isaac de l'etoile, prédicateur du verbe, et la philosophie: des écoles au cloître

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Cîteaux – Commentarii cistercienses, t. 63, fasc. 1-4 (2012) ISAAC DE L’ÉTOILE, PRÉDICATEUR DU VERBE, ET LA PHILOSOPHIE : DES ÉCOLES AU CLOÎTRE Cédric GIRAUD Alors que la pensée subtile d’Isaac de l’Étoile est plutôt bien connue par les travaux des historiens de la philosophie ayant étudié le contenu de ses écrits, les conditions historiques et littéraires de leur élaboration demeurent obscures 1 . Moine anglais né au début du XII e siècle, Isaac entra dans l’ordre de Cîteaux et devint en 1147 abbé de l’Étoile, abbaye fille de Pontigny, située au diocèse de Poitiers 2 . Il séjourna par la suite sur l’île de Ré sans doute dans les années 1150, avant de finir sa vie comme abbé de l’Étoile probablement à la fin des années 1160. Isaac est avare de confidences sur sa vie et sa formation : il faut se contenter d’une référence ABRÉVIATIONS ISAAC DE L’ÉTOILE ISAAC DE L’ÉTOILE, Sermons I, éd. Anselm HOSTE, Gaston SALET, Paris 1967 (SC 130) (SC 130). ISAAC DE L’ÉTOILE ISAAC DE L’ÉTOILE, Sermons II, éd. Anselm HOSTE, Gaston SALET, Gaetano (SC 207) RACITI, Paris 1974 (SC 207). ISAAC DE L’ÉTOILE ISAAC DE L’ÉTOILE, Sermons III, éd. Anselm HOSTE, Gaston SALET, Gaetano (SC 339) RACITI, Paris 1987 (SC 339). 1 Faute de place, il n’est fait ici mention que des principaux travaux sur la vie et la pensée d’Isaac. Voir notamment Franz BLIEMETZRIEDER, « Isaac de Stella. Sa spéculation théologique », Recherches de théologie ancienne et médiévale 4 (1932), p. 134-159 ; Gaetano RACITI, « Isaac de l’Étoile et son siècle », Cîteaux 12 (1961), p. 281-306, 13 (1962), p. 18-34, 132-145, 205-251 ; ISAAC DE L’ÉTOILE (SC 130), p. 7-63 ; Anne SAWORD, « The Eighth Centenary of Isaac of Stella », Cistercian Studies Quarterly 4 (1969), p. 243-250 ; Bernard MCGINN, « Theologia in Isaac of Stella », Cîteaux 21 (1970), p. 219-235 ; Gaetano RACITI, art. « Isaac de l’Étoile », dans Dict. Spir, t. 7, Paris 1971, col. 2011-2038 ; Bernard MCGINN, The Golden Chain. A Study in the Theological Anthropology of Isaac of Stella, Washington 1972 ; ID., « Isaac of Stella on the Divine Nature », Analecta Cisterciensia 29 (1973), p. 3-56 ; Claude GARDA, « Du nouveau sur Isaac de l’Étoile », Cîteaux 37 (1986), p. 8-22 ; Elias DIETZ, « When Exile Is Home : The Biography of Isaac of Stella », Cistercian Studies Quarterly 41 (2006), p. 141-165 ; Alexander FIDORA, « Mysteria magis delectant… Die Exegese des Zisterzienserabtes Isaak von Stella († ca. 1178) », dans The Multiple Meaning of Scripture. The Role of Exegesis in Early- Christian and Medieval Culture, éd. Ineke VANT SPIJKER, Leyde/Boston 2009, p. 273-290 (avec les références p. 289-290 à ses études antérieures) et, en dernier lieu, l’introduction de Caterina TARLAZZI à son édition du De anima : « L’epistola de anima di Isacco di Stella : studio della tradizione ed edi- zione del testo », Medioevo 36 (2011), p. 167-278. Je remercie vivement l’auteur de ce dernier travail de m’y avoir donné accès avec libéralité avant sa parution. 2 La biographie d’Isaac ne fait pas l’unanimité. Nous adoptons les vues prudentes de Christian TROTTMANN, « Bernard de Clairvaux, Ælred de Rievaulx et Isaac de l’Étoile, philosophes cisterciens du XII e siècle », dans Lumières médiévales. Saint Bernard, Averroès, saint Thomas d’Aquin, Duns Scot, Paris 2010, p. 21-54, ici p. 49-50. 96192_Citeaux_t63_12_Giraud.indd 193 21/02/13 10:10

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Cîteaux – Commentarii cistercienses, t. 63, fasc. 1-4 (2012)

ISAAC DE L’ÉTOILE, PRÉDICATEUR DU VERBE, ET LA PHILOSOPHIE :

DES ÉCOLES AU CLOÎTRE

Cédric Giraud

Alors que la pensée subtile d’Isaac de l’Étoile est plutôt bien connue par les travaux des historiens de la philosophie ayant étudié le contenu de ses écrits, les conditions historiques et littéraires de leur élaboration demeurent obscures1. Moine anglais né au début du xiie siècle, Isaac entra dans l’ordre de Cîteaux et devint en 1147 abbé de l’Étoile, abbaye fille de Pontigny, située au diocèse de Poitiers2. Il séjourna par la suite sur l’île de Ré sans doute dans les années 1150, avant de finir sa vie comme abbé de l’Étoile probablement à la fin des années 1160. Isaac est avare de confidences sur sa vie et sa formation : il faut se contenter d’une référence

AbréviAtions

isAAc de l’étoile isaac de l’Étoile, Sermons I, éd. Anselm Hoste, Gaston salet, Paris 1967 (SC 130) (SC 130).

isAAc de l’étoile isaac de l’Étoile, Sermons II, éd. Anselm Hoste, Gaston salet, Gaetano (SC 207) raciti, Paris 1974 (SC 207).

isAAc de l’étoile isaac de l’Étoile, Sermons III, éd. Anselm Hoste, Gaston salet, Gaetano (SC 339) raciti, Paris 1987 (SC 339).

1 Faute de place, il n’est fait ici mention que des principaux travaux sur la vie et la pensée d’Isaac. Voir notamment Franz Bliemetzrieder, « Isaac de Stella. Sa spéculation théologique », Recherches de théologie ancienne et médiévale 4 (1932), p. 134-159 ; Gaetano raciti, « Isaac de l’Étoile et son siècle », Cîteaux 12 (1961), p. 281-306, 13 (1962), p. 18-34, 132-145, 205-251 ; isaac de l’Étoile (SC 130), p. 7-63 ; Anne saword, « The Eighth Centenary of Isaac of Stella », Cistercian Studies Quarterly 4 (1969), p. 243-250 ; Bernard mcGinn, « Theologia in Isaac of Stella », Cîteaux 21 (1970), p. 219-235 ; Gaetano raciti, art. « Isaac de l’Étoile », dans Dict. Spir, t. 7, Paris 1971, col. 2011-2038 ; Bernard mcGinn, The Golden Chain. A Study in the Theological Anthropology of Isaac of Stella, Washington 1972 ; id., « Isaac of Stella on the Divine Nature », Analecta Cisterciensia 29 (1973), p. 3-56 ; Claude Garda, « Du nouveau sur Isaac de l’Étoile », Cîteaux 37 (1986), p. 8-22 ; Elias dietz, « When Exile Is Home : The Biography of Isaac of Stella », Cistercian Studies Quarterly 41 (2006), p. 141-165 ; Alexander Fidora, « …Mysteria magis delectant… Die Exegese des Zisterzienserabtes Isaak von Stella († ca. 1178) », dans The Multiple Meaning of Scripture. The Role of Exegesis in Early-Christian and Medieval Culture, éd. Ineke van’t spijker, Leyde/Boston 2009, p. 273-290 (avec les références p. 289-290 à ses études antérieures) et, en dernier lieu, l’introduction de Caterina tarlazzi à son édition du De anima : « L’epistola de anima di Isacco di Stella : studio della tradizione ed edi-zione del testo », Medioevo 36 (2011), p. 167-278. Je remercie vivement l’auteur de ce dernier travail de m’y avoir donné accès avec libéralité avant sa parution.

2 La biographie d’Isaac ne fait pas l’unanimité. Nous adoptons les vues prudentes de Christian trottmann, « Bernard de Clairvaux, Ælred de Rievaulx et Isaac de l’Étoile, philosophes cisterciens du XIIe siècle », dans Lumières médiévales. Saint Bernard, Averroès, saint Thomas d’Aquin, Duns Scot, Paris 2010, p. 21-54, ici p. 49-50.

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imprécise au contexte intellectuel de son temps3, et il convient surtout de recourir à ses œuvres. Pour deux d’entre elles, le De anima et le De officio missae, il s’agit de lettres assez bien diffusées au Moyen Âge, ce qui les rattache au genre de la theologische Briefliteratur4. Outre leur incontestable intérêt doctrinal, ces deux lettres, dont la simple existence constitue déjà un témoignage significatif, attestent la réputation intellectuelle d’un cistercien sollicité pour son avis sur des points délicats. Les sermons se présentent dans une situation moins favorable. Leur tradi-tion manuscrite est peu abondante avec sept témoins connus à ce jour auquel il faut ajouter, pour six sermons, la tradition directe représentée par l’édition Tissier-Migne5. Par ailleurs, l’éditeur scrupuleux des Sources chrétiennes signale égale-ment la présence des sermons d’Isaac dans quatre témoins disparus, dans une chaîne biblique connue par au moins onze manuscrits, et autant qu’il est possible d’en juger, aucun manuscrit ne donne un texte irréprochable6. Pour le dire autre-ment, les sermons d’Isaac, reprise littéraire d’une prédication effective, ont été peu lus au Moyen Âge et n’ont pas fait l’objet d’une diffusion contrôlée et encouragée par l’ordre cistercien.

D’une vie peu documentée et d’une œuvre homilétique qui paraît avoir eu une faible influence de son temps, il semble a priori délicat de déduire un parcours menant des écoles au cloître. C’est pourtant à cet exercice que se sont essayés ceux qui ont relié la personne et l’œuvre d’Isaac aux milieux scolaires du xiie siècle : selon une démarche régressive – des écrits d’Isaac aux sources scolaires les ayant censément nourris – ont été aussi invoqués, tour à tour ou concurremment, les grands maîtres qui se sont illustrés dans le second quart du xiie siècle : on a ainsi allégué Hugues de Saint-Victor, Gilbert de Poitiers, Guillaume de Conches, Thierry de Chartres ou bien encore Pierre Abélard7. Ces tentatives, bien qu’hasardeuses, ne sont d’évidence pas totalement infondées : dans les écoles de la première moitié du xiie siècle, les scolares ont rarement été formés par un seul maître. Le plus sou-vent, l’étudiant est initié aux rudimenta litterarum dans sa patrie natale, avant d’entreprendre une peregrinatio academica qui le conduit auprès des maîtres les plus fameux du temps8. Le second quart du xiie siècle voit même l’apogée de cette

3 Voir le sermon 48 commenté plus bas. 4 Voir le De anima (PL 194, col. 1875B-1890A) et le De officio missae (PL 194, col. 1889B-1896B).

Le De anima vient de faire l’objet d’une excellente édition critique citée en note 1. Sur le genre, voir Ludwig ott, Untersuchungen zur theologischen Briefliteratur der Frühscholastik, Münster 1937.

5 Sur les manuscrits, voir isaac de l’Étoile, SC 130, p. 70-73. 6 Ibid., p. 73-76. 7 L’expression la plus nette de cette tendance se fait jour dans la notice du Dictionnaire des auteurs

cisterciens, dir. Émile Brouette, Anselme dimier et Eugène manninG, Rochefort 1975, col. 383-386, ici col. 383. Voir aussi par exemple raciti, « Isaac… » (voir n. 1), col. 2012 et 2036. Nous rejoignons plutôt la conclusion de Franz Bliemetzrieder, « Isaac de Stella… » (voir n. 1), p. 159, malgré la fai-blesse méthodologique des analyses qui y conduisent : « Il ne se préoccupe pas tant de montrer sa dépendance et son appartenance à l’école d’un maître renommé, que de manifester sa propre maîtrise individuelle dans la science ».

8 Sur la mobilité scolaire, je me permets de renvoyer, avec la bibliographie afférente, à Cédric Giraud, « Le réseau des écoles cathédrales dans la province ecclésiastique de Reims, dans la première moitié du XIIe siècle », Cahiers de Recherches Médiévales 18 (2009), p. 39-51.

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pratique avant que les années 1150 n’entraînent un reclassement des centres sco-laires et les débuts de l’hégémonie parisienne au moins dans le domaine du trivium et de la théologie9. Il reste que la méthode de la généalogie intellectuelle corres-pond mal au génie synthétique d’Isaac et au genre littéraire auquel il s’est adonné en tant qu’abbé. Dans ses sermons, le cistercien n’a pas en effet délivré d’ensei-gnement sous la forme systématique de lectiones, mais a instruit ses frères en suivant le cours de l’année liturgique. Il paraît donc préférable de pratiquer une lecture inclusive de ses œuvres en recherchant, si l’on veut, la place des écoles au cloître de la manière même dont Isaac les a voulues présentes. Pour ce faire, il a d’abord été choisi de situer les écoles dans les sermons d’Isaac avant d’y étudier la place du Verbe divin.

i. isAAc et les écoles

Force est de reconnaître en premier lieu que le terme même de philosophia ne fait pas chez Isaac l’objet d’un traitement particulier : quand il cite la philoso-phie, c’est pour nommer un des interlocuteurs du prosimètre de Boèce10. Par ailleurs, certains passages expriment clairement l’idée que les philosophes sont avant tout les sages païens dont la sagesse a été rendue vaine par l’Évangile11. Sous l’influence d’Augustin, d’autres endroits reconnaissent, en revanche, à cer-tains sages, notamment à Platon qu’Isaac nomme le gentium theologus, des idées concordant avec la révélation mosaïque en matière de création12. De manière générale, Isaac répugne cependant à reprendre telle quelle une doctrine et à citer ses sources. S’il procède de manière allusive, le cistercien n’est pas pour autant imprécis : pour qui sait le lire, un mot suffit pour entendre non pas un motif développé, mais une harmonique que le prédicateur laisse résonner. Pour prendre un exemple parmi cent, dans le sermon 47 pour la nativité de saint Jean-Baptiste, Isaac souligne l’humilité du Précurseur et transforme une citation explicite de Grégoire le Grand pour y ajouter le mot de vanitas13. C’est l’occasion d’intro-duire une image biblique : l’homme vain est une poussière soulevée par le vent, et d’insinuer une question qui commence par Ubi sunt14. On sait, au moins depuis Étienne Gilson, que le thème de l’ubi sunt constitue un véritable courant littéraire qui se plaît à évoquer la vanité de l’existence humaine en usant d’images

9 Jacques verGer, « une étape dans le renouveau scolaire du XIIe siècle ? », dans Le XIIe siècle. Mutations et renouveau en France dans la première moitié du XIIe siècle, dir. Françoise Gasparri, Paris 1994, p. 123-145, ici p. 126 et Id., « Des écoles du XIIe siècle aux premières universités : réus-sites et échecs », dans Renovación intelectual del Occidente Europeo (siglo XII), Pampelune 1998, p. 249-273, ici p. 262.

10 isaac de l’Étoile (SC 130), 17, 12, p. 318, l. 103. L’exploitation systématique des sermons est facilitée par un index nominum (SC 339, p. 350-431), ainsi que par des notes doctrinales complémen-taires situées à la fin de chaque volume.

11 isaac de l’Étoile (SC 130), 10, 6, p. 224, l. 52-63 ; (SC 339), 46, 13, p. 126, l. 115-121. 12 isaac de l’Étoile (SC 207), 24, 6-7, p. 102, l. 46-62. 13 isaac de l’Étoile (SC 339), 47, 5, p. 138, l. 45-54. 14 Ibid., 47, 6, p. 138, l. 54-60.

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topiques comme la poussière15. En trois lignes, Isaac dit tout de manière très précise et condensée, mais sans qu’il soit possible de rattacher cette évocation à un auteur particulier. Par conséquent, la méthode généalogique ou la recherche de l’influence est d’un faible profit pour caractériser cet auteur. Tout au plus, peut-on signaler dans ce cas précis, comme d’ailleurs en tant d’autres, qu’Au-gustin est une autorité omniprésente16. Le fait est à rapprocher prudemment de la collection augustinienne de l’abbaye de Pontigny qui, outre les deux lettres d’Isaac présentes dans le fonds primitif, conservait également des volumes rares d’Augustin17.

Puisque la méthode généalogique risque de tourner court, il a été choisi, pour situer Isaac, de procéder différemment, en s’appuyant sur le rapport qu’entretient cet auteur à la langue. Cette interrogation permet de reconstituer une personnalité littéraire à condition de tenir compte d’au moins trois dimensions : l’étude objec-tive d’une pratique littéraire ou d’un style18 ; la reconstitution d’une herméneu-tique, c’est-à-dire de la manière de lire et de comprendre un texte ; la prise en compte d’une intériorité qui, pour s’exprimer, utilise un langage dont le texte biblique vérifie la conformité au Verbe divin. Chez un cistercien comme Isaac, l’articulation de ces trois dimensions – stylistique, exégétique et spirituelle – passe par une réflexion explicitement assumée sur l’utilisation du langage. Dans le sermon 48, Isaac fait ainsi retour sur la manière qu’il a eue de prêcher et recon-naît avoir suivi un effet de mode que le parallèle avec sa critique des ordres mili-taires autorise à faire remonter aux années 113019. Selon l’apologie d’Isaac, cette mode consistait pour les maîtres qu’il a imités dans sa prédication, à adapter les écritures saintes à leur propre goût en abandonnant les explications des Pères20. Plus qu’à un maître en particulier, cette recherche de la nouveauté évoque effec-tivement le contexte scolaire des années 1130-1140, marquées par des attaques dirigées contre certains maîtres comme Guillaume de Conches, Pierre Abélard et Gilbert de Poitiers21. L’originalité d’Isaac réside sans doute dans cette présence

15 Étienne Gilson, « De la Bible à François Villon », Les idées et les lettres, Paris, 1932, p. 9-38 et Mariantonia liBorio, « Contributi alla storia dell’Ubi sunt », Cultura neolatina 20 (1960), p. 141-209.

16 André FracHeBoud, « L’influence de saint Augustin sur le cistercien Isaac de l’Étoile », Collec-tanea ordinis cisterciensium reformatorum 11 (1949), p. 1-17 et p. 264-278 ; 12 (1950), p. 5-16 et Pierre courcelle, Les confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire, Paris 1963, p. 290-291 ; raciti, « Isaac… » (voir n. 1), col. 2035.

17 Monique peyraFort-Huin, La bibliothèque médiévale de l’abbaye de Pontigny (XIIe-XIXe siècles). Histoire, inventaires anciens, manuscrits, Paris 2001, p. 80 (sur Augustin) et p. 157, n. 102 (sur Isaac).

18 En dépit de quelques références éparses, la technique oratoire d’Isaac n’a pas fait l’objet de l’étude systématique qu’elle mérite. Voir cependant Louis BourGain, La chaire française au XIIe siècle d’après les manuscrits, Paris 1879, p. 78-81 ; isaac de l’Étoile (SC 130), p. 26-35 ; raciti, « Isaac… » (voir n. 1), col. 2015.

19 isaac de l’Étoile (SC 339), 48, 8, p. 158-160, l. 77-88. 20 Ibid., 48, 5, p. 156, l. 43-54. 21 Sur ce contexte, voir, avec la bibliographie antérieure, Cédric Giraud, Per verba magistri. Anselme

de Laon et son école au XIIe siècle, Turnhout 2010, p. 444-454 et surtout Sita steckel, Kulturen des

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chronologiquement différée d’une mode scolaire au sein d’une prédication monas-tique. Le recours à la nouveauté est présenté aussi par le prédicateur comme le fruit de conditions matérielles : dans son exil, l’abbé n’a ni livres ni commen-taires à sa disposition, il doit donc recourir à la parole vive pour instruire ses frères22. En adoptant cette exégèse nouvelle, Isaac précise également qu’il a fait sien un style dont il décrit avec brio la singularité : solebat mirabiliter mira dicere et singulariter inaudita excogitare, obscura luculenter diffinire, involuta distincte dividere, divisa patenter exemplis declarare23. Le tout exprimé avec une figure étymologique sur mirari, une esquisse de gradatio sur dividere, et une série de rimes homéopteutes qui créent un effet de staccato sur les adverbes et les com-pléments d’objet. Le prédicateur, censément à court d’inspiration, avoue en un feu d’artifice rhétorique ne plus pouvoir créer de nouveau et ne plus savoir renou-veler avec élégance l’ancien24 : ses auditeurs se plaignent même qu’il a changé de style, de modus dicendi25.

Nous touchons ici à un autre point commun avec le fonctionnement de la parole dans les écoles, c’est-à-dire la pression exercée par les élèves sur les maîtres. Isaac rappelle ailleurs la manière dont la discipline de la parole modère les échanges monastiques : au cours de l’exégèse de Jn 3, 29 (« l’ami de l’Époux se tient debout et écoute »), l’abbé indique, en faisant allusion à la règle béné-dictine, que le propre des maîtres est de parler, alors qu’il revient aux disciples d’écouter26. C’est même une des règles de la vie spirituelle, selon laquelle l’homme blessé par le péché « demande à un maître au-dehors ce qu’il porte inscrit par Dieu au-dedans »27. Cependant, cette répartition des rôles, étroitement liée à la valeur que revêt l’obéissance dans le contexte monastique, est boulever-sée par l’attitude nouvelle des maîtres qui font droit dans leur enseignement aux demandes des scolares. La prise en compte du public dans les écoles du xiie siècle et son irruption parfois violente dans les débats scolaires confèrent, en effet, à l’auditoire un pouvoir, décrit par les contemporains d’Isaac, qui consiste à criti-quer ou à déserter un maître décevant28. Isaac explique ainsi qu’il doit faire face à la lassitude et même aux plaintes de son auditoire, qu’il reconnaît mériter en partie29. C’est en effet lui qui a introduit le goût de la nouveauté dans le cloître

Lehrens im Früh- und Hochmittelalter. Autorität, Wissenskonzepte und Netzwerke von Gelehrten, Cologne/Weimar/Vienne 2011, p. 1057-1142.

22 Voir, par exemple, isaac de l’Étoile (SC 207), 18, 3, p. 10, l. 15-20, et 22, 1, p. 62, l. 1-3. 23 isaac de l’Étoile (SC 339), 48, 2, p. 152, l. 14-17. 24 Ibid., 48, 3, p. 154, l. 22-35. 25 Ibid. 26 Ibid., 47, 11, p. 142, l. 98-100. 27 isaac de l’Étoile (SC 207), 28, 18, p. 164, l. 152-153. 28 Sur ce contexte, voir Cédric Giraud, « Per verba magistri. La langue des maîtres théologiens au

premier XIIe siècle », dans Zwischen Babel und Pfingsten / Entre Babel et Pentecôte, Sprachdifferenzen und Gesprächsverständigung in der Vormoderne (8.-16. Jahrhundert). Différences linguistiques et communication orale avant la modernité (VIIIe-XVIe siècle), dir. Peter von moos, Zürich/Berlin 2008, p. 357-373.

29 isaac de l’Étoile (SC 339), 48, 1-2, p. 150-152, l. 1-21.

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et qui a créé cette connivence entre le prédicateur et son public. Cette dialectique entre parole nouvelle et réception par le public, entre originalité herméneutique et curiosité de l’auditoire rappellent certaines pratiques scolaires, celles-là mêmes dénoncées par Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry quelques années auparavant. Isaac semble donc avoir été pris au piège qu’il a lui-même posé : après avoir fait, dans le sermon 16, l’éloge de l’inspiration et rappelé non sans coquetterie que le choix d’une exégèse nouvelle ne signifiait pas ignorance des commentateurs passés, Isaac doit lutter, dans le sermon 48, contre le dégoût qu’inspirent les propos déjà tenus par les anciens30. À le lire, Isaac a transposé dans sa prédication l’économie de la parole telle qu’elle était pratiquée dans les écoles, et ce lorsqu’il les fréquenta pendant le second quart du xiie siècle.

Les sermons d’Isaac permettent-ils cependant de relier ces notations à une pra-tique exégétique précise ? Le sermon 16 mérite d’être lu en parallèle avec le ser-mon 48 puisque la préface de l’un répond à l’apologie du second. En effet, dans la préface du sermon 16, Isaac insiste sur la multiplicité de la sagesse divine qui s’exprime dans l’Écriture, fontaine inépuisable et puits profond recélant des « sens toujours jaillissants »31. Aucun principe de contradiction verbale ne vient régler cette herméneutique potentiellement infinie, dès lors qu’elle ne repose que sur la conformité à la vérité et à la charité, et derrière ces vertus, à l’Esprit mul-tiforme32. Et lorsqu’il parle dans le sermon 48 des grands esprits qu’il a suivis, Isaac analyse de la même manière leur enseignement : ils n’ont rien dit contre la foi et la vérité, mais ont tout tiré « vers l’utilité et l’honnêteté de la vie et des mœurs avec une admirable nouveauté »33. L’apologie d’une nouvelle exégèse morale dans le sermon 48 correspond aux procédés herméneutiques du sermon 16 : à propos de la vigne citée en Jn 15, le cistercien, tout en respectant l’inter-prétation ecclésiologique et christologique traditionnelle, en propose une exégèse personnelle au sens le plus fort du terme. Son interprétation – ego intelligo, dit-il – porte non seulement sur son âme, mais aussi sur son corps, ce qu’il appelle totum me34.

De cette attention à la vis verborum et à la libertas Spiritus, le cistercien donne de nombreux autres témoignages notamment lorsqu’il s’adonne avec pré-dilection à l’explication des mysteria scripturaires35. Que ceux-ci signifient une étape de la vie morale ou une réalité de la foi chrétienne, ces mystères et leur exégèse permettent de différencier la sagesse chrétienne des autres formes

30 Cf. isaac de l’Étoile (SC 130), 16, 2-5, p. 294-296, l. 10-50 et (SC 339) 48, 7, p. 158, l. 66-76. 31 isaac de l’Étoile (SC 130), 16, 1, p. 294, l. 5-9. 32 Ibid., 16, 3, p. 294-296, l. 17-30. 33 isaac de l’Étoile (SC 339), 48, 5, p. 156, l. 50-53. 34 isaac de l’Étoile (SC 130), 16, 6-7, p. 296-298, l. 51-73. 35 Voir notamment isaac de l’Étoile (SC 130), 7, 14, p. 188, l. 122-131 ; 8, 6, p. 196, l. 56-66) ;

9, 1, p. 204, l. 1-7) ; 11, 8 et 16, p. 240, l. 66-72 et p. 248, l. 156-161 ; (SC 207), 31, 1, p. 190-192, l. 1-6. Sur cet aspect de la prédication d’Isaac, voir Fidora, « …Mysteria magis delectant… » (voir n. 1).

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d’herméneutique : les païens ne connaissent que le sens propre et le sens moral, les juifs habitent le désert de la lettre faute d’être parvenus à l’abondance du sens spirituel36. En ce sens, la découverte du quadruple sens des Écritures et notamment le passage au sens allégorique constituent pour Isaac un signe d’élection, non sans subtilité et profondeur. Pour ne donner que l’exemple du sermon 9, Isaac choisit comme point de départ les noces de Cana : ce qui lui plaît dans l’épisode est le mystère, davantage que le miracle qui révèle pourtant au monde la mission du Christ37. Ce premier sens historique est comme un voile qu’il faut soulever pour interpréter le mystère. Dans un premier temps, Isaac définit trois types de noces, entre la chair et la chair, entre l’esprit et la chair, entre l’esprit et l’esprit : la première permet la génération de l’homme, la seconde sa constitution en tant qu’être humain composé d’esprit et de chair, la troisième sa perfection par l’union de l’esprit à Dieu38. Mais au cours du ser-mon, le cistercien reprend cette tripartition et lui ajoute significativement une quatrième noce, celle du Verbe et de l’humanité39. Il signale alors qu’il faut la placer entre la seconde et la troisième noce et que chacune de ces noces corres-pond à un sens scripturaire (historique, moral, allégorique et anagogique)40. Ce qui peut sembler à première lecture une forme de maladresse – pourquoi ne pas avoir annoncé d’emblée l’existence de quatre noces ? – se révèle au contraire d’une grande finesse, puisque l’apparition différée du Christ dans le sermon se rapproche d’une révélation, d’une épiphanie mimétique de celle de Cana : sans l’ajout de la noce allégorique, toutes les autres noces ne sauraient recevoir de qualification herméneutique. Autrement dit, le seul à donner accès au sens est le Christ, qu’il se révèle au genre humain à Cana ou bien à l’auditeur lors de l’exé-gèse parénétique du quadruple mystère nuptial.

ii. verbe divin et ministère de lA prédicAtion

une première analyse de certains sermons d’Isaac nous amène donc à souligner l’importance de l’exégèse allégorique et, partant, de la christologie. C’est que le but de sa prédication est de conduire in contemplationem tranquillae Sophiae41, une sagesse ici assimilée à Dieu. Il est patent que, pour Isaac, cette contemplation est favorisée par les conditions matérielles et spirituelles de la vie monastique, même si le cistercien se sépare de certains contemporains et n’identifie pas expli-citement philosophie et vie monastique, cette dernière demeurant pour lui de

36 isaac de l’Étoile (SC 130), 11, 6, p. 238-240, l. 44-53. 37 Ibid., 9, 1, p. 204, l. 1-7. 38 Ibid., 9, 8-10, p. 210-212, l. 68-100. 39 Ibid., 9, 10-13, p. 212-214, l. 101-128. 40 Ibid., 9, 13-14, p. 214-216, l. 129-143. 41 isaac de l’Étoile (SC 207), 33, 14, p. 230, l. 131-132.

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l’ordre du moyen42. Dans ce contexte, Dieu fait l’objet de plusieurs approches solidaires : métaphysique dans les sermons pour la sexagésime, éthique dans les sermons pour la Toussaint, eschatologique de manière plus diffuse ; autant de quêtes qui mêlent expression du désir et exigence d’intelligibilité du mystère43. Ce n’est donc pas un hasard si le sommet de la spéculation chez Isaac correspond à l’interprétation de la parabole du Semeur44. La prédication du Verbe par lui-même, le Christ étant à la fois semence et semeur, fait l’objet d’une mise en abîme par l’abbé qui tient lui-même la place du Christ dans la communauté. Mise en abîme et non mimétisme, car la sortie du Verbe est une descente, alors qu’Isaac effectue viva voce une remontée vers la source de toute parole. Au cours de cette remontée, dont on a souligné à juste titre tout ce qu’elle devait à Anselme de Cantorbéry, Isaac rejoint les réflexions des écoles sur l’application du langage humain à Dieu45. Dans la lignée des influences additionnées de Boèce, du pseudo-Denys l’Aréopagite et de Jean Scot, les théologiens du temps, et notamment Abé-lard, s’accordent pour considérer que l’imposition naturelle du langage ne l’auto-rise pas à parler proprement de Dieu46. Isaac s’inscrit dans cette lignée et distingue dans le sermon 22 trois sortes de théologies : une théologie symbolique, qu’il appelle aussi sensible ou métaphorique et qui prédique de Dieu les choses créées en utilisant la similitude ; ce langage excessif dépasse la vérité et la foi47. D’autre part, la théologie divine correspond à la théologie négative du pseudo-Denys : selon des images éprouvées, elle est dite obscure pour nous en raison de sa lumière surabondante48. La réalité qu’elle est et dont elle traite, demeure pour nous ineffable car son langage est celui de l’indicible ; devant elle, le silence est la réponse appropriée, mais pour le prédicateur qui ne peut s’y réduire, il faut se résoudre à utiliser la théologie humaine dite aussi rationnelle : son but est de par-ler des réalités de la théologie divine en utilisant un « vocabulaire d’emprunt »49. Le recours à ce transfert, translatio dans le vocabulaire scolaire, rend nécessaire

42 Sur le thème et ses inflexions, voir surtout Jean leclercq, Études sur le vocabulaire monastique du Moyen Âge, Rome 1961, p. 39-67.

43 Sur les différentes approches possibles, voir trottmann, « Bernard de Clairvaux… » (voir n. 2), p. 50-54.

44 Cette parabole est la matière des sermons 18 à 26, les plus commentés d’Isaac, notamment par les études citées n. 1.

45 Sofia vanni roviGHi, « Notes sur l’influence de saint Anselme au XIIe siècle », Cahiers de civi-lisation médiévale 8 (1965), p. 43-58, ici p. 46-50.

46 Voir diverses études d’Irène rosier-catacH, « Évolution des notions d’equivocatio et univocatio au xiie siècle », dans L’ambiguïté, cinq études historiques, éd. Irène rosier-catacH, Lille 1988, p. 103-166 ; Ead., « Prata rident », dans Langages et philosophie. Hommage à Jean Jolivet, éd. Alain de liBera, Abdelali elamrani-jamal, Alain Galonnier, Paris 1997, p. 155-176 ; Ead., « La notion de translatio, le principe de compositionalité et l’analyse de la prédication accidentelle chez Abélard », dans Langage, sciences, philosophie au xIIe siècle, éd. Joël Biard, Paris 1999, p. 125-164 ; ainsi que l’étude de Gilbert daHan, « Saint Thomas et la métaphore. Rhétorique et herméneutique », dans Lire la Bible au Moyen Âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève 2009, p. 249-282.

47 isaac de l’Étoile (SC 207), 22, 9, p. 68, l. 72-76. 48 Ibid., 22, 9-12, p. 68-70, l. 69-70 et l. 84-99. 49 Ibid., 22, 10, p. 70, l. 82-83.

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une analyse des termes employés par la théologie rationnelle. Selon Isaac, même s’il n’emploie pas la notion explicitement, nous sommes en présence d’une forme d’équivocité. Dire que Dieu est sagesse, raison ou force, implique de comprendre en quoi cette prédication, au sens grammatical du terme, est impropre50. Pour Isaac, et contrairement à d’autres maîtres, il ne s’agit pas d’une prédication méta-phorique car le cistercien ne se situe pas du côté de l’homme, mais d’une prédi-cation euphémique par rapport à la théologie divine. En ce sens, une expression comme « super-sagesse » est plus adéquate et trahit moins la réalité du mystère51. Le moment apophatique est donc inséparable d’une réflexion sur le langage caractéristique de cette philosophie « existentielle ». L’analyse de la translatio n’est pas placée en ouverture, comme c’est le cas dans les recueils de sentences contemporains, passage obligé du théologien des écoles réfléchissant sur les pos-sibilités du langage. Elle apparaît comme un simple moment dans la quête du Verbe divin : le cri utinam litteras nescissem n’est pas l’appel d’un moine à quelque docte ignorance, mais trahit l’insatisfaction passagère d’un esprit face aux imperfections de la théologie rationnelle52.

Pour pallier ces inconvénients, Isaac utilise abondamment les couleurs de la rhétorique ; cela ne lui est pas propre et, à la suite de Gilson, on tend souvent à voir, avec bienveillance, dans ce culte du beau style l’ultime attachement des cisterciens aux prestiges du monde53. Les notations précédentes invitent cepen-dant à ne pas situer sur le même plan la recherche stylistique d’un sermon, le dépouillement d’une église, la monochromie d’une initiale peinte ou encore la ligne mélodique d’une antienne. Dans le monde de la faute, ces dernières réalités sont comme séparées de Dieu et n’expriment que de façon imparfaite leur créa-teur. Parmi les six livres qui instruisent l’homme, le livre de la création demeure obscur pour l’homme pécheur54. Le livre de la Loi étant demeuré lettre morte, le Verbe, livre palpable, s’est incarné et demeure présent à travers l’Évangile, sixième et dernier livre dont les œuvres sont elles-mêmes des verbes55. Sans qu’il le dise explicitement, la prédication assume chez Isaac le rôle d’un septième livre, ce qui est particulièrement manifeste dans les doxologies de plusieurs sermons56. Prolongement dans le présent des cinquième et sixième livres, c’est-à-dire du Verbe incarné et de l’Évangile, la prédication a pour objectif de faire résonner la parole donnée, par l’intermédiaire du Verbe divin, au prédicateur et de la faire

50 Ibid., 22, 10, p. 68, l. 76-81. 51 Ibid., 22, 8, p. 68, l. 59-68. 52 Ibid., 22, 5, p. 64, l. 31-33. 53 Voir Étienne Gilson, La théologie mystique de saint Bernard, Paris 1934, p. 81-82, et la relecture

de la formule par Michel zink, « L’art littéraire de saint Bernard. une esthétique de la conversion », dans L’actualité de saint Bernard. Colloque des 20 et 21 novembre 2009, éd. Antoine GuGGenHeim, André-Marie ponnou-delaFFon, Paris 2010, p. 197-211.

54 isaac de l’Étoile (SC 130), 9, 3, p. 206, l. 27-31. 55 Ibid., 9, 4-8, p. 206-210, l. 32-70. 56 Voir isaac de l’Étoile (SC 130), 1, 20, p. 98, l. 168-171 ; 9, 20, p. 220, l. 194-197 ; (SC 207),

23, 20, p. 96, l. 184-194 ; 33, 17, p. 230, l. 150-156 ; 38, 22, p. 318-320, l. 187-191.

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remonter jusqu’à Lui. L’usage récurrent de la figure étymologique, qu’Isaac double avec prédilection d’une expression paronymique, tous les jeux omnipré-sents sur les mots définissent l’éthos d’un prédicateur pour qui le langage n’a pas une fonction ornementale, mais pour ainsi dire organique57. Dans ce septième livre de la prédication, les mots sont comme le corps animé par le Verbe intérieur. L’esthétique de la pointe qui a la faveur d’Isaac, la compositio syntaxique parfois tourmentée qu’il adopte, créent un effet d’instabilité qui pousse l’auditeur/lecteur à dépasser la surface des mots. En ce sens, l’expressivité stylistique d’Isaac rejoint son goût personnel pour l’allégorie et possède un profond sens pédago-gique, non seulement parce qu’elle fournit les moyens appropriés à la transmis-sion d’un enseignement, mais surtout parce qu’elle est l’indice de sa propre fini-tude. Ce que le cistercien dit à propos de l’ineffable vaut également pour sa pratique littéraire : s’il insiste sur l’inadéquation du langage en des termes pathé-tiques, c’est pour donner à ses auditeurs l’intelligence sensible de l’inintelligibi-lité divine58. Cette intelligence paradoxale renforcée par le style permet ainsi de placer la parole du prédicateur dans un entre-deux du langage, entre le fonction-nement translaté de la théologie rationnelle et le silence ineffable de la théologie divine.

Le cas du cistercien Isaac de l’Étoile semble illustrer, par sa singularité même, le fonctionnement des écoles du xiie siècle : à l’âge pré-universitaire et particuliè-rement dans la première moitié du siècle, aucune autorité n’impose un cursus, des manuels ou des diplômes sanctionnant l’acquisition de compétences. La liberté institutionnelle et doctrinale qui règne doit empêcher l’historien de dessiner avec trop de netteté les contours d’une école. Par conséquent, Isaac, bien que formé dans les écoles, échappe à toute classification doctrinale stricte. Sans préjuger d’enquêtes de détail qui ont déjà permis ou permettront encore de rattacher tel point de sa prédication à une doctrine précise, il faut avouer que les parallèles avec les écoles se réduisent à ce qu’il nous en dit lui-même : une ambiance intel-lectuelle, une attention aux verba qui s’expliquent partiellement par la rencontre entre trivium et théologie. La leçon la plus importante qu’Isaac a retenue des écoles est sans doute la suivante : oser l’originalité d’une parole vive qui instruit sans s’arrêter aux limites fixées par les Pères, scruter le mystère en faisant entendre sa propre voix. La singularité de cette voix amène alors à retourner la proposition initiale : si les écoles sont in fine peu présentes au sein de cette pré-dication monastique, on peut se demander si, dès le temps de sa formation, Isaac

57 Parmi les innombrables exemples qui méritent une étude séparée, voir : « solus cum solo in soli-tudine » (isaac de l’Étoile (SC 207), 30, 8, p. 184, l. 73) ; « Ecce qualiter qualis qualem vincit » (30, 13, p. 188, l. 123) ; « de bono boni bene conditi, de malo mali male corrupti » (isaac de l’Étoile (SC 130), 6, 10, p. 170, l. 101-102) ; expression paronymique : « vita mortali seu morte vitali » (3, 20, p. 126, l. 172 et la note complémentaire 4, p. 334-335) ; « opus justitiae aut justitiam operis » (isaac de l’Étoile (SC 207), 36, 1, p. 268, l. 6) ; « naturae rationali vel rationi naturali, creando diffundat et diffundendo creet » (34, 31, p. 254, l. 280).

58 Ibid., 22, 11, p. 70, l. 84-90.

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n’était pas déjà animé par l’idéal de la philosophia Christi. Plutôt qu’un maître réfugié au cloître, peut-être a-t-il été un moine in voto ayant demeuré dans les écoles de son temps.

université de Lorraine / Institut universitaire de France Cédric Giraud

Centre de médiévistique Jean-Schneider91, boulevard de la LibérationF – 54000 Nancy

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Isaac de l’Étoile, prédicateur du Verbe, et la philosophie : des écoles au cloître

Le cistercien Isaac de l’Étoile, bien que formé dans les écoles, échappe à toute classification doctrinale stricte. Les parallèles avec les écoles se réduisent à ce qu’il nous en dit lui-même : une ambiance intellectuelle, une attention aux verba qui s’expliquent partiellement par la rencontre entre trivium et théologie. La leçon la plus importante qu’Isaac a retenue des écoles est sans doute la suivante : oser l’originalité d’une parole vive qui instruit sans s’arrêter aux limites fixées par les Pères, scruter le mystère en faisant entendre sa propre voix. Si les écoles sont in fine peu présentes au sein de cette prédication monastique, on peut se demander si dès le temps de sa formation, Isaac n’était pas déjà animé par l’idéal de la philosophia Christi. Plutôt qu’un maître réfugié au cloître, peut-être a-t-il été un moine in voto ayant demeuré dans les écoles de son temps.

Isaac of Stella, Preacher of the Word, and Philosophy: from the Schools to the Cloister

The Cistercian Isaac of Stella, though trained in the schools, defies any strictly doctrinal categorization. The parallels with the schools are limited to what he tells us of them him-self: an intellectual atmosphere, and an attention to the verba which are explained in part by the encounter of the trivium with theology. The most important lesson that Isaac learned in the schools was probably this: daring to adopt the originality of a living word whose instruc-tion did not end at the limits fixed by the Fathers, and making his own voice heard in the investigation of the mystery. If, in fine, the presence of the schools is not especially notice-able at the heart of this monastic preaching, one might wonder whether Isaac, from the time of his formation, was not already inspired by the ideal of the philosophia Christi. Rather than seeing him as a master who had sought refuge in the cloister, we might perhaps see him as a monk in voto who had spent time in the 12th-century schools.

Isaak von Stella, Prediger des Wortes Gottes, und die Philosophie: von den Schulen in das Kloster

Der Zisterzienser Isaak von Stella, obwohl in Schulen ausgebildet, entzieht sich jeder strengen lehrmäßigen Klassifikation. Die Parallelen zu den Schulen beschränken sich auf das, was er selber uns von ihnen berichtet: eine intellektuelle Atmosphäre und Aufmerksam-keit für die verba, die sich zum Teil aus dem Zusammentreffen von trivium und Theologie erklären. Die wichtigste Lektion, die Isaak in den Schulen gelernt hat, ist zweifelsohne folgende: sich an den ursprung des lebendigen Wortes heranzuwagen, das uns belehrt, ohne an den Grenzen, die die Väter festgelegt haben, Halt zu machen, und das Geheimnis zu erforschen, indem man auf seine eigene Stimme hört. Wenn in fine die Schulen im Kern dieses monastischen Predigens nicht besonders präsent sind, könnte man sich fragen, ob Isaak nicht bereits in der Zeit seiner Ausbildung vom Ideal der philosophia Christi beseelt war. Mehr als ein Meister, der Zuflucht im Kloster gesucht hat, war er vielleicht ein Mönch in voto, der die Schulen seiner Zeit besucht hatte.

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