internet, multimedia, ça change quoi dans la réalité? inrp 1999

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Avant-propos Ce livre a pour but de faire partager des questions nées de la recherche. La recherche ne sert pas tant à trouver des réponses qu’à tenter de formuler les bonnes questions. Face aux transformations économiques, sociales, politiques, pédagogiques que le multimédia et Internet apportent avec eux, il n’est pas sûr que les ques- tions les plus pertinentes soient toujours celles qui occupent le devant de la scène, celles qui apparaissent dans tous les discours convenus. Il se veut destiné au plus grand nombre. Il ne comporte que peu de notes, peu de références bibliographiques. Ce livre est donc le résultat d’un désir, celui de faire partager à mes collègues enseignants, qu’ils enseignent de la maternelle à l’université, qu’ils soient chercheurs ou bibliothécaires, mais aussi aux parents d’élèves, aux politi- ques, aux informaticiens, et au delà, à des citoyens intéressés (car, concernés, nous le sommes tous), quelques unes des grandes questions qu’Internet pose aux systèmes éducatifs. Mais pas seulement à lui, car il pose tout aussi bien au monde du travail, à celui des loisirs, à celui du commerce ou à celui de la défense… Il s’adresse donc aux enseignants mais aussi aux citoyens, il parle de l’école, mais pas de pédagogie, du moins pas directement. Il tente de proposer un re- gard un peu différent. Il ne s’agit pas ici de savoir comment on peut utiliser Internet, ce qu’on peut en faire, mais plutôt de se demander quels effets produit son développement, et quelles questions il nous pose à court et à long terme. C’est la raison pour laquelle il évoque indifféremment les élèves, les étu- diants, les personnels en formation. Il ne s’agit pas ici de nier les différences entre ces catégories. Mais elles ne sont pas au centre de nos préoccupations, qui visent au contraire à chercher un maximum de points communs entre ces “apprenants” et les travailleurs, les citoyens, tous les autres, dans toutes les situations de la vie où ils croisent l’outil informatique. Ce livre n’est certes pas le résultat d’une réflexion solitaire. On ne peut pas chercher seul, on ne peut pas progresser seul. Il est né de rencontres, d’échan- ges, de conférences, de séminaires qui ont eu lieu entre 1996 et 1999. Sans eux ils n’aurait jamais existé. Je dois donc ici, avec un grand plaisir, remercier ceux qui ont permis à ces idées de prendre corps, ceux qui les ont enrichies, discutées, réfutées, faisant 1

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Avant-propos

Ce livre a pour but de faire partager des questions nées de la recherche. Larecherche ne sert pas tant à trouver des réponses qu’à tenter de formuler lesbonnes questions.

Face aux transformations économiques, sociales, politiques, pédagogiquesque le multimédia et Internet apportent avec eux, il n’est pas sûr que les ques-tions les plus pertinentes soient toujours celles qui occupent le devant de lascène, celles qui apparaissent dans tous les discours convenus.

Il se veut destiné au plus grand nombre. Il ne comporte que peu de notes, peude références bibliographiques.

Ce livre est donc le résultat d’un désir, celui de faire partager à mes collèguesenseignants, qu’ils enseignent de la maternelle à l’université, qu’ils soientchercheurs ou bibliothécaires, mais aussi aux parents d’élèves, aux politi-ques, aux informaticiens, et au delà, à des citoyens intéressés (car, concernés,nous le sommes tous), quelques unes des grandes questions qu’Internet poseaux systèmes éducatifs. Mais pas seulement à lui, car il pose tout aussi bienau monde du travail, à celui des loisirs, à celui du commerce ou à celui de ladéfense…

Il s’adresse donc aux enseignants mais aussi aux citoyens, il parle de l’école,mais pas de pédagogie, du moins pas directement. Il tente de proposer un re-gard un peu différent. Il ne s’agit pas ici de savoir comment on peut utiliserInternet, ce qu’on peut en faire, mais plutôt de se demander quels effets produitson développement, et quelles questions il nous pose à court et à long terme.

C’est la raison pour laquelle il évoque indifféremment les élèves, les étu-diants, les personnels en formation. Il ne s’agit pas ici de nier les différencesentre ces catégories. Mais elles ne sont pas au centre de nos préoccupations,qui visent au contraire à chercher un maximum de points communs entre ces“apprenants” et les travailleurs, les citoyens, tous les autres, dans toutes lessituations de la vie où ils croisent l’outil informatique.

Ce livre n’est certes pas le résultat d’une réflexion solitaire. On ne peut paschercher seul, on ne peut pas progresser seul. Il est né de rencontres, d’échan-ges, de conférences, de séminaires qui ont eu lieu entre 1996 et 1999. Sanseux ils n’aurait jamais existé.

Je dois donc ici, avec un grand plaisir, remercier ceux qui ont permis à cesidées de prendre corps, ceux qui les ont enrichies, discutées, réfutées, faisant

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par là même progresser ma réflexion , et enfin ceux qui m’ont invité à les ex-

poser, suscitant par là de nouveaux échanges enrichissants.

A l’INRP, je remercie en particulier Georges-Louis Baron, Directeur du Dé-partement Technologies Nouvelles en éducation (TECNE) dont l’appui mo-ral et matériel permanent a été fondamental, ainsi que Michèle Proux,Chargée de mission aux relations internationales et François Vergne, respon-sable des publications.

Sur la question du devenir des universités, les discussions avec Jacques Per-riault (Université Paris 10), les informations qu’a pu me donner FrançoisPeccoud (Président de l’Université Technologique de Compiègne, chargé demission à la CPU) ont été essentielles. Merci aussi à Dominique Boullier(UTC), à Pierre Musso (Université Rennes 2).

Je suis reconnaissant au Ministère de l’Education Nationale de la Rechercheet de la Technologie de l’accueil qui m’a été fait, en particulier par MaryseQuéré (DISTNB), puis Françoise Thibault et Michel Moreau (Direction de laTechnologie).

En ce qui concerne la carte à mémoire, son histoire et les questions qu’ellepose, je remercie Roland Moreno (Innovatron) pour le temps passé ensembleà évoquer ces questions.

Pour les échanges qu’ils ont organisés dans le cadre de leurs séminaires oud’autres actions, je tiens à remercier Geneviève Jacquinot (GRAME, Universi-té Paris 8), Jacques Perriault, de nouveau (LABRIC, Université Paris 10),Maryvonne Masselot CNRS/ Université de Franche Comté), Pierre Mœglin(Université Paris 13), l’Association des Chargés de Communication dansl’Enseignement Supérieur (ARCES), et le groupe Org & Co de la Société Fran-çaise des Sciences de l’Information et de la Communication.

Parce qu’en m’invitant à exposer ces idées hors de l’hexagone, ils leur ontpermis de se préciser en se voyant confrontées à d’autres perspectives, je re-

mercie également Patricia Avila Muñoz (Directrice de la Recherche à l’Insti-tut Latino américain de Communication Educative, ILCE, México), CarmenGómez-Mont (Chaire Unesco Télécommunications et société, Mexico,CINTIC, Mexico), Cecilia Rodriguez Dorantes (Département de Sciences Po-

litiques de l’UNAM, Mexico), les autorités de l’état de Guanajuato, la Direc-tion de la Radio-télévision du Ministère de l’Education de Turquie (MilliEgitim).S’il est évident qu’Internet et le multimédia ne sont pas des questions pure-ment techniques, il est tout aussi clair que leurs implications dans le do-maine éducatif ne concernent pas que les systèmes éducatifs mais doiventfaire l’objet d’une approche plus générale. Je remercie Dominique Wolton

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

(CNRS) et l’ensemble des participants aux travaux du laboratoire “Commu-nication et politique” du CNRS qu’il dirigeait en 1998-99, au sein duqueltant de discussions fructueuses ont pu être menées, pour leur aide fondamen-tale, et parce que la réflexion a besoin de lieux collectifs pour se développer.Qu’ils veuillent bien m’excuser au cas où certains de leurs propos pourraientapparaître sans qu’ils soient toujours cités. Ce sera le signe que je les ai com-plètement faits miens. Je reste, bien sûr, entièrement responsable de touteerreur ou inexactitude qui serait présente dans ces pages, concernant en par-ticulier ce paysage particulièrement mouvant des technologies d’informationet de communication.

Bruno Ollivier

Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication.Directeur du Centre de Recherches dans les disciplinesde la Communication et de l’information Scientifiqueet Technique (CREDIST) Université des Antilles et de la [email protected]

Pour C. qui m’a soutenu tout au long de ce travail.

Avant-propos

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

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Sommaire

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Premiers éléments de problématique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Les technologies d’information et de communication :paysage à la fin du XXe siècle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23

L’école et les médias. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

Les changements de support et leurs conséquences . . . . . . . . . . . . . . 49

L’arrivée des réseaux pose des questions de société.Les exemples du minitel et de la carte à puce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59

L’usager, les acteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71

Mythes et réalité. Sentiments et discours. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77

L’horreur médiatique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

Changer l’apprentissage,changer les métiers de l’enseignement ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115

Le passage au campus virtuel ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127

L’arrivée de l’électronique à l’université.Revues et serveurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

Introduction

L’information ne nous rend plus savants et plus sagesque si elle nous rapproche des hommes.On peut ignorer le monde, ne pas savoir dans quelunivers social économique et politique on vit,et disposer de toute l’information possible.

José Saramago,

Prix Nobel de littérature1.

Quel point de vue ?

L’éducation et la formation sont un terrain privilégié pour comprendreles enjeux de société et les processus que met en mouvement l’arrivéedes Technologies d’Information et de Communication dans notre so-ciété. Encore faut-il bien savoir de quoi on parle, et quel point de vueon adopte.

S’agissant d’enseignement et de technologies, on peut en effet s’inté-resser aux contenus enseignés, aux tuyaux ou à la quincaillerie utilisés(ces termes ne sont pas péjoratifs) d’une part, ou aux processus mis enœuvre de l’autre.

Si l’on décide de s’intéresser aux contenus, on pourra prendre trois pos-tures distinctes. La première est une posture pédagogique (voir com-ment on utilise une machine dans une classe avec des élèves pourobtenir un résultat supposé meilleur). La seconde est une posturedidactique (on cherche quelles conséquences les machines ont dansl’enseignement d’une discipline donnée – la géographie avec les logi-ciels de télédétection ou les photos satellite, la géométrie avec Cabrigéomètre, etc…–). Parfois, on va jusqu’à traiter d’ingénierie pédago-gique. Mais dans ce cas, on est souvent déjà sorti de la classe, et l’on seconsacre à organiser le travail des autres parce qu’on a changé demétier.

La troisième attitude consiste à s’intéresser aux tuyaux, à la quincail-lerie. On adopte alors une attitude appelée ici la posture technolo-

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1 “À quoi sert la communication ?”, Conférence à Alicante, 1995,éditée dans le Monde diplomatique, décembre 1998.

gique, qui est fondée sur l’examen de critères techniques (quel logicield’administration de réseau ? quel butineur ? quel logiciel de courrier ?),et qui peut s’appuyer sur des approches quantitatives (quel débit pourle Modem ? combien de mémoire ?…)

Une autre voie consiste à réfléchir aux processus déclenchés parl’arrivée de ces machines. On part alors de l’observation d’une réalitéplus sociale que technologique (que font les gens ? que voient-ils ?quelles actions enclenchent-ils ?) et l’on s’attache vite à repérer des dis-cours (que disent-ils de ce qu’ils font ?) et des pratiques (en quoi leurmétier, qu’il s’agisse de l’enseignement comme de tout autre métier,est-il changé ?). Cette voie mène plus facilement que les trois autres àune réflexion que nous nommerons critique, non pas parce qu’ellerefuse a priori l’innovation, mais parce qu’elle soumet à une évaluationet à une réflexion ouvertes toutes les observations faites, tous lesdiscours et les pratiques relevés.

La posture choisie ici consiste à refuser de catégoriser à l’avance, et àchercher à dégager les enjeux, les tensions, les problèmes qui surgissentavec les technologies d’information et de communication.

Sans dire que tout change avec l’arrivée d’Internet.

On verra en effet que de l’invention du codex aux expériences des an-nées 1980 sur l’individualisation, de nombreuses situations présententles mêmes caractéristiques que celle d’aujourd’hui.

Sans dire non plus que rien ne change.

C’est la première fois qu’un mouvement économique industriel ettechnologique d’une telle ampleur touche aussi vite autant d’activitéshumaines, de la banque au dictionnaire, de l’art de la guerre au com-merce, de l’enseignement à l’industrie, dans autant de pays.

Quelles disciplines de référence ?

Cet ouvrage s’appuie sur diverses recherches. La discipline de référenceautour de laquelle s’organise le point de vue choisi est celle des Scien-ces de l’Information et de la Communication (SIC). Les Sciences del’information traitent de l’organisation, du stockage, de la transmis-sion, du codage des données, et de l’accès à ces données. Elles s’occu-pent des supports sur lesquels les informations sont enregistrées,imprimées, rangées, codées, et, entre autres, de toutes les questionsliées à la documentation, aux bibliothèques, et à leur devenir avec lesréseaux informatiques. L’information, on y reviendra plus loin, c’est cequi est peut être codé sous forme binaire, ce qui peut être numérisé,transmis sous forme d’une suite de zéros et de uns, que ce soit sur une

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

disquette, un cédérom ou dans un réseau. Mais c’est aussi ce quichange le monde2. Un discours, un support qui ne transforment rienne véhiculent pas une information. Ils peuvent faire partie de notre viequotidienne (radio, télévision…), émettre des signaux qui sont reçus…S’ils ne transforment ni la réalité ni la manière qu’a le sujet de com-prendre la réalité, il n’y a pas processus d’information. L’entrée dans lagrande Bibliothèque de France ne signifie pas qu’on devient savant.Une vie passée au milieu des médias d’information ne fait pas qu’on re-çoive vraiment de l’information.

Les sciences de la communication, elles, traitent aussi des réseaux, etde l’industrialisation de la formation, de la culture, de l’enseignement,comme elles s’occupent de ce qui se passe entre élèves et enseignants,quelle que soit la discipline en jeu. La communication, en ce sens, c’estaussi ce qui nous permet de vivre ensemble, y compris entre ensei-gnants et élèves. La communication est parfois un processus interper-sonnel, quand elle me met face à un autre à des autres avec quij’échange. Mais elle passe aussi par les machines à communiquer,quand je téléphone à ceux que j’aime, que je leur envoie un messageélectronique ou un fax. Cette communication implique dans certainscas une médiation, c’est-à-dire qu’elle se fait dans des situations où ce-lui qui parle ne le fait pas seulement en son nom personnel, mais en-gage toute une institution.

Comment comprendre ce qui se passe dans ces situations très particu-lières, où un adulte parle à des élèves, des étudiants ou des formés, où ilne leur parle pas en son nom personnel, (même si toute sa personne estengagée dans cette action), à une époque où arrivent sur le marché etdans les écoles des machines à communiquer qui se succèdent de plusen plus vite ?

Un ordinateur n’est qu’une mémoire associée à une puissance de cal-cul. Côté mémoire, le moindre cédérom engrange plus d’informationsque n’importe quel cerveau humain ne peut en mémoriser. Pour ce quiest de la puissance de calcul, aucune comparaison non plus n’est pos-sible entre l’homme et la machine depuis longtemps. Si la quantitéd’informations et la puissance de calcul étaient les qualités humainesspécifiquement en jeu dans l’enseignement, on pourrait sans problèmediminuer nettement le nombre d’enseignants pour les remplacer pardes machines. Or ce n’est pas le cas. Mais il convient de voir commentles enseignants peuvent utiliser ces outils pour améliorer le systèmeéducatif.

Introduction

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2 Bougnoux Daniel, 1995, La communication contre l’information, Hachette, Paris.

Comment construire une réflexion…

Le système éducatif n’est pas le premier secteur touché par ces machi-nes et ce mouvement. La France n’est pas le seul pays concerné. Par ail-leurs le mouvement actuel ne constitue pas la première innovationtechnologique de l’histoire… Nous avons fort à apprendre sur ce qui sepasse dans l’éducation française, en regardant ce qui se passe dansd’autres secteurs (la médecine, le commerce, les services…), dans d’au-tres pays (Etats-unis, Canada…), et à d’autres époques (invention dulivre, arrivée de la vidéo…). Aucun rapprochement n’est à exclure apriori s’il permet de comprendre mieux la réalité.

Enfin, comprendre la réalité n’est pas un but en soi. Toute analyse,toute recherche doit mener à une prise de conscience qui peut impli-quer des conclusions d’ordre politique, dans une perspectivecitoyenne. C’est la manière d’enseigner qui est en train de se transfor-mer, avec ce changement baptisé selon les points de vue globalisation,société de réseaux, société de l’information. Mais ce sont aussi les formesde travail, l’organisation même de la société qui le font. Dans la mesureoù les relations entre les pays, entre les catégories sociales, entre ceuxqui savent et ceux qui ne savent pas, ceux qui travaillent et eux quisont exclus du travail, sont concernées, les conséquences dans tous lessecteurs de la société sont telles qu’une prise de position de type éthi-que (et pas seulement pédagogique) s’impose. Les enseignants sontconcernés, mais les familles aussi. Les étudiants, les décideurs, tous lescitoyens membres d’une société qui change et se renouvelle profondé-ment le sont pareillement. C’est dire que les pages qui suivent dévelop-pent certes un point de vue sur le monde pédagogique, mais qu’ellesveulent aider plus fondamentalement à construire une conceptioncitoyenne de ces questions. Il s’agit, par certains côtés, de démythifierdes processus, mais aussi de contribuer, modestement, à la prise deconscience de certains enjeux de société, que la société de réseaux meten cause.

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

Chapitre 1

Premiers éléments de problématique

Résumé : Pour introduire toute réflexion sur le rôledes Technologies d’Information et deCommunication, il convient de soigneusementdistinguer ce qu’on entend par données,information, et connaissance (le savoir). Lesconcepts d’information et de communicationpermettent une clarification de ces différentsniveaux.

Questions posées : Quelle relation convient-il depenser entre la fonction du système éducatif, lesconnaissances, les informations, et les supports,circuits de distribution, modes de stockage de cesinformations ? De ce point de vue, le principal rôled’un système éducatif n’est-il pas, dans toutesociété humaine, la socialisation des jeunesgénérations ?

Données, informations, communication et savoir.

La première confusion, qui empêche de comprendre quoi que ce soitaux enjeux complexes liés au développement du multimédia et d’Inter-net, entre autres dans le domaine de l’éducation et de la formation, estcelle, savamment entretenue, qui fait prendre les données pour desinformations et fait, dans un second temps, assimiler les données et lesinformations à des savoirs.

Or, il s’agit bien, et c’est fondamental, de trois types de réalité différentes.

Le premier niveau est celui des données, en entendant par là celui dedonnées brutes. L’accès à des données n’est jamais acquis. Mais unefois assuré, il ne signifie rien si ces données ne sont pas préalablementmises en forme correctement (c’est-à-dire de manière à pouvoir êtredécodées). Il ne signifie rien non plus pour celui qui ne possède pas unsavoir, antérieurement acquis, qui permette de les interpréter.

Prenons quelques exemples simples. L’accès à des statistiques économi-ques ne suffit pas pour comprendre une situation économique : les sta-

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tistiques donnent lieu à des lectures plurielles. Ce n’est pas parce qu’on aen main un bilan comptable que l’on connaît l’état réel d’une entreprise :les bilans comptables ne sont pas lisibles par un néophyte. Ce n’est pasparce qu’on lit sur une bouteille la composition chimique de son contenuqu’on peut évaluer les risques ou l’innocuité de ce produit. Ce n’est pasparce qu’on a sous les yeux les résultats d’une analyse de sang, que l’oncomprend l’état de santé du patient et qu’on peut savoir quel traitementpeut l’aider. Posséder des données ne signifie pas qu’on a accès à uneinformation. On peut les avoir en main et ne rien savoir du tout.

Or cette distinction entre données, information et savoir est au cœur desenjeux tout à la fois des systèmes éducatifs et de formation, et de la soi-disantsociété de l’information, dont on verra plus loin comment l’interpréter.

Umberto Eco, dans un livre déjà ancien, avertissait les candidats à la ré-daction d’une thèse, que l’accumulation de photocopies dans leurs dos-siers ne signifiait nullement que leur travail avait avancé en quoi que cesoit. Tout au plus pouvait-on considérer que des photocopies passées ausurligneur et bariolées de couleur constituent, elles, un indice relatif dutravail entrepris. Le sur-lignage indique qu’on est passé d’un poids de pa-pier à une quantité de texte lu. La possession physique ou juridique desinformations ne garantit donc jamais l’accès à un savoir.

Information

Informer, c’est, étymologiquement, in-formare, donner une forme. Iln’existe pas d’information sans mise en forme. Telle est la première réa-lité à prendre en compte. Le bilan comptable n’existe qu’en colonnes,les statistiques sont fondamentalement liées au système décimal et sedonnent sous forme de pourcentages, la formule sanguine est codifiée,tout comme la formule chimique.

C’est le rôle des Sciences de l’Information d’étudier les modalités decette mise en forme, et la manière dont elle conditionne et permet touten même temps l’inscription des informations sur un support, leurclassement, ainsi que la manière qu’on aura ultérieurement d’y accé-der. Dans le domaine de l’éducation et de la formation comme ailleurs,on pourra ainsi distinguer entre ce qui tient de l’information, de l’accèset de la distribution de l’information, et ce qui relève de la communica-tion. Tout pédagogue sait que le contenu de ce qu’il enseigne ne sauraitse superposer aux procédés qu’il met en œuvre pour que ses élèvesaccèdent au savoir.

D’un côté, l’information, le contenu, la codification, la mise en forme,et tout cela peut, d’une manière ou une autre, être quantifié en bits, enquantité d’informations élémentaires, sous forme binaire (noir- blanc,

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

0 /1, le courant passe- ne passe pas). Transmettre de l’information, c’estréduire de l’incertitude. C’est faire acquérir un certain nombre de don-nées, déjà mises en forme, à un appareil ou à un être humain. Ce der-nier saura, suppose-t-on, les utiliser. Mais si on parle d’utilisation, deréinvestissement, on postule que l’information permet d’agir et l’on estdéjà du côté des savoirs.

D’un autre côté, il y a la communication, et l’on entendra par là la rela-tion avec les élèves, avec les autres adultes, la manière de parler, lesgestes qui accompagnent le discours, les intonations, l’occupation del’espace, le rythme de la diction, l’humour, l’autorité, la stratégie péda-gogique...

Enfin, le savoir, la connaissance, qui diffèrent de la communication,(qui se situe, elle, du côté des processus), comme de l’information (quiest, elle, du côté des données). Le savoir s’acquiert, il est toujours lesavoir d’un sujet. Il n’existe pas sans finalité sociale, et il se constitue àtravers une série de processus, certains cognitifs, d’autres sociaux. Lesavoir est, pourrait-on dire à la suite des philosophes du dix-huitièmesiècle, ce qui sert à l’homme à agir dans la société qui est la sienne, surcette société. Il est instrument, outil pour l’action. Il est socialement ethistoriquement défini. Le savoir n’existe pas en lui-même, il est lasomme des connaissances qui, à un moment donné et pour un groupedonné, permettent une insertion sociale et une action dans la société.

S’il a pour but de permettre l’acquisition de savoirs, le métier d’ensei-gnant est donc d’abord un travail qui a à voir avec l’information, avecla manière dont on a accès aux données, les techniques dont ondispose pour les stocker, et ensuite l’art de les transmettre avec lamoindre déperdition possible. Car on sait, en vertu d’un bon vieuxprincipe d’entropie, que lors de son parcours, l’information sedéforme, perd en qualité, en fiabilité. Elle s’éloigne de sa source sansjamais pouvoir gagner en fidélité à la source. C’est ce qui expliqueque, dans les pages qui suivent, on utilisera, pour étudier la rencontredes systèmes éducatifs et des technologies, certains travaux dessciences de l’information.

Le métier d’enseignant a aussi à voir avec la communication, et l’onutilisera des acquis et des méthodes de Sciences de la Communication.Encore convient-il de situer très brièvement ce que sont les sciences dela Communication. À grands traits, on peut opposer deux écoles diffé-rentes de communication, qui renvoient à deux traditions et à deuxapproches distinctes1.

Premiers éléments de problématique

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1 On se contentera ici de renvoyer le lecteur désireux d’en savoir plus à Breton,L’explosion de la communication , La Découverte.

La communication et ses sciences aux Etats-Unis

La première de ces écoles s’est développée aux États-Unis, sur des basesfondamentalement empiriques. Il s’agissait d’étudier des terrains, desdispositifs, selon des méthodologies souvent quantitatives. On dissociefondamentalement, dans ces courants, les processus de communica-tion et ceux de la domination sociale, en refusant catégoriquement lesprises de position idéologiques.

Un point de repère historique est la création en 1937 de l’Office of RadioResearch de Paul Lazarsfeld, qui se transforma ultérieurement en Bureauof applied social research. Il peut servir de point de repère. On s’y attacheprincipalement à comprendre comment les médias peuvent persuaderune cible donnée. Les applications en termes de publicité, sinon depropagande, sont évidentes. Le fameux paradigme de Laswell est uneillustration, parfois aux applications un peu caricaturales par leur sim-plisme, de cette vision pragmatique et empirique de la communica-tion. On utilise, dans toute situation de communication, pourcomprendre ce qui se passe, les fameuses questions : “Qui parle ? À qui ?De quoi ? Avec quelle intention ? etc.” certains manuels scolaires repren-nent cette liste de questions pour introduire à des rudiments decommunication.

On devine bien qu’une relation existe là avec l’acte éducatif, mais il esttout aussi évident qu’il ne saurait être interprété à la lumière de problé-matiques aussi simples. Cela dit, Laswell, dès 1948, identifie aussi troisfonctions de la communication, qui fournissent peut-être des pistes àexplorer pour comprendre le rôle d’un système éducatif, tout commecelui d’un réseau de communication tel qu’Internet.

Ces trois fonctions de la communication sont les suivantes :

1. La communication a pour fonction de surveiller un territoire, àl’aide de moyens de communication.2. La communication a pour fonction d’intégrer différents secteurs de lasociété.3. La communication a pour fonction de transmettre un héritage culturel.

Au-delà de son aspect peut-être provocateur à première vue, la questionde savoir si le rôle d’un système éducatif n’est pas décrit par ces fonc-tions mérite d’être posée.

En effet, tout système éducatif, dans une société donnée, permet lequadrillage d’un territoire, entendu comme surface géographique,mais aussi comme structure territoriale, étatique, culturelle, linguis-tique. Ainsi, l’éducation, en France, est avant tout Nationale, et elledépend presque exclusivement de l’État qui est le seul à délivrer des

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

formations aux diplômes nationaux reconnus (c’est le principe dumonopole de la collation des grades).

Par ailleurs, tout système éducatif a pour fonction d’intégrer entre euxdifférents secteurs d’une société qui sont fondamentalement hétérogè-nes. Cette fonction intégratrice, qui passe d’abord par l’inculcationd’une langue et de valeurs communes, n’est pas contradictoire avec lafonction de reproduction sociale observée par les sociologues. L’école,comme les médias, intègre les différents membres d’une société danscette société, même si elle les destine, de manière plus ou moinsmarquée, à occuper des places différentes, en partie, en fonction deleur origine sociale.

Enfin, un système éducatif sert à la transmission de génération en gé-nération d’un héritage culturel commun aux membres de la société, etqui fonde leur identité.

Un autre théoricien des médias de l’école étasunienne, Elihu Katz tra-vaille sur les usages des médias, et se trouve à l’origine de méthodolo-gies et de recherches que nous croiserons un peu plus loin. Onmentionnera, pour mémoire, qu’un courant plus récent des études decommunication anglo-saxonnes, celui des Cultural Studies, part desgroupes sociaux qui reçoivent des messages (femmes vs hommes,blancs vs minorités ethniques etc.) pour comprendre ce qui se passedans la communication. Il considère que c’est la réception, envisagéedu point de vue du groupe culturel, qui est la plus importante. Mais,dans l’ensemble, l’école nord américaine se distingue fondamentale-ment de l’approche européenne de la communication. Ce clivage seretrouvera aisément dans les études sur Internet et le multimédia, quifont preuve de préoccupations fort diverses, parfois plus empiriques etquantitatives, parfois plus réflexives et critiques.La communication vue de l’Europe

La pensée européenne sur la communication se développe, en grandepartie, à partir d’une réflexion commencée dans l’entre deux guerres2 etdéveloppée après la seconde guerre mondiale et les conséquences durégime nazi, autour du concept de culture de masse. Celle-ci cons-titue-t-elle une libération ou une source d’aliénation ? Permet-elle unelibération des sujets ? ou les transforme-t-elle plutôt en objets, dans unprocessus irrémédiable de réification? La culture de masse se développe(tout comme l’éducation de masse) en même temps que les progrès desmédias de masse successifs que sont la radio, puis la télévision. Onassiste alors à une industrialisation progressive de la culture et de la

Premiers éléments de problématique

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2 Voir par exemple Ortega y Gasset J. La rebelión de las masas, 1937, rééd. 1995, Espasa,Madrid.

connaissance. La culture devient un produit, c’est-à-dire qu’elle va êtreélaborée selon une chaîne de production et destinée à une vente et uneconsommation de masse. Qu’on observe la musique, la littérature, lesformes d’expression des arts plastiques, on se trouve face à des phéno-mènes de massification et d’indifférenciation qui ont transformé radi-calement la nature même de la culture, en en faisant, au cours duvingtième siècle, surtout lors de sa seconde moitié, un produit deconsommation de masse.

La réflexion européenne sur ces phénomènes est profondément liéeaux réalisations des états les plus puissants en ce domaine dans les an-nées 1930 à 1945, à savoir, et sans les assimiler quant à leur nature,l’Allemagne nazie, les Etats-unis et l’Union Soviétique. En effet, cesEtats sont ceux qui, quand naît cette réflexion, ont poussé le plus loinla diffusion d’une culture industrialisée et de masse.

On ne s’étonnera pas, de ce point de vue, de ce que les analyses de l’écolede Francfort, par exemple, privilégient l’aspect proprement politique, latransmission, alors que l’approche nord américaine privilégie elle l’aspecttechnique, sinon technologique. L’approche européenne de communica-tion est ainsi fondamentalement critique. Elle s’appuie sur une réflexionphilosophique. Elle prétend déconstruire les processus à l’œuvre pour lesanalyser, et vise à une généralisation quasi philosophique. Elle s’attacheaux formes que prennent le contrôle social et la domination politique. Et,fondamentalement, elle pose, alors même qu’elle analyse les processusd’industrialisation de la culture et des médias, le problème de la démo-cratie et de son fonctionnement dans une société de masse.

On se trouve ici au cœur des fondements de la réflexion sur Internet etsur les systèmes éducatifs. Deux approches vont s’opposer, qui repro-duisent le clivage classique des écoles étasunienne et européenne deSciences de la Communication. La première sera fondamentalementpragmatique et empirique. Elle comptera les connexions, mesurera lesrésultats, privilégiera l’analyse du technique, dans une vision quirefuse toute prise de position idéologique. Elle traitera plus facilementdes conséquences industrielles, commerciales, financières, de lamanière de conquérir des marchés, de convaincre un récepteur…Laseconde, fondamentalement critique, se demandera en quoi ces nou-veaux médias, cette nouvelle distribution industrialisée de produitséducatifs, eux-mêmes industrialisés, constitue réellement un progrès,ce qu’elle change dans les rapports sociaux, quels enjeux de pouvoir luisont liés. Pour citer deux chercheurs français, pourtant bien différents,on se demandera ce que l’industrialisation de la connaissance (JacquesPerriault) apporte de positif dans ce sens à la société individualiste demasse (Dominique Wolton).

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

L’école, l’université, la formation, ça sert à quoi ?

Dans ce contexte, il faut se poser une question fondamentale. Qu’est ceque l’école ? Si elle paraît iconoclaste dans une situation marquée parune déstabilisation des identités professionnelles et institutionnellessur laquelle on va revenir longuement plus loin, posons la d’une autremanière. À quoi servent, dans les sociétés humaines, les systèmes quiprennent en charge l’éducation des enfants et des jeunes (notion trèsvariable, selon les pays). On prend un minimum de risques en affir-mant que, de diverses manières, ils ont pour rôle de permettre l’inser-tion des générations successives dans le tissu social existant. Unsystème éducatif doit ainsi permettre aux enfants, aux adolescents, des’inscrire dans la société qui les a vus naître. Il a donc, fondamentale-ment, une première fonction qu’on peut appeler de socialisation.

Dans notre société moderne, il existe trois types de socialisation biendifférents, en entendant par socialisation non une entrée, à unmoment précis, dans une structure qui préexisterait au sujet, mais unprocessus, en train de se faire en permanence, qui fait interagir lessujets sociaux ensemble.

La première socialisation est la socialisation civile, celle du citoyen (enlatin civis), du membre du groupe social dirait-on plus facilementaujourd’hui. Depuis le dix-septième siècle, le concept de sociétécomme société civile existe. Elle est composée de citoyens, doués de lacitoyenneté, et dotés de la qualité de civilité. Dans toutes les sociétéshumaines, l’acquisition de valeurs communes par les jeunes généra-tions est fondamentale pour la conservation du groupe. Si elle passepar différents canaux institutionnels (comme les appareils idéologi-ques d’état que décrit Althusser), le système scolaire et éducatif joue,dans nos sociétés, un rôle fondamental en la matière. Il est un des prin-cipaux garants de la transmission des valeurs qui fondent la citoyen-neté. À ce titre, il est rendu responsable de toute détérioration en cedomaine.

Une seconde socialisation est la socialisation économique. On dési-gnera par là tout ce qui a trait à l’insertion dans une société, du pointde vue des rapports économiques. L’entrée dans le monde des échangesmonétaires, l’insertion dans la société marchande, y compris à traversl’acquisition de compétences négociables sur le marché du travail, sontdes processus fondamentaux et que le système éducatif prend encharge à sa manière. Ceci ne signifie pas que l’économie de modèlecapitaliste, telle qu’elle s’est développée depuis le dix-neuvième siècle,fondée sur la valorisation du capital, soit incontestable, et ne doive pasêtre remise en cause. Mais le sujet qui sort du système éducatif sans

Premiers éléments de problématique

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rien connaître du monde économique dans lequel il vit, et sans aucunecompétence négociable sur le marché du travail, sera bien mal armépour s’insérer dans la société dont il est issu. La encore, le système édu-catif est rendu responsable de toute détérioration de la situation, ouinadaptation supposée des jeunes qui entrent sur le marché du travail.

Il existe un troisième type de socialisation, que Philippe Zarifiannomme la socialisation en termes de communication coopérative con-crète. La théorisation de ce concept, en sociologie du travail, est venuedu fait que, de plus en plus, le travail est principalement fait de com-munication entre des sujets qui doivent pouvoir s’entendre et se com-prendre pour agir ensemble. Quand il s’agit d’observer des sujets autravail, l’image de Chaplin, vissant ses boulons sur une chaîne aurythme infernal dans Les temps modernes, laisse de plus en plus la placeà celle d’hommes et de femmes devant un ordinateur, autour d’unetable ou au téléphone, c’est-à-dire en train de communiquer. Ce troi-sième processus de socialisation développe la capacité des sujets à enta-mer et à mener des tâches communes. Au sens le plus restreint, ils’agira de pouvoir coordonner son action avec celle des autres. Pleine-ment développée, la capacité que développe ce processus de socialisa-tion permet de concevoir, de lancer et de mener à terme des projetscommuns avec les autres. Cette troisième forme de socialisation estaussi prise en charge par le système éducatif, mais évidemment bienplus par certaines pratiques pédagogiques que par d’autres. La péda-gogie Freinet, la pédagogie par projets développent bien plus les capa-cités de coopération concrète, qui sont de véritables capacités decommunication, que les cours magistraux ne le font (sinon par labande, quand on est amené à s’organiser pour pouvoir ne pas y assis-ter…). On verra plus loin que cette socialisation en termes de coopéra-tion concrète se réalise aussi par et travers les techniques et lesTechnologies d’Information et de Communication.

Il faut noter ici que, si on l’envisage ainsi, le processus de socialisationest bien différent de ce que l’école marxiste peut entendre par rapportde production. Il s’agit de concevoir la vie en société en y intégrant letravail et l’activité de production, mais en envisageant toutes les for-mes de l’existence, et pas seulement la production de richesses écono-miques. Or, pour un sujet social, la production de l’existence se faitaussi dans la santé, l’éducation, le travail domestique, donc en dehorsde la sphère de production proprement dite. Les valeurs (socialisationcivile) et la capacité d’interagir avec les autres (coopération concrète)sont aussi importantes que la socialisation purement fondée sur le tra-vail, lequel n’est, de plus en plus, fait que de communication et de trai-tement d’informations. De plus, il se fait de plus en plus rare, avec ledéveloppement des machines et des technologies.

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Si l’école, comme l’université en partie, ont pour rôle de permettrecette entrée dans la société, les fonctions des systèmes éducatifs sont deplus en plus analysables en termes de communication, et ce pour troisraisons principales, chacune liée au devenir des trois socialisations quenous avons définies :

� La socialisation civile ne saurait se faire par inculcation simple, carelle ne peut être transmise comme un contenu à mémoriser. L’acqui-sition de valeurs communes se fait au travers d’interactions conti-nues, qui impliquent les élèves, ou étudiants, leurs maîtres,professeurs ou formateurs, et le monde qui les entoure. Les technolo-gies d’information et de communication posent des problèmes fon-damentaux en termes de valeurs, d’éthique et de citoyenneté, on yreviendra. Quelles conséquences pour le système éducatif ?

� La socialisation économique implique, en partie, la préparation auxconditions d’exercice d’un métier. Or la majorité des métiers possè-dent maintenant une importante dimension de communication. Etle travail est lui-même de plus en plus fait de traitement d’informa-tions. Quelles conséquences peut-on en tirer sur l’évolution dusystème éducatif, et pour ses relations avec les technologies d’infor-mation et de communication ? L’apprentissage se verra-t-il réduit àn’être qu’un apprentissage de procédures, ou, tout au contraire, doit-il

� La socialisation en termes de communication coopérative concrètea-t-elle à voir avec les technologies d’information et de communica-tion ? C’est certain. À l’époque du travail partagé, du groupware, larelation entre technologie et projets, dans le monde du travail et àl’école se fait de plus en plus étroite. On travaille toujours plus paréquipes, sur projets et avec les Technologies d’Information et deCommunication.

Il nous faudra donc nous demander de quel système éducatif nous dis-posons aujourd’hui pour réaliser ces tâches fondamentales de socialisa-tion ? Quelles sont celles de ses caractéristiques qui se voientconcernées au premier chef par l’arrivée des technologies d’informa-tion et de communication ? Quels types de réactions la nature mêmede ces systèmes permet-elle de prévoir ?

La maîtrise de codes et de systèmes de représentation

Une seconde fonction des systèmes d’éducation, de formation et uni-versitaires, qui est liée à l’acquisition de valeurs communes à un groupeculturel, (donc à la socialisation civile), consiste à permettre l’appro-priation de codes et de systèmes de représentation de la réalité, qui

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varient selon les époques, les cultures et les groupes sociaux. Certes,une partie des formations sert surtout à faire acquérir des gestes profes-sionnels techniques, qui seront reproduits en situation professionnelle.C’est le cas de nombre des disciplines technologiques et d’un certainnombre de formations professionnelles, depuis la mécanique jusqu’à lamédecine. Cependant, la plus grande partie des enseignements et for-mations ne transmet pas de gestes professionnels, mais assure desenseignements groupés selon des disciplines organisées elles-mêmesautour de codes ou de métalangages.

Les langues, les mathématiques, comme la comptabilité ou la gram-maire, sont ainsi des codes utilisés pour représenter des réalités. La géo-graphie, l’histoire, la physique, la biologie, sont des corpus quireprésentent la réalité à l’aide de ces codes.

Un système éducatif, universitaire ou de formation doit permettre demaîtriser les outils de codage (de la lecture de l’écrit aux graphiques,des cartes aux langues étrangères, du bilan comptable aux statistiques,de la formule chimique aux statistiques) et d’accéder aux représenta-tions de la réalité, pour savoir extraire des informations et en produireà l’aide de ces codes.

Les systèmes éducatifs, universitaires, et de formation ont donc,par-delà la diversité des sociétés et des disciplines enseignées, deuxfonctions principales. D’une part, ils socialisent, permettent l’insertiondans le groupe social, selon trois modalités principales. D’autre part, ilspermettent la maîtrise de systèmes de représentation et de significa-tion. La meilleure preuve en est que, quel que soit le pays envisagé, oule niveau de formation, s’ils échouent dans ces objectifs, et livrent à lasociété en sortie de système (en output) soit des individus asociaux etincapables de s’intégrer, soit des individus incapables de comprendreles systèmes de signes et de en usage dans le groupe social, on parled’échec de ces systèmes.

Les différentes disciplines, les contenus les plus variés, eux, ne sont quedes moyens utilisés pour arriver à ces fins. C’est ainsi qu’on pardon-nera à tout individu socialement intégré d’avoir oublié les contenusqu’on lui a enseignés durant sa formation, mais qu’on ne lui pardon-nerait pas de ne pas savoir utiliser les codes et systèmes de représenta-tion indispensables dans son groupe social. Il pourra avoir tout oubliéde la grammaire et de l’histoire de France, mais devra savoir regarderun journal télévisé.

Pour ces raisons, il sera donc tout à fait légitime de traiter des systèmeséducatifs, de formation, et universitaires, sans se centrer des contenusqu’ils transmettent. C’est ce qu’on fera ici. Et, bien plus que se deman-

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

der ce que provoquent des rencontres entre technologies, réseaux ettelle ou telle discipline, tel ou tel contenu de formation, on se deman-dera, ici, ce qu’Internet et le multimédia changent à ces fonctions fon-damentales que sont la socialisation et l’apprentissage de systèmes decodification et de représentation, dans le cadre des établissements sco-laires, universitaires et de formation, tous engagés, en dépit de leursdifférences, dans le même type de logique.

Bibliographie

Wolton Dominique, 1997, Penser la communication, Flammarion.

Perriault Jacques, 1989, La logique de l’usage.Essai sur les machines à communiquer, Flammarion.

Zarifian Philippe, 1995, Le travail et l’événement, L’Harmattan, Paris.

Zarifian Philippe, 1996, Travail et communication.Essai sociologique sur le travail en grande entreprise industrielle, PUF, Paris.

Premiers éléments de problématique

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

Chapitre 2

Les technologies d’information et decommunication : paysage à la fin du XXe siècle.

Résumé : L’avènement des réseaux se manifeste enpremier lieu à travers une convergence technologique,qui est à leur origine, et qui a suscité des projetspolitiques à long terme, distincts aux États-Unis eten Europe. Le développement des réseaux se réaliseà travers des mutations et des fusions industriellesde dimension mondiale, qui font se confronter descultures différentes : celle de l’informaticien, celledu spécialiste des télécommunications et celle duprofessionnel l’audiovisuel.Questions posées : En quoi les systèmes éducatifset de formation sont-ils impliqués dans cemouvement ? Quelles sont celles de leurs spécificitésqui risquent d’être remises en cause, de celles quisont liées à leurs missions et aux pratiquesprofessionnelles qui s’y développent ?

Remettre en perspective la rencontre avec des technologies,qui sont elles-mêmes diverses

Le monde de la formation et de l’éducation a commencé à rencontrercelui des technologies de l’information et de la communication, et rienne laisse supposer, on le verra, que cette rencontre doive être de courtedurée. Or ces deux univers sont radicalement différents. Ils reposentsur des postulats différents. Ils se développent selon des logiques qui,au départ, n’ont rien à voir les unes avec les autres. Ils ont des objectifsà court et à long terme divergents, sinon opposés, et souvent complète-ment hétérogènes. Les cultures de leurs acteurs ne reposent pas sur lesmêmes présupposés, les mêmes préoccupations, les mêmes réalités.Pour comprendre les enjeux et les modalités de cette rencontre, ilconvient donc de dégager les grandes lignes qui organisent ce mondedes technologies de l’information et de la communication, mondeindustriel en plein développement, qui assure désormais une part nonnégligeable de la croissance économique des pays du Nord, et surlequel nombre de responsables politiques fondent les plus grandsespoirs, pour les créations d’emplois futurs.

[<*Titre courant caché sommaire]

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L’arrivée de la micro-informatique ne s’est pas faite en un jour. La situa-tion actuelle des Technologies d’Information et de communicationappelle une remise en perspective qui permettra de comprendre un cer-tain nombre de phénomènes qui affectent les systèmes éducatifs, maisaussi tous les secteurs sociaux confrontés à l’innovation technologique.

L’examen des innovations technologiques successives que furent laradio, la télévision, puis les premiers réseaux télématiques, met ainsi enlumière un certain nombre de constantes dans les rencontres entretechnologie de communication et groupes sociaux.

La naissance du multimédia, aux Etats-Unis et en Europe.

Internet et le multimédia naissent, on le sait, aux États-Unis. Depuis lafin de la dernière guerre mondiale, des réseaux informatiques de plusen plus sophistiqués s’étaient constitués dans le domaine de la DéfenseNationale, donnant naissance à Arpanet, ancêtre de l’Internet. Ils repo-saient sur deux principes. D’une part, l’information ne devait pas obli-gatoirement transiter par un centre pour arriver d’un point du réseau àun autre. Ainsi on évitait la paralysie du réseau en cas de destruction ducentre, due en particulier aux effets d’une guerre. D’autre part, l’infor-mation était divisée en petits paquets, dont chacun suivait un chemindifférent, et qui étaient assemblés en fin de parcours, pour reconstituerle message initial. C’est en 1980 qu’un rapport du Massachusetts Insti-tute of Technology demande la construction d’une structure nationalepermettant la circulation de l’information aux États-Unis. Les universi-tés et les centres de recherche vont, dès lors, être les premiers civils, auxÉtats-Unis d’abord, puis dans le monde entier, à échanger sous formeélectronique. En 1992, les réseaux d’information et de communicationdeviennent un thème politique, et Al Gore, candidat à la Vice prési-dence lors de la première élection de Bill Clinton, dont le père avaitconstruit des autoroutes de bitume, invente une métaphore pleined’avenir en promettant de couvrir les États-Unis d’autoroutes de l’infor-mation. Le programme est clairement politique. Il reviendra à l’entre-prise privée d’assumer le développement du programme des inforoutes.Les candidats à la Maison-Blanche, qui vont être élus, promettent desdéréglementations et prévoient des concentrations industrielles dans lesdomaines du spectacle, des loisirs et de la télévision, des télécommuni-cations, et de l’informatique. Ce programme sera entièrement respecté.

Du côté européen, le point de vue sera sensiblement différent. Onmentionnera pour mémoire que le rapport présenté, en 1994, par Mar-tin Bangeman au Conseil européen, demande qu’on prenne en compteles besoins des pays en voie de développement, et évoque la nécessité

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d’une coopération internationale. La même année, en France, le rapportThéry, remis au Premier ministre Balladur, avertit des dangers que présen-terait, en matière de technologies d’information et de communication,l’avènement d’une société à deux vitesses, dans laquelle de nouvellességrégations apparaîtraient, et insiste sur le rôle que doit jouer l’état pouréviter que le marché ne régule seul toutes les transformations à venir. Cespréoccupations semblent bien souvent absentes des réflexions des déci-deurs étasuniens, comme des politiques qu’ils mettent en œuvre.

Une convergence technologique

Puisqu’il faut bien, dans toute analyse, définir un point de départ, uneorigine, on posera que la situation actuelle est née de la rencontre detrois technologies qui existaient précédemment, celle de l’audiovisuel,celle du téléphone et celle de l’informatique. La première conséquencede cette convergence technologique, dont on est encore loin d’avoirmesuré tous les effets, fut l’interconnexion, en temps réel, de tous lesmarchés bancaires et boursiers de la planète. Cette interconnexion apermis le démarrage de ce qu’on a appelé la mondialisation de l’éco-nomie, c’est-à-dire la constitution d’un marché économique à ladimension de la planète, dans la mesure où les distances entre les cen-tres de décision d’achat ou de vente ne correspondaient plus à desdélais dans les ordres d’achat ou de vente. L’automatisation de nom-breuses tâches, permise par l’informatisation, faisait fonctionner sousforme d’un marché unique les différentes grandes Bourses du monde.Le téléphone assurait pour sa part l’annulation des distances. On est,malgré les apparences, bien près, quand on revient sur ce phénomène,des changements qui affectent ou vont affecter les systèmes éducatifs.

En effet, le processus peut se résumer ainsi : un phénomène purementtechnologique (la transmission téléphonique de données traitées infor-matiquement) transforme, dans un premier temps, les professions concer-nées (banque, bourse etc.). Puis il en vient à changer complètement lesconditions des échanges économiques, et augmente l’interdépendancedes différents marchés de la planète, avant de consacrer la prééminencedes plus importants d’entre eux. Les débats sur le devenir des différentesbourses européennes et la localisation du futur centre boursier européensont une des conséquences de cette mondialisation, initiée par la conver-gence technologique. Le monde de l’information et de la communicationse structure dès lors autour de trois concepts fondamentaux :

� Le télé-. Tout peut se faire à distance, et l’espace n’est plus un obstacleà la communication ou au traitement de l’information. Dans labanque, cela signifie que je peux acheter ou vendre des titres ou desdevises, c’est-à-dire, en fin de compte de l’information dématéria-

Les technologies d’information et de communication : paysage à la fin du XXe siècle.

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lisée, en temps réel, sur n’importe quelle place boursière. Dans ledomaine de l’éducation, les logiciels ou les contenus de tout établis-sement, éditeur, institution qui les met à disposition (gratuite oupayante) peuvent arriver sur mon bureau dans l’instant.

� L’auto-. La plus grande partie des tâches routinières, qui prenaient dutemps et occupaient de la main d’œuvre, est automatisée. Dans labanque, achat et vente sont souvent réalisés automatiquement, dèsque des seuils jugés critiques sont été atteints. En éducation, on voitse développer la correction automatique, l’aide pédagogique intégréeaux logiciels d’apprentissage.

� La commutation. Sur le modèle de ce que permettent les centraux télé-phoniques, la communication peut désormais s’établir sans problèmede n’importe quel point du territoire à n’importe quel autre point.

Encore ne s’agit-il là que de la seule convergence entre téléphone etinformatique. À partir des années 1990, les progrès rapides effectuésdans la numérisation des images fixes, les sons, puis les images animéeset le cinéma, permettent d’envisager tout type de document commepouvant être numérisé (transformé en suite de zéro et de un, donctraité par l’ordinateur selon les mêmes procédures).

Avec la naissance du multimédia, que permet cette autre rencontretechnologique, vont se rencontrer trois types de métiers, marqués pardes cultures professionnelles, des idéologies différentes, portés par desmilieux professionnels qui ne se connaissaient pas et qui sont amenésà travailler sur les mêmes objets. Tels sont les fondements de la révolu-tion des Technologies d’Information et de Communication.

La fin des années 1990 va voir une augmentation des débits (la quan-tité d’information transmise par seconde), une augmentation des capa-cités informatiques en termes de mémoire et de puissance de calcul, lagénéralisation de la numérisation, et de nets progrès en ingénierie deprogrammes, on y reviendra. C’est ainsi que les nouvelles possibilitésde stockage, la possibilité de diffuser en réseau, sans passer par uncentre, et d’échanger, en étant alternativement émetteur et récepteur,et l’émergence d’un format de documents dominant sont les pointssaillants des technologies d’information et de communication aumoment où elles vont rencontrer (ou investir) le champ éducatif.

Un paysage caractérisé par des regroupements industriels

La rencontre de l’informatique, des télécommunications et de l’audio-visuel va d’abord se manifester dans toutes nos sociétés au niveaumacro-économique, par le regroupement d’entreprises, souvent de

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

dimensions multinationales, qui couvrent ces différents champs. Lesentreprises d’informatique, d’audiovisuel et de télécommunicationsfusionnent, s’achètent, prennent des participations les unes dans lesautres au point qu’il devient impossible de distinguer ces trois secteursles uns des autres. Des alliances mondiales se mettent en place. Leschangements permanents dans ce paysage industriel et économiqueempêchent d’en donner ici une photographie qui se périmerait enquelques semaines. Mais il est indispensable de bien prendre encompte la nature de ces regroupements pour deux raisons.

� Ces groupes sont ceux qui vont tout à la fois contrôler les réseaux dedemain (valence télécommunications), construire les appareils per-mettant de se connecter et les logiciels fonctionnant sur ces réseaux(valence informatique, hardware et software), produire les contenus,éducatifs ou de loisir (télévision, cinéma et Internet). On voit ainsides alliances, par le biais de prises de participation mutuelles ou derachat, qui unissent des informaticiens de logiciel (Microsoft, Oracle,Sun Microsystem), de quincaillerie (hardware) (IBM, Compaq,Apple), à des groupes spécialisés dans l’audiovisuel (Sony, Disney,ABC, CNN), et à des groupes de télécommunication, dont les unssont classiques (France Télécom, Belle…), et d’autres nés avec ledéveloppement d’Internet et du multimédia (AOL…). L’actualitééconomique fournit des exemples quasi quotidiens de ces rappro-chements. Pour ne prendre qu’un exemple entre mille, Disney, clas-sique fabricant de films et de parcs à thèmes, se lance dans latélévision avant d’acquérir un moteur de recherche et un portailInternet. Au moment de boucler ce livre, c’est ainsi le groupe TimeWarner, lui-même issu de la fusion de groupes audiovisuels et d’édi-tion (télévision, presse, cinéma, disques –EMI-) qui est racheté parAOL, déjà constitué par la fusion d’un fournisseur d’accès (AOL) etd’une entreprise de logiciels spécialisée dans Internet (Netscape).

� Ces groupes contrôlent à la fois la distribution à domicile, lesréseaux, les logiciels de recherche ou de consultation, la fabricationdes machines. Mais ils s’occupent aussi des contenus. Ils visent lapropriété de contenus audiovisuels, quand Microsoft rachètel’agence de photos Gamma, s’appropriant des années d’archivesphotographiques, ou quand Sony achète les droits d’une bonnepartie du patrimoine cinématographique existant. Mais ce mouve-ment touche aussi les contenus éditoriaux, et il suffit de voir que lesprincipaux éditeurs, y compris scolaires, (producteurs de livres ou delogiciels éducatifs), sont intégrés dans ces groupes pour comprendreque les enjeux de demain pourraient bien se poser tout à la fois entermes de distribution classique (vente de livres en papier, ou delivres électroniques, sous forme de cédérom par exemple, faciles à

Les technologies d’information et de communication : paysage à la fin du XXe siècle.

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rééditer, moins lourds et moins sujets à photocopie illicite), et en ter-mes de distribution en ligne. Comme on le verra plus loin, une desquestions que les réseaux doivent régler est la production (ou ce quirevient au même la propriété) de contenus à faire circuler.

Le futur partenaire probable du système éducatif, destiné à être, à tra-vers ses produits, partenaire de l’enseignant et des familles, pourraitdonc bien être un groupe économique mutant, bien différent de cequ’étaient l’éditeur de livres scolaires ou le producteur de la télévisionscolaire d’autrefois. Son profil type est tout autre. Il est d’une taille sansaucune mesure avec les anciennes entreprises artisanales, car il s’agit àcoup sûr d’une multinationale, qui comprend, outre son activité decontenus, dont une des activités, parmi d’autres, est le produit éduca-tif, une branche audiovisuelle, ainsi qu’une activité dans les réseauxet/ou dans l’informatique. Il n’y a plus de place assurée là ni pour lespetites entreprises, ni pour le service public.

D’autres regroupement se produisent sous nos yeux dans le mêmetemps. Des entreprises qui ont développé une culture de réseau, grâce àleurs activités antérieures, se joignent à ces groupes hybrides, quelque-fois pour en devenir l’élément moteur. Les câblo-opérateurs ou les dis-tributeurs d’eau chercheront naturellement à investir ces terrainsnouveaux pour y jouer un rôle de leader. C’est ainsi que les groupes dedistribution d’eau vont en France être conduits à travailler avec... leséditeurs scolaires, ou les éditeurs de logiciels éducatifs. La distributiond’eau a bien des points communs avec la distribution de la télévisionpar câble, elle-même destinée à croiser la distribution de l’accès auxréseaux à haut débit. La publicité a à voir avec Internet, tout commeavec l’édition. Havas, Matra Hachette, et pourquoi pas Vivendi, devien-nent des partenaires incontournables en France, dans le seul domainede l’édition scolaire.

La rencontre de logiques et de cultures d’entreprises différentes

Le professionnel des télécommunications, celui de l’informatique etcelui de l’audiovisuel sont amenés à se rencontrer. Le professionnel del’éducation, qui va avoir affaire aux technologies d’information et decommunication, sera confronté à ce monde et à sa culture profession-nelle composite. Les caractéristiques de ces trois mondes sont en effet,au départ bien distinctes.

Le monde des télécommunications pense en termes d’interconnexionde réseaux. C’est un univers de câbles, de commutateurs, de satellites,de terminaux… Il travaille sur des investissements à long terme, et pro-gramme un développement progressif de ses infrastructures. Deux

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types d’indices permettent de comprendre les orientations futures entermes de télécommunications : la taille des investissements et lesemplacements géographiques des connexions en voie de construction.On reviendra plus loin sur le niveau énorme des investissements quiont été réalisés, pour expliquer en quoi ils ont nécessairement à voir, àterme, avec les systèmes éducatifs. Il faut en effet être bien naïf pourpenser que des multinationales de télécommunication investissent descentaines de millions de dollars sans tabler sur un retour sur investisse-ment ultérieur. Ces tuyaux, quelle que soit leur forme matérielle (fibreoptique, liaisons satellite, câbles classiques…), configurent les réseauxde demain, qui, bien plus qu’une carte géographique, dessineront lescontours du monde en termes de flux d’échange informationnels, cul-turels, économiques... La carte des liaisons à haut débit qui est en trainde se mettre en place donne ainsi des indications précieuses sur lesfuturs échanges d’information, et donc aussi économiques. Les territoi-res (à l’échelle nationale comme internationale) laissés à l’écart de cestoiles d’araignée verront leur développement bien difficile à assurer.

Le monde de l’informatique est, lui, un monde marqué par une pro-fonde instabilité. Le progrès en informatique se réalise plutôt par dif-férenciation : on ne complète pas l’existant, comme dans le mondedes réseaux, mais on propose une nouvelle version, un nouveau maté-riel, souvent incompatibles avec ce qui existait auparavant. On verraplus loin les conséquences de cette instabilité fondamentale dans ledéveloppement d’Internet. Les interfaces, les navigateurs, lesmoteurs, les butineurs ne présentent pas les conditions nécessairespour une appropriation durable de la part de l’utilisateur, tant le pay-sage change en quelques mois. De même que l’innovation, le progrès,en informatique, diffère de ce qu’il est dans les télécommunications.La diffusion des produits informatiques ne suit pas non plus la mêmelogique que le développement des réseaux : il s’agit plutôt d’un déve-loppement sous forme de dissémination. Un nouveau produit estadopté, ça et là, selon des logiques quelquefois imprévisibles.

Le troisième monde, celui de l’audiovisuel, à la différence des deux pré-cédents, est un monde qui travaille sur le contenu. En cela, il est beau-coup plus proche du monde de la formation et de l’éducation. Commele monde éducatif, le monde de l’audiovisuel est concerné par les iden-tités culturelles, les questions de langue, la transmission de patrimoi-nes culturels. Il suffit de regarder comment il réagit, en France, auxprojets sur le commerce mondial (AMC) pour s’en persuader. Mais lacomparaison trouve vite ses limites pour deux raisons principales. Cer-tes, l’audiovisuel est une industrie du contenu, mais ses caractéristi-ques culturelles sont aléatoires. Une chaîne de télévision peut diffuseraussi bien du clip et du feuilleton nord américain à longueur de journée,

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que de l’information locale, ou encore des émissions culturelles de hautniveau. D’autre part, l’audiovisuel réclame un retour sur investissementrelativement rapide. Quand elles ne sont pas subventionnées par l’État,les chaînes de télévision doivent assurer immédiatement des recettes,(d’où le rôle fondamental de la publicité), et, ipso facto, ils doivent s’assu-rer une audience, dont la mesure est le seul argument pour négocier lesmeilleurs prix auprès des annonceurs. Si au départ, la télévision est uneindustrie de contenus, le rôle des émissions et des programmes consiste,en fin de compte, aujourd’hui, dans de nombreux cas, à retenir et fidéli-ser l’audience entre l’apparition des écrans publicitaires qui financentl’entreprise. Encore une fois, malgré les apparences, on touche ici à desquestions fondamentales pour l’avenir des réseaux informatiques (lerôle de la publicité dans Internet), et pour les systèmes éducatifs (quelsliens avec les télévisions et le monde des réseaux ?)

Du point de vue de leur développement, ces trois mondes des télécom-munications, de l’informatique et de l’audiovisuel, c’est dire surtout dela télévision, connaissent trois types de processus.

� Un premier mode de développement est la substitution. Un produit,un logiciel, un type de contenu prend la place d’un autre qui tombeen désuétude. Windows 98 est censé remplacer Windows 95, a fortioriWindows 3.1., et les incompatibilités entre logiciels poussent à cettesubstitution et obligent à une mise à jour permanente des matériels.

� Un second mode de développement est celui du déplacement. Moto-rola, qui touche à la fois aux ondes hertziennes et aux composantsélectroniques, va se mettre à fabriquer des micro-ordinateurs.

� Un troisième mode de développement est la complémentarité. Onpasse naturellement de l’informatique aux contenus éditoriaux.Microsoft, après avoir développé des logiciels, lance ainsi des ency-clopédies, et achète les droits des contenus les plus variés. Applepasse de la fabrication de micro-ordinateurs à l’association avec desuniversités ou des groupes d’enseignants pour mutualiser et diffuserdes logiciels éducatifs. Hachette est à la fois un grand éditeur depresse, le principal distributeur de presse, un grand éditeur scolaire,et un fournisseur d’accès à Internet.

Le croisement de cultures et de métiers

Accélérée par la rencontre des entreprises, souvent douloureuse, parceque réalisée sous la forme de rachats ou de fusion, la rencontre des cul-tures professionnelles provoque obligatoirement des frictions dans lemonde où ces métiers sont appelés à travailler ensemble. Les manières

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de concevoir le monde de l’information et de la communication sonten effet bien différentes. Et ces trois cultures professionnelles vontdéterminer chacune à leur manière le monde dans lequel l’enseignantva travailler. Il est, en quelque sorte, le dernier arrivé, puisqu’il n’a àpeu près jamais son mot à dire ni lors de la construction des réseaux, nilors de l’élaboration des matériels et logiciels, ni face à la productionaudiovisuelle, et qu’il doit travailler à partir du monde que lui ontconstruit ces différents spécialistes.

L’homme des télécommunications est avant tout un scientifique. Il asouvent une formation d’ingénieur. C’est en tant que tel qu’il travaillesur la transmission du message et la fiabilité de cette transmission. Unserveur d’images pornographiques fonctionne comme un serveurpédagogique, et un forum révisionniste comme un forum de cher-cheurs en biologie. Ils ont besoin de la même infrastructure technique,et c’est là que se situe la tâche du spécialiste des télécommunications. Ilest responsable du degré d’interactivité obtenu, et de l’établissement deréseaux avec des débits suffisants. Le contenu n’est pas son affaire. Iln’a pas à s’occuper des conséquences sociales et politiques qu’induit laforme d’un réseau. Sa formation le prédispose rarement à ce genre deréflexions, qui relèvent traditionnellement des sciences humaines etsociales, peu importantes dans la formation d’un ingénieur.

L’informaticien est, de son côté, issu de formations soit scientifiques,soit technologiques. Il travaille comme un spécialiste du message numé-risé. Là encore, le sens du message importe peu. Pour lui, les réseauxexistent déjà, ils sont une donnée à partir de laquelle son travail s’orga-nise. Il n’est pas là pour réfléchir aux conséquences qu’ils ont en termesde structures de communication et de pouvoir. En revanche, à la diffé-rence du spécialiste en télécommunications, il s’attache au messagetransmis. L’aspect formel de ce message, son organisation conditionnentl’exécution correcte du programme visé. L’informaticien est celui qui,dans l’élaboration d’un cours à distance, va imposer une taille maximaleaux textes proposés, accepter ou refuser, pour des raisons techniques desimages ou des illustrations. L’argument sur lequel reposera son pouvoir(celui qui justifie sa compétence) se présente le plus souvent commecelui de la technique (c’est techniquement possible ou impossible).

Le spécialiste de l’audiovisuel est, encore une fois, celui dont les préoc-cupations et les compétences se rapprochent le plus de celles de l’ensei-gnant. Comme l’enseignant, il travaille à partir d’une informationenvisagée selon sa qualité (et non selon la quantité de mémoire qu’elleoccupe, comme l’informaticien). Il accorde de l’importance au contenudes messages transmis, et à la manière dont le récepteur va les recevoir. Ilsert enfin de médiateur entre son public (téléspectateur ou élèves et étu-

Les technologies d’information et de communication : paysage à la fin du XXe siècle.

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diants) et le monde, dont il fournit des représentations. Pour le mondede l’audiovisuel comme pour celui de l’éducation, les réseaux et lesmémoires informatiques, les flux et les débits, ne sont que des outils. Lesémetteurs et les récepteurs qui comptent réellement pour lui sont les êtreshumains qui sont au bout de la chaîne, pas les écrans ou les disques durs.

L’enseignant croise de plus en plus ces différentes cultures dans le cadre deson activité professionnelle. Quelquefois même, cette rencontre se fait sansqu’il en ait conscience, à travers les outils, les logiciels et les machines. Cestrois cultures sont présentes dans les entreprises que le système éducatifrencontre obligatoirement, comme tout secteur confronté aux Technolo-gies d’Information et de Communication. Comment réagit-il ? Le spécia-liste des télécommunications est le plus souvent distant. Mais il construit leréseau qui va déterminer toutes les possibilités de connexions ultérieures.L’informaticien se fait plus présent, dans les établissements, même si l’Édu-cation Nationale, pour des raisons d’inadéquation entre les professionsnouvelles et les statuts en place, a souvent du mal à le recruter et à le rete-nir. Il est le responsable des réseaux locaux, celui qui assure la maintenancedu matériel, et son pouvoir augmente sans cesse dans les nouvelles organi-sations des établissements. Michel Crozier1 soutient qu’il existe, dans touteorganisation, quatre types de pouvoir. Le premier est celui de l’autorité offi-cielle (Directeur, Président etc.). Les trois autres, avec lesquels ce pouvoirdoit négocier et composer sont moins connus. C’est d’une part celui del’expert, qui possède des connaissances indispensables sur un sujet incon-tournable dans l’organisation. C’est ensuite celui de la maîtrise des systè-mes d’information et de communication qui irriguent l’organisation. C’estenfin celui du contrôle des frontières de l’organisation, de sa communica-tion avec son environnement. Dans de nombreux cas, l’informaticien esten passe de s’accaparer, grâce à l’organisation elle-même, ces trois dernierspouvoirs. C’est ce qui le rend souvent incontournable.

Enfin, si le monde éducatif croisait de temps à autre la production du spé-cialiste audiovisuel, quand il utilisait la télévision, il va le rencontrer denouveau dès lors qu’il utilisera ou fera utiliser le multimédia en classe.

Bibliographie

Crozier Michel, Friedberg Erhard, 1977, L’acteur et le système,Les contraintes de l’action collective, Le Seuil, Paris.

Musso Pierre (sous la direction de-), 1994, Communiquer demain,DATAR- Editions de l’aube, Paris.

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1 Crozier Michel, Friedberg Erhard, 1977, L’acteur et le système, Les contraintes de l’actioncollective, Le Seuil, Paris.

Chapitre 3

L’école et les médias

Résumé : Les logiques des acteurs ne sont pasidentiques. Les initiatives qui suscitentl’innovation, ou veulent la susciter, ont des originesvariées. À cet égard, les expériences menées enFrance il y a plus de quinze ans surl’individualisation et les réseaux restent exemplairesdes malentendus possibles.Questions posées : Peut-on avoir recours auxréseaux, envisager une individualisation del’enseignement, de la formation, sans remettre encause la majeure partie des formes que prendactuellement l’organisation de l’enseignement, de laforme des cours aux découpages disciplinaires, dustatut de l’écrit à la forme des évaluations ?

École, université, formation et systèmes

On a vu que les écoles, les universités et les organismes de formationdevaient être envisagés comme des systèmes qui permettent la socialisa-tion et l’acquisition de codes et de représentations de la réalité validésdans le groupe social de référence. Cette notion de système nousrenvoie directement à l’analyse systémique, qui grossièrement, dans lamesure où elle décrit la réalité sous forme d’input (entrée), d’output (desortie) et de boucles de rétroaction.

Mais tout être humain, à quelque système qu’il appartienne, garde unepart de liberté, se définit ses propres objectifs, et mène sa propre actionpour les atteindre. Dans tout système, les acteurs ont une marged’autonomie. Pour comprendre ce qui se passe dans un systèmecomme le système éducatif, il faut, bien entendu, comprendre lalogique du système, celle qui lui demande par exemple de socialiser lesenfants et les jeunes, de les préparer à un travail, de suivre un pro-gramme, ou de leur transmettre des représentations de la réalité. Mais ilconvient aussi, pour comprendre ce qui se passe, d’envisager les logi-ques de ses acteurs, différentes de celles du système, car ils ont leurspropres intérêts et défendent leurs propres positions.

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Dans ce domaine, les apports de la sociologie du travail, et en particu-lier de Friedberg et Crozier, sont fondamentaux. Ils expliquent que toutacteur social agit selon une logique cohérente à son niveau, qu’il vise àpréserver ses avantages, son pouvoir, et son territoire, matériel et sym-bolique. Il s’ensuit que les logiques à l’œuvre dans un même système,peuvent souvent être opposées, ce qui n’ôte rien à leurs rationalités res-pectives. On parle alors de dysfonctionnements du système. Crozierexplique que le dysfonctionnement est la condition normale de fonc-tionnement d’une organisation.

Quand une machine à communiquer (ordinateur, télévision, vidéoetc.) entre dans le système que constituent une école ou une classe, ellele fait à l’initiative de certains acteurs (pédagogues, administration,parents…). Son arrivée oblige les autres acteurs à prendre position faceaux changements qu’elle induit. Ils le font à partir des avantages qu’ilspensent tirer, à la place qu’ils occupent dans le système, de l’arrivée deces machines. Parmi ces avantages, certains sont matériels, d’autressont symboliques. Dans le cadre de la mise en place de réseaux, il estparticulièrement important de garder à l’esprit que la possessiond’informations est un toujours un atout stratégique, et que le contrôledes nœuds de communication est un enjeu majeur dans tous les systè-mes. À l’école comme ailleurs, le contrôle des informations et celui duréseau de communication vont se révéler être des lieux de pouvoir fon-damentaux.

La compréhension des situations d’innovation dans l’école impliquedonc une identification préalable de tous les acteurs et des enjeuxqu’ils défendent. Si l’on prend l’exemple d’une école qui se lance dansun projet d’informatisation, certains acteurs sont dans l’école (admi-nistration locale, enseignants, élèves, responsable informatique…),d’autres sont mitoyens1, accolés à l’école (parents, collectivités prochesde l’école impliquées dans les financements…), d’autres sont extérieursà l’école elle-même (ministère, industriels, revendeurs de matériels,etc.). Chaque type d’acteur défend sa stratégie et ses intérêts. Pour lesuns, ce sera la vente de matériel, pour d’autres, la modernisation del’école, pour d’autres encore, l’amélioration de la pédagogie…Il n’y aaucune cohérence a priori à attendre dans ces stratégies, qui vont plu-tôt se juxtaposer et se confronter.

Ainsi, dans de nombreux cas, l’entrée dans une logique d’informatisa-tion va déplacer les territoires que chacun de ces acteurs est habitué àcontrôler. Ce qui se passe dans la classe, par exemple, n’est plus du res-sort du seul enseignant, qu’il s’agisse d’une école élémentaire ou d’un

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1 Selon l’expression de Jacques Perriault.

cours en université. Les budgets nécessaires à l’innovation impliquentl’entrée en jeu de nouveaux acteurs (collectivités territoriales,Europe…). La fonction de responsable de système informatique sedéveloppe, avec l’importance croissante des ingénieurs informatiques àtous les niveaux du système éducatif. L’économie de marché, enfin,s’introduit dans l’école. On assiste à l’apparition d’une économie dusavoir, qui fait que l’école, comme l’université, deviennent des mar-chés, des enjeux pour les entreprises

De ce point de vue, on peut décrire l’école et l’université comme desorganisations, c’est-à-dire comme la combinaison d’un tissu de com-munication, d’un système de transactions et d’échanges, et enfin deprocessus qui organisent l’ensemble. L’innovation liée aux technolo-gies va modifier les équilibres en place dans l’organisation, à l’école et àl’université comme en entreprise ou dans une administration ou uneassociation.

Deux conceptions du changement sont possibles, qui, chacune, amè-nent la mise en place de stratégies différentes. La représentation qu’onaura de l’innovation dépendra de la représentation qu’on a de l’organi-sation.

On peut se représenter les organisations comme pyramidales. Dans cecas, on privilégie le rôle de la tête et du centre pour impulser l’innova-tion. On pense que le changement vient de grandes réunions au coursdesquelles on envoie la bonne parole vers la périphérie. Le résultat esten général un manque d’évaluation sur ce qui se passe sur le terrain,dans la réalité. Mais les crédits ont été effectivement dépensés, et despectaculaires réunions, congrès, ou séminaires peuvent être montréscomme des preuves du mouvement.

Une seconde conception des organisations, inspirée par l’analyse systé-mique, insiste au contraire sur le rôle de la périphérie. Si la tête donneles orientations, c’est en effet la périphérie, le terrain qui définissent lespratiques. Dans cette optique, on pense plutôt que le changement sediffuse par capillarité.

Les innovations successives que le système éducatif français a vécuesdepuis une trentaine d’années reflètent les oscillations entre ces deuxconceptions, la priorité étant parfois donnée aux consignes élaborées parle ministère, parfois à la mise en œuvre par le terrain de ces consignes.

Différents types d’initiatives seront ainsi repérables. Les premières sontcelles de l’institution (famille, syndicat, groupe, état), qui joue un rôlede médiation car elle garantit et impose les règles de droit, les statutssociaux et les rapports de pouvoir. De leur côté, les acteurs ont une pos-sibilité d’initiative. Leur culture spécifique doit être prise en compte

L’école et les médias

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pour qu’ils s’approprient la technologie (quelle place cette technologietient-elle dans leur imaginaire ? quelles représentations sociales enont-ils ?). En effet, l’innovation va perturber leurs façons de voir et defaire voir, mettre en cause les organisations et les rapports de pouvoir,exiger de leur part de nouveaux apprentissages.

Enfin on rencontre les initiatives du marché, du système économique.Quel que soit le réseau (Minitel, Internet, téléphone mobile…), la ques-tion se pose en effet toujours de savoir qui paie au départ pour lancer lesystème, ou en d’autres termes, qui prend le risque d’acheter le premiertéléphone. Ce premier usager, à lui seul, ne peut communiquer avecpersonne, jusqu’au moment où il est rejoint par d’autres usagers.

Enfin, un modèle explicatif de l’innovation qui ne fait apparaître quel’institution et les usagers serait incomplet. Il existe en effet aussi sou-vent des médiateurs de l’innovation qui aident à sa diffusion. Il peuts’agir soit de précurseurs (militants pédagogiques par exemple, qui anti-cipent la généralisation d’un usage et la permettent), soit de prescrip-teurs (comme l’ont été France Télécom dans le cas du Minitel, ou leMinistère de l’Education Nationale en imposant des micro-ordinateursThomson dans toutes les écoles en 1985), soit, parfois des leaders d’opi-nion, qui, par leur exemple et leur influence, favorisent la diffusion del’innovation.

Les précédents de l’individualisation et des réseaux

L’arrivée d’Internet n’est pas la première innovation technologiqueque l’école et les systèmes de formation rencontrent. À ne remonterqu’aux années 1970, le système éducatif français s’est vu confronté auxarrivées successives de la télévision, de la vidéo, de la micro informa-tique, de la télématique, du fax, du multimédia et d’Internet …

À chaque fois, les mêmes questions de frontières, de territoires, de stra-tégies se sont posées. On rappellera pour mémoire qu’une des expé-riences pédagogiques les plus cohérentes et les plus réussies, face à latélévision, fut celle de l’expérimentation Jeune téléviseur actif, parcequ’elle faisait intervenir à l’école, pour former les jeunes téléspecta-teurs, des acteurs qui n’y étaient pas encore entrés et qu’elle faisait tra-vailler ensemble des ministères et des administrations qui ne l’avaientjamais fait. L’école découvrait ses voisins, et avec eux, les compétencesdont ils étaient porteurs. Priorité y était donnée aux initiatives localespour mettre en œuvre des stratégies proposées par le ministère.

Au contraire, le plan Informatique Pour Tous (IPT), qui fut en 1985 lepremier plan généralisant la présence, sinon l’usage, d’ordinateurs

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dans toutes les écoles, privilégiait une logique dans laquelle le centredonnait des instructions que le terrain devait suivre.

On lit et l’on entend qu’Internet offre la possibilité de personnaliser,d’individualiser les apprentissages. Tel est le principal argument déve-loppé pour son utilisation dans les systèmes éducatifs et de formation.Mais il n’y a là rien de neuf. Les deux grandes idées de réseau et d’indivi-dualisation ont déjà une histoire ancienne dans nos systèmes éducatifs,et les recherches menées à l’INRP et ailleurs gardent la mémoire de laréflexion menée depuis des années sur ces questions.

S’agissant de réseaux, le travail autour des machines à communiquer etdes technologies d’information et de communication dans les systè-mes d’éducation et de formation ne date pas d’aujourd’hui. Depuisplusieurs dizaines d’années, de nombreuses structures ont été chargéesde mettre en place des innovations, d’évaluer leur faisabilité2, de réali-ser une veille technologique3, d’encadrer des équipes d’enseignants4,d’organiser ou assurer des formations ad hoc5, de développer des recher-ches sur leurs conséquences

On rappellera pour mémoire un exemple historiquement daté, maisdont certains traits communs avec la situation actuelle sont frappants.Il remonte aux années 1982-1987, et permet de voir comment si le rôlede la recherche est d’anticiper et de prévoir, elle n’est pas nécessaire-ment entendue par ceux-là même qui lui demandent de travailler.

L’individualisation, premier épisode

En 1983, un document d’étude produit par le Ministère de l’EducationNationale indique :

L’idée d’individualisation de la formation semble le re-surgissement d’uneévidence. Les notions voisines de “pédagogie différenciée”, “travail auto-nome”, “auto-formation” etc. font depuis longtemps partie du lexique obligéet convenu du discours pédagogique. Aussi bien notre intention n’est pas dedonner une nouvelle définition (…), mais d’interroger de plus près les

L’école et les médias

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2 Par exemple la Mission média formation, 1982-1985 dissoute par le ministre del’Education Nationale Jean Pierre Chevènement parce qu’elle émettait des doutes surl’efficacité du Plan Informatique Pour Tous, 1985.

3 Par exemple le Département Recherche Innovation du CNED.

4 C’est un des rôles de l’INRP alors, comme il le remplit dans la recherche surl’ Individualisation de la formation, cf. infra.

5 Ce que vont faire les Écoles Normales pour les enseignants de maternelle et primaire,les Missions Académiques à la Formation des Personnels de l’Education Nationale pourle secondaire, les Centre d’Initiation à l’Enseignement Supérieur pour l’université, etc.

éléments ou amorces de pratique (…) qui se donnent comme individuali-santes (..) d’autre part de resituer cette problématique dans son contexte.

L’Education Nationale possède donc alors une mission chargée de mesu-rer les pratiques individualisantes (dans la formation des maîtres) etd’entamer une réflexion qui va s’attacher, en envisageant, avant tout, lesformations d’enseignants du premier degré, aux points suivants :

1. Rapport au savoir et à la connaissance2. Procédures et dispositifs transdisciplinaires3. Entrée en formation et analyse des besoins4. Incidences institutionnelles de l’individualisation.

Après avoir posé la nécessité d’individualiser, le rapport expose les pis-tes de travail explorées, et précise les conditions de généralisation.

L’Institut National de la Recherche Pédagogique, dans le cadre de sadirection de programme sur les technologies nouvelles, lance alors àgrande échelle une recherche-action sur l’Individualisation de la forma-tion et la fonction pédagogique des médias. Tous les niveaux sont concer-nés, de la maternelle à l’université.

On mobilise deux cents enseignants, animant souvent des équipes deterrain dans différents secteurs de l’enseignement et de la formation, etun groupe de pilotage qui coordonne et centralise les actions pour pro-duire une recherche sur Les déterminations réciproques des technologiesnouvelles et des dispositifs institutionnels dans les changements éducatifs.Cette expression un peu lourde désignait les transformations institu-tionnelles liées aux changements de support d’inscription de l’infor-mation, et ce, bien des années avant la publication des principes demédiologie de Régis Debray.

L’entrée était donc double. On observait d’une part les technologiesdites nouvelles dans le système éducatif, d’autre part l’institution.L’innovation se fait, à cette époque, au sein de la classe, et l’on ne tou-chait ni aux programmes ni à l’organisation générale des cours (laclasse est toujours le dispositif de base dans l’organisation scolaire, dans lecadre duquel on introduit les moyens nouveaux comme de simples complé-ments6).

Les moyens nouveaux, à l’époque, étaient principalement la vidéo etle micro-ordinateur. Mais on observe aussi l’utilisation de la radio, leclassement informatisé des ressources en centre de documentation eten bibliothèque, voire le théâtre. On parlait alors déjà de stratégie mul-

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6 Bizet 1986, p. 209.

timédia, mais en désignant alors par ce mot la combinaison de plu-sieurs médias différents.

L’INRP veut assurer l’explicitation des méthodologies implicites du change-ment : définition de ses conditions de possibilité, analyse des facteurs facili-tants et des stratégies d’attaque des obstacles7. En langage vulgaire,comprenons qu’il s’agit de voir comment l’innovation se produit avecles machines, les acteurs et les situations qui la favorisent et ceux qui lafreinent.

Il s’agit de répondre mieux aux problèmes posés par l’échec scolaire.Les technologies nouvelles se révèlent, dans ce cadre, particulièrementintéressantes, parce qu’elles contraignent l’Éducation Nationale à untravail d’ouverture sur le monde extérieur.

À titre d’exemple, les hypothèses de recherche d’une des équipes tra-vaillant sur l’individualisation se présentent en 1986 sous cette forme :

� C’est dans la mesure où une structure provoque des rencontres et/ou desaffrontements intra-institutionnels (entre différents corps, secteurs,niveaux de la hiérarchie…) et inter institutionnels (confrontation du sys-tème éducatif à d’autres secteurs du corps social) que peuvent se réaliser lesconditions (matérielles, idéologiques, pédagogiques…) préliminaires àtoute transformation.

� La seconde condition nécessaire à l’émergence d’une transformation réelleest la mise en place d’un dispositif d’analyse des besoins et de stratégies deformation individualisée.

� À partir du moment où les deux conditions précédentes sont remplies, l’uti-lisation des technologies nouvelles (informatique, audiovisuel) peut, parcequ’elle fait intervenir d’autres institutions que la seule Éducation Natio-nale, et parce qu’elle part de la réalité individuelle des formés, élever leniveau de qualification technique des jeunes, et permettre d’engager lalutte contre l’échec.8

On constate que l’innovation provoque des conflits. Et l’on pense quel’amélioration de l’Éducation Nationale ne peut être obtenue qu’au tra-vers de conflits d’une part, et d’une double ouverture, ouverture auxbesoins des individus qu’elle forme, et ouverture à d’autres secteurs dela société de l’autre. Le concept d’individualisation de la formationdéveloppé par Bertrand Schwartz9, la lutte contre l’échec scolaire et lesconflits que faisaient naître dans l’institution éducative les pratiques

L’école et les médias

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7 Bizet 1986, p. 213.

8 Bizet 1986, p. 216-217.

9 Schwartz 1977, 1981.

innovantes liées à l’utilisation de la vidéo et la micro informatiquedéfinissent une problématique, un champ d’action et les objectifsd’une action qui se voulait en même temps recherche.

Échec scolaire, ouverture de l’école, réseaux informatiques, formation indivi-dualisée (ou à la carte), tous ces termes semblent étrangement actuels…

Comme si l’histoire bégayait.

Pourtant, le rapport sera enterré, sans autre forme de procès, comme lesprécédents.

Individualisation : second épisode

En 1988, le Ministère de l’Education Nationale a, dans l’entre-temps,changé à plusieurs reprises le mode de recrutement des instituteurs etainsi augmenté la diversité des publics en formation, au momentmême ou l’allongement général de la scolarité posait des problèmesaccrus d’hétérogénéité dans les collèges, lycées et premiers cycles d’uni-versité. Il semble, poussé par la situation, découvrir la notion d’indivi-dualisation.

En novembre 1988, l’inspection générale de la formation des maîtresréunit des formateurs en leur donnant l’individualisation comme lasolution à tous les maux dont souffre le système et en leur demandantde réfléchir à ce concept. En mars 1989, le Ministre vante les vertus del’individualisation auprès des universités et modifie la formation desélèves instituteurs ainsi que son évaluation pour introduire une souplessepermettant l’individualisation des parcours de formation.

Or aucune de ces démarches récentes, louables et réalistes enelles-mêmes, ne tient compte du fait que, depuis quelque huit ans, deséquipes de recherche ont travaillé sur l’individualisation en formationd’enseignants et dans l’enseignement, mené des expériences, élaborédes concepts et des stratégies. Entre autres conclusions, ils sont arrivésà prouver qu’il n’y a pas d’individualisation sans remettre en causel’organisation des cours classiques, les systèmes d’évaluation envigueur et le cloisonnement des disciplines. Presque rien…

Aucune communication entre l’administration centrale de l’EducationNationale et les chercheurs à qui elle-même a commandé, quelquesannées plus tôt une recherche…

Pourtant, à la même date, le rapport de la loi d’orientation sur l’ensei-gnement précise que la recherche en éducation doit également fournir àtous les responsables en matière d’éducation des éléments objectifs dedécision ?

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Quelles étaient les conclusions des recherches qui avaient porté surl’individualisation et les réseaux ?

En travaillant sur les discours et les pratiques d’enseignants quis’étaient engagés dans la mise en place de structures de travail indivi-dualisées avec des appareils audiovisuels, on constate que ces discourss’articulent souvent autour d’une forte revendication d’identité, orga-nisée autour de la figure du militant.

Ces enseignants sont convaincus du bien-fondé d’une démarche. Ilsvont lutter et engager des actions diversifiées pour transformer leurmilieu de travail, et à terme, le système éducatif tout entier. Ils se sen-tent différents, savent qu’ils ont pris conscience de l’importance dephénomènes qui échappent aux autres, et veulent convaincre leuradministration et leurs collègues, afin d’accélérer les mutations dusystème.

Appropriation et usages des enseignants

L’étude du profil des enseignants qui avaient accepté de participer àd’autres expériences du même genre10 avait déjà mené à des conclu-sions similaires. Les enseignants qui entrent dans des actions d’innova-tion présentent un profil et une identité bien particuliers.

Ainsi, en 1982-85, à une époque où les premiers magnétoscopes (et afortiori Caméscopes) coûtaient encore très cher, des enseignantss’étaient déjà procuré ces appareils pour leur usage personnel, etavaient équipé leur foyer, puis en avaient développé une pratiquerégulière durant leur temps de loisir. L’utilisation en situation profes-sionnelle, dans le cadre des stratégies d’innovation, se faisait naturelle-ment, en harmonie avec les actions ministérielles qui étaient proposéespar l’institution, parce qu’un usage et une appropriation personnelspréexistaient.

Dans un cas comme dans l’autre (audiovisuel dans les classes maternel-les et primaires des années 1981-1984, individualisation de la forma-tion dans le secondaire et la formation des enseignants dans les années1982-1987), le facteur d’innovation ne trouvait pas sa source dans lesystème éducatif. Il ne venait ni de l’établissement, ni des propositionsministérielles, ni de la hiérarchie, mais dans de pratiques et posturesqui naissent et se développent en dehors de ce système. Ce, qu’ils’agisse de l’utilisation de l’audiovisuel, ou de la volonté de changer lesystème éducatif et de transformer la pratique éducative en individuali-

L’école et les médias

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10 Comme la Mission Média-Formation.

sant les parcours de formation. Les enseignants qui se retrouvaientdans des structures d’innovation étaient des acteurs qui se saisissantdes propositions et des moyens que le système leur offrait à unmoment donné. Ils allaient les utiliser à des fins qu’ils jugeaientconformes à leurs principes (pour le militant), et à leurs habitudes (àleur habitus) pour ce qui est des usages et des objets.

Les structures et moyens offerts par l’institution, (stages, heures supplé-mentaires, projets, recherches…), sont toujours éphémères au regardde la temporalité vécue par les enseignants dans leurs établissements.Ils restent beaucoup plus longtemps dans le métier que ces structures.Ce sont souvent des moyens qu’ils utilisent, et grâce auxquels seretrouvent, en se restructurant, des réseaux informels d’acteurs quisont animés par les mêmes préoccupations.

Comme c’est le cas lors de la naissance de tout média, ces convaincusne répugnent pas à parler technique. L’appropriation qu’ils ont estcelle d’une technologie, et non pas seulement d’un moyen de commu-nication. Ils connaissent la machine, sa connectique, ses standards, etils revendiquent cette connaissance. Les enseignants vidéo amateursdu début des années 1980, tout comme les radioamateurs des premierstemps, ou les pionniers des sites éducatifs Internet dans les années1995, ne sont pas de simples consommateurs d’images ou de program-mes. Ils échangent sur la technique, sur les moyens de l’utiliser, sesapplications dans un cadre professionnel, c’est-à-dire pour eux pédago-gique. La communication dans le cadre de réseaux régionaux, puisnationaux, les regroupements réguliers organisés à leur intention, puisl’utilisation des Minitels leur offrent la possibilité d’échanger leur tech-nique, leurs productions, et les constituent comme communauté dotéed’une identité forte.

Cette identité repose sur plusieurs facteurs. En premier lieu, on trouvel’appropriation de la machine, la capacité à lui trouver de nouvellesutilisations, à produire documents (vidéo, son, photo…), programmes(informatiques) à l’aide de cette machine. Ainsi l’utilisation des pre-miers films vidéo en classe suscite-t-elle des discussions sur la manièrede les utiliser (en masquant les sous titres, par exemple), puis deséchanges de documents vidéo montés. Ensuite vient le désir de trans-former le système éducatif à partir des expériences vécues, désir quiconstitue un fort facteur identitaire. De même, la création des premierssites Internet ou Cédéroms en classe.

Les logiques d’appropriation, même si elles ont une origine indivi-duelle, se développent selon des réseaux clairement identifiables, quipeuvent recevoir régulièrement de l’aide du centre du système. Préci-sons clairement que cette aide vient plus souvent d’un secteur central

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de l’institution (Ministère, Inspection générale…), tant il est vrai qu’àl’échelon local, (Inspection académique, Directions, Inspections dépar-tementales…), ces vecteurs d’innovation, qui proposent un bouleverse-ment des habitudes professionnelles, tout aussi bien de la gestion dutemps, de l’espace, des structures de communication, que des objectifs,bousculent trop les identités et les routines instituées pour ne pas susci-ter l’hostilité.

À moyenne échéance, ces acteurs cèdent pour la plupart à l’indiffé-rence ambiante, aux refus et entraves qui se multiplient, et abandon-nent ce terrain qui s’obstine à nier toute innovation. Certains fuientpar le haut, changeant de lieu professionnel (passages à l’université, encentres de formation, dans les corps de direction ou d’inspection),d’autres reprennent le cours de leurs pratiques antérieures.

Le système

Pourquoi les projets mis en place et développés dans les années1980-1986 dans le cadre de projets comme les recherches sur l’indivi-dualisation ou les réseaux suscitent-ils de tels regroupements et de tel-les oppositions ? Sans doute parce qu’ils remettent en causeradicalement les objectifs et les structures du système éducatif. Ils lesfont aborder à partir d’une structure de transmission (l’individualisa-tion) ou de communication (le réseau), et à partir de l’usage de machi-nes à communiquer (l’appareil photo, le magnétophone, la caméravidéo, le magnétoscope dans un cas, le Minitel et le micro-ordinateurdans l’autre), alors que ces structures et ces appareils sont profondé-ment étrangers aux pratiques de communication et de transmissiondominantes dans une structure de classe.

Dans la mesure où les institutions et les structures de communications’organisent traditionnellement autour d’un stockage de l’informationsur le papier, et d’une transmission pour partie orale et présentielle,pour partie liée au livre, tous les acteurs impliqués dans la transmissionculturelle se sentent menacées par des innovations qui modifient à lafois le support matériel, les modalités de la transmission et les modesd’évaluation. Pourtant, à cette époque, il ne s’agit encore que d’uneinnovation pédagogique et les enjeux industriels et politiques sont fai-bles au regard de ce qu’ils sont devenus maintenant. Les changementsenvisagés ne portent que sur les modalités de la médiation et n’impli-quent pas encore la transformation de l’espace pédagogique en espacemédiatique, livré au marché, comme cela sera le cas à partir du milieudes années 1990.

L’école et les médias

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Cependant, dès que des systèmes d’individualisation (dont ceux quisont organisés autour de l’audiovisuel) sont mis en place, des change-ments profonds apparaissent, qui mettent en cause la nature de latâche professionnelle des enseignants.

Le premier indice est la disparition progressive de la notion de contenudisciplinaire des discours des enseignants qui s’engagent dans cettevoie. Ils se fixent de plus en plus pour objectifs l’autonomisation de leursélèves et leur socialisation. La constitution d’un sujet politique autonomedevient l’objectif professionnel du professeur d’anglais ou d’éducationphysique, comme du formateur d’enseignants : le changement est detaille.

Le contenu disciplinaire est remplacé par la socialisation en termes decoopération communicative concrète, qui se réalise dans le cadre d’unetâche commune (la production audiovisuelle). Au niveau de l’ensei-gnement secondaire prend place une socialisation par la production,semblable à la formation par la technique observable en formationd’enseignants. L’individualisation de la formation, la socialisation etl’autonomisation des acteurs sont indissociables dans ce type de dyna-mique. La récupération idéologique ultérieure du concept d’individua-lisation se fera au contraire avec, comme objectif, de briser les collectifset d’atomiser les acteurs, en brisant les processus de socialisation.

Le travail mené par ces enseignants a souvent pour conséquencel’ouverture du micro-système qu’est un établissement d’enseignementvers le monde extérieur. Au plan le plus élémentaire, pour filmer ouprendre du son, il faut sortir de la salle de classe. Puis, pour produire, ilfaut des financements, ce qui fait s’adresser aux collectivités locales,aux structures audiovisuelles de diffusion (Radio France). Dans les casles plus exemplaires de cette démarche, le processus est mené à sonterme avec la création de sociétés de production. La mue identitaire desenseignants, et partant des élèves, est réalisée. Ils deviennent descitoyens à part entière pendant le temps réservé à l’éducation, et ilstravaillent sur des projets communs, qui mènent à une productionréelle : le travail de l’enseignant s’organise autour du processus desocialisation dans les trois dimensions déjà mentionnées, au prix deconflits fréquents et handicapants avec les cadres moyens du systèmeéducatif11.

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11 Ollivier 1992, pp. 261 sq.

Concepts et idéologie

Les structures d’individualisation lancées font rapidement émerger lerôle du tutorat comme fonction essentielle dans les circuits de commu-nication. Il s’agit en quelque sorte d’une médiation supplétive par un pairqui permet de pallier les manques de la médiation traditionnelle. Récu-péré par les appareils idéologiques les plus divers, le terme d’individua-lisation est progressivement assimilé à une opposition aux structurescollectives. L’individualisation va ainsi devenir une des pièces du pro-jet néo-libéral dans l’entreprise et le système éducatif, puisqu’on indi-vidualisera les salaires, les statuts, les rythmes de travail, lespromotions, au mépris des structures collectives antérieures. C’est ainsiqu’en 1991 des affiches du Parti Communiste Français et de la Confé-dération Générale du Travail s’en prennent violemment à l’individuali-sation, au moment même où le système éducatif central commence àvanter les mérites de concept.

En quelques années, l’idée généreuse développée par BertrandSchwartz et qui visait à assurer une formation adéquate aux margi-naux et aux exclus du système de formation est devenue un sloganpolitique combattu par les syndicats. Du concept initial, il ne restequ’un signifiant dont le sens a été radicalement transformé. L’indivi-dualisation, modèle d’attention au sujet, qui doit lui permettre de seréaliser, est devenue la formation à la carte, qui permet à l’entreprise dene délivrer que la formation qu’elle juge utile, au moment où elle lechoisit. L’entreprise du troisième type d’Alvin Toffler12, puis l’idéo-logie néo-libérale, seront associées à ce concept d’individualisation,dès lors suspect pour longtemps.

Les DEUG sur mesure et le tutorat.

Il existe en tout cas une filiation nette entre ces premières expérienceset les mutations initiées ultérieurement dans les systèmes éducatifs etuniversitaires autour du tutorat et du slogan de l’“enseignement centrésur l’apprenant”.

Quelquefois, il ne s’agira que de produire un peu de lien social,d’améliorer l’environnement relationnel ou affectif13 pour des publicsd’étudiants nouveaux qui découvrent que l’univers de leurs études estconstitué de cours en amphithéâtre, complétés par des séancesd’auto-formation devant des cédéroms.

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12 Toffler 1991, Chapitres XVI à XVIII, Toffler 1986.

13 Ollivier 1993.

Dans ce sens, parler d’enseignement centré sur l’apprenant reviendraparfois à récupérer une demande sociale forte, et à lui renvoyer,habillée des mots attendus, un ensemble de technologies combinéesavec un peu de liant social, qu’on nommera tutorat.

Ce mouvement d’innovation et de recherche mélangées, avec toutel’ambiguïté que représente la recherche-action, constitue un momenthistorique intéressant. Il précède nettement les premières tentatives detransformation de l’espace didactique/pédagogique en espace livré à lamédiatisation, aux lois du marché et à l’idéologie néo-techniciste. Il estle moment où des acteurs, parce qu’ils se sont approprié des technolo-gies de communication récentes, tentent d’introduire ces machinesdans le système éducatif. Ce faisant, ils n’importent pas seulement lesmachines, mais avec elles des transformations beaucoup plus profon-des. Des cadres fondamentaux de l’institution scolaire sont en effetremis en cause. La mise en place dans un établissement d’actions indi-vidualisées revient vite à contester de facto :

� L’organisation du temps : l’unité du cours, fondamentale, tend à sedissoudre au profit de processus plus longs, moins mesurables pourl’administration. Comment mesurer ce travail ?

� L’organisation de l’espace : la salle de classe n’est plus le lieu où l’ondispense le savoir. Les déplacements incessants dans l’établissementet hors de l’établissement peuvent se révéler vite insupportables pourl’administration et même pour les autres enseignants.

� Le lieu d’où vient le savoir n’est plus l’enseignant ou le formateur,puisqu’il reconnaît lui-même qu’il faut aller chercher ce savoir ail-leurs pour le construire soi-même. Quel est donc le statut de cetenseignant ? À quoi sert-il ?

� Les modes d’évaluation de l’acquisition du savoir sont peu ortho-doxes. On ne récite plus des leçons, mais on passe des films, onprend des photos...

� Les programmes eux-mêmes sont fort malmenés sinon ignorés déli-bérément.

Les fonctionnements de l’institution scolaire, comme l’administra-tion a l’habitude de les contrôler et de les mesurer, sont donc remisdirectement en cause.

Ainsi, quelques représentations communément admises par les mem-bres de l’administration, les autres enseignants, les parents et les élèves,ou les enseignants en formation eux-mêmes sont bousculées, parmilesquelles :� L’enseignant possède le savoir plus que l’élève ;� Le travail d’un enseignant consiste à être face à ses élèves et à leur

parler ;

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� La transmission du savoir du maître à l’élève se fait soit par imitationsoit lors d’un cours ;

� L’écrit est le garant et le mode de stockage des connaissances ;� L’évaluation scolaire sanctionne clairement ceux des savoirs donnés

par le maître que chacun a acquis et possède.

Heurtant ainsi les représentations de la transmission du savoir les pluscommunes aux autres acteurs, l’enseignant qui a commencé desactions d’individualisation vit souvent l’innovation pédagogique surle mode de la désillusion.

Son discours s’organise alors autour des difficultés matérielles (manquede moyens matériels, difficultés d’horaires...), il évoque des structu-res-frein, explique qu’on lui met des bâtons dans les roues.

S’ajoute à cette désillusion la perte d’un contact souvent gratifiant avecle groupe classe. Si les élèves organisent seuls leur travail, l’enseignantrisque de devenir une sorte de gestionnaire des apprentissages. Dépos-sédé du rôle central qu’il avait à son bureau, il perd la maîtrise dutemps et de la classe que ses collègues semblent avoir gardée. Il ne sertplus qu’à distribuer des salles, du matériel, et à cautionner le toutauprès des autorités... La dimension économique apparaît dans l’espacepédagogique (il faut payer les pellicules, le montage, les déplacements).L’espace pédagogico-didactique se transforme déjà en espace de com-munication.

Une telle mutation est déjà analysée dans les années 1980 comme liéeau changement de support d’inscription des informations et auxconséquences que ce changement apporte avec lui au niveau de l’insti-tution. Elle annonce ce que va produire, à une échelle incomparable-ment plus grande, le développement des réseaux multimédias à partirdes années 1995.

Parler d’innovation pédagogique, ou approcher ces phénomènescomme des phénomènes spécifiquement éducatifs ou pédagogiquesconstituerait cependant une erreur. On est face à des acteurs sociauxqui, mus par des motivations initiales extérieures au système éducatif,favorisent la mutation profonde de parties de ce système. Soit ils réus-sissent, et le système s’ouvre à ce qu’on appellerait aujourd’hui lasociété civile. Dans ce cas, on produit, on négocie, on diffuse. Soit ilséchouent, et nombre d’entre eux migrent, dans le système à des pos-tes de responsabilité plus élevée.

Le concept d’individualisation lui-même, comme nombre d’autres(évaluation, projet14, autonomie, enseignement centré sur l’apprenant,

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14 Bizet 1986, p. 216-217.

apprentissage tout au long de la vie...) sera repris par le système, vidé deson sens, et suscite dès lors l’opposition des syndicats qui voient en luiune attaque contre les structures collectives.

Cette capacité de retournement idéologique dans la représentation desrôles des nouvelles technologies jouera pleinement dans la constitu-tion de ce que nous repérerons plus tard comme le déploiement idéolo-gique accompagnant Internet : la liberté, la modernité, l’accès de tousau savoir et à l’information, l’apprenant placé au centre du systèmeéducatif deviendront alors des slogans au service d’un appareil poli-tique et de production industrielle.

Bibliographie

Ferrero Max (sous la direction de -), 1986, Colloque L’éducation et sesréseaux, octobre 1986, INRP, Paris.

Ollivier Bruno (2000), Observer la communication. Naissance d’une inter-discipline, CNRS éditions.

Ollivier Bruno (dir.), 1993, Le tutorat dans l’enseignement à distance,INRP.

Ollivier Bruno, 1992, Communiquer pour enseigner, Hachette,Collection Références.

Schwartz Bertrand, 1977, Une autre école, Flammarion, Paris.

Schwartz Bertrand, 1981, L’informatique et l’éducation, Rapport à la CEE,La documentation française.

TofflerAlvin, 1986, S’adapter ou périr : L’entreprise face au futur, Denoël,Paris.

TofflerAlvin, 1991, Les nouveaux pouvoirs, Fayard, Paris.

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Chapitre 4

Les changements de supportet leurs conséquences

Résumé : Un retour sur l’histoire nous enseigne quel’apparition de nouvelles formes d’inscription desinformations, de nouveaux supports, va de pair avecde nouvelles pratiques culturelles, et deschangements intellectuels, culturels, linguistiques,politiques et sociaux.Questions posées : Avec l’arrivée des réseaux et del’hypertexte, à quels types de changements d’ordrecognitifs, mais aussi institutionnels, économiques,sociaux, politiques faut-il s’attendre ?

Refuser le déterminisme technologiquecomme du point de vue pédagogique

Formulée de manière quelque peu abrupte, la question posée dans cechapitre consiste à se demander dans quelle mesure les supports maté-riels qui permettent la conservation de l’information déterminent lesformes de la culture. En d’autres termes, jusqu’à quel point le supportmatériel de l’information détermine les modes d’inscription, de stoc-kage, d’accès, de distribution de l’information, la forme de soncontenu, voire son contenu lui-même. Pour certains chercheurs, ils’agit d’un déterminisme fort, et le médium est le message, comme ledit dans une formule lapidaire Mac Luhan. D’autres, comme le courantde la médiologie, focalisent leur attention sur le mode de transmission dela culture ainsi conditionné. Ils distinguent alors la transmission, qui sedéroule dans le temps, de génération en génération, de la communica-tion, qui se développe dans l’espace. Une autre formulation consiste àénoncer enfin que la technique influence profondément l’élaboration etla transmission de la culture.

Quelle que soit la formulation retenue, les systèmes éducatifs et de for-mation sont pleinement concernés par cette question. Tout pédagoguesait par expérience que la parole, l’écrit et l’image d’une part, le livre, ladiapositive et le logiciel d’autre part, jouent des rôles différents dans lesdidactiques des disciplines et l’acquisition des connaissances par

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l’élève, et qu’il faut savoir passer d’un support à l’autre, selon lesmoments et les objectifs.

Le point de vue qu’on prendra ici n’est pas directement pédagogique. Ilest plus historique. Si nous nous trouvons en face de l’arrivée d’unnouveau support de connaissances, on peut se demander ce que nousenseigne le passé, qui a vu d’autres changements dans les supports deconnaissances, sur le passage d’un média à un autre et sur les consé-quences qu’il peut traîner avec lui ? Qu’est ce que les différents supportstechniques successifs nous enseignent sur la production culturelle et latransmission des savoirs, sinon sur les changements de société ?

L’hypothèse médiologique

Une première hypothèse consiste à poser que trois stades successifspeuvent être distingués dans l’histoire des supports. Le premier estcelui du parchemin, du manuscrit, le second, celui du papier, imprimé,et le troisième celui du silicium, symbole d’une information dématéria-lisée, qui circule sous forme d’impulsions électriques ou d’ondes hert-ziennes, sur des réseaux téléphoniques, sur fil de cuivre, fibre de verreou par satellite.

Ces trois âges présentent de telles différences profondes qu’on peutparler de formats de connaissance impliqués par le média. Ces formatsde connaissance déterminent des mécanismes de création, de transmis-sion, de conservation, des modalités d’accès différents, et qui se déve-loppent selon des temporalités distinctes. L’âge du parchemin, dumanuscrit serait ainsi celui de la mémoire vive, de l’oralité, et du dia-logue. Le savoir y est stocké dans de grandes bibliothèques, souventsituées dans des monastères où des religieux consacrent leur vie à lacopie de nouveaux exemplaires qui assureront la conservation dupatrimoine. On discute autour d’un texte, on le lit à voix haute.

Avec le papier arriverait l’âge de l’accumulation et de l’appropriation. Àcondition d’en avoir les moyens financiers, n’importe qui peut, à partir dela diffusion du livre, constituer une bibliothèque personnelle, et accumu-ler les livres à sa disposition. Le lettré peut donc dès lors comparer lesécrits, développer une réflexion fondée sur des sources diversifiées, etenvisager lui-même d’écrire. Enfin, l’âge actuel, celui de l’inscription desconnaissances sur le silicium, serait celui de la pensée assistée par ordina-teur, nourrie du flux des réseaux, l’âge de l’artificialité, mais aussi l’âge del’industrialisation des informations et de leur distribution.

À se pencher plus en détail sur l’histoire, deux époques précises, corres-pondant à deux mutations anciennes, peuvent nous renseigner sur les

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modalités concrètes de passage d’un support de connaissance à l’autre etses conséquences. Le premier est le passage du manuscrit enroulé (le volu-men) au manuscrit plié (le codex). Le second est constitué par l’inventionpuis la diffusion du livre imprimé en Europe.

Du volumen au codex

Le volumen, forme dominante de l’écrit, est constitué d’un long manus-crit, enroulé sur deux axes. Le lecteur le fait passer d’un axe à l’autre, ledéroulant d’un côté pour l’enrouler de l’autre, ce qui lui permet de lirela partie située entre les deux axes qu’il tient chacun d’une main. Lecodex, qui annonce la forme du livre moderne, est, lui, obtenu parpliage du parchemin et découpage de pages de même dimension quisont reliées.

Le codex inventé au premier siècle de notre ère. Il ne s’impose que len-tement, d’abord dans les écrits de type religieux (dès le second siècle,90 % des textes bibliques sont sur codex), et n’est généralisé qu’au qua-trième siècle.

Qu’est-ce que le codex permet, d’un point de vue technique, qui était dif-ficile, voire impossible, avec le volumen ? La constitution de longues lis-tes, l’apparition d’index, c’est-à-dire un repérage plus rapide et plusfacile dans le texte. On peut numéroter des pages, effectuer des renvoisd’un passage du texte à l’autre, confronter des versions, des passages, ousimplement feuilleter le texte, ce qui est impossible avec le rouleau.

En d’autres termes, le changement de type d’inscription de l’informa-tion permet une autre relation à l’information et un autre type de maî-trise des informations. Il a des implications cognitives immédiates. C’estcertainement ce qui explique la diffusion plus rapide de cette innova-tion qu’est le codex, dans les communautés chrétiennes, qui, à l’époque,ont besoin, pour leur culte et leur prédication de se repérer rapidementdans les Écritures, de confronter des passages, de citer des passages desévangiles. Le nouveau support, qui permet aisément ces pratiques de lec-ture, se diffusera naturellement plus vite en milieu chrétien.

Notons toutefois la diffusion de l’innovation est lente, qu’elle se faitparce qu’elle répond à un besoin social, et que pendant plusieurs siè-cles, les deux supports vont coexister.

Le parallèle avec le passage actuel du livre papier au support électro-nique est clair. L’hypertexte, le livre électronique, le traitement de texteouvrent de nouvelles possibilités d’annotation, de modification, decopier/coller que le livre imprimé n’offre pas. Ils rendent possible uneappropriation du texte radicalement différente, un accès à l’informa-

Les changements de support et leurs conséquences

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tion, des modes d’indexation, de reproduction de modification impos-sibles auparavant. La question se posera de l’utilisation ou non de cesnouvelles relations au texte écrit, dans un système éducatif, de lanature de la demande sociale face à ce support nouveau et des consé-quences au niveau cognitif.

La naissance du livre

Du point de vue européen, l’invention de l’imprimerie et les premiersdéveloppements de l’industrie du livre se produisent en une époquebien particulière, celle de la Renaissance, caractérisée par un élargisse-ment des frontières du monde connu, un changement généralisé dansles points de repère et les représentations des connaissances. C’est àl’époque même où les Européens arrivent en Amérique, font le premiertour du globe, découvrent de nouvelles terres, de nouvelles routes, denouvelles cultures, que l’imprimé prend son essor. C’est aussi à unmoment où les échanges économiques, pour ces mêmes raisons, sedéveloppent rapidement.

Internet et le multimédia arrivent de leur côté à une époque où les pro-grès dans les communications et les transports font rêver certains d’unvillage global, auquel la planète se réduirait ; et à un moment où leséchanges économiques augmentent très rapidement.

Situons rapidement les faits. En 1550, Gutenberg imprime le premierlivre à Strasbourg. La technologie qu’il utilise repose sur la convergencede trois technologies préexistantes. Il tire parti des progrès réalisésdans la fonte des métaux (le premier haut-fourneau est construit audébut du quinzième, près de Liège), de la technique utilisée depuislongtemps en xylographie, pour imprimer par exemple des cartes àjouer durant tout le moyen âge, et de la technique du pressoir pourimprimer une force (la pression) aux caractères et provoquer l’impres-sion. Il utilise aussi conjointement le papier, qui offre l’avantaged’offrir une surface entièrement plane, qui est nécessaire à uneimpression correcte. Le papier avait été importé de Chine par les Arabesvers le huitième siècle et introduit, par leur intermédiaire, en Europe auonzième et au douzième siècle (pat l’Espagne et l’Italie). Les papetiersitaliens commencent à utiliser, au lieu de la meule, des moulins à eau,qui se multiplièrent au cours du XIVe et du XVe siècle.

La xylographie, la fonte des métaux, le pressoir existaient chacun deleur côté, comme techniques autonomes. Le mérite de l’inventeur,comme toujours, a été de combiner en un nouvel usage unique des élé-ments qui préexistent, pour fournir une réponse nouvelle et inédite àun problème réel. Internet et les réseaux naissent, on l’a vu plus haut,

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eux aussi d’une convergence de techniques qui existaient déjà demanière autonome (informatique, téléphone, audiovisuel), mais dontla combinaison permet de répondre à une demande sociale (militaire,puis issue des chercheurs, et maintenant commerciale).

À quelle demande sociale répond le livre ?

On sait qu’une innovation, pour se développer, doit d’une partrépondre à des demandes de la société qui la voit naître. D’autre partelle ne se développe que dans des conditions matérielles, sociales etéconomiques qui permettent son appropriation par des groupessociaux et le développement de l’industrie qui va la diffuser. Les condi-tions de la diffusion de l’innovation sont donc d’ordre technologique,bien sûr, mais aussi d’ordre socio-politique. Quelles sont les conditionsd’apparition du livre ?

Les demandes du système social sont au début de deux types. D’unepart, les universités, et, dans le Nord de l’Europe, les collèges, se multi-plient. D’autre part, le système de comptabilité se développe avec leséchanges marchands. Les universitaires et les marchands les premiers àutiliser l’imprimerie, avec, très vite les appareils d’état et les églises.Enfin, il faut ajouter que les progrès de l’alphabétisation ont créé la pos-sibilité d’un marché beaucoup plus important pour l’industrie du livre.

L’imprimerie naît dans une région de communication (la vallée duRhin), elle va se diffuser à partir des villes de foire et des ports (commeVenise, qui va être longtemps le principal centre éditorial, Anvers). Cescités deviennent rapidement des centres d’imprimerie. Les premièrespresses de la Sorbonne fonctionnent en 1472. En 1480, on compte 110villes où sont imprimés des livres. En 1500 elles sont 237.

On peut estimer que jusqu’à 1500, environ vingt millions d’exemplai-res sont imprimés. Contentons-nous ici de suggérer deux critères declassement intéressants : la langue et le contenu. Du point de vue de lalangue, 70 % de ces livres, qui sont tous européens bien sûr, sont écritsen latin. Les autres se partagent entre l’italien (7 %), l’allemand(5-6 %), le français (4-5 %) et le flamand (1 %).

Le contenu ensuite. Qu’imprime-t-on ? D’abord des textes religieux(45 % de la production), puis de la littérature (30 %), du droit (10 %) etdes sciences (10 %).

Il convient de réaliser enfin que livre, avec l’essor de l’imprimerie, achangé de lieu. Les monastères ne sont plus les centres uniques de pro-duction et de conservation (avec les universités) de l’information.Rapidement, la bibliothèque pourra devenir personnelle, comme en

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témoigne Montaigne. Il s’ensuit que l’activité de lecture peut se diversi-fier plus facilement : on peut parcourir, confronter, comparer des livresen quantité bien plus grande. D’autant que, désormais, les éditions desclassiques se multiplient, et que le format du livre change. Les classi-ques latins sont édités, et, en 1500 le premier classique (Virgile) en for-mat de poche apparaît. Les volumes in octavo remplacent les gros inquarto intransportables, et ce format va se généraliser et se combineravec une autre nouveauté. À la fin du quinzième, Alde, profitant de laprésence à Venise de nombreux réfugiés byzantins, entreprend depublier les classiques grecs (en premier lieu Aristote). Les traductions detextes grecs, puis de l’hébreu, se diffusent.

De là vont surgir deux problèmes fondamentaux, qui secoueront lasociété européenne pendant longtemps, et dont les conséquences sefont encore sentir.

Dès lors que l’information est accessible au plus grand nombre, parceque le livre imprimé traduit et diffuse les textes les plus divers, et enparticulier les textes sacrés et les textes classiques de l’Antiquité, le sta-tut du clerc, qui était l’intermédiaire quasi obligé entre le texte et sonpublic, est remis en cause.

On peut résumer le problème tel qu’il se pose alors sous forme de deuxquestions. Qui a le droit de traduire les textes et de les diffuser ? Qui ale droit de les discuter et de les interpréter hors du contrôle de l’autoritéclassique du clerc ?

La première question est celle de l’accès. Elle conditionne les formesd’apprentissage et d’éducation. En d’autres termes, l’accès direct aulivre (et en premier lieu à la Bible, Livre entre tous) est-il licite, étantbien entendu que cet accès direct va se doubler d’une revendication àl’examen, à la compréhension, à la critique par le particulier (le sujet,la personne, et plus tard le citoyen) ? À cette question, le Sud del’Europe et le catholicisme répondront non, le Nord et la tradition pro-testante répondront oui. Le Sud continuera de développer des prati-ques fondées sur une médiation obligée par le clerc, qui s’interposeentre le livre et l’individu. Le Nord et le monde anglo-saxon vont déve-lopper des pratiques de libre discussion, de libre accès aux textes, delibre examen, sanctionnées par la Réforme. Nord et Sud vont dévelop-per deux modèles distincts de pratique religieuse, et par là même detransmission culturelle. Le schisme religieux entre catholicisme etréformés interviendra sur cette cassure fondamentale. Les guerres dereligion surgiront ensuite et un clivage culturel et politique fondamen-tal entre le Nord et le Sud de l’Europe s’instaurera.

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Il n’est pas sûr que ce clivage ait, près de cinq siècles plus tard, disparu.Dans les années 1990, les formations délivrées à travers Internet, quisupposent une pratique individuelle de recherche et d’accès au texte, sedéveloppent bien plus rapidement dans les pays de culture protestante(pays nordiques et anglo-saxons) que dans les pays de tradition catho-lique et latine. Même si d’autres facteurs jouent, on ne peut qu’êtrefrappé par la densité bien plus grande de connections et la pratique bienplus développée des réseaux en Finlande, en Suède, aux États-Unis, à unmoindre degré en Allemagne, qu’en France, en Espagne, ou en Italie...

Plus concrètement, dès que la machine arrive, on s’y pose la questionde savoir quel est le rôle l’enseignant face aux informations fourniespar les réseaux et le multimédia. Est-il le médiateur obligé ? Que doit-ilfaire, puisqu’il n’est plus le dépositaire principal de l’information ?

La seconde question est celle de la langue. Au début de son développe-ment, le livre imprimé diffuse du latin, langue, commune à toutel’Europe des lettrés, et, accessoirement, du grec et de l’hébreu. Mais,rapidement, le livre devient le principal support de diffusion des lan-gues qui, grâce à lui vont devenir langues nationales. L’allemand seconstitue comme langue commune avec les vingt millions d’exemplai-res de la Bible de Luther en allemand. L’anglais se diffuse sur le terri-toire du Royaume à partir d’un Common Book of Prayer et de la Bible deJacques Ier. En France, le traité de Villers-Cotterêts impose le françaiscomme langue officielle (obligatoire pour tous les actes officiels), et lesprogrès du français sont tels que, vers 1550, les éditions en latin repré-sentent moins de 50 % du total de la production des livres.

Avec le développement des langues nationales se pose d’emblée la ques-tion de la légitimité de la traduction. Au sud, la réponse de l’Église estnette. Elle entend contrôler les textes en circulation. Le concile deTrente (1546) impose par décret la Vulgate comme seule traductionauthentique des textes bibliques. Elle sera la seule autorisée pour lesleçons publiques, les discussions, les prédications et les explications. Et l’his-toire d’Étienne Dolet est emblématique de ce conflit radical entre lestenants d’un droit à la libre traduction et les autorités en place. Ancien diri-geant du mouvement étudiant, (selon une expression d’aujourd’hui), ils’établit comme imprimeur à son compte, et édite Rabelais, Galien, Marot.La publication qu’il fait du Manuel du chevalier chrétien d’Erasme lui vautd’être enfermé par l’Inquisition pendant 4 ans. Il s’évade, est repris, et ilsera finalement brûlé en place de Grève avec ses livres, parmi lesquels LaManière de bien traduire d’une langue en autre (1540) qui appelait lesauteurs à écrire dans leur propre langue. C’est dire si les problèmesd’identité linguistique et culturelle sont bien au centre du mouvementqu’a initié le développement du livre imprimé.

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Une dernière question qu’on relèvera ici tient à l’aspect juridique del’édition. Très vite, les pouvoirs institués, (État et Église catholique)vont chercher à contrôler le contenu de ce qui est imprimé de deuxmanières. D’une part par la répression qui est instituée à travers les tri-bunaux et l’Inquisition, tout comme par le système du privilège royalqui revient à imposer une censure préalable. D’autre part en devenantles principaux commanditaires des imprimeurs, sur qui ils peuventainsi avoir prise. Il faut désormais en effet imprimer tous les textes offi-ciels, les livres religieux, les indulgences, et le développement des collè-ges de Jésuites crée une clientèle importante pour les imprimeurs… Lesimprimeurs en viennent ainsi à dépendre de leurs principaux clients.

Certaines villes, hors de l’atteinte de ces pouvoirs, vont de leur côté se spé-cialiser durablement dans l’édition des ouvrages interdits, qui circulerontsous le manteau en format de poche. Anvers, Amsterdam, puis Londresseront jusqu’à la révolution les centres d’édition de toute les écrits inter-dits en France... Dans ce contexte, le statut des droits et de la propriété destextes devient d’une grande complexité.

Et Internet ?

Le parallèle est, sur de nombreux points, séduisant entre le développe-ment du livre imprimé et celui du multimédia et d’Internet. Dans lesdeux cas, le support se développe à partir d’une convergence technolo-gique, qui permet l’invention d’un nouveau support, dans une partiedu monde où la demande sociale concernant un tel support est la plusforte, pour des raisons de développement intellectuel et économique.Si, au seizième siècle, c’est la vallée du Rhin, au vingtième siècle, cetterégion est située aux États-Unis. Le support surgit au moment où lesfrontières de l’ancien monde font place à un monde remodelé, par lesdécouvertes des navigateurs au seizième siècle, par la mondialisationde l’économie au vingtième.

Ce support remet rapidement en cause les modes de circulation clas-sique de l’information, parce qu’il est plus pratique, qu’il se déplace etse multiplie facilement, et qu’il utilise des réseaux économiques et cul-turels existants pour sa diffusion. Le livre imprimé in octavo avait faitperdre leur monopole de fabrication et de conservation aux bibliothè-ques des moines. Internet met à disposition des chercheurs, étudiantset élèves des informations qui leur étaient autrefois inaccessibles.

Les anciens centres de production et de conservation de l’informationperdent rapidement leur rôle, et les anciens médiateurs, autrefois lesclercs, et aujourd’hui les enseignants, voient leur rôle fortement ques-tionné. Les choix culturels et religieux que feront le nord de l’Europe,

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avec l’instauration du principe de libre accès et libre examen des textes,et le Sud, avec la réaffirmation du principe d’autorité, imprimerontleur marque pour longtemps à tous les processus culturels et éducatifsdes pays d’Europe. Internet remet cette question à l’ordre du jour. Enmultipliant à l’infini les possibilités d’accès à des textes et des informa-tions, les réseaux questionnent le rôle de l’enseignant. Si les pays detradition anglo-saxonne et les pays nordique sont familiarisés depuislongtemps avec les pratiques de libre accès et de libre examen, ceux duSud rencontrent à nouveau une double question qu’ils n’ont jamaisvraiment réglée. Celle des rôles respectifs du citoyen, du croyant, del’élève d’une part. Celle du rôle du responsable politique, du clerc, del’enseignant de l’autre, dans l’accès à l’information, sa critique et sadiscussion. Médiation obligatoire ou accès direct, tels sont les termesde l’alternative. Elle implique l’éducation, la formation mais aussitoute la vie culturelle.

Ces transformations peuvent frapper des métiers variés. Ici ce sera unenseignant qui fondait son autorité et son pouvoir sur la possession detextes et d’interprétations (qu’il avait acquis lors de ses propres études),et qui les voit soudain divulgués, voire mis en vente libre, à son corpsdéfendant sur un cédérom. Là, ce sera un militaire, qui considérait sadoctrine stratégique comme relevant du secret défense, et qui s’aper-çoit que les textes nord américains qui l’ont directement inspirée sonten accès libre sur Internet. Là encore, on verra un professeur d’univer-sité français en odontologie professer désormais devant un amphi-théâtre vide, parce que ses étudiants trouvent, sur le serveur d’uneuniversité étasunienne, des données qu’ils estiment plus à jour que cel-les qu’offrent ses cours. Dès lors qu’un pouvoir ne reposait que sur ladétention et la rétention d’information, il aboutit rapidement à unesituation dans laquelle le roi est nu. Ni l’école ni l’université n’échap-pent à ce changement. Quel rôle l’enseignant doit-il jouer, s’il n’est pasle détenteur unique de l’information, et s’il n’est plus le médiateurobligé entre l’information et son public ?

Le parallèle entre le seizième et le vingtième siècle est aussi séduisantsur le plan linguistique. La langue, l’identité culturelle, la traduction, lecontrôle par le politique et le statut juridique des informations ou tex-tes se retrouvent soudain au premier plan. Quelle place donner à lalangue commune (latin hier, anglais aujourd’hui) à son enseignement,et aux langues nationales, dans ce renouvellement des pratiques cultu-relles et d’éducation ? La langue, on le sait, n’est jamais un véhiculeneutre. Le latin qui supplante le gaulois, le français qui remplace le bre-ton, l’anglais qui concurrence d’autres langues, apportent avec eux desreprésentations de la réalité, des modèles de comportements et d’ana-lyse. Et le développement de leur usage repose sur des relations écono-

Les changements de support et leurs conséquences

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miques dont le rôle est clairement identifiable à chaque fois. La languefonde cependant les identités culturelles des groupes nationaux. Quel-les identités futures, fondées entre autres sur les usages des diverses lan-gues, le nouveau support d’information va-t-il favoriser ? Quellespolitiques linguistiques, culturelles, en termes de traduction, d’appren-tissage de l’anglais, de développement de la diffusion des languesnationales convient-il d’imaginer ?

Le parallèle entre les deux siècles est enfin possible sur le plan juri-dique. Internet, comme en son temps l’impression du livre, permet, encas de délocalisation, d’échapper au contrôle des États. Un serveur situéà l’étranger est aussi inaccessible à l’autorité de l’État que l’était unimprimeur établi à Amsterdam pour l’Ancien Régime. Quel contrôlel’État, en particulier dans le domaine de l’éducation peut-il envisagersur les contenus, mais aussi à terme sur les structures d’enseignement àdistance, les modes de validation, les cursus qui seront ceux des établis-sements d’enseignement virtuels ? Qui délivrera les diplômes ? Qui cer-tifiera les compétences ?

Telles sont quelques-unes des questions que suggère le parallèle rapide,inspiré par l’histoire, entre la naissance du livre et celle d’Internet. Il nes’agit pas de prédire ici à coup sûr de nouvelles guerres de religion,entre les tenants de la liberté totale de circulation de l’information etceux d’un contrôle par les États, mais de prendre la mesure de la diver-sité et de l’importance des enjeux.

Un nouveau support d’information remet en cause les circuits de produc-tion de l’information (ici monastères, là éditeurs), mais aussi ceux de sa dis-tribution (libraires), de sa conservation (monastères autrefois, bibliothèquesaujourd’hui) de sa légitimation (par les religieux hier, les enseignantsaujourd’hui). Il permet de nouveaux modes de lecture et d’appréhensiondes savoirs, suscite, on le verra, de nouvelles formes de mémorisation, deconfrontation, de sélection des informations. C’est à des changements quivont du plus personnel (le fonctionnement de la mémoire et de la lecture)au plus collectif (statuts juridiques, formes de transmission culturelle, cir-cuits économiques, enjeux politiques internationaux) qu’il faut s’attendre.Le mouvement initié, s’il comporte des aspects pédagogiques, ne saurait secomprendre à partir de cette seule entrée.

Bibliographie

Debray Régis, 1997, Transmettre, Odile Jacob, Paris.

Chartier Roger, Du codex à l’écran : les trajectoires de l’écrit, Solaris, 5,Université de Caen (http://www.info.unicaen.fr/bnum/jelec/Solaris/)

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Chapitre 5

L’arrivée des réseaux pose des questionsde société. Les exemples du minitelet de la carte à puce

Résumé : Deux expériences françaises récentes, celledes développements de la carte à mémoire et celle dela généralisation du Minitel permettent de releverun certain nombre de phénomènes que provoquentles innovations technologiques mettant en jeu desréseaux électroniques. Des véritables questions desociété, dans leurs dimensions éthiques, sociales etpolitiques, surgissent, tandis que la diffusion de latechnologie déjoue de son côté souvent prévisions etexpectatives.Questions posées : Quelle degré d’indépendancel’utilisateur possède-t-il face à l’innovationtechnologique ? Comment envisager les différentsrôles des prescripteurs de technologies, destechniciens, des utilisateurs ?

Déterminisme social ou appropriation sociale

On pourrait poser, pour simplifier le débat, que, dans l’étude de l’inno-vation, deux conceptions s’opposent. La première repose sur le détermi-nisme technologique, la seconde met en avant des phénomènes liés àl’appropriation sociale. Le déterminisme technologique revient à pous-ser un peu plus loin encore l’hypothèse de l’influence de la techniquesur la société que ne le fait l’hypothèse médiologique. Il posera qu’unlien mécanique de cause à effet existe entre l’apparition de la techniqueet les conséquences sociales, économiques, etc. qui l’accompagnent.

Pourtant, une chose est de constater, avec le recul de l’histoire, quel’apparition du livre imprimé a aidé ou provoqué tel et tel changementdans les diverses sphères de la société. Une autre est de poser a priori quetoute innovation technique a des conséquences prévisibles, liées auxpossibilités nouvelles qu’elle offre, et que, en d’autres termes, la tech-nique modèle à elle seule le social et le culturel.

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Dès qu’on parle d’impact des médias sur la société, de conséquences del’introduction des médias dans un système éducatif, on use déjà d’unvocabulaire marqué par le déterminisme technologique. L’idée est unpeu celle d’une infrastructure technique qui déterminerait des change-ments dans les pratiques et les mentalités, tout comme chez Marx,l’infrastructure économique détermine les superstructures idéologiques(culture, religion etc.) selon un schéma de cause à effet. Les acteurs nesont pas en cas pas de vrais acteurs, puisqu’ils subissent l’innovation.

L’enjeu est théorique (quelle est la marge de liberté des acteurssociaux ? quel pouvoir réel ont-ils face à l’objet technique ?), mais il estaussi fondamentalement politique. S’il suffit d’installer uneplate-forme technique pour que les pratiques changent, tout retarddans le changement n’est dû qu’à des résistances, qu’il faut vaincre ouconvaincre. S’il suffit d’établir les conditions techniques d’une mise enréseau pour que le système éducatif se transforme, la question budgé-taire est la seule question importante, et un système d’incitations oud’ordres venus du centre suffit pour changer ensuite les pratiques.

C’est là une position souvent défendue par des acteurs de la sphèrepolitique (pour qui les questions de budget, sous prétexte qu’elles sontde leur ressort, sont supposées tout régler) et par la sphère industrielle(qui se doit de vendre des équipements). Mais l’histoire montre qu’uneinnovation ne s’impose jamais comme on l’attend et ne pose pas lesproblèmes qu’on avait prévus.

Nous parlons ici d’objets techniques (ordinateurs, réseaux) qui sont desmachines à communiquer. Or ces technologies ont un double statut. Ellessont à la fois du capital cristallisé (en cela elles relèvent de la sphère éco-nomique), et en même temps le fondement de processus de socialisation,à cause de la coopération concrète à travers laquelle on les utilise. Dansl’entreprise comme dans le lycée ou l’école, l’ordinateur est à la fois lerésultat d’un investissement budgétaire et la condition de processus decollaboration qui modifient le travail, ses conditions et ses résultats. De lamême manière, dans une famille, la télévision est à la fois le résultat d’uninvestissement budgétaire et la condition et la cause de phénomènes desocialisation multiples, depuis le visionnement de matches de footballjusqu’aux discussions sur les émissions ou films reçus, en passant par laréception familiale de programmes.

Ce statut complexe interdit de les envisager comme de simples objets,ou des résultats des seuls investissements budgétaires. Ils sont profon-dément liés à des pratiques sociales.

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Appartenance et identité

Les objets technologiques dont nous parlons sont des médias. En tantque tels, parce qu’ils transmettent de l’information, ils ont à voir avecles phénomènes de communication et croisent les phénomènessociaux et économiques. Le média est, fondamentalement ce qui est aumilieu. Il est donc à la fois ce qui sépare et ce qui unit.

La télévision est ainsi ce qui isole le téléspectateur face à son écran. Elleest aussi ce qui lui permet d’avoir les mêmes référents que les autresmembres de son groupe social pour comprendre le monde (le journaltélévisé) ou pour se distraire (émissions de variétés, de sport). Ellel’isole, mais en même temps, elle crée du lien social.

Le réseau informatique crée aussi des processus de séparation etd’appartenance qui sont inextricablement liés. C’est ainsi que lesmachines à communiquer agissent sur la société en produisant à la foisde l’appartenance et de la séparation, en créant à la fois de l’identité etde la communication, en transmettant de l’information et, en produi-sant de la communication, c’est-à-dire en fin de compte, du lien social.

On a déjà vu, à propos du livre imprimé comme du codex, que troistypes de conditions sont nécessaires pour qu’une innovation se déve-loppe. Les premières sont d’ordre technique, elles sont liées à ce qu’onappelle l’état de l’art. Les réseaux se développent si, et seulement si ledéveloppement de la technique le permet. Le second type de condi-tions a trait à la forme marchande. Une innovation se développe si ellerencontre un marché. C’est ainsi que le document imprimé est parti àla conquête de différents marchés successifs, en modifiant ses conte-nus, ses formats, et les modes de distribution. Une troisième conditionest que l’innovation s’inscrive dans des courants sociaux et culturels,qu’elle croise ou crée des usages, et, en ce domaine, on ne peut pasaffirmer qu’un déterminisme technologique joue. On en prendra icideux exemples, tirés de l’histoire des innovations technologiques fran-çaises du dernier quart du vingtième siècle.

Premier exemple d’innovation technologique :la carte à mémoire.

Les avatars de la carte à puce, ou de la carte à mémoire, inventée en1973 par Roland Moreno, peuvent, dans un premier temps, se résumerune question triviale. Comment peut-on arriver à une situation danslaquelle la pièce de monnaie métallique, qu’on pourrait définir commele niveau le plus bas de la technologie de l’information (une taille, unpoids et une valeur gravée), se voit remplacée par une mémoire électro-

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nique, c’est-à-dire un micro-processeur produit par une industrie depointe, mais qui sera jetée après usage ? Dans un second temps, on verracomment cette technologie en vient à poser des problèmes de société

L’objectif de l’invention était, au départ, de servir de porte-monnaieélectronique. Pour éviter le vol, ou tout au moins le rendre inefficace,un porte-monnaie électronique doit permettre une identification sécu-risée du porteur. En 1974, la technique qui permet l’identification est labande magnétique (qui reste utilisée au dos des cartes de crédit). Orune bande magnétique peut être falsifiée avec de mauvaises inten-tions : on peut la lire, la modifier, la réécrire ou la copier, sans que lacarte ne réagisse.

Au contraire, la carte à mémoire est un micro processeur informatiquequi ne peut être copié. Elle comporte bien des éléments d’identification,mais ils sont inscrits de manière irréversible (on brûle à cet effet définiti-vement un fusible du micro processeur à la fabrication de la carte), et lacarte communique de manière interactive avec l’extérieur. Et elle con-trôle elle-même la communication, de telle manière que, si on cherche àla forcer, en lui proposant plus de trois codes faux, elle s’auto détruit.

Porteur d’un tel objet, plus performant que les systèmes d’identifica-tion en vigueur dans les années 1975, l’inventeur de ladite carte se pré-sente aux banques, pensant proposer une riposte aux fraudesconstatées sur les cartes de crédit. Il essuie alors un échec total, malgréle progrès indiscutable que la carte permet. C’est en fin de compte,quelques années plus tard, France Télécom, qui est excédé par le pillagede ses cabines téléphoniques à pièces, qui va offrir un premier débouchéà cette invention, mais en n’utilisant qu’une infime partie de ses possibi-lités pour fabriquer les cartes téléphoniques puisqu’on ne s’en sert là quepour remplacer des pièces de monnaie, sans identification du porteur.

Vingt-cinq ans après son invention, la carte à puce est utilisée dans lessystèmes de carte de crédit avec identification du porteur, les systèmes decarte pour péageà la pièce (télévision à distance, téléphone, lavage de voi-tures, carte de cantine scolaire, etc.), mais son utilisation pose maintenantun certain nombre de questions d’ordre politique, moral et éthique.

Le choix qui en a été fait pour servir de support à la carte de Sécuritésociale est à cet égard révélateur des relations entre technologie etsociété. On sait que, dans un premier temps, la carte Sésame, déjà dis-tribuée aux assurés sociaux, doit remplacer la carte d’assuré social enpapier, et permettre de les identifier. Dans un second temps, la carteVitale, plus élaborée, doit servir de support à un dossier médical del’assuré, et permettre un suivi médical. Il s’agit là de l’utilisation d’unetechnologie dans un des deux secteurs traditionnellement pris en

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charge par l’État, celui de la santé, et qui développe une logique quin’est pas sans rappeler des phénomènes observables dans l’autredomaine de ces domaines qu’est l’éducation. Et les questions poséessont fondamentales parce qu’elles concernent tous les citoyens.

Le choix repose d’abord sur des objectifs budgétaires : la SécuritéSociale voulait diminuer les coûts liés au traitement des feuilles desoins en papier. L’idée sur laquelle repose Sésame consiste à supprimerle papier en faisant transiter les données relatives aux soins à rembour-ser par un réseau. La saisie est assurée par le médecin ou le personnelmédical, équipés d’un terminal, et le remboursement est automatisé.La sécurité qu’offre la puce est utilisée dans les deux versions de la carte(Sésame et Vitale). Le système de la carte à mémoire est suffisammentriche pour permettre différents niveaux d’accès. Une infirmière auraaccès à certaines données, un médecin à d’autres, un gestionnaire àd’autres encore. La technologie paraît à première vue répondre à toutesces demandes. Et pourtant l’innovation patine, et son rejet paraît segénéraliser, malgré sa rationalité totale à première vue, malgré les éco-nomies qu’elle permettrait au corps social.

Une première objection à son utilisation est qu’elle est entièrementopaque à son utilisateur, qui ne peut pas avoir accès aux informationscontenues dans la carte qu’il transporte lui-même. La CommissionNationale Informatique et Libertés constate que cet état de fait est con-traire à la loi qui prévoit le libre accès pour le citoyen aux fichiers qui leconcernent. Et elle énonce qu’il faut prévoir des bornes de lecture des-tinées aux usagers assurés.

Une seconde objection tient, paradoxalement, à la non-confidentialitédes informations. Quel patient a intérêt à ce que toutes les pathologiesdont il souffre, même les plus intimes, soient inscrites systématique-ment par un tiers, le médecin, sur un fichier informatique qu’il nepourra lui-même modifier ou effacer, et dont il ne sait à l’avance qui leconsultera ? Il s’ensuit que les informations contenues seront réduitessans doute au minimum.

Une troisième difficulté est le refus quasi généralisé des usagers princi-paux, les médecins, à s’équiper en lecteurs de carte. Les motifs avancéssont nombreux (crainte que les assureurs ne viennent pirater des informa-tions confidentielles sur le réseau, coût des lecteurs de carte…), mais quelsqu’ils soient, ces discours ne font que justifier une attitude qui touche àun point problématique dans l’installation de réseaux, qu’il s’agisse deréseaux de cartes de crédit, de réseaux de téléphone, ou d’ordinateurs.

Les banquiers avaient, à leur manière pressenti ce problème, qui était leleur en 1975. À quoi bon, disaient-ils, installer des cartes à puces pour

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les cartes de crédit, si les commerçants ne s’équipaient pas eux-mêmesde lecteurs pour utiliser ces cartes, ou si les clients, troisième partenaireobligé, n’optaient pas pour ce système de transaction ?

On voit là qu’il est ainsi absolument indispensable, dans ce type de dis-positif de réseau, que l’ensemble des partenaires impliqués, par-delà ladiversité de leurs rôles, acceptent collectivement d’utiliser la techno-logie en réseau à la place de l’ancien mode de communication. Unréseau, fût-il sécurisé, ne peut fonctionner sans l’implication de cespartenaires, acceptation qui s’obtient, on y reviendra, soit par la con-trainte, soit par la persuasion. (France Télécom n’avait pas rencontré ceproblème, car, possédant le monopole du téléphone, il imposait l’usagede la technologie nouvelle).

L’établissement de tout réseau pose ainsi une question qu’on pourraitexprimer sous la forme : Qui achète le premier téléphone ?, en renvoyant àl’apparition de cette technologie. Le téléphone avait été proposécomme appareil permettant la télédiffusion de concerts musicaux.Mais son utilisation pour la communication interpersonnelle, puisd’entreprise, n’a pu se développer que quand un certain nombred’acteurs ont fait le choix de s’en équiper, étant bien entendu que lepremier ne peut bien sûr pas l’utiliser puisqu’il est seul à en posséder,donc qu’il prend un risque économique.

Le propre du réseau est ainsi de ne pouvoir, à la limite, avoir de pointde départ, de naissance précise. Pourtant, il existe ou il n’existe pas. Ilexiste si l’ensemble des partenaires qu’il doit relier ont choisi de l’utili-ser, à la place d’un autre mode de communication. Il n’existe pas s’ilmanque un ou des partenaires.

Que retenir de l’histoire de cette innovation, et quelles leçonsen tirer pour l’étude des innovations en milieu éducatif ?

� Une innovation, même si elle répond à un besoin, n’a pas pourautant son avenir assuré. Le problème pour une innovation n’est pasde constituer une réponse rationnelle, rentable, à un problème réel,mais de faire que la réponse proposée rencontre la demande qui luicorrespond. De ce point de vue, les attitudes et les choix des usagersseront déterminants, car c’est eux qui choisiront ou non cetteréponse pour régler les problèmes qui sont les leurs. En d’autres ter-mes, un choix technologique, même s’il est le meilleur ne changepas la situation, s’il ne correspond pas à ces choix faits par les acteurssociaux. L’échec premier de la carte bancaire, l’échec à ce jour de lacarte de sécurité sociale en sont la preuve.

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� Le démarrage d’une innovation peut se faire à partir d’usages corres-pondant à une partie seulement de ses possibilités. Les usages qui sontdéveloppés peuvent n’impliquer qu’une faible partie des possibilitéstechniques, non prévue au départ. C’est le cas de la carte téléphoniquequi permet pourtant le démarrage industriel de la carte à puce.

� Le choix fait d’une technologie développe des pratiques sociales quisont imprévisibles, dans les champs sociaux les plus variés. Ainsi, lacarte à puce est-elle devenue un objet de collection pour lequel ilexiste des cotes, un marché, des salons, des rencontres hebdomadai-res, une presse…De la même manière, les logiciels vont devenir unobjet de collection, ce qui n’a pas grand-chose à voir avec leur fonc-tion initiale. De même les élèves vont utiliser leur calculatrice élec-tronique pour écrire ou lire du texte, en la détournant complètementde l’usage initial.

� On s’approprie un objet et non une technologie. Ici, c’est la cartetéléphone, la carte de crédit, le porte-monnaie électronique, le coded’identification du téléphone portable, mais ce n’est jamais la tech-nologie de la carte à mémoire.

� Un choix qui est compris, au départ, par les décideurs, comme unchoix technique, peut, poser des questions d’ordre social, moral etéthique. En effet, la communication en réseau met en jeu le droit àl’information, parce qu’elle impose des règles nouvelles dans l’accès,le stockage, la circulation et la distribution de l’information, et parcequ’elle établit de nouvelles procédures d’identification, donc derepérage des acteurs.

Second exemple d’innovation technologique :le Minitel français.

Rappelons rapidement l’historique de cette technologie déjà ancienne.Après les premières expériences de Vélizy, dans la lignée des premiersrapports sur l’informatisation et la société en réseaux (rapport NoraMinc), les autorités gouvernementales décident d’équiper l’ensembledes foyers français de terminaux informatiques, monochromes audépart, non munis de mémoire de masse, c’est-à-dire ne pouvant passtocker d’information, mais pourvus d’un écran. Ces écrans peuventdonc visualiser les informations transmises par des ordinateurs à dis-tance. Conçu pour permettre la consultation à distance de banques dedonnées, le Minitel va en réalité se développer dans d’autres directions.

L’infrastructure technique une fois mise en place par les pouvoirspublics, il restait à savoir en effet quelles informations faire transiter

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sur ces pré-autoroutes de l’information. On considérera rapidementque l’appropriation est générale en France, ce qui signifie que 20 à25 % de la population savent utiliser l’appareil et le fait réellement.Quelques années après son installation, l’usager typique du Minitel estun homme parisien, âgé de 25 à 45 ans, aux revenus de la tranchesupérieure. Le Minitel est utilisé pour 17 % pour sa fonction d’annuaire(et l’annuaire sera la seule banque de données au succès incontesté),pour 17 % dans une fonction de jeu, et à 16 % dans une fonction demessagerie qui va assurer son succès économique. C’est, en effet, ledéveloppement des messageries de rencontres et des messageries rosesqui va assurer la rentabilité du réseau.

La messagerie offre la meilleure solution aux entreprises qui décidentde se lancer dans l’aventure, puisque c’est l’utilisateur qui fournit lecontenu. Il ne reste, dans certains cas extrêmes de messageries roses,qu’à mettre au point quelques logiciels qui, à partir de la reconnais-sance de certains mots, enverront des réponses automatiques à desquestions pré-identifiées posées par des hommes en quête d’âme sœursur le réseau. La tarification dépendant du temps de connexion, cetteactivité assure la croissance rapide des entreprises de messagerie, ainsique le succès du Minitel.

Les leçons du Minitel

Que retenir de l’aventure du Minitel, analysée à de multiples reprisespar les chercheurs ?

� Par rapport aux inventeurs et à ceux qui mettent en place la techno-logie, les premiers utilisateurs, comme le dit Jacques Perriault, propo-sent des déviances, des variantes, des détournements1. La transgressionopérée par les utilisateurs d’une technologie, et qui leur fait utilisercette technologie avec des objectifs et selon des modalités non pré-vues au départ, n’est pas exceptionnelle. On peut ainsi distinguerentre les usages prescrits et les usages réels. L’installation d’un réseauinformatique dans une université, la distribution d’adresses électro-niques, la mise à disposition d’ordinateurs pour effectuer des tâchesprécises s’accompagnent de prescriptions d’usage. Mais les acteursqui vont utiliser ces machines ne les suivront pas automatiquement.Il existe une logique de l’usage, qui fait pendant à la logique de pro-duction ou à la logique de développement. En fin de compte, la dif-fusion d’une technologie présente toujours des aspects transgressifset/ou conflictuels

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1 Perriault 1989, p.14.

� Une sociologie des usages naît des recherches empiriques menéesà cette époque. Une des problématiques, développée par Malleinet Toussaint, se centre sur les significations d’usage, c’est-à-dire surles représentations que se font les acteurs des technologies. Onarrive à la conclusion que l’implantation d’une technologie ouson rejet tiennent plus à la signification attribuée par les acteurs àla technologie qu’aux qualités techniques propres de l’objet.L’objet peut être banalisé (intégré à ce qui existe déjà, par exempleen se greffant sur un objet déjà existant, comme le téléphone ou latélévision), ou idéalisé (représenté comme révolutionnant ce quiexiste). Dans ce dernier cas, il a moins de chances de s’implanter.Le développement des technologies peut se réaliser sous formed’hybridation, (en se combinant avec ce qui existait), ou de substitu-tion, en cherchant à supprimer les pratiques antérieures. L’objet peutêtre associé à une évolution sociale (s’il accompagne les changementsprogressifs de mode de vie) ou à une révolution sociale (si on luiattribue comme rôle de changer les relations sociales et les modes devie). Enfin, la technologie permet de s’inventer une identité (ce qui sepasse sur les forums Internet, dans les messageries…), ou postule quel’usager doit arriver à s’identifier à une identité d’utilisateur idéal.Ainsi, la technologie peut donner lieu, selon les représentationsqu’on s’en fait, à deux types d’analyses différentes. Soit on pense quec’est la logique de la technique qui prime, et qu’elle est le réelmoteur du changement, et que c’est l’offre technologique quimodèle le changement social. Soit on pense que les objets nouveauxdoivent trouver leur place et leur justification dans le monde socialexistant. Les deux modèles de représentations et de développementdes technologies se trouvent présentés ici.

Prééminence du social Prééminence du technique

Les objets sont banalisés Les objets sont idéalisés.

L’objet nouveau se greffe sur un objetou des pratiques existants

L’objet nouveau remplace les objetstechniques anciens.

La technologie va s’inscrire dans uneévolution sociale et des rôles acceptéspar les acteurs.

La technologie prétend transformerà elle seule les rapports sociaux

L’objet est avant tout considérécomme pratique, utile.

La possession de l’objet nouveau permetd’acquérir une distinction sociale.On devient différent en le possédantou en l’utilisant.

La technique permet de se construireune identité nouvelle.

La technique oblige à acquérir une identiténouvelle, en se conformantà des modèles préétablis.

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Rapportée au monde de l’éducation et de la formation, une telle grillese révèle fort utile d’un point de vue heuristique. Deux constatationss’imposent en effet, l’une au plan de la réalité, l’autre au plan des dis-cours qui sont produits.

Au plan de la réalité, il apparaît incontestable que l’évolution des techno-logies se réalise sous forme d’accumulation, d’hybridation et non de subs-titution. Les deux domaines dans lesquels les technologies d’informationet de communication se développent le plus en témoignent. Dans lesbibliothèques, le livre reste présent, et cohabite avec les supports électro-niques, tandis que les fichiers en papier perdurent longtemps aprèsl’introduction des modes de recherche et d’indexation électroniques. Demême les fichiers électroniques hors ligne (off line) ne disparaissent pas lorsde l’établissement de connexions en réseaux. On est en face de dispositifsfonctionnant sur l’accumulation de technologies différentes.

Dans les systèmes d’enseignement à distance, la tendance semble plus àl’hybridation. Les polycopiés écrits n’ont pas disparu quand les bandesvidéo sont apparues, ni celles-ci au moment de l’explosion des supportsinformatiques. Bien au contraire d’une substitution, on constate l’exis-tence de produits qui combinent des technologies tenant des quatreépoques différentes que sont celles de l’écrit, celle de l’audiovisuel, celledu logiciel de simulation ou d’apprentissage et celle des produits enligne. De la même manière, le tutorat en enseignement à distance com-bine les technologies les plus variées. Le téléphone domine, avec un mil-lion d’appels par an au CNED, mais le fax, le courrier électronique sontaussi utilisés, ainsi que l’aide intégrée aux logiciels.

En revanche, dans les discours produits, que ce soit par les responsablespolitiques ou les fabricants de matériels, les concepts de transforma-tion radicale, de révolution dans l’enseignement, de transformationcomplète du système éducatif, de changement de son centre (quidevient, bien sûr, dans ces discours l’élève ou l’étudiant) prennent uneimportance toujours plus grande.

Cette contradiction entre les représentations du changement technolo-gique qui dominent dans les médias et le discours politique et la réalité estconstante. Elle semble même augmenter. La technologie est présentée parles politiques et les industriels comme si elle offrait de nouvelles solutions,toujours plus nouvelles et toujours plus radicales, alors que la réalité faitobserver des changements, qui se produisent sous forme d’adaptations, decombinaisons, d’hybridation, ou simplement d’accumulation. Les logiquesd’usage se révèlent bien différentes de ce que prévoient et souhaitent lesproducteurs et les décideurs, dans la mesure où l’appropriation des techno-logies par les acteurs met en jeu des processus bien plus complexes que ceque prévoient les notices techniques des objets nouveaux.

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Bibliographie

Mallein Philippe, Toussaint Yves, 1994,“L’intégration sociale des Technologies d’Information et de Communi-cation : une sociologie des usages”, Technologie de l’information etsociété, 6, (4) pp. 315-335.

Millerand Florence, 1998, 1999, “Usages des Nouvelles Technologiesd’Information et de Communication : les approches de l’innovationet de l’appropriation”, COMMposite, revue électronique de l’Universitéde Montréal, (http://commposite.uqam.ca/98)

Perriault Jacques, 1989, La logique de l’usage.Essai sur les machines à communiquer. Flammarion, Paris.

Vitalis André (sous la dir. de), 1994, Médias et nouvelles technologies.Pour une socio-politique des usages, Apogée, Rennes

L’arrivée des réseaux pose des questions de société. Les exemples du minitel et de la carte à puce

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Chapitre 6

L’usager, les acteurs

Résumé : La technologie n’est pas neutre, elle n’estpas tout non plus. Aucune étude de ses effets nepeut être envisagée sans prise en compte des sujets,acteurs, usagers qui sont concernés par sonimplantation.Questions posées : Quels types de logiques suiventles acteurs qui s’approprient (ou non) lestechnologies d’information et de communication ?Quelles conséquences ces logiques ont-elles sur lesprojets mis en œuvre ?

L’étude de l’usager

Toute recherche, toute analyse supposent qu’on élabore préalablementce qu’on veut observer. On n’étudie pas la réalité directement : onconstruit, à partir d’un point de vue et de choix liés à des hypothèses,un objet de recherche. On peut ainsi construire le lecteur de l’écrit dediverses manières, à partir de son statut social, de son statut écono-mique, comme client, à partir de ses capacités cognitives, comme lec-teur rapide, selon la ou des langues qu’il peut lire, à partir de ses goûts(bande dessinée, romans policiers, encyclopédie…). Ce qu’on pourraobserver à partir de tels choix dépendra bien sûr des hypothèses dedépart, et selon les hypothèses et la démarche choisies, on arrivera àdécrire les variables sociales des pratiques de lecture, à élaborer des étu-des de marché, ou à faire comprendre les processus psychologiques quemet en œuvre cette activité.

De la même manière, on construit, dès lors qu’on en parle, les person-nes et les groupes de personnes qui utilisent des ordinateurs et d’autrestechnologies. Les hypothèses de départ qui sont faites pour réalisercette construction d’objet déterminent profondément ce qu’on obtien-dra comme résultat. Parler des individus qui ont accès à une connexionà Internet comme d’internautes revient ainsi à ne prendre en compteque ce qu’ils peuvent faire, idéalement, et non ce qu’ils font. Il est toutaussi discutable de comptabiliser comme lecteurs des sujets qui possè-

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dent une carte de bibliothèque, quelles que soient leurs pratiques socia-les et de lecture. Bien au contraire, ce qu’on propose ici, c’est deprendre en compte la construction des significations d’usage en rela-tion avec les rapports sociaux et les stratégies qui en découlent.

Michel de Certeau est un des théoriciens qui ont élaboré un modèle desutilisateurs qui ne sont plus conçus comme des réceptacles ou desrécepteurs passifs, mais qui inventent des pratiques, subvertissent lesconsignes, créent des usages à travers une réelle appropriation desoutils. Il reprend la distinction que font les linguistes entre la compé-tence, (connaissance de la langue) et la performance (usage qui est fait dela langue en situation), pour l’appliquer à d’autres activités que lalangue. L’utilisateur d’une machine devient, dans ses analyses, unacteur qui répond, par la pratique qu’il instaure, aux stratégies desconcepteurs et des prescripteurs. À sa manière, il crée. Et les décalagesconstatés entre les conceptions initiales des projets, les fonctions pré-vues pour les machines, et ce qui est observable, ne sont pas à envisa-ger comme des déviations ou des résistances à blâmer ou corriger, maiscomme les effets d’une appropriation.

L’utilisateur d’une machine choisit. Et s’il adopte un appareil, il fautavoir conscience qu’il va en partie définir l’usage qu’il entend en faire :adopter c’est adapter. Il va installer la machine dans son univers, et lamachine ne sera pleinement adoptée que quand, selon l’expressionjudicieuse de Jacques Perriault, elle aura trouvé sa niche écologique. Laphoto de mariage trouve sa place, dans un cadre adéquat, posée bienen vue. Le poste de radio sert le matin au petit-déjeuner. L’ordinateur etla connexion Internet doivent se faire une place dans les pratiquesquotidiennes, c’est-à-dire s’installer dans un espace-temps qu’ils occu-peront, en remplissant une fonction utile à l’usager.

Celui-ci se fait une idée de ce à quoi l’objet, l’instrument réels peuventservir. Mais quand il en dispose réellement, il existe un décalage entreson projet initial et la fonction attribuée à la machine. En d’autres ter-mes, les logiques de l’usage sont rarement celles qui ont été prévuesinitialement. Un premier décalage existe avec la fonction initialementprévue pour l’appareil, au moment de son invention. L’appareil photon’a pas été prévu pour réaliser des photos de vacances à contre-jour, lacarte à puce n’a pas été inventée pour permettre de téléphoner, lemagnétophone devait servir à autre chose qu’à la copie de disques…

Or si, parfois, l’usage prévu pour une machine, se développe tel qu’ilavait été imaginé, les déviations sont nombreuses. Certaines consistentà utiliser la machine dans un but qui n’a rien à voir avec la visée dedépart. On utilise le Minitel, prévu pour offrir l’accès à des banques dedonnées, pour se faire des amis ou trouver des relations. On utilise les

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calculatrices pour stocker du texte qui sert à tricher lors d’examens oucontrôles, et non pour faire des calculs. D’autres changements consis-tent à transformer la machine en objet de passion et de goûts : on col-lectionne les logiciels sans les utiliser, ou les cartes de téléphone, ou lesappareils photo…

Si aucune fonction n’est trouvée à l’objet, il disparaît. Les inventionsqui meurent en dépit de leur viabilité technique sont nombreuses. Lesstandards aussi, même s’ils sont les plus performants, tel le formatvidéo Betamax qui a disparu au profit du VHS, de moins bonne qualité.Si, en revanche, des usages se développent, avec le cortège de transgres-sions, de déviations, de modifications qu’impliquent l’adoption etl’adaptation, une culture de la machine se met en place, indépendantedes prescriptions d’usage qui peuvent être délivrées. Le Minitel trouveainsi sa place, greffé sur le téléphone. La photo et la vidéo familialeaussi. Bien sûr, comme l’a montré Pierre Bourdieu, ces usages ne sedéveloppent pas indépendamment du milieu, des pratiques sociales, etde la culture du groupe : ils sont socialement stratifiés1.

Ainsi, dans un premier temps, la sphère sociale autorise ou non lagreffe d’un nouvel appareil, qui va commencer sa vie au sein des struc-tures sociales (la famille, la classe, l’entreprise…). Dans un secondtemps, l’utilisation de la machine entre dans les mœurs, se ritualise. Et,à partir de ce moment, la ritualisation de, la machine rétroagit sur lastructure sociale. Un exemple de ce retournement est fourni par la télé-commande de télévision, qui, une fois adoptée par les téléspectateurs,va structurer de nouveaux usages de la télévision. La pratique systéma-tique du zapping qu’elle permet suscitera une nouvelle organisationdes marchés de la publicité à la télévision.

Une fois pérennisés, certains usages deviennent de véritables institu-tions. Ils régentent la vie familiale, et jusqu’à la vie politique. C’est lecas de la télévision le soir, et en particulier du journal télévisé.

Les usages sont donc socialement déterminés. Ils manifestent, souvent,beaucoup plus une demande de communication qu’une demanded’information. Le Minitel, le micro-ordinateur, le téléphone portable,servent à mettre en contact bien plus qu’à obtenir des données. JacquesPerriault note une évolution entre deux générations d’appareils. Lapremière date de l’époque de la famille nucléaire, dans l’entre deuxguerres. Elle est liée à l’exode rural et souvent associée à des pratiquesimpliquant plus d’une personne (la radio, le téléphone). La générationsuivante implique des usages plus personnels (le Minitel, le bala-deur…). Elle permet parfois de communiquer sous de fausses identités.

L’usager, les acteurs

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1 Bourdieu P. et al. 1965, Un art moyen, Minuit, Paris ; Bourdieu P. La distinction, Minuit.

C’est ainsi que, actuellement, approcher les technologies d’informa-tion et de communication en termes d’appropriation revient à refuserd’emblée un certain nombre d’analyses. En particulier, cette approchede la réalité, qui se centre sur des acteurs sociaux et la relation qu’ilsentretiennent avec les machines, est l’inverse d’une analyse en termesde société de l’information.

Dans le premier cas, on part des usagers et de la réalité. Dans le second,on s’appuie sur une prophétie de type technologico-industriel et poli-tique. De ce point de vue, l’appropriation est un concept qui permet derefuser le déterminisme technico-économique. Celui-ci prétend qu’uneinfrastructure matérielle, dans ses composantes de marché, de produit,de quincaillerie informatique (hardware), de logiciels mis à disposition,va déterminer, façonner, dicter des comportements, des manièresd’apprendre, des formes de société, et que les acteurs sociaux sont,dans ce processus, complètement passifs.

Le concept d’appropriation pose au contraire le problème du liensocial, en termes de réseaux sociaux et de contrôle social, et il supposeque l’usage n’est pas un simple processus de consommation qui sui-vrait la conception de l’outil.

Une technologie n’est pas un simple outil neutre

L’appropriation est un processus relativement lent. En tout cas pluslent que les mutations de paysage observables actuellement dans lepaysage informatique, particulièrement dans le domaine d’Internet etdu multimédia, où les changements de technologie, de logiciels,d’interface, de procédures se succèdent à un rythme tel que leur appro-priation pose des problèmes constants. La prise en main des logicielssuccessifs, celle des moteurs de recherche, impose une mise à jour per-manente, tant le paysage est instable. On voit, avec Internet actuelle-ment, plus encore que ce ne fut le cas avec le magnétoscope, le Minitelou d’autres technologies de communication, que l’appropriation n’estpas un phénomène linéaire. Elle suit des rythmes irréguliers, qui diffè-rent selon les groupes sociaux et les cultures. Au Mexique, par exemple,des groupes indigènes en zone rurale s’approprient plus vite la vidéo,les réseaux électroniques et la publication sur Internet plus rapidementque des groupes urbains socialement plus favorisés2. L’appropriation

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2 Qu’il me soit simplement permis de rendre hommage à cet instituteur indigène,travaillant en pleine campagne, au Mexique, rencontré à Celaya en mars 1998, quiconnaissait déjà un article de Pierre Bourdieu paru dans le Monde diplomatique du mêmemois, et avec qui j’ai pu discuter tout autant de l’article que de ce qu’estl’appropriation dans sa communauté…

comporte certes des contraintes de coût et de compétences, mais ellerésulte surtout des différents choix faits par les acteurs, qui ne s’appro-prient pas une technique (la commutation par exemple) mais unemachine à communiquer (le fax, la caméra, le clavier…).

À partir d’un certain nombre d’études de terrain, il semble qu’on puissedistinguer entre trois grands types de logique d’appropriation, en parti-culier dans les établissements d’enseignement.

La première logique est personnelle. C’est celle du militant, isolé, del’individu qui, parce qu’il utilise souvent par goût, passion, conviction,une machine en dehors de sa pratique professionnelle, décide del’importer dans son univers de travail.

La seconde logique est une logique collective. On s’approprie unemachine parce que des collègues, des amis, des membres de l’associa-tion du groupe pédagogique auquel on appartient, du syndicat, l’ontfait. On s’approprie la machine avec l’aide d’un réseau social.

Une troisième logique existe, qu’on pourrait appeler logique d’injonc-tion. C’est l’institution, l’autorité, le supérieur qui ordonnent de se ser-vir de telle ou telle machine, de tel ou tel logiciel. Les profils qui sedégagent sont, à chaque fois, différents, les effets sur la réalité aussi.

On classera comme relevant de la logique personnelle, nombred’actions fondées sur des stratégies individuelles, qui ne bénéficientpas le plus souvent de soutien local, mais peuvent rencontrer une fortereconnaissance internationale. Dans ce cas, il n’existe le plus souventpas de soutien national non plus, ni de reconnaissance du travail sup-plémentaire effectué dans les carrières classiques.

Quel avantage ont les acteurs à investir du temps, de l’énergie (et sou-vent de l’argent) à l’appropriation de matériels, puis à la mise en ser-vice de réseaux ? Ils suivent le plus souvent une logique militante, ouune logique de plaisir personnel. Pour prendre l’exemple, typique, del’enseignement supérieur français, les enseignants chercheurs impli-qués dans les usages des Technologies d’Information et de Communi-cation ont le plus souvent atteint un âge où il leur est moins nécessairede publier, car la publication est le seul critère servant à évaluer leurcarrière et à leur donner accès à des promotions. Jeune, il faut écrire.Plus tard, on peut innover. Ces précurseurs peuvent initier des change-ments considérables, il arrive aussi qu’ils se fatiguent, les années pas-sant, de ne pas voir reconnu le travail considérable qu’ils fournissent.

De son côté, l’appropriation sur injonction ne donne de résultats éven-tuellement positifs que pour les seules tâches administratives. La tâcheprofessionnelle de l’enseignant et sa marge de manœuvre permanente

L’usager, les acteurs

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dans son activité professionnelle sont telles qu’il est impossible de lecontraindre à utiliser pleinement un outil, machine ou logiciel, qu’ilne voudrait pas utiliser. Il est quasiment impossible à l’institutiond’exercer un contrôle sur ce qui se passe réellement entre un ensei-gnant (quel que soit le niveau auquel il enseigne), et ses élèves ou étu-diants. A fortiori, il est impensable de lui imposer un usage précis d’unetechnologie précise dans son travail.

Reste l’appropriation sociale. Elle semble la plus efficace à long terme,car elle s’appuie non sur des personnes mais sur des réseaux d’acteurs,non sur une contrainte, mais sur des adhésions. Toutefois, la recon-naissance par les autorités administratives de ces réseaux est souventproblématique, exactement comme les relations entre une administra-tion et des syndicats ou des mouvements pédagogiques. C’est sansdoute ce qui explique qu’en France, l’innovation pédagogique a sou-vent du mal à être impulsée par le centre du système et mise en œuvrepar sa périphérie, ses terrains, et les réseaux sociaux qui y travaillentquotidiennement.

Bibliographie

De Certeau Michel, 1990 (réédition), L’invention du quotidien, 1.Arts de faire, Collection Folio essais, Gallimard.

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Chapitre 7

Mythes et réalité. Sentiments et discours

Résumé : Le développement des technologiess’accompagne d’un foisonnement de discours, dontles origines, les enjeux et les rôles sont différents. Ilfaut essayer de comprendre quelle est la réalité,dans quel type de mouvements s’inscrivent leschangements, avant de démonter ces idéologies.Questions posées : Comment faire le tri entre lapropagande, la publicité et les enjeux de société ?Comment démêler les intérêts des industriels, ceuxdes politiques et ceux du système éducatif ?

Sur quelques lieux communs rabâchés

La société de l’information est en marche.La France doit rattraper son retard.L’école doit s’adapter.Les dimensions du monde ont changé.Internet va démocratiser le savoir.Le village planétaire est devenu une réalité.Internet permet d’entrer dans une société d’abondance de l’informationet de plus grande liberté.Les technologies d’information et de communication vont résoudrele problème du chômage.Nous allons “plonger dans un monde qui baigne dans l’information”.1

La société de demain sera ainsi un “capitalisme sans frictions”.2

Autant d’affirmations assénées quotidiennement dans les médias demasse (télévision, radio, presse d’information, magazines…), par lesjournalistes, les hommes politiques, les spécialistes autoproclamés del’Internet, de “l’économie nouvelle” et des réseaux, qui sont autant deslogans dont le rapport à la réalité est sujet à caution.

Les réseaux reposent d’abord sur des fondements techniques, en parti-culier des normes. Ils sont constitués par des appareils, des ensembles

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1 Next Gringrich, speaker de la Chambre des représentants aux Etats-unis,To renew America, Harper Collins, New York, 1995.

2 Bill Gates, président de Microsoft, The road Ahead , Viking, New York, 1995.

de machines interconnectées, mais avec leur essor se développent desreprésentations qui leur sont associées. Le réseau en vient à devenir undes paradigmes fondamentaux de la pensée contemporaine, toutcomme la communication, qui lui est systématiquement associée. Ilparaît évident que ces années sont celles d’une triple crise : celle du dis-cours religieux, celle du discours politique, et même celle du discoursscientifique, tous trois devenus incapables aujourd’hui de fournir descadres explicatifs cohérents au citoyen du vingt et unième siècle. NiDieu, ni le pouvoir politique, ni les scientifiques ne suffisent à donnerun sens à nos sociétés, à fournir une explication aux crises successivesqu’elles vivent, à fixer des buts, des enjeux, des idéaux clairs. Ils ontpourtant, chacun à leur manière, contribué à forger la pensée occiden-tale. Peut-être est-ce l’une des raisons qui favorise l’émergence d’unnouveau discours explicatif, pour lequel toute transcendance estd’ordre technologique, et pour lequel la technique est ce qui, en dernierressort, permet d’expliquer et de dépasser les problèmes actuels.

C’est ainsi que la technique, les ordinateurs, les réseaux, Internet, ou,figure emblématique, la société de l’information, sont supposés désor-mais être seuls capables de résoudre les questions de formation,d’emploi, de démocratie, de progrès de nos sociétés, puisque les autresdiscours explicatifs sont devenus muets. Et le manque total de culture entermes d’information et de communication fait que les performancestechniques, la vitesse de débit, le nombre de connectés, les mémoires demasse, suffisent à fournir des arguments pour une idéologie bien pauvre.

Quelle est la réalité quantitative des pratiques d’Internet ? Peut-on par-ler de société de l’information ? quels sont les enjeux économiques etpolitiques ? quelles sont les idéologies qui se développent autour de cesmachines à communiquer ? Comment démêler la réalité des discours ?

Commençons donc par observer la réalité des réseaux, avant de nousdemander comment fonctionnent ces discours explicatifs et justifica-tifs, par donner quelques chiffres concrets, avant de voir commentInternet et le multimédia sont utilisés dans cette idéologie.

Plus qu’une démonstration sur les chiffres, qui changent vite, c’est unemanière de les lire qui est proposée ici, à partir de chiffres de 1999. Onfait le pari que les principes proposés pour les interpréter resterontvalables bien au-delà de cette date.

Quelques données chiffrées

On dispose principalement de deux types de chiffres. On peut en effet,d’une part, choisir de parler en termes de croissance, de dérivées, decomparaison dans le temps. Ces comparaisons dans le temps vont bien

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sûr établir de manière irréfutable l’arrivée d’une société de l’informa-tion : puisqu’il y a quelques années le taux d’équipement était nul, ilest facile de trouver des doublements, des triplements d’équipements.On peut ainsi fonder une analyse sur le fait que la Chine passe en deuxans de 2 sites Internet à 2500.

En faisant de telles comparaisons dans le temps, on est certain d’arriverà une conclusion de type prophétique, qui va extrapoler le triple avè-nement d’une société des réseaux, d’un village global et de la société del’information, à partir d’une croissance réelle et spectaculaire et forcé-ment, au moins, exponentielle : quel est le taux de progression qui faitpasser de zéro à un ? L’étude diachronique dégage ainsi des tendancesfortes. Cela suffit-il à décrire ce qui se passe ?

On peut préférer, au contraire, observer des tendances en synchronie,et comparer différents lieux, différents usages, différentes structures,pour dégager d’autres tendances dont l’observation prend en comptel’espace et l’observation du réel à un moment donné.

De ce point de vue, le premier élément à prendre en compte est le tauxd’équipement de chaque pays. En termes de réseaux, on partira ainsi dela densité de connectés par rapport à la population totale.

Au premier semestre 1999, la Banque Mondiale publie les chiffres sui-vants (nombre de personnes pour 10 000 disposant d’un accès à Internet)3 :

Mythes et réalité. Sentiments et discours.

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Densité de connectés (pour 100 000h)

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3 Rapport de la Banque Mondiale, Dépêche AFP du 26/4/1999.

La prédominance anglo-saxonne et nordique (tous ces pays sont deculture réformée), s’explique pour des raisons diverses. Elle est écra-sante. Le ratio accès/population globale s’élève quasiment à 1/10 enFinlande ou aux États-Unis, il est de 1/1327 en France.

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Nombre d'internautes par pays

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USA 83Europe 414

Allemagne5 10,290Royaume-Uni 8,92France 4,04Italie 3,09Autriche 0,9Belgique 0,82Portugal 0,46Irlande 0,31Grèce6 0,27Afrique du Sud7 1,04Égypte 0,04Maroc 0,02Kenya 0,015

4 Selon IDC mais 33,6 pour NUA

5 Les données par pays européen sont publiées dans Le Quotidien du multimédia, 7/5/1999.

6 Pour ces chiffres, Internet Professionnel, avril 1999.

7 Pour les pays africains, Media Africa et AIC.

4 Selon IDC mais 33,6 pour NUA

5 Les données par pays européen sont publiées dans Le Quotidien du multimédia, 7/5/1999.

6 Pour ces chiffres, Internet Professionnel, avril 1999.

7 Pour les pays africains, Media Africa et AIC.

Ces chiffres vont fonder des discours sur le retard, l’idée sous-jacenteétant que, sur un parcours qui est le même pour tous, il nous faut rat-traper ceux qui sont devant nous (c’est-à-dire, les pays qui ont uneplus grande densité de connectés, donc plus d’appareils par habitant).

Une seconde donnée, corrélée à la première, est constituée par lenombre d’internautes dans chaque pays. Le croisement de sourcesdiverses donne, pour le premier semestre 1999 les chiffres suivants :

Raisonnant cette fois-ci en chiffres absolus (et non plus en taux d’équi-pement), on voit une carte très nette se dessiner. Le village global, pla-nétaire, est donc structuré de manière profondément inégalitaire. Il esthabité principalement des citoyens des États-Unis, puis par descitoyens de quelques pays européens, mais dont le nombre ne sauraitêtre comparé aux citoyens étasuniens. En 1995 encore, 15 % de lapopulation possédaient 75 % des lignes téléphoniques du mondeentier, et la majorité de cette minorité se trouvait aux États-Unis.

Quelques données permettent de préciser le profil de cette majorité dela population des internautes. Quarante pour cents des citoyens desÉtats-Unis âgés de plus de 16 ans ont donc accès à Internet. Ces 83 mil-lions n’étaient, en 1998, que 66 millions, ce qui représente une crois-sance de plus de 20 % en un an.

Ils se connectent pour 3,7 millions à partir d’un ordinateur portable, etpour 3, 1 millions, à partir de leur poste de télévision, équipé d’undécodeur8. Comme on l’a déjà observé, la greffe d’un nouveau médiasur un objet déjà installé va souvent de pair avec le succès du nouveaumédia. Ils se connectent en moyenne 12,1 heures par semaine (10,9heures par semaine en 1998). Enfin, 70 % de ces internautes (56 mil-lions de personnes) sont allés visiter des sites commerciaux, et la moitiéde ceux-ci a déjà réalisé des achats en ligne.

La situation française est bien différente. Le premier critère à observerpourrait être celui d’une appropriation déclarée de l’ordinateur. 46 %des Français seulement déclarent savoir utiliser un ordinateur9. La ven-tilation de cette partie de la population montre qu’elle est caractériséepar les mêmes tendances lourdes que le Minitel en son temps. En effet,si le pourcentage global des Français déclarant savoir utiliser un ordina-teur est de 46 %, on y trouve :

� 88 % des cadres et professions intellectuelles� 76 % des professions intermédiaires

Mythes et réalité. Sentiments et discours.

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8 Étude menée par Intelliquest Research (http://www.intelliquest.com)

9 Enquête de l’INSEE, juin 1998, auprès de 8000 ménages.

� 58 % des employés� 32 % des ouvriers� 20 % des agriculteurs� 25 % des non diplômés

Par ailleurs, du point de vue des classes d’âge, on trouve dans ces usa-gers qui se déclarent compétents :

� 80 % des moins de 25 ans� 50 % des 25-49 ans� 41 % des 50-60 ans

Enfin, du point de vue des genres, 49,8 % des hommes déclarent savoirutiliser un ordinateur. Les hommes, jeunes, cadres ou intellectuels pré-tendent donc se saisir plus facilement de la technologie informatique.

On peut se demander toutefois comment ces chiffres sont établis,puisqu’il n’existe pas de centralisation des données. On ne s’inscrit pasà Internet. Deux types de méthodes existent. Dans un cas, on sonde lapopulation pour extrapoler, à partir d’un certain nombre de réponses àla question “Utilisez-vous Internet ?” le nombre d’Internautes.

On imagine facilement combien les chiffres obtenus ainsi sont sujets àerreur.

Une autre enquête de ce genre, a été réalisée par baromètre trimestriel24 000 Multimédia-Médiamétrie, à domicile auprès de 5 981 personnesde plus de 18 ans, fin 1999. Elle fait supposer que la France comptait5,37 millions d’internautes de plus de 18 ans (extrapolation à la popu-lation française globale des réponses à l’enquête à domicile).

Qu’en est-il en France de la pratique d’Internet et des réseaux, supposéeêtre le fondement de la prétendue société de l’information ?

Au premier trimestre 1999, on estime que 20 à 22,5 % des foyers sontéquipés d’un ordinateur. Ce chiffre est à rapprocher des statistiques desÉtats-Unis, où 40 % des foyers déclarent utiliser régulièrement un ordi-nateur à la maison. 5 % des foyers français disposent d’un modem, 4 %d’un accès à Internet à domicile (2,8 % à la fin 1997).

Une seconde source est celle des fournisseurs d’accès. Regroupés dansl’Association des Fournisseurs d’Accès, ils sont fort attentifs à la progres-sion de cette population. Ils estiment que, au premier semestre 1999,les abonnés sont 1,5 million, les utilisateurs 3, 7 millions et que 8,3 %de la populationutilise (le tout est de préciser ce qu’on entend par le motutiliser Internet). Ils précisent que 2,6 % de la population se connectedepuis son domicile, 4,2 % depuis son lieu de travail, et 3,7 % depuisd’autres lieus collectifs (universités, cybercafés etc.).

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

L’internaute français, selon l’AFA, est principalement un cadre. Il habiteplutôt la région parisienne. Il est plutôt homme (66 %), et relativementjeune (tranche 35-34 ans). Ce profil est encore plus accentué quand onobserve les acheteurs en ligne. Ce sont des hommes (89 %), cadres supé-rieurs (65 %), âgés de 25 à 49 ans (84 %)10.

Enfin, on peut se demander ce que font les internautes quand ils sontconnectés. Une étude menée par l’université de Stanford11 arrive à laconclusion qu’avant tout ils écrivent leur courrier électronique (pour90 % d’entre eux) et cherchent des informations générales (pour 77 %d’entre eux). Ils s’adonnent aussi aux joies de la navigation sur le Web(pour 69 % d’entre eux), lisent des documents en ligne (pour 67 %d’entre eux), et envisagent des achats (pour 62 % d’entre eux), en parti-culier des voyages (pour 54 % d’entre eux).

Quelques conclusions provisoires

Que tirer de ces premiers chiffres ? D’abord que les instruments de mesuresont imparfaits. Les chiffres fournis par l’INSEE, les fournisseurs d’accès etles instituts de sondage diffèrent, et sont d’ailleurs d’autant pus imprécisqu’ils portent sur des fractions très réduites de la population.

Ils permettent toutefois de constater que, tout comme les autres tech-nologies, celle des réseaux informatiques donne lieu à une appropria-tion socialement et sexuellement marquée, qui se fait en grande partieà partir des lieux de travail et de lieux collectifs. Il ne s’agit donc, à cemoment de l’implantation des réseaux et du développement d’Inter-net, ni d’une pratique de masse, ni d’une pratique de type familial.

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10 Une autre étude réalisée au second trimestre 1999 par Novatris sur la base d’un échantillon de plus de 23 000internautes “capturés” directement sur 75 sites représentatifs de l’univers de l’Internet français donne desrésultats du même ordre :70 % des internautes sont des hommes, 30 % des femmes. 61 % des internautes ont entre 19 et 35 ans.26 % sont des cadres, 27 % des étudiants,14 % des employés.Internet vient après l’appropriation d’autres technologies :81 % des internautes possèdent un magnétoscope, 62 % un téléphone portable, 45 % un Minitel,40 % sont abonnés à une télévision payante …Depuis moins de trois mois, 42 % des nouveaux utilisateurs d’Internet (moins de trois mois d’usage) sont desfemmes, contre 18 % depuis plus de deux ans. Les “anciens” internautes se connectent plutôt le matin dubureau, les plus récents en soirée ou pendant la nuit, essentiellement de chez eux.Les femmes et les jeunes se connectent surtout entre 12 et 18 h, les 36-45 ans plutôt à partir de 22 h. Lesinternautes de plus de 50 ans représentent 10 % de l’échantillon. 79 % sont des hommes, habitant moins en Ilede France que la moyenne des internautes. 20 % d’entre eux sont retraités. 62 % utilisent aussi le minitel etsont équipés d’un micro-ordinateur depuis déjà longtemps. 31 % d’entre eux ont déjà acheté en ligne et 51 %envisagent de gérer leur compte bancaire en ligne. Ils revendiquent surtout des contenus et des sites en languefrançaise. Les cyberconsommateurs représentent 33 % des internautes de l’échantillon. 83 % sont des hommes,40 % ont entre 26 et 35 ans. Ce sont plutôt des cadres ayant des revenus plus élevés que la moyenne. Ilspratiquent beaucoup les activités culturelles, les sorties et la bourse. Ils sont équipés en outils detélécommunications et audiovisuels. (Christine Weissrock - Atelier Paribas 21/02/2000)

11 The Internet Study : http://www.stanford.edu/group/siqss/Press_Release/press_detail.html

Une dernière série de chiffres précise ce tableau statistique fragmen-taire. Si la durée de connexion moyenne par mois de l’internaute fran-çais est de 8 heures et 45 minutes, (1988 : 7 heures 24 minutes), cettedonnée ne prend tout son sens que si l’on ajoute que 43 % des inter-nautes français se connectent moins d’une fois par mois. Seuls 22 % seconnectent au moins une fois par jour ou presque12. On comprend aisé-ment que la catégorie des internautes est fondamentalement hétéro-gène, puisque presque la moitié des prétendus internautes n’a qu’unepratique très vague, sinon inexistante d’Internet. On en déduira méca-niquement qu’une petite minorité se connecte, elle, une heure par jouret plus. Là encore, l’examen des seuls indicateurs de croissance (passagede 7h24 à 8h45 de connexion par internaute et par mois en un an)masque une irréductible et radicale hétérogénéité des pratiques.

Au plan international, les déséquilibres sont donc très marqués, et la figureemblématique et mythique du village global ne soutient pas un instantl’épreuve des chiffres. Il s’agit d’un village situé au Nord, dans les pays déve-loppés, principalement aux États-Unis et dans les pays nordiques, et dontune des fonctions principales est en passe de devenir celle de supermar-ché. Au plan local, purement français, la société de l’information apparaît,en dépit des discours triomphalistes, comme très étriquée. Elle est cons-tituée d’une population motivée, plutôt masculine, jeune et urbaine.

Des discours et des idéologies

C’est en gardant présente à l’esprit ces données qu’il convient d’écou-ter et d’analyser les discours politiques, les mythes, les idéologies qui sedéveloppent autour d’Internet, dans le monde de l’éducation et de laformation et ailleurs, en se demandant ce qui les motive réellement.

La presse et les médias généralistes, tout comme nombre d’hommespolitiques, et parmi eux un grand nombre de responsables de l’éduca-tion et de la formation, développent en effet des discours sur la sociétéde l’information, l’avènement du village global et le développement desréseaux qui montrent bien que le discours utopique est devenu, en cedébut de vingt et unième siècle, un discours appuyé sur la sphère tech-nique. Le déterminisme technique, supposé apporter leur solution auxproblèmes divers qui traversent nos sociétés, a remplacé le détermi-nisme religieux d’autrefois. Il ne repose pas plus sur un quelconquefondement rationnel. Simplement, il postule que toute solution résidedans le progrès technologique et dans le développement des réseaux.

Le développement des réseaux est ainsi suggéré comme solution auxproblèmes de violence, d’éducation, de santé, de développement,d’emploi, aux inégalités en tout genre. Les discours sur le futur de notresociété, au lieu de se structurer à partir d’idéologies politiques, se fon-dent sur une invocation de la technique comme solution aux problè-mes sociaux, voire individuels. Le passage semble ainsi se faire d’uneutopie fondée sur le social (discours politique traditionnel) à uneutopie fondée sur la technique (idéologie des réseaux) qui repose surun certain nombre de postulats.

Pourtant, comme le dit Wolton, La performance technique (…) ne rendpas toujours service aux hommes. En particulier parce qu’elle accentue la fra-gilité des systèmes sociaux. Les crises boursières, financières, politiques quiéclatent à l’autre bout de la planète déstabilisent encore plus vite les écono-mies, mettent à l’épreuve les solidarités et fragilisent les institutions interna-tionales. La communication triomphante a beau réduire le monde à un petitvillage, elle ne le rend pas plus rassurant. 13

Merci, pourrait-on ajouter, aux réseaux qui permettent les fusionsd’entreprises, la globalisation de l’économie, et autorisent la contagionplanétaire, en temps réel, de toutes les crises…

Une idéologie des réseaux14

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que l’apparition d’unemachine à communiquer suscite des fantasmes. Chacune a suscité lorsde son apparition un foisonnement de discours irréalistes et le plussouvent optimistes. Le télégraphe optique a été présenté en 1794comme devant permettre l’exercice d’une démocratie complète, et entemps réel, puisque les avis des citoyens de Marseille et de Strasbourgpourraient, grâce à lui, remonter, immédiatement, au lieu de décisionqui restait Paris. On sait qu’en réalité, il a vite servi surtout d’outil des-tiné à la communication militaire. La télévision elle-même devait deve-nir un outil de culture, voire d’alphabétisation, qui permettait detoucher des populations jusque-là à l’écart des grands mouvements de

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Au quatrième trimestre 1999, 34,6 % des internautes (1,856 million) se connectaienttous les jours ou presque, contre 28,8 % au premier trimestre.35 % se sont connectésplus d’une fois par mois au dernier trimestre (1,879 million), contre 33,8 % au premiertrimestre affirme 24 000 Multimédia- Médiamétrie . (Atelier Paribas, 18/2/2000). Ontrouve toujours cette proportion d’environ 65 % d’internautes qui ne se connectent paspus d’une fois par mois.

13 Wolton D., “Les fausses promesses de la société Internet”, Le monde diplomatique, juin 1999.

14 J’ai développé les idées qui suivent dans “La universidad y la educación, entre elmultimedia ylamundialización ¿ Hacias una nueva ideologia ?”, Educativas, tecnología yeducación, année 13, n° 29, janvier- juin 1999, Mexico, ILCE,pp.4-15.

scolarisation, de formation et de culture. La majorité des programmes apour fonction, on l’a vu, de retenir devant l’écran, entre la diffusion dedeux séries d’écrans publicitaires, la cible potentielle la plus grandepossible. L’écart est grand entre les espoirs suscités à l’apparition de lamachine et la réalité sociale du média, tel qu’il s’est développé par lasuite. Entre les applications militaires et les applications commerciales,la voie est étroite, et Internet n’échappe pas à la règle. Né de besoinsmilitaires, à partir des recherches qui ont suivi la seconde guerre mon-diale, il est en voie de devenir un supermarché bien pourvu ensex-shops.

Au contraire de ces tendances lourdes, qui ne sont pas des plus réjouis-santes pour l’éducation, on constate la permanence de fantasmes quiconsistent à ne juger Internet (ou une technologie) que par rapport àson potentiel et non par rapport à ses effets et qui structurent unebonne partie des discours politiques et commerciaux actuels.

Pour les industriels, qui doivent vendre, la motivation est claire. Chezles politiques, la situation est différente. Ils n’ont pas, pour leurimmense majorité de culture technologique, mais, (ou peut-être, pourêtre exact donc) ils font confiance aux technologies pour rationaliser lemonde et résoudre les questions fondamentales qu’ils sont en chargede résoudre (sous développement, sous emploi, sous culture, sous édu-cation). Mais les questions les plus délicates que suscite la technologiene sont pas d’ordre technologique. Elles ont trait aux utilisations, àl’appropriation, aux conséquences sociales, politiques et cognitives desréseaux.

Et, s’il est deux problèmes auxquels Internet se garde bien de fournir lemoindre élément de réponse, ce sont celui, fondamental du lien social,dans une société de réseaux, et celui des contraintes que le réseau infor-matique impose, quant à la forme, au fond, à la distribution des docu-ments. En quoi la structure du pouvoir, son exercice, changent-ils ousont-ils renforcés, et en quoi la transmission des connaissances est-elleaffectée par un transport des informations sur un réseau, du point devue économique et du point de vue de sa mise en forme ?

Bien au contraire, au lieu de clarifier ces questions, le développementd’Internet suscite un déferlement d’affirmations assénées avec d’autantplus d’aplomb et d’insistance qu’elles demeurent sans fondement argu-menté. C’est à la naissance d’une idéologie, (c’est-à-dire d’une manièrede représenter la réalité, et en particulier la technique, la société et leursrelations), qu’on assiste. L’idéologie développée autour d’Internet,appuyée sur l’illusion technologique, soutient ainsi des mythes qui,eux-mêmes, sont utilisés pour justifier l’intérêt fondamental desréseaux. On en relèvera ici quelques-uns, les plus répandus et les plus

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pernicieux, parce qu’ils se donnent l’apparence de l’évidence, de ce quin’a pas besoin d’être démontré et qui est indiscutable. Les premières deces fausses évidences qui relèvent du mythe sont :

� La modernité liée aux réseaux� Son corollaire, l’obligation de combler un retard,� L’accès au savoir que distribuerait Internet,� La liberté que donnerait Internet,� La transparence du multimédia� L’égalité assurée par la technologie.� Examinons-les un par un.

“Il faut combler notre retard”

Le premier fondement de cette utopie est l’illusion technologique, quifait poser que, face à l’incohérence et aux contradictions du réel, latechnologie présente une cohérence intrinsèque et d’une autre nature,qui va permettre de rationaliser et d’améliorer toutes les activitéshumaines. De même que, dans les religions, les conflits et fautes terres-tres se résolvent dans la transcendance de l’au-delà, de même dansl’idéologie techniciste, les imperfections de ce monde se résolventgrâce à l’outil. La technologie est supposée posséder en elle-même unevertu qui permettra d’améliorer le fonctionnement des institutions,mais aussi l’apprentissage par des élèves ou des étudiants, la produc-tion dans les entreprises, les échanges entre les hommes, etc., en fai-sant dépasser des conflits, des oublis, des lenteurs qu’elle rend dépasséset anachroniques.

Corollaire de cette illusion technologique, la compétence universelle etsans faille attribuée a priori au spécialiste de ce domaine, qui récupère leprestige du scientifique classique, en y ajoutant l’aura de la modernité.Capable de comprendre comment fonctionnent des machines que lecommun des mortels peine à utiliser, apte à parler des langues diffici-les, autrefois le COBOL15, puis le DOS, aujourd’hui Java ou le html, il estde ce fait supposé posséder des pouvoirs supérieurs. Puisqu’il parle deslangues inconnues du commun des mortels, c’est qu’il a des connais-sances d’un autre type. Il n’en faut pas plus pour que, dans certains cas,on lui attribue une scientificité, une maîtrise qui vont bien au-delà desa formation et de ses possibilités réelles. On verra plus loin commentle pouvoir des informaticiens grandit ainsi dans nombre d’organisa-tions et de systèmes, et ce, quelquefois, sans rapport avec leurs compé-tences réelles.

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15 Programme classique d’informatique de gestion.

“Il faut préparer notre entrée dans la sociétéde l’information qui arrive”

Derrière cette formulation se cachent deux présupposés non énoncésmais des plus discutables. L’un tient au verbe arrive, l’autre à l’expres-sion société de l’information. Le premier consiste à attribuer un caractèreinéluctable au développement de la technique, comme s’il n’était pasle fait d’acteurs économiques et politiques, s’il n’était pas le résultat destratégies industrielles et commerciales. On décrit les phénomènesactuels comme des phénomènes universels (une société s’installe, lescadres de la société changent), aussi inévitables et implacables que desphénomènes météorologiques. Que peut-on faire devant un cyclone,une averse ou un changement de saison qui arrivent ? La seule attitudeconsiste à s’adapter, devant des événements au caractère aussi ration-nel que fatal. Celui qui ne le fait pas est inconscient, rétrograde et pas-séiste. Il se dévoile comme un ennemi de la modernité et de l’efficacité.

La seconde imposture consiste à parler d’une société de l’information,termes qui évoquent une sorte de club dans lequel on entrerait, àcondition de remplir un certain nombre de conditions. L’emploi de cesexpressions revient à gommer tous les acteurs sociaux, à nier les ten-sions qui les opposent, à oublier que leurs stratégies se développentdans des champs structurés par des enjeux bien réels. En parlant desociété de l’information, on choisit d’ignorer l’importance de l’appro-priation sociale et individuelle des technologies. Ce slogan présupposeque ce qui définit la société, ce ne sont pas les individus et les groupes,leurs croyances, leurs conflits, leurs intérêts, mais les objets techniques.La machine est là, donc l’homme doit s’adapter. Comme si la machinen’était pas conçue, réalisée, promue, vendue et utilisée par des groupeshumains, pour réaliser certains de leurs objectifs.

“Internet est moderne”

Un des arguments récurrents du discours technologiste est celui de lamodernité, complété naturellement par l’argument du retard technolo-gique accusé par rapport à un autre pays ou un autre secteur. Il fautéquiper, installer, connecter, utiliser, parce que c’est moderne. Enconséquence, s’opposer à l’équipement informatique ou simplement lecritiquer ne peut être que le fait d’esprits rétrogrades, pessimistes, réac-tionnaires, attachés au passé, incapables de s’adapter à leur époque,alors que le grand défi de notre temps est de combler le retard que nousavons en ce domaine. Toute critique, toute réflexion est ainsi le faitd’esprits rétrogrades, incapables de comprendre les nécessités de

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l’époque. Il suffit pourtant de regarder ailleurs pour voir que tous lespays se plaignent de leur retard. Les Allemands, parfois donnés enexemple, voient la majorité de leurs écoles se déconnecter du réseauaprès une période expérimentale de deux ans, tant le rapport entre leprix payé et les effets mesurés est défavorable à Internet. Les Québécois,montrés comme les plus modernes des francophones, déplorent leurretard grandissant face à Internet. Qu’est-ce donc que ce retard dans lacourse à la modernité, par rapport à des pays qui eux-mêmes accumu-lent des retards, ou plutôt, qu’est-ce donc que cette modernité, si ceconcept signifie tout simplement un nombre plus important deconnexions et la croissance du chiffre d’affaires réalisé par lesentreprises de ce secteur ?

“Internet donne accès au savoir”

On a développé plus haut la distinction fondamentale à établir entredonnées, informations et savoirs. Mais les discours développés autour del’accès au savoir et autour de l’intelligence collective méritent qu’onrevienne sur un fantasme, qui constitue un des fondements de l’idéo-logie qui se développe autour des réseaux. Cette affirmation repose surune évaluation de la machine à communiquer et de la technologie engénéral réalisée non pas à partir de la réalité, de ce qui se produit, mais àpartir de ce qu’elles permettent techniquement. De la circulation inte-ractive des informations d’ordinateur à ordinateur, de réseau à réseau,qui est techniquement possible, on infère l’existence d’une interactivitécréatrice. De l’existence de logiciels permettant le travail partagé, on tirele concept d’intelligence collective. De même, on va poser la notion decommunauté virtuelle, en entendant par là une communauté, c’est-à-direun groupe d’acteurs ayant les mêmes intérêts et agissant dans la mêmedirection, qui tirerait son existence de la seule machine.

Les approximations, les assimilations que supposent de tels glisse-ments sont du même type que celle qui fait passer de l’existenced’une banque de données à l’accès puis à la maîtrise des données, etenfin à la possession d’un savoir utilisable. Il ne suffit pourtant pasde placer quelqu’un devant un clavier donnant accès au fichierinformatisé de la Bibliothèque nationale pour qu’il possède unsavoir quelconque. De la grève des agents de la bibliothèque au plan-tage du service informatique, de la difficulté à faire fonctionner lelogiciel de recherche à la non-diffusion des documents parce que lesproblèmes juridiques de propriété des textes ne sont pas résolus, dela compréhension du système de classification à la connaissance desprocédures de recherche, le chemin qui mène de la connexion ausavoir est long. Il implique les champs du social, du psychologique,

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du juridique, de l’économique, du cognitif, de la technologie. Lesdiscours sur l’intelligence collective, la cyberculture, présupposenttout simplement qu’une partie de la technologie, celle qui a trait auxréseaux et à l’hypertexte, va déterminer à elle seule le fonctionne-ment des autres champs de la réalité. Il devient plus aisé dès lors dejauger le monde à l’aune de ce que sont techniquement (et théori-quement) capables de permettre les réseaux. De même que le généralDe Gaulle, imposant sa ligne politique, s’était un jour contenté dedire, à propos des problèmes économiques et financiers : l’intendancesuivra. Les hérauts de l’intelligence collective supposent pareille-ment que face aux réseaux, la réalité suivra, comme si les structuressociales, psychologiques, mentales, les modes de penser,d’apprendre, de vivre, de croire, de se représenter qu’ont les hom-mes, n’étaient que des superstructures dépendant de manière méca-nique d’une infrastructure technique.

Or s’il est quelque chose que ne fait pas Internet, c’est penser le social,c’est proposer des solutions au développement de la société individuellede masse, qui est la nôtre (D. Wolton). Il s’agit d’une société indivi-duelle parce que, de plus en plus, c’est la réalisation de l’individu quel’acteur social recherche en premier lieu, et non l’accomplissementd’objectifs collectifs.

Il s’agit aussi d’une société de masse. Depuis le début du vingtièmesiècle, et plus particulièrement depuis une cinquantaine d’années, lesprogrès de la démocratie sur le plan politique, et l’industrialisation pro-gressive de toutes les activités (parmi lesquelles les activités culturelles,dans un premier temps, puis celles d’éducation et de formation à notreépoque), ont fait de la culture et de l’éducation des phénomènes mas-sifs et soumis à la loi du marché.

“Internet c’est la liberté”

Se croisent, dans cet aphorisme, deux niveaux d’interprétation, noncontradictoires, l’un d’origine néo-libérale, l’autre de tendance liber-taire. Dans les deux cas, le slogan masque la réalité.

À un premier niveau, les courants néo-libéraux entendent faire d’Inter-net le symbole de la toute puissance du marché. De même que l’inter-connexion des marchés a permis la mondialisation des marchésboursiers et financiers, et leur mise en concurrence directe, de mêmeInternet, parce qu’il constitue un réseau d’autoroutes de l’information,est lié à la dérégulation. Il permettra de mettre en concurrence les sys-tèmes de formation et d’enseignement, les médias d’information, lescommerces du monde entier. Pour les néo-libéraux, Internet est un ins-

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trument de la dérégulation, sur laquelle il appuie son développement.Si Internet est paradoxalement né comme service public nord améri-cain, financé sur fonds publics, les politiques des États-Unis, depuis1992 et la campagne d’Al Gore, comptent sur l’entreprise privée pourdévelopper les réseaux et les contenus, selon les seuls principes du mar-ché, et à partir d’une déréglementation généralisée.

Un second courant idéologique présente Internet comme espace deliberté. Internet est né dans un milieu de chercheurs, à orientation nonpas libérale, mais libertaire, et il y est plus conçu comme un espace quiéchappe aux frontières des états, aux contraintes des droits nationaux,espace qui permet la libre expression de chacun. La déclaration d’indé-pendance du cyberespace commence par une profession de foi quiannonce une révolution individualiste et antiétatique :

Gouvernements du monde industrialisé, géants fatigués faits de chair etd’acier, j’arrive du cyberespace, la nouvelle habitation de l’esprit. (…) Vosconcepts juridiques de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement et decontexte ne s’appliquent pas à nous. Ils sont basés sur la matière. Il n’y a pasde matière ici. 16

Plus concrètement, une recherche menée sur les pages personnelles desélèves de l’École Normale supérieure de la rue d’Ulm17 en dégage lescaractéristiques. En majorité, ces pages sont des moyens utilisés nonpas pour communiquer avec les autres, mais des lieux où chacun a laliberté d’exprimer ses goûts et ses préférences les plus intimes, enl’affranchissant de la contrainte sociale habituelle qui interdit de telsépanchements. Il croit le faire à la face du monde, bien qu’en réalité, ilne s’adresse qu’aux quelques internautes virtuels qui arriveraient à cespages. Entre moyen de libre expression et lieu hors du droit et de la moraleconvenus et institués, Internet est de ce point de vue vécu comme unespace de liberté.

Wolton rappelle pourtant que chaque technologie oblige à concevoirdes nouvelles lois (contre le révisionnisme, la pédophilie, le recueil et lacommercialisation abusifs de données sur les individus). Toute libertéappelle une réglementation. En l’absence de cette réglementation, elledevient la liberté d’un monde de jungle et la liberté des plus forts.

Or les plus forts se retrouvent, bien vite, être des groupes commerciauxet industriels internationaux.

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16 Cité dans Falk Richard, “Vers une domination mondiale de nouveau type”, le Mondediplomatique , mai 1996.

17 “Jeunes beaux et intelligents”, article de Paul Mathias, publié électroniquement parl’Atelier Internet de l’ENS de la rue d’Ulm.

Internet est transparent”

À un autre niveau, c’est la liberté de l’internaute qui est invoquée. Ilpourrait aller là où il veut, lire ce qui lui chante, hors de toutecontrainte, grâce aux structures hyper textuelles, en ligne et hors ligne,et, en ligne, grâce aux moteurs de recherche.

Or, s’il existe une fausse transparence et une fausse liberté, ce sont biencelles de l’hypertexte. La structure de l’hypertexte est fondée sur unensemble de nœuds liés par différents chemins, que l’usager peut par-courir selon une séquentialité non linéaire. Ceci implique que tous lesnœuds, tous les choix laissés au lecteur de l’hypertexte reposent sur descadres de référence implicites du concepteur, dont le lecteur n’a jamaisla possibilité de s’abstraire.

L’information que trouve l’internaute ou le lecteur de Cédérom est déjàstructurée. Il ne peut trouver dans un hypertexte que ce qui a déjà étédéfini, à tel point qu’on peut affirmer que la liberté du lecteur est plusgrande dans un livre. On peut l’ouvrir à n’importe quelle page, sansavoir à parcourir un chemin imposé, et qui laisse la possibilité de prati-quer le type de lecture qu’on veut : feuilleter, parcourir, chercher uneréférence, lire intégralement…

La liberté donnée par les moteurs et annuaires de recherche est égale-ment illusoire. Ils imposent à l’internaute leur découpage de la réalité,ainsi que le repérage et le type de classement à partir duquel ils ont étéconçus. Quand on cherche des données sur Internet, on constate viteque les parcours sont très orientés, que le bruit (en termes de théorie del’information) et la perte de temps vont croissant, que le hasard et lesrelations personnelles jouent un rôle moindre. La surabondance del’information va de pair avec une valeur ajoutée intellectuelle quidiminue. Que peut-on faire de dizaines de milliers de réponses à unerequête, quand, de toute façon, un certain nombre ne sont que des ren-vois à des sites inutiles, fermés, ou sans aucun lien sémantique avec larecherche entreprise ?

Internet instaure l’égalité”

Une autre imposture consiste à poser qu’Internet et le multimédia ins-taurent en eux-mêmes les conditions d’une quelconque égalité deschances. On prétend là qu’ils vont permettre, à un niveau internatio-nal, le développement de secteurs jusque-là à l’écart de la prospéritééconomique, au niveau d’un pays, le nivellement d’inégalités sociales,et au niveau d’un groupe d’élèves, la correction d’inégalités d’originesociale. Prétendre que la technologie est un facteur d’égalité ou qu’elle

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corrige en elle-même des inégalités socioculturelles est un autre men-songe qu’il convient de démonter.

Au plan international, l’inégalité technologique est croissante. S’il estvrai que la richesse du vingt et unième siècle sera fondée sur l’informa-tion et les réseaux d’information, la carte du monde des télécommuni-cations montre déjà que les pauvres y seront plus pauvres et les richesproportionnellement plus riches. On a vu, plus haut, comment sestructurent déjà les densités de connexions et la répartition des équipe-ments.

Limitons-nous au domaine éducatif. Pendant que la Californie dépense400 millions de dollars pour remplacer les ordinateurs de son systèmescolaire, il existe en tout en tout et pour tout neuf vieux PC pour leTchad tout entier18. Quand ces deux pays auront doublé, triplé ou décu-plé leur matériel, chacun pour ce qui les concerne, et même si des pro-grammes de coopération venaient à décupler le parc informatiquetchadien, l’écart entre eux n’en sera que plus grand. Aux clivages éco-nomiques et sociaux viennent se superposer les disparités entre infori-ches et infopauvres. 19 Un exemple entre mille est celui du satelliteIsranet qui relie, via le réseau Internet 2, les universités et centres derecherche israéliens à leurs homologues des États-Unis à la vitesse de 45mégabits/ seconde, mais dans le cadre d’un contrat de 2,4 millions dedollars20. Quel autre pays de la région pourrait prétendre le signer ?

Ainsi, au lieu d’entrer dans une société où Internet assurerait une plusgrande égalité, nous sommes en train de construire un monde danslequel le fossé entre les inforiches et les infopauvres s’accroît de jour enjour. Ce fossé se creuse autant entre les pays du Nord et les pays du Sud,qu’à l’intérieur de chaque pays, entre ceux qui ont accès aux technolo-gies, savent et peuvent en tirer parti, et ceux qui, immense majorité,restent à l’écart de ces pratiques.

De ce point de vue, la technologie est un terrain d’affrontement idéolo-gique et économique privilégié en ce début de siècle. Elle constitueaussi un des enjeux majeurs, dans chaque pays, quand il faut définir laplace que prendront, dans un paysage marqué par les dérégulations, leservice public, assuré par l’Etat, ou ce que l’Union européenne entend

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18 UNESCO, revue Sources, juin 98.

19 Nye Joseph, ancien responsable au Pentagone et doyen à Harvard, (America’sinformation edge, Foreign Affairs, mars 1996) estime que les équilibres géopolitiquesse définissent désormais à partir des moyens de contrôler le pouvoir immatériel(soft power), et que cette situation assurera la suprématie mondiale des États-Unis.

20 AFP, 11/4/1999.

définir comme le service universel, en entendant par là ce qui est dû àchaque citoyen.

Un des débats actuellement mené à Bruxelles consiste par exemple àdécider si, en Europe, l’accès à Internet des lieux de formation etd’enseignement doit être considéré comme relevant du service univer-sel (c’est-à-dire garanti par l’Etat et l’Union européenne) ou laissé auxlois du marché21. C’est là que se décident, au niveau européen, lesconditions d’une relative égalité, au moins d’accès. Il s’agit d’un enjeude société de première importance, car on définit le cadre de ce quepourraient être la liberté et l’égalité donnée par l’accès aux réseaux. On avu que, dès 1994, le rapport Théry insistait sur les risques liés à l’instau-ration d’une société duale, et que le rapport de Bangeman au Conseileuropéen insistait sur la prise en compte des besoins des pays en voie dedéveloppement et la nécessité d’une coopération internationale.

Le rapport commandé à des experts de haut niveau sur la société del’information de 199722 a rappelé ces risques. Le modèle européen et lemodèle étasunien diffèrent sur ce point, fondamental. Ils n’ont pas lamême conception du rôle de l’État. Aux Etats-Unis, le rôle de l’Etat,face aux entreprises, consiste à vérifier que les lois du marché neconduisent pas à la constitution de monopoles. C’est ce que fait l’Etatfédéral avec le procès mené contre Microsoft. En Europe, il s’agit plu-tôt, par le biais de l’élargissement de la notion de service universel, decontraindre les Etats nationaux à assurer, pour des populations défavo-risées ou isolées (handicapés, zones rurales, populations plus pauvres),un accès et une connexion au réseau.

La situation est la même si on décide d’observer des terrains non plusinternationaux ou nationaux, mais locaux. Quand on regarde uneécole, ou une classe, ou des groupes d’élèves, il apparaît tout aussi illu-soire de prétendre que la technologie permet, par sa seule apparition,une quelconque égalité.

L’accès au réseau, la recherche, la lecture et l’utilisation de documentsmultimédia nécessitent des compétences multiples, dont rien ne per-met de dire qu’elles sont acquises d’entrée. Bien au contraire, elles sontsouvent déjà en partie possédées par ceux qui ont, hors de l’école, accèsà ces outils. On reviendra plus loin sur ces compétences, qui tiennent àla maîtrise des outils et des procédures, à celle des systèmes symboli-

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21 Le gouvernement français souhaite que l’accès à Internet pour les services d’intérêt général enparticulier éducatifs soit inclus dans le service universel. Dépêche Reuters 22/4/1999

22 Rapport des experts de haut niveau sur la société de l’information, ISPO, avril 1997,Bruxelles.

ques, à celle du temps, et à une faculté à distinguer le réel du virtuel, lemessage du monde, la simulation de la vérité.

L’argument de la modernité, celui de la transparence, celui de l’accèsdirect aux connaissances, qui permettrait de supprimer, (pourquoipas ?) les enseignants, celui de l’égalité se révèlent être ainsi de simplesslogans. Ils interdisent toute analyse sérieuse des effets de la techniquedans les groupes humains. Sous le règne de cette censure implicite, ildevient politiquement incorrect de se poser des questions de bon sens.Par exemple de se demander au niveau international si la globalisationdes marchés financiers (produit de la convergence technologique) n’aproduit des effets positifs que pour une petite partie de l’humanité,alors qu’elle aiguisait les crises monétaires et économiques des pays duTiers Monde. Ou encore, au plan local, si l’achat de micro-ordinateursou de logiciels est le meilleur investissement possible dans le cadre del’égalité des élèves. Et celui qui se demande en quoi et à quelles condi-tions la connexion à Internet améliore une activité, que ce soit celle del’enseignant, du médecin ou du citoyen, devient un esprit rétrograde.

C’est pourtant à de telles questions qu’il conviendrait de réfléchir.

Mythes et réalité. Sentiments et discours.

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Chapitre 8

L’horreur médiatique ? 1

Résumé : Dans notre société, marquée par uneéconomie en voie de mondialisation et dominée parles réseaux, l’éducation peut-elle encore tenir saplace traditionnelle ou est-elle en voie dedisparaître ?Questions : Sur quels concepts s’appuyer pouranalyser les processus actuels qui imposent desmodèles de type industriel à la production culturellequi font sans cesse traiter plus loin, et à l’extérieurdu système, les fonctions les plus importantes, etaboutissent à la généralisation d’un systèmemarchand ?

Viviane Forrester a obtenu un franc succès de librairie en dénonçant, ily a quelques années, dans son ouvrage, L’horreur économique, les ravagesen termes humains de ce qui est présenté par les médias et les pouvoirspublics comme l’inévitable entrée dans le monde de l’économie globa-lisée. L’entrée dans la société du multimédia, annoncée et présentéecomme inéluctable, mériterait sans doute le même traitement. En toutcas, l’intrusion dans le champ de l’éducation de l’objet technique, sousforme de machines à communiquer, ne peut plus être analysée commeun épiphénomène, comme la conséquence de l’action de quelquesconvaincus ou de militants pédagogiques, même si ceux-ci ont leurrôle. Il est illusoire de la considérer comme une simple modernisationdu paysage pédagogique. Ce qui se met en place est d’une tout autrenature, parce qu’il s’agit de phénomènes d’une tout autre échelle.

L’industrialisation

Il convient plutôt d’envisager ces changements comme des phénomè-nes qui participent de l’industrialisation généralisée des activitéshumaines. En d’autres termes, il faut comprendre qu’il s’agit de passaged’une activité organisée autour d’interactions (entre des êtres humains,

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1 Une version adaptée des pages qui suivent a été publiée dans Signo y pensamiento,revue de la faculté de communcation et langage de la Pontifical universidad javerianade Bogotá, Colombie, juinnet 2000.

dans des classes, des écoles) à une activité industrielle, organisée àéchelle internationale autour de machines, et grâce à elles.

Toutes proportions gardées, on peut envisager la mutation de l’agri-culture traditionnelle en industrie agroalimentaire, au cours du ving-tième siècle, comme une transformation analogue. Elle a eu desconséquences économiques, humaines, industrielles, incalculables.Elle a modifié aussi bien la géographie humaine (disparition desemplois à la campagne, exode rural, création de mégapoles), que lesmanières de s’alimenter de chacun.

Il en est de même pour ce qui concerne la mutation des productionsculturelles.

Depuis la dernière guerre mondiale, la réflexion sur l’industrialisationdes biens culturels s’est développée. Elle a analysé d’abord l’industriedu cinéma aux Etats-Unis, ainsi que les politiques menées par l’Alle-magne nazie et l’URSS de Staline en ce domaine, en se demandantquelles transformations implique ce passage de la culture à un niveauindustriel. Les noms d’Adorno, Horkheimer, mais aussi celui de WalterBenjamin, sont inséparables de cette première réflexion sur les consé-quences humaines, culturelles, sociales d’une mutation fondamentaleet inédite dans l’histoire humaine.

Le débat engagé par eux autour de la notion de culture de masse,industrialisée, touche de près à la démocratie et à ses conditions d’exer-cice. La démocratie est en effet difficile à concevoir sans une in-forma-tion et une communication de masse. Mais l’avènement d’uneindustrie culturelle implique aussi l’avènement du pouvoir total ducapital, d’une barbarie esthétique2 fondée sur une capacité illimitée dereproduction (Benjamin). La massification et l’industrialisation vontde pair avec une aliénation plus grande par rapport au capital.

Plus près de nous, quand Jacques Perriault parle d’une industrialisationde la connaissance, quand Pierre Moeglin évoque l’industrialisation de laformation, quelles sont les conséquences de l’industrialisationc’est-à-dire de la transformation de l’activité éducative et de formationen produit industriel ? On pourrait en proposer cette liste rapide, etnon exhaustive.

En termes de produits

La production change en quantité donc en nature de telle manière quele choix offert au public, qui devient consommateur, tend à se réduire.L’industrie du disque, celle de la télévision, celle du cinéma, comme

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2 Horkheimer M., 1974, Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, Paris.

celle de l’éducation, modifient profondément les activités culturelles.Elles ont pour objectif non plus la satisfaction d’élites, mais la diffusionde produits qui doivent plaire aux masses les plus larges. C’est ainsique, contrairement aux attentes de beaucoup, l’industrialisation nefavorise pas a priori la diversification des produits, mais plutôt une mas-sification. Un plus grand nombre de chaînes de télévision, de program-mes de radio, des livres imprimés, de films produits, ne provoque pasipso facto une augmentation du choix laissé au récepteur. Le passage dela télévision française à l’âge de l’industrialisation, à partir des années1965, a ainsi signifié la fin de ses grandes ambitions culturelles en ter-mes de diffusion et de production, et le passage à une industrie dudivertissement, vite ramenée à une recherche d’audience maximale. Lalibéralisation des ondes de la modulation de fréquence, après 1981 enFrance, avec la fin du monopole d’état, n’a pas non plus suscité deréelle diversification des programmes, mais au contraire une uniformi-sation de l’ensemble des programmes visant les mêmes cibles chargées,par le biais de la publicité, d’assurer la rentabilité des stations.

En termes de récepteurs

L’acteur amateur (celui qui agissait et avait des goûts) devient unsimple consommateur. Dans un premier temps, la cible devient indiffé-renciée et se massifie. Le spectateur, le lecteur deviennent uneaudience, qu’il faut capter. Dans un second temps, l’industriel va affi-ner son analyse de cette cible, pour lui proposer des produits qui laséduisent. Ce sera, en termes de télévision l’âge des chaînes thémati-ques, construites sur une segmentation du marché, et dont aucune,bien sûr, ne peut plus avoir les ambitions culturelles, à fonds perdus, del’ancien service public.

En termes de logique économique

La domination de la loi du marché est totale. L’industrie fabrique desproduits standardisés, qu’il faut vendre. La logique industrielle passepar le repérage d’une clientèle solvable, la fabrication d’un produitqui la satisfasse et la vente de ce produit. Le produit a une durée de vieprévisible et doit à terme être remplacé par un autre, qui visera lamême cible en renouvelant la consommation. C’est la logique del’industrie, qu’il s’agisse de voitures, de machines à laver ou, mainte-nant, de disques, de livres, de programmes de télévision ou decinéma. Cette logique tend à se mettre en place dans le monde del’éducation et de la formation. Elle favorise la création de grandsgroupes internationaux, assez puissants pour envisager la diffusioninternationale des produits. On a vu que dans le domaine de l’audio-

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visuel et de l’informatique, les mêmes acteurs contrôlent désormaisl’industrie du disque, celle du film, celle de la télévision, celle del’informatique et celle des télécommunications. Dans le domaine del’éducation et de la formation, les regroupements sont aussi à l’ordredu jour.

En termes de processus de fabrication

On assiste à une nouvelle distribution des tâches. Cette taylorisationdes processus de production est en voie de frapper l’enseignementlui-même, comme on le verra dans le cas des campus virtuels. Dans unechaîne qui va de la conception à la distribution, en passant par le mar-keting et la fabrication, l’auteur d’une œuvre, le créateur artistique, leconcepteur d’un cours ne sont que des fournisseurs de contenus.

L’externalisation

Sans nous étendre longuement sur cette notion, telle qu’elle a étédéfinie par Leroi Gourhan, et en renvoyant plutôt à ses écrits, on secontentera ici d’évoquer la tendance profonde que manifeste l’outilcréé par l’homme à devenir autonome et à se charger de fonctions qu’ilassume seul.

La machine prend progressivement en charge des tâches que l’hommelui-même réalisait. C’est en ce sens qu’on peut parler d’externalisation.Ce concept nous intéresse à trois titres, dans la mesure où des processusde cet ordre peuvent être observés au niveau des outils, à celui desmémoires, tandis que, dans les organisations (éducatives, étatiques,comme dans les entreprises), on peut émettre l’hypothèse qu’il existeune tendance à l’externalisation de la fonction informatique. La ques-tion est de savoir quand l’externalisation permet une libération detâches inutiles et fastidieuses, ce qui est positif, et quand elle signifiedépossession, perte d’identité, développement du chômage, ce qui l’estmoins.

Au niveau des individus, dans de nombreux corps de métiers, l’identitéprofessionnelle tenait à l’exécution de certaines tâches, qui sont pro-gressivement enlevées à ceux qui les réalisaient. C’est souvent la pos-session d’informations ou leur stockage qui définissait certains lieux(bibliothèques, écoles) ou certaines fonctions (bibliothécaires, ensei-gnants…). Or ces informations se déterritorialisent, s’externalisent :elles partent ailleurs. Dans les institutions, la fonction informatiquetout entière devient si lourde que souvent, elle ne peut plus être priseen charge par l’organisation elle-même, et qu’elle se voit confiée à unacteur extérieur.

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L’externalisation de l’outil est un phénomène qui concerne toutes lesprofessions. On peut repérer, semble-t-il, trois étapes distinctes.

Prenons l’exemple élémentaire d’un métier non qualifié, celui debalayeur des rues. Le premier état est celui du nettoyage des rues par untravailleur non qualifié, avec le balai à la main. Une fois le processuscommencé, c’est-à-dire quand la machine est introduite, le balayeur com-mence par devenir le conducteur d’un appareil qui assure le nettoyage. Ilchange donc à la fois de tâche et de qualification. C’est le second état.Plus tard, la technologie permet l’apparition de robots de nettoyage, capa-bles de se diriger seuls et d’effectuer la tâche sans intervention humaine.Le balayeur est alors appelé à disparaître complètement.

Le personnel de guichet des banques fournit un autre exemple, facile-ment repérable, de ces changements. Un agent travaillant dans unebanque possédait (on dit aussi tenait) auparavant les dossiers de sesclients. Cette maîtrise fondait son identité professionnelle. Avecl’apparition des réseaux informatiques, il est devenu, dans un premiertemps, un consulteur d’écrans qui lui permettent d’avoir accès à descomptes tenus sur le réseau. Dans un troisième temps, l’apparition duserveur vocal et celle de la banque virtuelle sur Internet ont souventsupprimé son poste de travail. Là encore, l’apparition des technologiesa poussé dans un premier temps à une requalification, dans le domainedu pilotage des machines, de la maîtrise des réseaux. Puis on assiste à lasuppression de tâches maintenant assurées par l’usager client (quiconsulte seul son compte par téléphone, met lui-même ses chèquessous enveloppe pour encaissement, et a accès à des terminaux pourconsulter l’état de ses comptes). L’externalisation a été le premier pasvers la suppression du travail humain, ou son transfert en grande partiesur l’usager client.

Qu’en sera-t-il pour l’enseignant, avec l’introduction des Technologiesd’Information et de Communication ? Quel sera le gain que provo-quera à long terme l’introduction des machines du point de vue del’autonomie, de l’efficacité pour l’élève ? Que deviendra à terme latâche de l’enseignant ?

Cette comparaison entre les professions du secteur des services (assu-rances, transports, banque etc.) et l’enseignement peut paraître sau-grenue a priori. Elle est pourtant à l’origine de la position de la Commis-sion Européenne sur les questions de formation, position qui repose, onle verra, sur l’assimilation de la formation aux autres services.

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Comment l’éducation et l’université deviennentdes marchés à rentabiliser

Au début, les faits sont relativement simples. Le réseau des réseaux étaitné paradoxalement d’une initiative publique des États-Unis. Il a ainsiprofité au début de crédits publics. Il était naturellement gratuit, ettourné vers la recherche, comme un service public. Il s’est développésous la forme Internet à partir des travaux du CERN.

Maintenant, ses dimensions ont bien changé. Il faut, désormais, pouravoir une idée de ce qui se passe, observer à la fois les investissementspublics et les investissements privés, les télécommunications, la télévi-sion, les satellites et les lignes téléphoniques, et le tout à l’échelle inter-nationale.

Dans le domaine des seules télécommunications, les investissementsréalisés peuvent donner le vertige. Avec l’augmentation du nombre desconnexions, ils visent une modernisation continue des infrastructuresde communication.

Quelques chiffres suffiront à en donner l’échelle. Cent quinze milliardsde dollars sont investis en câbles transatlantiques. Vingt-deux billionsd’Euros sont prévus d’ici 2015, en France, pour les réseaux de fibreoptique. Vingt-quatre billions d’Euros sont investis, en Grande-Bre-tagne, par des groupes de télévision câblée nord-américains pourconnecter les particuliers chez eux. Dans la seule Colombie-Britan-nique (dont la population est comparable à celle de Milan) une seulecompagnie de téléphone peut investir 300 millions de dollars pour larénovation des réseaux3.

Sauf à croire à la philanthropie des groupes industriels, des retours surinvestissement sont attendus. Et ce, d’autant plus que la spéculationboursière s’est emparée de tout ce qui touche à Internet. La survalorisa-tion généralisée des actions des sociétés informatiques et de logicielsappelle une rentabilité accrue de ce secteur (phénomène de la bullefinancière).

Où se trouvent les profits possibles ?

On peut les attendre principalement dans le développement du com-merce et de la publicité d’une part, dans l’éducation et la formation del’autre. C’est la raison pour laquelle les plus grands groupes économi-ques nés de la convergence technologique sont appelés à s’intéresser detrès prés à ce qui concerne l’éducation, la formation et l’université. Cet

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3 Chiffres fournis par Tony Bates, Building the Information Highway : but will they come ?(http://bates.cstudies.ubc.ca/paper2.html)

intérêt se justifie d’autant plus que les familles apparaissent prêtes, encette période de crise de l’emploi et de renouvellement des qualifica-tions professionnelles, dans tout le monde développé (celui qui offredes marchés solvables), à payer pour garantir l’obtention de formationsadaptées au marché du travail.

Les trois secteurs de l’éducation, de l’université et de la formationdeviennent donc, avec le commerce, les moyens de rentabiliser lesinvestissements réalisés en télécommunications. Or ce secteur repré-sente un marché potentiel colossal.

Dans la plupart des pays de l’OCDE, les dépenses totales d’éducation repré-sentent entre 5 % et 8 % du produit intérieur brut (PIB). La part qui revientau secteur public représente entre 10 % et 15 % des dépenses publiques tota-les[...]. [Les] dépenses annuelles d’éducation dans les pays de l’OCDE [sontde] 1 000 milliards de dollars4. L’ensemble représente quatre millionsd’enseignants, 80 millions d’élèves et étudiants, 320 000 établisse-ments scolaires (5000 universités et écoles supérieures de l’Union euro-péenne).

Dans les pays développés, l’enseignement et la santé sont les deuxtâches fondamentales de l’Etat. La question se pose de savoir s’il s’agitde services destinés à l’ensemble de la population, pour lesquels l’Etatdoit assurer une égalité de traitement minimum, ou s’il s’agit de sec-teurs dans lesquels la concurrence joue comme dans les autres services(téléphone, poste, etc.). Entre ces deux positions extrêmes, toutes lescombinaisons sont possibles, selon les rapports de force nationaux, lestraditions politiques nationales, et les choix politiques du moment. Ona vu que les Etats-Unis penchent plus pour la seconde option, alors queles pays européens, à des degrés divers, choisissent plutôt la première.

L’enseignement à distance, premier enjeuavec le long life learning

Du côté de l’enseignement, la Commission Européenne adopte en1990 un document de travail sur L’Éducation et la formation à dis-tance. On y lit que :

L’enseignement à distance [...]est particulièrement utile [...] pour assurer unenseignement et une formation rentables [...]. Un enseignement de hautequalité peut être conçu et produit en un lieu central, et ensuite diffusé auniveau local, ce qui permet de faire des économies d’échelle [...]. Le mondedes affaires devient de plus en plus actif dans ce domaine, soit en tant qu’uti-

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4 Regards sur l’éducation - Les indicateurs de l’OCDE, Paris, 1997.

lisateur et bénéficiaire de l’enseignement multimédia et à distance, soit entant que concepteur et négociant en matériel de formation de ce type.5

Les principaux partisans de ce changement sont au nombre de trois :l’OCDE, la Commission européenne et les industriels. Les gouverne-ments nationaux réagissent de manière diverse à leurs pressions, enfonction de l’importance qu’ils accordent au service public.

L’Organisation de coopération et de développement économiques(OCDE) qui regroupe les principaux pays industrialisés, a été la pre-mière à intervenir sur la question de la formation. Depuis longtempselle prône un apprentissage qui dure toute la vie, le long life learning,rendu nécessaire par les changements incessants de métiers et de tech-nologies.

Bientôt se pose la question du rôle des enseignants : L’apprentissage à viene saurait se fonder sur la présence permanente d’enseignants lit-on dans unetable ronde qu’elle publie. Il vaut mieux envisager des prestataires de serviceséducatifs. [...] La technologie crée un marché mondial dans le secteur de laformation. [...] La possibilité nouvelle de proposer des programmes d’ensei-gnement dans d’autres pays, sans que les étudiants ou les enseignants par-tent de chez eux, pourrait fort bien avoir d’importantes répercussions sur lastructure du système d’enseignement et de formation à l’échelle mondiale.

Elle précise ses vues pour le monde universitaire, en prenant pourexemple le modèle étasunien :

Les étudiants deviennent des clients et les établissements des concurrents lut-tant pour obtenir une part du marché [...]. Les établissements sont incités àse comporter en entreprises. [...] Les étudiants doivent payer tout ou partie duprix de leurs cours6.

L’aspect juridique : comment la subsidiaritévient au secours des projets industriels

On sait que la subsidiarité est des principes de la construction euro-péenne, qui sert à distinguer les domaines dans lesquels les Etats natio-naux sont souverains de ceux dans lesquels l’Union donne desdirectives, est celui de. L’éducation est revendiquée comme relevantdes politiques des différents états. Chacun entend y exercer ses préro-gatives. Au contraire, désormais, les services, (comme le téléphone,l’électricité, les transports…) relèvent de directives européennes. Il suf-

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5 L’Éducation et la Formation à distance, Sec (90) 479, 7 mars 1990

6 Les Technologies de l’information et l’avenir de l’enseignement post-secondaire, OCDE, Paris,1996.

fit donc de définir la formation comme un service pour que les étatsnationaux perdent leurs prérogatives dans ce domaine et que Bruxellespuisse dicter seul les règles du jeu dans l’enseignement à distance.

L’ERT, groupe de pression d’industriels qui agit à Bruxelles, fondée en1983, regroupe quarante-sept dirigeants industriels européens7. Cetorganisme patronal demande en 1997 que des mesures soient prisespour libérer la formation des tutelles des états nationaux. Ses argu-ments sont la nécessité de l’apprentissage toute la vie, le long life lear-ning, la perspective des emplois que ne manquerait pas de créer unusage massif des Technologies d’Information et de Communication et,enfin, le marché fabuleux en jeu.8

Bruxelles répondra vite à cette demande en affirmant que :

Le traité CEE prévoit [...] une action de la Communauté dans le domaine del’éducation et de la culture. Cette disposition limite donc les compétencesnationales. Le développement de l’éducation à distance est explicitement citécomme l’un des objectifs de l’action de la Communauté. [...] L’enseignementprivé à distance est un service. Or, la libre prestation de services est garantie àl’article 59 et suivants du traité [...]. Il est donc possible de la faire valoirdirectement contre les restrictions imposées par les Etats membres9. Les étatsnationaux ne peuvent donc imposer leurs règles dans le domaine de laformation à distance. Que devient dès lors l’université, puisqu’elleassure des formations ? Elle en passe, elle aussi, de se voir soumise auxrègles de la concurrence avec l’industrie privée, au moins en droit.

La situation se complique du fait que la dérégulation mondiale fait seconstituer des oligopoles mondiaux dans le domaine des télécommu-nications, de l’informatique et de l’audiovisuel. Or ces trois secteursindustriels sont incontournables dès qu’on traite de réseaux. On peutsouvent considérer qu’à travers leurs participations croisées, et les pri-ses de capital qui se sont produites depuis quelques années, il ne s’agitplus que d’un seul secteur, formés d’acteurs transnationaux, qui ten-dent à imposer aux Etats leurs propres stratégies et les tarifications

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7 Parmi lesquels Jérôme Monod (Suez-Lyonnaise des eaux), Louis Schweitzer (Renault),Alain Joly (Air Liquide), Jean-René Fourtou (Rhône-Poulenc), Jean-Louis Beffa(Saint-Gobain), Etienne Davignon (Société générale de Belgique), François Cornélis(Petrofina), Carlo de Benedetti (Cofide-Cir), Mark Wössner (Bertelsmann). Voir Gérardde Sélys, Privé de public, à qui profitent les privatisations, Editions EPO, Bruxelles, 1995.Susan George, “Cinquième colonne à Bruxelles”, Le Monde diplomatique, décembre 1997.

8 Investir dans la connaissance - L’intégration de la technologie dans l’éducation européenne ,ERT, Bruxelles, février 1997.

9 L’Enseignement à distance dans le droit économique et le droit de la consommation du marchéintérieur , Office des publications officielles des Communautés européennes,Luxembourg, 1996

qu’ils imposent. Ils dépossèdent par là même les Etats de prérogativesque ceux-ci possédaient depuis longtemps.

Les acteurs sont donc les groupes de télécommunications, ceux del’informatique, qu’il s’agisse de software (logiciel) ou de hardware (quin-caillerie) et les groupes d’audiovisuel, en particulier télévisuels. Dans lamesure où la télévision par câble requiert des compétences particuliè-res en termes de réseaux, d’autres groupes, qui ont l’expérience desréseaux, comme les sociétés de distribution d’eau, se lancent dansl’aventure comme ils se lancent dans celle de la téléphonie ou de latélévision par câbles. Ainsi en France, Vivendi, ex-Générale des eauxavec ses 250 écoles privées, (chiffre d’affaires annuel de 850 millions defrancs10) se trouve naturellement sur les rangs. Tels sont les acteurs éco-nomiques de la révolution technologique, ceux qui sont supposés,dans les discours officiels, créer le plus d’emplois.

La formation continue vue comme un nouveau marchéà conquérir

Dans la mesure où les perspectives dans les deux secteurs de l’éduca-tion et de la santé sont excellentes, il s’agit de vendre aux deux mar-chés enseignant et médical des appareils, des logiciels, des connexions,de la formation et des durées de communication. L’aspect le plusvisible est celui des machines.

Apple et Compaq se lancent ainsi à la conquête des marchés de l’éduca-tion aux Etats-Unis. L’arrivée du traitement de texte avait suscité unepremière vague d’équipement dans les écoles, dans les années 1980.Apple II et le Macintosh s’étaient alors imposés dans 30 % des écolesaméricaines. L’arrivée d’Internet à l’école suscite une seconde vagued’équipement. 11

Les industriels en sont bien conscients. L’ERT, déjà citée, affirme claire-ment :

La responsabilité de la formation doit, en définitive, être assumée parl’industrie. Le monde de l’éducation semble ne pas bien percevoir le profil descollaborateurs nécessaires à l’industrie. L’éducation doit être considéréecomme un service rendu au monde économique. Les gouvernements natio-naux devraient envisager l’éducation comme un processus s’étendant du ber-

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10 Les Echos, 21 février 1995

11 Apple conclut des accords avec les écoles du Texas, du Wisconsin et de New Yorkpour 11 millions de dollars US,(http://www.mmedium.com/cgi-bin/nouvelles.cgi?id=2268).

ceau au tombeau. L’éducation vise à apprendre, non à recevoir unenseignement. Nous n’avons pas de temps à perdre.

Et elle ajoute, reprenant des arguments déjà évoqués :

Il n’y a pas de temps à perdre. La population européenne doit s’engager dansun processus d’apprentissage tout au long de la vie [...]. L’usage approprié desTechnologies d’Information et de Communication (technologies de l’informa-tion et de la communication) dans le processus éducatif va imposer d’impor-tants investissements en termes financiers et humains. Ils généreront desbénéfices à la mesure des enjeux [...]. II faudra que tous les individus quiapprennent s’équipent d’outils pédagogiques de base, tout comme ilsont acquis une télévision.

Le raisonnement est imparable. Puisqu’il faut apprendre toute sa vie,que la formation concerne donc tout le monde, et que le seul moyende se former est le réseau, il devient nécessaire pour le bien général quetout le monde s’équipe. L’obligation pour les particuliers de s’équiper àleurs frais est une première conséquence de ce raisonnement, surlequel s’entendent les politiques et les industriels.

Les enseignants se voient ainsi proposer des facilités par leur ministère,les médecins une prime par la Sécurité sociale, les étudiants doiventenvisager eux-mêmes de se procurer leur propre machine12. Le transfertsur le particulier du coût de l’équipement, alors qu’il est le dernier élé-ment de la chaîne, sert à la fois les intérêts de l’Etat (qui n’a pas besoind’intégrer ces coûts dans son budget), et l’industrie, (qui voit s’ouvrirdes marchés obligés nouveaux). On sait qu’après les ordinateurs, on aaussi besoin de logiciels, de connexions, de formations…

Le développement d’Internet et des réseaux dans ces deux secteurs del’éducation et de la santé, traditionnellement pris en charge par l’Etat,est donc une aubaine pour l’industrie. Il n’est pas dit qu’il crée beau-coup d’emplois sur place. Tout au contraire, l’informatisation des feuil-les de Sécurité Sociale permettra simplement de ne pas remplacer lesmilliers d’employés des caisses partant à la retraite dans les années àvenir.

En tout cas, les réseaux s’installent. Ils offrent des fonctions multiples.À partir de la simple transmission des feuilles de soins, de la transmis-sion d’images médicales, on envisage progressivement d’autres fonc-tions. Apple s’insère, après Microsoft, dans la plate-forme proposée parCégétel pour l’Intranet qui relie les généralistes les hôpitaux et la sécu-

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12 Même dans un pays comme le Mexique, où le revenu moyen n’atteint pas, et de loin,celui des pays développés, un étudiant de l’université de Monterrey, qui est un peu lecheval de Troie des groupes universitaires nord américains, doit envisager de s’équiper.

rité sociale, pour transférer les dossiers médicaux, pratiquer des échan-ges avec les laboratoires, et permettre d’accéder aux bases de donnéeset aux bibliographies médicales. Le marché est porteur, car seuls 50 %du secteur sanitaire social français (médecins, pharmaciens, dentistes,kinésithérapeutes) est informatisé.

On sait que pour les industriels, un des plus gros problèmes que posentles réseaux, est celui du contenu. Il est résolu d’entrée, comme il l’a étéà l’époque du Minitel rose. C’est l’utilisateur qui fournira le contenu.Les fabricants et les marchands n’ont donc pas à se préoccuper de fabri-quer des contenus, puisque les utilisateurs eux-mêmes (les médecins,les hôpitaux, les centres de santé, la médecine de ville…) fourniront lecontenu à faire transiter : l’information fournie sur et par le patient.

On travaillera ainsi sur la notion de dossier patient, qui regroupe toutesles données concernant un malade, en laissant ouverte la question desavoir qui possède ce dossier, où il est stocké, et qui y a accès (profession-nels de santé, famille, assurances, instituts de recherche…). Elle est pour-tant fondamentale, comme on l’a évoqué à propos de la carte à puce.

Il n’est en effet pas indifférent pour nos sociétés, dans lesquelles cesfonctions sont assurées fondamentalement par l’Etat ou des servicesdépendant de l’Etat, que l’éducation et la santé soient concernées auplus profond de leurs pratiques par le développement des nouvellestechnologies. Dans nos sociétés européennes fonctionnent principale-ment des systèmes de prélèvements universels (impôts, cotisationsobligatoires), et de redistribution par le service public dans les domai-nes de la santé et d’éducation. C’est ainsi que ces systèmes de santé,sans être parfaits, atteignent l’ensemble de la population pour lequel ilsassurent des relatives conditions d’égalité devant les soins et devant lesavoir. La place qu’y prend à ce jour l’Etat est garante de cette redistri-bution à l’ensemble de la population.

L’idéologie de la communication et de l’entreprise

Comme le fait remarquer Pierre Musso, l’Etat providence est en crise, etsemble vouloir renoncer de lui-même à un certain nombre de préroga-tives qu’il exerçait depuis longtemps. Le développement des technolo-gies n’est pas étranger à cette crise, le développement dunéolibéralisme non plus. Dans cette situation, les deux concepts quisemblent pouvoir occuper l’espace abandonné par l’Etat, comme prin-cipes symboliques fondant la rationalité de l’organisation sociale, sontl’entreprise et la communication.

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Le mouvement idéologique se développe en deux temps. D’un côté, onprétend que l’organisation sur le modèle de l’entreprise (avec les éven-tuelles privatisations qui l’accompagnent) est la seule rationnelle etrentable. De l’autre, et symétriquement, on prétend que la technologieest seule capable de fonder une rationalité dans le fonctionnement desentreprises, des services et des organisations en général. Cette doubleimposture mène à confondre, information et rentabilité, ou informa-tion et rationalité des comportements, ou technologie et santé. L’illu-sion n’est pas sans rappeler celle qui faisait confondre informations etsavoir dans le domaine de l’éducation.

Musso explique bien que, dans ce cas, le mythe du managementappuyé sur la technologie devient une version technologique du pou-voir politique, dans la mesure où la technique devient le seul contre-poids opposable à la représentation politique.

On assène que le politique, le social, l’économique engendrent des con-flits. On ajoutera que ces conflits entravent l’efficacité. Pour arriver à uneentente généralisée mythique, qui neutraliserait les conflits, en ouvrant lavoie à une gestion la plus rationnelle, et en assurant l’efficacité idéale dessystèmes, la technique vient à point nommé. Elle est indispensable, parceque, plus rapide que l’homme, possédant plus de mémoire et une plusgrande puissance de calcul, elle neutralise les problèmes de temps etd’espace. La panoplie technologique devient donc le recours supposénous faire arriver à un état idéal, sans conflits, à l’efficacité totale, unmonde enfin bien huilé et rationnel. Comme si cet état était possible.

Derrière tout réseau d’ordinateurs, il y a pourtant des professionnels dela santé, des professionnels de l’éducation, des patients, des élèves, desétudiants, tous acteurs sociaux, qui décident de s’approprier ou non unoutil de telle ou telle manière, à partir de l’image qu’ils s’en font et deleurs projets. Et c’est eux qui décident de faire vivre le réseau…

Le réseau généralisé omnipotent, homogène et parfait est un mythequi risque bien de supplanter celui de l’état providence. Il va souventde pair avec le mythe de l’entreprise rationnelle et bienfaitrice. Et c’est,à ce niveau, au citoyen de prendre l’exacte mesure des enjeux et desmythes qui les masquent quelquefois. D’autant que les fonctions quele réseau Internet commence à assumer ne sont pas, tant s’en faut, demême nature que celle qu’assure l’Etat providence.

Internet ou comment passer d’un réseaude recherche au tunnel de publicité

Trois types de fonctions émergent sur Internet, explique DominiqueBoullier , Professeur en Sciences de l’Information et de la Communica-

L’horreur médiatique ?

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tion à l’Université Technologique de Compiègne. Le premier métier estcelui des fournisseurs d’accès qui, comme American On-Line, offrentl’accès à une clientèle qu’ils identifient, et l’orientent vers un certainnombre de sites. Le second s’organise autour des moteurs de recherche,qui orientent les internautes vers des sites correspondant à leurs requê-tes, à partir d’une étude plus ou moins fine des contenus des sites duWeb, le plus souvent de nature purement statistique. Le troisième estcelui des agents intelligents, qui, à partir d’une requête précise, permet-tent de réaliser des transactions commerciales à un prix fixé par l’ache-teur (par exemple, lui trouver un billet d’avion correspondant à sonbudget).

Les entreprises du premier type organisent peu à peu leur activitéautour d’une gestion de clientèle, activité hautement lucrative en cequ’elle permet la constitution d’immenses fichiers de clientèles possi-bles. Comme le dit A. Shapiro13, elles cherchent à devenir une sorte desystème d’exploitation obligé d’Internet, comme Windows prétendêtre le système d’exploitation obligé du micro-ordinateur. Une pre-mière conséquence est qu’elles contrôlent l’information qui est reçuepar les internautes qui leur font confiance. Nous sommes revenus ausystème qu’Internet était censé remplacer, à savoir que deux grossesentreprises exercent un contrôle exorbitant sur le marché de l’informa-tion explique Shapiro.

Une seconde conséquence est que ces entreprises cherchent àconnaître de plus en plus finement les internautes qui passent par elles,de manière à rentabiliser cette source d’informations, inestimable pourdes banques de données utilisables d’un point de vue de marketing.Une seconde source de financement leur est offerte par la publicité, quienvahit les portails, lieux obligés de passage de l’internaute. L’accès àInternet devient ainsi, pour une grande partie des internautes, un tun-nel de publicités, comparable à celui des chaînes télévisées à l’heure duprime time.

Les entreprises qui s’occupent de l’orientation de l’internaute, de larecherche de sites, ne produisent pas en elles-mêmes de richesse,puisqu’elles gèrent plutôt des stocks de données (les analyses de conte-nus des sites), qu’elles fournissent, gratuitement à ce jour. Mais lesmoteurs sont les lieux de passage les plus fréquentés par les internautes.Ils voient donc leur valeur, en tant qu’entreprise, monter sans cesse, etsont rachetés, non par pour leur valeur en termes d’efficacité dans lesrecherches, mais pour les possibilités qu’ils offrent en termes d’emplace-ment publicitaires très fréquentés. C’est ainsi qu’il faut sans doute inter-

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13 Andrew L. Shapiro, professeur de droit à l’université de New York (New York Times,cité dans C.I., 433, 18-24:32/1999).

préter les mutations de moteurs relativement perfectionnés, commeLycos, en annuaires peu performants dans la recherche, mais plus fré-quentés, de type Yahoo14. Les outils de recherche performants et gra-tuits sont donc doublement menacés, d’une part par leurtransformation en annuaires, d’autre part par le rôle grandissant de lapublicité, à moins de rester, par exemple, strictement universitaires.

Quant aux agents intelligents, dont on peut supposer qu’ils n’en sontqu’au début de leur développement, ils permettent pour leur part destransactions commerciales. Leur financement ne pose donc pas de pro-blème majeur, et ils seront sans doute au centre du développement del’Internet comme supermarché mondial.

La publicité, moteur de l’Internet de demain ?

On voit donc que, si l’éducation ne s’intéresse pas à la publicité, etpense le plus souvent utiliser Internet comme un outil d’enseigne-ment, la publicité, elle, s’intéresse de très près à Internet. Elle risque demarquer profondément l’accès au réseau et les outils qui permettent del’utiliser. Depuis plusieurs années déjà, les publicitaires se demandentcomment transformer ce réseau, qui était initialement un outil univer-sitaire et de recherche, en support de communication pour les couchesPampers.

Le principal annonceur publicitaire au monde est le groupe américainProcter and Gamble. Il est par exemple obligé de vendre 400 millions deboîtes de lessive Tide par an. Il prévoit donc de consacrer à la publicitéun budget annuel de 3 milliards de dollars, dont 90 % vont à la télévi-sion. Mais, prévenait déjà au milieu des années quatre-vingt-dix sonPrésident, les choses changent avec Internet. Les nouveaux usages desconsommateurs commandent. Ils se sont approprié la télécommandepour zapper à l’heure de la publicité, les jeux vidéo, les Cédéroms etl’accès à Internet de telle manière qu’ils se détournent des messagespublicitaires de la télévision. Il faut les rattraper sur le réseau.

Artzt envisage la situation actuelle comme la suite d’une évolution his-torique, celle des médias de masse, dans lesquels la publicité a toujoursété centrale. Son discours vaut d’être cité en raison de la clarté desobjectifs qu’il se fixe, en reprenant à sa manière l’histoire de l’appari-tion des médias de masse successifs. À le lire, l’histoire des médias a

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14 Lycos, robot de type metacrawler, relativement évolué, racheté en février 1999 par USANetworks, devient en avril 1999 un annuaire de sites Web du type de Yahoo, peuperformant pour des recherches, mais rentable comme écran publicitaire(http://searchenginewatch.com/sereport/99/05-lycos.html).

toujours été l’histoire de ce qu’en a fait la publicité, et il compte conti-nuer dans cette voie.

Le premier support publicitaire fut l’imprimé. À l’apparition de la radio,nous avons dû acheter du temps en plus de l’espace, il a fallu vendre avecdes mots et de la musique, sans images, et nous, c’est-à-dire l’industrie dela publicité, nous sommes emparés du contrôle de notre environnement.Nous avons ensuite créé la programmation. Nous avons façonné l’environ-nement pour qu’il réponde à nos besoins. Le nouvel objectif, c’était de susci-ter la fidélité de l’auditeur aux programmes que nous financions. Nousavons inventé des comédies, des émissions de variété, et des séries policières.Nous avons réussi à transformer en institution familiale les soirées radio-phoniques du dimanche.(…) À nous de nous emparer à nouveau desréseaux électroniques et de forcer Internet à travailler dans notre intérêt. Ilest évident que la situation est moins favorable qu’avec la télévision ou laradio, car il existe sur Internet une concurrence : celle des groupes quioffrent des contenus payants (spectacles, loisirs, information, formation…).Mais, en revanche, la publicité peut gagner (c’est-à-dire asservir Internet àses fins) si elle utilise à fond les possibilités du réseau : l’interactivité,l’immédiateté, la faculté de cibler le consommateur de manière fine.

Traduites en termes de publicité, ces spécificités du média sont confon-dantes pour leur valeur ajoutée culturelle :

Nous pourrons susciter des réactions immédiates. Si une consommatricedésire savoir quel vernis à ongles (…) est assorti au rouge à lèvres qu’elle a vudans notre annonce, nous pourrons lui répondre sur le champ. Nous pourronscibler (…) des foyers individuels. Une famille vient-elle d’avoir une naissance ?Nous lui montrerons une publicité vantant les mérites des Pampers. Nouspourrons utiliser les jeux, l’info-publicité, les centres commerciaux vidéo…15

Cinq ans après, les propos de Artzt se révèlent prophétiques. Internetest bien en train de devenir un espace publicitaire mondial. La publi-cité et le commerce électronique deviennent une des principales sour-ces de création de richesse d’un réseau qui était, au début centré sur larecherche.

Conclusions provisoires

Dans un cadre désormais en grande partie dérégulé, les enjeux les plusimportants concernent ainsi la définition des contenus, les modalités desaccès au réseau, la formation, les tarifications et leur mode de fixation, etce qui reste des régulations.

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15 Edwin L. Artzt, The future of advertising; Vital Speeches of the Day LX (22), 1/9/1994.

Deux mouvements non incompatibles sont ainsi repérables, dont lesconséquences sont bien différentes. Le premier correspond à la ten-dance naturelle du capitalisme, qui tend à transformer en marchandisevendable toute activité humaine. Il se combine au mouvementd’industrialisation, commencé pendant la première moitié du ving-tième siècle, et qu’accélèrent les technologies d’information et de com-munication. À ce mouvement de marchandisation, qui favorisera unemainmise de la publicité sur le média Internet comparable à celle quiest exercée sur la télévision, peut s’opposer un autre mouvement, quiserait l’appropriation du média par un mouvement social et par lasociété civile, à ses propres fins. On en trouve des traces dans de nom-breux pays, tant du monde développé que du Tiers monde. Elles semanifestent régulièrement, comme lors du sommet de l’OMC à Seattle,comme des tentatives d’utiliser le réseau à des fins non-commerciales,et quelquefois avec des objectifs complètement opposés à ceux del’idéologie dominante Internet. Ils méritent d’être observés avec atten-tion.16 Quel sera le rôle d’Internet ? On peut craindre qu’il ne serve, àterme, qu’à développer le marché, si les acteurs sociaux ne s’en empa-rent pas.

C’est en ce sens que l’horreur médiatique est peut-être à venir, sous laforme d’un réseau-supermarché, agrémenté d’innombrables sex-shops,et dans lequel une recherche d’éléments propices à alimenter la cultureet la formation aurait autant de chances d’être fructueux qu’un vision-nement d’une chaîne populaire de télévision à l’heure du dîner…

Bibliographie

de Sélys, G., Le multimédia, marché du XXIe siècle, Le monde diploma-tique, juin 1998, pp. 14-15Rapport sur l’enseignement supérieur ouvert et à distance dans la Commu-nauté européenne, Sec (91) 388 final, 24 mai 1991.Mémorandum sur l’apprentissage ouvert et à distance dans la Communautéeuropéenne, Com (91) 388 final, 12 novembre 1991.L’Europe et la Société de l’information planétaire, CD-84-94-290-FR-C,26 mai 1994.

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16 Comme point de départ à de telles explorations, on peut suggérer www.vecam.org(Veille Européenne et Citoyenne sur les autoroutes de l’information et le multimédia)du côté du monde développé, et www.funredes.org, pour le monde en voiede développement.

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

Chapitre 9

Changer l’apprentissage,changer les métiers de l’enseignement ?

Résumé : Un nouveau média apporte avec lui denouveaux modes de consultation, de stockage,d’accès. Il oblige à revoir toutes les stratégies d’accèsà l’information, avant même qu’il ne transforme,éventuellement les manières d’enseigner etd’apprendre.Questions : Comment articuler l’apprentissage decontenus, de méthodes d’exploration ou de lecture ?Quelles conséquences dans l’organisation del’enseignement, dans la définition des tâches desuns et des autres ?

Le travail change

La question de savoir en quoi la place croissante de la technique et desréseaux informatiques peut transformer les apprentissages doit d’envi-sager de plusieurs manières.

On se demandera d’abord en quoi ce qui doit être appris change deforme, puis en quoi la manière d’apprendre change, avant d’envisagerce qui change dans la manière d’enseigner.

Ce que les élèves ou les étudiants apprennent se transforme radicale-ment pour deux types de raisons. D’abord parce que la plupart desmétiers se sont modifiés, et, avec eux, la notion de même de travail.Travailler c’est désormais, dans les pays développés, et de plus en plus,communiquer avec les autres, élaborer des projets communs, lesconduire, et surtout traiter et produire de l’information. Ceci concerneaussi bien les métiers à faible qualification, dont bon nombre sont envoie de disparition, que les métiers à haute qualification. Les ancienneschaînes de fabrication de voitures où travaillaient les ouvriers spéciali-sés, assujettis à leurs machines, ont fait place à des chaînes automati-sées pour lesquelles l’activité humaine consiste à surveiller, à un écran,la bonne exécution du travail, en lançant, en cas de besoin, un pro-gramme de recherche de panne ou de dépannage. On a déjà évoquéplus haut les figures du médecin ou du gestionnaire, dont le travailconsiste désormais à savoir traiter de l’information, après l’avoir éven-

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tuellement extraite de données, pour produire à leur tour de l’informa-tion, sous forme de décision, de diagnostic, ou de nouvelles demandesd’informations.

À ce changement radical s’ajoute une nouvelle nécessité qui s’imposeaux générations d’aujourd’hui, celle de savoir changer de métier, dansla mesure où le renouvellement des métiers s’accélère. D’où l’expres-sion apprendre à apprendre, souvent utilisée pour désigner ce que les sys-tèmes scolaire, universitaire et de formation doivent réaliser, pourpréparer non plus à l’exécution de tâches répétitives, les mêmes duranttoute une vie de travail, mais à des changements professionnels, à desformations successives, à des requalifications périodiques. Dans cecadre, à quoi peut servir la technologie ?

Acquérir une méthodologie de rechercheou en rester au niveau procédural ?

D’abord, les réseaux peuvent servir à l’apprentissage de la recherched’informations. Ils peuvent le faire du point de vue méthodologique (jeprends conscience que, face à toute situation, devant tout problème, jedois construire une solution adaptée, grâce à des informations que jevais rassembler, traiter et transformer). Mais aussi du point de vue desprocédures (j’apprends que, pour trouver sur Internet des informationsconcernant telle question précise, je dois utiliser tel logiciel, formulerma question avec des opérateurs booléens, appuyer sur telle combinai-son de touches du clavier).

Ces deux niveaux sont intimement liés dans toute recherche d’infor-mations. Il devient impératif de savoir avec précision ce que l’oncherche et pourquoi. Ceci suppose une posture cognitive particulière,une autonomie face à la machine et aux suggestions permanentes desinterfaces et une curiosité permanente. Mais il faut aussi connaître lesopérations concrètes qui permettent d’effectuer jusqu’à la recherche laplus concrète. Seul l’équilibre qu’on trouvera entre ces deux besoinsgarantit l’efficacité de la démarche.

Mais aucun des deux n’est exclusivement lié à une démarche d’appren-tissage. Les procédures concrètes d’utilisation de l’outil informatique etdes réseaux s’acquièrent aussi bien, sinon mieux, en utilisant des jeuxvidéo, à travers une utilisation ludique des réseaux. De son côté, ladémarche de recherches d’informations est possédée si on mène desrecherches en bibliothèque ou dans des centres de documentation.

Le risque existe, en focalisant l’apprentissage sur l’aspect procédural, etpour des raisons de fascination technologique qu’on a déjà évoquées

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

plus haut, de perdre un temps précieux, en suscitant, de plus, des repré-sentations erronées chez les apprenants de l’apprentissage et du travaillui-même.

Prenons un exemple limite (cas réel, comme ceux qui suivront), celuid’étudiants en informatique dans un IUT, qui doivent, à l’issue de leursétudes, savoir s’intégrer à des projets de développement informatique,répondre aux besoins des entreprises, le plus souvent des sociétés deservices, qui les engagent, et s’intégrer à l’entreprise ou à l’organisationqui les recrute.

Ils doivent donc acquérir des compétences multiples, fondées toutautant sur des connaissances en informatique que sur des capacitésd’adaptation, de communication et d’invention. S’ils consacrent leurtemps d’études à un logiciel de gestion unique et ancien, et que leurapprentissage accorde trop d’importance aux seules procédures (demanière caricaturale, aux raccourcis clavier de ce logiciel), ils sont bienmal préparés au travail qui les attend. Le plus grave n’est pas tant letemps qu’ils auront perdu, que la fausse image qu’ils se seront cons-truite de l’informatique et des situations qui les attendent dans leur vied’informaticien à venir.

Un double risque existe donc. Le premier risque est celui d’une survalo-risation de l’aspect purement procédural, qui est à la fois répétitif (doncrassurant) et aléatoire (parce qu’il peut changer dès que l’environne-ment technologique change). Cette attitude trouve souvent sa sourcedans une fascination pour la couche la plus superficielle de la tech-nique, celle de l’interface, et pour l’idéologie techniciste. La machine, ycompris dans ses aspects les plus superficiels et éphémères, est divi-nisée, au détriment de véritables apprentissages méthodologiques. Lesecond risque consiste à ignorer qu’une procédure de recherche et detraitement d’informations ne passe pas exclusivement par l’informa-tique. Les réseaux ont leurs limites, tout comme, on l’a vu, l’hypertexteet la lecture sur écran ont les leurs. L’écrit, l’audiovisuel, l’enquête deterrain sont irremplaçables pour rassembler des informations.

Il importe d’autant plus de garder la pratique de sources diversifiéesd’information, que le média et les technologies conditionnent l’exer-cice de l’activité purement humaine de recherche, traitement et pro-duction d’information : il existe des relations entre la machine et lesformes de savoir. Les conditions d’exercice de l’intelligence sont eneffet liées aux manières de représenter, de coder, à des questions demémoire, à l’espace et au temps propre à la machine. On peut ainsi sedemander quelles relations existent entre la machine et non plusl’apprentissage, mais la transmission d’une culture.

Changer l’apprentissage, changer les métiers de l’enseignement ?

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Les manières de représenter et de coder

Qu’on tente d’imaginer un instant la division ou la multiplication denombres élevés (à 6, 8, 10 chiffres…) écrits en chiffres romains, et l’oncomprend l’importance de la notation dans l’exercice de l’activité intel-lectuelle. La logique formelle peut-elle exister sans l’écriture, dont Platonrappelle, dans le Phèdre, avec le mythe de Tenth, qu’elle a été inventéepour pallier les défauts de la mémoire ? La manière d’écrire à elle seule,modifie l’usage que l’homme doit faire (ou peut faire) de sa mémoire.

Face à un nouveau média, comme l’hypertexte, comment fonctionnela mémoire humaine ? D’entrée, on sait que la mémoire humaine et lamémoire électronique ne sont pas identiques, bien que le même motsoit employé pour les désigner. La première est extensible, soumise àmodifications, en théorie illimitée : on peut toujours apprendrequelque chose de nouveau. La seconde a une taille précise : pas unoctet de plus que la place disponible ne peut être enregistré. La pre-mière est soumise à l’affectif, qui règle son fonctionnement. La secondene connaît pas ces variations. La première articule une mémoire à courtterme (qui peut représenter semble-t-il sept à huit éléments en interac-tion, mais pas plus), sur une mémoire à long terme, qui a besoin d’êtreréactivée par des stimuli (depuis les moyens mnémotechniques utilisésdans les classes jusqu’à la madeleine de Proust). Comment ces mémoireshumaines se repèrent-elles dans les successions d’écrans de la navigationsur le réseau ? Comment gèrent-elles la superposition de l’espace-tempsréel et de l’espace-temps du réseau ? Quel souvenir laisse dans le cerveauune navigation sur Internet, c’est-à-dire une succession jamais pro-grammée d’écrans d’ordinateurs, organisée selon des liens quelquefoisbien aléatoires, et toujours imprévisibles ?

Du point de vue pédagogique, les conséquences sont importantes pourl’organisation de la classe. L’école, dans son organisation, et la classe,dans son déroulement quotidien, voient se télescoper avec l’arrivée desmachines dans les classes des temporalités bien différentes. Onconnaissait déjà le conflit entre le temps biologique (faim, fatigue…) etle temps social (les sonneries, le rythme de l’emploi du temps…). Lesconflits entre ces deux temporalités étaient fréquents. Il faut mainte-nant gérer d’autres conflits de temporalité, ceux qui naissent des diffé-rences entre le temps pédagogique, celui de l’apprentissage, et le tempsinformatique, celui du réseau, du défilement des écrans, parfois troplent, parfois trop rapide. Le plus souvent, à la rapidité d’accès du réseaus’oppose la lenteur des apprentissages qui impliquent une maturationdes apprentissages et des procédures. Or le réseau ne connaît pas letemps de la maturation.

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

Plus généralement, on peut poser que l’espace et le temps qu’imposentles machines sont bien étrangers à ceux de l’apprentissage classique. Latransmission, en entendant par là le long processus d’inculcation quifait passer dans les générations précédentes des systèmes de représenta-tions et de matrices de représentations de la réalité, pour assurer lacontinuité du groupe social, aura du mal à s’effectuer par les réseaux.

La transmission face aux réseaux informatiques

On a déjà dit que la transmission, d’un point de vue anthropologique,n’est pas seulement une question pédagogique, ni même le domaineexclusif de l’enseignement. Il faut entendre par ce terme l’ensemble desprocessus qui permettent l’insertion des générations successives dansla société qui les a vues naître. De ce point de vue, on sait que les systè-mes éducatifs permettent fondamentalement l’appropriation de systè-mes rhétoriques, de structures organisationnelles, et de systèmes decodes. Ces trois éléments constituent en même temps les conditions dela transmission et l’objet de la transmission1.

En effet, sans maîtrise des codes minimaux (la langue, l’écrit,l’image…), il n’existe aucun enseignement possible, car cette maîtriseest une condition de la compréhension de l’enseignement. Dans lemême temps, on enseigne ces codes dans le système éducatif. De lamême manière, si un certain nombre de structures sociales ne sont pasintégrées (rôle de l’enseignant, organisation du temps, de l’espace…),aucun enseignement n’est possible, et cela fait partie du rôle de l’ensei-gnant d’intégrer les élèves dans ces structures. Enfin, il n’y a pasd’enseignement sans passage par des figures rhétoriques, qui permet-tent par exemple de passer de l’exemple concret à la loi abstraite, parun mouvement d’induction, ou inversement de la loi abstraite et géné-rale aux applications concrètes, par un mouvement de déduction. Et lemaître enseigne ces processus aux élèves.

Ainsi conçue, la transmission ne peut s’effectuer qu’à travers des struc-tures sociales permanentes, qui autorisent des dispositifs durables. Ellese réalise dans les systèmes d’enseignement ou de formation, maispasse aussi à travers des processus de transmission religieuse, culturelle,artistique, idéologique, selon des formes ritualisées, dans des lieux pri-vilégiés (théâtres, écoles, églises, bibliothèques…). Elle est un processuslong et repose sur des processus collectifs. Dans tous ces cas, elles’appuie sur ce que les anthropologues nomment une composante maté-

Changer l’apprentissage, changer les métiers de l’enseignement ?

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1 Olliver 2000, Observer la communication. Naissance d’une interdiscipline,CNRS éditions, Paris

rielle (des outils techniques de production, des biens de consomma-tion), une composante sociale (l’ensemble des relations sociales quipermettent de s’installer dans la durée) et une composante symbolique(des croyances, des représentations et des mythes).

En d’autres termes, elle présente toujours à la fois

� Un aspect institutionnel, abstrait, social, (ce qui repose sur des statuts,des circuits d’information formels, le consensus social autour deslieux et des métiers qui lui sont consacrés),

� Un aspect technique , concret, palpable, constitué par des supportsd’information (papier, tableau, craie), des lieux concrets (avec leursbâtiments), des objets techniques (télévision, magnétophone…)

� Et un aspect lié aux représentations des acteurs.

Toute transmission repose ainsi à la fois sur une information (le fait dedonner une forme à ce qui est transmis, forme liée au support choisi),et des modes d’organisation (une structure sociale dans le cadre delaquelle se joue la transmission, de quelque type qu’elle soit).

L’enseignement n’existe pas à ce jour sans le statut des enseignants, lastructure de classe, les emplois du temps, les bâtiments des écoles et desuniversités, sans les bibliothèques, sans les manuels, les cahiers, les livres.

Or tous ces éléments sont questionnés, chacun à leur manière par letutorat, l’apprentissage centré sur l’apprenant, l’école hors les murs,l’université virtuelle, la bibliothèque virtuelle, le travail sur didacticielou le livre électronique.

La composante matérielle du système éducatif change, puisque lesmachines occupent une place grandissante. La composante sociale estbousculée puisque la relation du groupe à un maître, et des membres dugroupe entre eux, peut disparaître. La composante symbolique se trans-forme puisque le maître n’est plus le dépositaire des connaissances.

On est donc en droit de se demander quel est l’avenir du métierd’enseignant, si les réseaux informatiques remettent en cause tous ceséléments à la fois ? Notre culture ne concevait, jusqu’à présent, laconnaissance et l’apprentissage que comme liés à des valeurs. Mais lapratique des réseaux ignore quand elle ne les rend pas obsolètes.

La relation avec le savoir a ainsi été fondée, pendant des siècles, dans laculture nord occidentale, sur un certain nombre de valeurs. Celles-citouchent à la fois au plan social (statut de celui qui sait), au plan épisté-mologique (statut de la connaissance), au plan moral (forme que prendle passage de l’ignorance à la connaissance) et au plan discursif (formeque prend un discours de connaissance). Parmi celles-ci, on relèveraici :

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

� Le respect de l’autorité, (le maître est celui qui possède la connais-sance, assimilée à l’information, raison pour laquelle on le respecte) ;

� La recherche de continuités, combinée avec un cloisonnement selondes disciplines (la discipline est un corps constitué, sans vides, sansblancs, et le savoir est constitué de disciplines cohérentes enelles-mêmes et entre elles) ;

� La fixation de relations de cause à effet (une cause donne un effet) ;� La transparence du langage utilisé pour expliquer (le métalangage ne

fait pas obstacle à la description) ;� L’exigence de certitude (là où s’introduit l’incertitude, il n’y a pas de

connaissance) ;� La nécessité de simplifier (ce qui se conçoit bien s’énonce clairement)2 ;� L’impossibilité de confondre réalité et représentation, action simulée

et action réelle (depuis le principe le travail n’est pas un jeu, jusqu’àl’éternel jugement la télévision, ce n’est pas sérieux ;

� La nécessité d’une douleur ou au moins d’un travail pour accéder ausavoir.

Chacune de ces valeurs est fortement remise en cause par le rôle crois-sant de la technologie dans l’école, la classe et l’université.

Là encore, la machine à communiquer est autre chose qu’un accessoiresupplémentaire dans la classe. Elle ne se contente pas d’améliorer(peut-être) l’efficacité : elle questionne les principes et les valeurs tradi-tionnels du secteur éducatif.

La première des valeurs, associée au savoir et bousculée par le réseau,est l’amalgame entre la fonction de médiation et le prestige du savoir,la confusion entre celui qui permet l’accès à l’information et celui quipossède la connaissance, le clerc et les Écritures, ou l’enseignant et laScience. On a émis plus haut l’hypothèse que, dans les pays de cultureprotestante, les réseaux et la notion de connaissance font meilleurménage que dans les pays de tradition catholique, qui, depuis des siè-cles, ont développé des modèles d’apprentissage avec médiation obli-gatoire du clerc ou du maître, qui seul donne accès à la connaissancedes textes, et tire de cette position son autorité et son prestige.

La fonction du maître, de l’enseignant, change, au point que les Qué-bécois ont inventé l’expression enseignement par-dessus l’épaule pourdésigner la nouvelle attitude du maître qui ne peut plus délivrer à ungroupe une information. En effet, il ne la possède que de manière tou-jours plus fragmentée, et se voit de plus en plus dans l’obligation des’adresser à chacun de ses élèves pour l’aider personnellement.

Changer l’apprentissage, changer les métiers de l’enseignement ?

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2 Alberto Munari “De verdad o de mentira”, in Anceschi, Baudrillard et al. Videoculturadu fine secolo, Liguori, 1989.

La profession change, et avec elle, le prestige anciennement attaché àla détention d’un savoir, qui semble pouvoir être acheté maintenant ensupermarché comme un jeu vidéo, sur le même support et au mêmerayon. Il y a là de quoi jeter le trouble dans une profession qui se voitdéstabilisée de toutes parts.

Métier et identité

Un métier n’est pas qu’un moyen de gagner sa vie. C’est aussi, fonda-mentalement, pour un sujet social, une activité qui procure une iden-tité. Cette identité repose une reconnaissance par les autres, ainsi quesur la maîtrise de gestes professionnels et la maîtrise de ce qu’on peutappeler un territoire. Ce territoire peut être matériel ou symbolique.Entendons par territoire matériel la domination sur des espaces, desbudgets, des machines…Cette maîtrise se manifeste au plan le plusconcret par la possession des clés qui ouvrent les portes, des badges quiouvrent le passage dans certains espaces. Mais il existe de nouveauxtypes de territoires avec les réseaux. Leur accès passe par la possessionde modems, de logiciels, d’ordinateurs, de lignes téléphoniques, pardes débits acceptables, des mots de passe qui ouvrent le chemin versdes données ou des réseaux.

La clé de l’armoire, de la salle de documentation, de la salle de classe, lamaîtrise sur ces espaces concrets existent toujours. Mais d’autres cléssont apparues, dont la possession ne relève plus des mêmes processus.Le territoire matériel, dont la maîtrise était acquise à l’enseignant (unesalle, une durée, un groupe d’élèves ou d’étudiants…), n’est plus opéra-toire quand le système éducatif commence à utiliser les réseaux.

Par territoire symbolique, on peut entendre la maîtrise de concepts,l’organisation du temps, celle de l’espace, la possession d’une compé-tence reconnue par les autres acteurs… De la même manière, aux struc-tures de communication dont l’enseignant avait la maîtrise, qu’ilorganisait lui-même, même s’il décidait, quelquefois, de laisser unecommunication en réseaux s’établir pour un moment, succèdent desmodes de communication imprévisibles, dont il n’a plus réellement lecontrôle.

Ce qui se passe dans la salle de classe se passe aussi dans les salles dedocumentation et les bibliothèques. Des pratiques professionnelleslongtemps organisées autour du stockage de livres en papier, de leurrepérage, de leur rangement, de leur distribution et de leur entretiensont modifiées avec le document électronique. Très concrètement, plu-sieurs questions se posent aux professions de la documentation,

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

qu’elles doivent au jour le jour résoudre face aux usagers des bibliothè-ques et documentations.

La première tient à l’objet même autour duquel leur métier prend sonsens. Les transformations en cours ne consistent-elles pas à remplacerle livre, objet qui était physiquement présent, repérable, manipulable,par un ensemble de procédures ? Le support qui était au centre denombre de principes (respect de l’écrit, soin à apporter aux livres, con-trôles destinés à empêcher les vols ou dégradations…), laisse la place àune suite d’opérations réalisées par l’utilisateur sur un clavier, face à unécran, à condition qu’il sache les mener à bien. Souvent, c’est d’ailleursle documentaliste ou bibliothécaire qui devra l’aider à formuler sesrequêtes et à s’orienter dans le labyrinthe des opérations et procéduresinformatiques.

D’un côté comme de l’autre, chez l’enseignant comme chez le profes-sionnel de la documentation, les repères, les territoires, les gestes pro-fessionnels, bref, tout ce qui fonde une identité professionnelle est peuou prou modifié.

La lecture

Si la lecture n’est plus seulement celle du livre, une des activités centra-les autour de laquelle se structurait le système éducatif change donc.On a vu que cette question du changement de support ouvrait plu-sieurs séries de problèmes. Chacun de ceux-ci a à voir avec le travail del’enseignant, donc avec son identité professionnelle.

La première interrogation est liée au changement de support et à sesconséquences. On se rappelle que les deux changements de support duvolumen au codex, et du manuscrit au livre imprimé, ont, chacun àleur manière, bouleversé des modes d’indexation et de lecture. Lecodex a permis de nouvelles manières d’indexer, de se repérer, d’archi-ver, de renvoyer à des écrits, interdites avec le volumen. Le livreimprimé a changé le statut de la propriété de l’écrit. Il a démocratisé sapossession, autorisé sa circulation, ouvert de nouveaux types deréseaux pour l’écrit (les librairies, les universités, les colporteurs…),jusque-là cantonné à peu de lieux.

Si, et c’est ce que nous avons suggéré plus haut, ces deux types de trans-formations sont de nouveau à l’œuvre, les métiers dont la pratique estfondée sur le livre vont devoir changer aussi de ce point de vue. Toutesles techniques de référence à des informations, les manières de citer,d’indexer, d’utiliser, de renvoyer changent. C’est à une externalisationradicale qu’on a affaire quand on se voit contraint d’utiliser, lors de

Changer l’apprentissage, changer les métiers de l’enseignement ?

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recherches et tous les métiers qui ont à voir avec l’accès à la connais-sance sont concernés, des libraires aux enseignants, des bibliothécairesaux éditeurs, mais aussi, on l’a vu, les opérateurs de télécommunica-tions, les informaticiens et les sociétés de contenu (audiovisuel, etc.)aussi.

Une étude a été réalisée en 1999 sur les usages du document numérisé,à la demande du Ministère de l’Education Nationale, de la Recherche etde la Technologie, dans le cadre d’une mission confiée à la Maison desSciences de l’homme. On a procédé à un recensement des usagesauprès d’enseignants, de documentalistes et d’experts, puis établi unetypologie de ces usages.

À quoi sert l’ordinateur quand il est utilisé pour la numérisation dedocuments ? Il a quatre fonctions principales : la création de docu-ments, la recherche et consultation de documents, l’échange de docu-ments, et la mise en place d’activités qui vont dans le prolongement dudidacticiel.

Chacune de ces activités passe par la modification de pratiques et deterritoires traditionnels dans l’activité éducative. La classe comme labibliothèque créent des documents, donc ne se contentent plus defaire consulter et de faire apprendre. Elles s’ouvrent, puisqu’elles vontchercher des documents à l’extérieur et échangent des documents avecl’extérieur. Enfin, le logiciel spécifique à un apprentissage, le didacti-ciel, génère lui-même de nouvelles activités de numérisation avecl’ordinateur.

Il convient donc de prendre la mesure des changements organisation-nels à envisager, du point de vue de la conduite de la classe, de l’organi-sation des centres documentaires, et même des établissements toutentiers, en gardant à l’esprit que l’outil informatique transforme lesdonnées du travail, donc celles de l’identité professionnelle, de troismanières. D’abord il permet de traiter des grands nombres, à la fois entermes de calcul et en termes de quantité d’informations à stocker, dis-tribuer ou exploiter. Ensuite il permet d’éviter les tâches fastidieuses etrépétitives en mettant en place les conditions de leur automatisation.Enfin, dans le cadre de logiciels conçus à cette fin, il peut devenir uneaide à la construction de connaissances, en particulier grâce aux logi-ciels de simulation ou aux logiciels d’apprentissage conçus dans uneperspective constructiviste.

Une fois bien défini ce à quoi peut servir l’informatique, il reste à préci-ser les champs dans lesquels son installation oblige bien vite à restruc-turer les méthodes de travail et l’organisation du travail, à l’écolecomme ailleurs.

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Le premier point à éclaircie est celui des technologies. Lesquelles sontutiles ? À quels acteurs ? Comment leur répartition dans la géographiede l’établissement doit-elle être envisagée ? Quelle répartition de l’utili-sation des technologies est à prévoir ? Qui a accès de manière perma-nente aux postes de travail, et selon quelle charte d’utilisation ?

Un second point est celui qui apparaît lié à une nouvelle organisationdu temps. Celle-ci doit prend en compte le temps de préparation pourl’enseignant, qui change, et aussi le temps d’exploitation des docu-ments. Il faut aussi prévoir quel sera le temps de travail de l’élève face àl’ordinateur.

En ce qui concerne l’organisation de l’espace, tout l’espace scolaire està repenser. On a vu que certaines activités sont à envisager à l’intérieurde la classe ou de l’établissement, alors que d’autres concernent des ter-ritoires proches de l’établissement (collectivités locales, environne-ment socio-économique : l’espace mitoyen selon l’expression deJacques Perriault). D’autres enfin, comme au temps des premières expé-riences sur l’individualisation, mènent à nouer des relations avec despartenaires lointains.

Toutes ces transformations ne peuvent pas être gérées simplement parinjonction, par ordre administratif, si on veut préserver les chancesd’une appropriation réelle par les enseignants, donc par les élèves, desoutils installés. Il faut donc imaginer une certaine forme d’organisationcoopérative, qui associera les autorités administratives, les compéten-ces informatiques et en termes de réseau, et les acteurs dans les classes.Il s’agit d’un véritable plan de reingeniering, avec des conséquencesdifficilement calculables a priori, puisqu’on touche à la fois à l’identitéprofessionnelle des acteurs, à leur manière de travailler (gestes profes-sionnels quotidiens, mais aussi manière de calculer le temps de travail ;compétences propres, mais aussi décisions prises en commun avec desacteurs qui n’intervenaient pas dans la vie de la classe.)

Et, inévitable, se pose tôt ou tard la question du pouvoir. Qui décide deces changements ?

Comme le dit Guy Pouzard, Inspecteur Général de l’Education Natio-nale en charge des questions liées aux technologies, l’école a plutôtl’habitude de reproduire. A priori elle n’innove pas spontanément.Comment peut-elle, en associant tous les acteurs concernés, devenir lemoteur de mutations dans son organisation qui ne peuvent pas toutesvenir du centre, procéder d’instructions et de circulaires ?

Changer l’apprentissage, changer les métiers de l’enseignement ?

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Les confusions

On a évoqué plus haut les confusions fréquemment entretenues entreles données, les informations et le savoir. On a décrit aussi les ravagesde l’idéologie techniciste, qui réduit les problèmes sociaux, humains etd’apprentissage à des données techniques. Bien souvent, dans les uni-versités comme ailleurs, on n’envisage que la connexion aux réseaux,l’achat d’équipements, sans envisager le moins du monde les consé-quences de l’introduction de la machine. Le phénomène n’est pas nou-veau, il s’est produit il y quarante ans lors de l’automatisation dusecteur industriel et des services. Deux types d’effets ne sont pas assezpris en compte. Le premier est constitué par l’ensemble des transforma-tions que provoquent les réseaux et multimédia dans l’université, lesecond tient aux réactions des acteurs. La situation nouvelle créée poseun certain nombre de questions à l’université auxquelles elle devrarapidement donner des réponses, qui reposeront sur une analyse éco-nomique, sociale et politique des enjeux à moyen terme.

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Chapitre 10

Le passage au campus virtuel ?

Résumé : Avec le changement de support seproduisent des transformations dans les circuitsd’information et des changements dans lesdéfinitions des métiers. C’est toute la logique del’organisation qui peut se voir mise en cause.Questions : Que devient dans ce cas le modeeuropéen d’enseignement, fondé sur les concepts deservice public, d’enseignement présentiel, et dediplômes nationaux sanctionnant des parcours ?

Le modèle du campus virtuel

Aux Etats-Unis, les premiers projets industriels sont apparus dès ledébut des années 1990, avec la multiplication des liaisons satellites etle développement des premières interfaces multimédias.

L’université nord-américaine se conçoit elle-même plus facilement quel’université française comme une entreprise, et l’enseignement supé-rieur à distance y est compris comme une entreprise qui doit vendre sesproduits sur un marché (celui de la formation continue surtout), régipar la loi de l’offre et de la demande.

Les étudiants y sont naturellement des clients et les cours y sont desproduits. Il est donc vital pour une telle université qui vit en compéti-tion permanente d’engager des actions pour étendre la portée, l’impactet les applications de l’apprentissage ouvert et à distance, de façon àrester compétitive sur le marché. La réalisation de ces objectifs exigedes structures d’éducation qui seront conçues avant tout à partir desbesoins des clients, et non de ce que les enseignants ont à offrir commecontenus. La concurrence s’instaure entre les prestataires de l’appren-tissage à distance, et elle peut même déboucher sur une améliorationde la qualité des produits.

Une telle approche à partir du marché intègre, au nombre des fonctionsde l’université, la recherche de clientèles pouvant assurer les finance-ments de l’ensemble. Un campus virtuel coûte cher, et il faut le rentabili-ser. Cette approche est classique aux Etats-Unis. Dès 1992, des universités

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comme la George Washington University, ou des fondations commeAnnenberg Corporation élaboraient en ce sens des stratégies de marketingcomplètes, et considéraient comme faisant partie de leurs tâches l’identifi-cation, à un niveau international, de marchés solvables intéressés par lesformations qu’elles assurent et vendent.

En France, l’idée de campus virtuel n’est pas fondamentalementassociée au marketing, mais plutôt à une image de mutualisation descontenus. On le voit comme un moyen de mettre à la disposition dechacun ce que tous ont produit. Certes la fonction d’échange mutuelfait partie de ce que peut favoriser le réseau électronique. Un exemplepeut en être donné par le réseau Educational Object Economy. Mais, en cecas, on ne considère que des contenus éditoriaux et jamais des proces-sus sociaux et d’apprentissage, ce qui laisse dans l’ombre nombre deprocessus et génère en même temps chez les acteurs, surtout ensei-gnants, une inquiétude sur deux points fondamentaux, liés à des fonc-tions que le système actuel assure tant bien que mal.

Lien social et fonction critique

Le modèle du campus virtuel laisse en effet un certain nombre de ques-tions sans solution, et ouvre un certain nombre d’interrogations nou-velles. La première est liée à la fonction de socialisation. Toutapprentissage, dans le système français, passe par un travail en groupe.Il repose sur des échanges entre un enseignant et des étudiants et aussisur des échanges des étudiants entre eux. Quand le campus virtuels’adresse à des étudiants, il vise le plus souvent des individus, isolés,atomisés, touchés chez eux ou sur leur lieu de travail, auxquels iln’offre pas obligatoirement la possibilité de se retrouver de temps àautre ensemble.

La seconde incertitude est le sort de la fonction critique à laquelle le sys-tème français forme les esprits, et qui est fondamentale dans notre sys-tème de formation. Un campus virtuel, même s’il offre les meilleuresstratégies de construction des savoirs, appuyées sur les théories pédago-giques les plus adaptées, fait le plus souvent l’impasse sur le développe-ment des capacités critiques de l’étudiant, au profit d’une optiquepurement pragmatique, de transmission d’informations, laquelle est cequi permet de mesurer son efficacité. En France, le développement dela fonction critique se réalise fondamentalement dans des interactionsentre un groupe et un ou des enseignants, à l’occasion de discussions,de débats, d’examens menés ensemble. C’est à l’occasion d’échangesstructurés, qu’il faut appuyer sur un examen critique, sur une argu-mentation serrée, et énoncer selon les principes de la rhétorique qu’on

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apprend à analyser et à critiquer. Le travail à distance, chez soi, face àun écran et un clavier, interdit ces échanges que le tutorat par voieélectronique ne peut remplacer. Le risque existe ainsi de former desétudiants moins socialisés, moins critiques, même s’ils sont, à premièrevue plus efficaces dans l’action concrète.

On reconnaît dans ce clivage l’opposition traditionnelle entre unmodèle français, dans lequel l’enseignement passe par des groupes, etun modèle plus anglo-saxon, qui vise l’individu, et fait, le cas échéant,l’économie du passage par un groupe constitué. Cette oppositionrecouvre les traditions culturelles latine et anglo-saxonne, du Nord etdu Sud, évoquées plus haut. Elle entérine enfin un clivage entre lareconnaissance d’une compétence et la reconnaissance d’un parcours.

Cette opposition entre une formation centrée sur la compétence et uneformation qui vise à développer un esprit critique se retrouve de plusen plus au niveau politique et dans les politiques de recrutement. Latension est en effet de plus en plus vive entre des formations centréessur la compétence et des formations centrées sur le seul diplôme. On avu que, dans ce débat, les instances européennes ont clairement choiside privilégier une vision des formations autour des compétences etnon plus des diplômes. L’examen du marché de l’emploi montre deson côté que les recrutements s’organisent progressivement plusautour de compétences, d’expériences, que de titres ou de diplômes.

Peu d’universitaires ont pris conscience de ces enjeux.

Dans la majorité des cas, ils n’envisagent l’arrivée des Technologiesd’Information et de Communication que comme, au mieux, un gad-get, et, au pire, une concurrence. La question de l’internationalisationdu marché des diplômes dans les années à venir ne se pose pas encore àtous. Peu à peu, les secteurs les plus concernés (comme la médecine)organisent leur réflexion sur la question des campus virtuels et de laconcurrence qui commence à venir d’universités nord américaines,prêtes à offrir leurs compétences et leurs produits au marché français.Mais, protégé à ce jour par le monopole de la collation des grades (quifait que seul l’Etat peut délivrer des diplômes nationaux), par la situa-tion linguistique de la France, (qui use d’une langue minoritaire, etdont la population n’est pas, majoritairement anglophone), par lagarantie d’emploi qu’offre la fonction publique, le monde universitairefrançais n’est pas pleinement conscient de la rapidité avec laquelleévolue le système de formation au plan international.

Il suffit pourtant d’imaginer que les autorités européennes s’attaquentau monopole de la collation des grades, (comme nous avons vuqu’elles ont déjà décrété que la formation était un service échappant

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aux compétences des états nationaux), ce qui serait dans le droit-fil deleur logique actuelle, et que la question linguistique change (soit par latraduction massive, même aidée informatiquement, des documents,soit par un apprentissage massif de l’anglais) : l’université française setrouvera dès lors entrer, bon gré mal gré, dans une situation de compé-tition internationale à laquelle elle est actuellement bien mal préparée.

Quelles réactions des acteurs ?

Souvent, en effet, les réactions suscitées par l’arrivée des Technologiesd’Information et de Communication ne sont pas à la mesure desenjeux de transformation. On constate que dominent en premier lieudes réactions liées à des revendications de type territorial, manifestantavant tout une volonté de contrôle. Les réactions des acteurs sontvariées.

Le premier cas de figure est celui du refus, déguisé quand les acteurs setrouvent en face d’une injonction administrative. L’exemple des logi-ciels nationaux, conçus à Paris par une Agence de modernisation des uni-versités, et imposés comme outils de gestion nationaux des budgets(logiciel Nabuco), des diplômes (logiciel Apogée) et des personnels (logi-ciel Arpège) donne lieu sur le terrain à des réactions qui vont de l’appro-priation au rejet plus ou moins déguisé de la part des acteurs. Lerapport de l’Inspection Générale sur l’utilisation de ces logiciels de ges-tion dans les universités cite un certain nombre de procédés utiliséspour se soustraire à l’injonction du ministère1.

Un second type de réactions consiste à vouloir occuper les nouveaux terri-toires qui s’ouvrent. Les principaux acteurs susceptibles d’utiliser l’arrivéedu réseau pour augmenter leur marge de manœuvre et le territoire qu’ilscontrôlent sont, d’une part, les informaticiens (qu’ils soient informati-ciens de par leur statut, ou parce qu’ils ont acquis par eux-mêmes unecompétence qui leur a permis de prendre des responsabilités dans leurétablissement), et, de l’autre, les responsables administratifs (inspecteurs,directeurs, chefs d’établissement ou de composantes…).

Les territoires en jeu sont variés. Les premiers sont des plus classiques :ce sont les salles et surtout les budgets affectés aux technologies. Leurimportance croissante rend leur contrôle de plus en plus stratégique.Mais, au-delà des salles et des budgets, d’autres compétences se révè-lent vite être en jeu. Le réseau offre une image de l’établissement endirection de l’extérieur, il permet la communication entre les membres

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1 cf. le site du ministère http://www.education.gouv.fr

de l’organisation (qu’il s’agisse d’une école, d’une université, ou d’uneentreprise, d’un service administratif) et entre ceux-ci et l’extérieur. Ilpermet l’arrivée d’informations rapides et personnalisées à chaqueposte de travail. Il s’ensuit que les modalités les plus concrètes d’attri-bution de postes connectés, d’adresses électroniques, de pages publiéesdans les sites Internet, de codes d’accès deviennent des enjeux de pou-voir fondamentaux. La possession et l’attribution d’ordinateurs, delogiciels adaptés, de durées (si possible illimitées) de connexion, la dis-tribution de codes, de boîtes à lettre électroniques, l’inscription sur deslistes de diffusion deviennent des enjeux stratégiques. Ils vont êtrel’occasion de conflits territoriaux qui peuvent paralyser l’organisation.

Après celle de la conquête des territoires, une seconde question impor-tante que soulève le campus est celle des représentations de l’outil infor-matique. Quels vont être les positionnements relatifs de l’outil, del’administration, des gestionnaires du système informatique et del’enseignant dès lors que l’étudiant ou l’élève a accès libre à la machine ?

Un exemple caractéristique des problèmes soulevés est donné par lecourrier électronique. Celui-ci bouleverse en effet les circuits tradition-nels de communication en offrant à quiconque la possibilité de com-muniquer dans l’université ou avec l’extérieur de l’université, surquelque sujet que ce soit, et sans passer par l’enseignant ou par son supé-rieur. Or, dans un cours, toute communication est validée par l’ensei-gnant et se déroule sous sa responsabilité. Dans une administration, toutdoit passer par la voie hiérarchique. De point de vue, le courrier électro-nique est fondamentalement subversif. Il renverse une autorité établie,dans la tradition française, ce qui peut expliquer qu’il n’est souventconçu que comme s’inscrivant dans une logique de transgression.

Partant de ce principe, non-dit mais profondément inscrit dans lesmentalités de l’institution, nombre d’universités refusent de donnerdes adresses électroniques à leurs étudiants, sauf dans certains cas bienéclairants. Un premier exemple est celui d’établissements dans lesquelsles adresses électroniques sont délivrées mais seulement à partir dutroisième cycle et seulement aux étudiants étrangers. L’examend’autres demandes ne peut se faire que dans des conditions dont lesimpératifs sont quelque peu déroutants. Dans telle université françaisepar exemple, après avoir signé, ce qui est normal, une charte d’utilisa-tion, il faut écrire une lettre de motivation personnelle destinée au pré-sident de l’université, la déposer exclusivement un jeudi après midi,revenir entre huit et dix jours après le dépôt de la lettre…pour entamerla procédure d’attribution d’une adresse, qui donne lieu à une décisionnon motivée et sans appel.

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L’exception faite pour les étudiants étrangers se comprend aisément. Laparticularité de la position française choque des étudiants habitués àutiliser le courrier électronique dans leur université, et qui en ontd’autant plus besoin qu’ils doivent pouvoir communiquer à moindresfrais avec leur pays d’origine. Leur cas est donc traité à part.

Quels sont les arguments utilisés pour refuser aux étudiants français cequ’on offre aux étudiants étrangers ? Le premier argument utilisé offi-ciellement est technique. Il n’y aurait pas de possibilité technique dedonner des adresses à plusieurs milliers d’étudiants. En 2000, cet argu-ment est de moins en moins défendable, vu les équipements des uni-versités. Le second argument énoncé vise la nature du courrierélectronique qui ne peut être utile, prétendent les responsables admi-nistratifs et informatiques interrogés, qu’à des étudiants déjà engagésdans la recherche. On retrouve là le désir d’exercer un contrôle total surle contenu de la communication, celui de l’instituteur qui interdit àdeux élèves de parler ensemble ou de se passer des messages écrits pen-dant le cours. Le troisième argument, classique, est celui de la porno-graphie. Il avait déjà été utilisé à la fin des années 1980 pour refuserl’entrée du minitel dans les établissements scolaires. Le minitel, avecses messageries, permettait déjà aux enseignants de communiquerentre eux sans passer par leur hiérarchie administrative. Il s’ensuivitque, dans bien des cas, même une fois attribué aux établissements avecune ligne téléphonique, il resta longtemps enfermé dans les bureaux decertains responsables administratifs, au double motif qu’il coûtait cher,et qu’il permettait d’avoir accès à des messageries roses.

Quand, avec Internet, l’argument du coût des communications perd de sapertinence, l’argument des messageries roses du 3615 se retrouve sous laforme d’une obsession de la pornographie. Encore une fois, le réseau n’estconçu que comme un outil qui autorise une transgression de l’ordre, soussa forme morale. Il devient alternativement, dans cette optique, vecteurde pornographie, de pédophilie ou de révisionnisme pro nazi. Ces dis-cours n’ont rien d’exceptionnel et ils justifient aussi bien des refus deconnexions, des refus d’adresses électroniques, que des vérifications oudes pièges tendus aux supposés pornographes, alors que la signatured’une charte éthique par tous les utilisateurs concernés devrait régler laquestion.

Un institut d’enseignement supérieur a ainsi mis en place en 1999 uneplate-forme qui offrait à tout étudiant la possibilité de se connecter, avecun code personnel, à partir de tous les ordinateurs. La première réunionde bilan de l’expérience s’ouvrit sur la déception que provoquait ce dis-positif. Il n’avait pas permis de prendre au piège un seul amateur de

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documents pornographiques, alors que c’était l’objectif non avoué del’attribution de codes personnels...

Un autre exemple est celui d’un Institut renommé, dont les informati-ciens décrètent un jour, sans en aviser les utilisateurs, que le serveurrefusera les courriers issus de serveurs qu’il ne connaît pas. Pour des rai-sons, évidentes, de non-harmonisation des standards, de non-recon-naissance entre eux des logiciels et des adresses, des courriers venant denombre d’universités et d’instituts de recherche français et étrangerssont à partir de ce moment-là refoulés, sans même que leurs destinatai-res en soient avisés. Au bout de quelques semaines, il est devenu patentque le courrier électronique, qui est un outil quotidien de travail pourtous, ne fonctionne plus correctement. La réponse des responsablessera que, pour ne pas être la risée d’autres instituts en risquant d’abriterde la pornographie, le serveur se devait d’être protégé contre des intru-sions extérieures, quelles qu’en soient les conséquences.

Encore une fois, dans ce cas, le réseau ne fait que révéler les préoccupa-tions de l’institution et de ses membres, et leur obsession propre, quil’empêchent de jouer son rôle d’outil de communication. L’argumentmoral est toujours utilisable pour justifier des prises de territoires, desverrouillages, des refus de connexions, dans la mesure où personne nesaurait défendre la pornographie. Mais interdit-on le téléphone sousprétexte qu’on pourrait l’utiliser pour donner des rendez-vous galantspendant le temps de travail ?

La question des coûts et des statuts

Bien plus fondamentale est la question des moyens que requièrent àterme les universités virtuelles. Elle se pose en termes de budgets et destatuts. Les universités françaises possèdent-elles, en termes profession-nels et organisationnels les moyens requis ? Quand on sait qu’un ingé-nieur informaticien gagne facilement deux fois plus dans le secteurprivé qu’à l’université, on ne s’étonne pas de la difficulté qu’ont certai-nes universités à les recruter et à les conserver. Si, recrutés sur desemplois-jeunes, certains informaticiens se voient offrir la possibilitéd’être titularisés sur concours, ils doivent le plus souvent quitter l’éta-blissement dans lequel ils travaillent, désorganisant ainsi un de ses ser-vices vitaux, et déménager pour s’adapter à un établissement qu’ilsmettront du temps à connaître. L’instabilité fondamentale d’unegrande partie du personnel compétent est un des arguments énoncéspour justifier l’appel fait à des ressources extérieures pour construire etmaintenir des réseaux et des sites, et confier à des entreprises spéciali-

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sées ce secteur vital pour les établissements, qui n’ont le plus souventpas leur disposition que des enseignants.

Comment faire pour garder dans les structures de l’éducation nationaledes informaticiens, des responsables système, des programmeurs com-pétents, sans toucher aux grilles de salaire et aux statuts qui régissentactuellement les emplois ? C’est une question directement politique,qui a des implications syndicales, et touche profondément à l’organisa-tion éducative, mais qu’il faudra résoudre, si on veut éviter d’externali-ser purement et simplement les fonctions informatiques en lesconfiant à des entreprises privées.

Cette question se pose pour la maintenance du matériel, pour l’instal-lation des réseaux, pour la gestion des systèmes, mais aussi pour la for-mation, entre autres, des personnels. Elle a des aspects financiers etstatutaires. Elle rejoint celle qui se pose dès lors qu’on veut fournirmassivement des accès à des usagers, par exemple à tous les étudiantsd’une Faculté ou d’une université. Dans ce cas, il faut assurer l’homogé-néité des systèmes, pour que les machines puissent dialoguer entreelles, et régler durablement la question financière, fondamentale.

On peut dès lors se demander si, dans ce domaine, l’éducation nationale(ou, par exemple, une université) peut se passer d’accords ou de conven-tions avec des industriels, voire avec des sociétés de maintenance, si ellesouhaite harmoniser les systèmes existants, et équiper tous les étudiants,au as où cela serait envisagé.

Nombre de décideurs et de pédagogues vivent encore en effet dansl’illusion que le fait d’utiliser des technologies d’information et decommunication va permettre immédiatement d’augmenter la produc-tivité du système éducatif ou universitaire, en diminuant le nombred’heures de cours, ou de personnels…Or c’est le contraire qui se passe.La prise de conscience des coûts réels de ce que représentent les Tech-nologies d’Information et de Communication et l’individualisation estencore très faible, sauf pour des universités qui, comme l’UniversitéTechnologique de Compiègne, ont fait le saut, et décidé d’équiper desétudiants massivement.

Une fois réglées, au plan politique, les questions de territoires (surtoutcelle du rôle des informaticiens, qui ne sauraient, à eux seuls, dicter ledevenir d’une institution d’éducation), les questions liées à l’accès,celle de l’homogénéité des systèmes, et celle du financement, on peutse demander ce qui se passera au niveau des enseignements, et ce queles réseaux changent aux cours et au travail des enseignants…

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Remplacer le cours : les précédents d’autres médias

Ce n’est certes pas la première fois que le cours classique, constitué parla rencontre dans un espace-temps défini, dans le cadre de servicesd’enseignement codifiés pour l’enseignant, et celui d’un emploi dutemps fixe pour l’élève ou l’étudiant, est remplacé par d’autres formesde transmission et d’appropriation des informations. Il y a déjà long-temps, les polycopiés, pour certains officiels, pour d’autres réalisés etdiffusés de manière clandestine, concurrençaient l’assistance au coursd’amphithéâtre qu’ils rendaient en partie inutile. La radio a joué lemême rôle, en diffusant, avec Radio Sorbonne par exemple, pendantdes années, des cours magistraux enregistrés sur place. Les cours filmésse sont multipliés avec la vidéo. La liberté qu’ils apportaient à l’étu-diant consistait en un affranchissement de la présence dans un lieudonné, l’université ou l’autre lieu d’enseignement, et quelquefois enune libération de la contrainte temporelle (avec l’enregistrement ou lepolycopié).

À la différence radicale de ces modèles, le multimédia, l’université vir-tuelle, le cédérom ne reproduisent pas purement et simplement le dis-cours d’un maître. Ils offrent des possibilités d’insertion de sons,d’images, de films. Le support d’enseignement n’est donc plus seule-ment un artefact de la parole du maître. Il peut représenter la réalité surlaquelle porte l’enseignement et offrir des activités de simulation et decalcul. Dès lors l’activité de l’étudiant ou de l’élève n’est plus une acti-vité de réception mais de construction du savoir. Quand un étudianten administration d’entreprises reçoit les bilans comptables d’uneentreprise réelle ou fictive, une banque de données de textes fiscauxréglementaires, et doit, sur un tableur, proposer la meilleure formule dedéclaration d’impôts, pour l’envoyer par courrier électronique et queson cours consiste en cet exercice, on est bien loin du cours magistral.Il en est de même, quand un étudiant en biologie dispose d’un docu-ment vidéo qui lui montre les ravages produits par des parasites dansun jardin, et qu’il a à sa disposition une banque de données encyclopé-dique sur les insectes, les produits chimiques et leurs effets divers. Ildoit, virtuellement, traiter les plants infectés pour mesurer les résultatsde ses diagnostics.2 On est là face à des activités de construction dusavoir, et non plus dans une réception passive.

Or il est évident qu’un certain nombre d’heures d’enseignement ne ser-vent qu’à la transmission d’informations, à l’exclusion de tout exercicede formation personnelle, de tout entraînement à la recherche, de toutcontact interindividuel. À en juger par la quantité de contenus réelle-

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2 Ces deux exemples viennent du campus virtuel de l’université de Pennsylvanie.

ment mis en ligne et à disposition du plus grand nombre, et à nombred’entretiens que nous avons réalisés, peu d’universitaires français sontprêts, actuellement, à mettre leurs cours en ligne. Pourtant, il ne s’agi-rait là que d’une simple mise à disposition d’informations. Mais lerisque professionnel est trop grand pour certains.

Le premier risque couru est que les étudiants ne viennent plus encours, si les cours ne fournissent pas plus d’informations qu’un polyco-pié en ligne. Ce risque est réel. Il suggère une double question.

Est-il possible de libérer les étudiants ou élèves de l’obligation d’assi-duité aux cours si d’autres formes de transmission de la même informa-tion leur conviennent plus ? Dans ce cas, en quoi consiste le service del’enseignant ? La difficulté peut prendre une forme aiguë, comme dansle cas de ce professeur d’odontologie français qui enseigne devant desamphithéâtres vides, parce que ses étudiants estiment trouver désor-mais une information plus complète sur les sites d’universités américai-nes, sites qu’il ne connaît pas…

Le second risque est la perte de droits intellectuels sur ce que les ensei-gnants considèrent comme le fruit de leur travail, et, par là même, leurpropriété. La question juridique de la propriété des cours est ainsiouverte par les technologies. On pourrait la formuler en ces termes : unenseignant est-il payé pour produire des cours qui deviennent la pro-priété de l’établissement, lequel peut les mettre à disposition d’unpublic ? Ou bien est-il payé pour assurer dans des conditions d’espaceet de temps liées à un contrat, une prestation limitée au cours delaquelle il délivre un enseignement.

Cette question est centrale. Elle est celle de la propriété des informa-tions produites, que ce soit dans un cours ou ailleurs. Elle suggère cellede l’insertion des informations dans des banques de données (qu’ellessoient produites par un individu, ici l’enseignant, ou sur un individu,par exemple un malade). Elle se pose d’une manière bien plus aiguëencore quand il s’agit de données médicales. On a déjà vu que l’infor-matisation des dossiers médicaux pose de la même manière la questionde savoir qui possède les informations engrangées dans les servicesinformatiques d’un hôpital sur un patient ? Le médecin, le patient oul’hôpital ? Il faut décider qui peut y avoir accès. Le patient, le laboratoirepharmaceutique en quête de données ou la compagnie d’assurances ?

Là encore, les questions posées réclament des réponses de principe, quiengagent un modèle de société, et elles touchent de la même manièrela santé et l’éducation.

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INTERNET, MULTIMÉDIA : ÇA CHANGE QUOI, DANS LA RÉALITÉ ?

Des transformations d’ordre cognitif liées au support

Le changement de support de l’information implique deux types detransformation, dont la première est de type organisationnel, etimplique tout le système social. La seconde est de type cognitif. Elle estliée au changement de format et de support et concerne les nouvellesformes de l’apprentissage, de la mémorisation, et le format du docu-ment lui-même.

La généralisation du document numérisé dans un format hypertextuela en effet des effets sur l’accès à l’information, le traitement de l’infor-mation, le lieu où celui-ci s’effectue, et le coût de l’information.

D’un point de vue cognitif, la lecture de l’écran diffère de celle dupapier pour des raisons diverses. À un premier niveau, celui del’objet qui supporte les informations, livre ou écran relié à unemémoire, les différences sont évidentes. Le format du documentn’est pas le même, (une succession d’écrans ou un ensemble de pagesimprimées, toutes présentes en même temps). L’objet qui permet lalecture de l’hypertexte est, à ce jour, plus lourd et moins facilementtransportable. Il est dépendant des sources d’énergie, du bon fonc-tionnement de différentes couches technologiques, (hardware etsoftware) et il est fragile.

Ces différences évidentes suscitent une relation différente à l’écran et àl’écrit qu’il transmet. Lié à des lieux spécifiques, le maniement du textenumérisé implique des précautions et des procédures plus complexes.

L’activité de lecture elle-même diffère. Le retour en arrière, le feuille-tage d’un document pour prendre connaissance de sa taille, de soncontenu en général, tels qu’on les pratique dans une bibliothèque sontexclus. Le document hypertextuel impose sa manière d’entrer dansl’information, et il ne livre pas réellement de vue d’ensemble. On nepeut pas le déplier, on ne peut pas le feuilleter. On ne peut que l’explo-rer au prix de longs cheminements dont on sait qu’ils seront toujourspartiels.

Cette différence fondamentale fait que la lecture ne s’opère que d’écranà écran. L’écran est l’unité de base de l’hypertexte. Il peut comprendrede l’image, du son, du texte et des nœuds de renvoi à d’autres pages etd’autres sites. La fragmentation du document qu’il impose va de pairavec son hétérogénéité en termes de message (son, écrit, image, lien).

La linéarité du document disparaît ainsi en raison de la fragmentationen écrans et de l’existence de liens multiples. Une des conséquences decet éclatement du document est la tendance naturelle à ne plus parcourir,mais à naviguer, puisqu’il n’existe plus d’ordre de présentation obligé.

Le passage au campus virtuel ?

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La démonstration logique, ordonnée, argumentée, facile à représenterà l’écrit, laisse la place à un enchaînement d’écrans relativement auto-nomes, dont l’ordre de lecture dépend des liens activés. Deux consé-quences immédiates s’imposent.

D’une part, le temps de maturation nécessaire à l’assimilation d’infor-mations et de raisonnements complexes peut facilement manquer.D’autre part, une culture du copier-coller se développe sans problème.Le prélèvement de textes ou d’images, copiés et replacés dans un nou-veau document, éventuellement dans un autre ordre, supplée dès lorsà la maturation de l’apprentissage et de l’analyse.

Des transformations d’ordre organisationnel

Sur le plan de l’organisation du système éducatif, la conception et lamise en place de l’enseignement changent profondément avec l’avène-ment du multimédia. Il ne s’agit plus, comme dans le premier âge del’enseignement assisté par ordinateur, de diffuser et de compiler desquestionnaires à choix multiples. D’une manière beaucoup plus radi-cale, la fonction enseignante se voit confrontée aux changements dontparle Alvin Toffler quand celui-ci évoque les formes de management del’entreprise du troisième âge, l’âge de l’information.

Le management nouveau, dit-il en substance, est fondamentalementdécentralisé. Il fonctionne par projets. Il suppose l’autonomie d’acteursqui réalisent les projets, en constituant des groupes temporaires et entravaillant en réseaux. Il intègre une analyse de la complexité des situa-tions. Il devient ainsi capable d’intégrer des points de vue divergents etde travailler selon une perspective interculturelle.

Or ce modèle pose deux types de questions aux systèmes scolaires, uni-versitaires et de formation.

La première difficulté porte sur les relations entre système de formationet modèle de management. L’école doit-elle préparer au monde profes-sionnel, et jusqu’à quel point ? Si le modèle managérial dominant estcelui que décrit Toffler, les systèmes scolaire, universitaire, et de forma-tion, ont-ils pour fonction d’y préparer ? Doivent-ils développer chezles élèves, les étudiants, les formés, des capacités d’autonomie ? Lesrendre capables d’analyser des situations complexes ? Aptes à conce-voir et réaliser des projets au sein de structures souples et provisoires ?Si tel est le cas, on retrouve dans ces aptitudes, une actualisation parti-culière de la socialisation en termes de communication coopérative concrète,évoquée par P. Zarifian, dont nous parlions plus haut. Et les modèlespédagogiques doivent impérativement s’adapter à ces priorités, quelsque soient les contenus d’enseignement. Si on fournit une réponse

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négative à cette question, il restera à préciser quelle instance peut pré-parer à entrer dans de telles structures de travail, au cas où l’école ne leferait pas.

Si on considère que la tâche de l’école, de l’université, de la forma-tion, implique bien ces objectifs, surgit une autre question, qui portesur l’organisation même du travail en leur sein. Quelle articulationfaut-il imaginer entre des systèmes éducatifs centralisés, comme lesont les institutions actuelles, et des formes d’enseignement plus flexi-bles, sur projet, à la demande, décentralisées , qu’impliquent de telsbesoins ? En d’autres termes, pour apprendre à travailler en réseaux,en équipes, sur projets, à partir de situations complexes, il faut travail-ler de cette manière. On n’apprend qu’en faisant. Les technologiesd’information et de communication permettent de développer de tel-les structures de formation et d’enseignement, à la carte, centrées surl’apprenant. Mais il faut sans doute envisager des adaptations dansl’organisation de l’institution ?

A priori, trois solutions se présentent. La première est le maintien dustatu quo. La seconde implique l’adaptation des systèmes d’enseigne-ment aux technologies. La troisième reposerait sur la création de nou-velles structures. En tout état de cause, les changements, s’ils sontacceptés par le pouvoir politique, touchent à l’essence même du travailde l’enseignant et à son rôle face à son public.

Un exemple de ces transformations peut être trouvé dans les change-ments qui se sont produits, dans de nombreuses universités nord amé-ricaines, depuis une vingtaine d’années. Elles donnent un exempleassez clair des questions que soulève l’introduction massive de la tech-nologie en milieu éducatif. Dans ce domaine, la comparaison avec lesEtats-Unis est fort utile.

Le rôle des USA et la référence obligée aux USA

Certes, les universités américaines ont des caractéristiques qui interdi-sent un parallèle strict entre leur système et le système français. Ellessont, pour la plupart, chères, et veulent former une élite. Les docu-ments liés au cours y sont des produits intermédiaires fournis à toutel’université. Ils font partie normale de la relation pédagogique tradi-tionnellement

Au contraire l’université française est une université de masse qui nefournit pas spontanément les documents à l’étudiant. La relation péda-gogique y est conçue comme liant le maître aux étudiants, le docu-

Le passage au campus virtuel ?

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ment est donné en plus. Dans de nombreux cas, il n’est pas distribuépour obliger l’étudiant à venir assister lui-même aux cours magistraux.

Les universités étasuniennes bénéficient en premier lieu d’une pratiqueancienne des réseaux internationaux. Elles ont été les premières àbénéficier du passage au domaine civil des technologies de réseau. Elless’inscrivent pour la plupart depuis longtemps dans une problématiquede marketing qui les pousse à chercher à vendre leurs produits.

Passer du cours au cours sur Internet

Le changement de support a des implications fondamentales. Pour dif-fuser leurs cours sur Internet, les enseignants doivent écrire des coursnouveaux, qu’ils vont scénariser. Ils doivent gérer, dès la conception ducours, la présence ou l’absence de tutorat lié à ces cours, en ligne ousous d’autres formes (regroupements, etc.)

Ils ont besoin d’une formation qui leur explique pourquoi des normesgénérales d’édition sont indispensables et comment ils peuvent forma-ter leurs contenus. En effet, ces contenus seront soumis à un cahier descharges très précis. Ainsi, dans l’écriture en hypertexte, il est préférablede partir de modules de la taille d’un écran, d’une quinzaine de lignes,munies d’un titre, et qui développent une notion clé. Chaque connais-sance doit pouvoir être déplacée : il faut donc concevoir les connais-sances comme des modules relativement indépendants les uns desautres. Par ailleurs, l’implicite, l’allusion, qui pouvaient fonder la rela-tion entre l’enseignant et ses élèves quand ils sont en face à face doi-vent être bannis au profit de l’explicite. Ce qui crée l’appartenance à unmême groupe (la complicité) disparaît.

Dans la mesure où les contenus doivent pouvoir se suffire àeux-mêmes, la question de l’écriture, si on accepte de la penser, devientfondamentale. Or, là, il manque encore un métalangage pour décriredes pratiques.

Cette question des formats de connaissance fait entrer dans une doublecontrainte. Il est en effet impossible d’en parler sans entrer dans les dis-ciplines, la logique des contenus à transmettre, les processus qui per-mettent l’acquisition, alors que dans le même temps, on doit sesoumettre à des règles d’ordre général, qui conditionnent la lisibilité duproduit final (le cours en hypertexte). Les mathématiques, qui impli-quent le recours à des logiciels d’écriture spécifiques fournissent unexemple limite de cette difficulté qui consiste à mettre en liaison desformats liés aux connaissances et des formats techniques obligés pourla transmission.

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Le cours ne peut plus, dès lors qu’il est publié sur Internet, être compriscomme participant d’un modèle de communication en diffusion(comme dans l’amphithéâtre, à la radio, avec le polycopié…). Il fautpasser à un mode de communication organisé sur un modèle coopéra-tif.

On comprend dès lors que ces transformations ont d’importantesconséquences organisationnelles. Le cours n’est plus un acte individuelet le travail d’équipe s’impose. Il va souvent aller de pair avec un chan-gement des statuts. Et dès lors, on va parler non plus du métier del’enseignant mais des nouveaux métiers de l’enseignement. Dans laproduction d’un cours sur Internet, on fera ainsi appel à plusieurs spé-cialistes :

� Le spécialiste de contenus� L’audiovisualiste� Le spécialiste de l’interface, qui tend à devenir lui-même un éditeur

de cours. Parce qu’il connaît les contraintes de l’hypertexte, il donneaux enseignants des contraintes de formats dans la rédaction de leurscours, plus ou moins bien reçue d’ailleurs.

� L’informaticien et en particulier le spécialiste de la maintenanceinformatique, tâche dont l’importance est toujours minorée par lesresponsables

� Le responsable marketing� Le distributeur� Le responsable pédagogique qui doit suivre chaque enseignement et

chaque étudiant.� Le tuteur

Le risque est donc réel d’assister à une sorte de taylorisation qui vamener naturellement à un paiement à la pièce, contradictoire avec lesmanières de décompter les services actuels des enseignants. Cette ques-tion se pose différemment selon les statuts et les salaires.

En Italie, où les salaires des universitaires sont bas, ce doublement detravail a été bienvenu et la nouvelle rémunération mise en place aassuré le succès de ce nouveau travail. Aux Etats-unis, où le payement àla pièce est en usage depuis longtemps, un cours filmé est payé commeune prestation, (la rémunération donnée lors du tournage impliquantrenonciation de l’enseignant aux droits sur son cours, qu’il cède àl’université). Mais cette nouvelle division du travail, avec les problèmesjuridiques qu’elle pose (Comment rémunérer les enseignants quideviennent des auteurs qui cèdent leurs cours ? Qui possède les droitssur les cours ?) peut provoquer des conflits très vifs.

Le passage au campus virtuel ?

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L’université de Toronto a été paralysée pendant des mois en 1997 parune grève des enseignants, soutenus par les autres acteurs, qui protes-taient contre les dispositions imposées par l’administration, alliée à unéditeur prié, qui entendait contraindre les enseignants à mettre tousleurs cours sur supports électroniques et à renoncer à tous les droitspatrimoniaux sur ces cours. Ce fut sans doute la première grève univer-sitaire importante contre les Technologies d’Information et de Com-munication. Elle laisse à penser que les questions sont loin d’êtretoutes résolues.

En France, l’université technologique de Compiègne, avec le soutiende sa présidence, a mis en place à cet effet des crédits spéciaux et adécidé d’intégrer de plein droit dans le service des enseignants touteaction menée dans le cadre de la formation continue, considérée le fer-ment du changement, parce qu’elle dispose de moyens importants etest soumise à la loi de l’offre et de la demande.

Enfin, comment faut-il rémunérer le tutorat, dont on peut prévoir àterme qu’il se dissociera de la fonction enseignante? Et surtout, ques-tion lancinante, qui devra être posée rapidement : comment calculerles services des enseignants dans de telles actions ?

Le plus souvent, les enseignants qui se consacrent aux Technologiesd’Information et de Communication en France ont atteint un âge oùleur carrière étant assurée, ils ont moins besoin de publier, la publica-tion d’articles et de livres étant le seul critère pris en compte dans leuravancement de carrière. Or c’est parmi les jeunes enseignants qu’il fau-drait recruter les chefs de projets des universités électroniques à venir…Comment leur demander de sacrifier à leur avancement ?

Toute l’organisation, du calcul des services aux modalités d’avance-ment, de la définition des métiers aux liens avec l’industrie privée estdonc questionnée. Avec une priorité sans doute : susciter la motivationchez les acteurs concernés, dans la mesure où on a vu que sans appro-priation et volonté d’innovation, tout plan d’équipement este voué àl’échec.

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Chapitre 11

L’arrivée de l’électronique à l’universitéRevues et serveurs

Résumé : L’université, particulièrement nordaméricaine, est concernée au premier chef par ledéveloppement des réseaux, et son avenir tout entierpeut se voir soumis aux conséquences de l’arrivéed’Internet. Les revues scientifiques, tout comme lamise ne place de sites Internet par les universitésremettent en cause les circuits d’information etl’exercice du pouvoir.Questions posées : Face à la crise de l’éditionscientifique, au développement de nouvelles formesde diffusion de la connaissance scientifique, quellepolitique les universités françaises peuvent-ellesmettre en place pour éviter une marginalisationmenaçante ?

Précautions préalables

On a vu qu’il est, à l’heure actuelle, peu envisageable de traiter du deve-nir des universités face à Internet sans s’appuyer sur les exemples quiprésentent un certain nombre d’universités nord américaines, et parti-culièrement étasuniennes. Le rôle des Etats-Unis dans le développe-ment d’Internet et le fait que la connexion à Internet et l’usage desréseaux y sont devenus des faits sociaux de masse imposent une réfé-rence obligée aux universités des USA, tant pour étudier les transforma-tions de l’institution que pour réfléchir aux modèles nouveaux engestation, tant au niveau national qu’au plan international.

Il convient de noter toutefois, avant tout, que les universités américai-nes présentent des spécificités, dont certaines interdisent la simpletransposition d’un pays à l’autre, en supposant que le seul décalageentre les Etats-unis et la France, par exemple, serait un décalage detemps et que ce qui se passe aux États-Unis passera inéluctablementl’Atlantique.

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Les universités nord américaines sont des Universités chères, destinéesà une élite. Les documents y sont des produits intermédiaires fournis àtoute l’université, et la circulation des documents, tout comme l’accèsaux documents est une tradition bien établie, puisqu’ils font partienormale de la relation pédagogique traditionnelle. Au contraire, l’uni-versité française est une université de masse (qui regroupe plus de 3 %de la population totale du pays). Elle est quasiment gratuite, mais ellene fournit pas spontanément les documents à l’étudiant. La relationpédagogique y est conçue comme liant le maître aux étudiants, ledocument vient en supplément.

Les universités des États-Unis ont une pratique des réseaux bien établie,qui leur permet de développer des réseaux internationaux, dans, ce quin’est pas indifférent, leur langue maternelle. Elles ont, les premières,bénéficié du passage au civil des technologies de réseau. Enfin, la majo-rité d’entre elles développe depuis très longtemps des problématiquesde marketing qui sont fondamentales dans leur organisation. Une uni-versité vend des formations (en formation initiale comme en formationcontinue). Elle doit identifier des marchés, rassembler les partenairesnécessaires à la constitution d’une offre répondant aux besoins de cesmarchés, et vendre les formations qu’elle fabrique sur ces marchés.

La logique de l’université française est, en formation initiale, totale-ment différente, puisqu’elle repose sur la prééminence du diplôme, quistructure l’offre de formation. L’université est habilitée par l’État à déli-vrer un diplôme, et seul l’État peut délivrer cette autorisation. Ellel’organise et le délivre à ses étudiants. En formation continue, laparenté avec les pratiques nord américaines est plus forte. L’universitédoit développer des formations intéressant le public ou les entreprisesqui les financeront. Ces préalables posés, l’université, et particulière-ment l’université nord américaine offrent des pistes de réflexion trèsriches sur les conséquences de l’arrivée d’Internet.

On se propose ici, à partir du cas des revues scientifiques et de la ques-tion des sites Internet d’université, de dénoncer une double illusionquant à la technique et ses effets dans le monde éducatif et ailleurs. Àla chimère de la supériorité que possède a priori une solution technolo-gique, sous le prétexte qu’elle est moderne et rationnelle, répond lerêve angélique de nombreux décideurs pour lesquels un choix tech-nique n’implique que de la technique. Or, et c’est ce que l’on constateavec les deux exemples ci-dessous, le choix technologique a des consé-quences capitales dans les organisations. Il modifie les métiers, les bud-gets, les pouvoirs, les légitimités en place. Il a des conséquencespolitiques et sociales lourdes. En refusant tout autant l’illusion techno-logique que l’angélisme de certains politiques, il faut essayer de com-

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prendre la complexité des enjeux liés à l’usage des machines danstoutes les organisations, et en particulier les organisations liés à l’ensei-gnement.

La recherche et les revues scientifiques :le développement d’un nouveau support dans un milieu

Historiquement, la recherche a été la première activité universitaireconcernée par le développement des réseaux électroniques, pour desraisons évidentes. Autant l’activité d’enseignement peut se réaliserentre l’universitaire et ses étudiants, sans intervention d’autres acteurs,autant l’activité de recherche, surtout dans le domaine scientifique, estune activité d’équipes, qui peuvent impliquer des partenaires distants.L’apparition d’un outil de communication qui permettait, dès lesannées 1980, avec les premiers courriers électroniques, d’échanger entemps réel, quelle que soit la distance, des documents modifiables parl’autre (ce que n’offre pas le fax), offrait des possibilités nouvelles auxéquipes de recherche disséminées dans le monde.

Les réseaux de recherche ont donc été les premiers civils à utiliser plei-nement les possibilités du réseau électronique, et ce, au départ, auxÉtats-Unis. Avec le développement des réseaux, puis l’arrivée d’Inter-net, les possibilités ouvertes par l’électronique se sont multipliées, etces communautés ont continué à explorer les voies nouvelles del’information électronique. La question des revues scientifiques et deleur devenir est de ce point de vue d’un très grand intérêt. Sans vouloirsystématiquement prétendre que ce qui se passe chez les chercheursanglophones permet d’extrapoler le futur de nos systèmes éducatifs, lesquestions soulevées par le devenir des revues scientifiques et les consé-quences du développement du support informatique peuvent suggérerdes pistes de réflexion fertiles.

Les revues scientifiques jouent un rôle multiple dans les communautésscientifiques depuis le dix-septième siècle. Elles permettent d’une partla reconnaissance d’un chercheur qui publie par le milieu des scientifi-ques,( en le légitimant), d’autre part l’archivage des progrès scientifi-ques et la diffusion des résultats de la recherche, donc de laconstruction du savoir. Ces revues sont produites selon des procéduresà peu près fixes. Répondant ou non à un appel à articles, l’auteurenvoie un article qui est soumis, le plus souvent à l’aveugle à desexperts internationaux reconnus du domaine, qui peuvent demanderdes modifications, et sont garants du niveau scientifique de la revue.Après un nombre variable de parcours, l’article est publié sous uneforme définitive. Il sert alors à la fois les intérêts de la revue et de

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l’auteur. Les revues scientifiques, techniques et médicales seraient aunombre de 200 000 dans le monde et l’on estime que se publientannuellement 25 millions d’articles scientifiques par an.

À partir du début des années 1980, l’électronique a commencé à inter-venir dans la publication scientifique. D’abord parce que l’ensembledes actes liés à la presse, de la rédaction à la diffusion, pouvait être réa-lisé sur le support électronique. D’autre part parce que des liens hyper-texte, principalement pour accéder aux références ou naviguer entreelles, et plus récemment, parce que le traitement de l’image, du son, dela simulation est assuré bien mieux par un support électronique quepar le papier.

Les premières expériences sont restées limitées, tant pour des raisonstechniques (écrans et imprimantes médiocres) que pour des motifsliés aux utilisateurs, peu convaincus de la supériorité de l’électroniquesur le papier. La situation actuelle est radicalement différente, surtoutdans le monde anglo-saxon, dans la mesure où, à la différence del’anglais, utilisé dans le monde entier, le français est principalementparlé en France, et où les universités françaises n’ont pas encore mas-sivement développé ce média1. Les matériels permettant la visualisa-tion sont maintenant d’excellente qualité, le html est devenu unstandard mondial, les traitements de texte sont massivement compa-tibles entre eux, les universités sont toutes connectées aux mêmesréseaux.

À ces facteurs techniques s’ajoute une évolution économique. Les prixdes revues ont augmenté de telle manière que les coûts d’abonnementpour une université deviennent souvent hors de portée, dans la mesureoù la presse scientifique est devenue une activité extrêmement lucra-tive pour des éditeurs privés2. Une faculté de mathématiques dépenseainsi 100 000 US dollars par an en abonnements aux périodiques3.

Le développement d’Internet permet d’offrir aux scientifiques deuxavantages nouveaux fondamentaux dans la recherche. Le premier est leraccourcissement considérable du délai entre la proposition d’unarticle par un chercheur et sa publication c’est-à-dire sa mise à disposi-tion de la communauté des chercheurs. Le réseau électronique permeten effet d’effectuer chacune des étapes traditionnelles (envoi à despairs pour évaluation, discussion et modifications éventuelles, éven-

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1 Un exemple de ce qu’offre un support électronique est la revue électroniquede Sciences de l’Information, Solaris, à l’adressehttp://www.info.unicaen.fr/bnum/jelec/Solaris

2 Tels Elsevier (Le Monde 20/1/1995).

3 Chartron 1995.

tuellement à l’aide de liste de discussion) dans des délais incomparable-ment plus brefs. Le second est de permettre, à toutes les étapes del’élaboration d’un article une plus grande interactivité entre l’auteur,les responsables de la revue, et les experts du même domaine. Les jour-naux électroniques, qu’ils soient ou non couplés avec une éditionpapier, se multiplient donc dès 1990. Les grands éditeurs privés met-tent de leur côté tout en œuvre pour s’assurer, dans le domaine de l’édi-tion électronique, la même supériorité que dans l’édition papier.

De l’autre côté, les grosses bibliothèques universitaires des États unisont commencé à se regrouper en consortia, pour faire valoir leurs inté-rêts face aux éditeurs privés. Des tensions sont ainsi prévisibles entreles différents acteurs de la production d’articles.

À un schéma classique

Auteur => éditeur => (agence d’abonnement) => (bibliothèque) => lecteur

peuvent se substituer d’autres possibilités4.

Les plus novatrices sont du type :

auteur => lecteur

s’il s’agit de diffusion libre d’articles.

Mais on peut aussi rencontrer des chaînes de type :

Auteur => banque centrale de données gérée par les chercheurs => lecteur

C’est le cas des banques de données qui gèrent des articles en prépubli-cation. Enfin, on peut trouver des structures :

Auteur => partenaires universitaires(presse, bibliothèque, centre informatique) => lecteur

Or ces modèles pourraient fort bien intervenir à terme dans le secteurde l’édition scolaire, autant pour ce qui est des manuels que pour cequi concerne les logiciels, si les politiques d’incitation à la productiond’outils pédagogiques par les enseignants et à leur diffusion sur leréseau commencent à porter leurs fruits. Le secteur de l’édition scolaireest en en effet un secteur économique hautement rentable, qu’une pro-duction de masse d’outils pédagogiques par les enseignants déstabilise-rait au moins autant que ne l’a fait la généralisation de l’usage de laphotocopie dans les salles de classe. De ce point de vue, la qualité des

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4 Chartron 1995.

produits proposés sur les serveurs de l’Éducation nationale et sur lesserveurs mis en place par les éditeurs privés (Hachette, Nathan Havas,etc.) sera un indicateur intéressant dans les années qui viennent, et, side nombreux produits de qualité sont mis à disposition gratuitementdes enseignants, sans doute une source de tensions croissantes entre lesdifférents acteurs de la chaîne.

Les sites des universités

Les sites Internet des universités se développent selon des logiquesobservables dans d’autres secteurs. Laissant de côté les serveurs ou sec-teurs de serveurs consacrés exclusivement à la recherche, qui suivent,surtout en sciences, une logique distincte, on peut, grossièrement, dis-tinguer trois étapes successives dans le développement des serveurs.

La première étape est celle de la vitrine. Une université veut avoir unsite Internet, comme un particulier veut avoir une adresse électro-nique, comme signe de modernité, manière de se faire connaître. Lesite ne cherche pas en ce cas à répondre à des besoins particuliers, àsatisfaire des demandes précises. Il s’agit bien plus d’un effet de mode,d’une volonté de paraître, sans aucune conscience des enjeux réelsqu’implique la mise en place de réseaux informatiques.

La seconde étape, une fois passé la fascination primaire pour ce signede modernité, est la mise en place de serveurs d’informations. Elle posedéjà des questions lourdes à l’organisation. Il n’est en effet jamais facilede publier et de mettre à disposition des informations, et encore moinss’il s’agit de les stocker sur un site qui sera actualisé régulièrement.Cette tâche est confiée le plus souvent soit à une structure qui existait(un centre informatique par exemple), soit à une structure qui est créée(telle une cellule Internet),. Mais dans tous les cas, ce changement posela question des relations qui s’établissent avec deux types de partenai-res, ceux qui produisent l’information et auparavant la distribuaient, etle centre de décision, ou l’autorité administrative qui contrôle les infor-mations produites.

La mise en place de structures transversales, chargées de demander, derecevoir, de mettre en forme et de mettre en ligne l’information surl’organisation crée un territoire nouveau, attribue des prérogativesnouvelles à des acteurs qui ne sont pas toujours reconnus par ceux quiétaient déjà en place. Une Faculté, un secrétariat administratif, unedirection, un groupe d’enseignants, n’ont pas systématiquement enviede voir publier toutes les informations dont ils étaient jusqu’alors seulsdépositaires. Ils décidaient qui avait accès à cette information qu’ilsproduisent, quand, sous quelle forme, l’information était délivrée, et ce

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pouvoir leur est ôté. Tout comme dans les secteurs purement adminis-tratifs, il arrive que dans le système éducatif, l’information arrive irré-gulièrement, sous forme incomplète, ou, tout simplement, lentement.

La question est déjà complexe quand il s’agit d’informations de typeadministratif. Elle devient cruciale quand on aborde la question desinformations délivrées dans un cours par un enseignant. On y revien-dra plus loin.

L’autre question qui se pose immédiatement est celle du contrôle desinformations mises en ligne par l’instance qui dirige l’établissement. Lacellule ou le centre qui publie et met à jour les informations sur un siteInternet met en jeu l’image de l’établissement et de sa direction, ilsjouent donc un rôle éminemment politique. Les liens qui sont inscritsdans le site, les informations auxquelles on a accès, la diversité plus oumoins grande des acteurs qui ont le droit de s’exprimer dans le site, lecontrôle exercé sur ce qu’ils écrivent sont autant de questions quel’autorité administrative doit envisager. La position frileuse, ou stricte-ment administrative, dans le cas du serveur d’informations, est celled’une université française qui annonçait sur sa page de garde que toutepage du serveur avait reçu le visa du Secrétaire général de l’université.

D’autres politiques existent, qui laissent une plus grande autonomie àchaque instance de l’organisation pour qu’elle publie ses propres pagessous sa responsabilité. Mais, et on le reverra à propos du courrier élec-tronique, l’aspect juridique constitue souvent une véritable obsession.

Une expertise des sites des universités françaises réalisée par un expertextérieur, à la demande du Ministère de l’Éducation Nationale, pourêtre transmise la Conférence des Présidents d’Universités, a montré queles sites dévoilent ainsi, à leur insu, l’image que les universités se fontd’elles-mêmes. Une université qui donne, comme première informa-tion, son organigramme interne, se conçoit elle-même comme organi-sation refermée sur elle-même, essentiellement hiérarchique etadministrative. Une université qui, comme nombre d’universités desEtats-unis, renvoie dès sa page d’accueil aux sites des associations d’élè-ves ou d’anciens élèves, présente une image différente. Une présidence,une direction, une inspection, un rectorat, responsables juridiquementdu contenu du serveur, n’acceptent pas naturellement de se voir dépos-sédés du droit de contrôle sur les informations qui transitent par leurserveur. Mais, s’ils veulent avoir l’œil sur l’ensemble des pages, ils n’ontpas toujours ni les compétences ni les moyens (humains et matériels)de les contrôler, au fur et à mesure des mises à jour et du développe-ment du serveur.

L’arrivée de l’électronique à l’université. Revues et serveurs

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La troisième étape des sites est la mise en place de serveur délivrant devéritables services. C’est la structure qui se met en place quand, nonseulement, on peut calculer le montant de ses impôts et avoir les coor-données des différents services fiscaux (information), mais qu’on peutaussi payer ses impôts en ligne (service). Quand on a les adresses desagences de sa banque ou de son assurance (vitrine), et qu’on peut aussieffectuer des virements, des achats, modifier des contrats en ligne (ser-vice). Le passage de l’étape serveur d’information à l’étape de serveurde services remet encore plus profondément en cause la structure del’organisation. Les inscriptions administratives, le prêt d’ouvrages parla bibliothèque, la remise de devoirs, le passage d’examens peuventtechniquement se faire en passant par le réseau sans grand problème.Encore faut-il que les acteurs concernés sachent mettre la technologieen œuvre, y voient un intérêt, et reçoivent l’appui nécessaire en maté-riel, en maintenance et en formation. La mise en place de serveurs deservice dans l’administration française est une priorité depuis le pro-gramme présenté par le Premier ministre en 1997 sur l’entrée de laFrance dans la société de l’inform@tion. Elle est le résultat d’une poli-tique volontariste, et se heurte, comme c’est normal, à des résistances etdes difficultés. La politique suivie par le Ministère de l’Éducation de laRecherche et de la Technologie est, face aux universités, qui sont des éta-blissements autonomes, consiste à les sensibiliser, et à accompagnerleurs efforts pour mener leur politique propre en termes de technologies.

Conclusion

La recherche en sciences sociales n’est pas faite que pour trouver desréponses. On pourrait même soutenir que si elle permet de poser les bon-nes questions face à une situation, elle répond en grande partie à lademande sociale et joue son rôle.

Une fois les bonnes questions posées, c’est à l’instance politiqued’engager le débat et de prendre les décisions, c’est aux instances de lasociété civile (syndicats, associations, partis politiques…) de faireconnaître leurs points de vue.

On a essayé ici non tant de donner des réponses aux défis que pose ledéveloppement des réseaux, que de participer, modestement, à l’élabo-ration d’une prise de conscience des vrais enjeux.

Cette prise de conscience doit rejeter les discours purement idéologi-ques, à visée industrielle, commerciale, politicienne. Non que les politi-ques, les informaticiens ou les industriels soient à mépriser, mais parceque leur point de vue est partial, et qu’ils défendent avant tout des inté-rêts définis par leur culture d’origine et leur position sociale. Ces posi-

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tions sont trop partiales et partielles pour fournir une réponse aux défisde société posés par les réseaux à l’éducation.

Développer une prise de conscience des questions posées, c’est d’aborddéfinir le cadre dans lequel ces questions doivent être posées. Il n’est nipurement pédagogique, ni purement informatique, ni purement bud-gétaire, ni purement national.

Les réseaux doivent être compris comme un phénomène mondial, por-teur d’une aggravation des inégalités si on n’y prend garde, entre lespays et dans les pays.

Les réseaux doivent être compris comme un phénomène qui concerne,après l’économie et la finance, l’éducation et la santé, qui sont lesdomaines d’intervention traditionnels des états.

Le développement des réseaux force à se rencontrer des métiers, doncdes compétences, des cultures professionnelles, des préoccupations,qui souvent se développaient dans des sphères différentes. Ainsi, lesspécialistes des télécommunications, ceux de l’audiovisuel, ceux del’informatique, ceux de l’enseignement, ceux de la médecine etc. Laprise en compte exclusive d’une de ces cultures ou d’un de ces oints devue serait dramatique. Il convient donc d’élaborer, à tous les niveaux,une vision citoyenne, plurielle, critique des phénomènes et des politi-ques à mener.

En termes d’éducation, cette prise de conscience est d’autant plusnécessaire que les changements de supports et de circuits de l’informa-tion reconfigurent les relations entre informations et savoirs, entre spé-cialistes des contenus et techniciens, entre politiques, industriels etéducateurs.

Seule une conception qui prenne en compte les intérêts des utilisateurs(définition nouvelle du service public ou du service universel), leurspratiques réelles (les usages), les questions éthiques soulevées, et laredéfinition des métiers peut permettre d’ouvrir la voie à un dévelop-pement maîtrisé des réseaux dans l’éducation, et d’éviter les risquesdont sont porteurs les crispations identitaires, la prise de pouvoir parles tenants d’une idéologie purement techniciste ou marchande, et laremise en cause même de la notion de service public.

C’est à l’énonciation de ces questions, ouvertes encore, tant qu’il en estencore temps, et à un débat le plus large possible, que ces pages préten-dent contribuer.

Cali, août 1999/ Fort de France, janvier 2000

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