de l'ecosse à la sierra leone : le voyage initiatique d'elizabeth helen callander...

27
De L'Ecosse à la Sierra Leone : le voyage initiatique d'Elizabeth Helen Callander Melville Introduction Née à Dunipace en Ecosse le 14 mars 1818, Elizabeth Helen Callander ne découvre l'Afrique qu'à l'âge de 22 ans. Après s'être mariée dans la ville de Stirling le 1er mars 1840 à Michael Lining Melville, Elizabeth suivra en effet son mari dont les obligations professionnelles le conduiront à s'établir pour six ans dans la colonie britannique de Sierra Léone. Le couple part donc en 1840 avec son premier enfant pour cette colonie britannique. En 1846, la famille Melville est de retour en métropole. En 1849, Elizabeth Melville publie son journal et ses lettres anonymement sous le titre A Residence at Sierra Leone, described from a journal kept on the spot and from letters written to friends at home. Le récit d'Elizabeth Melville se situe dans un contexte colonial : la jeune femme s'y vit d'abord comme une Écossaise, avec de très constantes références à sa terre natale dont le climat et les moeurs lui manquent. Melville se vit aussi comme une femme civilisée, distinguée et travailleuse, et ses convictions la conduisent à exprimer au cours de son récit de très nombreux préjugés à l'encontre de la population noire. Mais l'expérience d'Élizabeth Melville en Sierra Léone va lui permettre de mettre en question puis, progressivement, d'abandonner les idées avec lesquelles elle est arrivée sur cette terre inconnue : un ensemble de facteurs, parmi lesquels 1

Upload: univ-amu

Post on 29-Mar-2023

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

De L'Ecosse à la Sierra Leone : le voyage initiatiqued'Elizabeth Helen Callander Melville

Introduction

Née à Dunipace en Ecosse le 14 mars 1818, Elizabeth Helen

Callander ne découvre l'Afrique qu'à l'âge de 22 ans. Après

s'être mariée dans la ville de Stirling le 1er mars 1840 à

Michael Lining Melville, Elizabeth suivra en effet son mari

dont les obligations professionnelles le conduiront à

s'établir pour six ans dans la colonie britannique de Sierra

Léone. Le couple part donc en 1840 avec son premier enfant

pour cette colonie britannique. En 1846, la famille Melville

est de retour en métropole. En 1849, Elizabeth Melville publie

son journal et ses lettres anonymement sous le titre A Residence

at Sierra Leone, described from a journal kept on the spot and from letters written to

friends at home.

Le récit d'Elizabeth Melville se situe dans un contexte

colonial : la jeune femme s'y vit d'abord comme une Écossaise,

avec de très constantes références à sa terre natale dont le

climat et les moeurs lui manquent. Melville se vit aussi comme

une femme civilisée, distinguée et travailleuse, et ses

convictions la conduisent à exprimer au cours de son récit de

très nombreux préjugés à l'encontre de la population noire.

Mais l'expérience d'Élizabeth Melville en Sierra Léone va lui

permettre de mettre en question puis, progressivement,

d'abandonner les idées avec lesquelles elle est arrivée sur

cette terre inconnue : un ensemble de facteurs, parmi lesquels

1

l'extrême intérêt de Melville pour les paysages, la faune, la

flore et la population de Sierra Léone, son appétit de

découverte de ce pays, de ses coutumes locales, font qu'

Élizabeth Melville est une femme différente lorsqu'elle quitte

la Sierra Léone en 1846. Elle est définitivement transformée

dans la manière dont elle perçoit sa propre identité, tant

individuelle que nationale, dans la manière dont elle perçoit

son pays à son retour, et, enfin, dans la manière dont elle-

même est perçue par ses compatriotes.

I. Une Écossaise civilisée chez les Noirs

Lorsqu'elle arrive en Sierra Léone en 1840, Elizabeth

Melville éprouve un mépris assez prononcé pour les Noirs

qu'elle exprime ouvertement dans les lettres et dans le

journal de voyage qu'elle publie en 1849 sous le titre A

Residence at Sierra Leone, described from a journal kept on the spot and from letters

written to friends at home. Elle se réfère souvent à son pays natal,

l'Écosse, avec nostalgie. Son état d'esprit au début de son

séjour en Afrique est manifestement celui d'une femme

persuadée de sa supériorité personnelle mais aussi de celle de

sa foi, de sa civilisation et de sa nation sur celles des

Noirs aux côtés desquels elle doit vivre.

Écossaise de naissance, jeune, Elizabeth Melville n'a en effet

jamais vu de Noirs de son existence lorsqu'elle arrive en

Sierra Léone et c'est pétrie des préjugés que son entourage a

pu lui transmettre qu'elle aborde cette terre. Elizabeth

Melville s'attend dès son arrivée à rencontrer de véritables

2

brutes, sur l'apparence desquels elle ironise. Ces gens «qui

se ressemblent tous»1 ont, écrit-elle, des cheveux étranges :

«je m'avançai sur une route ombragée, peuplée de petits

enfants aux cheveux de laine»2, une démarche qui lui rappelle

celle d'une oie3. Ils n'ont aucun raffinement, écoutant

inlassablement leur «tam-tam»4 et leurs «timbales»5. Cette

atmosphère inquiétante évoque à Elizabeth Melville les

«actions sinistres d'une guerre sauvage et très dangereuse»6.

Cette population qu'elle observe avec un certain mépris lui

paraît d'autre part paresseuse : «une population naturellement

apathique et indolente»7. Elizabeth Melville reprend ce cliché

assez fréquemment, surtout lorsqu'il s'agit de son personnel

de maison : «Les domestiques ici sont tous des hommes et ils

paraissent très indolents, si bien qu'il est nécessaire de

faire appel à huit ou neuf serviteurs là où trois ou quatre

suffiraient en Angleterre»8. Elizabeth Melville détaille un peu

plus sa mauvaise impression du personnel domestique local

lorsqu'elle fait état des services d'une couturière qu'elle

n'a embauchée qu'une seule journée :

1 "All the black people seem alike to me", 22.2 "I proceeded onward, through a shaded road, crowded with little wooly-haired children..", 7.3 "I have not as yet seen any black women wearing shoes and their gait is exactly that of a goose!", 21.4 "the everlasting tom-tom", 27.5 " kettle-drums", 122.6 " dark deeds of savage and treacherous warfare", 27.7 "a naturally apathic and indolent people", 72.8 "The domestics here are all men, and they appear to be very indolent, sothat you require eight or nine household servants, where in similar establishment in England three or four would be found sufficient", 13.

3

Je suis la couturière, Madame. Elle était suivie, à une distancerespectable, par son assistante et était parée d'une robe aux motifscriards, d'une coiffe haut perchée, de boucles d'oreille en or, d'uncollier de corail, elle s'éventait constamment avec un mouchoir àl'odeur musquée, de manière à montrer les nombreuses bagues en argentqui étincelaient sur sa grande main. Elle prit ses fonctions le matinsuivant avec une ou deux heures de retard, et après être restéeassise un bref moment dans mon vestiaire, elle déclara : «le soleilfrappe trop fortement ici» et demanda à se déplacer dans la vérandaoù elle s'amusa à regarder par la fenêtre pendant une dizaine deminutes entre chaque point de couture. Avec environ deux heuresd'avance sur l'horaire convenu, elle demanda à «ranger ses affaires»et à rentrer chez elle pour aujourd'hui; j'y consentis sans tarder etvoyant qu'un enfant de huit ans aurait en une heure pu en faireautant que cette prétendue «couturière» en ce qu'elle considéraitcomme une journée de travail, j'ajoutai qu'il était inutile qu'ellerevînt9.

Melville montre en plusieurs endroits qu'elle juge les Noirs

malhonnêtes. Elle stigmatise le «manque de soin et la

malhonnêteté»10 des charpentiers africains. Elle dénonce la

propension de ses domestiques à voler: «après avoir découvert

que l'un puis l'autre de mes domestiques [...] emportaient une

grande partie du contenu de ma garde-robe, j'ai été bien-sûr

obligée de les renvoyer tous les deux»11. Elizabeth Melville

9 "I am the sewing girl, marm!". She was followed at a respectful distanceby her attendant, and arrayed in a gaudy-pattern gown, with high head-dress, gold earrings, and coral necklace, fanning herself all the while with a handkerchief redolent with musk, so as to display the numerous silver rings which glittered on her large hand. She came to enter upon her duties next morning an hour or two later than had been fixed upon, and after sitting for a short time in my dressing-room, said : "Sun too hot here", and that she would like to go into the front piazza, where she amused herself by looking out of the windows for about ten minutes between each stitch. About two hours earlier than she had agreed to work, she askedleave to "fold up" and go home for that day; to which I at once assented; and seeing that a child of eight years old could have done as much in one hour as this professed "sewing girl" in what she considered a whole day, I added that I should not require her to come back, 23.10 "the carelessness and roguery of African carpenters", 71.11 "Discovering that first one and then the other of my abigails [...] wererapidly carrying off great part of the contents of my wardrobe, I was, of course, obliged to dismiss them both", 73.

4

exprime à plusieurs reprises son découragement à l'égard des

domestiques noirs et dit avoir «renoncé à civiliser [des]

barbare[s] »12. Elle insiste un peu plus sur le mépris dans

lequel elle tient la population noire en ajoutant qu'elle

«pense avec admiration aux missionnaires et maîtres d'école

qui, avec leurs épouses dévouées, expérimentent toute la

difficulté de policer ces petits sauvages»13. Le mépris exprimé

là par Melville rappelle celui dont fait preuve Edward Long

dans son ouvrage History of Jamaica, publié en 1774. Il y décrit la

population noire avec beaucoup de condescendance14.

Elizabeth Melville se désole ailleurs de la faible maîtrise de

la langue anglaise qu'elle constate chez ses domestiques: «Mes

ordres sont constamment mal compris. J'ai demandé à l'un de

mes serviteurs de m'apporter une tasse pour le petit déjeuner

et il m'a d'abord apporté un pot à crème»15.

Cet état d'esprit pessimiste et méprisant peut s'expliquer de

diverses manières. Outre les préjugés à l'encontre des Noirs

auxquels Elizabeth Melville a très probablement été exposée

tout au long de sa vie sans même s'en apercevoir et qu'elle

répète dans ses écrits sans prendre le moindre recul, elle

adopte également une attitude de colonisatrice : «notre

12 "I gave up the ambitious attempt of civilizing a barbarian", 204.13 "I think with admiration of the missionaries and school-teachers who, with their good wives, have all the trouble of rough-polishing these wild native children", 204.14 "It has been the opinion of very sensible writers, that the interest of the colonies demands, that the Negroes should be better treated, and even raised to a better condition; this, however, must be understood with some exceptions against the imported Blacks, whose savage manners render them incapable of those benefits..", Long, Edward, History of Jamaica, 503.15 "My directions are constantly mistaken. On asking one of the servants tobring me a breakfast cup, he first brought me a cream jug", 13.

5

colonie africaine»16 écrit-elle sans cesse à propos de la

Sierra Léone, ce qui explique en partie son arrogance; cette

colonisatrice qu'est Elizabeth Melville au début de son récit

estime d'ailleurs, dans un premier temps au moins, que les

Africains ont besoin d'être éloignés de l'Islam, qu'elle

qualifie de «fausse religion de Mahomet»17. Corollaire de cette

attitude, Elizabeth Melville promeut l'évangélisation des

Africains. A l'église, où elle se mêle à la population noire

pour prier, elle note avec satisfaction que «les petits

enfants étaient les premiers à élever leurs jeunes voix pour

les psaumes ou les hymnes»18 et considère qu'ils sont la

«preuve du zèle patient et infatigable de nombreux

missionnaires»19 qui s'évertuent à christianiser cette «terre

païenne»20. Le point de vue selon lequel les populations

africaines, tenues pour sauvages et païennes, nécessitaient

d'être civilisées, c'est-à-dire avant tout évangélisées, était

défendu aussi bien par ceux qui nourrissaient haine et mépris

à l'égard des Noirs que par des philanthropes: en 1839, Thomas

Buxton, fervent activiste pour l'abolition de la traite et de

l'esclavage fondait la Society for the Extinction of the Slave Trade and the

Civilisation of Africa.

Elizabeth Melville se réfère très fréquemment à son pays

natal, «rivage étranger»21, et établit de nombreux parallèles

16 " our African colony", 6 (je souligne).17 " The false religion of Mahomet ", 40.18 "it was very pleasing to note that the little children were the first to raise their young voices in the psalm or hymn", 197.19 "What a witness they bear to the patient and untiring zeal of many missionaries", 197.20 "heathen land", 197.21 " your home is indeed on a foreign shore", 122.

6

entre les paysages qu'elle découvre en Sierra Léone et

l'Écosse: «les sommets irréguliers se détachaient nettement

sur le ciel sans nuage et un pic, en particulier, me frappa

par sa ressemblance avec le siège d'Arthur près d'Édimbourg»22,

«les collines en rappellent certaines en Ecosse»23, «les

différentes tribus de Freetown paraissent aussi nombreuses et

aussi jalouses les unes des autres que les clans des

Highlands»24. Les évocations de l'Écosse sont fréquemment

nostalgiques sous la plume d'Elizabeth Melville et

s'accompagnent souvent de descriptions peu flatteuses de la

Sierra Léone dont elle rejette assez radicalement le climat

«malsain»25, qu'elle associe à la «maladie, au chagrin et à la

mort»26 et dont elle pense que personne ne peut comprendre,

dans «l'Angleterre saine et heureuse» combien il peut entraver

le «moindre effort physique»27.

Le rejet de cette terre considérée comme hostile et de ce

climat pénible, «ce coin du monde hautement malsain»28,

s'accompagne de la peur de la mort: «lorsque je songe à tous

ceux qui ont sombré sous l'effet de ce climat»29 et du désir de

22 "the irregular summits of the mountains stood out in bold relief against the cloudless sky, and one peak especially struck me from its resemblance to Arthur's seat, near Edinburgh", 4.23 "the hills resemble some of those in Scotland", 6.24 "the different tribes in Freetown seem as numerous, and quite as jealousof each other, as the clans of the Highlands", 22.25 "unhealthiness of the climate", 69.26 Sierra Leone is associated in our imagination (...) with sickness, sorrow ans death", 8.27 " I do not think it is possible for anyone in healthy, happy England, tounderstand how easily one becomes fatigued here with the very slightest bodily effort", 51.28 "this most unhealthy quarter of the globe", 176.29 " when I reflect on the very many who have sunk under the effects of this climate", 134.

7

rentrer au plus vite en métropole : «les fortes pluies, le

soleil brûlant, les vents frais, les orages et les tornades de

la saison [...] me font regretter que nous n'ayons pas une

lampe d'Aladin pour nous transporter en Angleterre»30. Cet état

d'esprit mêlant condescendance, crainte, critiques et rejet va

toutefois aller s'atténuant au fur et à mesure que le récit

d'Elizabeth Melville avance, pour laisser place à

l'enthousiasme de cette jeune Écossaise à la découverte d'une

terre inconnue.

II. Elizabeth Melville en Sierra Léone : découvertes,

adaptation et hybridation

En dépit de ses nombreux préjugés et de ses peurs

multiples, Elizabeth Melville va en effet progressivement

développer un très grand intérêt pour la Sierra Léone. À

travers des descriptions précises, poétiques et d'une rigueur

quasiment scientifique de la flore, de la faune et des

paysages qui l'entourent, Elizabeth Melville montre en effet

qu'elle est elle-même conquise, colonisée en quelque sorte,

par cette terre à laquelle elle finit même par s'identifier au

point de se référer au plantes locales par l'adjectif

possessif «our».

Dès son arrivée en Sierra Léone, Elizabeth Melville est

habitée par une frénésie de connaissance et d'exploration de

cette terre inconnue. Or, rapidement, et notamment pour des

30 "The heavy rains, hot suns, chilly winds, thunderstorms, and tornadoes ofthe present season [...] cause me to wish we had an Aladdin's lamp to transport us to England", 296.

8

raisons sanitaires, le couple quitte Freetown pour s'installer

en pleine montagne : «Nous préparons notre départ pour une

habitation qui, vue de la ville, semble implantée à flanc de

montagne»31. Elizabeth voit dans cet emménagement dans un

secteur plus sauvage l'occasion rêvée de se livrer à

l'observation de la nature :

On ne peut pas explorer lorsqu'on se déplace en calèche le long d'unchemin et je suppose qu'il ne serait pas très bienséant, dans lacapitale de la Sierra Léone, de sauter de son véhicule pour examinertoutes les fleurs ou les plantes qui attirent l'attention. Je meréjouis donc de la perspective d'emménager à la campagne, cettehabitation étant par ailleurs l'un des lieux les plus sains de lacolonie, située au dessus de la zone où sévit la fièvre jaune32.

C'est d'abord par le paysage de la Sierra Léone qu'Elizabeth

Melville est conquise. Elle découvre ce pays, «telle une

île»33, depuis le bateau sur lequel elle arrive, «formant une

chaîne de montagnes s'élevant progressivement depuis le Cap

vers la droite et qui, vue de face, semblait surgir à angle

droit de la mer»34.

Elizabeth ouvre des yeux étonnés et curieux de découvertes sur

cette terre inconnue :

31 "We are now preparing for our departure to an abode which, viewed fromtown, seems built on the very face of the mountains.", 30.32 "Then one cannot explore when driving quietly along in a carriage, and Isuppose it would not be deemed quite comme il faut in the Sierra Leone capitalto spring out to examine every flower or plant that attracts notice. Itherefore delight in the prospect of going into the country, besides thatthis mountain dwelling is one of the healthiest localities in the colony,being considered above yellow fever range.", 30.33 " On one side of our ship, Sierra Leone, like an island", 4. 34 " forming one chain of mountains gradually sloping upwards from the Cape to the right, but in front seeming as if they sprang perpendicularly from the sea", 4.

9

j'observai les alentours avec avidité et vis [...] des bâtimentsétincelants dans la magnifique lumière d'un soleil tropical; et au-delà, les montagnes majestueuses de la Sierra Léone. Dans la légèrebrume ombreuse, leur couleur verte paraissait plus douce et plusbelle que celle du feuillage qui était plus près de nous, dont levert frappait l'oeil de sa teinte surnaturelle et formait uncontraste frappant avec la couleur de cornaline sombre de la terredes chemins et des bords de la rivière—le paysage tout entierévoquait un éternel été35.

Le climat de la Sierra Léone séduit également Elizabeth qui

est frappée par la violence et la beauté de ses manifestations

:

Le temps avait un aspect très particulier ce matin. Une brume couleurgris plomb dissimulait complètement le sommet de la montagne Pain-de-Sucre et formait une masse sombre et lugubre au-dessus de la chaînede collines située sur la gauche. Cette masse de sombres nuages depluie avançait, obscurcissant peu à peu l'horizon : la mer et le cielsemblaient se mêler puis tout le ciel se couvrit36.

Elizabeth Melville découvre la flore africaine avec

émerveillement et fait preuve d'une étonnante connaissance de

la botanique :

J'étais enchantée par la luxuriance des arbres, en particulier parcelle du jambosier (* Eugenia jambosa) dont les branches touffuesforment une masse impénétrable de feuilles vert foncé, auxquelles demagnifiques fleurs blanches, telles des barbes soyeuses, donnent unrelief beau et agréable37.

35 "I looked eagerly out and saw [...] buildings glittering the glorious light of a tropical sun; and beyond, the lofty mountains of Sierra Leone. Through the faint shadowy haze, their verdure appeared more soft and beautiful than that of the foliage near us, which flashed on the eye with supernatural tint, and formed a striking contrast to the deep cornelian colour of the earth in the paths and banks of the river -- the whole landscape coveying the idea of a perpetual summer",(5). 36 "The weather presented a most remarkable appearance this morning. A lead-coloured mist hid the top of the Sugar-Loaf mountain entirely from view, and gathered dark and gloomy on the range of hills to our left. This mass of black rain-clouds moved onwards, gradually obscuring the horizon : sea and sky seemed to meet, and the whole firmament became overcast", 55.

10

Elizabeth entreprend d'ailleurs de longues promenades qui lui

permettent d'observer d'un peu plus près des plantes qu'elle

ne connaît pas ou mal :

En nous promenant au hasard des terrains le soir suivant, nous avonsdécouvert une plantation d'ananas, et croyez-moi, l'ananas dans uneassiette ou dans une serre et l'ananas poussant sur son sol natalsont deux choses très différentes. Une fleur d'un violet éclatant,rappelant la clochette unique d'une jacinthe, jaillit de chacune dessections en forme de losange de ce fruit qui, lorsqu'il est jeune,revêt la même teinte précieuse et est surmonté d'une couronne defeuilles roses et nervurées, protégé tout autour par d'autresfeuilles plus grandes et plus larges, tranchantes comme des scies etpointues comme des aiguilles38.

Elizabeth Melville se réfère très fréquemment au nom latin des

plantes qu'elle observe, montrant là encore sa très grande

connaissance de la botanique, et les décrit longuement dans

son journal et dans les lettres qu'elle envoie à sa famille

restée en Écosse :

dans les buissons, sur les berges, il y avait une profusion de ce quej'imaginais être d'énormes fleurs blanches, mais qui sont en réalitédes feuilles larges et pales, fixées aux fleurs d'une plante (*Musaenda glabra) que l'on trouve communément sur les berges desrivières de ce pays39.

37 "I was enchanted with the luxuriance of the trees, particularly the rose-apple (* Eugenia jambosa) whose thickly growing branches present an impenetrable mass of dark-green leaves, amongst which magnificent white flowers, like silken tassels, form a beautiful and pleasing relief", 8.38 "Sauntering through the grounds next evening, we came upon a garden of pine-apples, and believe me the anana on a plate, or in a hot-house, and when growing in its native soil, are very different things. A brilliant purple blossom, resembling the single bell of a hyacynth, opens from each of the diamond-shaped divisions of the fruit itself, which when young is ofthe same rich hue, surmounted by a crest of pink corded leaves, and protected all round by others much larger and broader, with saw-like edges and spiked points.", 10.39 "The 'bush' immediately on its banks showed a profusion of what I fanciedwere enormous white flowers, but which are really broad, pale leaves, attached to the blossoms of a plant (* Musaenda glabra) common by the side

11

Elizabeth Melville détaille aussi la flore qui entoure la

propriété où elle réside et s'attarde sur la description d'un

cacaoyer qui fait toute son admiration :

Le soir nous nous promenâmes sur la plate-forme, qui est ombragée pardes orangers et par un joli cacaoyer, dont les branches vaporeusesbalaient le sol parce qu'il n'a pas encore atteint une grandehauteur, bien qu'il soit couvert de fruits. C'est la première foisque je vois la croissance de la cabosse; et la fleur, qui ressembleun peu à une grande touffe d'épis de blé mûrs [...] produit un effetparticulièrement riche. La fleur et le jeune fruit, qui n'est qu'uneréplique miniature du fruit adulte, sont protégés par une coqueépaisse évoquant la forme d'une barque, qui tombe lorsque la fèvemûrit [...] L'autre arbre qui attira mon attention était un goyavier(* Psidum pyriferum). Il en pousse beaucoup ici, il a une feuilled'aspect grossier et une croissance désordonnée : ses branches àl'écorce douce d'une teinte gris brun s'étendent comme autant de brasminces et indolents40.

Elizabeth Melville observe avec tout autant de curiosité la

faune de la Sierra Léone qu'elle décrit avec une précision

remarquable. Melville s'émerveille de la couleur et de la

rapidité du vol des oiseaux qui passent près de sa maison :

Des oiseaux de toutes les couleurs passent constamment, et bien queleur chant soit monotone, il est loin de manquer d'harmonie. Lescolibris, à peine plus gros que des bourdons, avec des plumes vertes,bleues et violettes, peuplent les branches gracieuses du tamarin qui

of brooks in this country.", 19.40 "In the evening we proceeded along the level, which is shaded by orange-trees, and by one fine cocoa-nut-tree, whose feathery branches sweep theground, as it has not yet attained a great height, though in full bearing.This is the first time I have seen the nut growing; and the flower,somewhat resembling a tall full bunch of ripe ears of wheat [...] has apeculiarly rich effect. The flower and young fruit, which is but aminiature of the full-sized one, are protected by a coarse canoe-shapedcovering, which falls off as the nut ripens [...]. The next tree whichattracted my attention was the guava (* Psidum pyriferum). It is veryplentiful here, has a coarse-looking leaf, and straggling way of growing;its boughs, with their smooth dun-coloured bark, stretching themselves out,like so many lean and idle arms", 41.

12

se trouve près des fenêtres de ma chambre et volent autour des fleursjaunes et odorantes d'un acacia sauvage qui pousse près de la maison.Leur chant est animé et rapide et il filent gais et prestes dans lalumière du soleil41.

Lorsqu'un serpent s'introduit dans sa maison, malgré

l'appréhension d'être mordue, Elizabeth prend le temps

d'observer et d'admirer l'animal dont la couleur la stupéfie :

«La couleur de ce serpent était du plus beau vert vif que

j'aie jamais vu, si ce n’est sur une émeraude»42.

Elizabeth admire également les singes qu'elle prend le temps

d'observer : «Je suis restée un long moment cet après-midi à

observer les singes qui sautaient de branche en branche dans

les grands arbres d'un côté de la route qui conduit à la Gorge

du Jambosier, et en ai dénombré six différentes sortes, aucun

de paraissait avoir peur de nous»43. Son intérêt pour la faune

locale n'exclut aucun animal, Elizabeth Melville observe les

insectes qui l'entourent avec le même émerveillement :

le vent violent a emmené plusieurs insectes à l'aspect étrange dansla maison. J'en ai observé un qui ressemblait presque à une araignéevolante; et aujourd'hui j'ai attrapé une belle mouche vert vif quiscintille comme si elle était recouverte d'une poussière d'or; ses

41 "Birds of every colour are for ever flitting past, and though their noteswant variety, they are far from being unmusical. The humming-birds,scarcely larger than humble-bees, with plumage of green, blue, and purple,haunt the graceful boughs of the tamarind tree close to my room windows,and flutter round the scented yellow blossoms of a wild acacia that growsnear the house. Their song is lively and quick, and they dart about in thesunshine with a merry rapid motion", 37.42 "The colour of this snake was the most beautiful bright green I ever saw,except in an emerald", 78.43 I stood a long time this afternoon watching the monkeys as they skipped about from one branch to another among the tall trees at one side of the road leading to Rose-Apple Glen, and counted six of different sorts, none of them appearing in the least afraid of us", 83.

13

ailes sont transparentes et paraissent mille fois plus délicates quela plus fine des gazes44.

Plus loin Elizabeth détaille un papillon de nuit:

Un magnifique papillon de nuit d'une envergure de quinze centimètresm'a été apporté. Il est tout entier d'un brun précieux, àl'exception, sur chacune de ses ailes inférieures, qui sont égalementrayées de blanc, d'un gros pois semblable à un oeil, brun au centre,cerclé de blanc puis de rouge cramoisi et enfin de blanc. Mais laparticularité de cet insecte, lorsqu'il gît à plat la tête face àvous, est qu'il évoque la gueule d'un chat45.

Grâce à sa curiosité à l'égard de ce pays, Elizabeth Melville

parvient à s'adapter au fond assez aisément à ses nouvelles

conditions de vie : c'est ainsi qu'au lieu d'équiper son

intérieur avec du mobilier européen, elle se procure des

«spécimens d'artisanat africain»46, et notamment un «repose-

pieds de bois blanc [...] avec quatre pieds curieusement

taillés»47.

D'autre part, en dépit de ses premières impressions et

descriptions peu laudatives du personnel de maison africain,

selon elle incapable de comprendre son anglais, Elizabeth

apprend rapidement à se rendre accessible à ses domestiques en

44 "The high wind has brought several strange-looking insects to the house.I observed one that looked almost like a flying spider; and to-day caught abeautiful fly of a bright-green hue, which glitters as if powdered overwith gold-dust: its wings are transparent, and seem fifty times finer thanthe finest gauze.", 15.45 "A magnificent moth measuring fully six and a half inches across thewings, has just been brought in. It is all of a rich dark-brown colour,with the exception, upon each of the hinder wings, which are also barredwith white, of a large eye-like spot, with a brown centre surrounded firstby a circle of black, then of crimson, and lastly a white one. But thepeculiarity of this fine insect is that when lying flat with its headtowards you, it exactly represents the face of a cat.", 129.46 "Some specimens of African workmanship", 24. 47 " a footstool of white wood [...] with four feet curiously cut out", 24.

14

leur parlant de manière à être comprise : «Je donne à présent

mes ordres avec une parfaite maîtrise d'un patois qui

laisserait sans doute sceptique tant un linguiste qu'un

grammairien»48. Si la dimension paternaliste de cette remarque

ne fait aucun doute, il n'en demeure pas moins qu'Elizabeth

Melville sait se montrer pragmatique, créative et au fond très

tolérante puisqu'elle accepte de faire la démarche d'aller

vers ses domestiques, au lieu de leur imposer une langue

qu'ils ne connaissent pas.

La capacité d'Elizabeth Melville à s'adapter à son

environnement social se ressent également à travers son très

grand intérêt pour les coutumes locales, notamment en matière

culinaire. Elizabeth a en effet très envie de connaître la

cuisine africaine. Elle découvre le «chou palmiste»49 qu'elle

décrit comme l'une des denrées «les plus étranges et les

meilleures que l'Afrique peut produire»50 et qui est une

«substance d'aspect étrange [...] d'un goût bien plus subtil,

une fois bouilli, que celui du chou commun»51. Elizabeth goûte

aussi aux jeunes racines de manioc dont le goût «n'est pas

sans rappeler celui de la châtaigne»52.

Cette recherche de connaissance et d'adaptation conduit

Elizabeth Melville à finir par se vivre comme une véritable

habitante de la Sierra Léone. Plusieurs passages de son48 "I now give my household orders with perfect fluency, in a patois thatwould certainly puzzle both a linguist and grammarian.", 111.

49 "palm-cabbage", 35.50 " one of the strangest and best eatables that Africa affords", 35.51 "odd-looking substance [...] when boiled has a far more delicate flavour than a common cabbage.", 35.52 "I have myself tasted the young root, and thought it is not unlike chestnut", 66.

15

journal et de ses courriers adressés à sa famille résidant en

métropole trahissent ce phénomène : «l'un des traits les plus

frappants de notre paysage sierra-léonais»53, «le mouton

africain est à peu près de la taille d'un agneau de chez

vous»54, «nous avons différentes sortes de petites fleurs

blanches en forme d'étoile, que j'apprécie à cause de leur

ressemblance avec les anémones des bois qui poussent chez

vous»55.

Ce phénomène d'adaptation puis, au fond, d'hybridation, aura

un très fort retentissement sur Elizabeth Melville. Il la

conduira notamment à s’interroger sur son appartenance puis à

vivre un profond bouleversement identitaire.

III. Écossaise, Britannique, Européenne vivant en Afrique et

finalement blanche de retour d'une colonie noire : récit d'une

transformation identitaire

C'est le fait-même d'être une Écossaise venue vivre dans

une colonie de la couronne britannique, qui occasionne chez

Elizabeth Melville une première dilution de son identité :

l'Empire, en effet, dans une colonie duquel son mari a obtenu

un poste probablement lucratif, n'est pas écossais. Du moins

pas seulement : il est surtout britannique et son existence,

sa puissance et son étendue jouent d'ailleurs un rôle

53 "..one of the most striking features of our Sierra Leone landscape" (jesouligne), 265.54 "African mutton is about the size of the lamb you have at home" (je souligne), 16.55 ""we have different sorts of small white starry cups, that I like from their resemblance to your wood anemone" (je souligne), 297.

16

déterminant à cette époque-là dans la définition-même de

l'identité nationale de la Grande-Bretagne. C'est donc sans

doute parce qu'elle vit dans l'Empire qu'Elizabeth Melville

prend conscience pour la première fois de manière si nette du

caractère multiple de son identité56, avec cette nuance

toutefois que dans le contexte colonial où elle vit, étant

entourée de beaucoup plus d'Anglais britanniques que

d'Écossais britanniques, c'est la dimension britannique de

l'identité d'Elizabeth Melville qui va d'abord prévaloir,

l'auteur ayant manifestement besoin, dans un contexte

étranger, de se rapprocher d'un groupe avec lequel elle

partage un certain nombre de valeurs. C'est ce que montrent de

nombreux passages de ses courriers et de son journal, dans

lesquels Melville se réfère de moins en moins souvent à

l'Écosse et plus fréquemment à la Grande-Bretagne, voire tout

simplement à l'Angleterre, pays prépondérant dans l'union

britannique.

Ainsi, les guêpes maçonnes qu'elle observe en Sierra Léone lui

évoquent une comparaison avec «la guêpe commune de Grande

Bretagne»57, qui selon elle, fabrique son nid de la même

manière. Plus loin, exprimant une certaine nostalgie de la

métropole, Melville déclare qu'elle ne pourra jamais préférer

les «couleurs ardentes du feuillage africain aux teintes de

l'automne britannique»58. Ailleurs, c'est l'Angleterre qui

tient lieu de référence à la patrie, avec de nombreuses56 On peut parler d'identités superposées, "layered identities", comme lefait Linda Colley lorsqu'elle s'efforce de montrer la fragilité et lapluralité de la notion d'identité dans la Grande-Bretagne des XVIII° etXIX° siècles : Colley, Linda; Britons, Forging the Nation, 1701-1837, YaleUniversity Press, 1992, 8, 11). 57 "The common British wasp", 56.

17

références au «drapeau anglais»59 qui confère, selon Melville,

«une touche de séduction à tous les bateaux au-dessus desquels

il flotte»60. Ces références quasiment exclusives à

l'Angleterre se font de plus en plus fréquentes au fil des

pages : les bateaux battant pavillon britannique sont appelés

«bateau anglais»61 ou encore «frêle esquif d'Angleterre»62 par

Melville.

Après leur premier séjour en Sierra Léone, Elizabeth Melville

et son mari reviennent passer quelques temps en métropole. Ils

séjournent à Londres, à laquelle Melville se réfère comme s'il

s'agissait de sa ville de naissance, la décrivant avec

émerveillement et fierté :

Une brume d'or semblait flotter, étale, sur les eaux boueuses de laTamise tandis que nous traversions London Bridge. Au même moment,toutes les horloges égrenaient les coups qui annonçaient six heures.Oh, le cours ample de ce noble fleuve, avec sa forêt de mâts qui aconnu les bourrasques de tous les climats (...) a toujours exercé surmes pensées une influence mystique et fait paraître les alentourslumineux et joyeux63.

Ce rapprochement affectif avec la Grande-Bretagne, voire avec

l'Angleterre, est très certainement lié à l'expérience

quotidienne que fait Elizabeth Melville de la vie coloniale

58 " the glowing colours of African foliage to those tints of British autumn", 88.59 "the English flag", 136.60 "a 'glamour' over all the vessels it floats above", 136. 61 "an English ship", 64.62 "light barque from England", 101.63 "A golden halo seemed to rest even on the muddy Thames as we drove acrossLondon Bridge, exactly as the various clocks pealed forth the hour of six. But, ah! to me the broad waters of that noble river, -- with its forest of masts which have bent to the gales of every climate (...) -- have ever beenwaters endowed with some mystic influence over my thoughts, which causes all around to look bright and sunny". (171).

18

dans une colonie britannique. Mais il est probablement aussi à

mettre sur le compte de l'histoire de cette colonie dont les

origines sont en relation étroite avec l'histoire du mouvement

abolitionniste britannique : Elizabeth Melville semble

d'ailleurs en redécouvrir les détails à cette occasion.

Elizabeth Melville rappelle en ainsi les origines de la Sierra

Léone, mentionnant les noms évocateurs des villes principales

de cette colonie, Granville Town64, Fort Falconbridge65,

Wilberforce66 :

Nous sommes passés près du site de Granville Town, première coloniede peuplement en Sierra Léone, dont l’origine remonte (je crois) auxenvirons de 1787, mais qui fut par la suite gratuitement brûlée parles Français lors d'un assaut67.

C'est là l'occasion pour Elizabeth Melville de s'exprimer sur

la traite des Noirs et sur l'esclavage. La Sierra Léone est un

emplacement privilégié pour observer les bateaux négriers des

nations qui tolèrent encore ce type de commerce. Elizabeth

Melville est donc le témoin direct de cette pratique et

exprime ouvertement son opposition, rappelant avec fierté la

campagne abolitionniste qui a animé les débats politiques en

Grande-Bretagne notamment entre 1787 et 1840 : «Oh, quel

64 Mentionnée p. 19, Granville Town est évidemment un hommage à Granville Sharp, 1735-1813, l'un des pionniers de la lutte abolitionniste et des co-fondateurs de la colonie de Sierra Léone.65 Mentionné p. 63, Fort Falconbridge a été ainsi nommé en souvenir d'Alexander Falconbridge, médecin temoin du traitement des esclaves noirs dans le cadre de Traite et abolitionniste.66 Mentionné p. 118, le village Wilberforce est une allusion à William Wilberforce, député de la Chambre des Communes qui a introduit le débat abolitionniste au Parlement britannique en 1789.67 "We passed the site of Granville Town, the first free black settlement atSierra Leone, and commenced (I think) about 1787, but afterwards wantonly burnt down by the French in an attack on the colony.", 19.

19

trafic honteux! Cessera-t-il un jour? Pour combien de temps

encore son nom restera-t-il comme une marque infamante sur les

nations dont il déshonore les couleurs? »68.

Résidant à quelques encablures de la côte, Elizabeth peut

observer à la longue vue les exactions commises sur les

bateaux qui viennent illégalement capturer des esclaves sur

les côtes de Sierra Léone. Lorsqu'ils sont arraisonnés par la

marine britannique Elizabeth s'en réjouit et souligne combien

elle est fière d'appartenir à cette nation :

Un bateau portugais intercepté (NdT : par la marine britannique) estentré au port un jour de novembre. C'était un bâtiment d'une trèsélégante symétrie, chargé d'esclaves. Avec ma lunette je voyais desmalheureux entassés sur le pont. Il n'y avait ni pont intermédiaireni mâts —tout juste un peu d'herbe éparpillée sur les tonneaux d'eaupour que ces pauvres hères puissent y dormir. Une fierté patriotiquese mêle toujours à ma pitié lorsque je vois un bateau négrier :penser que grâce à la Grande-Bretagne, [...] ces mortels, nossemblables injustement opprimés, bénéficieront de liberté et d'unbonheur bien plus grand que celui connu dans les contrées païennes del'intérieur du continent d'où ils sont originaires69.

Le fait d'être témoin de la souffrance des esclaves conduit

Elizabeth Melville à éprouver une empathie sincère pour les

Africains en général et à renoncer aux préjugés avec lesquels

68 "Oh! Vile trade! -- is it never to cease? How long is its name to remain a blot upon the nations whose flags it dishonours?, 214.69 "A Portuguese prize came in one day in November. It was a most gracefullysymmetrical vessel, and laden with slaves. With the glass I could see the miserable beings huddled so closely together on deck. There were neither second deck laid nor mats -- merely loose grass strewed over the water-casks for the poor unfortunate creatures to sleep on. A feeling of patriotic pride always mingles with my pity on seeing a slaver brought in, to think that -- thanks to Britain [...] soon these, our so unjustifiably oppressed fellow-mortals, will be blessed with a happier freedom than they ever knew in their heathen homes of the far interior.", 136.

20

elle était arrivée : «En tant que peuple, ils ont été réduits

en esclavage et opprimés pendant plus de quatre cents ans»70.

Ce phénomène va par ailleurs conduire Elizabeth Melville à

faire l’expérience d’une dilution supplémentaire de son

identité, ou, si l'on veut, un stade d'hybridation encore plus

avancé. Au cours de son récit, Melville élargit en effet de

plus en plus ses références identitaires : d'Écossaise, elle

se vit rapidement comme britannique avant tout, voire comme

une Anglaise, ainsi que nous l'avons vu, avec une prise de

parti claire contre la traite des Noirs, contre l'esclavage et

pour la législation pionnière adoptée par la Grande-Bretagne

en 1807 et 1833.

Par la suite elle se perçoit de plus en plus comme une

Européenne blanche résidant dans une colonie africaine. C'est

d'ailleurs par le terme «résidents blancs» qu'elle se réfère

aux habitants européens de Sierra Léone : «J'ai assisté moi-

même aux enterrement de trop de victimes de la fièvre en

dehors du cercle restreint des résident blancs»71. Cette

manière de plus en plus floue de se rattacher à un groupe

montre qu'Elizabeth Melville n'est plus tout à fait certaine

d'appartenir à une communauté définie. En quittant la Sierra

Léone pour toujours, Elizabeth Melville écrit d'ailleurs

qu'elle s'y est sentie chez elle:

Bien-sûr les derniers jours furent bien remplis et suscitèrent denombreux regrets en moi; notamment parce qu'il s'agissait desderniers que je passais sur une terre qui, en dépit de toutes les

70 "As a people, they have been enslaved and oppressed for upwards of four hundred years", 251.71 "I have myself watched the funerals of too many fever victims out of thenarrow circle of white residents.", 186.

21

souffrances physiques que j'y ai endurées et dont j'ai été témoin etde la grande angoisse que cela me faisait éprouver, a été mon chez-moipendant si longtemps que je ne peux qu'y être attachée par denombreux souvenirs72.

Le stade ultime de la transformation identitaire d'Elizabeth

Melville se produit lors de son retour en métropole, qui est

l'occasion de vivre de l'intérieur les discriminations

endurées par les Africains en Europe. A son retour, Elizabeth

Melville est en effet l'objet, avec les autres passagers du

bateau sur lequel elle a voyagé, d'un examen méticuleux et

suspicieux qu'elle vit assez mal :

A huit heures ce matin, nous nous sommes tous rassemblés sur lapasserelle afin que [...] notre condition physique soit examinée pardes inspecteurs sanitaires dont le bateau s'était approché du nôtre[...] à leur tour les officiers des douanes nous observèrent avec surle visage une expression de curiosité aussi interloquée que si nousarrivions tout juste de Tombouctou73.

Les services sanitaires et douaniers font quelques difficultés

aux voyageurs parmi lesquels se trouve Elizabeth Melville et

pendant plusieurs jours les passagers ne savent pas quand ils

pourront débarquer ni s'ils seront placés ou non en

quarantaine :

72 "of course the few remaining days were busy ones with us, and gave riseto considerable regret on my part; as being the last I was ever to spend inthe land which, in spite of all the bodily suffering I had both endured andwitnessed on its shores, and the great anxiety undergone thereby, hadnevertheless been my home for so long that it could not but be endeared tome by many associations", 308.73 "At eight this morning we all mustered on the gangway to have [...] our appearances scanned by the health inspectors in their boat alongside [...] the customhouse officials, who in their turn looked up at us with as much wondering curiosity depicted upon their features as if we had been all fresh from Timbuctoo", 319.

22

Mais alors que le bateau a obtenu un certificat sanitaire, qu'aucundécès n'est survenu durant la traversée et qu'il n'y a aucune maladieinfectieuse à bord [...] imaginez notre surprise et notre tristesselorsqu'il nous a été indiqué non seulement que nous n'avions pas ledroit de débarquer, mais encore que jusqu'à ce qu'une réponse soitdonnée par les autorités de Dublin (auxquelles notre affaire doit enpremier lieu être soumise), on ne peut savoir si le bateau seraautorisé à entrer au port ou si nous devrons subir une quarantained'une durée indéterminée!74

Les passagers du bateau sont finalement placés en isolement au

seul motif que leur embarcation arrive d'Afrique. Elizabeth

Melville souligne qu'un autre bateau arrivant de Sierra Léone

subit le même traitement, «injuste», que celui sur lequel elle

se trouve :

Nous ne sommes pas les seuls à subir cette détention injuste. LeP-----, qui est arrivé de Sierra Léone mardi matin est dans la mêmesituation agréable que celle où nous nous trouvons.75

L'ensemble des événements vécus par Elizabeth Melville entre

1840 et 1846, et particulièrement la désagréable expérience de

la mise en quarantaine, modifient définitivement sinon la

personnalité d'Elizabeth Melville, du moins sa perception du

monde et de l'humanité.

Conclusion

74 "But although the vessel is provided with a clean bill of health, andthere have been no deaths on board [...] fancy our astonishment and chagrinto have it intimated to us, not only that we are not at liberty to land, butthat until an answer be received from authorities in Dublin (to whom thecase has in the first place to be reported), it cannot be known whether weare to be admitted to pratique, or to undergo quarantine for an indefiniteperiod!", 327.75 "we are not alone in our unjust detention. The P--------, which came infrom Sierra Leone on Tuesday morning, is in the same agreeable positionwith ourselves.", 329.

23

Elizabeth Melville aura donc fait l'extraordinaire

expérience de vivre six ans en Afrique, de parvenir à s'y

débarrasser d'une très grande partie de ses préjugés et même

d'en revenir en ayant cerné, parce qu'elle a été conduite à la

vivre en partie, l'injustice de la discrimination raciste.

Comme nous l'avons souligné en dernier lieu, Melville est en

effet perçue avec suspicion à son retour en métropole : elle

est alors une Blanche d'Afrique, c'est-à-dire une sorte

d'étrangère et en tout cas une personne qu'il convient de

tenir à distance, au moins pour des raisons sanitaires.

Cette expérience du rejet, associée à sa rencontre avec une

terre dont elle a découvert la population, les moeurs, le

passé, la faune et la flore avec fraîcheur et émerveillement,

l'ont très certainement préservée de l'esprit profiteur et

condescendant dont ont fait preuve la plupart des

ressortissants des nations colonisatrices au cours du XIX°

siècle76.

Mais il est sans doute un autre facteur qui a probablement

permis à Elizabeth Melville de se préserver de l'esprit de la

plupart des colons européens, c'est son statut de résidente à

titre temporaire. En effet, durant les six années de son

séjour en Sierra Léone, Elizabeth Melville n'a été au fond

rien d'autre qu'une voyageuse et ces six ans lui auront permis

de découvrir un pays et des gens, d'apprendre à apprécier les

différences, les similitudes et les affinités qu'elle a avec76 Citons le très célèbre Cecil Rhodes, 1853-1902, homme d'affaires britannique, fervent adepte du colonialisme, fondateur de la société d'exploitation des diamants sud-africains De Beers, fondateur de l'Etat de Rhodésie, dont l'ambition dévorante est caricaturée par une gravure le représentant sous la forme d'un colosse enjambant l'Afrique depuis Le Cairejusqu'au Cap.

24

cette population, avec ce climat et avec cette histoire. Son

statut particulier aura permis à Melville d'accepter de se

laisser conquérir par cette terre, et de s'y comporter comme

une promeneuse et non comme une sorte d’envahisseur ou une

«colonialiste»77. Il lui aura donc été probablement plus aisé

de questionner puis de rejeter les stéréotypes racistes

communément admis parmi les Blancs des colonies78.

77 En convoquant ici la terminologie employée par Albert Memmi, nous pouvonsaffirmer qu'Elizabeth Melville n'est en fait à aucun moment envahie par l'état d'esprit du «colonialiste», (Portrait du colonisé, portrait du colonisateur, Paris : Gallimard, 1985 (première édition 1957), 43.), notamment parce que,comme nous l'avons dit, le caractère temporaire de son séjour lui permet de conserver son recul critique par rapport à la situation coloniale. Un recul critique qui caractérise d'ailleurs tous les nouveaux arrivants, selon Memmi, et qui bien souvent les pousse à repartir en métropole : "Il arrive que le nouveau débarqué [...], stupéfait dès ses premiers contacts avec les menus aspects de la colonisation, la multitude des mendiants, les enfants qui errent à moitié nus [...], songe aussitôt à repartir" (Ibidem, 43).78 L'ouvrage d'Elizabeth Helen Callander Melville n'est pas sans rappeler une certaine littérature féminine écrite dans les colonies qui voit le jourau cours du XIX° siècle et dont la tradition se poursuivra jusqu'aux années1940: Mary Kingsley, Travels in West Africa (1897), West African Studies (1899), Odette du Puigaudeau. Pieds nus à travers la Mauritanie. Paris: Plon, 1936, Karen Blixen, Den afrikanske Farm (Copenhagen: Gyldendal, 1937).

25

BIBLIOGRAPHIE

Sources primaires

Long, Edward, History of Jamaica, London : Lownudes, 1774.

Melville, Elizabeth, A Residence at Sierra Leone, described from a journal

kept on the spot and from letters written to friends at home.

Sharp, Granville, Short Sketch of temporary regulations (until better shall be

proposed) for the intended settlement on the Grain Coast of Africa, near Sierra Leone

(London, 1786).

Sources secondaires

Blunt, Alison, Travel, Gender and Imperialism, Mary KIngsley and West Africa,

New York: Guilford, 1994.

Colley, Linda, Britons, Forging the Nation, 1701-1837, Yale University

Press, 1992.

Foray, Cyril, Historical Dictionary of Sierra Leone. Metuchen and London:

The Scarecrow Press, (1977).

Fyfe, Christopher, A History of Sierra Leone. Cambridge University

Press, Oxford University Press, (1962).

McEwan, Cheryl, How the 'Seraphic' Became 'Geographic': Women Travellers in

West Africa, 1840-1915, Ph.D. Dissertation: Loughborough University

of Technology, Department of Geography, Loughborough, Great

Britain. 1995. McEwan, Cheryl, "Paradise or Pandemonium? West

African Landscapes in the Travel Accounts of Victorian

Women.", Journal of Historical Geography, Volume 22 n°1, janvier 1996.

pp. 68-83.

26

Memmi, Albert, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur, Paris :

Gallimard, 1985 (première édition 1957).

27