la déportation des tatars de crimée et leur vie en exil (1944-1956). un ethnocide? [the...

12
VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 96, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007, p. 151-162 151 La déportation des Tatars de Crimée et leur vie en exil (1944-1956) Un ethnocide ? Grégory Dufaud Comment interpréter la déportation des Tatars de Crimée par le régime stalinien ? Par-delà la description précise du sort qui leur a été réservé, l’auteur pointe la con- jonction de deux explications relevant de temporalités différentes : d’une part, une politique de russification ancienne, liée à un enjeu géostratégique d’accès à la mer et, d’autre part, une volonté du pouvoir com- muniste d’éliminer à l’heure de la seconde guerre mondiale une hypothétique contes- tation nationale. En Union soviétique, la seconde guerre mon- diale exacerbe l’expression d’un « bolchevisme national » qui constitue le nouveau credo d’un État en quête d’une légitimité renouvelée 1 . Le sursaut patriotique et l’exaltation du peuple russe s’accompagnent d’une purification du corps social que manifeste tout particulière- ment la répression brutale de minorités non russes collectivement déportées. Ces « rafles- déportations » touchent les Allemands soviéti- ques avant de frapper les Karatchaïs, les Kal- mouks, les Tchétchènes et les Ingouches, les Balkars puis les Tatars de Crimée et d’autres minorités criméennes (bulgare, grecque et arménienne) ou caucasiennes (meskhète, kurde et khemchine), tous déplacés de force en Sibé- rie ou en Asie centrale 2 . Afin de penser la tragédie qui affecte les Tatars de Crimée en mai 1944, une historio- graphie use volontiers du concept défini ex post d’« ethnocide 3 ». Ce vocable est utilisé dans une perspective mémorielle qui cherche tout à la fois à dénoncer la répression d’État et à signifier la capacité de résistance de la commu- nauté tatare. Cet usage répond certainement au silence de l’histoire soviétique sur les dépor- tations nationales, mais il ne s’accompagne que rarement d’une description précise de la réalité passée : en effet, le récit historique se confond fréquemment avec la parole traumatique des déplacés et n’est jamais l’analyse socio-histori- que d’une situation concrète qui ferait sens du point de vue de la politique soviétique des nationalités. Un tel emploi altère assurément la (1) David Brandenberger, National Bolchevism. Stalinist Mass Culture and the Formation of Modern Russian National Identity, 1931-1956, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2002 ; Amir Weiner, Making Sens of War, Princeton, Princeton Uni- versity Press, 2000. (2) Nicolas Werth, « Un État contre son peuple », in Sté- phane Courtois et alii, Le Livre noir du communisme. Crimes, ter- reur, répression, Paris, Laffont, 1997, p. 240-253; Jean-Jacques Marie, Les Peuples déportés d’Union soviétique, Bruxelles, Com- plexe, 1995; Norman M. Naimark, « Soviet Deportation of the Chechens-Ingush and the Crimean Tatars », in Fires of Hatred. Ethnic Cleansing in Twentieth-Century Europe, Cam- bridge (Mass.), Harvard University Press, 2001, p. 94-98 ; Jonathan Otto Pohl, Ethnic Cleansing in the USSR, 1937-1949, Westport, Greenwood Press, 1999. (3) V.E. Vozgrin, Istoriceskie sudby krymskih tatar, Moscou, Mysl’, 1992 ; M.N. Guboglo et C.M. Cerbonnaâ, Krymskota- tarskoe nacional’noe dzivenie, Moscou, Cimo, 1992, 2t. ; Edward Allworth, « Mass Exile, Ethnocide, Group Derogation : Ano- maly or Norm in Soviet Nationality Policies », in The Tatars of the Crimea : Return to the Homeland, Studies and Documents, Durham, Duke University Press, 1997, p. 180-205. Gul’nara Bekirova présente un point de vue relativement similaire puisqu’elle parle d’une « destruction de la Crimée comme phénomène méta-ethnique » (Gul’nara Bekirova, Krymskotatarskaâ pro- blema v SSSR (1944-1991), Simféropol, Odzak”, 2004, p. 57). Dans son ouvrage sur les colonies spéciales de peuplement, V.N. Zemskov estime quant à lui que les déportations nationa- les du printemps 1944 sont destinées à « accélérer les processus d’assimilation au sein de la société soviétique » (V.N. Zemskov, Specposelency v SSSR, 1930-1960, Moscou, Nauka, 2003, p. 106).

Upload: sciencespo-lyon

Post on 26-Mar-2023

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 96, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007, p. 151-162 151

La déportation des Tatars de Crimée et leur vie en exil (1944-1956)Un ethnocide ?Grégory Dufaud

Comment interpréter la déportation desTatars de Crimée par le régime stalinien ?Par-delà la description précise du sort quileur a été réservé, l’auteur pointe la con-jonction de deux explications relevant detemporalités différentes : d’une part, unepolitique de russification ancienne, liée à unenjeu géostratégique d’accès à la mer et,d’autre part, une volonté du pouvoir com-muniste d’éliminer à l’heure de la secondeguerre mondiale une hypothétique contes-tation nationale.En Union soviétique, la seconde guerre mon-diale exacerbe l’expression d’un « bolchevismenational » qui constitue le nouveau credo d’unÉtat en quête d’une légitimité renouvelée 1. Lesursaut patriotique et l’exaltation du peuplerusse s’accompagnent d’une purification ducorps social que manifeste tout particulière-ment la répression brutale de minorités nonrusses collectivement déportées. Ces « rafles-déportations » touchent les Allemands soviéti-ques avant de frapper les Karatchaïs, les Kal-mouks, les Tchétchènes et les Ingouches, lesBalkars puis les Tatars de Crimée et d’autresminorités criméennes (bulgare, grecque etarménienne) ou caucasiennes (meskhète, kurdeet khemchine), tous déplacés de force en Sibé-rie ou en Asie centrale 2.

Afin de penser la tragédie qui affecte lesTatars de Crimée en mai 1944, une historio-graphie use volontiers du concept défini ex postd’« ethnocide 3 ». Ce vocable est utilisé dansune perspective mémorielle qui cherche tout àla fois à dénoncer la répression d’État et àsignifier la capacité de résistance de la commu-nauté tatare. Cet usage répond certainementau silence de l’histoire soviétique sur les dépor-tations nationales, mais il ne s’accompagne querarement d’une description précise de la réalitépassée : en effet, le récit historique se confondfréquemment avec la parole traumatique desdéplacés et n’est jamais l’analyse socio-histori-que d’une situation concrète qui ferait sens dupoint de vue de la politique soviétique desnationalités. Un tel emploi altère assurément la

(1) David Brandenberger, National Bolchevism. Stalinist MassCulture and the Formation of Modern Russian National Identity,1931-1956, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2002 ;Amir Weiner, Making Sens of War, Princeton, Princeton Uni-versity Press, 2000.

(2) Nicolas Werth, « Un État contre son peuple », in Sté-phane Courtois et alii, Le Livre noir du communisme. Crimes, ter-

reur, répression, Paris, Laffont, 1997, p. 240-253 ; Jean-JacquesMarie, Les Peuples déportés d’Union soviétique, Bruxelles, Com-plexe, 1995 ; Norman M. Naimark, « Soviet Deportation ofthe Chechens-Ingush and the Crimean Tatars », in Fires ofHatred. Ethnic Cleansing in Twentieth-Century Europe, Cam-bridge (Mass.), Harvard University Press, 2001, p. 94-98 ;Jonathan Otto Pohl, Ethnic Cleansing in the USSR, 1937-1949,Westport, Greenwood Press, 1999.

(3) V.E. Vozgrin, Istoriceskie sudby krymskih tatar, Moscou,Mysl’, 1992 ; M.N. Guboglo et C.M. Cerbonnaâ, Krymskota-tarskoe nacional’noe dzivenie, Moscou, Cimo, 1992, 2 t. ; EdwardAllworth, « Mass Exile, Ethnocide, Group Derogation : Ano-maly or Norm in Soviet Nationality Policies », in The Tatars of theCrimea : Return to the Homeland, Studies and Documents, Durham,Duke University Press, 1997, p. 180-205. Gul’nara Bekirovaprésente un point de vue relativement similaire puisqu’elleparle d’une « destruction de la Crimée comme phénomèneméta-ethnique » (Gul’nara Bekirova, Krymskotatarskaâ pro-blema v SSSR (1944-1991), Simféropol, Odzak”, 2004, p. 57).Dans son ouvrage sur les colonies spéciales de peuplement,V.N. Zemskov estime quant à lui que les déportations nationa-les du printemps 1944 sont destinées à « accélérer les processusd’assimilation au sein de la société soviétique » (V.N. Zemskov,Specposelency v SSSR, 1930-1960, Moscou, Nauka, 2003, p. 106).

VING_2007-04.book Page 151 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM

152

GRÉGORY DUFAUD

portée heuristique d’une notion qui désigne(dans un sens strict) la déculturation organiséed’une société et renvoie au développement del’État moderne 1. Il permet toutefois d’évaluer ledécalage trop grand qui existe parfois entre unedescription empirique et le concept sous lequelelle est subsumée, invitant ainsi à une plusgrande rigueur méthodologique.

L’objectif de cet article est d’abord dedécrire la déportation des Tatars de Crimée etleur vie dans les colonies spéciales de peuple-ment jusqu’en 1956, date à laquelle est publiéun décret qui annule la restriction de droits liésau statut des colons spéciaux 2. À l’aide d’archi-ves publiées et inédites, il s’agit d’exposer nonseulement les moyens (techniques et humains)déployés par les autorités soviétiques (centrale etlocales) afin de purger la Crimée de sa popula-tion autochtone, mais aussi les réactions (rési-gnation, adaptation, résistance) des individussoumis à cette expérience répressive. Ainsidevrait être mis au jour le fonctionnement bri-colé d’un dispositif institutionnalisé de contrôledémographique qui possède l’allure d’une méca-nique fine et agit sur les corps comme sur leterritoire ou le passé. Car le transfert forcé dela communauté tatare s’accompagne égalementde mesures destinées à faire disparaître les tra-ces de son ancienne présence en Crimée. Aussice texte présente-t-il les points suivants : ladéportation, l’existence en exil et la détatarisa-tion de la péninsule criméenne. Une telle appro-che entend éclairer les divers aspects d’uneingénierie sociale dont l’examen a jusque lorsété souvent circonscrit au sort des victimes 3.

C’est seulement après la reconstitution de cephénomène complexe qu’il sera alors possiblede conclure, ou non, à un ethnocide.

La déportationLa création de la République soviétique socia-liste autonome de Crimée (1921) s’accompagned’une politique de discrimination positive enfaveur de la minorité tatare 4. Il s’agit de privi-légier l’usage de la langue et la culture nationa-les dans l’administration de la RSSA criméenne,ainsi que l’accès des élites autochtones au pou-voir. À partir du milieu des années 1930 cepen-dant, la définition positive de la nationalité cri-méo-tatare glisse partiellement vers l’anathèmesocial. Alors que s’achève la Grande Guerrepatriotique et dans les circonstances d’un dur-cissement politique, les Tatars de Crimée sontcollectivement et massivement déportés.

Au début du mois d’avril 1944, l’entrée enCrimée de l’Armée rouge est suivie de la pro-mulgation d’un ordre le 13 avril 1944 visant à ceque ce territoire d’occupation allemande soitsystématiquement et méthodiquement « net-toyé » de ses éléments hostiles : les « espions »,les « traîtres à la patrie » ou les « complices desorganisations antisoviétiques » 5. La campagned’épuration est confiée aux zélés services duNKVD et du NKGB criméens récemmentreconstitués 6, dont les investigations se por-

(1) Denys Cuche, La Notion de culture dans les sciences sociales,Paris, La Découverte, « Repères », 2001, p. 59 ; Pierre Clas-tres, « Ethnocide », Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclo-paedia Universalis, 1974.

(2) Pour autant les déportés ne peuvent prétendre à la resti-tution de leurs biens confisqués ni au retour en Crimée. Jean-Jacques Marie, op. cit., p. 149 ; M.N. Guboglo et C.M. Cerbon-naâ, op. cit., Moscou, Cimo, 1992, t. II, n° 19 (28 avril 1956), p. 50.

(3) À cet égard, l’article de Norman M. Naimark est uneexception (Norman M. Naimark, op. cit.)

(4) Au début des années 1920, les Tatars de Crimée repré-sentent environ le quart de la population péninsulaire, les Rus-ses et les Ukrainiens près de la moitié. (Brian G. Williams, TheCrimean Tatars : The Diaspora Experience and the Forging of aNation, Leyde, Brill, 2001, p. 350.)

(5) Nicolaj F. Bugaj, Deportaciâ narodov kryma. Dokumenty,fakty, kommentary, Moscou, Insan, 2002, n° 52 (13 avril 1944),p. 83 ; M.N. Guboglo et C.M. Cerbonnaâ, op. cit., t. II, n° 9(13 avril 1944), p. 42-43.

(6) D’après Edige Kirimal, la chasse aux collaborateurs pro-nazis aurait ainsi pris la forme d’un régime de terreur soutenupar des exécutions massives. (Edige Kirimal, « Complete Des-truction of National Groups as Groups. The Crimean Turks »,in Nikolai K. Deker et Andrei Lebed (éd.), Genocide in theUSSR : Studies in Group Destruction, Munich, BuckdruckereiUniversal, 1958, p. 20-29)

VING_2007-04.book Page 152 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM

LA DÉPORTATION DES TATARS DE CRIMÉE

153

tent rapidement sur l’activité incertaine des« Comités nationaux tatars, arméniens, grecs etbulgares », qui auraient fourni une « aideactive aux organes d’espionnage et de contre-espionnage ennemis ». Entre tous, le Comiténational tatar est le plus suspect. Dirigé par« l’émigré d’origine turque Abdyresidev Dze-milev 1 », il se serait appuyé sur le réseau descomités musulmans 2, lesquels ont été organisésdepuis Berlin par les porte-parole de la dias-pora criméo-tatare 3. Ces organisations confes-sionnelles à vocation charitable auraient alorspermis « de mobiliser des volontaires afin dejeter la discorde parmi les Tatars et d’enrôler desespions pour saboter le front arrière 4 ». ÀKertch, l’une d’elles aurait ainsi « lutté contreles partisans 5 ».

La défiance des agents des NKVD etNKGB s’enrichit bientôt d’une suspicion àl’encontre des soldats tatars de l’Armée rougequi seraient plusieurs milliers « à avoir désertéla 55e armée lors de sa retraite hors deCrimée 6 ». Puis elle s’étend à l’ensemble de cegroupe national dont la déportation est logisti-quement préparée : une note adressée parBeria à Staline le 10 mai 1944 énonce ainsi

qu’au « regard des actes de trahison des Tatarsde Crimée contre le peuple soviétique, il n’estpas souhaitable que ceux-ci continuent à vivredans une région frontalière de l’URSS. C’estpourquoi le NKVD soumet à votre examen unprojet de décision du Comité à la défense del’État sur l’expulsion de tous les Tatars et surleur installation en tant que colons spéciaux enOuzbékistan afin de les faire travailler dans leskolkhozes, les sovkhozes, les usines et laconstruction […] 7 ». Le 11mai, leur bannisse-ment en Asie centrale est aussitôt ratifié parune ordonnance (secrète) signée de la main deStaline, qui entérine les accusations de collabo-ration et marque les déportés du sceau del’infamie 8. La nationalité tatare devient unstigmate qui se transmet héréditairement etassigne aux individus une nouvelle place au seinde la kommunalka soviétique : les Tatars cri-méens n’y occupent désormais plus que lasituation inférieure et marginale de parias, dontla représentation péjorative permet a contrariode construire l’image idéale de l’homo sovieticus.

La déportation à grande échelle est une pra-tique incontestablement récurrente des autori-tés pour sculpter la communauté soviétique. Icifondée sur un critère national, elle illustrel’inquiétude des autorités centrales vis-à-vis dunationalisme criméen, dont l’éliminationd’Ibraimov (1928) a constitué les prémices 9, etle classement des Tatars péninsulaires parmi les

(1) Archives d’État de la Fédération de Russie (GARF)9401/2/64/318-322, 25 avril 1944.

(2) Nicolaj F. Bugaj, op. cit., n° 86 (25 octobre 1944), p. 97-98.

(3) Les Comités musulmans fournissent un service religieuxet une aide matérielle aux membres des bataillons tatars d’auto-défense ainsi qu’à leur famille. Ils sont responsables de l’entretiendes mosquées et doivent également jouer le rôle d’intermé-diaire entre les autorités nazies et la population tatare péninsu-laire. Ces comités s’inscrivent dans une filiation qui trouve sonorigine dans la région autonome de Kabardino-Balkarie et laRépublique autonome kalmouke où les Allemands ont précé-demment reconnu l’existence de ce type d’institution. (BrianG. Williams, op. cit., p. 383; Alan Fisher, op. cit., p. 153-154 ; GretaLynn Uehling, Beyond Memory. The Crimean Tatar’s Deportationand Return, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2004, p. 58-59)

(4) GARF 9401/2/64/318-322, 25 avril 1944.(5) Nicolaj F. Bugaj, op. cit., n° 93 (septembre 1945), p. 101.(6) Cité par Jean-Jacques Marie, op. cit., p. 98. Dans cette

note en date du 22 avril 1944, le chiffre avancé est de 20 000soldats : il correspond aux effectifs tatars de Crimée incorporésdans l’armée soviétique au début de la guerre.

(7) Nicolaj F. Bugaj, op. cit., n° 55, 10 mai 1944, p. 85 ; PavelM. Polân, Ne po cvoej vole… Istoriâ i geografiâ prinuditel’nyhmigracii v SSSR, Moscou, OGI, Memorial, p. 126.

(8) M.N. Guboglo et C.M. Cerbonnaâ, op. cit., t. II, n° 10(11mai 1944), p. 44-46.

(9) Ancien membre du Milli Firka, Veli Ibraimov avait étépromu à la tête de la république de Crimée et se serait servi desa situation afin de mener à bien plusieurs des projets autrefoisportés par les nationalistes tatars. En 1928, il est alors accusé de« nationalisme bourgeois » : son exécution s’inscrit dans lecadre de l’offensive socialiste pour laquelle la déviation droi-tière est jugée comme le plus grand danger. (BrianG. Williams, op. cit., p. 364-371; Alan Fisher, The CrimeanTatars, Stanford, Stanford University Press, 1987, p. 140-141;Bol’saâ Sovetskaâ Ènciklopediâ (BSE), Moscou, Gosizdat, 1937)

VING_2007-04.book Page 153 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM

154

GRÉGORY DUFAUD

nations hostiles au régime (1934) l’un desdéveloppements 1 : en effet, les comités musul-mans revendiqueraient une « Crimée seulementpour les Tatars 2 » et exerceraient localement« une activité de propagande nationaliste con-tre-révolutionnaire 3 ». Dans cette anciennerégion ottomane, la nationalisation du bolche-visme préoccupe incontestablement, car ellefait craindre un renversement du « principe depiémont 4 » que vient nourrir la rumeur d’unrattachement de la péninsule à la Turquie 5,dont les prétentions territoriales se déploieraientde la mer Noire jusqu’en Asie centrale 6. Àl’heure où Staline tente d’étendre son influenceen Asie mineure, les Tatars criméens apparaî-traient donc comme une cinquième colonnedont il faudrait prévenir toute collusion éven-tuelle avec la Turquie. Plus profondément,cette suspicion relève d’une anxiété maladive àl’égard de la déviation nationaliste musulmane,dont l’affaire Sultan-Galiev a été un signepathognomonique 7. Au début de l’année 1923,tandis qu’était affirmé le contenu de la politi-

que nationale 8, sa dénonciation par les hiérar-ques du parti au nom d’un prétendu complotavait précisé les termes de l’entente avec lesnationalistes indigènes ralliés : les premiers nepouvaient souffrir une opposition locale droi-tière qui réclamait une autonomie politique etfaisait planer l’ombre du panturquisme 9.

L’opération de déportation est confiée àKobulov et à Serov qui sont membres du Comitéà la défense de l’État. Elle débute la nuit du18 mai 1944 après que le gouvernement de larépublique de Crimée a été averti 10. Appuyéspar des unités d’infanterie mécanisées et munisde listes d’adresses, des milliers de soldats sedéploient dans la presqu’île à la recherche desfamilles tatares qui, une fois regroupées, sontacheminées par camions dans les principalesgares criméennes (Simféropol, Bahcisaraj, Sirin,etc.). Comme les Tchétchènes et les Ingouchesavant elles, les victimes n’ont que très peu detemps pour rassembler des biens ou de la nour-riture. Tenzila Ibraimova raconte que son« expulsion a été conduite de façon très cruelle.Les soldats sont entrés à trois heures du matinalors que les enfants dormaient. Ils ont donnécinq minutes pour se préparer et sortir de la mai-son […] 11 ». Aucun foyer n’a le droit d’emporter« les effets personnels, les vêtements, les usten-siles domestiques, la vaisselle et les vivres jusqu’àhauteur de 500 kilos » pourtant officiellementautorisés 12. L’affaire est si diligemment menée

(1) À la suite du 17e Congrès du parti et dans le contexte d’undéveloppement de la terreur d’État, la naissance de cette catégo-rie atteste d’un renversement partiel de la définition positive decertains « peuples » vers une définition péjorative. Ce groupehétérogène échappe aux approches statistiques classificatoiresantérieures et comprend non seulement des nationalités de dias-poras (Allemands soviétiques, Coréens, Finnois, Lettons, Litua-niens et Polonais), mais aussi les juifs, les Arméniens, les Tatarsde Crimée, les Tchétchènes, les Ingouches et les Ossètes. (AlainBlum et Martine Mespoulet, L’Anarchie bureaucratique. Statisti-que et pouvoir sous Staline, Paris, La Découverte, 2003, p. 283-284)

(2) GARF 9401/2/64/385-386, 10 mai 1944.(3) Nicolaj F. Bugaj, op. cit., n° 93 (septembre 1945), p. 101.(4) Terry Martin, op. cit.(5) GARF 9401/2/64/385-386, 10 mai 1944.(6) Nicolaj F. Bugaj, op. cit., n° 91 (14 septembre 1945), p. 100.(7) Au début des années 1920, Sultan Galiev (1892-1940) est

le communiste musulman le plus en vue en matière de politi-que des nationalités. Il a des idées hétérodoxes qui ne lui valent,pendant longtemps, aucune attaque vraiment sérieuse. Mais audébut de l’année 1923, il est dénoncé pour une conjurationnationaliste qui aurait réuni des agents de Russie, d’Asie cen-trale ou de Turquie : le 4 mai, il est exclu du parti puis démisde ses fonctions. (Jeremy Smith, op. cit., p. 228-232 ; StephenBlank, op. cit., p. 183-209 ; P. G. Landa, « Mirsaid Sultan-Galiev », Voprosi istorii, 8, 1999, p. 65-67)

(8) Terry Martin, op. cit., p. 1-27 ; Yuri Slezkine, « TheUSSR as a Communal Apartment, or How a Socialist StatePromoted Ethnic Particularism », in Sheila Fitzpatrick, Stali-nism. New Directions, Londres, Routledge, 2000, p. 313-347.

(9) Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay,L’Islam en Union soviétique, Paris, Payot, 1968, p. 120-128 ; R. G.Landa, « Mirsaid Sultan-Galiev », Voprosi Istorii, 8, 1999, p. 53-70 ; Jeremy Smith, The Bolsheviks and the National Question,1917-1923, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 1999, p. 228-238 ;Stephen Blank, The Sorcerer as Apprentice, Londres,Greenwood Press, 1994, p. 183-209.

(10) Gul’nara Bekirova, op. cit., p. 25.(11) Cité par Jean-Jacques Marie, op. cit., p. 101.(12) M.N. Guboglo et C.M. Cerbonnaâ, op. cit., p. 44-45,

t. II, n° 10 ; Jean-Jacques Marie, op. cit., p. 100.

VING_2007-04.book Page 154 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM

LA DÉPORTATION DES TATARS DE CRIMÉE

155

qu’elle peut être déclarée achevée le soir du20 mai : en trois jours à peine, 5 989 personnessont arrêtées et plus de 180 000 personnes sontexpulsées de leur terre natale par le biais de 67convois ferroviaires 1.

Les Tatars sont entassés dans des wagons àbestiaux sales et étouffants que les déportés décri-vent comme des « chambres à gaz mobiles 2 »ou des « crématoriums ambulants ». AysheSeytmuratova confie que son voyage « s’esteffectué sans nourriture convenable ni atten-tion médicale. Il n’y avait même pas d’air fraisparce que les portes et les fenêtres étaient con-damnées. Pendant des jours et des jours, lescadavres sont restés avec les vivants. C’est seu-lement dans les steppes du Kazakhstan que lesgardes ont ouvert les portes et déchargé lesdépouilles le long des voies 3 ». Un autre survi-vant relate que « dans ces wagons hermétique-ment clos, les gens crevaient comme des mou-ches à cause de la faim et du manque d’air : onne donnait ni à boire ni à manger […]. Quandles portes ont été ouvertes au milieu des step-pes kazakhes [il] a été ordonné de jeter lesmorts sur le bord de la voie sans lesenterrer 4 ». D’après Michael Rywkin, ce seraitenviron 7 900 individus qui auraient succombédurant le transport 5. Mais débarrassés de laplupart des cadavres, les trains parvenus enOuzbékistan comptent peu de morts. À l’arrivéedu dernier convoi le 8 juin, les instances du

NKVD ne dénombrent ainsi et au total que 191décès 6, essentiellement dus à des maladies(typhus, tuberculose, diarrhées ou méningite) 7.

Les Tatars de Crimée sont finalement débar-qués au terme d’un éreintant et difficile voyaged’une vingtaine de jours. À l’instar des Alle-mands quelques années auparavant, ils éprou-vent tôt et durement la manière dont ils sontperçus par les populations locales, auprès des-quelles une « propagande antitatare a été con-duite. [Celle-ci] les dépeignait comme des traî-tres, des lâches, des lèche-culs ayant trahi[leurs] pères, frères, maris et fils qui se bat-taient au front contre les fascistes 8 ». Victimesde cette étiquette, les déportés sont alors privésde toute bienveillance et soumis à des réactionsde rejet parfois violentes : les témoins ne parlent-ils pas d’agressions ouvertes et de « caillassages »lors des premiers jours de leur existence enAsie centrale 9 ?

En l’espace de quelques semaines, la vie desTatars de Crimée a donc basculé. Au nom d’unprétendu collaborationnisme avec l’ennemi nazi,elle est brisée par un pouvoir central punitif quileur assigne une nouvelle position dans leschamps social et géographique soviétiques.L’opération de déportation (le départ, le voyageet l’arrivée) constitue ainsi le moment dramati-que où les individus apprennent le discréditprofond qui les touche. Celui-ci s’exprime alorstout autant en termes de relations (l’ostracismedont ils font l’objet) que de propriété (le statutde colon spécial).

(1) Server Tairov, Tragiceskaâ sud’ba moego naroda, Simféro-pol, Odzak”, 2005, p. 123-124 ; Nicolaj F. Bugaj, op. cit., p. 89,n° 66 ; Nicolas Werth, op. cit., p. 245.

(2) Cité par Ann Sheehy, The Crimean Tatars and VolgaGermans : Soviet Treatment of Two National Minorities, Londres,Minority Rights Group, 1971, p. 10.

(3) Ayshe Seytmuratova, « The Elders of the New NationalMovement : Recollections », in Edward Allworth (éd.), op. cit.,p. 155.

(4) Taskentski process. Sud nad desât’û predstavitelâmi krymsko-tatarskogo naroda (1iûlâ-5 avgusta 1969 g.), Amsterdam, TheHerzen Foundation, 1976, p. 27 ; cité également par Jean-Jac-ques Marie, op. cit., p. 103-104.

(5) Michael Rywkin, Moscow’s Lost Empire, Armonk, Sharpe,1994, p. 67.

(6) GARF 9479/1/179/241-242, 8 juin 1944.(7) Par exemple, GARF 9479/1/179/232-233, 3 juin 1944.(8) Svetlana Alieva (dir.), Tak èto bylo, nacional’nye repressii v

SSSR, 1919-1953 g., Moscou, Insan, 1993, p. 92-93, t. III.(9) Greta Lynn Uehling, op. cit., p. 95-96. D’après Brian

G. Williams, l’hostilité aurait été la plus forte en Ouzbékistan.Au Kazakhstan, les détenus paraissent, au contraire, avoir étébien traités par la population autochtone. Par ailleurs, les atti-tudes de rejet semblent n’avoir duré qu’un temps. (BrianG. Williams, op. cit., p. 391)

VING_2007-04.book Page 155 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM

156

GRÉGORY DUFAUD

La vie en exilMajoritairement déportés en Asie centrale 1, lesTatars de Crimée sont astreints au régime depeuplement spécial, lequel s’apparente à unsystème paraconcentrationnaire qui prive lesindividus de leurs droits et leur assigne un foyerde résidence dont ils ne peuvent s’éloigner souspeine d’encourir plusieurs années de travauxforcés. Moyens de contrôle policier symbolisépar les komendatury du MVD (ministère auxAffaires intérieures) auprès desquels les détenussont obligés de se présenter régulièrement 2,ces camps ouverts (sans barbelés ni miradors)fournissent une main-d’œuvre servile assujettieà des travaux pénibles et permettant de coloni-ser des espaces hostiles qu’il aurait été bien dif-ficile de peupler autrement.

La décision de déporter les Tatars hors deCrimée oblige les Républiques et les régions(oblasti) de la RSFSR à organiser en toute hâtel’accueil des déplacés. Conformément à l’ordon-nance du 11mai 1944, des commissions et destroïkas sont créées en Ouzbékistan, afin deprendre « des mesures en rapport avec la récep-tion et l’installation des colons spéciaux 3 », àqui il faut « garantir des conditions favorisantleur implantation définitive 4 ». Si la priorité estdonnée aux constructions d’infrastructuresmatérielles (habitations, bains ou cantines), ils’agit également de mettre en place des services

de distribution alimentaire et de protectionsanitaire 5. Ce volontarisme de l’urgence seheurte néanmoins à la réalité des délais et desressources locales, tandis que la coordinationentre les différents services administratifs estgénéralement mauvaise. Dans de nombreusescolonies spéciales, le nombre des baraque-ments se révèle ainsi généralement insuffisant :plusieurs familles sont obligées de vivre dansune seule pièce dépourvue de mobilier (table,chaise, lit, etc.) et dont les fenêtres ne sont querarement vitrées 6 ; les logements ne disposentparfois même pas de plancher ou de plafond 7.D’une manière générale, les conditions de viesont déplorables : les pensionnaires sont malvêtus, médiocrement ou pas du tout chaussés,irrégulièrement et insuffisamment nourris 8. AuTadjikistan, « en raison de l’absence de savondans les bains, les déplacés ne se lavent pas nine changent d’habits 9 ».

Combinée à l’incurie des institutions médica-les, une telle insalubrité offre un terrain cruel-lement propice au développement d’épidémiesmeurtrières : en août 1944, la République ouz-bèke voit ainsi se développer une épidémie de« malaria et d’infections gastro-intestinalesaigues parmi les colons spéciaux criméo-tatars 10 », que les autorités centrales tententalors d’enrayer en acheminant sur place desmédicaments 11. L’impossibilité d’accéder auxrecensements portant sur les specposelency 12 ne

(1) Au 4 juin 1944, 183155 Tatars criméens ont été déportés :151604 personnes sont établies dans la République ouzbèkecependant que 31551 individus sont installés dans différentesprovinces de la RSFSR (GARF 9401/2/65/275). En novembre,le nombre des déplacés s’élève à 193 865 : 164 019 personnessont implantées en Asie centrale (151136 en Ouzbékistan, 8 597dans la RSSA de Mari et 4 286 au Kazakhstan) et 29 846 enRussie, dans les oblasti de Molotov (10 555), de Keremovo(6 743), de Gor’ki (5 095), de Sverdlovsk (3 594), d’Ivanovo(2 800) et de Âroslav (1059) (GARF 9479/1/187/1). Parmi lesnouveaux déportés se trouvent notamment des contingents desoldats de l’Armée rouge démobilisés.

(2) En 1949, il existe « 2 679 bureaux spéciaux […] gérant de300 à 1000 colons et déplacés ». (Nicolaj F. Bugaj, op. cit.,n° 101 (16 avril 1949), p. 109-110)

(3) GARF 9479/1/179/32, 13 mai 1944.(4) GARF 9479/1/160/22, 8 août 1944.

(5) GARF 9479/1/179/36-37, 19 mai 1944 ; 9479/1/179/54-56, 24 mai 1944.

(6) Par exemple, GARF 9479/1/160/68-73, 23 novembre1944.

(7) Par exemple, GARF 9479/1/208/19, 2 septembre 1944.(8) GARF 9479/1/157/51-55, 10 octobre 1944 ; 9479/1/262/

269-269ob, 1er décembre 1945 ; 9479/1/265/8, 11janvier 1946.(9) GARF 9479/1/265/18, 24 janvier 1946.(10) GARF 9479/1/160/22, 8 août 1944.(11) GARF 9479/1/160/30, 18 août 1944.(12) À partir de 1944, le terme général de specposelenec dési-

gne l’ensemble des statuts auparavant attachés aux déportés(specpereselenec, trudposelenec, ssyl’noposelenec). (N.L. Pobol’ etPavel M. Polân (dir.), Stalinskie deportacii, 1928-1953. Dokumenty,

VING_2007-04.book Page 156 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM

LA DÉPORTATION DES TATARS DE CRIMÉE

157

permet guère de connaître l’ampleur exactedes pertes démographiques encore localementaccentuées par la sévérité des hivers ou desdisettes, comme au Tadjikistan où les exilésmeurent « d’une famine systématique [car] ilsrésident dans de petits kolkhozes qui ne peu-vent leur fournir des produits alimentaires 1 ».En septembre 1945, un « rapport sur les colonsspéciaux de Crimée installés dans l’UzSSR »avoue bien 22 355 morts, soit approximative-ment 17 % de la population totale colonialerépublicaine 2. Mais d’après certaines estima-tions probablement surévaluées, ce serait prèsde la moitié (46,2 %) des colons tatars quiauraient disparu pendant les cinq premièresannées de leur exil 3. Au début des années 1950,la démographie des Tatars criméens paraîttoutefois se rétablir alors que les modalitésd’existence matérielle s’améliorent et permet-tent bientôt aux exilés de se construire de peti-tes baraques individuelles dotées des commo-dités élémentaires 4.

Pour faire face, les Tatars de Crimée déve-loppent des stratégies d’entraide qui prennentnotamment la forme de quêtes d’argent pourles cérémonies (enterrements, mariages, etc.)ou l’achat d’équipement (poêles, tables, etc.) etreposent sur des solidarités personnelles favo-risées par « les mesures de regroupement desfamilles de déplacés (dispersées par hasard lorsde leur départ de Crimée) se trouvant dans dif-férentes régions de l’Ouzbékistan 5 ». Deslettres collectées par Mübeyyin Batu Altanmontrent que des villages entiers sont parfois

établis dans un même foyer de peuplement.Dans ces circonstances, la famille est une for-mation sociale de reproduction non seulementbiologique mais aussi idéologique de la commu-nauté : selon Mübeyyin Batu Altan, la parentéa ainsi « donné […] un sens identitaire. Elle aété la colonne vertébrale d’une nationalité tatarede Crimée durable. Le groupe a aussi réaliséque la famille était […] le dernier rempart con-tre la russification 6 » dont l’école est perçuecomme l’un des principaux instruments. Car« en raison du manque de cadres pédago-giques 7 », l’instruction s’effectue dans les Répu-bliques d’Asie centrale « en russe dans les éta-blissements déjà existants dans les lieux de rési-dence […] avec le droit de se rendre dans lesendroits où ils sont situés mais sans possibilitéde sortir des limites républicaines 8 ». Sous lemasque de l’acceptation se profilent donc desformes de résistance qui visent à soustraire lesindividus à la conformation du champ paracar-céral et à entretenir une mémoire nationale.

Ces pratiques hétérogènes et plus ou moinsfuyantes se prolongent sur le « front du travail »où les détenus sont affectés à des industries(houillères, pétrolières, forestières, minières,etc.), à des kolkhozes et à des sovkhozes (tabac,coton, etc.). Au sein d’une ferme collective de larégion de Namangan, Rustem Asanov estemployé comme mécanicien dans une stationde machine agricole tandis que sa femme estnettoyeuse dans un magasin 9. Le récit de leurfille ne dit pas ce que l’un et l’autre faisaient

Moscou, Materik, 2005, p. 6) Dans les archives, le mot specpe-reselenec reste parfois utilisé à la place de specposelenec.

(1) GARF 9479/1/265/18, 24 janvier 1946.(2) GARF 9479/1/246/44-57, 15 septembre 1945.(3) Taskentski process…, op. cit., p. 30.(4) Entretien avec A. V. le 16 novembre 2005, à Simféropol ;

Nazim Seit-Umerovic Pel’van, dans Refat Kurtiev (dir.),Deportaciâ krymskih tatar 18 maâ 1944 goda. Kak èto bylo (vospo-minaniâ deportirovannyh). Simféropol, Odzak”, 2004, p. 89.

(5) GARF 9479/1/160/145-146, 21août 1944.

(6) Mübeyyin Batu Altan, « The Importance of Family », inEdward Allworth (dir.), op. cit., p. 99-109. Sur la transmissionmémorielle au sein de la famille, on peut consulter Greta LynnUehling, op. cit., chap. 4, p. 109-134. Afin d’empêcher la disso-lution du groupe, plus de 90 % des Tatares épousent des hom-mes de leur communauté (Brian G. Williams, op. cit., p. 418).

(7) Nicolaj F. Bugaj, op. cit., n° 72 et 125 (19 juin 1944), p. 92et 139.

(8) Nicolaj F. Bugaj, op. cit., n° 126 (20 juin 1944), p. 139.(9) Asanova Gul’zie Rustemovna, in Refat Kurtiev (dir.), op.

cit., p. 26.

VING_2007-04.book Page 157 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM

158

GRÉGORY DUFAUD

auparavant en Crimée, mais les colons sontgénéralement utilisés selon leurs compétences :parmi les 1506 « Tatars mobilisés dans laconstruction économico-laborieuse de la SSRtadjike » se trouvent ainsi « 10 spécialistes quisont tous employés d’après leur spécialité » et« 43 ouvriers qualifiés dont 5 ne travaillent pasdans leur filière en raison de l’absence dans leslieux d’implantation d’entreprises industriel-les en rapport avec leurs qualifications 1 ».L’emploi de « certains spécialistes ou ouvriersqualifiés » est cependant soumis aux restric-tions fixées par « une directive du NKVDSSSR datée du 4 août 1944 qui interdit leuraffectation dans les transports ferroviaires et lescommunications 2 ». Ces secteurs sont appa-remment jugés trop sensibles pour être confiésà des individus qui « dans la majorité des casont [pourtant] une attitude positive à l’égard dutravail […]. 50 à 60 % des travailleurs de larégion de Fergana travaillant dans les entrepri-ses sont des stakhanovistes et dépassent lesnormes de 200 à 300 %. Un comportementidentique est observé à Samarkand, à Naman-gan et dans d’autres régions 3 » ou districts(rajoni), tel celui de Sivinsk où se trouvent dansl’une des fabriques « 22 stakhanovistes et 86travailleurs de choc 4 ». Le zèle des Tatars deCrimée au travail – une façon de se comporteravec dignité – est ainsi une manière silencieusede saper l’identité infamante et dénigrante quileur est assignée.

Mais l’énergie déployée par les détenus pourfaire bonne figure contraste avec la gestionparfois désordonnée et hésitante de cette main-d’œuvre. Dans plusieurs colonies, le nombre

des specposelency se révèle inadéquat. C’est le casdans l’oblast’ de Gor’ki où la direction du MGB(ministère de la Défense de l’État) « demandede déplacer 81 familles de colons spéciauxtatars criméens [vers l’UzSSR], soit 362 per-sonnes aptes au travail [puisqu’] en raison del’abondance de la force de travail, le directeur del’usine cartonnière de Balahimka refuse de lesutiliser 5 ». Si la cause de tels dysfonctionne-ments réside sûrement dans la fixation initiale dequotas de déportés pour chaque région d’ins-tallation, ceux-ci conduisent alors les autorités àprocéder à des réajustements au coup par coup età autoriser ce déplacement restreint de popula-tion au printemps 1952 6. Une telle décisionintervient après qu’a été rejetée une demandede transfert de « specpereselency criméens spécia-listes du tabac » de la République tadjike vers leKirghizistan 7, lequel connaît pourtant un défi-cit de personnel qualifié dans ce domaine 8.

Décidé en quelques jours, l’ostracisme desTatars de Crimée pose donc des problèmesd’accueil qui ne sont bien souvent résolus quetardivement et souvent de manière insuffi-sante. Les premières années de leur vie en exils’avèrent très difficiles pour les déportés, quipaient un lourd tribut et s’efforcent non seule-ment de se faire accepter par les populationsindigènes mais aussi de « perpétuer la race 9 » :devoir qui s’opère dans le contexte d’une déta-tarisation de la Crimée et dont le caractèreimpérieux est renouvelé par la promulgation, enmars 1953, d’un décret rangeant de nouveau lesTatars dans la catégorie des nations « déportéesà perpétuité 10 ». Ainsi se poursuit le processus

(1) GARF 9479/1/246/153-157, 22 janvier 1946. Il s’agit d’undes rares rapports traitant exclusivement des Tatars de Crimée.Généralement, les documents portent sur l’ensemble desdéportés criméens.

(2) GARF 9479/1/246/44-47, 15 septembre 1945.(3) GARF 9479/1/246/44-47, 15 septembre 1945.(4) GARF 9479/1/265/242-250, 9 janvier 1946.

(5) GARF 9479/1/607/233, 27 novembre 1951.(6) GARF 9479/1/607/254, 12 avril 1952.(7) GARF 9479/1/265/94, 31août 1946.(8) GARF 9479/1/265/25, 1er mars 1946.(9) Selon les paroles d’une mourante citées par Brian Glyn

Williams, op. cit., p. 396.(10) Le 26 novembre 1948, un ukase du présidium du Soviet

suprême avait imposé un exil permanent aux minorités dépor-tées pendant la guerre et condamnait le délit de fuite à vingt

VING_2007-04.book Page 158 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM

LA DÉPORTATION DES TATARS DE CRIMÉE

159

de réification de la communauté tatare entaméavant la déportation et à travers lequel tous lesindividus se voient attribuer les mêmes carac-tères immuablement suspects 1.

La détatarisation de la CriméePrès d’un an après la fin des opérations dedéportation, le 30 juin 1945, la RSSA de Cri-mée est dégradée (par ukase) au rang d’oblast’rattachée à la RSFSR. Cette mesure de réamé-nagement administratif s’inscrit dans uneentreprise de remise en ordre des champs poli-tique, social et symbolique criméens, qui vise àaffirmer l’emprise et la domination russe sur ceterritoire désormais soumis à un strict contrôlepolicier : en effet, l’organisme social péninsu-laire doit être absolument préservé des germesmalins qui viennent juste d’en être extirpés aumoyen d’une ponction.

À peine la presqu’île est-elle vidée de sapopulation autochtone qu’est mise en œuvre ladestruction des édifices ou des monumentsmineurs des Tatars (mosquées, madrasas, fon-taines, etc.) s’accompagnant bientôt d’une révi-sion de leur histoire. En 1949, l’historien P. N.Nadinskij remarque déjà que « dans presquetous les livres et les articles publiés au cours desannées 1920 soulevant des questions en rapportavec les Tatars de Crimée, vous découvrez uneappréciation incorrecte du rôle de la popula-tion tatare dans la vie politique, culturelle et

économique 2 ». Mais le véritable tournant his-toriographique ne survient qu’en 1952 sur ladécision de la Section commune des historienset des philosophes pour l’étude de la Crimée :le romantisme des sociétés régionales péninsu-laires de l’entre-deux-guerres et leur manquede sens critique dans les recherches sur le kha-nat des Giray sont dénoncés 3, cependant queles Tatars disparaissent pratiquement de laBol’saâ Sovetskaâ Ènciklopediâ, où ils ne figurentplus que comme des acteurs insignifiants del’histoire d’une péninsule dont les toponymessont partiellement changés à partir de l’été1944. Dès le mois d’août, des mesures sonteffectivement prises « en rapport avec le chan-gement des circonstances en Crimée 4 », afinde russiser les noms des localités, des rajoni, dessoviets villageois, des kolkhozes et des sovkho-zes qui ont « une origine tatare, grecque etallemande 5 » : c’est ainsi, par exemple, quel’arrondissement d’Ak Mecet est rebaptiséCernomore ou que le village d’Adzi-Ibram doitêtre renommé Klûcevoe 6. Comme en Tchét-chénie, cette russification culturelle et admi-nistrative vise à effacer les témoignages les plusmanifestes de l’ancienne politique d’indigéni-sation et s’effectue alors qu’est encouragéel’implantation de colons slaves.

ans de travaux forcés. La décision du 27 mars 1953 intervientprès de deux semaines après la mort de Staline alors qu’estannoncée une importante amnistie dont sont exclus les prison-niers politiques et plusieurs peuples punis. V.N. Zemskov, op.cit., p. 160 et 228 ; Nicolas Werth, op. cit., p. 277-288. En 1951,« les Kalmoulks, les Tatars de Crimée et les membres desnationalités déportées lors de la Grande Guerre patriotique setrouvant toujours dans leur lieu de déportation » étaient pour-tant « susceptibles » d’être libérés « selon les décisions dugouvernement » (GARF 9479/1/527/176, 17 août 1951).

(1) Pour l’historien Éric Weitz, il s’agirait d’une logiqueraciale plutôt que d’une forme d’essentialisation des catégoriesadministratives. Cette perspective a fait l’objet d’une discus-sion dans la Slavic Review, 61(1), printemps 2002, p. 1-65.

(2) Cité par Gul’nara Bekirova, op. cit., p. 45.(3) La Crimée est une terre ancienne de colonisation qui,

conquise par la Horde d’or, tombe sous domination sunnitesous le règne de khan Uzbek (1313-1341). Vers 1430, des princeslocaux, les Giray, s’affranchissent de la tutelle des grands Mon-gols et établissent leur autorité sur la région. C’est le début durègne d’une dynastie dont la chute n’intervient qu’à la fin du18e siècle avec la conquête de la Crimée par les armées deCatherine II (cf. Alan Fisher, op. cit.). Gul’nara Bekirova, op. cit.,p. 45.

(4) Archives de Russie pour l’histoire politique et sociale(RGASPI) 17/122/83/55, 14 août 1944.

(5) RGASPI 17/44/763/165, 20 octobre 1944 ; NicolajF. Bugaj, op. cit., n° 115 (14 décembre 1944), p. 121; n° 117(30 juillet 1945), p. 122-133.

(6) Entre 1944 et 1948, ce serait près de 1500 aggloméra-tions qui auraient été rebaptisées. (C.Â. Kozlov et L.V. Cizova,Tûrskie narody Kryma. Karajmy, Krymskie tatary, Krymcaki,Moscou, Nauka, 2003, p. 153)

VING_2007-04.book Page 159 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM

160

GRÉGORY DUFAUD

En effet, la déportation des allogènes pénin-sulaires a créé un déficit de main-d’œuvre (sur-tout) agricole qu’il faut combler dans les délaisles plus brefs par le recours à des « kolkhoziensconsciencieux et travailleurs » originaires deRSFSR ou d’Ukraine 1 : « entre 1944 et 1945ont déménagé […] 6 055 familles (26 728 indivi-dus) […] dont 5 089 se sont fixées (84 %) 2 ». Enoctobre 1944, les premiers migrants se réjouis-sent de ce que le rajon de Karasubazar offre« des endroits bien, un puits pour chaque foyer[et] de beaux potagers 3 ». Mais après l’enthou-siasme des premiers élans et nonobstant la pro-mulgation d’un ukase sur « l’implantation dekolkhoziens-colons 4 », la colonisation de lapéninsule ne se poursuit plus ensuite que diffi-cilement : entre 1944 et 1951 « ont été accueillis18 040 foyers, soit 65 888 personnes [mais]avant 1950, 10 962 d’entre elles sont reparties,dont 794 en 1950 5 ». Selon le comité de région(obkom) criméen, une « telle situation s’expli-que par l’incapacité des organes du parti, sovié-tiques et agricoles locaux à combattre les ten-dances parasitiques 6 ». Toutefois l’obkom lui-même semble ne pas avoir pris les mesuresnécessaires « afin de soutenir l’organisationéconomique des fermes collectives », dans les-quelles seule une partie des kolkhoziens dis-pose d’une habitation, d’une parcelle de terre oude bétail : dans l’arrondissement de Balaklava, cesont ainsi « 74 familles qui n’ont pas de loge-ment », tandis que dans les « districts de Bah-cisaraj, de Pervomaje, de Primore, d’Oktâbr’ etde Sudak, 312 exploitants n’ont pas reçu delopin, soit 39,8 % du nombre des colons 7 ».

Pour une majorité de migrants, le paradis cri-méen n’est donc qu’un mirage façonné par lapropagande soviétique. Aussi décident-ils de fuirleurs désillusions et de rebrousser chemin 8.

Au tournant des années 1950 et en raison de« l’importance de la région dans l’économienationale et en matière de défense », le souhaitdes autorités soviétiques « de bâtir une Criméenouvelle au caractère russe 9 » est cependantbien atteint. D’une certaine façon, Staline para-chève le processus lancé par Catherine II justeaprès la conquête de la péninsule (1783) et quiconsistait à marginaliser les Tatars sur leurpropre terre 10. Afin d’éviter l’intrusion d’élé-ments nationaux indésirables sur le territoirecriméen, un régime de passeport est alors misen place et « grâce au matériau de l’UMVD etaux activités de contrôle ont été établis des casde retour de specpereselency : entre 1944 et 1948ont [ainsi] été arrêtées 633 personnes, parmi les-quelles 35 ont été traduites en justice et 598renvoyées vers leur lieu d’accueil ». Selonl’organe du parti local, l’efficacité de la passe-portisation est toutefois affaiblie par « la décisiondu MVD de l’URSS de libérer plus de 1000Tatars, Grecs, Arméniens, Bulgares et indivi-dus d’autres nationalités, parmi lesquels 581disposent du droit d’habiter de nouveau dansla presqu’île ». C’est pourquoi le bureau del’obkom enjoint « 1. les dirigeants criméens del’UMVD et de la direction de la milice à prendre

(1) RGASPI 17/44/762/147.(2) Nicolaj F. Bugaj, op. cit., n° 124 (9 août 1952), p. 138.(3) Cité par Gul’nara Bekirova, op. cit., p. 28.(4) Ukase du Comité central du parti connu par une allusion

dans un document cité par Gul’nara Bekirova, op. cit., p. 46.(5) Nicolaj F. Bugaj, op. cit., n° 121 (1er janvier 1951), p. 136.(6) Gul’nara Bekirova, op. cit., p. 46.(7) Nicolaj F. Bugaj, op. cit., n° 122 (décembre 1951), p. 136-137.

(8) Il faut noter qu’au recensement de 1979, la population dela péninsule s’élève à 2 135 916 individus, dont 1460 980 Rus-ses (68,4 %), 547 336 Ukrainiens (25,6 %) et 43 214 Biélorusses(2 %). (Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelque-jay, Les Musulmans oubliés. L’Islam en Union soviétique, Paris,Maspéro, 1981, p. 172)

(9) RGASPI 17/44/759/103, 28-29 septembre 1944.(10) Sur la politique de la Grande Catherine et de ses suc-

cesseurs en Crimée, Alan Fisher, op. cit., chap. 8 et 9, p. 70-93 ;Hakan Kirimli, National Movements and National IdentityAmong the Crimean Tatars (1905-1916), Leyde, Brill, 1996, p. 1-31; Edward Lazzerini, « The Crimea under Russian Rule. 1783to the Great Reforms », in Michael Rywkin, Russian ColonialExpansion of Russia, Londres, Mansell, 1988, p. 123-139.

VING_2007-04.book Page 160 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM

LA DÉPORTATION DES TATARS DE CRIMÉE

161

des décisions permettant non seulement demettre fin à de semblables retours, mais ausside renvoyer les déportés spéciaux ; 2. le minis-tère de l’Intérieur soviétique d’arrêter l’octroid’autorisations de retour » 1. Dès avant la pro-mulgation du fameux ukase du 26 novembre1948, des textes sont alors localement émis pourencourager la recherche de détenus en fuite etempêcher toute installation de libérés 2 : àSimféropol et à Sébastopol, n’a-t-il pas été« observé des cas de déplacés qui, aidés des tri-bunaux, revenaient chez eux, vendaient leurmaison et en expulsaient les occupants 3 » ?

Certes, quelques mois après le durcissementdu système de surveillance policier, quarante-six Tatars vivent toujours en Crimée dont prèsde la moitié sont des femmes mariées à desRusses ou à des Ukrainiens 4. Or, « une partiede celles-ci ont […] perdu toute relation avecleur époux (divorce, mort au front, condamna-tion, etc.). Aussi les raisons pour lesquelles cel-les-ci sont restées dans la péninsule sont-ellescaduques ». Le ministère à la Défense de l’Étatestime néanmoins que « ces femmes ne sont passusceptibles d’être expulsées, même lorsqueleur mari est décédé ou a été tué » 5. Rescapéesdes ultimes manifestations de l’entreprise deratissage qui a touché leur communauté, cesTatares constituent ainsi en Crimée les fossi-les vivants d’un peuple exsangue et au passésaccagé.

Lorsque Khrouchtchev donne la Crimée àl’Ukraine en 1954 6, les traces les plus évidentesde l’ancienne présence tatare ont donc prati-quement toutes disparu. En une décennie etgrâce à une politique globale mettant en jeu unnouveau régime de vérité (historique et géo-graphique) ainsi qu’une économie des corps, lapresqu’île est devenue une terre slave où seulsles toponymes reliques et les vestiges architec-turaux muséifiés, tel le palais khanal de Bahci-saraj, viennent rappeler aux cohortes de touris-tes et de curistes soviétiques le passé turco-musulman de ce territoire.

En guise de conclusionLes raisons de l’ostracisme des Tatars de Cri-mée restent obscures. Aussi toute explicationest-elle réduite à un essai interprétatif qui mêledeux logiques à la temporalité emboîtée : lesouhait des pouvoirs russe puis bolcheviqued’accéder aux mers chaudes et de protéger unezone frontalière (un temps long) et la craintedu pouvoir bolchevique de voir se développerune nationalisation du socialisme péninsulaire(un temps court). Selon une telle interpréta-tion, le bannissement des Tatars en Asie cen-trale serait donc commandé à la fois par desobjectifs géostratégiques et par la recherched’une harmonie dont la seconde guerre mon-diale a renouvelé le désir. Trajnin, un expertdes questions nationales, écrit ainsi en 1947 quece conflit a renforcé l’internationalisme et accé-léré la « fusion des peuples » de l’URSS dontl’accomplissement impliquait « l’élimination dunationalisme bourgeois » et la punition despeuples soviétiques hostiles 7. Après le choc de

(1) GARF 9479/1/401/2, 15 septembre 1948. Dans les lieuxpasseportisés, un migrant doit obligatoirement faire enregis-trer son arrivée et son départ auprès de la milice. Initialementdestinée à contrôler les flux démographiques, la passeportisa-tion permet surtout d’exercer un contrôle social des individus.À partir de 1940, tout passeport doit indiquer si le détenteur estinterdit de séjour dans certains territoires de l’URSS. (NathalieMoine, « Passeportisation, statistique des migrations et con-trôle de l’identité sociale », Cahiers du monde russe, 38 (4), octo-bre-décembre 1997, p. 587-600)

(2) GARF 9479/1/404/26 et 27, 18 novembre 1948.(3) GARF 9479/1/401/2, 15 septembre 1948.(4) GARF 9479/1/402/13-16, 3 mai 1949.(5) GARF 9479/1/401/213, octobre 1950.

(6) Ce cadeau est destiné à rappeler l’éternelle amitié russo-ukrainienne. Il intervient à l’occasion de la célébration du tri-centenaire de la signature du traité de Perejaslav à la suiteduquel l’Ukraine a été réunie à la Russie. (Henry Bogdan, His-toire des peuples de l’ex-URSS. Du IXe siècle à nos jours, Paris,Hachette, 1993, p. 282)

(7) I. P. Trajnin, Sovetskoe mnogonacional’noe gosudarstvo,Moscou, Gosizdat, 1947, p. 26-29.

VING_2007-04.book Page 161 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM

162

GRÉGORY DUFAUD

l’expulsion et l’incompréhension, les Tatarss’accommodent de leur sort et déploient diffé-rents modes d’adaptation. Ceux-ci témoignentd’une lutte pour la survie et manifestent lesouci d’échapper aux logiques taxinomistesd’un État qui cherche à stigmatiser irrémédia-blement certaines de ses nationalités à traversune approche essentialiste.

Comme pour d’autres « rafles-déportations »,celle des Tatars de Crimée s’accompagne d’unemutilation de leur culture nationale : s’il paraîtdiscutable de parler d’ethnocide dans la mesureoù il n’y a pas de réelle déculturation ni assimi-lation, l’intention ethnocidaire existe bien. Dumoins jusqu’en 1956 où la levée partielle desmesures pesant sur les colons spéciaux tatarss’accompagne localement de concessions cul-turelles. En Ouzbékistan, un ensemble musicalet dramatique est créé en octobre 1956 sous latutelle de la société philharmonique d’État,cependant que paraît à partir de mai 1957 unjournal bihebdomadaire en langue tatare :Leninskoe znamâ à la fin duquel se trouve unlexique tataro-russe pour aider les jeunes géné-rations à apprendre la langue de leurs pères 1.

Ces mesures de libéralisation sont cependantinsuffisantes pour une population dont le désirest de revivre en Crimée. Pendant que desdiscussions sont menées sur la possibilité decréer une « région autonome pour les Tatarscriméens au sein de la République ouzbèkedont les conditions naturelles, climatiques etéconomiques sont les plus proches de leurancien lieu de vie 2 », des activistes entamentune campagne de pétitions afin d’obtenir laréhabilitation de leur nation et l’autorisationdu retour. Leur combat dure près de troisdécennies, pratiquement pour rien : quoiquediscrètement réhabilités en 1967, les Tatars deCrimée ne récupèrent ni leur territoire ni leursdroits nationaux.

Assistant en histoire au Collège universitaire français àMoscou, Gregory Dufaud prépare une thèse à l’universitéParis-I, sous la direction de Marie-Pierre Rey, intitulée« Contrat national et politique des nationalités. Les Tatars deCrimée en Union soviétique (1921-1967) ». Il a notammentpublié avec Nicolas Offenstadt et Hervé Mazurel, Les Mots del’historien (Presses universitaires du Mirail, 2005). ([email protected])

(1) Archives d’État de Russie pour l’histoire contemporaine(RGANI) 5/31/56/151-154, 26 octobre 1956 ; Riza Gülüm,« Rituals : Artistic, Cultural, and Social Activity », in EdwardAllworth (dir.), op. cit., p. 84-98 ; Azade-Ayshe Rorlich, « Oneor More Tatar Nations ? », in Edward Allworth (dir.), MuslimCommunities Reemerge. Historical Perspectives on Nationality,Politics, and Opposition in the Former Soviet Union and Yugoslavia,Durham, Duke University Press, 1994, p. 72. (2) GARF 9479/1/925/125-127, juin 1956.

VING_2007-04.book Page 162 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM