(in)actualite du roman et statut du personnage chez marguerite yourcenar

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En couverture: Gravure de Piranese, "Les prisons du Vatican"

© Coli. J .J . Tatin-Gourier

« Cahiers d'Histoire Culturelle » Universite Fran~·ois-Rabelais, Tours

I « Interactions Culturelles et Discursives » <{)

Mcmbres fondatcurs :

~f'l'¥tiO•'l'l

<.a.11....w\!ft~·~

Jean M. Goulemot, Didier Masseau, Jean-Jacques Tatin-Gourier

Direction de Ia revue : Christine de Gemeaux

Comite de redaction : Christine de Gemeaux, Jean-Jacques Tatin-Gourier, Elisabeth Gavoille, Denis Vcrmaelcn

Comite scientifique : Catherine Douzou, Sylvie Le Moel, Adja"i Paulin Oloukpona­Yinnon, Uwe Puschner, Laurine Quetin, Anne-Marie Saint Gille, Gerard Thicriot, M6nica Zapata

Secretariat et mise en page : Norberta Dias Da Cruz

Pour tout cc qui conccrnc Ia redaction, aclrcsscr corrcsponclanccs ct articles l\

Revue« Cahiers d' IIistoire Culturelle » Univcrsitc Franryois-Rabclais

3, rue des Tanneurs 37041 Tours Ccclcx I

lSSN: 128 1-6019 ISBN: 978-2-918815- 10-5

© Univcrsitc Franr;ois- Rabelais - Tours lmpri mcrie Commercialc de Ma<eangc ( 41) Deccmbre 20 I 4 -Tire en I 00 cxcmplaircs

......

CAI-IIfiRS D'HISTOIRE CULTURELLE No 25/20 14

Marguerite Yourcenar et l'histoire

Textes reunis par Radana LUKAJIC

EA 6297 Interactions Culturelles et Discursives

Universitc Fran<;ois-Rabelais - Tours UFR Lettres et Langues

SOMMA IRE

Avant-propos Radana L UKAJIC 7

Marguerite Yourcenar: de l 'histoire de l 'individu a l 'histoire du monde

Claude BENOIT MORINI ERE 45

Plotine vs Livie el Agrippine Ia Jeune Remy PO!GNAULT 67

Les rapports de l'histoire et du roman dans Denier du reve

Jean-Pierre CASTELLANI 99

(In)actuali te du roman et statut du personnage May CHEHAB l 23

Lc roman historique au miroir de Ia correspondance Bruno BLANCKEMAN l 51

Rendre c't Cesar: mise en scene de Ia vi lle eternelle Catherine Douzou 173

L'CEuvre au Noir: un miroir de Ia condition humaine Radana LUKAJIC 191

(IN)ACTUALITE DU ROMAN ET STATUT DU PERSONNAGE CHEZ MARGUERITE YOURCENAR

May CHEf-lAB Universif(f de Chypre

Quelle est Ia nature du regard que Marguerite Yourcenar porte sur l'histoire, celle du temps present, celle du temps revolu, sur l'histoire de l'histoire e lle-meme? Potu·quoi prend-ell e le parti de faire resonner J'aujourd'hui dans l'hier? Et quel, le statut de ses personnages: occupent-ils le devant de la scene historique ou ses coulisses?

Validite du roman

Pour n~pondre a ces questions, il faut d'abord se demander ce que I 'on entend, et ce que Mcu-guerite Yourcenar elle-rneme entend par « roman historique » puisque l'on a pris le pli de ranger ses deux grandes reuvres, Memoires d'Hadrien et L'CEuvre au Noir, sous cette etiquette commode mais sans doute forcee. Comme le dit Henriette LevilJain, il s' agit « d ' un a bus de I an gage qu'editeurs et professeurs, par conformisme classificateur, ont ete trop heureux d ' accrocher a l'reuvre » (LevilJain, 1992: 75).

Le terme meme de «roman », utilise pour circonscrire le genre de nombreuses reuvres de Marguerite Yourcenar a ete soigneusement ev ite par l'auteur de

May CIIHHAJJ

Memoires d'Hadrien et de L'CEuvre au Noir. Lui ont ete preferes les intitulcs ou appositifs suivants : Memoires (d'Hadrien) ; « recit » (Preface du Coup de Grlice, 1982 : 79), « essai » (tels tous les ecrits des quelque sept cents premieres pages du volume Essais er Memoires, 1991); « traite » (Alexis ou /e traite du vain combat) ; « chronique » (« chroniques familiales >>, 1982: IX), «nouvelle» (Postface d'Aww, soror ... , 1982: 904) ou « proses lyriques » (Preface de Feux, 1982: 1047). On pourrait certes objecter que Yourcenar a convenu d' intituler CEuvres romanesques le premier des deux volumes de ses reuvres completes dans Ia collection de Ia Pleiade. Mais cette locution hyperonymique resulte sans doute davantage de considerations editoriales que d'une volonte affirmee de Ia part de leur auteur. Yourccnar ne s 'empresse-t-elle pas des Ia premiere phrase de son Avam-Propos d'en relativiser Ia validitc ?

On trouvera clans ce volume ceux de mes ouvrages qui rentrent plus ou moins dans Ia cat6goric du roman, de Ia nouvelle ou du contc, categoric dcvcnue si vastc de nos jours qu'clle cchappe de plus en plus aux definitions (Yourccnar, 1982: IX).

De fait , Ia scule reuvre qui beneficie a ses yeux du privilege ambigu d'etre appelee «roman » est, comme elle ecrit, un texte ecarte du volume « pour cause de mediocrite » (Yourcenar 1982 : X). Plus loin, dans le Carner de notes de « Mbnoires d'Hadrien », ellc reaffirrne :

Lc roman devore aujounJ'hui toutcs. lcs formes; on est a pcu pr~s force d'cn passer par lui. Ccttc etude sur Ia tlcstinee cl'un hommc qui s'cst nomme lladrien cOt etc une trag6tlic au xvn• siccle; c'cut etc un essai a I 'cpoquc de Ia R~na issancc » (Yourcenar, 1982: 535).

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(/n)actualite du roman et statu/ du per.1·onnaJ.:e

En particulier, les Memoires d'Hadrien oscillent entre le genre revendique dans leur titre, le roman, Ia chronique historique, Ia biographie, voire le sous-genre epistolaire puisque les premiers mots, « Mon cher Marc», en font avant tout une longue lettre. Est-ce un hasard si cette etude sur Ia destinee d'un homme publiee en 1956 s'est detournee de Ia narration fictionnelle traditionnelle du roman pour se couler dans le moule moderne de !a polygenericite? «Roman», certes, mais lieu de croisements generiques considerables. L'hybridite , assumee, consubstantielle au projet d'ecriture , est au genre ce que la polyphonie est au style et a l'individu yourcenariens.

Historicite du roman

De l'universel au particulier

Si Marguerite Yourcenar accepte sous reserves le terme de «roman », comment accueiUe-t-elle I 'epithete « historique »qui pretend en determiner le regard ? Comme Spinoza l'enon9ait, omnis determinatio est negatio, toute determination particuliere est une limitation de !'universe! : l'epithete de !a formule «roman historique » limiterait ainsi artificiellement l' universe! generique. Y ourcenar est tres ferme ace propos, considerant cette precision pleonastique. Dans un entretien accorde dans les annees 1980, e lle declare:

Tout roman est un roman historique, pour Ia simple raison que tout roman se situe dans lc passe, lointain OLI proche, et qu'un CVcnement situe a un an ou a six mois d'ici est aussi irrcmcdiablement perdu, aussi diffici le a rccupcrer que s'il s'ctait passe il y a des sicclcs (Rosbo, 1980: 43).

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May Cll £11.111

Dans un mticle intitule «Gustave et Marguerite »,

Michel Tournier interprcte et justific cctte position yourcenarienne d'invalidation du recours a l'adjectif en suggerant que Ia qualification , contrairement a ce qu 'en per9oit le sens commun, induit Ia disqualification, le declassement de !'universe! au profit du pa1ticulier, theme que nous reveJTons plus loin :

[ ... ] unc cpithctc quelconque accolce au mot ' roman ' [ ... I a pour effct de le dcclasser en lui retit·ant sa valeur absolue. Roman historiquc, c'cst comme musique militairc, pocsic religieusc ou pcinturc socialiste: du sous-roman, de Ia sous­musiquc, de Ia sous-peinture (Tournier , 1984 : 69).

ll ressott de I' argument methodologique de Yourcenar seton lequel Ia recuperation de tout passe, proche ou lointain, est identiquement malaisce, qu 'au plan de Ia construction du discours dit « historique », l'ecriture ne se diffcrencie pas selon qu'elle pmte sur un sujet de l' histoire, done du temps passe, ou s ur un sujet du temps present. Au debut de Souvenirs pieux. le premier volume de sa trilogie autobiographique, Yourcenar en rappelle le principe:

[J ]e suis forcee, tout com me jc le sera is pour un pcrsonnage historique que j'aurais tcntc de rccreer, de m'aecrochcr a des bribes de souvenirs rctyus de sccondc ou de dixicme mains, a des informations tin~es de bouts de lettt·es ou de feuillets de calepin::. qu'on a neglige de jctcr au panier, ct que notre aviditc de savoir pressure au­dela de ce qu'ils peuvent donner (Yourccnar, 1991: 707-708).

Puisque Ia difficulte pour !'esprit de saisir ct de restituer l'evenement est Ia meme dans les deux cas, Ia

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( ln)actualite dtt roman el sWtttt du per.1·omwge

jubilation suscitee par cette restitution sera de nature proustienne, quelle qu'en soit Ia temporalite:

De notre temps. le roman historique, ou ce que, par commoditc on consent a nommer tel, ne pcut ctrc que plongc clans un temps retrouvc, prise de possession d'un monde intcrieur. (Yourcenar, 1982: 527).

Queter sur un roi dans Ia tradition historiographique de I 'histoire evenementielle, ou queter sur soi aux fins de rediger une autobiographic, rencontre ainsi les memes contraintes et about it aux memes joies.

Certes, lorsque Yourcenar entreprend de camper ses protagonistes dans l'histoirc, qu'il s'agisse de l'univers greco-romain du lie siecle ou de l'univers europeen du XVIe sieclc, elle s'attache a garantir Ia necessaire crcdibilite clu cadre chronologique de reference : ecarter l'anachronisme et la couleur locale criante, intcgrer le personnage fictif au rnonde atteste de I 'histoire, respecter Ia plausibilite chronologique. Mais le monde yourcenarien s'appuie sur le referentiel sans s'y soumettre. Dans les Notes de /'auteur ajoutees en postface a L'(Euvre au Noir, il est rappele que Ia realite du personnage prime toute couleur locale ou temporelle:

I PJour donner a son personnage fictif cctle realitc spccifique, conditionncc par le temps ct le lieu, fautc de quoi lc «roman historiquc )) n 'est qu 'un bat costume rcussi ou non. il [le romancier] n'a a son service que lcs faits ct dates de Ia vic passee , c'est-a-dire l'histoire. (Yourccnar, 1982: 839).

Ainsi, ce qui importe davantage dans Ia relation d'un ecrivain a tout cvenement (pris au sens large de date , d'acte ou cl'a1tefact), necessairement revolu, est moins Ia construction rnentale que nous nommons cloignemcnt dans

127

May CII£HAR

le temps que sa prise de position par rapport a lui. La posture historiographique de Yourcenar est sans ambiguHe quand e11e affirme dans Archives du Nord que « l'histoire s'ecrit toujours a partir du present» ( 1991 : 960). C'est pourquoi, pleinement consciente des presupposes interprctatifs et des implications epistemologiques de son assertion et a Ia difference des auteurs de romans historiques, Yourcenar ne cherche pas a effacer les traces de son travail sur les sources. Au contraire, elle les inscrit soit dans le texte meme de l'reuvre, soit dans les prefaces, voire dans ses divers « Carnets de notes» publies en coda au texte. De Ia sot1e, elle permet au lecteur de pouvoir prendre mesure de Ia part du fictionnel et du referentiel : apres une premiere dissolution des ciments au profit des pierres, degageant les documents de leurs gangues interpretatives, elle redonne chair aux dates, actes ou artefacts, comme «on rejointoie une mosa"ique en rapprochant les uns des mttres des tessons epars » (Yourcenar, 1991: 1031). Mais elle n'est pas dupe de !'illusion d'objectivite qui caracterise Ia methode relative a tout ce qui touche a I 'ecriture de I ' histoire, ou peu importe en definitive qu'e11e soit « rcelle » ou «fictive»:

Ccux qui mcttcnt lc roman historiquc dans unc categoric i\ part oublicnt que lc romancier ne fait jamais qu'interpreter. i\ !'aide des procedcs de son temps, un certain nombre de faits passes. de souvenirs conscients ou non, personnels ou non, tissus de Ia mcmc matiere que l 'h istoire. (Yourccnar. 1982. Camel de n01es de Memvires d'Hadrien : 527).

Consciente de proposer, par son interiorisation du passe, ce que Pierre Nora appe11era « l'ego-histoire », Yourcenar resiste aux mirages objectivistes dont le terreau est semc:

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(ln)ac:tualit<; dtt roman e1 Sltl/111 du per.\·onnage

Au cours d'unc vic ou j'ai souvcnt cssayc de mettre le doigt sur certain:. faits, petits ou grands, de l 'histoire, j'ui trop acquis Ia solide conviction que tout ce qui se dit Oll s'ccrit sur les cvcncmcnts du passe est en partie faux , toujours incomplct ct toujours rearrange (1991: 1191).

Plus encore, pour Yourcenar, la pretention it l'objecti vite totale du discours historique est un lcutTe que Ia probite scientifiquc oblige a denoncer :

Quoi qu'on Fasse. on rcconstruit toujours lc monument i\ sa manicre. Mais c·est deja bcaucoup de n'cmploycr que des picrrcs authcntiqucs. ( 1982 : 536).

Temporalites : actualisation contre passeisme

De l~lwmme historique a l'lwmme ulliversel

Quelle est Ia tcmporalite exacte des romans dits hi storiques de Yourcenar? Qu'est-ce qui relic Hadrien et ZCnon, entre eux d 'abord, a nous ensuite? Si l'on admet que le genre du roman historique ex iste, contrc Marguerite Yourcenar qui en doule avec vehemence, il faudra se demander dans quelle mesure Memoires d'Hadrien et L'CEuvre au Noir en partic ipent. Car meme s' il nc semble guere, a prime abord , que les evenements europeens du xxe siec le aient leur place dans Ia lettre qu'un empereur malade du 1l siecle ccri t a son petit-fils adoptif ou dans le rec it des tribulations d'un alchimiste, mcdecin et philosophe de la Renaissance, Ia critique et Ia reception de ccs deux reuvres ont montrcS combien elles sc raccordent intimement a notre present et aux interrogations qui nous occupent. Ces romans dits « historiques » nient I 'histoire tout en Ia redisant.

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Mny CHEHAB

Hadrien et Zenon ont ccci de commun qu' ils evoquent moins l'histoirc d'individus dont Ia psychologic deriverait de Ia specificite historique de leur temps, a la maniere de Georg Lukacs, que le n~cit d'epopees individuelles de personnalites qui s'elevent au-dessus de leur inscription temporelle pour acceder a l'universalite. Leur realisme, voire leur realite historique, n'ambitionne pas de reconstitucr l'histoire passee, mais bien de souligner ce qui en l'homme depasse l'histoire.

Ce qui caractcrise en effet les deux romans de Marguerite Yourcenar bien davantage que le qualificatif d' « historiques » est qu' ils mettent tous deux en scene des personnages mus par un double ressort Lrcs moderne : le souci d'accomplir leur destinee personnelle, ct Ia volonte d'etre utiles a Ia societe. Hadrien resume admirablement cette double postulation en ces termes: « Je me disais que seules deux affaires importantes m'attendaient a Rome; l'une etait le choix de mon successeur, qui interessait tout !'empire; !'autre etait ma mort, et ne concernait que moi » ( 1982 : 48 J -482).

Les cadres hi storiques retenus par Yourcenar obeissent a un meme souci. Le temps d'Hadrien est le reflet ancien d'une conjonction moderne de sens civique public et de libre-arbitre privc, d'un humaniste degage de toute metaphysique :

Retrouvc duns un volume de Ia corrcspondancc de Flaubcrt, fort lu ct fort soulignc par moi vcrs 1927, Ia phrase inoubliablc: « Lcs dicux n'6tant plus, ct lc Christ n'ctant pns encore, il y '' cu, de Ciccmn a Marc-Aurclc, un moment unique oil I 'hom me scul a etc.» Unc grande partie de ma vic allait sc passer a cssaycr de dcfinir, puis a pcindre, cct hom me scul ct d'aillcurs relie a tout ( 1982 : 519).

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(In )actuafi trJ du roman et S/afltl du persnnnage

De meme, le choix du cadre tempore! de Zenon tient a ce que Ia Renaissance est le deuxieme grand moment de l'histoire europeenne qui recentrerait l'homme clans l' univers. Le ton est donne des l'epigraphe de L'(Euvre au Nair, admirable profession de foi clans le pouvoir de l'homme professee par Pic de Ia Miranclole. Ce n'est pas un hasarcl si ce passage precis clu De dignitate hominis oratia clu philosophe et theologien humaniste ouvre L'(Euvre au Nair:

Je ne t'ai donne ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui tc soil particu lier, o Adam, afin que ton visage, ta place, ct tes dons, tu les veuilles, les conquicres et les possedes par toi­meme. Nature enferme cl'autrcs espcces en des lois par moi etablics. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton proprc m·bitrc, entre les mains duqucl je t'ai place, tu te dcfinis toi-meme. Je t'ai place au mi lieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler cc que contient lc mondc. Je ne t'ai fait ni celeste ni tcrrestre, mortel ou immortel , afin que de toi-mcmc, librement, a Ia fa9on d'un bon peintre ou cl'un scu lpteur habile, tu acheves ta pro pre forme. ( 1982 : 559).

En mettant cette declaration programmatique au fronton de L'CEuvre au Noir clans une traduction savamment retouchee, Marguerite Yourcenar entend caracteriser l'espace scriptural de son reuvre ou, par un geste recursif de clemiurge, elle cree le nouvel Adam, Zenon. Comment s'etonner alors de la reponse clonnee par ce clernier a un cousin croise en chemin lui demandant vers qui il va: «'Hie, Zeno', clit- il ' moi-meme' » (ibid., 565). L'itineraire de Zenon sera done celui cl'un homme qui cloit se faire lui-meme, qui sera le fruit de ses actes et de ses pensees, tout comme Hadrien achevait lui-meme sa propre forme: «A la longue, mes actes me formaient » (1982 : 329).

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May CHEHMJ

Yourcenar projctte ainsi sur deux periodes historiques dit"ferentes des preoccupations modcrnes, issues de Ia notion toute flaubertienne et nietzscheennc que ce sont les reuvres des hommes qui definissent leur vic 1

• L'objectif est eminemment axiologique: dans un monde d'ou Ia spiritualite transcendante est cvincee, les valcurs immanentes sont appelees a en prendre le relais. Lorsquc les deux protagonistes de Marguerite Yourcenar se font en ecrivant leur histoire, ~t Ia fa9on dont Nietzsche se definissait « soi-meme, en rant qu'ceuvre » (2000, I, Aurore V, § 548: 1201), c'est autant dans l'objectif de revaloriser !'Homme que dans celui de revaloriser l'Histoire, deprecies par les evenements tragiqucs du xxc siecle.

C'est ce que le Jectorat et Ia critique ont prccisemcnt retenu de ces reuvres, les recevant comme une promesse d'espoir face au desarroi de l'apres-guerre: en campant Hadricn et zenon dans une odentation aimantee vers l'avenir plutot que le passe, Yourcenar a ose, par le roman, resingulariser l'histoire. Loin de tout historicisme, elle a propose un nouveau heros des temps d'aprcs les gucrrcs. «A voir vecu dans un monde qui se defait m'enseignait !'importance du prince» (1 982: 525). Les lecteurs

I Le propos de Gustave Flaubert ccrivant a George Sand en dccembrc 1875 sera resume par Nietzsche dans son Con11·e Wagner ( « Nous aut res antipodes ») : « J\~clatc de col ere ct d'indignations renlrces. Mais, dans l'id~al que j'ai de I' Art, je crois qu'on ne doil rien montrer des sicnnes, et que !'artiste nc doit pas plus apparaltre dans son reuvre que Dieu dans Ia nature. L'hommc n'cst rien, I'O!uvre tout ! » (Correspondance, volume 7 (1875- 1876), Paris, Louis Conard, 1954, p. 280-281. Dans ses Ccm1ets de notes, Yourcenar relcve le mcme propos chez le pocte William Butler Yeats: « Faire tic son micux. Refaire. Retoucher imperceptiblcmcnt encore cettc rctouche. 'C'cst moi-mcmc que jc corrige. disail Yeats, en retouchant mes reuvres' »

(1982: 539); a propos de !'influence de Nietzsche sur Yeats, on consultera Otto Bohlmann, Yeats and Nietzsche, Barnes & Noble Books, 1982.

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r {ln)actualite du roman et swtut du per.\'0/11/aKe

contemporains ne s'y sont pas trompcs, ct ont vu en Hadrien et zenon lcs hommes d'Etat que !'Europe du second xxe siecl.e attcndait : des dirigeants alliant leurs destinees individue lles a celle d'un Prince reconstruisant un Empire.

Mais en quoi Marguerite Yourcenar avait-elle besoin de ce detour par le passe? Pow·quoi ccri re une chronique du present reflcchie dans le miroir de l'histoire ancienne?

lnactualite du present

La n.~ponse se trouve dans l'exigence de distanciation, per~ue comme garante de l'inclependance intellectuelle. Pour Yourcenar, a qui son perc avait fa it lire Au-dessus de Ia melee des 19 I 5 (elle avait douze ans), s i l' homme desire fonder ses valeurs propres, il lui est essentiel de pouvoir prendre ses distances d'avec le present: garder une hauteur de vues offre moins de prises aux manipulations de Ia societe et de l'histoire. Cette premiere lecture litteraire proposant une distanciation d'avec Ia «melee» du present a ete un peu plus tard consolidee par d'importantes lectures nietzschcennes. Les Considerations inacruelles notamment, traitent des sujets d'actualite a contre-courant comme l'indique le titre original ( Unzeirgemt.isse Betrachtungen, Considerations a contreternps). L' idee, fondamentale chez Nietzsche, est reprise ailleurs: il faut « se trouver en contradiction avec-le present: son ennemi a toujours ete !'ideal du jour » (2000, 11 , Par-dela le bien et le mal, VI§ 2 12: 661). Ces lectures attestees chez Yourcenar ont conforte en clle Ia conviction que tout etre doue d'cntendement philosophique doit necessairement etre cloignc du present. U est done essentiel, pour Yourcenar comme pour ses personnages, de se trouver

133

May CHEHMJ

le plus loin possible des problemcs du siccle pour micux pouvoir les affronter :

J'ai [c'cst Hatlricn qui s'cxprimc] souvcnt rcflcchi a l'crrcur que now; commcttons quand nous supposons qu'un hommc, unc famillc, participcnt ncccssairemcnt aux idees et aux cvcncments du sieclc ou ils sc trouvent cxister ( 1982: 309).

Statuts du personnage : Des vies illustres aux vies sans lustre

Pour ce qui est du statut du pcrsonnage « historique » lui-meme, l 'a:uvre de Marguerite Yourcenar est unique en son genre pour etre traversee par les trois modalites de l 'ecriture biographique theorisees par Fran~ois

2 Dosse.

Pifldare

Le premier moment est celui de Ia publication, en 1932, d' une biographie de Pindare, fidele a Ia doxographique greco-romaine. Elle participe, selon Ia

2 Dans Le Pari biographique. Ecrire une vie (2005), Dosse distingue trois ages de Ia biographie: l 'flgc hcro"ique, l 'llgc modal ct l 'age hem1encutiquc, ccs trois modalitcs chronologiques nc s'excluant pas ll l 'intericur d'une mcmc periotic. L ' «age hero"ique », qui VH de I' Antiquitc a I 'cpoque modernc, est cclui de l ' iclcal moral, qui met successivement en scene des sages, des saints, des heros puis de grands hommcs. L' «age modal» s'intcrcsse a l 'intlividu dans Ia mesure ou il incarnc un ideal-type: Ia biographic confine alors a I 'enquctc tl'un groupe social donne et pcrmet, a termc, d'aboutir a unc typologie. Entin, I' «age hcrmcneutique » sc caractcrisc par le retour tlu sujel, par des rccits de vic modestcs, ceux des individus moycns, dans Ia rnesurc ou « lc singulicr conticnt lc general, qui lui-memc peul ctrc compris i\ partir tl'une figure singulicre •> (274).

134

( ln)aclualile du roman el siGilli du persomwge

typologie de Franc;ois Dosse, du mode dit « hero·ique ». Si la fonction apparente des Vies, paralleles ou imaginaires, des encomia des souverains defunts, des Memorables de toute sorte etait dans 1' Antiquite de nature archivistique en ce qu 'elle permettait de Iutter contre 1 'oubli, elle se doublait d' une finalite normative, en selectionnant, dans le foisonnement des mots et des gestes d ' une vie, ce que la posterite devait retenir pour « transrnettre les valeurs dominantes aux generations futures» (Dosse, 2005 : 133). C'est en reference a cette vocation pedagogique et universalisante que Ia biographie, selon Dosse, a legitime Ia necessite de styliser le trait et de recourir a l'imaginaire, par-dela le respect de Ia factualite.

L 'essai de Marguerite Yourcenar sur Pindare se ressent beaucoup des annees de formation encore largernent « philologiques » de la detentrice du baccalaureat latin­grec. De fait , le jugement que Marguerite Yourcenar portera sur cette biographie dans les annees 1970 est extremement severe. Mais son regard retrospectif deborde Ia biographie de Pindare pour evoquer Ia vogue doxographique du tournant du siecle. Yourcenar ecrit a son COITespondant :

Mon Pindare , ecrit a vingt-deux ans p<u· une ctudiante en gree qui ne se doutait pas comme il I 'eOt fallu de ses capacites a aborder un sujet si difficile, ct a une epoque ou florissaient dans !'edition les vies, non pas romancees Uc ne suis pas tombee si bas) , mais popularisees, n'cst pas en somme inexact r ... l.

135

May CHEHAIJ

Mais (< I 'erudition »en est hative et pour Ia plupart du temps de seconde main, et Ia pcinture de Ia Grecc y rcstc extcrieure et superficielle. ("est pour ces raisons que j'ai interdit que cette u:uvrc de jeunesse reparaissc durant ma periodc de proprictc l itterairc. (Yourccnar, 1995: 360)

Au tournant du xxe siecle, le regain des Vies « popularisees » auqucl Yourcenar se refere dans sa lettre n'est qu'une parenthese provisoire dans une longue eclipse. Certes, il y avait eu, en marge notamment du rayonnement philosophique de Nietzsche en Europe (D'Iorio et Merlio dir., 2004: passim), une rehabilitation ephemere de la biographie des vies exemplaires a visee morale et de Ia biographie de vies d'artistes. Pour Nietzsche en effet, ta visibilite d'une vie philosophique a l'reuvre dans les doxographies grccqucs etait un modele qui conservait au « vrai philosophe » toute sa dimension educative. Dans « Schopenhauer educateur », la troisieme de ses Considerations inactuelles, il disait :

Je nc me soucie d'un philosophe qu'autant qu'il est capable de uonner un exemple. Que par l'cxemplc i l puissc tirer aprcs lui des peuplcs tout enticrs, il n'y a a cela aucun dotttc; l'histoire de I ' Jnuc, qui est presque l'histoirc de Ia philosophic hindouc, le demontre. Mais l'exernplc doit etrc donne par Ia vie visible ct non point seulement par les livrcs, c'cst-a-dirc de Ia fa<ron dont enseignaient lcs philosophcs de Ia Gn~ce, par Ia mine, !'attitude, le costume, Ia nourriture, les rnreurs, plus que par Ia parole ou me me les cerits. (2000, I, lnactuelles Ill § 3: 297).

A. ce retour particulier a la biographic antique avaient sacrifie des auteurs presttg1eux, comme Romain Rolland avec son Emphlocle ( 1891) et sa Vie de Beethoven ( 1903) ou Marcel Schwab avec ses Vies imaginaires (1896), pour ne nous limiter qu'a la France. Mais le

136

( ln)actualite du roman et statui du personnage

mouvement n'a pas toujours ete a Ia hauteur du souffle qui !'a suscite. II y a done eu « un regime a deux vitesses » du genre biographique: d'un cote effrene et populaire, au point que << La Revue des deux mondes publie en 1927 un article [ ... J qui se plaint des exigences d'un nouveau public pour des biographies [ ... ] anecdotiques. Languissant de !'autre et de plus en plus delaisse par les universitaires et les savants historiens » (Dosse, 2005: 197), pour conna1tre une longue eclipse jusque dans les annees 1980, du fait de Ia primaute de Ia generalite des sciences sociales sur Ia singularite de l'etre humain. C'est !a raison pour laquelle Marguerite Yourcenar se defend d'avoir ecrit une biographie « romancee » de Pindare: elle n'est pas, se defend-elle, « tom bee si bas » ( 1995 : 360).

De Pindare a Hadrien

Le deuxieme moment biographique de Marguerite Yourcenar couvre ses deux reuvres les plus connues: les Memoires d'Hadrien (195 1) qui a conjugue Ia biographie et l'histoire avec l'imprevisible succes international que l'on sait, et L'CEuvre au nair, publiee en plein mai 1968, dont le protagoniste, Zenon, incame l'homme de Ia Renaissance ­mais non uniquement- a Ia recherche de !a verite.

Pour ce qui est des Memoires d'Hadrien, l'ouvrage semble se situer dans le sillage de la doxographie antique de Plutarque, de Suetone ou du senateur Marius Maximus. Mieux, Yourcenar en aurait meme complete la tradition perdue, puisque Ia Vie d'Hadrien de Maximus, redigee ala suite de la Vie des douze Cesars de Suetone, n'etait plus connue que sous une forme fragmentaire ou abregee. Mais le parallele s'arrete la. Car si le sujet paralt le meme, puisqu'il s'agit d'un empereur, Ia maniere est differente. Differente dans Ia forme d'abord : Ia refonte que fait

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Ma.v Cfi£HAB

Marguerite Yourcenar d'un ancien projet, con~u alors qu'elle n'avait qu'une vingtaine d'annees, remplace le temoignage par une confess ion. Dans Ia version initiate, lc narrateur aurait ete Antinoiis, le favori d'Hadrien. Dans Ia version finale, c'est Hadrien qui raconte sa vie: le point de vue s'est inverse et interiorise. Ce retournement est a Ia mesure d'une translation generique: on glisse de Ia recension historique des faits d'un heros au pouvoir -cct hom me illustre qui n 'est pas toujours profitable a la socit:Hc-, vers !'autobiographic fictive d'un grand homme d'Etat, utile, lui, a Ia Nation.

La difference reside ensuite dans Ia posture historiographique: contrairement a l' historien, qui repugne a pratiquer le comblement des lacunes de ses sources a l'aide de !'imagination, Marguerite Yourcenar cherche a saisir Ia verite qui emerge des recits contradictoires en mettant les epoques et les regimes de veridicite en tension. C'est ainsi que, dans les Memoires d'Hadrien, Yourcenar a rejointoye - pour employer un verbe qu'elle affectionnait particulierement - des pierres authentiques avec un ciment actuel. Sa «reprise » de Ia doxographie antique est done un « ressouvenir tourne vers I 'avant », qui reinscrit Ia forme anciennc dans Ia litterature moderne. L' ironie est qu 'on le lui ait recemment reproche: se defendant d'avoir cte influence par les Memoires d'Hadrien, l'ecrivain americain Gore Vidal, auteur en 1964 de mcmoires de l'empereur

3 Sorcn Kierkegaard : « Reprise et rcssouvenir sont un mcmc mouvement. mais en direction opposee; car. ce dont on a ressouvcnir, a cte: c'est une reprise en arricrc; alors que Ia reprise proprcment ditc est un ressouvenir en uvant. C'est pourquoi Ia reprise, si ellc est possible, rend l'homme heureux, tandis que le rcssouvcnir lc rend malheurcux, en admellant, bien entendu, qu'il se donne le temps de vivre et ne cherchc pas [ ... ] un prctexte 1 ... 1 pour s'csquiver derechef hors de Ia vie», Llt reprise, lraduction franr,:aisc de Nelly Viallaneix, Paris, Garnier Flummarion, 1990 : 65 66.

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(ln)actualitd du roman et s((rfut du personna~e

Julien I' Apostat (331-363), fait grief a Yourcenar d'avoir tout« surdecore avec de Ia pensee moderne »(Vidal, 2006). Or c'est exactement la, dans ce mortier contemporain, que se trouve la raison du succes immediat de l'ouvrage: s'y attaquer etait s'en prendre a Ia raison meme de son succes, tout en manquant de voir comment le rejointoiement de l'histoire par la fiction, declru·e et assume par Marguerite Yourcenar, avait justement permis de briser les compartiments du temps. Ce ne sont done pas les sources historiques, au demeurant scrupuleusement respectees par Ia romanciere, qui ont emporte !'adhesion des lecteurs du xxe siecle, mais bien Ia maniere dont Yourcenar a comble les lacunes des sources de I ' histoire. Non les faits et gestes de l'illustre empereur, mais les confessions intimes, d'un homme de pouvoir, certes, mais desabuse devant le spectacle du monde. Quel monde? Une phrase du « Carnet de Notes» des Memoires d'Hadrien, relatant l'etape ultime de Ia genese clu roman en 1948, en donne Ia cle :

Nagucre, j'avais surtout pensc au lettre, nu voyageur, au poete, a l'amant; rien de tout cela ne s'effa9ait, mais jc voyais pour Ia premiere fois se dessiner avec une nettete extreme, parmi toutes ces figures, Ia plus officielle a Ia fo is et Ia plus secrete, celle de l'empcreur. Avoir vecu dans un monde qui se clefait 111 'enseignait !'importance du prince. Je me suis plu a fa ire ct a refaire ce portrait d'un homme presque sage. ( 1982: 525 ; soul ignc par nous)

L'Hadrien de Yourcenar incarne done autant I' empereur a Ia reputation pacifique, qui alll·ait rompu avec la politique expansionniste romaine et se serait attache a pacifier et a reorganiser !'Empire, que le dirigeant auquel I' Europe aspirerait au lenclemain de Ia Seconde Guerre mondiale , dans un monde qui se refait. Mais au lendemain de Ia debacle de l'histoire et des valeurs qui la fondaient, il

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May CHEHA/1

etait impossible de brosser un portrait exalte de qui que ce fGt. Hadrien sera un heros hybride, un homme d'Etat soucieux de ses citoyens, et un homme tout court :

Tousles problcmes de !'empire m'accablaicnt a Ia fois, mais le mien propre pcsait duvantagc. Je voulais le pouvoir. Je le voulais pour imposer mes plans, cssayer mcs remCdes, rcstaurer Ia paix. Je le voulais surtout pour ctre moi-meme avant de mourir ( 1982 : 353).

D'Hadrien a Zellon

Contrairement au protagonistc imperial des Menwires d'Hadrien, le batard de L'(Euvre au noir n'est pas un homme de pouvoir. Medecin, philosophe, sorcier et alchimiste, zenon Ligre est l'homme curieux et epris de liberte de Ia Renaissance. A ce titre, on peut dire, scion Ia typologie de Dosse, que Zenon illustre I' «age modal » de Ia biographie, ou l'individu incarne un ideal type, ici, celui de l'humaniste. Mais I 'accueil enthousiaste reserve a cette reuvre en apparence si etrangere a son temps ne s'explique pas uniquement par Ia sobriete classique de son style, poncif de Ia critique yourccnarienne. II tient aussi a ce que Zenon rcpresente un type dans lequel les lecteurs ont spontanement reconnu une figure emblematique d'unc nouvelle identitc culturelle europeenne. Dans Ia «Note de !'auteur» que Marguerite Yourcenar a placee en coda a L'(Euvre au noir, sont mentionnees toutes les figures historiques qui ont croise Ia vic de Zenon : le « vieux Leor\ard », Paracelse, Copernic, Dolet, Vcsale, Pare, Servet sont ses alnes ou ses contemporains ; Galilee, Campanelle et Giordano Bruno, qui mourra de Ia meme mort que celle de zenon, lui sont legcrement posterieurs. La note explicative ne laisse aucun doute sur le syncretisme de Ia figure de Zenon :

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(ln)acltwlile du roman el s/alttl du personnage

Sans qu'il s'agit de composer mccaniquement un personnage synthctique, ce qu 'aucun romancier consciencieux n'accepte de faire, d'assez nombreux points de suture rattachent I ' imaginairc philosophe a ces authentiques personnalites echelonnees le long de ce me me siecle. ( 1982 : 840).

II est assez surprenant de voir a que! point ce personnage fictif de Ia Renaissance est indubitablement moderne et en avance sur son temps, comme l'est L'CEuvre au noir sur celui de sa publication. P01te a Ia connaissance du public en 1968, le roman confirme a l'avance les resultats d'un sondage pratique dans plusieurs pays de !'Union europeenne au sujet des figures tutelaires de !'Europe. L'enquete avait fait ressortir certaines «figures de cristallisation pour une nouvelle identite culturelle europeenne : Leonard de Vinci, Christophe Colomb, Luther parmi les anciens, et Churchill, Marie Curie et Charles de Gaulle pour le xxe siecle » (Dosse, 2005 : 199). Et les deux periodes qui sont majoritairement evoquees comme les temps fotts a I 'echelle de !'Union sont « la Renaissance et la Seconde Guerre mondiale »(ibid.). Le roman de Ia vie de Zenon Ligre, homme libre de la Renaissance, dont le pere « s'etait complu a parter chevaux et machines de guerre avec Leonard de Vinci » (Yourcenar, 1982: 566), est par Ia meme un roman identitaire de l' homme europeen dans sa diachronie.

De Zenon a Mrs. Smith

De Pindare a Hadrien et d'Hadrien a Zenon, c'est encore cette modalite « hero·ique » que Marguerite Yourcenm· met en scene, meme si le discoW"s qu'elle fait tenir a ses protagonistes la dement souvent, meme si par moments les rigides frontieres definitoires de I' identite et

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May CHEHAIJ

de I 'alterite commencent d'etre contestees, dans un questionnement qui culminera dans son triptyque du Labyrinthe du Monde4

.

Car I' interet quasi obsessionnel que porte Marguerite Yourcenar a Ia vic des autres s'inscrit (paradoxalemcnt ?) dans Ia conduite du vieux projet de se connaltre soi-meme : Ia romancierc est convaincue, commc se le repete Zenon, que « Unus ego er multi in me »

5 ( 1982:

699). Hadrien aussi etait tres explicite a ce sujet: dans le chapitre intitule Varius multiplex multiformis, l'empercur assiste au spectacle de toute une dramaturgic de sa vie interieure: «Des personnages divers regnaient en moi tour a tour mais lc tyran tombe regagnait vite le pouvoir [ ... J. J'hebergeai ainsi l'officier meticuleux [ ... ], le melancolique reveur des dieux 1 ... ], !'amant pret a tout [ ... ]. Et mentionnons aussi ce personnage vacant, sans nom, sans place dans l'histoire, mais aussi moi que tous les autrcs [ ... ] », concluait Hadrien ( 1982: 328).

Dans ses romans historico-biographiqucs, Yourcenar ne se limite pas a pluraliscr la notion de personne. Elle prone, a la suite de Nietzsche, que celui qui se penche «sur l' histoire », comme elle l'a fait, <<est heureux d'abriter en soi non pas 'une seule arne immortclle', mais beaucoup cl'ames morrelles » (Nietzsche, 2000, l, Humain, trop hun-win, § 17: 7 I 1). Sa derniere reuvre, Ia trilogie du Labyrinthe du monde qui constitue son dernier moment auto- et hetero-biographique, en porte Ia marque : Yourcenar y fait de border I' Etre au-dela du temps de Ia personne exemplaire, se reconnaissant dans Ia vie de predeccsseurs, gens de lignage ou du commun, hommes ct

'1 La trilogic comprcnd Souvenirs pieux ( 1974). Archives du Nord ( 1977) ct Quoi? L'e1emi1t! (posthume, 1988). 5 Je suis 1111 e1 beaucoup son/ en moi.

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(In )acltlafire du r0111an er star ut du persowwge

surtout femmes au pluriel (Chehab 2007, passim), dans « Jes Valentine, les Reine, les Josephine et les Adrienne dont [ elle estJ sortie » (Yourcenar, 1991 : 965).

L'ecriture de cette trilogie autobiographique ou, selon Jean Blot, Marguerite Yourcenar a reussi « le tour de force d 'ecrire une autobiographie dont elle absente» (Blot, 1989: 100), s'accomplit en effet dans une recherche des origines perdues, ou le temps de I 'espece se substitue a celui de I 'individu

6, donnant un etalon biologique au temps

de I 'histoire. Le motif de Ia quete genealogique est pose des l'epigraphe, cette ancienne enigme du koan zen ( « Quel etait votre visage avant que votre pere et votre mere se fussent rencontres ? »), qui cachait derriere I' elegante et philosophique formulation une aporie de Ia biologie genetique du xxe siecle

7•

La remontee dans les deux branches, Souvenirs pieux pour l'ascendance mateme1le et Archives du Nord pour le monde paternel, est pretexte a une multitude de mini-biographies. C'est en cela que la trilogie illustre ce que Fran9ois Dosse nomme « l'age hermeneutique » : elle permet, dans une perspective sociologique, d'interroger Ia

6 La theoric de l'cmcrgencc n'est pas nouvelle: elle a des racincs epicurienncs. Plus pres de nous, le Reve de d'Aiembert decrit Ia genese de d' Alembcrt lui-meme qui commence a un etat pre-embryonnaire. Ocpuis Locke, Ia cartographic du moi deborde les contours fermcs de l'individu et se dilue dans Ia grande chaine des clres. Le naturalisme et le deisme des Lumieres en felicitent l 'architccte, dont le plan tcleologiquc vise l 'cpanouissemcnt mutuel et lc progrcs general. 7 Se chercher dans ses parents etait en cffet une image, recurrente chez les mathematiciens, de Ia prevision biologique parfaite. Cf. Emile Borel, Le Hasaf'(/(premierccdilion 1914), !948: Ill: « Lecaractcre essenticl de Ia connaissance scientitique est de pcrmettre La prevision ; on poUI·rair proposer commc ideal a Ia biologic de deduire de Ia connaissancc parfaite des parents Ia connaissance parfaite de I 'enfant». Cf. cgalcment Chchab, 2004: 75-88.

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-Mm• CH£1-fAfl

cosmogonie, non plus d'etrcs hero"iques ou singuliers, mais des muets de l' histoire.

On ne saurait des lors s'etonner que chez Marguerite Yourcenar, cette recherche des origines so it sous-tendue par des instruments d'investigation provenant de Ia mathematisation du hasard des XIXe et xxc siecles. On peut se demander comment Je raisonnement probabiliste, fonde sur I' impersonnel et Ia repetition, est conci liable avec l'ecriture litteraire, supposee « mettre en scene des situations et des etres singul iers » (Vatan, 2000 : I 02- 1 03). La reponse reside en partie dans son pouvoir demystificateur: les analogies de l'enquete anthropologique yourcenarienne avec le calcul des probabilites permettent de rclativiser !'importance d'evenements tenus pour uniques et exceptionnels, « de demonter 1' ill usion psychologique de Ia route-puissance du sujet et de reintegrer dans une generalite statistique des dimensions considcrees comme etant du ressort de Ia subjectivite »(ibid.: 102).

Car Ia verite historique, qu 'au demeurant Yourcenar ne veut aucunement trahir, souffre du magnetisme distordant des incliviclualitcs. C'est pourquoi elle precise, des le debut d'Archives clu Nord:

Je nc vais done pas m'attarder a suivre generation par generation des Clecncwcrck lcntement devenus Craycncour. La farnillc proprcment elite m'intcrcssc moins que Ia gens, Ia gens moins que le groupe. l'ensemblc des ctrcs ayant vccu dans les memes lieux au cours des memes temps. Je voudrais r ... 1 profiter meme de !'obscuritc et de Ia mediocrite de Ia plupart de ccs pcrsonnes pour decouvrir quelques lois que now; dissimulent ailleurs les protagonistcs trop magnifiqucs qui occupcnt les dcvants de l'histoirc. ( 1991: 974).

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(In )actualite du roman l ' l swtut du persomwKe

Ainsi, Ia loi des grands nombres, autre pilier du raisonncment probabiliste, sc transposera dans le fait litteraire: plus le regard descriptif s'eloigne de J'individu, plus il a paradoxalement de chances d'etre dans le vrai. C'cst ce que pcrmet le «regard cosmique » adopte par Marguerite Yourccnar quand elle survolc dans sa trilogie de grands pans d'humanite:

Cctte fami llc, ou plu tot ces famil ies, dont l'enchcvctrcment constituc rna ligncc paternelle,je vais done cssaycr de prendre avec clles mes distance~. de les remettre a leur place, qui est petite, dans l'immcnsitc du temps. (1991: 16).

La loi des grands nombres prcsente l'avantage d'aplanir les individualites, ces cas particuliers que Ia statistique n'examinc qu'au pluriel. C'est elle qui permct a Yourcenar de pouvoir statistiquement resumer Ia vie de ses grands-parents dans Ia formu lc quantitative des « douze mille petits dejeuners »(ibid.: 189) pris ensemble.

Mais jusqu'ou va cet antisubjectivisme yourcenarien? Est-il seulement concevable, lorsque l'on sa it qu 'elle a ecrit ou recrit les vies singul iercs de Pindare, Hadrien, U non et de tant d'autres? Son detachement soigneusement entretenu face aux phenomenes eta soi, ses scrupules methodologiques devoiles par le biais d'un autocommentaire constant, son denigrement incessant du sujet lyrique et romantique pourraient sembler «de l'art antiepiphanique par excellence, determine a montrer l~s choscs dans leur realite crue, basse, ct a dissiper toute illusion que rcsiderait en elle un sens plus profoncl !'inverse exact d'unc transfiguration» (Taylor, 2003: 540).

Chez Yourccnar,l'effet cl'aplatissemcnt qui procCde de Ia representation impitoyable du caractere illusoirc des aspirations romantiques a un moi epiphanique et en tier,

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May CH£111\8

n'est justement pas une fin en soi. On en voit un admirable cxemple dans l 'un des recits de voyage de sa derniere reuvrc, inachevee, qui a pour titre Le tour de La prison. ll s'agit d'un portrait-meditation suscite par une photographie vue dans« l'hebdomadaire americain par excellence», Life, que nous reproduisons ici a escient dans sa quasi­integralite:

Une dame quekonquc, un pcu cpaisse, sans doute situce entre la quarantaine et Ia soixantaine, un manteau de voyage qu'on devinait beige, souliers de ville a talons mi- huuts, petit chapeau sOrement achetc dans un grand magasin, sac volumineux. serre sous le bras avec ce gestc posscssif qu'ont souvent les femmes un peu mOres, et qui contenuit a n 'en pas douter lc porte-monnaie, quelques billets de banque. !'assurance-sante, le portrait des enfants ou des pctits-enfants, pcut-etre un de ccs petits cam~s de papier de soic qui donnent i\ I'Amcricain en voyage ! 'impression de s'ctre lave les mains. Une rombiere americaine tellc qu'on les rencontrc, innombrablcs, dans lcs magasins de souvenirs et lcs restaurants convcnablemcnt bien cotes. Celle-ci etait dcbout dcvant unc mer calmc; une vaguelettc lcchait lc sable a quelques metres de ses bons soulicrs. Cctte photographic prise sans doute au cours d'un petit voyage en Californie, par un mari ou un tils un pcu en rctrait sur Ia plage, avail eu lcs honneurs de Ia scmaine parce que, !'instant qui suivit le dccl ic, unc cnonne lame tic fond empot1a Ia femme, le chapeau du grand magasin, le manteau, lc sac, les papiers d'identitc avec les portraits des cnfants ou des petits-enfants, en fait, toutc unc vic. Cc qui avait etc unc forme, unc pcrsonnc rcconnaissablc, chCric pcut-ctre, ou detestcc, ou !'obj et pour les sicns d'unc tranquille indifference 1 ••• 1 s'etait d'un scul coup amalgamc a Ia mer informe. Mrs. Smith (si c'etait Ia son nom) 1 .•• 1 avnit disparu dans le primordial et l ' illimitc. J'ai rcpensc plusieurs fois il cllc. J'y pensc encore. A l'hcure qu'il cst,je suis pcut-ctrc

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(ln)actua!ite du roman et statui du personnage

Ia seule personne sur Ia terre a me souvenir qu'clle aetc.( l99 1 :617-6 18).

Le pouvoir de J'ecriture yourcenarienne ne reside done pas seulement dans son aptitude a saisir la scene de l'histoire ou la banalite du present comme objet de contemplation. Elle tient surtout a son pouvoir extraordinaire de l'investir de sens: Ia Olt l'empereur antique se reactuaLise en devenant un homme d 'Etat moderne soucieux de ses citoyens, Ia oi:1 le mediocre sans forme ni nom qui semblait !'objet final d ' une denonciation anathematique, prend Ia f01me d ' un destin, Ia se trouve !' art de Yourcenar.

L 'histoire com me miroir reformant

Les renversements de perspective et les prises de distance sont muLtiples et progressives de Ia part de la romanciere-essayiste : a l'egard du roman, a I 'egard du present, a l'egard d'elle-meme. lei encore, !a posture n 'est ni gratuite, ni suspecte de psychologisme, mais se fixe un objectif axiologique: resister au present n'a d'autre fin , face a ceux qui s'engagent dans le siecle et a Ia suite de Nietzsche, que celle d' « en fixer a nouveau Ia valeur » (2000, I, lnactuelles Ill, § 3: 305). Si l' histoire a court terme est ignoree, si l'actualite semble rneprisee au profit du passe, c'est au bout du compte dans le but d'atteindre une veritable profondeur historique qui englobe le passe comrne le present, qui pretende a !'universe!. La vision si particuliere de Marguerite Yourcenar sur l'histoire consiste, comme elle Je dit, en « cette espece de regard qui nous fait ernbrasser d'un seul coup le temps, le temps dans lequel le personnage a vecu, et aussi le notre , ce temps qui est de 'l'eternite pliee', comme le disait Cocteau dans une formule inoubliable » (Rosbo, 1980: 61). Dans ses reflexions

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Mtl\' CNEifi\R

« pliees » sur I 'histoire du xxc siecle et des siecles precedents, Marguerite Yourcenar aiguise sa reflexion historiographique, qui p011e moins sur !'objet de l'histoire que sur sa verite :

Cc qui nc signific pas, commc on lc tlit trop, que Ia verite historiquc soit toujours ct en tout insaisissable. II en va de eettc verite cornmc de toutes lcs autres : on se trompe pluJ ou moins. ( 1982 : 528).

* Les « romans historiques » de Marguerite Yourcenar

sont des romans modernes, ou les temporalitcs sont telescopees. Plus encore, ils ont reconnu Ia necessite de recouvrer Ia valeur de I 'Histoire de I 'Homme, deconsideree a Ia suite des catastrophes du xxe siecle. Si done roman historique il y a et si Ia fiction des temps passes ne fait que rCfracter le temps present, c'est uniqucment en tant que l'histoirc est aussi porteuse d'une le9on universelle. Lc regard du roman moderne ne fait detour par I 'histoire que dans la mesurc ou celle-ci doit eclairer lc present et permettre, comme le confic Yourccnar (Rosbo, 1980: 44), de retrouver «nos problemes vus sous un autre angle».

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( /n)acltmfite clu rmnc/11 el .l'lclfllt du P<'J"SOIIIIII.'W

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