du phronimos comme critère de l'action droite chez aristote

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BTBLIoTHÈquE Fondateur : Henri GoUHIER D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPTIIE NOUVELLE SERIE Directeur : Jean-François CoURTtNE LE JUGEMENT PRIIJTIQUE AUTOUR DELA NOTION DF. PHRONÈSIS sous la direction de Danielle Lonrns etLaura RrzzpRro Ouvrage publié at,ec le concours du Fonds national belge de la Recherche scientifiqtte PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Place de la Sorbonne, Ve 2008

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BTBLIoTHÈquE

Fondateur : Henri GoUHIER

D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPTIIENOUVELLE SERIE

Directeur : Jean-François CoURTtNE

LE JUGEMENT PRIIJTIQUE

AUTOUR DE LA NOTION DF. PHRONÈSIS

sous la direction de

Danielle Lonrns etLaura RrzzpRro

Ouvrage publié at,ec le concoursdu Fonds national belge de la Recherche scientifiqtte

PARIS

LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN6, Place de la Sorbonne, Ve

2008

I

CHAPITRE v

DU PHRONIMOS COMME CRITÈRE DE L'ACTION DROITECHEZ ARISTOTE

II est d'usage de faire remarquer que lorsque dans I'Ethi.que àNicomaque (EN), VI, 5 (ou Ethique à Eudème IÛil,V, 5) ', Aristote abordefrontalement l'étude de la phronèsis, <prudence>> ou (sagacitéo, voire<< sagesse >), selon les différentes traductions, il commence non par la délinir<théoriquement>, mais en appelle à.<observer> ou <considérer>>, c'est-à-dire <regarder>> (tlrcôreiri), les usages langagiers: <quelles sont lespersonnes que nous disons (/egornen) phronimot> (1140 a 24-25)? Suit

I . J'aurais volontiers tendance à m'accorder avec les interprètes qui soutiennent que leslivres conrmuns aux deux Éthiques âppartiennent plutôt à l'ËÀ'qu'à I'EN, voire à penser aveccertains d'entre eux que I'EËest sans doute plus tardive que I'EN. Mais c'est une autre affaire,dans laquelle je n'entrerai pas ici ! Pour plus de commodité, j'userai de la numérotation deschapitres suivie par Tricot (qui reproduit celle de I'édition de Susemihl, son texte de base).Cette numérotation correspond à la numérotation arabe infrapaginale dans l'édition Bywater,édition dont les titres courants ne fàcilitent pas la tâche du lecteur francophone, principa-lement habitué à Tricot, puisque ces titres courants. en numérotation arabe, reproduisent enfait la numérotation romaine adoptée par Bywater et généralement suivie dans Ie mondeanglophone. Enfin, sauf mention contraire, je citerai l'EN d'après la récente traduction deR. Bodéùs (Paris. GÆ, 2004), lequel, à juste titre, puisqu'elles ne sont nullement de la maind'Aristote, mais de ses éditeurs récents, ne s'embarrasse pas des divisions des livres enchapitres. Jean Defiadas avait déjà adopté cette stratégie dans sa traduction française de I'EN(Paris, Presses Pocket, 1 992), mais sans se livrer à ce fbrmidable travail effectué par Bodéùs etqui consiste, tout en restant fi<lèle à la pagination Bekker, à <<recomposer>> I'ENet à endégager un.. plan >.

146 JEAN-Lours LABARRTÈRF;

alorsundokei, < il semble >r, qui renvoie très certainement aux opinions lesplus couramment admises et qui énonce :

Il semble (doÀei) alors que 1e propre d,un homme sagace Qthronimou) soitIa capacité de parfaitement dél ibérer (kalôs bouleusasthaii qtand est en jeuce qui est bon pour lui et utile ( agatha kai sumpheronta),sil:enjeu n,estiasde trancher une question particulière _par exemple, queilès sortes dechoses contribuent à ra santé, ou à la vigueur- mais la que.stion générare desavoir ce qui perntet de vivre bien (pros to eu zên àolôs). Un indice(sèrneion), au reste, c'est que nous parlons aussi des gens sagaces en unsens limité, lorsque, pour atteindre une fin excellente quelcJnqu e Qtro.rtelos ti spoudaion), ils ont fait re bon calcur (eu rogisôntài)run, qu'J^iu.pour cela de technique (technè). par conséquent, d,une façon iénéraleaussi, serasagace I'individuqui saitdélibérerz.

comme on le sait, ra suite du chapitre invoquera les mânes de périclès:s'il fut un phronintos, ce fut bien lui et tout là monde s,accorde sur cela( I 140 b 8). Sauf Platon, qui, en bon . suppôt des laconisants >>, se gaussaitvolontiers des politiques athéniens (qu'on se souvienne du Gorgi as, 51 5a_520c). Mais n'avivons pas la polémique ! Et bornons-nous à supposer qu,ily avait sans doute une bonne part de provocation de ra part à;e.istoie aévoquer ainsi Périclès devant un < public > qu'on peut supposer avoir étémajoritairement formé -voire conquis_ par I'Académie. En effet, enappeler ainsi à I'usage courant et reconnaître en péricrès Iarchétype dup.hronimos, c'est dire que, de I'aveu de Tous,le phronimos est"n prl,ni".lieu un homme d'action, en I'occurrence un homme d,État réputé'p.;iu(< sagesse > de ses décisions et non un phirosophe ou un homme de sàience,comme le montre bien Ia chute de Thalès (EN, VI, 7 , 1 l4l b 2_S), que nul,pour cette raison même, ne considérerail comme un phronimos, même s,ilest à ranger parmi les Sept Sages. On ne saurait mieux souligner que laphronèsis aaffaire à I'action, donc à la délibération et à la prise oe aeclsionsdans le domaine des choses humaines. Bref, si << nous penson s (oktmetha)que Périclès et ses semblables > (EN, vI, 5, r r 40 b g) formenr l'archétypedu phronimo.s, du <prudent> ou du <<sagace>>, c'est bien parce qu" nô,reconnaissons à de tels hommes la < capacité de voir > (dunantai theôrein_

I . Sur I'usage de doftei,, < il semble > ou < il semble bien >>,el de phainestlrai, < il paraît oou <il apparaît>, on se reportera dorénavant à la bonne mise au point de F.Ildefônse etJ.Lal lotdansleurtraducr ionetcommentairesdesCatégor ies,par i .s,Seui l , Z0O2,p.225-229.Leurs remarques s'étendent aisément au delà de ce seul traité.

2. EN, Vl , 5, I lz tOa25-3 l .

DU pHRoNIMos coMME cRtrERE DE L'ACTIoN DRoITE cHEZ ARISToTE l4i

1140 b 9) les choses bonnes (ta agatha) pour eux-mêmes et pour leshommes en général, ce qui est le cas des bons maîtres de maison et des bonspolitiques, et que nous reconnaissons aussi volontiers que ce savoir guideleur <stratégie>, d'où notre propension à nous en remettre à de telshommes pour la conduite de ces choses-là (tN, VI. j , ll4l a 26). C,estpourquoi, bien qu'aussi communément entendue comme la rechercheavisée de son bien propre (EN, VI, 7, I 141 a25-26),la prudence ou sagaciténe saurait se confondre avec une vertu < privée > (EN, Vt, 8, I l4l b29-30),mais doitbien au contraire se comprendre comme une venu << publique > ou< politique >r, ce qu'Aristote souligne encore en disant que < la politique etla sagacité sont le même état (hexis) > (Ë'N, VI, 8, l l4l b23-24). Une foisposé que la phronèsis est l'art de bien délibérer sur les moyens en vue de lafin, Aristote précisera qu'elle est surtout connaissance des choses singu-lières et par là plus proche de Ia sensation que de la science au sens strict.Voilà pourquoi, dit-il en substance, un jeune homme peut fbrt bien êtreexcellent mathématicien - ce n'est jamais, après tout, que du < cliscours >,des < abstractions o - mais il ne saurait être ni < sagace > ni philosophe, oumême physicien, car celademande de I'expérience, donc du temps (EN, VI,9.1142a I l -20).

Tout cela est bien connu et mériterait de plus amples développements,heureusement déjà donnés par d'autres, et fort bien, même s'il y a toujourslieu d'en discuter. Pour ma part, je voudrais ici attirer I'attention sur le sensde cet appel à ce que nous disons (legornen) oD pensons (oionretha): nereconnaît-on un phronimos qu'à ce que nous appelons tel ? Autrement dit,quels sont les critères définitionnels dl phronimos? Ne sont-ils quelangagiers et sociaux ? Pour ce faire, et afin de mieux faire ressortir l'æuvredu phronimos, je présenterai mon argument en deux temps :

l) Analyse des quelques passages cruciaux où Aristote soutient que lespoudaios oul'agathos,voirel'epieik.às, autant de termes pour désigner le<(vertueux>, est <canon et mètre>. J'y développerai I'idée qu'Aristotejoue avec l'apparaître au risque, pleinement assumé par lui, del'appa-rence, d'où une sorte de redoublement du relativisme que les < déontoma-niaques > lui reprochentparfois.

2)Puisque le phronimos esr, par définition, le <bon délibérateur parexcellence >, sa délibération portant sur les moyens en vue de la firr,

. l.Notons en passant que sans doute est-ce là ce qui implique que ra phronèsis soir

exigibfe des gouvernants, mais non nécessairement des simples citoyens, cf. p olitique,lll,4,1211 b25-26. Jereviendrai lnlra sur la portée de ce passage.

148 JEAN-LOUIS LABARRIÈRE

comment garantir que ses fins soient bonnes et qu,il ne soit pas qu'un fieffécoquin, un ponourgos? Soit le problème du pseudo-cercle entre <pasde phronèsis sans vertu du caractère (èthikè aretè) >> et < pas de vertu ducaractère sans phronèsis >>.

Enfin, en guise de conclusion et autant afin de conforter mes propreshypothèses que les siennes, je rappellerai qu'en contexte aristotélicien latraduction de phronèsis par <sagacité>, que s'efforce de promouvoirBodéts depuis de longues années, est parfaitement fondée et n'est, de plus,pas dénuée de titre de noblesse.

L'eppeReîrRe AU RrseuE DE L'AeIARENCE

Reprenant une formule, <l'apparaître au risque de I'apparence>, quej'ai déjà sans doute trop employée, mais que je crois profondément justepour décrire la théorie aristotélicienne de I'action,j'insisterai sur le fait queI'invocation initiale du phronimos (en lieu et place de ce que certainsvoudraient : une définition < théorique > dela phronèsis), afin de parvenir àdécrire la phronèsis en EN, VI, 5. n'a pas de quoi surprendre puisqu'un teltype d'invocation est déjà intervenue précédemment dans un passage abso-lument crucial, soit là où Aristote nous livre sa célèbre définition de la<<vertu du caractère" (EM II, 6, 1106 b 36-1107 a2), dont précisémentle phronimos, pourtant non encore défini, fournit en quelque façon la<garantie>. Le même type d'argument se retrouve encore dans quatrepassages non moins cruciaux, où il s'agit à chaque fois d'assurer que le<<vertueux)> est reconnu comme le <critère> de ce qu'il y a lieu de faire(È'N, I I I , 6, 1 l l3 a32-33:VI, 13, 1144 a34:IX. 4, I 166 a l2:X, 5, I l76aI 5-19).

Toutefois, avant d'analyser chacun de ces cinq passages plus en détail,il me faut encore préciser brièvement quelques points de vocabulairer.Dans les pages qui suivent je ticndrai en effet pour synonymes ou quasi-synonymes les adjectifs phronimos, spoudaios, agarhos et epieikès. Je saisbien, évidemment, que ces terrnes ne sont pas absolument synonymes engrec, ni même chez Aristote, mais je voudrais montrer que d'un point devue strictement fonctionnel et en certains passages < canoniques >> (là où ilest question de mesure, mètre ou critère), on peut sans grand dommage tenir

l.Je remercie chaleureusement Annick Stevens, ma commentatrice lors de la présen-tation de ce papier à I'Université de Louvain, de m'avoir < contraint >> àpréciser ma pensée surce point et d'avoir attiré mon attention sur Car., 8. l0 b 5- 10.

DI] PITRONIMOSCOMME CRITÈRE DE L'ACTION DROITE CTIEZ ARISI'OTE I49

ces ternes pour tels, ce sur quoi il faut précisément s'interroger. Qu'il me

soit donc permis, pour commencer, de me tàire procureur: ne savez-vous

donc poini qu,on peut bien être (<vertueux)) (agathos ou spoudaios) sans

être pàur autant < prudent > ou << sagace ) (phronimos)? Telle est la leçon de

politique,III,4, où Aristote établit que laphronèsis ne saurait être exigée

que des seuls gouvemants, lesquels doivent posséder la vertu parfaite ou

achevée (tèn teleian aretèn, Pol.,l[,4, 1216b 32), ce qui n'est nullement

exigible des gouvernés: ceux-là peuvent fort bien être de bons citoyens

(spiudaioi potitai) sans être pour autant des hommes absolument bons

(ipoudaioi andra) dignes d'être gouvernants parce que de surcroît doués de

)irorarir.Telle poulait bien être encore la leçon des Éthiques puisqu'il y

.semble, du moins en un premier temps, qu'on poulrait fort bien être

vertueux (spoutlaios ou agathos),c'est-à-dire posséder la << vertu morale >,

( vertu rlu caractère > à vrai dire puisqu'il s'agit d'une èthikè aretè, sans

pour autanr encore posséder la phronèsis. ce que viendrait d'ailleurs

èonfirmer le fait que la vertu du caractère s'acquiert principalement par

habitude et exercice (d'où le jeu de mots repris à Platon sur ethos/èthttsl.

tandis que lap hronèsis,( vertu intellectuelle >, Qlicutoètikè aretè) s'acquiett

par enseignement. Enfin, puisque l'équité (epieikia) est aussi définie

comme une vertu particulière, celle consistant à corriger I'application

mécanique de ce qui a été légalement défini comme juste (EN, V' 14)'

"onlrn"nt la confondre avec la vertu tout court et plus encore avec la

prudence ou sagacité?Responcleo dicentlum. Nous sommes dans le bien connu (donc

méconnu...) et je m'en voudrais de rappeler ces quelques évidences' qui

semblent parler contre moi, si ce n'était pour leur tordre le cou. Une obser-

vation méthodologique d'ordre général tout d'abord: autant le vocabulaire

d'Aristote est souvent précis (surtout quand il s'efforce de définir ou

redéfinir les termes), autant il n'est jamais rigide. Bref, le Stagirite ne

s'interdit nullement de ,, parler comme tout le monde > quand le contexte

est suffisamment clair et il serait malvenu de chercher à systématiquement

retrouver la définition technique derrière chaque emploi de tel ou tel terme.

Comme les passages (2), (3), (4) et (5) analysés ci-après le montreront'

c'est particulièrement vrai des adjectifs aSathos, spoudairts et epieikès,

lesquels s'échangent aisément' Sans trop anticiper et sans plus en dire pour

le moment. voyez en ce sens cet extrait :

chacun de ces traits [qui passent pour définir I'amitié] peut être attribué à

l'honnêtehomme(tôiepieikei)danssonattitudeenverslui-même-ainsidurestequ'àtousleshomtnesenautantqu' i lssupposentuvoircet tequalité, mais selon toute apparence, comme on I'a dit, ce qui sert à mesurer

150 JEAN-LOUIS LABARRTERE

(metron...einoi) chacune de ces conduites, c'est la vertu (aretè) et levertueux (spoudaios). [...] La caractéristique de I'homme bon est detoujours travailler au bien (toa gar agathou tagathon diaponein)t .

C'est bien pourquoi, même en songeant à l'éventuelle synonymiefonctionnelle que j'entends faire ressortir entre phronimos et spoudaios, jene crois pas que lepassage suivant des Catégoriespuisse m'être objecté:

Parfois encore, alors qu'existe un nom disponible [pour la qualité], on nedérive pas de manière paronymique [le nom du] qualifié à partir de certequalité; par exemple, de I'excellence (apo tès aretès) [on ne dérive pas, demanière paronymiquel le vertueux (spoudaios); en effet, si I'on dit(legetai) [de quelqu'un qu'il esr.] verrueux (spoudaios), c'esr du fait qu'ilpossède I'excellence (aretèn), mais on ne le dit pas en dérivant [son nom]de manière paronymique à partir de I'excellence (tès aretès). Mais ceci nevaut pas pour beaucoup de cas 2.

Laissons de côté la question technique des paronymes3 et demandons-nous plutôt ce qu'Aristote veut dire ici. Le plus simple et le plus naturel mesemble être de penser que le Philosophe se sert d'une <impasse> de lalangue grecque pour exemplifier ce qu'il entend montrer au sujet desparonymes : alors qu'en règle générale le nom du qualifié est dérivé du nomde la qualité (blanc est dérivé de blancheur, grammairien est dérivé degrammaire, etc.), il arrive parfois qu'un nom existe pour le qualifié sansqu'il existe pour autant de nom pour la qualité ou qu'existe un nom pour laqualité, mais qu'on ne se serve pas de ce nom pour dériver celui du qualifié.Choses qui n'arrivent que rarement, ajoute Aristote. L'absence de dériva-tion paronymique à partir du mot-qualité aretè (<< excellence, ou << vertu )),selon les deux traductions les plus en usage) renvoie donc au second cas defigure : cherchez donc un adjectif qualificatif dérivé de arerà I D'où cetteobservation d'Aristote: du fait qu'il n'existe pas de dérivation parony-mique à partir du mot-qualité aretè, celui qui possède la <<vertu>> ou<< excellence > (aretè) est dit (legetai) spoudaios, ( vertueux > ou .. excel-lent > selon la traduction adoptée. Observation qui, à mon sens, et du fairque de surcroît le couple spoudè-spoudajos est bel et bien établi, auraitpeut-être été ( plus parlante >> encore si Aristote avaitécnt agathos .. st aretène connaît point de dérivé, agathos n'est non plus dérivé d'aucun nom et

l . EN. IX.4. I 166 a l0- 16.2. Cat..8. l0 b 5-9: trad. F. Ildefonse et J. Lallot.3- J'ai plaisir à renvoyer de nouveau sur ce point aux commentaires toujours avisés cle

F. IldefonseetJ. Lallot.oD. cit.

DU PHRONI]'(OS COMME CRITÈRE DE L'ACTION DROITE CHEZ ARISTO'TE I5I

Aristote ne se prive nullement d'employer ce terme pour désigner le<< vertueux > 1. Ne prétendant pas parler grec mieux qu'Aristote, je me bor-nerai donc à faire remarquer qu'en ce qui concerne mon propos, on ne peut<dériver>> grand chose de ce passage et surtout pas que les termes pàro-

nimos, spoudaios, agathos, voire epieikès ne sauraient assumer la mêmefonction critériologique dès lors qu'on les prend en leur sens < absolu > (ou< simple >). Ce qu'il s'agit maintenant d'exemplifier en analysant les cinqpassages susmentionnés et afin de montrer que I'objection consistant àsoutenir qu'on peut être < vertueux )) sans être " prudent > (ou < sagace >)

n'en est point une puisqu'on ne saurait être prudent sans être vertueux pasplus que vertueux sans être prudent, et qu'il n'y a là aucun cercle.

t .

La vertu (aretè) est un état décisionnel (lrcris proairetikè) qui consiste enune moyenne (en mesotèti), fixée relativement à nous. C'est sa définitionformelle (hôrismenè logôi) et c'est ainsi que la définirait I'homme sagace(kai hôs an ho phronimos horiseien)2.

Cette définition est aussi célèbre que redoutable, ne serait-ce que parceque le texte des manuscrits (heureusement ici suivi par Bodéûs3, bien seulsur ce point) ne s'accorde pas avec Ia tradition indirecte (hôrismenèi logôi),qui est plus généralement suivie et qui conduit à comprendre quele phro-nimos <<déterminerait rationnellement> le milieu ou moyenne Qnesotès)relatif à nous en quoi consisterait cet état décisionnel qu'est la vertu ducaractère. Or, si I'on suit le texte des manuscrits, exercice qu'il fauts'efforcer de pratiquer le plus longtemps possible, ce n'est plus du tout la

L Si I'usage consistant à < accoler> aretè et spoudaios est bien établi chez Aristote(voyez en ce sens le célébrissime passage sur la fonction ou rruvre propre de I'homme en EN,I, 6, I098 a 7 - 17 ), tl n'en reste pas moins qu' agathos peut tout aussi bien jouer ce rôle de

"dér ivé>(8N,I ,9. l099al ' t ' .11,2, I I03b27-28, 1104b33, l l05a l2;5, l l06a2l-23.. . )ets 'échangefbrtaisémentaussibienavec.rpoudaiosqu'avecepieikès(EN,l ,13, l l02b3- l l ,I t , 3, I 105 b I l - 15. . . ) . Voir aussi f i / r1t . , I I . l , 1378 a 12 et 16.

2. EN.ll,6, I I 06b 36-l I 07 a 2.3. La longue note de Bodéûs (op. cit.. p. I I 6- I l7) présente fort bien les choses et je suis

son interprétation. On se reportera aussi au commentaire de Gauthier \op.cit.,I.I-1, pp.l46-I 50), à vrai dire assez antpoulé puisque tout en suivant la tradition in dftecte qutlit hôrismenèilogôi.il se refuse à traduire par <détemriné par la raison> ou .déterminé par un principerationnel>, expressions que I'on devrait bien entendu rapporter au milieu lui-même(rrresorès), et préfère comprendre << non pas que le juste milieu est déterminé par un /ago.r',mais qu'il est déterminé par rapport à un /ogos, qui est sa norme, ftoros>>. Autrement dit, lephronimo,s donne la < règle > (/ogos).

ts2 IEAN-LOTJIS LABARRIERE

mesotès, moyenne ou médiété relative à nous que viendrait déterminer. rationnellement" le phronlmos. comme si cette intervention de la raisonpouvait tempérer un apparent trop dangereux relativisme, mais c'est de ladéfinition même de la vertu du caractère qu'il serait question, et tellequ'elle serait donnée parle phronimos.La fonction dlphronimos n'en estalors que plus passionnante puisque ce qu'il vient garantir, ce n'est plus ladétermination rationnelle du juste milieu, mais bien plutôt I'essence mêmede la vertu à travers sa < définition formelle > ou sa << formule > (/ogos). Ceque confirme, ligne 1 107 b 6, le dio kata tèn ousian kai ton logon: <<c'estpourquoi, essentiellement et si I'on s'en remet à la formule qui exprime ceen quoi elle consiste, la vertu est une moyenne )> t. Le phronimos apparaîtainsi comme la garantie de ce qui vient d'être dit. Pourtant Aristote ne l'atoujours pas défini. Comment dès lors pouvoir s'en remettre à cette figure ?Tout simplement, je crois, parce qu'il est I'incarnation de la vertu même etque, pour cette raison, on peut en appeler à lui pour garantir ce qui vient

d'être dit: lui, mieux que tout autre, sait < découvrir le milieu et le choisir >(1t07 b 5-6). En cela, il est vertueux et montre que <dans l'ordre de laperfection et du bien. la vertu constitue une extrémité [ou: un somme(l"(1107 b 7-8). Bref, l'agir même du phronimos constitue la garantie àlaquelle on peut se référer tant pour agir que pour donner une définitionformelle de la vertu. Lui, et lui seul sans doute, précisément parce qu'il estvertueux, sait de quoi il parle et pourquoi il agit comme il agit. Allons plusloin: et si, d'aventure, il n'arrivait pas à < fbrmuler > sa propre pratique, iln'en resterait pas moins pour nous un <critère> de I'action droite. C'estbien pourquoi, nous allons le voir immédiatement, nous pouvons nousréférer ou en appeler à lui, c'est-à-dire à celui qui incarne suprêmement lavertu, qu'on I'appelle <(vertueux>> (agathos, epieikès, spoudaios) ou(sagace> Qthronimos), pour définir et incarner la <<mesure>> de I'actiondroite.

a.

C'est le vertueux (spoudaios) qui juge correctement de chaque sorte de

chose (hekasta krinei orthôs), et en chacune la vérité lui apparaît (talèthes

autôi phainetai), car en chacun de ses états particuliers correspondent, en

propre, des objectifs qui sont beaux et agréables. En d'autres termes, ce qui

distingue sans doute le plus le vertueux (spoudoitts), c'est de voir la vérité

L Ou, dans la traduction de Tricot: < C'est pourquoi dans l'ordre de la substance ei de ladéfinition exprimant la quiddité. la vertu est une moyenne >>.

E-

DtJ pHRoNtMos connaE cmrÈnc DE L,ACTIoN DRorrE cHEZ ARrsrorn I53

en toutes choses (talèthes en hekastois horan), comme s'il en était la règleet la mesure (kdnônkaimetron)r.

L'allusion à Protagoras est claire2, mais encore faut-il en comprendre lesens et la pertinence. Rappelons donc qu'Aristote, afin de parvenir àdémontrer qu' aussi bien le vice que la vertu dépendent de nous (puis à partirde là à examiner chacune des vertus particulières: courage, modération,justice...), achève son examen de I'acte libre, qui repose sur la fameusetiade proairesis/bouleusis/boulèsis (décision/délibération/souhait)3, parcelui de la boulèsi,ç, soit par ce qui chronologiquement semble premier: lesouhait. En effet, la boulèsis porte sur les fins et non sur les moyenspermettant de les atteindre. De ce point de vue, le souhait vient bien enpremier et, ce, d'autant plus qu'il relève plus de la partie désirante de l'ârneque de sa partie rationnelle (même si, contrairement à I'appétit, epithumia,c'est un désir rationnel...), de laquelle relève la bouleusis, Ia délibération,qui porte sur les moyens d'atteindre les fins que I'on se propose. Dès lors,puisque nous recherchons tous le bien, une question se pose, qui sembleavoir effectivement opposé Platon aux Sophistes, I'objet du souhair(boulèton), est-ce le bien ( ttgathon),le bien ( tout court > ou << absolument >>(ap1ôs), ou est-ce le < bien apparent > Qthainomenon agathon), ce qui paraîtbon à chacun ? La question est redoutable pour deux raisons :

l)Chacune des deux branches de I'alternative aboutit à une impassepeu... (. souhaitable > I

- Si I'on dit que I'objet du souhait est le bien, alors on ne parviendra pasà expliquer qu'on puisse choisir de faire le mal. En etfet. I'individu qui faitun choix incorrect devrait être réputé ne pas avoir d'objet de souhaitpuisque ce qu'i l souhaite, c'est un mal, et que le bien a été posé commeI 'objet du souhait.

- Si I'on dit à I'inverse que I'objet du souhait, c'est le bien apparent, cequi paraît bon, alors chacun ne souhaitera jamais que ce qui lui apparaît

I . tN. III. 6. I I l3 a 29-33.2. Cf. Platon. Thé é tè te. 1 59 a.3. J'use ici d'un raccourci commode -il est bien vrai que le souhait ou désir de quelque

chose entraîne une délibération sur les moyens de I'obtenir, laquelle à son tour aboutit à ladécision de faire ceci plutôt que cela-, mais il faut cependant se rendre attentif au fait queI'analyse du souhait, boulèsis, ici donnée par Aristote est par lui présentée comme làisantsuite à I'examen dans ses grandes lignes de la prr.rairesis et de la définition qui vient d'en êtredonnée (6N, III, 5, I I I 3 a 9- I 4). ll devrait donc en résulter que I'exanten dela boulèsis ne fairpas à proprement parler partie de celûdela, proaire.ris, Iequel inclut btenceluidela bouleusis.

r54

1. EN, III, 6, lll3 a23-24.2.8N, I I I ,6, I l l3 a25-26.

JEAN.LOUIS LABARRIERE

comme un bien et il n'y aura plus d'objet naturellement souhaitable

\phusei, I 1 13 b 21), mais autantde biens que d'individus.2) En admettant que I'objet du souhait soit le bien, << bien réel >> ou << bien

apparent> peu importe ici, cet objet peut-il être en totalité déterminé

rationnellement, de façon a priori'! Comment garantir qu'une détermina-

tion rationnelle, intellectuelle, ne fonctionne pas à vide ou, pire, soit mise

au service de mauvaises fins?De la première question, Aristote se dégagera en renvoyant dos-à-dos

les dogmatistes, qui finissent par parler contre les faits, et les relativistes,

qui finissent par ruiner toute norme ou critère de I'action droite. C'est ce

queje vais analyser dans les lignes qui suivent.

À la seconde question, la réponse constante d'Aristote sera de dire

qu'on ne peut oublierle désir et les individus eux-mêmes. D'où lanécessité

de faire du vertueux, c'est-à-dire de celui qui maîtrise son désir, le critère de

l'action droite. C'est I'objet même de cette étude.

Revenons maintenant à la façon dont Aristote entend échapper à cette

insatisfaisante alternative. En un premier temps sa réponse poulra sembler

toutenormande:

Ne faut-il pas alors soutenir ceci: dans I'absolu (aplôs) et en vérité(kar'alètheian) l'objet du souhait, c'est le bien (agathon), mais chaqueparticulier trouve souhaitabie ce qui lui paraîtbon (phainomenon)1 .

Mais cette réponse s'explique par la volonté de chercher à préserver le

meilleur des deux positions rejetées. sans pour autant tomber dans les

impasses de chacune. En d'autres termes, il faut pouvoir préserver un

point d'appui stable, I'objet souhaitable, phusei, <naturellement>) ou

<<par nature>, selon la traduction qu'on adoptera' tout en reconnaissant

que chacun ne souhaite jamais que ce qui lui apparaît comme un bien. On

pourra de cette façon, et de cette façon seulement selon Aristote' expliquer

qu'autant le bien que le mal puissent être souhaités : il suffit de s'en téTérer

aux choix des vertueux et des vicieux ;

Ainsi donc, le vertueux \spoudctios) trouve souhaitable ce qui est vérita-

blement (to kat'alètheian) bon, tandis que le vilain Qthaulos) trouve

souhaitable n'importe quoi (ro nchon) 2.

DU pHRoNn {os cotulvrE cnrrÈRl DE L'ACTIoNDROTTE cHEZ ARtsrorE 155

Voilà qui explique que, infine,le spoudaios puisse être posé comme le< canon > et le < mètre > du souhaitable, c'est-à-dire, plus largement, de cequ'il y a lieu de faire etde penserdans I'ordrede I'action.

Prêtons la plus grande attention à la teneur de cet argument par lequel lePhilosophe va, tout en renvoyant manifestement à Protagoras plutôt qu'àPlaton (ce qui n'est tout de même pas négligeable...), se dégager des extré-mismes dogmatiste ou relativiste. Aristote doit donc maintenant justifier lasolution qu'il vient d'avancer. Pour ce faire, il commence par rappeler uneposition de principe : << c'est le spoudaios qui juge correctement de chaquesorte de chose (hekastakrinei orthôs) > (l 1 l3 a29-30). L'énoncé n'a pas dequoi surprendre dès qu'il s'agit des vertus : quelque chose de très similaireavait déjà été soutenu àu sujet du caractère plaisant des vertus lorsque leStagirite entendait établir que le vertueux prend plaisir à accomplir desactions vertueuses, rendant ainsi ces dernières non seulement plaisantes,mais encore bonnes et belles. Voyez :

Et elles le sont davantage <bonnes et belles>, si le vertueux (spoudaios)juge bien de ces choses (kalôs krinei peri aulôn). Or iljuge <bien> (krinetde), comme nous I'avons dit t.

Donc le spoudaios juge bien, que cela soit entendu et nous l'avons déjàassez dit2. Peu irnporte ici de savoir avec précision oitcelaadéjà été dit3. Ilimporte bien plutôt de remarquer que c'est 1à une constante chez Aristote,sur laquelle il n'hésite pas à faire fond quand il lui faut assurer que lespoudaios est kanôn kai metron de I'objet souhaitable, et plus largement del'action droite+. Mais, quel est en EN, III, 6, 1 l13 a29-33, cité au début decette section, le propre du spoudaios et pourquoi peut-on en faire le critère

| . EN, I, 9, lO99 a22-24 | Lrad. l.-L. L.2.II est aussi amusant que singulier de constater qu'alors que Gauthier (Connnent. ad

/oc.) conteste qu'Aristote renverrait ici à EN, I, l, 1098 b 28 - 1095 â 2, au prétexte que cepassage < parle de l'homme cultivé et non du vertueux >, ce qui estjuste, mais discutable ('yreviendrai), tant Tricot que Bodéùs y renvoient, mais chacun avec une malencontreuse erreurde numérotation dans leurs notes respectives de renvoi !

3. Ce serait donner beaucoup de crédit à l'état des manuscrits que de croire qu'un tléjatlole de facto renvoyer à un énoncé se trouvant nécessairement ay,ant celui auquel nousavons affaire présentement...

4. I ln 'estpasinterdi tderemarqueraupassagequelorsqueAristote,enEN,I l l ,6, l l13a29-3 l, fait fond sur le fait que \e spoudaios <juge droit >, il renvoie à la vérité des choseshonnes et agréables (kttla kai hèdea) qû apparaissent comme telles au spoudaios. Bref, I, 9,-099 a2Z-21,n'est sans doute pas bien << Ioin >, et, avec ce demier passage, sans doute aussi I,l .1098b28-1095a2.. .

156

-:

JEAN-LOUIS LABARRIERE

de l 'action droite? La réponse d'Aristote exaspérera les .déontomania-

ques > : < en chaque chose, la vérité lui apparaît (alèthes autôi phainetai) >>

(l I 13 a 30); <en chacune, le spoudaios voit la vérité (alèthes horan)>>( 1 I 13 a 32-33). Autrement dit, malgré le primat accordé à la vue dans le

savoir grec, point ici de savoir < intellectuel > ou << rationnel > clairement

affirmé, mais bien plutôt une connaissance s'apparentant à la sensation l'

Pis, phainetai ne saurait renvoyer qu'à phainomenon, soit à ce qui

<apparaît> et qui semblait caractériser la position des relativistes ou des

méchants. D'où il résulte que si le phronimos est < règle et mesure >. c'est

parce c'est ce qui lui apparaît à lui comme un bien qui est un vrai bien' En

d' autres termes, dans ce qui lui apparaît bon et souhaitable, il voit le vrai.

Qu'il s'agisse alors d'un < apparaître au risque de I'apparence >, on peut

en avoir confirmation en considérant ce qui distingue les nombreux

.< vauriens " Qthauloi) duvertueux exemplaire :

Le grand nombre (en tois pollols), en revanche, est en proie, semble-t-il, à

I'illusion due au plaisir, car celui-ci n'est pas un bien mais paraît l'être (orr

gar ousa ttgathon plninetai\. La masse prend donc I'agrément pour le bien

et fuit le chagrin comme le mal:.

Comment donc ne pas comprendre que ce qui apparaît au vertueux

comme un bien est un bien véritable, tandis que ce qui apparaît au méchant

comme un bien n'est qu'un bien apparent du fait que ce dernier cède

toujours aux sirènes du plaisir, lequel, pour ceux-là, a toutes les apparences

du bien? Comment aussi ne pas comprendre qu'il va bien là de ce qui

apparaît, de la <représentation >> Qthantasia)? Aristote le dit lui-même

explicitement dans le chapitre suivant quand il entend montrer que le

vicieux est tout autant responsable de ses vices que le vertueux de ses

vertus. Le Stagirite formule en effet une objection qu'on pourrait lui

adresser:

Tout le monde vise à ce qu'il lui paraît bon Qtantes ephientai tou

phainomenou agathou) et I'on n'est pas maître de cetle représentatton

Qthantasias ou kurioi); au contraire, selon qu'il a tel trait distinctif, quel

qu'il soit, chacun détermine comment la fin lui apparaît (telos phainetai

autôi):.

I . Voir sur ce point, au sujet de la pâranèsis d' ailleurs, EN' VI, 9, | | 42 a23-30'

2. EN. l l [ ,6, l I l3 a 33- b 2.

3. EN. III. 7. I I l4 a 31 b I i lrad. BodéÛs modifiée

DTI PHRONIMOS COVN,TP CNITÈNE DE L'ACTION DROITE CHEZ ARISTOTE I57

La réponse à cette objection est fort claire et utilise de nouveau lestermes p hantas ia et p hainetai :

si chacun est personnellement responsabre en un sens de son état, ir seraégalement lui-même responsabre en un sens de sa représentationQthantasias estai pô'r autos airios) [...] pourquoi la vertu. prutôt que revice, serait-elre une cho.se consentie ? Dans res deux cas en effet, aussi bienà I'homme bon qu'au mauvais (tôi agathôi kai tôi kakôi),la fin apparaît etest posée (.telos phainetai kai keitai), par nature ou de la façon qu,onvoudra r.

N'entendant point ici entrer dans la teneur même de I'arqumentd'Aristote. je me bornerai donc à souligner qu'il est bien ici queslion dephantasia, soit de ce qui < apparaît >>. or nous avons bien affaire à la mêmestructure: dans les deux cas, au venueux comme au vicieux (et re lecteuraura remarqué que le vertueux est ici nommé agathos),la fin, c'est-à-dire lebien, < apparaît >. Il n'y a donc pas, d'un côté, celui de la masse des vilains,quelque chose qui apparaîtrait comme un bien et qui pour cette raisonmême, celle de I'apparaître, ne serait qu'apparence, tandis que de l,autre,celui des vertueux exemplaires, il y aurait un savoir intellectull de ce qu'estvéritablement le bien, mais, au contraire, une même structure à l'æuvredans les deux cas : celle de I apparaître â X (le vertueux) ou y (re vicieux)comme ceci (quelque chose à faire) ou comme cela (quelque chose à ne pasfaire), structure à double complément qui est celle_là même du phainorrc_non.Mais. surtout, structure qui explique que le vertueux lui-même soit recritère de I'action droite.

J.

A I'individu corrompu pour cause de plaisir ou boisson, du coup (euthus),le principe n'apparaît pas (ou phainetai archè) et il ne voit pas qu,ll fauique tel but et tel motif commandent tous ses choix et toutes ses actrons, carle vice entraîne la comrption du principe 2.

Quant à cet état lhexis = l'habileté, deinotès, stabilisée en cette bonnedisposition durable qu' est la phronàslr ; cf. infra), il n,est pas donné à cefameux < æil de l'âme ' sans vertu (ouk aneu aretès).comme on I,a dit etcomme on peut le voir. En etret les raisonnements qui aboutissent aux actesà exécuter sont des inférences qui ont pour point de départ la prémisse:< Puisque ce genre de chose-ci est la f in >, c'est-à_dire ce qu,i l y a de mieux

l. EN, lII,'7, I I l4 b I - I 5 ; rrad. Bodéùs modiflée.2. CN, V|.5, I l40b l7-20;trad. Bodéts modif iée.

--

1. EN, Vl , I .1, I lz14 a9- l 144b I

158 JEAN-LoIISLABARRIERE

(quel que soit le genre de chose en question, car aux fins de I'argument' on

peut prendre n'importe quoi): or ce qu'il y a de rnieux n'apparaît(otz'phaiietai)qu'à

I'hàmme bon (rôi agathôi),car la méchanceté pervertrt et

produit I' erreur concernant tout ce qui sert de point de départ à I' action Par

conséquent, I'on voit clairement I'impossibilité d'être sagac eQthronimon)

sans être bon (a gathon)t .

Ces deux extraits confirment amplement ce que nous avons vu jusqu'à

présent. Trois brèves remarques donc :

1) On ne saurait tenir pour un trait stylistique dénué de signification le

fait que le verb e phainô,.. apparaître o, soit systématiquement employé par

Arisiote dès lors qu'il ,'agiiâe c" quiapparaîtQthainetai) au vertueux et de

ce qui n' apparaîtpas (ou phainetai) au vicieux'

2)Spotudaios et agathos s'échangent aisément dès qu'il s'agit de

désigner le vertueux. c'est sa position même de vertueux qui entraîne qu' il

puisie être le critère de I'action droite carc'estce qui lui apparaîtcomme un

fi"n qui est un bien. On peut aussi dire la chose autrement : c'est à lui que le

bien apparaît.3)ïa vertu du vertueux garantit non seulement que c'est ce qui lul

apparaît comme un bien qui est véritablement un bien' mais encore la

iironari, elle-même : on ne saurait être un phronitaos sans être vertueux''Étant

donné que cette question constituera I'objet de ma seconde partie' je

n'en dit pas plus pou, i" moment et me borne à faire remarquer que cela

implique que le phronimos garantissant la définition de la vertu donnée en

Arl, ff, e, i tOO b 36- I 107 a 2 et analysé e supra soit lui-même un vertueux'

D'oùcetteaccusat ionparfoisadresséeàAristotedefairedesraison-nements circulaires : outre qu'on ne saurait être prudent sans être vertuexx'

ni vertueux sans être prudent, c'est le vertueux qui définit la vertu et c'est

lui I'ultime < canon etmètre >> du bien véritable ou toutcourt,aplôs.

DT] PHRONIMOS COMME CrurÈNPOgUACTIONDROITE CHEZ ARISTOTE 159

chacune de ces conduites, c'est la vertu et le vertueux (hè aretè kai hospoudaios)t.

Pourquoi ce nouvel extrait? Bien entendu parce que, de nouveau,et Aristote le souligne lui-même, la vertu (aretè) et le <vertueux>(spoudaios) y sont encore une fois présentés comme << mètre > - on aimeraitpouvoir écrire < maître >. Mais aussi parce que, comme faisant écho à cat.,8, l0 b 5-9, cité supra, le < vertueux >> (spoudaios) doué de << vertu >> (aretè)peut aussi bien être dit <honnête homme> (epieikès). ce que vientd'ailleurs rappeler Adstote lorsqu'il conclut sa démonstration du fait queles cinq traits principaux prêtés à I'ami sont bien ceux que porrèd"I'epieikès, < I'honnête h<lmme >. Je passe ici l'examen de ces cinq foints etde cette démonstration, qui n'apporterait pas grand chose à ce queje veuxétablir, tout comme je passe Ie ou de phainetai ho phaulos, < il n'apparaîtpas que le vilain >, de la ligne I 166 b25 de ce même < chapitre o, caril mefaudrait alors entrer dans I'explication de la distinction entre le sens propre,auquel nous avons eu affairejusqu'à présent, et le sens métaphorique, ici àI' rruvre, de phaine t ai, ce qui relève d' un autre travail 2.

5.

Il semble (dokei) que dans toutes res situations de ce genre [celles danslesquelles ceci apparaît agréable à X mais pas à yr, l' agréabre (hèdu, sous-entendu) soit ce qui apparaît tel au vertueux (to phainomenon tôispoudaiôi). Or, si I'on a raison, comme il semble, d'affirmer cela, si lamesure de chaque chose est la vertu (estin hekastou metron hè aretè),autrement dit l'homrne bon en tant que tel (Âai agathos, hèi toioutos),resvrais plaisirs seront aussi ceux qui rui paraisse nt Qthainomenai) des praisirset des choses vraiment agréables celles qui fontsajoie(chairsi ) à lui:.

Pourquoi ce nouvel et dernier extrait à l'appui de ma démonstration?vous I'avez deviné et entendez le cornet: c'est la charge des tuniquesbleues ! N'y lit-on pas' en efret, alors qu'il s'agit tout bonnement de décré-ter quand, comment, dans quelles circonstances et où < prendre son pied >,qu'en ces matières, c'est ce qui apparaît (phainomenorr) au vertueux(spoudaios) comme agréable qui est (véritablement) agréable? N'y lit-on

t. EN,lX, 4, I 166 a t0-13.

. 2 Qu'il me soit permis de renvoyer sur ce poinr à mon <Nature et fbnction de laphanta.sia^chez Aristote >, dans D- Lories et L. Rizzerio (éd.), De Ia p hantasia à I'inrugirntion.L(ruvirin. Peeters. 200 1.3.9N, X,5, I 176 a 15-l 9; trad. Bodéùs modif iée.

4.

Mais chacun de ces traits [les cinq traits principaux qui peuvent définir ce

qu'est un ami ; voir I 166 a 2- 101 peut être attribué à I'honnête homme (tôi

)pieikei)dans son attitude envers lui-même -ainsi du reste qu'à tous les

ho.nl., en autant qu'ils supposent avoir cette qualité' mais selon toute

apparence (eoike de), comme on I'a dit, ce qui sert à mesurer \metron\

160

-r

I3; I I I , l , 1403 b36, l404a2t. , rO-t l

pas encore que nous sommes justifiés à affirmer cela parce que la. vertu

@retè) est la mesure (metron) de chaque chose? N'y lit-on pas enfin que

c'est ce dont se réjouit I'homme bon (ag atlrcs) entant que tel dont il faut se

réjouir ? Vous en faut-il encore pour être convaincus ?

Mais on m'objectera peut-être qu'il s'agit ici de I'appréciation des

plaisirs et que ce n'est pas la première fois que je passe allègrement sur ce

point. Eh bien non I Nous y sommes. Et la question du plaisir va me

p..t"tt." de boucler la boucle de cette première partie et de passer à.la

seconde. Il est bien vrai, en effet, que cette question nous I'avons déjà

rencontrée. ll I'est tout autant quej'en aijusqu'à présent différé le traite-

ment. Mais c'est que cette question est lancinante tout au long des Ethiques

d'Aristote et explique qu'une apparence de bien (à savoir le plaisir

immédiat) puisse paraître être un bien :

Il y a trois choses, en effet' qui entrent en ligne de compte dans nos choix et

trois aussi dans nos refus : le beau, I'utile et I'agréable (kalou sumpher'

ontos hèdeos) dont les conffaires sont le laid, le nuisible et le désagréable'

Entoutcela,l 'hommebon(agatlros)estdugenrequiréussitàsecomportercorrectement ( katorthôtikos\.tandis que le vicieux (krzkos) est du genre qur

s,égare(hamarlè1ikos.) .Maisc 'estsurtout lecasquandleplais i restenquestion (peri tèn hèdonèn), car celui-ci, partagé par tous les animaux'

accompagnetoutcequipeutfairel 'objetd,unchoix'Lebeauetl 'uti le,eneffet, ont une apparence agréable(hèdu phainetai)t '

D'où, malgré une opposition foncière à Platon en matière de morale et

de politique, "!

,oup de éhapeuu.endu à son vieux maître par Aristote' qui

honore ainsi autant l'amitié que la vérité :

Plais i rsetchagr inssonteneffetenjeulorsqu' i ls 'agi tdelavertumorale(èthikèaretè),carc 'est leplais i rquinousfai tcommetlrelesmauvatsesactions et c'est la peine qu'elles nous causent qui nous fait nous abstenir

desbel les.-Aussidoi t .onavoirétéguidé'd 'unecertainefaçon,dèsla prime jeunesse comme dit Platon. de manière à se réjouir et à se

chagr ineràbonescient.L 'éducat ioncorrecte(orthèpaideia) 'eneffèt 'consiste en cela2.

Bref, pardelà l'évidente référence aux Lois, II,653 a-c, la grande aft'aire

est bien celle clu commencement(République,ll'311 a-b)' qui est celle de

l'éducation. or c'est à cette question qu'il faut venir si I'on veut briser les

l. EN.rr.2.l 104 b 30- l 105 a I2.EN.t l .2. l l04b9-13.

DU pHRoNrMos covMp cnrtÈnn DE L,ACTToN DRorrE cHEZ ARISToTE l6l

pseudo-cercres aristotéliciens. En effet, contrairement à ce que soutientGauthierl, il n'est pas dénué de sens de renvoyer le hôs eipomen,<< commeon l'a dit>, des lignes 1099 a 22_24 citées:rupra, où il esr quesrion duspoudaios comme bon juge, à l0g4 b 23-1095 a l, où il est effectivementquestion de I'homme cultivé Qtepaicreumenos) comme bon juge (agathoskritès)' certes, de manière assez sembrabre à parties des cmimàx,'r,"1,639a 1-8, Aristote en appelle alors à la culture de I'homme cultivé _ < l,honnêtehomme >, serait-on tenté de dire si I'expression n,était equluoqu._ fou,juger de la pertinence d'un exposé et dL ses arguments. De même, ir seréférera à la distinction entre I'homme cultivé et libre (rare) et le rustre (lamasse desp/zortikoi) pourjustifier qu'il puisse y avoir aussi des specàclespour <<ces gens-là>, dont r'âme a été déviée de son état naturer fauted'éducation (pol.,ylil, j, 1342 a l g_2g). Et I.on disringue enfin l,hommecultivé, < urbain >, du grossier paysan (phortikos, agros) àson art de manierles bons mots (asteia) et de ne pas se tàire prendre aux pièges des discoursdestinés à Ia masse des incultes qui, de fait, sont Juges en matière dedécision polit ique2. orqu'est donc lè vertueux si ce n'estun homme cultivéet bien éduqué' un homme ayant appris à ne pas céder à r'attrait du plaisirimmédiat? Pour cette raison même et parce qu,il sait ce qu,il .;;;;;.devenir vertueux, c'est-à_dire, en un ,"nr, .onfâr_e à sa propre nature tanti l est vrai que'inculture.n'aboutit lamai, qu;à pervertir ce qui aurait pubien croître si cette capacité avait éti ui.n guioee ptutôt que laissée à elle-même' le vertueux est bien cerui auquer oi p.r, se ré'érer en toute con-fiance' Sa vertu, 'surtout quand elle .rt porte. à son point le prus extrême,comme dans le cas de périclès, vieni garantir que ses raisonnementspratiques sont toujours mis au service d'ui" bonne cause, même si cerui-làn'est pas exempt d'erreurs et n'est nullement infairtible. Bien éduqué, etreconnu cornme tel par tous ou par les plus avisés, on peut bien le recon-naître comme <<canon et mètre> de l,action droite. Son exemplaritémême montre qu'on ne saurait être <prudent>> sans être <vertueux>, ni< vertueux > sans être < prudent >.

JEAN-LOUIS LABARRIÈRE

l. V oir supra,p. l5l, n. 2.2.Cf .Rhér. , I ,2,1357a4er t I

162 JEAN-LOUIS LABARRIERE

LE CERCLE VERTUEUX

De ce qui précède, il pourrait ressortir, comme nous I'avons vu,qu'Aristote manie allègrement les raisonnements circulaires: c'est le

vertueux qui définit la vertu et c'est lui I'ultime ( canon et mètre ) du bien<< par nature > , phusei, ou du bien véritable, tout court, aplôs.Et en appelerau phronimos, à quelqu'un donc qui possède cette vertu < intellectuelle >.

pour garantir la définition de la vertu << morale > ne change rien à I'affaire et

risque même d'empirer la situation puisque Aristote soutient qu'on ne

saurait être prudent sans être vertueux, ni vertueux sans être prudent :

De ce qu'on vient de dire, il résulte donc clairement (dèlon oln) qu'on nepeut être bon (agathos), au sens forT (kuriôs), sans sagacité (aneuphronèseôs),ni non plus sagaceQthronimos) sans la vertu morale(aneu tèsèthikès aretès)t.

Comment sortir de ces difficultés et < laver > Aristote de ces

accusations, qui, si elles étaient fondées, remettraient effectivement en

question les belles constructions de ses Éthiques? Réponse: en prenant en

considération les formations respectives de la vertu morale et de la

prudence et en mesurant bien le rôle imparti à l'éducation dans la formation

de la vertu du caractère. Repartons pour ce faire de la définition de la

phronèsis afin de bien saisir ce point. On se souvient, en effet, que lorsqu'il

en vient à devoir définir la phronèsîs (EN, VI, 5. I 140 a25-31), Aristote.

trait ô combien caractéristique de sa méthode en ce domaine, en appelle

tout d'abord à ceux que nous reconnaissons commephronimoi. Or, diril,

nous tenons pour tels ceux qui délibèrent correctement sur ce qui conduit à

la vie heureuse en général, non seulement pour eux-mêmes, mais encore

pour les autres. L'opinion, à laquelle on en appelle (voir aussi EN, VI, 8,

t 141 b 2-8), semble donc d'emblée mise en porte-à-faux vis-à-vis d'elle-

même puisque si elle fait volontiers de Périclès I'archétype duphronimos,

elle n'en tient pas moins la plronèsis pour être avant tout la recherche

avisée de son bien propre (EN, VI, 9), définition qu'Aristote trouve bien

trop restrictive, mais dont il n'hésite pas à se servir pour montrer que Ie bien

I . ,EN, VI, 13, 1144 b 30-32. On aura bien entendu remarqué qu'il s'agit ici de l' agathos

au sens fort (kurlôs). Je n'insiste pas davantage. . . Dans le même sens, EN' X, 8, 1 178 a l6- l9 :

. Du reste, la sagacité elle aussi est en conjonction ( sunezeuktai) avec la venu du caractère (/ài

tou èthous aretèi), comme celle-ci est en conjonction avec la sagacité, puisque aussi bien les

principes (arclrai) de la sagacité traduisent les vertus morales. tandis que la rectitude (<trthonl

de celles-ci traduit la sagacité. >

DU PHRoNIMOS CoMME CPJTÈRT DE L'ACTIoN DROITE CHEZ ARISToTE 163

dont s'occupe laphronèsis est variable et relatif, contrairement à I'objet dela sophia (EM VI, 8). Pour que le phronimos puisse assumer sa fonction decritère de la phronèsis, il faut donc qu'il sache transférer ce qui vaut de larecherche de son bien propre à celui de I'homme en général, ce quiimplique de ne pas céder au plaisir immédiat comme le ferait l'hommeimmodéré. Il faut donc savoir prévoir, anticiper, mais il faut aussi savoirrésister aux tentations présentes en fonction de I'avenir. Dans un cascomme dans I'autre, celademande d'une part d'avoirété sainementéd.uquéet, d'autre part, du temps et de I'expérience, ce qui explique une nouveliefois que lesjeunes gens ne soient pas les plus qualifiés en ces matières.

Grâce à un singulierjeu de mots(hôs sôzousantènphronèsin, EN,yl,5,I 140 b l2)r, Aristote fait ainsi de Ia sôphrosunè, de la modération, ce qui<préserve>, ou <(sauvegarde>, la phronèsis: I'attrait du plaisir ou iacrainte de la douleur pouvant, comme nous I'avons vu, pervertir lesjugements relatifs à I'action, la modération en garantira donc la droiture.on observe de ce fait un important décalage entre les veftus intellectuelles :si la modération est nécessaire pour garantir la droiture des jugementspratiques, une telle garantie n'est nullement nécessaire pour assurer ladroiture des jugements théoriques, mathématiques par exemple. On pourradonc fort bien être débauché et bon mathématicien, mais on ne saurait êtredébauché et phronimos du fait que la phronè,srs ne s'installe que chez quiest bien éduqué, c'est-à-dire avant tout modéré. La grande affaire est doncbien celle du commencement, de l'éducation, et sur ce point platon avaitraison. Au point, me semble-t-il, qu'on pourrait ici détourner un mot deRousseau dans son Emile au sujet de la République de platon: plus qu'untraité de politique, Rousseau y voyait un merveilleux traité de l'éducation.cela ne serait-il pas également vrai del' Éthique à Nicomaque? En efret, onne sort du prétendu cercle qu'en prenant en considération I'aspect dyna-mique de l'éducation, d'où le rôle fondamental du nomothète (EN, X, l0),mais aussi celui du passage de la puissance à l,acte puisque si nous possé_dons potentiellement aussi bien la vertu morale que lap hronèsis,ni I'une nil'autre ne s'engendrent en nous par les seules bànnes grâces de la nature.On doit commencer par bien élever le corps et la partie désirante deI'enfant, ce qui est I'habituer à devenir modéré, afin qu'une fois la raisonsurvenue, ces dispositions deviennent authentiquement des vertus, ce qui àson tour n'aura été rendu possible que parce que la puissance de menerdes raisonnements pratiques aura été bien orientée par cette modération

l . Q. Platon. Cra nle.4l le.

164 JEAN-LOIIIS LABARRIERE

préalable. Aussi, bien qu'il ne puisse y avoir d'authentique vertu morale

sans phronèsis (Socrate avait donc en un sens raison de penser qu'avec la

phronèsis toutes les vertus étaient données, mais il avait tort de penser

qu' elles n' en sont que des formes), ni de phronè sis sans vertu morale, c' est

bien en dernier ressort la vertu morale, et donc l'éducation de la partie

désirante qui est fondamentale, car la < raison pratique > ne servirait de rien

si elle n'étaitpréalablementbien orientée.

D'oir I'extrême importance du développement sur I'habileté, deinotè.s

(EN, VI, 13, l l44 a22-b l), auquel j 'ai déjà fait allusion et sur lequel i l

convient d'insister pour clore ce point. Aristote vient donc de rappeler que

(ce qui rend la décision (proairesin) correcte (orthèn), c'est la veftu

(aretè) > (1144 a2}),puis il enchaîne en écrivant :

cependant, exécuter tout ce qui doit l'être en fonction de cette décision

n'est pas à la portée de la vertu, mais d'une capacité différente (all' hete ras

dunameôs)t.

Autrement dit, ce qui n'a pas de quoi nous surprendre, si la vertu

garantit que les fins choisies soient bonnes, il ne relève pas d'elle de

sarantir la bonne exécution de I'action projetée, mais d'une <autre

capacite r. À chacun son job, somme toute ! Cette capacité, c'est précisé-

mént la deinotès, qui peut se définir comme Ia capacité à bien mener les

raisonnements qui conduisent à trouver les bons moyens pour parvenir aux

fins que I'on se propose d'atteindre, d'où la traduction la plus courante de

ce mot par < habileté ". De ce point de vue, cette capacité, en elle-même, est

<i moralement neutre > : on peut bien trouver de < bons t moyens de

parvenir à de mauvaises fins et, malheureusement, il est aussi possible

à'user de mauvais moyens pour parvenir à de justes fins. Voilà ce qui

amène Aristote à marquer un temps d'anêt et à s'expliquer clairement sur

ce point ( I 144 a22-23).Il lui faut montrer que cette disposition naturelle ou

spontanée qu'est I'habileté doit elle-mêrne être éduquée afin d'être bien

canalisée, sinon, au lieu de devenir des pfuonimoi, les habiles (deinous)ne

seront que de fieffés coquins, des < roués >> Qtanourgous)'La phronèsis ne

s'identifie donc pas àcette capacité à l'étatbrut, mais elle ne saurait advenir

sans elle, pourvu que cette dernière soit éclairée par la vertu. Si nous nous

souvenons du passage de I 'EN, VI, 13, l l44a9-ll44bl2, alors l ' ,allusion à

Platon est claire (Rép.,VII, 5l8c et 553 d), même si Aristote transforme la

l . ÉN. VI. 13. | 144 a2l -22-

2.Ci té supra.P. 157- I 58.

DU PHRqNIMqS COMME CRITERE DE L'ACTION DROITE I]}{EZ ARISTOTE I65

portée des arguments platoniciensr. Toujours est-il qu'afin d,expliquerl'exécution de I'action (ce qui n'était pas d'emblée l'objet des développe-ments platoniciens), laquelle ne relève donc pas de la vertu elle-même,Aristote mobilise une certaine faculté naturelle, la deinotès, qu'on peutassimiler à ce fameux " æil de l'âme >, mais souligne fortement que sansvertu, cet æil ne verra rien de ce qu'il a à voir: le < mieux > ne lui apparaîtrapas. Comprenez: il n'engendrera que méchanceté du fait que c'est dès ledépart que le principe a*a été perverti. voilà pourquoi c'est bien la vertu,donc l 'éducation, qui constitue I 'essentiel: elle seule peut garantir que lep hronimo s ne soit pas qu' un < roublard > Qtano u r g o s).

Mais alors, pourquoi affirmer aussi qu'ir ne saurait y avoir de vefiumorale sans phronèsis'l Parce que, une nouvelle fois, il s'agit ici de la veftuou de f a < bonté >> kuriôs, ( au sens fort, strict >. En effet, enchaîne Aristote(l l44b l-14), de même qu'i l y a l ieu de distinguerenrre |habileré commecapacité naturelle etla phronèsi.ç comme capacité devenue, consolidée, ilfaut distinguer entre la < vertu naturelle > (phusikè aretè) et la < vertu ausens fort >, proprement dite. or, de nouveau, le passage de I'une à r'autre estaffaire d'éducation, mais en ce cas c'est aussi l'affaire de l,intellieence ouraison (nor?s, l l44b l2). Où nous voyons bien qu'i l s'agit ici dJquelquechose de dynamique: il faut commencer par le commencement, l'éduca-tion du corps et du désir, qui est affaire d'entraînement afin que les disposi-tions naturelles soient consolidées en ohabitudes>, et ce, à son tour, afinque lorsque la raison survienclra, celle-ci soit bien canalisée et mise auservice de bonnes fins. En retour, la . raison droite > achève le devenir de laveftu morale' Il n'y a donc nul cercre, mais un long processus qui demandeexercice et enseignement.

EN cursp og coNCLUsroN

Furetière, dans son Dictioruwire universel (1690) ctteleTrésor cle lalangue françai,se tant ancienne que moderne de Nicod (1606), d,aprèslequel < sage > proviendrait de .ragnx, o qui a I'odorat subtil (en parlant duchien)> et qui a donné notre <<sagace> -étymologie plus que douteuse,mais non dénuée de sens, d'autant ptus que, par << sage >>, il entend moins le

l .Les commentaires de Cauthier (op.ci t . , r . l I ,2. p.549-553) sur I ,ensemble de cepassage sont assez bien venus.

t66 JEAN-LOUIS LABARRIÈRE

sophos au sens aristotélicien du terme que le phronimos en un sensironiquement quasi stoïcien :

Secp. Philosophe qui par l'étude de la nature et des événements passés, aappris à se connaître, et à bien conduire ses actions. Plutarque a fait un beauTraité du Banquet des sept Sa ges-Le Sage ades passions et les modère. LesStoiQues voulant faire un Scge, n'en ontfait que la statuë.

Cicéron, qui use des termes sapiens et sapientia pour traduire sophos etsophia, n'hésite pas à faire remarquer, du fait que ce sont des dérivés desapio, <<avoir du goût >, que pour un sapiens < la délicatesse de I'esprit n'apas pour conséquence d'exclure la délicatesse du palais ,> (nec enim sequi-tur, ut, cui cor sapiat, ei non sapiot palatus, Fin.,Il,24), mais seulementd'en faire peu de cas, ce qui est une marque de sa temperanlla. C'est bienpourquoi faire dérivcr sage de sagax et non de sapidus n'est pas dénué desens : Cicéron nous le dit encore lorsque, dans ce même traité, il fait dériverla moralité non seulement de la raison que seul I'homme possède, maisencore de ce < flair > (sagacem,Il, 45) qui lui permet de voir rapidement lescauses et les conséquences de toute chose ainsi que < le besoin qu'il a de lasociété des autres hommes > (ibid., on retrouve la même métaphore chezSénèque, Ep. 95,58).

Alors <sagace>> pour phronimos et <sagacité> pour phronèsis,pourquoi pas? C'est affaire de goût... Et I'on peut bien préférer le flair àla vue I

Jean-Louis LABARRIÈRE

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