la revue de presse radiophonique en langues nationales au bénin

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63 Les médias au Maghreb et en Afrique subsaharienne, 63-76 > MÉDIAS AFRICAINS ET NOUVELLES FORMES DISCURSIVES HENRI ASSOGBA Centre de recherche en communication, information et société Université Laval, Québec CA-G1V 0A6 [email protected] LA REVUE DE PRESSE RADIOPHONIQUE EN LANGUES NATIONALES AU BÉNIN Résumé. — Dans la circulation du discours médiatique en Afrique, la radio joue un rôle essentiel. L’un des programmes radiophoniques qui remplit le mieux ce rôle au Bénin est la revue de presse en langues nationales. La démarche privilégiée ici est de considérer ces revues de presse présentées en langues nationales à la radio dans leur dimension de médiation puisqu’elles relaient, voire instituent, des manières de dire et des formes hybrides de pratiques langagières faisant appel à plus d’une langue. Cette démarche inclut également l’analyse des aspects stratégiques à travers la prise en compte des logiques de la sphère médiatique. Mots clés. — Revue de presse radiophonique, langues nationales, genre journalistique, circulation du discours, Bénin, Afrique.

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Les médias au Maghreb et en Afrique subsaharienne, 63-76

> MÉDIAS AFRICAINS ET NOUVELLES FORMES DISCURSIVES

HENRI ASSOGBACentre de recherche en communication, information et société

Université Laval, Québec CA-G1V 0A6

[email protected]

LA REVUE DE PRESSE RADIOPHONIQUE EN LANGUES NATIONALES AU BÉNIN

Résumé. — Dans la circulation du discours médiatique en Afrique, la radio joue un rôle essentiel. L’un des programmes radiophoniques qui remplit le mieux ce rôle au Bénin est la revue de presse en langues nationales. La démarche privilégiée ici est de considérer ces revues de presse présentées en langues nationales à la radio dans leur dimension de médiation puisqu’elles relaient, voire instituent, des manières de dire et des formes hybrides de pratiques langagières faisant appel à plus d’une langue. Cette démarche inclut également l’analyse des aspects stratégiques à travers la prise en compte des logiques de la sphère médiatique.

Mots clés. — Revue de presse radiophonique, langues nationales, genre journalistique, circulation du discours, Bénin, Afrique.

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Dans l’étude des médias en Afrique subsaharienne, un tournant majeur et décisif s’est opéré à la fin des années 80 avec un pluralisme médiatique sans précédent qui a accompagné les expériences de renouvellement

des systèmes politiques ( Faye, 2008 ; Banégas, 2003 ; Tudesq, 2002 ; Frère, 2000 ). Au-delà des arguments récurrents quand on évoque l’importance et la place de la radio sur le continent africain, l’un des rôles essentiels joués par la radio dans les sociétés contemporaines est celui de « média-carrefour ». Sylvie Capitant ( 2008 : 209 ) explique cette position centrale en soulignant que « la radio fait le lien entre le rural et l’urbain, entre les populations alphabétisées et illettrées, francophones et locutrices des langues nationales. Mais la radio fait aussi le lien entre différents types de médias, notamment avec la presse écrite ».

Les revues de presse en français et surtout en langues nationales qui occupent, de plus en plus, une place de choix dans la grille des programmes des radios africaines, quel que soit leur statut, illustrent à merveille cette vision de la radio se trouvant à la « croisée des discours médiatiques » en Afrique. Tel un « récit médiatique » ( Lits, 2008 ) particulier, la revue de presse radiophonique assemble plusieurs niveaux de voix dans un même discours. Il s’agit d’une production radiophonique obtenue à partir des discours « médiateurs » d’autres discours.

La présente étude se propose de retenir les revues de presse quotidiennes diffusées sur les ondes béninoises comme observatoire des interférences du français avec le Fon, la langue nationale la plus parlée dans ce pays francophone ouest-africain. Dans cette polyphonie de l’énonciation, notre intérêt porte plus sur les discours citants des journalistes-animateurs que sur les discours cités. En effet, ce sont les journalistes-animateurs qui assemblent et reprennent à leur guise des extraits et citations des publications sélectionnées. À partir des données issues de notre corpus composé de quinze revues de presse enregistrées pendant une semaine sur trois radios ( Radio Nationale, Golfe FM et Capp FM ), nous essayerons de dégager les spécificités et les formes hybrides d’une pratique particulière d’un genre tout aussi particulier.

Aperçu du contexte d’étudeAncienne colonie de la France, la République du Bénin dont la population est estimée à près de 10 millions d’habitants ( RGPH, 2013 ) reconnaît dans sa loi fondamentale le français comme langue officielle de travail. Malgré le fort taux d’illettrisme au Bénin ( le taux d’alphabétisation des 15 ans et plus est évalué à 53,1 % ), la presse écrite qui ne publie qu’en langue française s’agrandit régulièrement de nouveaux titres. À titre d’exemple, en janvier 2013, l’organe de régulation des médias au Bénin, la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication ( HAAC ) dénombrait 64 quotidiens d’informations ayant une existence légale. Certes, il faut ajouter que ce recensement est extrêmement fluctuant, car il y a des titres qui paraissent à l’improviste, d’autres qui naissent

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et qui disparaissent du jour au lendemain. N’empêche qu’on dénombre quotidiennement plus de 40 journaux publiés essentiellement à Cotonou, la capitale économique du pays, où la presse écrite est relativement populaire. Mais, pour peu qu’on s’intéresse à cette popularité, on se rend compte que seulement 1,5 % des personnes qui prétendent connaître les journaux achètent ou lisent ces journaux par habitude. Selon les données d’enquête réalisée par l’Institut Béninois de sondage pour le compte de la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication ( HAAC, 2006 ), le principal moyen pour s’informer ( 46,4 % ) du contenu de la presse écrite est la revue de presse radiophonique en langues nationales. Avec une cinquantaine de langues nationales recensées, le Bénin est caractérisé par une extrême diversité linguistique. Toutefois, seules une vingtaine de langues sont parlées par plus de 60 000 locuteurs. D’ailleurs, depuis la rentrée 2013-2014, une phase expérimentale a débuté dans plusieurs écoles avec l’introduction dans les programmes scolaires l’enseignement de six langues choisies par des linguistes et autres chercheurs.

Si la radio a su, dès ses débuts dans la colonie du Dahomey ( 1953 ), intégrer d’abord quelques minutes d’émission en Fon, puis enrichir ses programmes avec d’autres langues nationales comme le Dendi, le Yoruba, le Mina, le rôle des animateurs en langues nationales se limitait juste à la traduction plus ou moins fidèle des textes rédigés par des « journalistes » considérés comme des Akowé ( qui signifie littéralement « cols blancs » ). La plupart du temps, il s’agit de ceux qui ont terminé tout au moins leur scolarité secondaire en langue française et qu’on appelle, dans la hiérarchie sociale, les « évolués » ( Anignikin, 2010 ). Ce rôle de traducteur attendu de la part des animateurs en langues nationales s’est poursuivi jusqu’à la démonopolisation des ondes ( Assogba, 2008 ). Les nombreuses radios créées grâce à la libéralisation de l’espace audiovisuel permettent aux langues nationales de prendre leur « revanche » ( Yandjou, 2000 ) et contribuent à un changement de statut de la part des animateurs en langues nationales. De plus en plus diplômés, ceux-ci s’affranchissent progressivement de la tutelle des « journalistes travaillant en français » et revendiquent le titre de « journalistes en langues nationales » ( Assogba, 2010 ). En témoigne la création imminente par l’Office de radiodiffusion et de télévision du Bénin ( ORTB ) d’une radio entièrement dédiée aux langues nationales. Les journalistes-animateurs en langues nationales du service public gagnent ainsi en autonomie et obtiennent « leur » radio dénommée « chaîne de développement ».

Dans cette étude, nous nous intéressons aux revues de presse radiophonique qui sont présentées en Fon, la langue nationale la plus parlée par les populations ( 24 % ). Ce choix du Fon-Gbè ( qui signifie la langue Fon ) est également motivé par le fait qu’il s’agisse de notre langue maternelle même si des auteurs comme Claude Pairault ( 1982 ) trouvent que du point de vue linguistique, l’expression « langue maternelle » ne correspond pas à un concept précis pour un Africain de l’aire subsaharienne francophone.

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Sans revenir sur la versatilité des critères entrant dans les définitions du concept de genre qui ne s’appliquait, à l’origine, qu’à des textes littéraires, nous retenons, à la suite de Patrick Charaudeau ( 1997 : 81 ), que les « genres sont nécessaires à l’intelligibilité des objets du monde ». C’est justement cette caractéristique « opératoire » qui permet de considérer la revue de presse radiophonique comme un genre de discours journalistique. Dans la plupart des manuels de journalisme, la revue de presse est souvent classée dans les « genres assis » ou genres dits de commentaire.

Ce type de discours journalistique propose une mise en regard de plusieurs subjectivités orchestrées par celle du chroniqueur ( Claquin, 1993 : 45 ). Tea Prsir ( 2010 ) qualifie la revue de presse radiophonique d’un genre hautement subjectif avant de souligner que le fait qu’elle se situe entre le style écrit et le style parlé facilite la circulation du discours entre différentes instances médiatiques. Il s’agit d’écrit oralisé, surtout dans le cadre de son étude effectuée à partir d’un corpus de revue de presse radiophonique du journaliste Ivan Lewaï du groupe Radio France, où il y a une constante alternance entre le discours citant et le discours cité.

Ici, la différence fondamentale consiste dans le fait que la revue de presse radiophonique est prononcée en langue nationale avec une traduction simultanée et en direct à partir d’une sélection de journaux rédigés en langue française. C’est justement ce qui fait de ces revues de presse radiophonique en Fon-Gbè, une sorte d’observatoire des interférences et de fréquents phénomènes d’alternance du français avec le Fon et d’autres langues nationales. La démarche que nous adoptons ici, c’est surtout de considérer ces revues de presse radiophonique dans leur dimension de médiation puisqu’elles relaient voire instituent des manières de dire et des formes hybrides de pratiques langagières faisant appel à plus d’une langue. Cette démarche inclut l’analyse des aspects stratégiques à travers la prise en compte des logiques de la sphère médiatique : l’information et la captation ( Charaudeau, 2006 ).

La définition minimale que nous retenons de l’interférence linguistique, c’est l’utilisation d’éléments d’une langue quand on parle ou écrit une autre langue. Pour William Francis Mackey ( 1976 ), l’interférence linguistique est une caractéristique du discours et non du code.

Enfin, nous admettons que nos actes de langage doivent être « situés » et mobilisons également des travaux de la sociolinguistique notamment les concepts de « savoir partagé » ( Labov, 1991 ) ou de « mémoire discursive » ( Courtine, 1981 ; Vion, 2000 ).

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Choix méthodologiquesPour élaborer nos observations, nous avons, dans un premier temps, constitué un corpus contrastif de revues de presse en Fon sur la Radio Nationale ( la plus ancienne et celle qui avait le monopole jusqu’à la fin des années 80 ) et sur deux radios privées commerciales ( Golfe FM et Capp FM ). Il s’agit des trois radios béninoises les plus écoutées selon les rares résultats d’audience disponibles. Nous avons constitué notre corpus durant une semaine de manière continue ( du 6 au 10 mai 2013 ). Nous avons opté pour une période à peu près « normale », c’est-à-dire une période qui ne soit pas dominée par une actualité particulière. Ce faisant, nous adoptons une démarche méthodologique similaire à ce que le sociologue des médias, Jean-Pierre Esquenazi ( 1996 : 8 ), appelle le « principe de banalité ». Un principe qu’il résume ainsi : « Ne pas supposer que l’exceptionnel permet le régulier ; mais penser que le régulier construit les fondements, qui rendent possible l’exceptionnel ». L’écoute minutieuse et la confrontation de ces revues de presse enregistrées ont permis de proposer quelques observations générales. Puis, dans un second temps, nous portons une attention particulière sur l’emblématique revue de presse de Capp FM dont le succès est incontesté ( avec des records d’audience jusqu’ici inégalé ) malgré les suspensions et nombreux rappels à l’ordre de la HAAC.

Le tableau suivant présente une vue synoptique des trois revues de presse radiophonique retenues dans le cadre de cette étude :

Radios Radio nationale Golfe FM Capp FMJournalistes /animateurs

Michel Kindékon Martial Dossou Eustache Attinpahoun alias Dah Houawé

Durée (environ) 7 minutes 10 minutes 15 minutes

Tableau 1 : Présentation des revues de presse.

De quelques observations généralesLes durées de ce rendez-vous d’information sont variables d’une chaîne à l’autre. Quelle que soit la radio retenue, c’est une nouvelle génération de « journalistes animateurs en langue nationale » qui présentent les revues de presse. Celles-ci ne sont pas de « simples traductions » des revues de presse présentées en langue française comme ce fut le cas, pendant longtemps, des bulletins d’information. Outre leur jeunesse, ces « journalistes animateurs en langue nationale » ont comme caractéristique commune d’avoir tous fait des études supérieures. Ils pratiquent tous la traduction simultanée en venant au studio non pas avec un texte oralisé ( rédigé dans l’une ou l’autre langue ), mais

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avec les journaux quotidiens préalablement rangés par pile et par ordre de sujets d’actualité à aborder. C’est une forme d’improvisation préparée ou structurée. Même si cette étude ne s’intéresse pas à la prosodie, il est utile de mentionner qu’en l’absence ( à la radio ) de l’image et de la gestuelle qui accompagnent la parole, tous les « journalistes animateurs » des revues de presse usent de nombreuses possibilités dans la tonalité de leurs voix en lien avec la teneur de l’information relayée.

Trois phases d’inégale importance rythment généralement chaque revue de presse. La première correspond aux salutations d’usage avec des expressions littéralement traduites du genre « aujourd’hui, c’est aujourd’hui » pour souligner que c’est le moment tant attendu, l’heure de la synthèse quotidienne des nouvelles parues dans les journaux écrits. Ce préambule introduit la seconde phase qui constitue l’étape la plus importante de ce format radiophonique en termes de contenu et de durée. Il s’agit de la revue de presse proprement dite avec des discours citants où on retrouve, de manière générale, des techniques de l’oralité avec des formes stylistiques plus accentuées comme les assonances et les allitérations. La représentation d’une idée abstraite par un proverbe ou par un être animé doté d’attributs symbolique ( allégorie ) et les reformulations de la même information par le biais des dictons et sagesses sont les pratiques communes d’une revue à l’autre. C’est également à ce niveau qu’on note certains schèmes syntaxiques véritablement idiomatiques et constituant un facteur d’unification de plusieurs langues nationales ( Coulibaly, 1994 ) : « Ce n’est pas dans ma bouche tu vas manger ton piment là » pour « ne pas répondre à une provocation » ; « ça fait deux jours » pour « il y a belle lurette ou il y a longtemps » ; « dire la vérité pour éviter d’aller à l’église se confesser ». La troisième phase est celle de la clôture où le journaliste animateur conclut son intervention, remercie l’auditeur et « demande la route » pour « prendre congé ».

Focus sur la revue de presse de Capp FMXojlawéma qui signifie littéralement « parole proclamer papier » désigne le journal. C’est aussi le nom associé au « journal des journaux », la revue de presse quotidienne en Fon présentée par le « journaliste animateur » Dah Houawé ( nom d’antenne de cet ancien enseignant qui a abandonné la craie pour le micro ) sur la radio Capp FM. Il s’agit d’une revue entièrement consacrée à la presse écrite nationale foisonnante. Dans cette revue de presse, les citations sont souvent théâtralisées et on retrouve également les fonctions principales ( la prise de distance, l’adhésion, la dramatisation et le divertissement ) identifiées par Tea Prsir ( 2010 ).

C’est un véritable phénomène de société dans la mesure où tout semble s’arrêter pendant le quart d’heure que dure cette « revue de presse théâtralisée » à Cotonou, la plus grande ville béninoise : la circulation routière devient

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extrêmement fluide, les conducteurs de taxis-motos refusent de prendre des clients et préfèrent s’agglutiner avec d’autres passants devant les ateliers et boutiques dont les propriétaires haussent volontiers le volume de leur transistor, les bureaux de l’administration ne font pas exception. Pour satisfaire le plus de monde, cette revue de presse est simultanément diffusée sur la chaîne privée de télévision Canal 3 ( avec le son uniquement, sans aucun montage d’images ). Cet engouement paraît si extraordinaire que Radio France Internationale ( RFI ), lors d’études d’audience menées à Cotonou, a tenté de le mesurer avec des résultats résumés comme suit :

Graphique 1 : Quart d’heure de pic d’écoute pour CAPP FM. Source : IC&T OA, novembre 2005.

Même si ces résultats datent de 2005 et que le paysage radiophonique s’est depuis enrichi de nouvelles chaînes avec des revues de presse en langues nationales, celle de Dah Houawé continue de bénéficier d’un succès d’estime en termes de côte d’écoute. Un succès que nous ne pouvons toutefois pas évaluer en l’absence de données médiamétriques récentes. Dans ces revues de presse, les interférences linguistiques sont légion avec déjà tous les calembours possibles que permet la mention des noms des publications retenues pour la revue de presse par rapport à l’actualité traitée. Ainsi, les discours citants associés au quotidien Fraternité donnent « fraternellement », ceux associés à L’Évènement précis sont précédés de l’adverbe « précisément ». Les discours citants associés aux quotidiens Nouvelle Mutation, Nouvel Étalon et Libération font respectivement référence aux verbes « muter », « étaler » et « libérer ». Pour La Nouvelle Tribune, le journaliste animateur change de stratégie en ajoutant Éha tribune oundji qui signifie mot à mot « il [ ndlr : le journaliste auteur de l’article cité ] est monté sur la tribune »… Parfois, c’est le titre de la publication qui est traduit littéralement en Fon-Gbè ( Le Matin devient Zanzan ) ou le son qu’évoque le nom du journal qui est retenu ( La Cloche sonne Glan ! Glan ! Glan ! ) pour introduire les citations

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sélectionnées. Placés dans le contexte de la revue de presse en langue nationale, ces discours citants associés aux titres des publications mêlant le français et Fon-Gbè ( des formes hybrides ) n’ont pas de lien direct avec les sujets traités et apparaissent souvent inappropriés. Ces jeux de mots avec les titres des publications ( au détriment par exemple des noms des journalistes signataires des articles ) semblent plutôt choisis pour leur potentiel de rime sonore et d’effets de style.

Au-delà des interférences, on peut parler d’alternance dans la pratique langagière de Dah Houawé, le « journaliste animateur » de la revue. L’alternance est comprise ici comme une stratégie de communication qui permet à un individu d’utiliser dans le même énoncé au moins deux langues différentes. En voici quelques illustrations :

Exemple 1 : Xojlawéma ( 06/05/13 ).

[ … ] togan venezuela ton ( + ) min daxo hugo chavez ( + ) éso do miminfidian ( + ) aklunon gbèdoto yoloè1 à l’âge de 58 ans ( + ) que la terre lui soit légère2 [ … ]

Exemple 2 : Xojlawéma ( 04/05/13 ).

[ … ] éni tinkpon ( + ) bo secourir gnan énin on ( + ) mangni mon han ( + ) situation ton nan wa do catastrophique [ ndlr : ce qui signifie « qu’on fasse tout pour secourir cet homme-là sinon sa situation pourrait devenir catastrophique » ]

Parfois, le « journaliste animateur » contourne, avec un brin d’humour, les difficultés liées à la traduction simultanée :

Exemple 3 : Xojlawéma ( 04/05/13 ).

[ … ] yovo françois ( + ) ylo do défalcation ( + ) [ … ]

Pour rendre compte d’une nouvelle concernant la défalcation des salaires des fonctionnaires en grève prolongée, le « journaliste animateur » n’a visiblement pas trouvé d’équivalent du mot défalcation en Fon-Gbè et a préféré l’utiliser tel quel en prenant soin de préciser que c’est ce qu’aurait dit « yovo françois ». La traduction littérale « françois le blanc » désigne ironiquement ici le colonisateur français. Parfois, le revuiste se montre polyglotte et utilise trois langues nationales du sud-Bénin ( Fon, Mina, Goun ) en plus du français pour traiter une même information comme c’est le cas ci-dessous :

1 La traduction orthographique libre que nous adoptons du Fon-Gbè de la première partie de l’énoncé donne ceci : [ … ] le président vénézuélien ( + ) son excellence hugo chavez ( + ) n’est plus parmi nous ( + ) le maître des cieux l’a rappelé [ … ].

2 Nous soulignons en gras les passages exprimés en langue française. Figurent en annexes les conventions minimales de transcriptions retenues dans cette étude.

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Exemple 4 : Xojlawéma ( 07/05/13 ).

[ … ] azominvi gnonnou édo totaligbé donlèo ( + ) do janvier min on ( + ) yémin cent quarante sept wê mon xo ( + ) yé fofoun [ ndlr : le revuiste passe ici du Fon-Gbè au Mina pour insister sur cette même information ] yékpo gomi [ ndlr : le revuiste poursuit dans une autre langue, le Goun puis le français pour insister sur cette même information ] yé tomber enceinte ( + ) la nation wê blo enquête énin on [ … ]

Dans cet extrait, le « journaliste animateur » informe le public que, parmi les jeunes filles élèves dans le nord-Bénin, on a dénombré cent quarante sept qui sont en état de grossesse. Puis il décline la même nouvelle parue dans une enquête du journal La Nation dans différentes langues. Il arrive également que le « journaliste animateur » imagine des dialogues fictifs à partir d’une photo de presse comme c’est le cas concernant la visite officielle du chef de l’État ivoirien au Bénin accueilli à l’aéroport par son ami et premier ministre béninois, Irené Koukpaki :

Exemple 5 : Xojlawéma ( 11/05/13 ).

[ … ] amigo show [ ndlr : cette expression sert à désigner communément au Bénin un pote, un copain ] euh ( + ) léké odédo o ? [ ndlr : il s’agit ici de salutations d’usage en Mina ] ékpon yédélè bodo [ ndlr : le revuiste commente en Fon-Gbè la photo en soulignant que les deux amis se sont regardés avant de s’exclamer ] ça va très bien [ … ]

Qualifié de récidiviste et manquant de professionnalisme par la Haac ( à la suite des mises en demeure publique voire de suspensions ), Dah Houawé semble inventer son genre journalistique de revue de presse radiophonique en langue nationale. On aboutit à une revue de presse radiophonique unique en son genre, une sorte de « docu-fiction » propre à son présentateur. Mieux, celui-ci devient une référence en la matière pour certains jeunes collègues puisque ses envolées lyriques et manières de dire dans un mélange de langues ( parler bilingue Fon-Gbè/français ) font des succès d’audience.

Pour comprendre comment une revue de presse atypique, maintes fois rappelée à l’ordre par des instances de régulation est appréciée par les auditeurs et devient pour eux une sorte de norme, nous mobilisons le modèle théorique de la production proposé par l’historien d’art Michael Baxandall ( 1985 ). Pour cet auteur, tout objet est fabriqué à partir d’une directive souvent forgée par le corps social ou l’institution en question. Les directives nous conduisent aux modèles. Puis, il y a des producteurs qui se servent des modèles en y ajoutant, au besoin, leur propre touche pour produire un objet. Et cette opération par laquelle on emploie un modèle pour produire un objet particulier ou unique est appelée l’énonciation.

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Dans la présente étude, l’objet médiatique particulier produit est la revue de presse radiophonique en langue nationale avec comme directive, par exemple, de « donner l’information parue dans les journaux écrits aux auditeurs non instruits ». Cette adaptation libre du modèle de Baxandall donne le schéma suivant :

Graphique 2 : Modèle théorique de production de la revue de presse radiophonique.

Même si la revue de presse figure parmi les genres journalistiques enseignés dans les écoles de journalisme, sa pratique ( surtout dans les langues nationales ) est relativement nouvelle dans l’espace médiatique béninois et se justifie avec le pluralisme médiatique. D’une certaine manière, la revue de presse radiophonique de Dah Houawé s’inspire de la seule revue de presse à grands succès d’audience initiée par la toute première chaîne de télévision privée LC2 au Bénin. Présentée en français à l’époque par le journaliste Orphéric Hountondji, cette revue de presse hebdomadaire marque une rupture en se spécialisant dans les faits divers publiés et une rubrique intitulée la « Revue de Babel » où par le jeu du montage d’images, des personnalités surtout politiques sont tournées en dérision avec des interventions sorties de leur contexte voire créées de toute pièce. C’est ce journaliste vedette qui a popularisé au Bénin le type de citation théâtralisée dans la revue de presse qu’on retrouvera plus tard chez Dah Houawé. Le parler bilingue français/Fon-Gbè qu’utilisait Orphéric Hountondji s’est mué en parler bilingue Fon-Gbè/français qu’affectionne aujourd’hui Dah Houawé. Également critiquée à l’époque par les organismes de régulation et d’autorégulation des médias, cette revue de presse a connu un franc succès auprès des téléspectateurs et de certains journalistes de la presse écrite qui rivalisaient d’imagination et de créativité dans la relation des faits divers les plus sordides afin d’être relayés à ce

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moment de grande écoute. Comme on le voit, Dah Houawé s’est visiblement inspiré du « modèle Hountondji » de revue de presse en langue française en y ajoutant sa propre touche pour produire un « modèle second » de revue de presse radiophonique en Fon-Gbè. Ces déclinaisons, appropriations et pratiques langagières particulières participent d’une communication de proximité qui tranche avec la teneur formelle et académique des médias traditionnels.

ConclusionQue retenir de cette pratique particulière d’une revue de presse radiophonique qui, parfois, prend des allures de talk-show ? Nous partageons l’avis de Roselyne Ringoot et Jean-Michel Utard ( 2005 : 37 ) pour qui « si le genre peut apparaître comme une structure configurante stabilisée, ce ne peut-être que comme la manifestation toujours provisoire d’un processus dynamique ». N’en déplaise aux « puristes » et autres gardiens de la normativité, les revues de presse en Fon-Gbè ou dans d’autres langues nationales se développent et connaissent un relatif succès auprès des auditeurs. Un développement qui va de pair avec les mutations des pratiques notées au niveau des animateurs ( journalistes ) en langues nationales : de simples traducteurs des textes rédigés en français par les journalistes du service information, ils revendiquent maintenant le statut de journaliste et sont de plus en plus autonomes dans leurs productions médiatiques. Dans la limite qu’autorise cette étude, il serait d’ailleurs plus judicieux de dire que ces revues de presse sont présentées en parler bilingue Fon-Gbè/français tel qu’on entend souvent dans les rues à Cotonou.

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ANNEXE Conventions minimales de transcription

Graphie des unités non lexicalisées

euh les émissions vocales du type « euh » ou « ouais » sont notées selon leur transcription courante

GRANDE les capitales indiquent l’emphase ou un segment énoncé très fort

Pauses et silencesPar pauses on entend les pauses intra-tours, intérieures au tour du locuteur

( + ) signale une pause inférieure à 1 seconde

( ++ ) signale une pause plus longue

Par silence on entend les pauses inter-tours.

( silence 2s ) dans la transcription les silences ne sont chronométrés que s’ils sont supérieurs à une seconde

Descriptions et commentaires

[ ndlr :… ] les commentaires sur les voix, les tons de voix ou d’autres phénomènes sont notés entre crochets

( xxx ) passage inaudible ( segment non retranscrit )

? intonation interrogative

! intonation exclamative

[ … ] les trois points entre crochets marquent une coupure effectuée par l’analyste dans l’extrait présenté

Gras sont indiqués en caractères gras les passages exprimés en langue française

Accès : http://theses.univ-lyon3.fr/documents/getpart.php ?id=lyon3.2010.assogba_oh&part=234031.