histoires de thermomètre (proust, mann, hemingway)

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3 VERSANTS Numéro 59:1 (fascicule français) / 2012 LA FIÈVRE, DU CORPS À LA MÉTAPHORE Sous la direction de Jérôme DAVID LES AUTEURS Introduction 5-9 JEAN-PHILIPPE RIMANN De la « fièvre littéraire » au « frisson du sens » 11-29 ISABELLE PITTELOUD Sueurs et sentiments: la cristallisation à l’épreuve de la fièvre 31-44 MARTINA DÍAZ CORNIDE Zola: la chair fébrile 45-57 FABIEN DUBOSSON Fièvres fin-de-siècle et politique : le cas des romans « contagieux » de Maurice Barrès 59-78 ANNICK MORARD Du cœur aux lèvres: les fièvres de Vladimir Maïakovski 79-93 ANNICK ETTLIN Histoires de thermomètres (Proust, Mann, Hemingway) 95-110 PHILIPPE GEINOZ Le théâtre des fièvres dans Fibrilles de Leiris 111-129 versant_fr_2012_Mise en page 1 17.06.12 15:46 Page3

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VERSANTS Numéro 59:1 (fascicule français) / 2012

LA FIÈVRE, DU CORPS À LA MÉTAPHORESous la direction de Jérôme DAVID

LES AUTEURSIntroduction 5-9

JEAN-PHILIPPE RIMANNDe la « fièvre littéraire » au « frisson du sens » 11-29

ISABELLE PITTELOUDSueurs et sentiments : la cristallisation à l’épreuve de la fièvre 31-44

MARTINA DÍAZ CORNIDEZola : la chair fébrile 45-57

FABIEN DUBOSSONFièvres fin-de-siècle et politique : le cas des romans « contagieux» de Maurice Barrès 59-78

ANNICK MORARDDu cœur aux lèvres : les fièvres de Vladimir Maïakovski 79-93

ANNICK ETTLINHistoires de thermomètres (Proust, Mann, Hemingway) 95-110

PHILIPPE GEINOZLe théâtre des fièvres dans Fibrilles de Leiris 111-129

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1 À la suite, notamment, du travail de Jonathan Crary sur les instruments d’optique, dans Techniques ofthe Observer. On Vision and Modernity in the Nineteenth Century, Londres, MIT Press, 1990, de celui deThiphaine Samoyault sur les instruments de mesure du temps, dans La Montre cassée, Paris, Verdier, 2004,ou encore de celui de Franc Schuerewegen sur les instruments de communication, dans À distance de

Annick ETTLIN, «Histoires de thermomètres », Versants 59:1, fascicule français, 2012, pp. 95-110

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Histoires de thermomètres (Proust, Mann, Hemingway)

L’arrivée du thermomètre médical dans les foyers, pendant la GrandeGuerre, signe aussi son apparition dans les textes littéraires. Dans la fictioncomme dans la vie de l’homme moderne, malgré sa discrétion et sonapparente inoffensivité, le thermomètre nous semble fonctionner comme lereprésentant d’un savoir objectif, scientifique, que la modernité tendra àséparer d’une connaissance subjective de l’être humain prise en chargenotamment par la littérature. Le thermomètre pourra alors être vu commele lieu, même minuscule, d’une rivalité entre paroles scientifique et littéraire.

En effet, tandis que les fièvres romantiques ne se formulaient que dansles mots d’un sujet responsable d’évaluer lui-même l’intensité de son mal,alors que toutes les ressources du langage poétique pouvaient être mobili-sées pour décrire les sensations qui l’accompagnent, le thermomètreramène l’expression de la fièvre à un chiffre laconique, qui retire au maladele droit de dire ce qu’il éprouve. Fièvres lyriques ou métaphoriques sontdésormais remplacées par un verdict ferme, minimal, inflexible, contrelequel le sujet, bien souvent, bute. Dès lors se pose la question de savoircomment la littérature y réagit : de quelle manière entend-elle « reprendreà la science son bien», et par là demeurer un espace d’invention et de rusedont l’autorité n’est pas à mettre en doute ? Dans les fictions littéraires,comme on le verra, le chiffre du thermomètre est encore soumis à l’inter-prétation d’un lecteur de bonne ou de mauvaise foi, qui peut interrogerson objectivité et manipuler son sens.

En prenant pour objet d’étude un instrument scientifique que la fictionaborde moins comme un thème que comme un accessoire, en procédantau repérage d’un petit outil sur lequel le lecteur, en principe, passe sanss’arrêter, cet article se donne deux buts : d’un côté, il voudrait contribuer àune étude générale du traitement, par la littérature, des objets de la science1 ;

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voix. Essai sur les «machines à parler », Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires de Lille, 1994. Voir aussi lelivre important de Jacques Noiray, Le Romancier et la Machine. L’image de la machine dans le roman français(1850-1900), Paris, José Corti, 1982. Quelques articles méritent également d’être mentionnés : ClaudeGandelman, «Le texte littéraire comme carte anthropomorphe», Littérature, 53, 1984, pp. 3-17 ; FrancSchuerewegen, « ‘Télétechné’fin de siècle : Villiers de l’Isle-Adam et Jules Verne», Romantisme, 69, 1990,pp. 79-88 ; Jacques Berchtold, « (Jean-)Jacques tic-tac Denise : statut des montres chez Rousseau et dansJacques le Fataliste », Lumières, 5, 2005, pp. 187-205 ; et Philippe Hamon, «Du parapluie », L’Événementclimatique et ses représentations (XVIIe-XIXe siècle), éd. E. Le Roy Ladurie, J.Berchtold, J.-P. Sermain, Paris,Desjonquères, 2007. Mais à vrai dire, les travaux sur les instruments scientifiques dans la littératuren’abondent pas vraiment, et rien n’existe sur le thermomètre médical en particulier.2 Voir, parmi beaucoup d’autres, les travaux d’Yves Citton, ou le numéro de la revue en ligne LHTintitulé «Le partage des disciplines » et dirigé par Nathalie Kremer (n° 8, publié le 16 mai 2011 [enligne], URL: http://www.fabula.org/lht/8).3 Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Paris, Gallimard, 1988. Voir en particulier les pp. 288 à 311.4 Thomas Mann, La Montagne magique, trad. Maurice Betz, Paris, LGF, 1991. Ici comme pour L’Adieuaux armes, j’indique les références de la traduction usuelle en français, mais travaille également sur letexte en langue originale, que je mentionnerai au besoin.5 Ernest Hemingway, L’Adieu aux armes, trad. Maurice Edgar Coindreau, in Œuvres romanesques, t. I,Paris, Gallimard, 1966.

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par ailleurs, il aimerait participer, même modestement, à une réflexion quipréoccupe aujourd’hui tout particulièrement les chercheurs en littérature,qui consiste à définir les spécificités de leur objet, dans un rapport soitd’opposition, soit de complémentarité, avec les autres disciplines2.

Le chiffre contre la lettre

Le thermomètre, on l’a vu, n’appelle pas nécessairement l’attention dulecteur ; pourtant, dans quelques romans des années 1920, alors que saprésence comme objet courant est encore récente, il reçoit un traitementsuffisamment insolite pour que le chercheur s’y arrête. En particulier, ilapparaît dans les romans de Proust – Le Côté de Guermantes, où il intervientcomme l’objet clé d’un épisode initiatique, la maladie et la mort de la grand-mère3 –, de Thomas Mann – La Montagne magique, qui lui consacre unchapitre et l’associe aux modes de vie et de pensée bien caractéristiques duBerghof4 – et d’Ernest Hemingway – L’Adieu aux armes, où il surgit commeun élément perturbateur, lié à l’expérience traumatisante de la guerre5.

À partir de ce corpus, je chercherai à montrer comment la littératurepeut répondre à une parole « scientifique », ou comment celle-ci, affirma-tive, peut être prise à parti par une pensée du doute. Le chiffre duthermomètre, bien qu’il se donne comme inflexible, se laisse pourtant

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6 La Montagne magique, dans sa préface, se présente comme le récit d’événements d’avant la guerre,contés depuis le point de vue éloigné de celui qui l’a vécue : c’est une histoire «qu’il faut absolument[…] raconter sous la forme du passé le plus reculé », qui se déroule « auparavant […], sinon trèsauparavant », et qui prend l’aspect, par conséquent, d’une « légende » (La Montagne magique, op. cit.,pp. 7-8).7 Dans les limites de cet article, et parce qu’il n’entretient pas d’ambitions théoriques, je me contented’utiliser les termes « littérature » et « fiction» comme s’ils étaient presque des synonymes.8 Proust, Le Côté de Guermantes, op. cit., p. 289.9 Ibid., pp. 288 et 290.

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prendre dans un « jeu » que la littérature institue, et dont on verra qu’ilpeut faire rire, même s’il n’est pas sans gravité. D’abord symptôme d’uneperte de confiance en le langage, que l’on n’aura pas de mal à associer,comme Thomas Mann, à « certain tournant ou certaine limite qui aprofondément bouleversé la Vie et la Conscience »6, à savoir la GrandeGuerre, le thermomètre pourra être retourné en l’instrument d’unelangue qui précisément choisit de se faire menteuse, sur un mode ludique.Ainsi, le thermomètre donne lieu à deux types de scènes, et deux sortesde prises de conscience : signalant le trouble d’un sujet éprouvant la facti-cité du monde, il peut aussi dire l’astuce et la gaieté de l’écrivain pris dansle jeu de la fiction7.

Chez Proust, la mesure de la fièvre est liée à la sensation douloureused’une non-coïncidence du sujet avec son propre corps, perçu comme undomaine essentiellement mystérieux. Les lèvres refermées sur le thermo-mètre, réduite au silence, la grand-mère du narrateur laisse parler lemercure et se découvre impuissante à gérer, voire à comprendre, ce corpsduquel son esprit n’est plus solidaire, qu’il observe avec étonnement.Marquant l’échec de l’introspection en faveur du discours scientifique, lethermomètre «montr[e] avec exactitude le chiffre que nous lui avionsdemandé et que toutes les réflexions qu’eût pu faire sur soi-même l’âmede ma grand-mère eussent été bien incapables de lui fournir »8. Sa préci-sion et son assurance font contraste avec le désarroi de la grand-mère,spectatrice passive de sa propre maladie. Pour décrire celle-ci, Proust arecours à toutes les ressources de la mythologie, figurant tantôt le corpscomme une « pieuvre », la fièvre comme un «Python », le thermomètrecomme une «Parque » et l’action du fébrifuge comme un « combatpréhistorique »9. Tout ce qui relève du domaine du physiologique, ou toutce qui lui est associé, est alors désigné comme «créature », appartenant à

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un « règne » différent de celui des humains10. La séparation du sujet d’avecson propre corps est donc formulée sur un mode hyperbolique, commeune expérience qui ramènerait l’homme aux origines de la création.

Le thermomètre proustien, à son tour, est investi par l’imagination, etrapproché de plusieurs figures du destin : «petite sorcière [qui] tir[e] sonhoroscope », « petite sybille dépourvue de raison » et « petite prophé-tesse »11, dont la taille réduite fait à chaque fois contraste avec le pouvoirinfini qu’elle exerce sur l’avenir, dont elle possède la maîtrise.L’instrument de mesure est aussi doté d’une parole. Il peut s’adresser aumalade mais n’a cependant pas d’oreilles pour l’entendre, et la communi-cation s’établit donc à sens unique, dans un rapport de forces nettementdéséquilibré. Le thermomètre ne répond pas, par exemple, aux tentativesdu jeune narrateur pour négocier avec lui et faire varier son chiffre :secousses vigoureuses et prières ardentes n’ont aucun effet sur lui, et saparole, puissante, réduit le sujet à une posture docile et silencieuse.

Séductrice également, la parole du chiffre convertit progressivement lehéros de La Montagne magique à un mode d’existence dans lequel il setrouve ensuite définitivement pris. D’abord réticent à son égard, HansCastorp finit par s’y soumettre et adopte alors une discipline stricte, respec-tant les contraintes liées aux quatre prises de température qui viennentrythmer l’organisation de chacune de ses journées. Hans reçoit la consigned’introduire le thermomètre dans sa bouche, et celui-ci en ressort toujours«obliquement», comme pour signifier les détournements qu’il inflige à laparole du sujet12. Dans La Montagne magique, les chiffres du thermomètresont aussi associés à ceux de la montre-bracelet, comme à une autre formed’un discours standardisé qui s’oppose à la sensibilité de l’individu. Pendantque ses lèvres se referment sur le thermomètre, les yeux de Hans sont en

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10 Voir ibid. p. 288 (où le corps apparaît comme «un être d’un règne différent » auquel le sujet seraitattaché, et où les médecins appartiennent « au même règne physique » que la maladie), et pp. 289-290(où l’on s’adresse au fébrifuge comme « à une autre créature du même règne » que le thermomètre).11 Ibid., p. 289.12 Nous reviendrons sur ce détail, car plusieurs autres éléments importants sont associés, dans leroman de Mann, à une posture «oblique ». Voir, par exemple, ibid., pp. 99 (« l’instrument de verre luisortait obliquement de la bouche »), 250 (« sa lèvre inférieure [celle de l’infirmière qui fournit unthermomètre à Hans], qui saillait obliquement, resta en suspens ») et 252 (« [il] introduisit la pointe devif-argent sous la langue, de telle sorte que l’instrument lui sortait obliquement d’entre les lèvres qu’ilferma étroitement, pour ne pas laisser de jour »).

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effet rivés sur les aiguilles de la montre, afin que soit respectée la duréeréglementaire de la mesure13. Le rituel de la prise de température, que notrehéros adopte si passionnément, par et pour lequel il se coupe du monde etprolonge son séjour au Berghof presque éternellement, l’engage à substi-tuer aux discours humanistes ou mystiques de personnages commeSettembrini et Naphta, la parole lapidaire d’un chiffre.

Mais à la différence de Marcel et de sa grand-mère, Hans Castorp ne luifait pas mauvaise grâce, et la choisit comme une alternative séduisante,préférable à d’autres modes de discours : il s’accomode volontiers de saprésence. Chez Proust, au contraire, l’expérience de la prise de températureparticipe de l’éducation douloureuse d’un sujet n’ayant pas atteintmaturité, et donne lieu à une découverte qui influencera profondément savision du monde. L’épisode de la maladie de la grand-mère, en effet,permet au narrateur de prendre la mesure d’une distance qui sépare le sujetnon seulement de lui-même, mais aussi des autres êtres, quel que soit ledegré d’affection ou d’intimité qui par ailleurs les lie. Avec le thermomètrecomme avec d’autres objets technologiques, l’appareil photographique etle téléphone, le narrateur proustien fait l’expérience, pour la première fois,de l’altérité14.

Dès lors que la grand-mère, à laquelle le jeune narrateur s’étaitjusqu’ici parfaitement identifié, devient «une partie du monde extérieur »,lorsqu’on ne peut plus lui parler que comme à « une étrangère »15, ilapparaît alors nécessaire de commencer à lui mentir. C’est bien l’enjeuque Proust présentait tout au début du volume, associé au lieu qui luidonne son titre, l’hôtel des Guermantes : « nous étions venus y habiterparce que ma grand-mère ne se portant pas très bien, raison que nousnous étions gardés de lui donner, avait besoin d’un air plus pur »16.

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13 Il faut insister sur le lien entre la prise de température et l’expérience du temps qui est au centredu roman (« roman du temps », comme le désigne son narrateur, op. cit., p. 779). Ainsi, le thermomètreparticipe véritablement de cette discussion et n’est un objet ni marginal ni insignifiant. Voir, parexemple, ibid., pp. 100 (« J’aime beaucoup la température, quatre fois par jour, parce que, à ce moment,on se rend vraiment compte de ce que c’est en réalité qu’une minute ou même sept minutes […]»)et 613 («Eh bien, j’en ai moi, du tempus [en parlant de sa température] »).14 Voir la scène où le narrateur perçoit sa grand-mère comme du point de vue d’un appareil photo-graphique, d’une manière objective (Proust, Le Côté de Guermantes op. cit., pp. 132-134), et celle de lacommunication téléphonique, où la mort de la grand-mère est déjà annoncée (ibid., pp. 125-128).15 Ibid., p. 303.16 Ibid., p. 4.

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Donnée dans ses premières lignes, la découverte philosophique du romanpeut être formulée en quelques mots : connaître que l’autre est autre, c’estcomprendre qu’il faut lui mentir, et par réciprocité, qu’il nous ment aussi.Ainsi, le problème de la relation à autrui sera, chez Proust, un problème decroyance : comment distinguer, si l’autre est toujours soupçonné commementeur, ce qu’il faut croire de ce qu’il ne faut pas croire ?

La fièvre : une croyance

De même qu’un médecin complaisant, appelé à donner son diagnosticsur la maladie de la grand-mère, désigne celle-ci comme une «croyance»17,le narrateur proustien découvre, au chevet de son aïeule, qu’il doitsoumettre à l’épreuve du doute la plupart de ses expériences, et en parti-culier ses expériences amoureuses. Ainsi, il peut faire le lien entre lamaladie de sa grand-mère et ses propres peines d’amour, à travers plusieursanalogies qui viennent anticiper la relation, plus tardive, avec Albertine. Parexemple, la grand-mère se trouve, face au mal, « incertaine, pareille auxamants qu’un doute du même genre porte tour à tour à fonder des espoirsdéraisonnables et des soupçons injustifiés sur la fidélité de leur maîtresse»18.Les variations rapides qui font hésiter l’amant entre la croyance et le doutesont en effet identiques à celles qui fournissent à l’épisode de la maladieses rebondissements : trahisons et conciliations se produisent brutalement,sans qu’on ait pu les prévoir, et font obstacle à la compréhension.

Dans un autre passage, à la fin de l’épisode, Proust rapproche encorel’urgence de « [ne] pas dire que ma grand-mère fût très malade », à l’ins-tinct de « supposer qu’Andrée plaignait trop Albertine pour l’aimerbeaucoup»19. Cette fois-ci, c’est l’un des traits de caractère les plus carac-téristiques du narrateur qui est visé, et par delà celui-ci, l’un des modesd’accès à la connaissance les plus importants chez l’être humain. Ce que lacomparaison entre le mensonge du narrateur à sa grand-mère et l’hypo-thèse qu’il produit au sujet d’Albertine nous montre, c’est que la croyance

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17 Voir l’épisode truculent, aux pp. 292-293, de la visite du psychanalyste, ce médecin « sans thermo-mètre ».18 Ibid., p. 307.19 Ibid., pp. 310-311.

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est toujours affectée par l’émotion. Elle ne procède pas de manière ration-nelle, bien qu’elle se donne parfois l’illusion de reposer sur desraisonnements logiques et des observations empiriques. Au contraire, lanature de la croyance est largement déterminée par la volonté du croyant,et Proust explore ici un mécanisme de défense typique chez son narra-teur, qui consiste à repousser éternellement le dénouement del’incertitude, par le biais du mensonge : en ne disant pas ce qu’on ne veutpas croire, on en ignore la vérité.

Dans La Montagne magique, les scènes de prise de température ontégalement pour fonction de mettre à l’épreuve le rapport d’un sujet à lavérité de ses expériences. Le thermomètre n’y a pas pour tâche, commechez Proust, de faire voir ce qui sépare le sujet de son corps, mais aucontraire, il permet de les rattacher en fournissant une explication auxépisodes « étrangement inquiétants » au cours desquels le corps s’agite« sans rime ni raison, et comme de son propre chef », « à peu près comme[s’il] allait son propre chemin et n’avait plus aucun rapport avec l’âme»20.L’union, toutefois, ne se rétablit que de manière purement artificielle, à lafaveur d’une fausse croyance en somme. Si le chiffre vient donner consis-tance aux sensations confuses du héros, ce n’est que par défaut, de façonillusoire, en l’absence d’une véritable maîtrise du sens. Le thermomètrede Hans Castorp est un objet de duperie par excellence, que sonapparence même trahit : il est figuré comme un « joyaux » brillant maisillisible, susceptible de dire en même temps une chose et son contraire,d’une somptuosité qui fait de lui, avant tout, un objet kitsch21. Ainsi, dansLa Montagne magique, le héros n’est plus vraiment clivé, mais sa plénitudeintérieure n’est guère que factice. L’attirance que produit le thermomètresur Hans nous permet de le rapprocher d’autres objets fascinants etdangereux, éléments d’une technologie qui vient pallier l’absence d’une

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20 Thomas Mann, op. cit., p. 109. Voir le texte original : «Aber wenn einem das Herz nun ganz vonselber klopft, grundlos und sinnlos und sozusagen auf eigene Hand, das finde ich geradezu unheim-lich, versteh mich recht, es ist ja so, als ob der Körper seine eigene Wege ginge und keinenZusammenhang mit der Seele mehr hätte […]» (Der Zauberberg, Frankfurt am Mein, Fischer Verlag,1991, p. 102).21 Ibid., pp. 251 («Coquet comme un joyau, l’ustensile en verre était étendu dans le renfoncementexactement adapté à sa forme et capitonné de velours rouge ») et 254 (« Il n’en discerna pas aussitôtl’indication, l’éclat du vif-argent se confondait avec le reflet lumineux du tube de verre, la colonnesemblait tantôt être montée très haut, tantôt elle paraissait ne point du tout exister. »)

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expérience subjective qui soit véritablement authentique : la montre-bracelet, qui expose la durée quand elle ne peut plus être perçue sansconfusion, et le phonographe, à la fin du roman, qui fait entendre l’har-monie quand elle n’existe plus22.

Il semble alors que le thermomètre, chez les écrivains modernes, serveà figurer l’expérience délicate d’une perte de sens, quand le sujet perdconfiance en son propre corps, signalant la double difficulté decomprendre ce qui l’affecte, puis de s’en approprier l’expression. Lamaladie, en fait, n’est qu’une situation parmi d’autres, touchées par lemême doute fondamental. Dans L’Adieu aux armes, par exemple, lethermomètre intervient moins pour désigner les souffrances d’un sujetmalade que pour mettre en évidence les perversités de l’expérienceamoureuse. En effet, il s’invite de manière inopinée au cœur de plus d’unescène d’amour, pour rappeler que celles-ci ne sont guère véritables maisrelèvent d’un grand « jeu », auquel le narrateur, Frederick Henry, participed’ailleurs autant comme amant que comme soldat. Il le désigne comme«un bien vilain jeu [a rotten game] »23, qui se déploie également dans ledomaine de la guerre, transformant le front en un espace «pittoresque »24

et exaltant des mots vides, tels que « sacré, glorieux, sacrifice »25. Dans leroman de Hemingway, les dialogues amoureux ne cessent d’évoquer lesmensonges qui seuls permettent à l’aventure amoureuse d’être vécue26. Ilssont aussi parasités par la présence du thermomètre, qui vient trancheravec leur ton sentimental : en guise de déclaration d’amour, la bien-aiméedu narrateur lui répète que « [sa] température est belle comme tout »27, etla présence de l’instrument de mesure dans son discours amoureux nousrappelle constamment qu’il ne faut pas y croire.

Ainsi, à y regarder d’un peu plus près, le chiffre du thermomètre nefigure plus seulement un discours rival de la littérature, mais il permet

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22 Voir la description du phonographe, ibid., pp. 909-910. Celle-ci renvoie au thermomètre et à lamontre-bracelet par le biais de plusieurs détails : la «position oblique et protectrice » du couvercle, le«dispositif chiffré à la manière d’une montre », le « renfoncement plat » dans lequel se trouve la plaquetournante, et bien sûr, l’aiguille de l’appareil.23 Ernest Hemingway, op. cit., p. 177. Dans la version originale, voir A Farewell to Arms, New York,Scribner, 1995, p. 31.24 Hemingway, L’Adieu aux armes, op. cit., p. 168.25 Ibid., p. 306. C’est le passage du roman que la critique commente le plus abondamment.26 Voir, par exemple, le dialogue des pp. 239-240 (ibid.).27 Ibid., p. 238.

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d’appréhender ce qu’est, plus généralement, le discours, celui d’où partentà la fois la parole scientifique et la parole littéraire, et qui prétend donneraccès à la « vérité ». Celui-ci, comme le découvrent Marcel, Hans Castorpet Frederick Henry, n’est guère fiable, et la présence d’un discours quelqu’il soit demande toujours qu’on pose la question de sa véridicité, demanière à déterminer si l’on peut, ou si l’on ne doit pas, y croire.

Comédies du thermomètre

Si l’expérience du sujet moderne, d’après-guerre, est touchée par ledoute, si la question de la croyance se pose alors comme un enjeu depremier plan, il n’est toutefois pas interdit de renverser la consciencedouloureuse d’une incertitude généralisée en un plaisir de « faire croire »,et la découverte du faux en un jeu de la fiction : c’est précisément letravail de la littérature, et c’est ce qui en fait un espace différent, où le sujetpeut à nouveau goûter à l’expérience d’une maîtrise du sens, à un autreniveau.

Le chiffre, quant à lui, ne semble plus si inflexible : il est toujours tribu-taire d’un acte de lecture qui peut être fautif, et par lequel se dessinent desmarges d’erreur qui sont autant de lieux à investir. Dans la brève nouvellede Hemingway intitulée «Une journée d’attente »28, par exemple,l’intrigue se noue sur une simple faute de lecture. Un jeune garçonfiévreux, à la vue du chiffre qu’indique son thermomètre, le comprenantmal, se trouve plongé dans une expérience angoissante mais fondamen-tale, où la mort devient progressivement concrète, puis s’éloignant, luipermet de sentir plus intensément le goût de la vie. Ayant lu les degrésFarenheit comme des degrés Centigrades, l’enfant, dont la températureest montée à cent-deux, convaincu que sa mort est proche, attend celle-ci pendant toute la journée que nous expose le texte. Le dialogue qu’iléchange avec son père est marqué par ce malentendu, qui n’est dissipéqu’à la fin de la nouvelle. Basée sur une anecdote en apparence assez peu

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28 Voir Ernest Hemingway, «A Day’s Wait », The Snows of Kilimanjaro and Other Stories, New York,Scribner, 1961. En français, la nouvelle figure dans le recueil Les Neiges du Kilimandjaro suivi de DixIndiens et autres nouvelles, trad. Marcel Duhamel, Paris, Gallimard, 1972.

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consistante, «Une journée d’attente » ressaisit pourtant les obsessions lesplus fondamentales de Hemingway, par le biais notamment d’un inter-mède qui coupe la nouvelle en deux, introduisant au cœur de l’intrigueprincipale une scène de chasse qui lui est associée par un jeu subtil d’asso-nances et d’allitérations. Là encore, l’expérience de la mort n’est abordéeque sous l’angle de la fiction, à l’intérieur d’un récit qui se désigne lui-même comme poétique, mais Hemingway semble suggérer qu’elle n’enest pas moins essentielle, et surtout, pas moins intense.

Quand le chiffre du thermomètre est lui-même soumis à l’erreur, lesscènes de fièvre peuvent donner lieu à des développements pour le moinsfantaisistes. Dans La Montagne magique, c’est à l’intérieur du récit cette fois,par le truchement des personnages eux-mêmes, que des thermomètresmanipulés sont à l’origine d’une fabrication de la fiction. L’aventured’Odile Kneiffer, rapportée à Hans par Settembrini29, est à cet égardexemplaire : la jeune fille, une fois guérie, souhaite pourtant prolonger sonséjour au Berghof, dont elle a adopté le mode de vie. Maquillant sacourbe de température, elle fait de la maladie un jeu, et s’attribue le rôlede la fausse fiévreuse. La fièvre n’est alors plus vécue comme uneexpérience, mais elle est utilisée comme une feinte, de manière encoreinfructueuse toutefois car la jeune fille est assez rapidement démasquée.Désignée alors comme une mauvaise comédienne, son nom réapparaîtdans la bouche de Hans Castorp sous la forme d’Ottilie Kneifer, l’actricequi s’esquive30.

Hans, quant à lui, invente une mise en scène beaucoup plus subtile, parlaquelle il apprend à faire fluctuer sa température en fonction de sesdésirs, court-circuitant ainsi le discours autoritaire du thermomètre. DansLa Montagne magique, en effet, le verdict chiffré n’est plus contraignant,mais il vient servir au contraire les désirs du personnage, qui se l’estsoumis. En témoigne la scène où Hans, juste après avoir constaté unebaisse contrariante de température, trouve le moyen de la faire remonter :

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29 Mann, La Montagne magique, op. cit., pp. 132-133.30 Ibid., p. 252. En effet, Ottilie est le prénom d’une comédienne germanique de l’époque, et le verbe«kneifen » peut être traduit par « s’esquiver ». Ajoutons encore que le substantif «Kneifer », lui, désignele « pince-nez » et pourrait suggérer une autre analogie, d’Odile à Hans qui, se prenant au jeu dudiscours philosophique, alors qu’il n’est encore qu’un visiteur du Berghof, « serre[e] son index contreson nez au point d’en plier le bout », ou « repli[e] le bout de son nez d’un doigt si violent qu’ildev[ient] pâle et exsangue», ibid., pp. 101-102).

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il devient lui-même un Mercure « au pied ailé », « ébloui par une joieinsensée, en possession du salut, de la parole, du sourire »31. Hans s’assuredésormais la constance d’une fièvre persistante mais purement instrumen-tale, qui ne signale nulle maladie particulière. Recouvrant aussi la parole,il se réapproprie le discours du chiffre et l’utilise pour flatter sa paresse, sespenchants, sa fantaisie.

Dès la première prise de température, en fait, Hans pratique unecomédie où la fièvre est davantage jouée que ressentie, comme dans lascène au cours de laquelle il annonce à son cousin qu’il est fiévreux. Àl’aide de silences artificiels, de « réponses toutes prêtes » et d’un discoursdélibérément sophistiqué, dans des formules prononcées d’une voix qu’iltravaille à rendre indifférente en dépit de sa vive émotion, Hans construitun suspense qui transforme sa parole, esthétisée, en un véritable récit32. Lethermomètre devient pour lui l’instrument par excellence de la fiction,qui permet aussi de déployer l’intrigue amoureuse dont La Montagnemagique est le théâtre, même si l’on n’y croit certes pas vraiment (elle estdésignée, sans cesse, comme « flirt »33, et le roman d’amour ne se développeque dans sa version légère, artificielle)34. Bien que la fièvre, comme autemps des épopées romantiques, soit encore associée à la passion, ce n’estplus que dans le cadre d’une parodie : le vrai roman d’amour n’est pluspossible, et s’y substitue alors un récit qui, s’il sonne faux, continue toute-fois de remplir sa fonction, à la fois parce qu’il fait progresser la narrationet parce qu’il suscite l’intérêt du lecteur.

Dans L’Adieu aux armes, l’adhésion du héros au jeu de l’amour se pro -duit de manière particulièrement brutale. Alors que l’intrigue amoureusequi unit le soldat Henry à la jeune infirmière anglaise Catherine est retardéependant toute la première partie du roman, la seconde partie l’investit

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31 Ibid., p. 351.32 Ibid., pp. 256-258.33 Le Berghof est désigné, en effet, comme un lieu régi par deux principes dominants, le flirt et latempérature (ibid., p. 297).34 Il s’agit d’un amour « physique » au sens le plus fort du terme, qui ne comporte aucun élémentspirituel. Voir ibid., p. 343 : «Cet amour se rapportait d’une part […] au genou de Mme Chauchat et àla ligne de sa jambe, à son dos, à sa vertèbre cervicale et à ses avant-bras qui comprimaient sa petitepoitrine, en un mot à son corps, forme charnelle nonchalante et plastique, infiniment accentué par lamaladie, à son corps devenu doublement corps ». Amour « corporel », donc, qui donnera lieu auparodique don du «portrait intérieur », sous la forme d’une radiographie des poumons (voir notam-ment ibid., p. 517).

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comme si elle s’était mise, tardivement, à y croire. En effet, la relationamoureuse des deux personnages est décrite, d’abord, d’une manière parfai-tement cynique, et le basculement qui nous fait entrer tout à coup dans lerécit d’aventure, au milieu du roman, ne reçoit pas d’explication. Tout sepasse comme si, d’un rapport sceptique et lucide sur la guerre et l’amour,on était subitement transporté sans transition vers l’espace d’une fiction oùtout, des péripéties de l’amant aux tribulations du soldat, exigeait d’être cru.Le passage d’une première à une seconde partie, au cœur du roman,suppose des changements dans le rythme et dans le ton, que le lecteur nepourra pas ignorer mais qu’il ne saura sans doute pas expliquer. Plus préci-sément, le basculement peut être saisi au détour d’une phrase qui nonseulement thématise un retournement affectif mais produit aussi un retour-nement narratif : «Quand je la vis, j’en étais amoureux. Tout en moi seretourna»35. À partir de ce moment, les événements romanesques s’enchaî-nent sur un mode résolument accéléré, et la fiction nous semble avoirdéfinitivement «pris ». Quant aux thermomètres, on n’en rencontre plus :quand le récit renonce à se désigner comme tel, la présence de l’instrument,symbolique, n’est plus requise.

Dans les romans de Proust, Mann et Hemingway, le thermomètre n’estplus seulement un instrument scientifique, mais aussi et surtout un objetlittéraire. En tant qu’il témoigne de l’existence, hors de la fiction, d’undiscours extra-littéraire, scientifique ou rationnel, il est alors investicomme l’instrument d’un soupçon ou d’une critique de ce mêmediscours. Chez Mann et Heminway en particulier, le thermomètre sembleêtre utilisé précisément à contre-emploi, pour désigner la malhonnêtetéde toute parole qui prétendrait être vraie ou parfaitement objective. Ceconstat permet alors de revivifier le discours littéraire lui-même, quiassume son caractère de fiction et prétend même en tirer des qualités quela parole scientifique ne possède pas : la fiction littéraire, en effet, se donnecomme le lieu où l’expérience humaine est plus intense, mieux compriseet plus variée.

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35 Je donne ici une traduction un peu différente, plus littérale, de celle de M. Coindreau, dans ErnestHemingway, L’Adieu aux armes, op. cit., p. 229 : «Quand je la vis je sentis que j’en étais amoureux. Toutmon être fut bouleversé ». Le texte original est le suivant : «When I saw her I was in love with her.Everything turned over inside me» (A Farewell to Arms, op. cit., p. 91).

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Ambiguïtés de la fiction

Les écrivains modernes, en face du faux, choisissent de relancer le jeuen produisant du récit ; mais leur réponse n’est pourtant pas tout à fait sansambiguïté. Alors même que le jeu de la fiction semble valoir la peine, etqu’ils acceptent bien de s’y laisser prendre, ils ne cesseront pas de rappelersa facticité. Comme on l’a vu, Mann et Hemingway défont l’autoritéd’un discours scientifique dont ils montrent qu’il n’échappe pas, lui nonplus, aux manipulations et aux mélectures, et ce faisant ils investissenteux-même une parole qui joue la comédie, mais l’assume. Pour autant,cela ne signifie pas qu’ils renoncent à commenter l’expérience beaucoupmoins plaisante, constitutive du sujet moderne, d’une perte de sens : leursfictions contiennent des failles qui nous montrent aussi, après nous avoirfait rire, que l’expérience moderne peut être douloureuse.

C’est chez Hemingway, en particulier, que l’ambiguïté de la fictionapparaît de la manière la plus frappante, et la plus troublante. Avant derevenir à L’Adieu aux armes, un détour par l’un de ses autres textes,autobiographique, nous permettra de le voir, dans une scène où lethermomètre joue encore un rôle de premier plan. Dans les notes rassem-blées sous le titre Paris est une fête, dans une section consacrée à son amil’auteur Francis Scott Fitzgerald36, Hemingway utilise une scène de fièvrepour réfléchir aux spécificités de la vie littéraire. Les deux écrivains s’ylivrent à une petite comédie dans laquelle l’un s’attribue le rôle du fauxmalade, et l’autre celui du faux médecin.

Dans un hôtel de province, en France, Scott se plaint très sérieusementà Ernest de souffir d’une maladie dont celui-ci comprend qu’elle estlargement imaginaire. Le premier prétend avoir de la fièvre, mais il estimpossible de le prouver en l’absence d’un thermomètre. Tandis que Scottsurjoue la maladie et se transforme en une sorte de diva dramatique,frisant allégrement le ridicule37, Ernest montre le sérieux et la patience

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36 Ernest Hemingway, Paris est une fête, trad. Marc Saporta, in Œuvres romanesques, t. I, Paris, Gallimard,1966, pp. 842-847.37 Par exemple, ibid., pp. 842-843 («Scott était étendu, les yeux fermés, respirant lentement et avecprécaution ; sa couleur cireuse et ses traits parfaits lui donnaient l’air d’un petit Croisé défunt »), 843(«Scott était toujours étendu, comme dans sa tombe, sculpté tel un monument à sa gloire, les yeuxclos, et respirant avec une dignité exemplaire ») et 846 («Scott avait fermé les yeux quand le valais dechambre était entré et il semblait aussi loin qu’un saint d’albâtre [as far gone as Camille] »).

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d’un médecin qui le ramène aussi à la figure idéalisée du père. Les deuxécrivains s’engagent dans un véritable débat, que seul un thermomètrepourrait départager : Scott prétend avoir de la température, Ernestsoutient qu’il n’en est rien.

Incapable de faire fléchir son acolyte, Ernest finit par se procurerl’objet-clé, mais celui-ci est comiquement inadéquat : il s’agit d’unthermomètre de bain, trop grand pour être introduit dans le corps, et pasdu tout conçu pour cet usage. Le thermomètre d’Hemingway, ici, figurel’instrument mais ne remplit pas sa fonction, comme un accessoire dethéâtre, grotesque. Malgré tout, la scène se déroule comme si de rienn’était : Ernest prétend mesurer la fièvre de Scott, lui indique une tempé-rature qu’il désigne au hasard, le rassure sur son état. Scott, de son côté, ycroit. Singeant un médecin, Ernest produit une simulation parfaite, quidébouche sur un récit indéniablement amusant, aux dépens de l’autreécrivain. Mais il esquisse aussi un commentaire plus grave, dans la margedu récit comique, à travers une note qui vient troubler la joyeuse plaisan-terie et semble exprimer le désir de mettre un terme à la fiction :

Je commençais à en avoir assez de la vie littéraire – si c’était cela la vie littéraire –et je regrettais déjà de ne pas pouvoir travailler et ressentais l’impression demortelle solitude [of death loneliness] qui survient à la fin de chaque journéegâchée. J’en avais vraiment assez de Scott et de ses comédies idiotes […]38.

Exprimant sa lassitude, Hemingway oppose les « comédies idiotes » deScott au «vrai travail » de l’écrivain, nettement plus sérieux et plus grave.Celui-ci touche même, comme le suggère l’expression insolite « deathloneliness », aux aspects les plus dramatiques de l’existence humaine, et n’arien, véritablement, d’un jeu. Dans ce commentaire, qui coupe la comédieen deux et vient mettre en question le plaisir qu’elle nous a procuré, letravail de la fiction se présente comme une expérience, cette fois-ci, vérita-blement dramatique, et non plus ludique.

De même, dans la conclusion de La Montagne magique, la guerre vientmettre un terme brutal à l’aventure parodique, souvent loufoque, du

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38 Ibid., p. 843. Voir le texte original dans A Moveable Feast, Londres, Arrow Books, 2011, p. 141 : « Iwas getting tired of literary life, if this was the literary life that I was leading, and already I missed notworking and I felt the death loneliness that comes at the end of every day that is wasted in your life.I was very tired of Scott and of this silly comedy […]. »

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Berghof. Les obus qui viennent surprendre Hans Castorp et le font sortirde l’espace factice du sanatorium, pénètrent dans le sol «obliquement »39 :par ce détail, ils sont associés aux autres instruments, thermomètre,montre-bracelet ou phonographe, qui pervertissaient la perception. Maisici, il n’est plus question de jouer ou de faire semblant : Hans Castorp estplongé dans des combats bien réels dont il ne sortira sans doute pasvivant, nous dit le narrateur. Celui-ci, dans les dernières lignes du roman,prédit à son héros d’autres aventures bien plus graves, où la même histoiredevra être redite sur un mode, cette fois, tragique :

Des aventures de la chair et de l’esprit qui ont élevé ta simplicité t’ont permis desurmonter dans l’esprit ce à quoi tu ne survivras sans doute pas dans la chair. Desinstants sont venus où dans les rêves que tu gouvernais un songe d’amour a surgipour toi, de la mort et de la luxure du corps. De cette fête de la mort, elle aussi,cette mauvaise fièvre qui incendie à l’entour le ciel de ce soir pluvieux, l’amours’élèvera-t-il un jour ?40

Ces lignes, énigmatiques, introduisent une autre fièvre, «mauvaise »,avec laquelle il n’est plus question de négocier, qui met d’ailleurs aussi unterme au récit, interrompu.

Dans L’Adieu aux armes, enfin, la passion amoureuse, qui avait emportéle lecteur avec elle dans les méandres de la fiction, se termine sur la scènesinistre d’une mort en couche. «C’était ça la fin du piège », commente lesoldat Henry41. Dans l’hôpital où sa bien-aimée est en train de perdre lavie après avoir donné naissance à un mort-né, il « regard[e] dans la glace et[s]e v[oit], ressemblant à un faux docteur avec une barbe »42 : comme unmauvais comédien à son tour, loin de l’auteur malicieux de la farcecommentée plus haut, ce faux docteur-ci brise l’illusion de la fiction et

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39 Mann, La Montagne magique, op. cit., p. 1015.40 Ibid., p. 1016. Voir le texte original, Der Zauberberg, op. cit., p. 984 : «Abenteuer im Fleische undGeist, die deine Einfachheit steigerten, liessen dich im Geist überleben, was du im Fleische wohlkaum überleben sollst. Augenblick kamen, wo dir aus Tod und Körperunzucht ahnungsvoll undregierungsweise ein Traum von Liebe erwuchs. Wird auch aus der schlimmen Fieberbrunst, die ringsden regnerischen Abendhimmel entzündet, einmal die Liebe steigen? »41 Hemingway, L’Adieu aux armes, op. cit., p. 421.42 Ma traduction est un peu différente de celle de M. Coindreau : « Je me regardai dans la glace et metrouvai l’air d’un faux médecin avec ma barbe » (ibid., p. 420). Dans le texte original : « I looked in theglass and saw myself looking like a fake doctor with a beard » (Hemingway, A Farewell to Arms, op. cit.,p. 319).

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nous fait voir, dans ce détail, tout le tragique de sa condition. On est passédu rire, aux larmes, et c’est peut-être encore dans ces retournements quifont varier l’humeur des textes littéraires que la fiction affirme sespouvoirs : aussi bien que d’instaurer un jeu dont on oubliera desoupçonner la facticité, elle est capable de se désigner comme fausse, et àla fois de construire et de faire trembler les croyances sur lesquelles elle sefonde.

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Université de Genè[email protected]

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Annick MORARD, Du cœur aux lèvres : les fièvres de Vladimir Maïakovski

Depuis toujours, l’homme et la société sont le lieu d’un combat entrequantité et qualité, matériel et spirituel, objet et sujet. L’Université,aujourd’hui, semble craindre que ce combat ne soit perdu. Elle redoute lamort du sujet. Cependant, sa tâche ne consiste pas à faire la morale à lasociété. Son engagement humaniste et citoyen ne doit pas la conduire àprêcher le bien, mais à chercher le vrai.

Mots-clés : fièvre amoureuse | fièvre révolutionnaire | Maïakovski |Nuage en pantalon | corps | métaphore, mot-corps

Annick ETTLIN, Histoires de thermomètres (Proust, Mann, Hemingway)

Depuis toujours, l’homme et la société sont le lieu d’un combat entrequantité et qualité, matériel et spirituel, objet et sujet. L’Université,aujourd’hui, semble craindre que ce combat ne soit perdu. Elle redoute lamort du sujet. Cependant, sa tâche ne consiste pas à faire la morale à lasociété. Son engagement humaniste et citoyen ne doit pas la conduire àprêcher le bien, mais à chercher le vrai.

Mots-clés : Proust | Th. Mann | Heminway | thermomètre | fiction |jeu | croyance

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