la citation marquée en genre et son rôle dans la presse anglaise en ligne

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pre-print ; Lucas, N. (2014). La citation marquée en genre et son rôle dans la presse anglaise en ligne. In F. Sullet-Nylander, M. Roitman, J.-M. Lopez-Muñoz, S. Marnette, L. Rosier (Eds.), Discours rapporté, genre(s) et médias (pp. 57-72). Stockholm: Stockholm University Press. ISBN 978-91-87355-18-9 La citation marquée en genre et son rôle dans la presse anglaise en ligne Nadine Lucas CNRS GREYC Université de Caen Basse-Normandie, EnsiCaen La rareté des locutrices dans la presse Internet en anglais est remarquable du point de vue statistique. Cependant, cette vision ignore la question de la valeur des cita- tions dans un système de marques linguistiques. Les formes marquées en genre de la citation construisent des oppositions locales dans les développements. Les formes féminines de la citation ont un rôle important pour structurer l’article à un haut niveau, et elles ont un fort taux de reprise pronominale. Elles sont retenues pour présenter des points de vue repris d’un article à l’autre. Elles ont également une forte visibilité dans les résumés. When comparing male and female sourcing in web news, one finds frequency is lower for women. However, frequency is not a good indicator of importance in lin- guistics. When checking grammatical features in reported speech that relate or contrast viewpoints, it becomes obvious that feminine forms play an important role in structuring articles. The fewer feminine citations are more often developed by pronominal subjects than masculine forms. Feminine forms are also often retained in digests. 1. Introduction Les études sur le scripteur (gender studies) ont occupé depuis une vingtaine d’années la scène des recherches sociolinguistiques aux États-Unis, principa- lement sous l’impulsion du féminisme. Elles s’appuient sur l’analyse de discours et font référence au sexe de l’auteur ou celui des interviewés quand il s’agit de la presse, qui nous intéresse ici (Zoch & Turk 1998). En Europe, la question de l’identité/altérité du scripteur se pose également, d’un point de vue sociologique, on parle ainsi de genre (sexué), voire de discours « genré » dans la presse (Hooghe & De Swert 2009). En France, l’étude du discours politique a longtemps laissé de côté le sexe du locuteur (Coulomb-Gully & Rennes 2010), mais cette question a émergé récemment (Olivesi 2012).

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pre-print ; Lucas, N. (2014). La citation marquée en genre et son rôle dans la presse anglaise en ligne. In F. Sullet-Nylander, M. Roitman, J.-M. Lopez-Muñoz, S. Marnette, L. Rosier (Eds.), Discours rapporté, genre(s) et médias (pp. 57-72). Stockholm: Stockholm University Press. ISBN 978-91-87355-18-9

La citation marquée en genre et son rôle dans la presse anglaise en ligne

Nadine Lucas CNRS GREYC Université de Caen Basse-Normandie, EnsiCaen

La rareté des locutrices dans la presse Internet en anglais est remarquable du point de vue statistique. Cependant, cette vision ignore la question de la valeur des cita-tions dans un système de marques linguistiques. Les formes marquées en genre de la citation construisent des oppositions locales dans les développements. Les formes féminines de la citation ont un rôle important pour structurer l’article à un haut niveau, et elles ont un fort taux de reprise pronominale. Elles sont retenues pour présenter des points de vue repris d’un article à l’autre. Elles ont également une forte visibilité dans les résumés.

When comparing male and female sourcing in web news, one finds frequency is lower for women. However, frequency is not a good indicator of importance in lin-guistics. When checking grammatical features in reported speech that relate or contrast viewpoints, it becomes obvious that feminine forms play an important role in structuring articles. The fewer feminine citations are more often developed by pronominal subjects than masculine forms. Feminine forms are also often retained in digests.

1. Introduction Les études sur le scripteur (gender studies) ont occupé depuis une vingtaine d’années la scène des recherches sociolinguistiques aux États-Unis, principa-lement sous l’impulsion du féminisme. Elles s’appuient sur l’analyse de discours et font référence au sexe de l’auteur ou celui des interviewés quand il s’agit de la presse, qui nous intéresse ici (Zoch & Turk 1998). En Europe, la question de l’identité/altérité du scripteur se pose également, d’un point de vue sociologique, on parle ainsi de genre (sexué), voire de discours « genré » dans la presse (Hooghe & De Swert 2009). En France, l’étude du discours politique a longtemps laissé de côté le sexe du locuteur (Coulomb-Gully & Rennes 2010), mais cette question a émergé récemment (Olivesi 2012).

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En français, le « genre » désigne également un type de communication en contexte, le genre journalistique par exemple (Moirand 2007). De plus, dans des langues latines comme le français, le genre est une catégorie grammati-cale. « L’accord en genre » désigne un phénomène interne à la phrase, plus exactement à la proposition, qui n’a pas nécessairement de justification sexuée. Parler du genre en faisant référence au sexe du scripteur risque donc de causer des confusions. C’est pourquoi, à l’instar d’Anne-Marie Houde-bine, je parlerai du sexe du scripteur ou du locuteur, pour autant qu’il nous soit connu, et du genre de l’accord, quand il est marqué dans les textes (Houdebine 1998).

Encore faut-il préciser que l’accord en question est variable selon les langues. Ainsi, dans les textes en anglais, ce qui est observable, du point de vue strictement linguistique, est la coréférence textuelle, la reprise anapho-rique par un pronom personnel féminin ou masculin (ou neutre), grammati-calement marqué, d’un nom qui ne l’est souvent pas. En effet, l’accord en genre observable en français, entre nom et adjectif, n’existe pas en anglais. En japonais, le nom est invariable et aucun accord en genre ne s’observe dans la phrase. En revanche, dans la presse, les paragraphes sont marqués notamment par le temps et l’aspect des verbes de citation (Lucas 2000).

Nous nous plaçons dans le cadre de la linguistique textuelle et étudions le discours rapporté comme segment marqué à l’échelle du texte (voir aussi Smirnova (2009). Ici, le terme de citation réfère à une forme marquée du discours rapporté (DR), direct et indirect, telle que le locuteur puisse être facilement identifié (Rosier 2009).

Mais avant de développer ce point, voyons le point de vue sociolinguis-tique dominant. Rodgers & Thorston (2003) recensent les moyens d’attribuer un sexe à une personne citée dans les articles de presse, y compris par des moyens extralinguistiques : connaissance des prénoms et de leur répartition par sexe, reprise par pronom marqués ou adjectifs possessifs, présence de photographies, etc. Même dans ce cas, il reste une bonne proportion de cas non interprétables, soit du fait de l’indétermination (pluriel, collectif) soit du fait de l’écart culturel.

La participation des journalistes femmes et leur influence dans le choix des interviewés a fait l’objet d’études sociologiques (Zoch & Turk 1998 ; Hooghe & De Swert 2009). Il en ressort que la voix des femmes, telle qu’elle est représentée dans la presse écrite ou à la télévision est très minori-taire, de l’ordre de 23 %. Les auteurs en concluent qu’il y a manque d’égalité. En 2013, les mêmes tendances s’observent. Dans le New York Times, par exemple, les interviewés sont 3,4 fois plus nombreux que les in-terviewées (Layton & Shepard 2013). Cependant, en linguistique, la valeur

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d’un phénomène n’est pas liée à sa fréquence1. Les systèmes d’opposition ne sont pas motivés de manière aussi simple, le signe est arbitraire.

2. Observations En observant les articles de presse en anglais sur Internet, on constate un moindre recours aux interviewées, comme dans les études précédentes.

Cependant, les formes attestées ne sont pas uniformément distribuées dans les textes. Dans la presse en anglais et du point de vue de la linguistique du texte, plusieurs oppositions sont observées au sein du DR. L’opposition pluriel/singulier ou l’opposition défini/indéfini s’appliquent aux locuteurs. Si l’article est plus long ou complexe, l’opposition masculin/féminin est utilisée en sus. A un autre niveau, l’opposition passé/présent, qui concerne le verbe de citation, n’apparaît que dans les articles plus complexes. Ainsi, comme on le verra plus loin, dans une dépêche courte, il n’y a pas de locuteurs indivi-dués, a fortiori sexués. En tout état de cause, la sous-représentation de la voix des femmes sera nuancée par la notion de rareté, laquelle favorise la conservation du DR au féminin dans un fil de presse ou sa reprise dans les résumés.

2.1. Corpus Le corpus est constitué de 1 463 dépêches et articles en anglais circulant sous forme électronique. Trois sous-corpus ont été utilisés, variables par le sujet traité et les dates :

• 114 articles en 1998-1999 sur l’économie et la finance à titre de comparaison ;

• 100 en 2009 sur les maladies (pandémie) ; • 1 249 en 2010 sur divers sujets, articles traités avec des outils infor-

matiques.

Ils proviennent de fils de presse, c’est-à-dire de communiqués d’agence (entre autres Reuters, AP) et d’articles de journaux (entre autres Washington Post, Daily Mail), qui les reprennent souvent en partie. Le corpus de 2010 provient de Google News et n’a pas été dépouillé manuellement, contraire-ment aux précédents. Le logiciel utilisé est CitaLoc créé au GREYC en 2000 (Giguet & Lucas 2004).

Les collections sont constituées au fil du temps, elles comprennent des doublons, des reprises dans chaque sous-corpus. La période de collecte varie

1 Typiquement, il y a moins de verbes que de noms, or le verbe est jugé très important, il régit les noms, au sein de la proposition.

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de quelques jours (pour 2010) à quelques semaines (pour 1998) pour chaque sous-corpus. Comme la citation extensive de textes entiers est incompatible avec la taille allouée à l’article, nous renvoyons le lecteur à l’adresse https://dl.dropboxusercontent.com/u/55407741/Ci-Dit14Lucas/exemplierLucasCi-DitLocutrice.pdf.

La question du sexe du reporter a été écartée, au profit du rôle occupé par les formes marquées au féminin dans la structuration des articles. L’exemple 1 montre un document qui ne permet pas de décider du sexe de l’interviewé par des moyens linguistiques.

(1) 21-EN (2009) South Africa confirms seven cases of swine flu South African government on Monday said that there are seven cases of swine flu in the country.

"All seven cases are mild and the patients are recovering well and at home in accordance with the World Health Organisation and depart-mental guidelines," Health spokesperson Fidel Hadebe said.

Hadebe, in a statement, said that all of them had returned from abroad recently.

South Africa’s first case was that of a 12-year-old boy, who arrived from the US on June 14.

Appealing to the public not to panic, Hadebe said "the fact that cases were detected and results made available within a short space of time is indicative of the country’s preparedness and ability to respond to the H1N1 pandemic".

The spokesperson said that the health department has put various measures in place to ensure the virus does not spread, including setting up Operational Outbreak Response Teams in all provinces, maintaining a high level of vigilance and preparedness and setting up a temporary clinic to check for possible cases on both arrival and departure flights at OR Tambo Airport.

Meanwhile, doctors across the country are on strike for the past two weeks in support of demands for higher salaries.

2.2. Formes observées La forme verbale la plus fréquente pour les verbes de citation dans la presse est, en anglais, le preterit said, avec très peu de variantes lexicales dans le cas du discours rapporté direct (DRD), par comparaison aux langues latines. Cette forme est précédée ordinairement d’un nom propre. Ces noms sont rarement marqués en genre par une civilité, Mr. ou Mrs. (Miss, Ms), les titres comme Dr, Judge, etc. étant neutres.

L’exemple 2 montre un article court, illustrant un seul point de vue. L’unité du propos est marquée par le recours à des locuteurs indéfinis. La

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différence pluriel/ singulier distingue le thème générique (dealers) et son développement à travers des locuteurs individués (a share dealer, another share dealer). Il est ici impossible de définir un genre pour les locuteurs.

(2) AJD 115 (1998) 07/27/98 FRANCE: FRANCE TELECOM HARDLY REACTS TO ATT/BT DEAL. PARIS, July 27 (Reuters) - Shares in France Telecom on Monday hardly reacted to a link-up between AT & T and British Telecom Plc, dealers said. At 0836 GMT, France Telecom was up 0.43 percent at 396.65 francs while the blue-chip index was up 0.52 percent. "It is not reacting much, it looks neutral today," said a share dealer, noting France Telecom's heavy weighting in the CAC-40 which on the first day of the account, meant a lot of technical trade for portfolio adjustments. "It shows that the competition is real, but that was to be expected," said another share dealer. Shares in Equant NV were down 0.38 percent at 238.80 in a modest turn-over of 6.7 million francs with dealers seeing a link with Friday's slump in high-tech shares on Wall Street and no direct reaction to the BT/AT&T deal. (C) Reuters Limited 1998. REUTERS NEWS SERVICE

Certains noms de métiers ou fonctions sont variables en genre. Mais ici le

sous-corpus de 1998-99 se distingue nettement des suivants : ainsi spokes-man est neutre encore dans l’usage. Il s’est spécialisé au masculin par oppo-sition à spokeswoman féminin après 2000. Cet usage sexué recule très vite, le nom de métier est désormais spokesperson lexicalement neutre (exemple 1). La même tendance s’observe pour chairman (naguère neutre) qui s’est dédoublé en chairman/chairwoman et tend désormais à devenir chairperson. L’exemple 3 montre l’emploi indifférencié de Chairman en l’absence de connaissances extra-linguistiques.

(3) Extrait de d175552 (1998) Fed Chairman Alan Greenspan urged Congress to block new curbs on over-the-counter derivatives […]. "The Federal Reserve Board sees no reason why these markets should be encumbered with a regulatory struc-ture devised for a wholly different type of market process," Greenspan told the House Banking Committee.

[T]he chief regulator of the nation’s commodity futures markets defend-ed her agency’s right to consider rules on the $30 trillion derivatives mar-ket. […] Commodity Futures Trading Commission Chairman Brooksley Born, though, said "we believe our study is within our statutory authority. . . . It is the responsible thing to do. »

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Les anglophones interprètent que Greenspan est un homme et Born, une femme, à partir des connaissances extra-linguistiques. Les autres ne peuvent décider aussitôt car ces personnages sont désignés par le même titre Chair-man. L’indice grammatical sur le sexe du président Born est donné en re-vanche par un possessif, au féminin her agency. C’est ce que nous appele-rons ici DR au féminin.

Pour décider d’un genre grammatical par l’étiquetage automatique des formes de surface, il est nécessaire de disposer d’un indice objectif portant un genre, soit d’un pronom. En anglais, les pronoms personnels sont mar-qués en genre au singulier seulement. La forme they said ne donne aucun indice sur le sexe des locuteurs. Cette forme est donc indifférenciée.

Les verbes de citation sont peu nombreux en anglais, avec une fréquence très élevée de said (au passé) qui est caractéristique du genre journalistique (Giguet & Lucas 2004). La forme said est utilisée en premier lieu, en tant que forme de base, c’est la seule dans les articles courts. Au besoin, les jour-nalistes utilisent des formes lexicalement différentes pour la reprise du locu-teur, soit pour des citations complémentaires (X added), soit pour des cita-tions subordonnés (X explained). Ces formes sont utilisées en DRD et DRI. On trouve aussi told (someone) dans des conditions particulières (pour indi-quer un nouvel argument, souvent incarné par un nouveau locuteur). Il existe aussi des formes d’introduction d’article, au DRI comme X reported et du discours indirect libre, par exemple X urged, Y decided mais qui apparaissent dans un article où les protagonistes X et Y s’expriment aussi au DRD avec said.

Au passé singulier, l’anglais dispose de trois formes pronominales fré-quentes dans la presse, he said, she said, it said. Les formes individuées (masculin et féminin) sont en concurrence avec la forme neutre (it said), dont l’antécédent est inanimé, typiquement, un rapport ou un journal.

Les formes féminine et masculine she said/he said sont utilisées dans les articles moyens et la forme masculine est la plus répandue. La reprise par des pronoms marqués en genre permet de caractériser anaphoriquement des personnages antécédents qui ne sont pas linguistiquement marqués en genre (Dr Shindo […] she said). Appelons un tel couple « argument citationnel ».

3. Interprétation d’une inégalité de fréquence patente En examinant les articles un par un, on constate que les femmes sont beau-coup moins nombreuses à être citées que les hommes. Mais quand elles sont citées, elles ont du poids. Dans un article, les arguments citationnels au fé-minin, sont plus nombreux que les citations isolées. En considérant le fil de presse, on constate que le taux de reprise du DR féminin d’une dépêche à l’autre est plus élevé.

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3.1. Méthode Les formes said ont été retenues parce qu’il s’agit d’un marqueur caractéris-tique du DR dans la presse anglophone. En effet, les formes comme told, explained, added, etc. sont utilisées quand said est déjà présent. L’identification du sexe des locuteurs se fait par la cooccurrence de pronoms personnels portant un genre. Au contraire, si on relève des formes syno-nymes comme reported dans une collection d’articles, on rencontre des dif-ficultés à gérer le continuum du discours du journaliste au DR (Rosier 2009).

Le tableau 1 montre une plus grande fréquence pour les locuteurs, captée à partir des formes said dans le sous-corpus de 2009.

Dans le sous-corpus de 1998-1999, qui compte 114 dépêches, 102 con-tiennent said et les 12 autres ne contiennent pas de DR. Dans celui de 2009, qui compte 100 articles, seuls deux articles ne contiennent pas said, et de fait, pas de DR.

3.2. Résultats Si l’on compte les formes rencontrées dans les 98 articles de 2009 contenant effectivement des DR, on compte 408 formes avec said. Sur ces 408 formes, 143 ont pour sujet un collectif (The gouvernment, The National Health Insu-rance Authority, etc.) ou un pluriel (traders). Ces formes sont neutres ou indifférenciées du point de vue sexué. 265 sont des formes individuées qui prennent un genre, masculin ou féminin.

Tableau 1. Répartition des DR avec said sous-corpus 2009

DR indifférenciés DR individués Total

143 35 % des DR

265 (Someone said) 65 % des DR

408 100 %

Locuteurs : 183 Locutrices : 82 69,05 % des DR individués

30,94 % des DR individués

Près de 31 % des DR individués sont donc des DR au féminin, marquées grammaticalement. C’est beaucoup, par rapport aux chiffres avancés par d’autres auteurs, qui donnent environ 22-23 % de locutrices. Cependant, le mode de comptage diffère. Outre le fait que nous ne recensons ici que les sujets de la même forme verbale said, la plupart des auteurs tiennent compte des prénoms pour l’interprétation alors que nous ignorons cet indice, et ils ignorent en revanche le neutre qui ne leur semble pas pertinent. Or le neutre sert souvent à exposer un thème, qui sera développé ensuite à l’aide de DR individués comme dans l’exemple 1 South African government.

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Le déséquilibre statistique au profit du masculin s’observe aussi sur le sous-corpus de 2010, qui compte 877 DR avec said dont 294 avec pronoms. La Figure 1 montre la répartition de l’indifférencié, important dans notre étude, par rapport à l’opposition masculin/féminin qui nous intéresse. Figure 1. Répartition du DR en trois classes, indifférencié, masculin, féminin, sur 877 formes dans 674 articles avec DR et pronoms du sous-corpus 3.

La forme la plus banale est celle qui fait intervenir des locuteurs indivi-

dués masculins. Ceci reflète certainement des usages sociologiques, mais pas seulement. Le DR indifférencié est important dans les articles courts et on voit aussi que les noms indifférenciés sont beaucoup plus rarement repris par des pronoms neutres en genre. Ainsi, Ministry ne sera pas repris par it ou they, mais plutôt par un nom de personne représentant le ministère en ques-tion. Ce sont les pronoms masculins qui gagnent en proportion, en profitant de la réduction du neutre. Mais le DR féminin reste stable, avec une grande proportion d’arguments citationnels, autrement dit de reprise anaphorique pour les locutrices.

3.2.1. Style journalistique et distribution des formes indiquant la source Contrairement à ce que l’on peut imaginer, les journalistes ne retranscrivent pas tout ce qu’ils ont entendu de la bouche de leurs informateurs. Ils font un choix, pour rendre anonyme ou au contraire incarner des opinions (Itule & Anderson 2006). Les études faites sur le choix des interviewés en relation avec le sexe du reporter montrent que la prédominance masculine des sources citées ne varie pas en fonction du sexe du reporter, à l’écrit comme à l’oral. Ceci semble souligner des constantes de genre en tant que métier (Hooghe & De Swert 2009).

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L’opposition féminin/ masculin peut jouer à plusieurs niveaux dans un ar-ticle. Il existe des constructions de discours journalistique complexes faisant intervenir non plus une opposition entre des locuteurs animés indéfinis et définis mais entre arguments citationnels, facilement différenciés par les accords au féminin vs au masculin. L’exemple 4 montre ainsi deux argu-ments contrastés en genre dans un article complexe, au sein d’un bloc théma-tique accordé par l’indéfini. Le point de vue principal est incarné au début par un pluriel indéfini (fund managers) puis un féminin indéfini (an equity saleswoman) enfin un indifférencié indéfini en fin d’article (A technical ana-lyst). Un argument citationnel au masculin défini (Tranchiman told… he said) répond à l’argument citationnel au féminin indéfini (an equity sales-woman [] said… she added). Ce procédé permet de donner de la profondeur à un article en citant des opinions divergentes sur un même sujet.

(4) 10a AJD95 (1998) : deux points de vue incarnés de manière oppositive 08/28/98 FRANCE : FRENCH SHARES OPEN DOWN 3 PCT ON BIG DOW, DAX FALLS. PARIS, Aug 28 (Reuters) - The CAC-40 share index accelerated its fall after opening down 2.9 percent, with a drop of more than four percent within the first 10 minutes of trading on Friday, unnerved by a 4.19 per-cent drop on the U.S. Dow and German DAX stock index.

At 0822 GMT, the CAC-40 index was down 4.24 percent at 3,586.70. As long as deep uncertainty lasted on the Russian political and financial

front, fund managers were wary of enticements of the cheapness of stocks or comments on valuation.

"No-one’s interested in stock stories. There’s a ghost around every cor-ner," an equity saleswoman at a big French brokerage said. "We’re in the absolute eye of the storm," she added.

"If you look at the French market since the beginning of the year, it still has some decent profit in it on the index, CPR managing director Henri-Michel Tranchiman told Reuters Television.

"However, a lot of it is due to France Telecom stock. If you so take that out, it’s reaching beginning-of-year levels.

"In the short term it’s difficult to find out exactly where the floor is, we’re in the process of liquidating risky assets from all over the world.

"The indication from our client base is that they haven’t really had time to unload their positions or lighten up on most of their positions.

"In the medium, term, what is happening now is putting tremendous pressure on central banks, the Fed in particular, but also central European banks like the U.K. or the ECB to keep very low rates or even push rates down," he said.

A technical analyst said that 3,673 on the CAC futures contract repre-sented a support level if the Dow held at 8,150. The Dow Industrial Aver-age closed on Thursday at 8,165.99.

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© Reuters Limited 1998. REUTERS NEWS SERVICE

La fréquence de mention de locuteur (noms antécédents et pronoms confon-dus) est en faveur du masculin sur l’ensemble du corpus. Ces pourcentages sont en deçà des chiffres habituellement avancés, parce que les prénoms ne sont pas interprétés. La différence de traitement patente entre locuteurs et locutrices convoqués dans le discours de presse est souvent interprétée comme une dévalorisation des femmes. Mais faut-il associer fréquence et valeur ou rareté et valeur ? La différence de reprise pronominale dans les articles est intéressante à ce titre.

3.2.2. La reprise pronominale dans un article La reprise pronominale n’intervient que dans les articles assez longs. On observe alors un meilleur taux de reprise relatif pour le féminin, le pourcen-tage de pronoms féminins étant assez proche de celui du masculin, malgré la différence d’effectifs. Autrement dit, une locutrice est beaucoup plus souvent reprise qu’un locuteur. Le tableau 2 détaille les pourcentages sur le sous-corpus de 2009 (408 formes sur les 98 articles contenant des formes said et des pronoms). La figure 2 montre la répartition des pronoms du sous-corpus de 2010, qui compte 877 DR avec said dont 294 avec pronoms.

Tableau 2. Répartition des DR avec said sur 98 articles de 2009

DR avec said Total 143 DR indifférenciés 35 % des DR

265 DR individués (Someone said) 65 % des DR

408 100 %

Locuteurs : 183 Locutrices : 82 noms : 142 noms : 65 he said 41 22,40 % des locu-teurs taux de reprise = 28,87

she said 17 20,73 % des locutrices taux de reprise = 79,26

Figure 2 : Pourcentage des interviewés et répartition par genre grammatical dans 674 articles de 2010 contenant said

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3.2.3. Jeux d’opposition Le féminin s’oppose certes au masculin et au neutre, mais d’autres phéno-mènes linguistiques sont exploités pour créer des jeux d’opposition qui in-terviennent dans la structuration des articles de presse. Parmi ceux-ci, le lexique, la position, et d’autres types d’accords ou concordances. Beaucoup de journalistes utilisent la position de manière régulière : le locuteur princi-pal a le dernier mot. C’est en effet celui dont le scripteur endosse le point de vue, ou celui qui représente l’autorité. L’exemple 5 ci-dessous illustre un point de vue principal incarné par un locuteur masculin. L’exemple 6 illustre un point de vue principal incarné par un locuteur féminin.

(5) fichier1079.meo (2010) 24 April 2010 NHIA receives cancer drugs Kumasi, April 24, GNA - The National Health Insurance Authority (NHIA) on Friday took delivery of quantities of Chemotherapy Induced Nausea and Vomiting drugs worth 3.3 million dollars at a ceremony at Oduom, near Kumasi. The drugs were presented by the Breast Care Inter-national (BCI), breast cancer awareness Non Governmental Organisation in Kumasi, in collaboration with the Peace and Love Hospital, at Oduom.

They were donated by the National Cancer Coalition of Raleigh, USA, in partnership with Americare, also from USA. Dr (Mrs) Beatrice Wiafe Addai, Chief Executive of BCI, who presented the drugs, said her organi-sation had signed a Memorandum of Understanding (MOU) with National Cancer Coalition to provide cancer drugs and other resources from the United States and Europe to assist cancer patients in Ghana free of charge. It was through this initiative that the drugs have been procured

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and donated to the NHIA to be distributed to needy cancer patients, who are being treated at various health institutions in the country free of charge. Dr Mrs Addai said cancer drugs were very expensive and at times not included on the drug list of the National Health Insurance Scheme, making it difficult for most patients to have access to the drugs. She said the donation would, therefore, make it easier for majority of cancer pa-tients to have access to the drugs and appealed to the beneficiary health facilities to use the drugs to treat patients free of charge as indicated by the donors.

Mr O.B Acheampong, Director of Research and Development at NHIA, who received the drugs, thanked BCI for the support and said it would go a long way to assist the Authority to support cancer patients, whose drugs were often expensive. He said the Authority recognized the efforts of Dr Mrs Wiafe Addai in bringing relief and comfort to cancer patients, espe-cially women. Mr Acheampong said the drugs would be distributed to the three teaching hospitals in the country where cancer patients were often referred to enable majority of them to have easy access.

(6) Extrait de fichier1185.meo.html (2010) : locuteur principal féminin On Monday during a pre-sentence hearing, [Smith’s] barrister Michael O’Connell SC urged Judge Sue Pullen to place Smith on a three-year sus-pended sentence.

Mr O’Connell said his client had undergone treatment and was a young man of otherwise good character.

He said Smith had been publicly shamed and was regretful. But Judge Pullen remanded Smith in custody until his sentencing on

May 18. "Frankly I consider the breach of trust in this case to be significant," she

said.

Il y a plus d’un rôle pour les interviewés dans la structure de l’article, ex-primés en termes de saillance, à la manière de Karlgren (2010), de statut épistémologique à la manière de Bednarek (2006), ou d’argumentation à la manière de Smirnova (2009). Suivant les modèles théoriques choisis, on pourra en effet attribuer des fonctions différentes à des passages dominés par un locuteur. Notre typologie enrichit l’interprétation du genre seul. Les locu-teurs « cadres » sont cités plus d’une fois sous forme nominale et dominent des passages longs. Un locuteur « important » ponctue un point de vue plus spécifique. Les locuteurs importants sont repris par un pronom.

La distinction premier plan et deuxième plan s’appuie sur différents cri-tères, ainsi les locuteurs qui occupent le premier plan sont introduits au pré-sent, la forme habituelle étant le passé. Dans l’exemple 7, extrait d’un article long, l’opposition entre arguments citationnels est soulignée par le temps et le genre : la forme he told marquant le DRD de la victime est au masculin.

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La mère de la victime est introduite en DRI comme locutrice au présent, says temps inhabituel et saillant, avant d’être citée au DRD par une forme au pas-sé en concordance avec la forme told marquant le DRD du fils..2

(7) Extrait du fichier 155.meo.html (2010) : construction du premier plan au présent (en gras) et du second plan au passé, croisant deux locuteurs masculin et féminin. Daniel*, a 34-year-old bus driver, has been at Addis’s TB hospital for a month, being treated for MDR-TB; he was already on life-prolonging an-tiretrovirals.

“I feel nausea and vomit a lot, and I am always fatigued,” he told IRIN/PlusNews.

Daniel’s mother, who nurses him at the facility, says despite the weak-ness from the drugs, his condition has greatly improved. “At least now he can sit up and eat,” she said.

Plusieurs oppositions peuvent coïncider pour former des faisceaux de marques, dans les articles simples comme dans l’exemple 4 ou le féminin est cumulé avec l’indéfini vs le masculin défini ; ou au contraire se tisser pour construire un article ou reportage nuancé.

4. Reprises dans une collection ou un fil de presse Il existe plusieurs versions proches d’un même contenu dans la presse, les articles étant plus ou moins réécrits à partir d’une dépêche d’agence. Lors-qu’on observe les versions les plus réduites, on constate que les DR les plus communs sont enlevés, autrement dit c’est le DR masculin qui est réduit.

De même, dans les résumés journaliers ou hebdomadaires (digest), la re-prise favorise l’élément contrastif relativement rare, qui peut être le présent ou le féminin défini. Ainsi l’exemple 8 inclut un DR repris de l’article de l’exemple 4 et le replace en dernière position dans l’article.

(8) Digest reprenant entre autres la forme féminine de l’exemple 3 Digest Although some analysts have started talking about the trading opportuni-ties that are opening following the plunging asset values around the world, the short-term view on all markets was grim.

"I think you will see major selling today," one German trader said, pointing to Thursday’s heavy trading on the New York Stock Exchange,

2 Il n’y a pas de différence sémantique entre said et told, en revanche il y a une grande diffé-rence de distribution en discours. La construction avec told implique un objet, cette construc-tion n’apparaît pas isolée, mais toujours comme second membre dans une argumentation.

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which posted its second-biggest volume day ever. "That to me is a nega-tive sign."

Dealers said the market continued to focus on events in Russia, but there was also growing concern that Latin American economies would be enveloped in the turmoil.

Car shares led decliners. Daimler lost nearly six percent in early trade, VW fell 4.5 percent and BMW dropped more than three percent.

Banks, which have been at the centre of the Russian storm because of their exposure there, suffered further losses with Vereinsbank plunging more than eight percent.

Deutsche Bank fell more than five percent and Commerzbank and Dresdner were down more than three percent.

French traders said as long as deep uncertainty lasted on the Russian po-litical and financial front, fund managers would remain wary of exploiting the cheapness of stocks.

"No-one’s interested in stock stories. There’s a ghost around every cor-ner," an equity saleswoman at a big French brokerage said. "We’re in the absolute eye of the storm," she added.

De même, le DR de la locutrice de la dépêche citée dans l’exemple 3 fait partie d’un digest hebdomadaire.

Cela ne veut pas dire que toutes les formes féminines de DR sont reprises dans d’autres articles. Mais elles le sont beaucoup plus souvent que leur effectif initial pourrait le faire supposer. À chaque étape, le taux de déperdi-tion des DR est plus fort pour les DR masculins, qui constituent le fond du discours journalistique (Waugh 1995 ; Kwiatkowska 1997). Sur ce fond, se détachent les formes plus rares, telles les DR au féminin qui nous intéressent ici.

Les systèmes de repérage varient suivant les langues, en fonction des marques disponibles et de leur fréquence de distribution.

5. Conclusion L’étude porte sur des articles de presse en anglais, pour lesquels la distribu-tion des marques de discours rapporté au féminin est observable vs celles du masculin. La rareté des locutrices est certes remarquable du point de vue de l’effectif statistique dans la presse Internet en anglais ; elle a peu évolué sur une dizaine d’années, malgré la relative féminisation du métier de journa-liste. Cependant, cette vision purement comptable des interviewées ignore la structure du texte, la question de la place des DR dans l’argumentation, et plus généralement de leur valeur dans un système de marques linguistiques de discours. Elle ignore aussi la question de la disponibilité des marques grammaticales dans une langue donnée.

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Ainsi le féminin n’est pas uniquement un reflet du monde social environ-nant, mais parallèlement une marque structurant le discours journalistique en anglais au niveau du texte et non des phrases. Les articles examinés montrent que les formes féminines du DR jouent un rôle important pour marquer un argument, seules ou en composition avec un autre trait. Elles sont remar-quables car elles ont un fort taux de reprise pronominale, qui en anglais est marquée en genre (féminin she opposé au masculin he). Cette façon d’écrire n’est pas consciente, mais elle aboutit à ce que les protagonistes de l’énoncé soient facilement identifiés et différenciés dans un article long, à travers le genre grammatical du pronom. Les formes féminines sont également remar-quées et retenues pour représenter des points de vue ou des arguments qui sont repris d’une dépêche à un article. Elles ont, enfin, une forte visibilité dans les résumés de nouvelles.

On peut donc penser que ce qui est nécessaire en discours est de disposer de deux formes opposables au moins, pour construire un niveau de structure. À l’échelle d’un article en anglais, l’opposition constitutive est celle du DR versus le discours non marqué pour passer d’un niveau de lecture phrase à phrase à un niveau de lecture global d’un article de presse. La différenciation en genre du DR permet de construire des arguments dans un discours com-plexe. Le DR féminin, plus rare, clôt souvent une suite de DR au masculin exprimant une opinion commune.

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