTAS

1. Ingenuidad popular – un Diablo que intenta cazar con una escopeta al Espíritu santo en forma de paloma –, que no está separada de rebosante carnalidad y de una lectura de dicha falta original como lujuria. No olvidemos que se trata de la representación del pecado original y éste está identificado con la lujuria.

2. MARTIMORT, A. G., La iglesia en oración. Introducción a la liturgia, Barcelona, Herder, 1992, p. 199 (L’Église en prière. Introduction à la liturgie, Paris / Tournai / Rome /NewYork, Desclée & Cie, 1ª ed. 1961).

3. USIGLI, Rodolfo, Ensayo de un crimen (1944), México, SEC, Consejo Nacional de Fomento Educativo, 1986.

4. De hecho, apenas un instante antes, Alejandro y ella son mostrados en idéntico lugar

5. Dos textos preceden el texto de Mercedes Pinto: «A Mercedes Pinto. A guisa de prólogo», del jurisconsulto Jaime Torrubiano Ripoll, discurriendo sobre la legitimidad del divorcio, y «Ante-Libro», del profesor de Psiquiatría de Montevideo Santin Carlos Rossi, quien se ocupa de la paranoia. Al concluir el relato, dos textos custodian el volumen con su ciencia: un «Epílogo», debido al doctor Julio Camino Galicia, y «Una opinión final» del jurisconsulto y escritor Valero Martín. Véase PINTO, Mercedes, «El».

Novela, Montevideo-Buenos Aires, Agencia General de Librería y Publicaciones,

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reeditada en facsímil por la Viceconsejería de Cultura y Deportes del Gobierno de Canarias, 1989.

6. MARTÍNEZ DE ANTOÑANA, Gregorio, Manual de Liturgia Sagrada, Madrid, Coculsa, 1957 (10ª ed.), p. 1006. Véase asimismo MIQUEL, Pierre, Dictionnaire des symboles

liturgiques, Paris, Le Léopard d’Or, 1995, p. 176.

7. El ritual es como sigue: «Si el lavatorio se tiene dentro de la Misa. Después de la homilía el Celebrante va al asiento y se sienta; los Ministros sagrados, previa genuflexión al altar, van a la entrada del presbiterio, o hacia la nave de la iglesia, cerca de los asientos, e invitan a los hombres escogidos para el lavatorio y los guían de dos en dos al lugar designado. Estos hacen genuflexión de dos en dos y saludan al Celebrante, después se sientan en su puesto y se descalzan el pie derecho. En el entretanto se comienza el canto de las antífonas; éstas se cantan por cuanto dure el lavatorio, de modo que hacia el fin se comienza la octava o sea el himno Ubi caritas et amor, omitiendo las otras si es necesario», Ibid., p. 1007.

8. BUÑUEL, Luis, Mi último suspiro. Memorias, Barcelona, Plaza y Janés, 1882, p. 52.

9. SÁNCHEZ-BIOSCA, Vicente, Luis Buñuel: Viridiana, Barcelona, Paidós, 1999.

10. La última cena, parodiada a través del cuadro de Leonardo da Vinci, ha sido tratado casi uniformemente por todos los críticos.

11. DALÍ, Salvador, El mito trágico del Ángelus de Millet, Barcelona, Tusquets, 1978.

RESÚMENES

Como se sabe, la religión ha sido uno de los temas recurrentes de la obra de Buñuel desde La edad

de oro. Más que un tema, configura unas escenas fuertemente ritualizadas, en las que la liturgia

cristiana se manifiesta de manera muy sutil en la medida en que su sentido se entreteje con el del

erotismo y de la perversión. Así es como se pueden analizar muchas secuencias de la producción

mexicana de Buñuel: como escenas en un triple sentido de escenas cinematográficas, escenas

fantasmáticas y escenas litúrgicas. Aquí, se tratará de estudiar las ocurrencias de dichas

perversiones en tres películas: Ensayo de un crimen, Él y Viridiana.

La religion, on le sait, a été un des thèmes récurrents dans l’œuvre de Buñuel dès L’Âge d’or.

Plutôt qu’un sujet, elle configure des scènes fortement ritualisées, où la liturgie chrétienne se

manifeste de manière très subtile car elle tisse son sens avec celui de l’érotisme et de la

perversion. C’est ainsi que peuvent être analysées maintes séquences de la production mexicaine

de Buñuel : en tant que scènes dans un triple sens de scènes cinématographiques, scènes

fantasmatiques et scènes liturgiques. Il s’agira ici d’étudier les occurrences de ces perversions

dans trois films : Ensayo de un crimen, Él et Viridiana.

ÍNDICE

Mots-clés: Buñuel (Luis), religion, liturgie, désir, Ensayo de un crimen, Viridiana, El

Palabras claves: Buñuel (Luis), religión, liturgia, deseo, Ensayo de un crimen, Viridiana, El

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AUTOR

VICENTE SÁNCHEZ-BIOSCA

Universidad de Valencia, Espagne, LISAA EA 4120

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Comptes-rendus

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Marie-Linda Ortega, La Créationartistique hispanique à l’épreuve del’utopie (XIXe-XXIe siècles)Martine Heredia

RÉFÉRENCE

Marie-Linda Ortega, La Création artistique hispanique à l’épreuve de l’utopie (XIXe-XXIe

siècles), Hispania 11, Carnières/Morlanwelz (Belgique), Lansman Éditeur, 2009, 253 p.

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1 Quelle place donner à l’utopie à l’ère de la postmodernité ? Dans le domaine de la

création artistique, comment la penser, comment la représenter ? Telle est la réflexionque se propose cet ouvrage collectif dirigé par Marie-Linda Ortega. Jouant surl’ambiguïté du terme utopie, lequel désigne à la fois un nulle part, un lieu qui n’existepas et le lieu même de ce nulle part, le problème soulevé dans ce livre est de savoircomment donner corps à l’imaginaire qui, par nature, est insaisissable ; il est celui durapport à la réalité et à sa représentation.

2 Universitaires, artistes, critiques et représentants d’institutions culturelles

s’interrogent sur la création artistique hispanique contemporaine, autour de trois axesqui rythment la réflexion, depuis l’utopie aux hétérotopies en passant par la dystopie.

3 La première partie, qui interroge la peinture ou l’utopie pratiquée, s’ouvre sur la

représentation des paysages utopiques comme espaces de la mémoire, à travers lesréflexions de deux artistes espagnols sur leur propre pratique (Domenèc Corbella,María del Mar Mendoza Urgal), à travers l’univers singulier de Dali (Jean MichelMandiboure) ou les accidents de la matière dans les paysages perdus de Lucio Muñoz etDomenèc Corbella (Marie-Linda Ortega), pour poser aussi la question d’une utopiquehistoire de l’art (Eliseo Trenc, Francesc Fontbona). Le dernier article, qui soulève leproblème de la fin de l’utopie révolutionnaire à travers le roman mexicain de Volpi(Dieter Ingenschay), assure la transition avec la deuxième partie de l’ouvrage qui traitede la relation de l’utopie et des nationalismes, révélant du même coup les dystopies,sorte de contre-utopies.

4 Pour comprendre la construction des imaginaires nationalistes, ce deuxième volet de

textes entreprend d’étudier les mécanismes des textes utopiques qui se servent desutopies du passé pour mettre en évidence un futur optimiste, espace imaginairepermettant le développement d’idées politiques (Bernardo Riego). L’approche estréalisée grâce à l’analyse des illustrations des romans d’aventure qui contribuent à la

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construction de l’utopie panhispanique (Eva Lafuente), grâce à une étude de la presseau sujet de la construction de l’image mentale de la Havane entre 1878 et 1921 (FrédéricGracia Marin), grâce encore au cinéma qui prend en compte les années 1910 pour laconstruction de la Vie de Christophe Colomb (Jean-Claude Seguin) ou la science-fictionpour l’exaltation des valeurs franquistes (Sergi Ramos).

5 Quand elle est impossible, l’utopie devient hétérotopie, comme se propose de le

démontrer la troisième partie de l’ouvrage : ainsi, la vidéo du photographe AlbertoGarcía Alix révèle que, lorsque l’utopie de la ville idéale a disparu, ce sont les non-lieuxqui la remplacent. Le voyage a alors pour dessein une quête identitaire (Anouk Chirol),une quête de magie créatrice, s’agissant de l’œuvre graphique de Francisco Nieva(Nadège Centelles), ou encore une quête amoureuse dans Hable con ella (Agnès Surbezy).L’étude des non-lieux photographiques de Joan Fontcuberta prolonge le paradoxecontenu dans le concept d’utopie en remettant en cause la conception de laphotographie comme reflet de la réalité, alors que celle des espaces fictionnels desalbums de jeunesse espagnols contemporains (Euriell Gobbé- Mévellec) s’emploie àmontrer que l’enfant est guidé à travers les « non-lieux » de privation de son monderéel.

6 Pour clore cet ouvrage collectif, Marie-Linda Ortega donne l’occasion aux représentants

institutionnels de débattre autour d’une table ronde sur la fonction du muséeaujourd’hui, mais aussi sur son sens à partir de la question de ces lieux qui accueillentl’art, souvent plus importants que l’art lui-même au point de naître avant les œuvreselles-mêmes.

AUTEURS

MARTINE HEREDIA

Université de Paris-Est Marne-la-Vallée, LISAA EA 4120

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Jacques Terrasa, Déesses etpaillassons. Les grands nus dePicassoJean-Marc Suardi

RÉFÉRENCE

Jacques Terrasa, Déesses et paillassons. Les grands nus de Picasso, Saint Denis, Pressesuniversitaires de Vincennes, « Collection Esthétiques hors cadre », 2009, 185 p.

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1 « Je veux dire le nu. Je ne veux pas faire un nu comme un nu… Ici, un seul regard, et le

nu te dit ce qu’il est, sans phrases »1. L’ouvrage que consacre Jacques Terrasa auxtableaux de nus de grandes dimensions de Picasso parvient à affûter le regard duspectateur, qu’il soit néophyte ou spécialiste. Ce n’est pas la moindre des qualités de cetravail d’analyse en profondeur des œuvres retenues. Pour Picasso, il n’y avait que deuxsortes de femmes, « déesses ou paillassons ». L’auteur a déjà consacré un certainnombre d’articles sur le sujet, mais il ne s’agit pas ici d’un condensé car cette études’avère plus fouillée et cohérente. Pour analyser un corpus qui obséda le peintremalaguène toute sa vie, puisqu’il couvre l’ensemble de l’œuvre peint, l’auteur a recoursà des approches scientifiques qui empruntent à différentes disciplines qu’il convoquedans une démarche transversale des plus convaincantes. Il puise en effet dans l’histoirede l’art, la psychanalyse et la sémiotique pour un véritable corps à corps avec lestableaux qu’il retient pour illustrer son propos. Si les références et les citations sontnombreuses et pertinentes, sa propre formation aux Arts visuels lui autorise uneapproche synthétique singulière et efficace. La publication de cet ouvrage de référenceest des plus soignées et la grande qualité des reproductions participe d’un plaisir delecture rare. En revanche, le cahier central, en couleurs, même s’il reproduit l’essentiel,ne reprend pas l’ensemble des tableaux traités. On peut supposer, sans doute, que pourdes raisons évidentes de droits d’auteur, les Presses Universitaires de Vincennes ontpréféré ne reproduire que les œuvres les moins connues.

2 Treize chapitres sont consacrés à l’étude approfondie de ces nus dont les dimensions

avoisinent les deux mètres. La permanence du désir mêlé de rejet, de l’amour teinté dehaine, dans des œuvres représentant des femmes, tour à tour laides ou belles, s’étale de1907 à 1972. C’est la mise en tension de ces pôles contraires, de Vénus à Gorgone, quifait l’objet de l’étude menée par l’auteur. Si l’analyse très complète repose sur uneréelle connaissance des écrits les plus significatifs sur l’œuvre de Picasso, c’est dans uneconfrontation au plus près de la matière picturale elle-même que Jacques Terrasa

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démontre son propos. Ces nus fascinants parce que troublants sont toujours mis enperspective avec le contexte de leur réalisation ou le dialogue qu’ils entretiennent avecles maîtres. Par ailleurs, l’analyse du documentaire qu’Henri Georges Clouzot consacreà Picasso créateur in vivo est tout à fait remarquable. Les pulsions, scopique et sexuelle,fusionnent dans ce work in progress filmé en 1955. L’auteur parvient à questionner larelation entre cinéma et peinture dans ce qui demeure le plus grand nu du corpusétudié, par la taille qu’il acquiert sur un écran. L’étude diachronique de l’œuvrepicturale permet de mesurer l’évolution d’un peintre qui, débarrassé du regardterrifiant de Méduse supplanté par celui de Baubô, parvient à libérer son art en livrantle corps féminin au désir de l’étreinte sensuelle.

NOTES

1. Citation empruntée au catalogue de l’exposition Picasso et les maîtres, Paris, Éditions de la

Réunion des musées nationaux, 2008, p.314.

AUTEURS

JEAN-MARC SUARDI

Lycée Camille Jullian, Bordeaux, université Bordeaux III

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Luis Buñuel, Françoise Heitz (eds.),La Vie criminelle d’Achibald de laCruz (Ensayo de un crimen)Nancy Berthier

RÉFÉRENCE

Luis Buñuel, Françoise Heitz (eds.), La Vie criminelle d’Achibald de la Cruz (Ensayo de un

crimen), Paris, Yves Alion, 2009, 112 p.

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1 Les cinéphiles avertis ne manqueront pas de remarquer combien ce volume consacré au

film du cinéaste Luis Buñuel, La vie criminelle d’Archibald de la Cruz, sorti au Mexique sousle titre d’Ensayo de un crimen en 1955, ressemble à s’y méprendre à un numéro deL’Avant-scène Cinéma, tant sa maquette, extrêmement soignée, sa qualité d’impressionsur papier glacé, son objet principal, le « découpage technique du film plan par plan »,ses « dialogues intégraux en français et en espagnol » et son précieux « dossier sur lefilm et sur son réalisateur », rappellent la mythique revue créée en 1961. De fait,l’ouvrage avait bel et bien été conçu pour L’Avant-scène Cinéma. Cependant, laliquidation de la société éditrice ASC en septembre 2009 entraîna la suspension de lapublication – définitive ou provisoire ? l’avenir le dira –. Cependant, son rédacteur enchef, Yves Alion, soucieux de respecter ses engagements vis-à-vis des auteurs et de nepas priver les étudiants préparant le Capes d’espagnol (ce film étant au programme)d’un précieux instrument de travail, en assura la parution, mais sans le supportéditorial de L’Avant-Scène Cinéma.

2 Dans son avant-propos, la coordinatrice du volume, Françoise Heitz, Professeur à

l’université de Reims, met en relation la regrettable disparition de ce fleuron des étudescinématographiques françaises – dont elle espère cependant qu’il pourraprochainement « renaître de ses cendres » – avec une autre disparition annoncée, nonmoins navrante, celle des modalités actuelles du concours d’accès à l’enseignementdans le secondaire, le Capes. La suppression de questions au programme de ce concours– en littérature, civilisation ou cinéma- privera les étudiants de l’inestimable possibilitéd’exercer leur intelligence – et leurs aptitudes – sur des textes ou des films précis,analysés en profondeur tout au long de l’année de préparation, le meilleur moyen, ànos yeux, d’acquérir des compétences solides en amont de leur futur métier deprofesseurs. Le cinéma, puisque c’est cela qui nous occupe ici, continuera certes defigurer parmi les épreuves du concours, mais dans le cadre d’épreuves sansprogramme, ce qui est la meilleure façon de rester à la surface des connaissances et des

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compétences. Le savoir sera dès lors remplacé par un savoir-faire, articulé, pour laplupart des épreuves, aux contenus des programmes scolaires du secondaire. Qui doncpourra alors prendre le temps nécessaire à l’approfondissement, parmi lespréparateurs ou les candidats, engagés dans la folle course à l’acquisition d’une cultureencyclopédique, mais dans ces conditions, nécessairement superficielle ? Ce compte-rendu est placé sous le signe d’une irritante nostalgie.

3 Le volume consacré à Archibald de la Cruz, comme les autres numéros de L’Avant-Scène

Cinéma, fonctionne résolument à l’inverse de la pensée superficielle dans sa tentative defournir au lecteur un instrument de compréhension du film sinon exhaustif, du moinsextrêmement riche. Au cœur de l’ouvrage (pp. 36-110), quatre hispanistes (BénédicteBrémard, Danielle Corrado, Françoise Heitz et Jean-Marc Suardi) se sont chargés defaire le découpage technique du film plan par plan, accompagné des dialoguesintégraux en espagnol et en français. La nécessité, pour qui s’intéresse au film, de sereporter à ce travail minutieux, est incontestable. Comment comprendre en effet lessubtilités de la mise en scène buñuelienne (tel mouvement de caméra, tel fragment dedialogue) sans ces repérages précis qui permettent de saisir au plus intime la présencedu Buñuel-auteur dans un film réalisé sous la contrainte de l’industriecinématographique mexicaine d’alors ? Mais ce découpage est accompagné en outre dunon moins indispensable dossier qui, contextualisant le film ou fournissant des axesd’analyse, occupe une trentaine de pages très denses rédigées par des chercheurs oucritiques de cinéma.

4 Dans « La vie criminelle d’Archibald de la Cruz ou l’affirmation cruciale de l’art du

cinéma », Patrick Louguet, Professeur en études cinématographiques à l’universitéParis 8 se demande si le « véritable sujet du film n’est pas le cinéma lui-même » ets’attache à mettre en évidence tout un réseau de filiations tendant à démontrer le bien-fondé de cette hypothèse. Bénédicte Brémard, Maître de conférences en étudeshispaniques à l’université de Boulogne-sur-mer, propose, pour sa part, dans « Le saintet les putains : l’homme qui aimait (tuer) les femmes », un « panorama des figuresféminines » qui traversent le film, et qui, de Carlota à Lavinia en passant par Patricia etles autres, se présentent comme autant d’« objets du désir ». Dans « Le charme discretdes accessoires », Françoise Heitz, Professeur à l’université de Reims, s’intéresse auxobjets qui peuplent le film, accessoires du désir ou de la mort, que l’auteur ne manquepas de mettre en relation avec le « surréalisme toujours présent ». Dans « Fantasmessadiens et fétichismes buñueliens », le journaliste et historien du cinéma JacquesZimmer livre quelques extraits d’un ouvrage à paraître en 2010, Sade et le cinéma, quipermet de mettre à jour la filiation entre Sade et Buñuel, « sans nul doute le cinéaste leplus constamment imprégné par D.A.F ». Quant à Jean-Christophe Berjon, Déléguégénéral de la semaine Internationale de la critique, il présente Archibald de la Cruz dansle contexte de la production mexicaine du réalisateur (« Buñuel mexicain »). Enfin, ledossier est complété par des textes plus anciens, mais non moins précieux dans lamesure où ils permettent de mesurer l’impact de la réception du film en France : lestrois premiers, relativement longs, sont signés de grandes plumes de la cinéphiliefrançaise (Eric Rohmer, Louis Seguin et François Truffaut), auxquels s’ajoute une revuede presse riche de 8 articles, dans lesquels se côtoient également de grandes signatures(Benayoun, Baroncelli, Doniol-Valcroze ou Bazin). Au total, cet ensemble de textes, auxthématiques diversifiées, fournit au lecteur, cinéphile, étudiant ou chercheur encinéma, ou candidat au Capes d’espagnol, une somme d’informations considérable etdes pistes de lecture fécondes pour un film sur lequel peu d’ouvrages généraux se sont

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attardés, Archibald de la Cruz ayant été éclipsé, pour la période mexicaine de Buñuel, pard’autres titres comme Los olvidados ou Él. Mais s’il est nettement moins étudié que cesderniers, il permet cependant de cerner plus finement peut-être la carrière de LuisBuñuel au Mexique, partagée entre les exigences du cinéma commercial et sespréoccupations en tant qu’auteur. L’ensemble est complété par une filmographie ducinéaste, par une fiche technique complète ainsi qu’un document annexe présentantdeux pages du scénario original qui permet d’apprécier l’importance de la phase detournage dans la configuration finale du film. Enfin, coutume oblige dans un ouvrageconçu pour L’Avant-scène Cinéma, le volume offre des illustrations non seulementabondantes et de qualité, mais aussi et surtout, des choix d’images qui mettent enperspective les textes de façon pertinente, tant ceux du dossier que ceux du découpagequi, à plusieurs reprises, reproduisent en vis-à-vis des suites de photogrammesparticulièrement significatives. Privée de ses supports éditoriaux traditionnels, ladiffusion de cet ouvrage est, hélas, naturellement limitée. Le lecteur pourra se leprocurer à la Galerie Storyboard (24, rue des Boulangers, 75005 Paris) ou le commanderà : Yves Alion, 38, avenue Edouard Belin, 92500 Rueil.

AUTEURS

NANCY BERTHIER

Université de Paris-Est Marne-la-Vallée, LISAA EA 4120

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