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Écrire l’histoire par temps de guerre froide Soviétiques et Français autour de la crise de l’Ancien régime Collection études révolutionnaires n°15 Société des études robespierristes ÉCRIRE L’HISTOIRE PAR TEMPS DE GUERRE FROIDE 15 Sous la direction de Serge Aberdam et Alexandre Tchoudinov Écrire l’histoire par temps de guerre froide Code SODIS : F30891.3 Prix : 25 La collection Études révolutionnaires publie les actes des journées d’études organisées par la Société des études robespierristes, à raison de deux à trois volumes par an. À vocation pluridisciplinaire, cette collection entend ouvrir largement le champ des recherches aux sciences sociales et juridiques, ainsi qu’aux domaines littéraires, artistiques et scientifiques. Illustration de couverture : Saint Isidore, bois polychrome, XVIIIè siècle, Musée des Arts et Traditions Populaires (Paris). Dès le milieu du XIXe siècle, certains historiens russes étudiaient la « Grande révolution française » pour essayer de comprendre ce qui attendait ou non la Russie. Entamé par des libéraux, systématisé par les marxistes, ce recours aux analogies entre les deux pays est devenu toujours plus étroit avec le début du XXe siècle et la Révolution russe. A tel point que, comme Tamara Kondratieva l’a montré dans un livre devenu classique, ce sont en des termes directement venus du vocabulaire de la Révolution française que les soviétiques formulèrent alors certains des dramatiques conflits politiques qui les divisaient. Il n’est alors pas étonnant que les études sur la Révolution française soient devenues en URSS un enjeu durement disputé, puis particulièrement contrôlé, et ceci presque jusqu’à notre époque. Mais, symétriquement, en France, ces mêmes études ont été en large part renouvelées par ce qui se passait « à l’Est », d’autant que les risques que courraient les chercheurs soviétiques ne les ont jamais dissuadés de s’intéresser à la crise de l’Ancien régime français, en prolongeant les travaux de la première école russe. Jouant des contraintes qui leur étaient imposées pour réinvestir le sujet de façon originale, certains ont ainsi exercé, à leur tour, une influence considérable sur l’historiographie française, alors au sommet de son prestige. On y trouve même, sous un certain angle, les origines de la référence bretonne aux Bonnets rouges du 17ème siècle qui a refait surface en France à la fin 2013. D’où l’intérêt de revenir sur une célèbre controverse entre Boris Porchnev et Roland Mousnier, controverse qui introduit elle-même à la difficile et lente reprise des relations entre historiens soviétiques et occidentaux mais éclaire bien plus largement les contraintes qui s’exercent sur la façon d’écrire l’histoire. Les seize communications ici présentées sont issues d’un colloque tenu en 2006 à Vizille et publiées à Moscou dès 2007. Elles donnent de précieux éclairages sur les conventions implicites ou explicites et les contraintes exercées pendant une soixantaine d’années sur des historiens soviétiques mais aussi, par raccroc, français ou occidentaux. Elles illustrent les réelles avancées scientifiques ainsi que la difficile construction des relations professionnelles et humaines, par-delà les crimes de la dictature stalinienne. ISBN : 978-2-908327-91-5 Sous la direction de Serge Aberdam et Alexandre Tchoudinov Cet ouvrage est publié avec le soutien de la FMSH.

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Écrire l’histoire par temps de guerre froide

Soviétiques et Français autour de la crise de l’Ancien régime

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Sous la direction de Serge Aberdam et Alexandre Tchoudinov

de la crise de l’Ancien régime

Écrire l’histoire par temps de guerre froide

Code SODIS : F30891.3Prix : 25

La collection Études révolutionnaires publie les actes des journées d’études organisées par la Société des études robespierristes, à raison de deux à trois volumes par an.

À vocation pluridisciplinaire, cette collection entend ouvrir largement le champ des recherches aux sciences sociales et juridiques, ainsi qu’aux domaines littéraires, artistiques et scientifi ques.

Illustration de couverture : Saint Isidore, bois polychrome, XVIIIè siècle, Musée des Arts et Traditions Populaires (Paris).

Dès le milieu du XIXe siècle, certains historiens russes étudiaient la « Grande révolution française » pour essayer de comprendre ce qui attendait ou non la Russie. Entamé par des libéraux, systématisé par les marxistes, ce recours aux analogies entre les deux pays est devenu toujours plus étroit avec le début du XXe siècle et la Révolution russe. A tel point que, comme Tamara Kondratieva l’a montré dans un livre devenu classique, ce sont en des termes directement venus du vocabulaire de la

Révolution française que les soviétiques formulèrent alors certains des dramatiques confl its politiques qui les divisaient.Il n’est alors pas étonnant que les études sur la Révolution française soient devenues en URSS un enjeu durement disputé, puis particulièrement contrôlé, et ceci presque jusqu’à notre époque. Mais, symétriquement, en France, ces mêmes études ont été en large part renouvelées par ce qui se passait « à l’Est », d’autant que les risques que courraient les chercheurs soviétiques ne les ont jamais dissuadés de s’intéresser à la crise de l’Ancien régime français, en prolongeant les travaux de la première école russe. Jouant des contraintes qui leur étaient imposées pour réinvestir le sujet de façon originale, certains ont ainsi exercé, à leur tour, une infl uence considérable sur l’historiographie française, alors au sommet de son prestige. On y trouve même, sous un certain angle, les origines de la référence bretonne aux Bonnets rouges du 17ème siècle qui a refait surface en France à la fi n 2013. D’où l’intérêt de revenir sur une célèbre controverse entre Boris Porchnev et Roland Mousnier, controverse qui introduit elle-même à la diffi cile et lente reprise des relations entre historiens soviétiques et occidentaux mais éclaire bien plus largement les contraintes qui s’exercent sur la façon d’écrire l’histoire. Les seize communications ici présentées sont issues d’un colloque tenu en 2006 à Vizille et publiées à Moscou dès 2007. Elles donnent de précieux éclairages sur les conventions implicites ou explicites et les contraintes exercées pendant une soixantaine d’années sur des historiens soviétiques mais aussi, par raccroc, français ou occidentaux. Elles illustrent les réelles avancées scientifi ques ainsi que la diffi cile construction des relations professionnelles et humaines, par-delà les crimes de la dictature stalinienne.

ISBN : 978-2-908327-91-5

Sous la direction de Serge Aberdam et Alexandre Tchoudinov

Cet ouvrage est publié avec le soutien de la FMSH.

Écrire l’histoire par temps de guerre froide

Soviétiques et Français autour de la crise de l’Ancien régime

© 2014, Société des études robespierristes

17, rue de la Sorbonne – 75005 Paris

ISBN : 978-2-908327-91-5

Les auteurs sont responsables du choix et de la présentation des faits figurant dans cet ouvrage, ainsi que des opinions qui y sont exprimées, lesquelles ne sont pas nécessairement celles de l’éditeur.

Collection des études révolutionnaires, no 15

Sous la direction de Serge Aberdam et Alexandre Tchoudinov

Avec l’aide, à Paris, de Christophe Blanquie, Sonia Colpart, Jean-Numa Ducange, Florence Dupont et Hélène Rol-Tanguy

Écrire l’histoire par temps de guerre froide

Soviétiques et Français autour de la crise de l’Ancien régime

Version revue et augmentée des communications du colloque de Vizille (Isère), septembre 2006,

Version russe dans l’Annuaire d’études françaises, Moscou, 2007 numéro publié avec le soutien de la Fondation

maison des sciences de l’homme (Paris)

Société des études robespierristes

17, rue de la Sorbonne – 75005 Paris

2014

Collection Études révolutionnaires - no 15

Boris Porchnev et l’économie politique du féodalisme

igor Filippov

D ’une grande curiosité scientifique, Boris Fedorovitch Porchnev a étudié l’his-toire des relations internationales, du pouvoir absolutiste et des mouvements populaires du XVIIe siècle, l’histoire des idées socialistes, la psychologie

sociale, l’économie politique du féodalisme, la théorie de l’évolution de l’Histoire et le problème des origines de l’humanité1… Ceux qui connaissent ses recherches dans un domaine ignorent parfois son activité dans d’autres ou étendent leur opinion à tous ses écrits. La plupart de ses lecteurs reconnaissent pourtant la force novatrice de ses travaux et leur audace. Tous n’acceptent pas ses idées, loin s’en faut, mais peu remettent en cause leur originalité. Ses livres et articles sur l’économie politique du féodalisme forment pourtant un cas à part : aujourd’hui comme hier, ils apparaissent dogmatiques et triviaux, prétentieux et dangereux pour les sciences humaines. Faut-il les délaisser au motif qu’ils ne figurent pas parmi les plus intéressants de Porchnev ? C’est pourtant là qu’il exprime de la manière la plus complète ses idées sur l’Histoire. Ils eurent une vaste résonance en URSS et conservent une influence étonnante dans l’historiographie russe moderne.

1. La liste la plus complète des travaux de B. Porchnev figure dans la réédition critique de son livre O natchale tchelovetcheskoï istorii [De l’origine de l’histoire humaine] publié grâce aux efforts d’Oleg VITÉ (Saint-Pétersbourg, Izdatelstvo Feri-B, 2006, p. 496-520). Données biographiques dans : Oleg VITÉ, « Boris Fedorovitch Porchnev i ego kritika tchelovetcheskoï istorii » [« Boris Fedorovitch Porchnev et sa critique de l’histoire humaine »], Annuaire d’études françaises, Moscou, 2005, p. 4-32 ; Oleg VITÉ et Alexandre gORDON, « Boris Fedorovitch Porchnev (1905-1972) », Histoire moderne et contemporaine, no 1, 2006, p. 181-200 ; Vladimir rYJKOVSKIÏ, « Sovetskaïa medievistika and Beyond » [« La médiévistique soviétique et au-delà »], Nouvelle revue littéraire, no 97, 2009, p. 58-89.

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Il s’agit surtout de trois textes : un article « À propos de la loi économique fondamentale du féodalisme » (1953) et deux livres, l’Essai sur l’économie politique du féodalisme (1956) et Féodalisme et masses populaires (1964)2. Alors que, dans son ouvrage sur les insurrections populaires comme dans ses autres travaux de la période stalinienne, il s’était surtout intéressé à la lutte des classes comme moteur de l’histoire, il se tourna avec l’article de 1953 vers les problématiques de l’économie politique au moment même où se forgeaient les notions essentielles des historiens soviétiques sur le féodalisme. L’écho qu’eurent alors les thèses de Porchnev s’entend encore dans des concepts qui ont perduré au moins jusqu’aux années 1990.

Jusqu’au début des années 1950, l’économie politique ne formait en URSS qu’une simple prolongation de l’idéologie. Il fallait évidemment étudier Le Capital, ou du moins un résumé, étant entendu que cela ne valait que pour le capitalisme proprement dit. On supposait que l’économie soviétique obéissait à de toutes autres lois, à commencer par la rationalité révolutionnaire ou, pour appeler les choses par leur nom, par la volonté du Parti et du gouvernement. On sait désormais que l’éco-nomie soviétique se caractérisait par des déséquilibres systématiques et voulus entre ses différentes branches, par des investissements insuffisants dans le renouvellement des capacités de production, par des salaires trop faibles, ainsi que par de nombreuses autres déviations d’une économie normale. Tous ces facteurs permettaient d’investir massivement dans la création de nouvelles entreprises et d’accélérer la croissance sur une assez longue période. Les retombées catastrophiques de cette politique ne se faisaient pas encore sentir à l’époque stalinienne et tout discours sur les lois de l’éco-nomie socialiste eût sans aucun doute été déplacé. On avait au début de 1941 admis à mots couverts que la loi de la valeur s’appliquait aussi aux sociétés socialistes mais la plupart des chercheurs croyaient que les notions économiques du capitalisme et des autres formations historiques différaient en tout3.

Cet état de chose obérait les recherches, surtout des historiens des sociétés précapitalistes. Ils s’étaient peu à peu habitués à se servir des catégories d’analyses marxistes (la manière dont ces catégories étaient assimilées forme une question à part) et les références obligatoires aux « classiques du marxisme-léninisme » modifiaient la problématique des recherches. En l’absence de concepts marxistes développés sur la société antique ou féodale, il fallait partir de quelques citations empruntées aux deux chapitres du Capital de Marx sur l’accumulation primitive et les formes de la rente, ainsi qu’au travail d’Engels L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, ce qui se heurtait à de sérieux obstacles, y compris d’ordre méthodologique. Comment en effet appliquer à l’étude des sociétés précapitalistes les catégories économiques

2. On possède également le manuscrit d’un gros ouvrage sur le capital commercial dans les sociétés précapitalistes et l’esquisse d’un livre sur les formations précapitalistes : Département des manuscrits de la Bibliothèque d’État russe (OR RGB), fonds 684, carton 19, généralités 1 et 4.3. Vsemirnaïa istoriïa ekonomitcheskoy mysli [Histoire universelle de la pensée économique], t. 4, Moscou, Mysl, 1991, p. 211, citant : Pod znamenem marksizma [Sous le drapeau du marxisme], 1943, nos 7-8. Cf. Iakov KRONROD, Zakon stoimosti i sotsialistitcheskaïa ekonomika [La loi de la valeur et l’économie socia-liste], Moscou, Naouka, 1970.

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du Capital ? Plus généralement, on doutait de la pertinence de l’économie politique en l’absence d’économie de marché – bien des théoriciens, dont Nikolaï Boukha-rine, tenaient que c’était impossible4. Les réalités de l’économie soviétique, gérée par des méthodes volontaristes de planification, et leurs bases idéologiques, ne faisaient qu’accroître ce doute. Il en résulte que la plupart des travaux de l’époque stalinienne sur les sociétés précapitalistes, malgré les proclamations sur l’importance de l’écono-mie dans le développement historique, sont en fait centrés sur la lutte des classes et non sur le développement. L’idéologie régnante y incitait5, de même qu’une réflexion personnelle fondée sur les réalités de la vie en URSS qui, toutes, découlaient du conflit de classe le plus important de l’Histoire, la Révolution d’octobre. La lutte des classes était devenue dominante dans les études historiques soviétiques des années 30 et 40, et Porchnev y contribua largement.

Il confessa plus tard que l’idée de s’occuper des insurrections populaires en France au XVIIe siècle lui vint au début des années 30 à la lecture des Mémoires du cardinal de Retz, frondeur en vue, mentionnant au passage « une certaine fébrilité populaire à la veille de la Fronde ». « Cette petite étincelle ne pouvait pas ne pas attirer mon attention »6. Quoique ces insurrections fussent connues depuis longtemps, personne ne les avait véritablement étudiées. Il est remarquable que, parmi toutes les informations brassées par les Mémoires du cardinal de Retz, ce soit les données sur les insurrections populaires qui aient retenu l’attention de Porchnev. Des insurrections populaires que « tout le monde » ignorait ! Il fit son choix et ce fut le bon. Sa carrière connut une ascension vertigineuse. Il devint en 1934 professeur d’histoire à l’Institut pédagogique régional de Moscou sans avoir soutenu de thèse. En 1937 il est déjà professeur au très prestigieux Institut d’histoire, philosophie et littérature. Il accède au doctorat en 1940, à 34 ans seulement, pour sa thèse consacrée aux révoltes d’avant la Fronde. La guerre brouille les cartes mais, à l’automne 1943, de retour de Kazan où il était évacué, il devient professeur au département d’histoire médiévale de la faculté d’histoire de l’Université Lomonossov, ainsi que le directeur des recherches de l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences d’URSS. Pendant quelques mois, de 1947 à 1948, il occupe le poste de président du département d’histoire moderne et contemporaine. Publié en 1948, son ouvrage sur les mouvements populaires à la veille de la Fronde7 lui vaut le prix Staline en 1950. Pour consolider sa position, il enchaîne

4. Cf. Iz istorii polititcheskoï ekonomii v SSSR (30e-50e gody) [De l’histoire de l’économie politique en URSS (les années 30-50)], Leningrad, Izdatelstvo LGU, 1988 ; Vladislav MANEVITCH, Ekonomitcheskiïe diskoussii 20-x godov [Les Discussions sur l’économie des années 1920], Moscou, Ekonomika, 1989 ; ID., « Stalinizm i politicheskaïa ekonomiïa » [« Stalinisme et économie politique »], Repressirovannaïa naouka [La Science persécutée], Moscou Naouka, 1991, p. 181-198.5. Kratkiï kours istorii VKP (b) [Cours abrégé d’histoire du Parti communiste russe (bolchevik)], Moscou, OGIZ, 1938, p. 120 : « La lutte des classes entre exploiteurs et exploités est le trait essentiel du régime féodal ».6. B.pORCHNEV, « Kak ia rabotal v SSSR nad knigoï po istorii Frantsii XVII veka » [« Comment j’ai élaboré, en URSS, un livre d’histoire sur la France du XVIIe siècle »], Evropa [Europe], vol. 3, Tioumen, 2003, p. 195 et en fin du présent volume.7. B. pORCHNEV, Narodniïé vosstanïia vo Frantsii pered Frondoï [Les Soulèvements populaires en France avant la Fronde (1623-1648)], Moscou - Leningrad, Izdatelstvo AN SSSR, 1948 ; Boris pORCHNEV, Les Soulèvements populaires en France à la veille de la Fronde (1623 à 1648), Paris, SEVPEN, 1963.

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les articles sur la lutte des classes, d’un ton et d’un contenu difficilement supportables, tout en louant le génie de Staline8. Dans ces articles il vilipende certains collègues, désapprouvant, par exemple, le « matérialisme économique » d’Evgueniï Kosminskïi, et sa sous-estimation de la lutte des classes.

Il semblait avoir le vent en poupe mais sous-estimait la tendance du régime à se méfier de ceux qui réussissaient trop bien… Ses collègues avaient également leurs griefs, aussi bien par rapport à ses travaux qu’aux méthodes qu’il employait pour promouvoir ses idées et faire carrière. Plusieurs ne lui avaient pas pardonné d’avoir, en plein Conseil scientifique de la faculté d’histoire de l’Université Lomonosov, accusé Alexandre Neousykhine et quelques autres dignes professeurs d’objectivisme bourgeois et de cosmopolitisme. Porchnev avait reproché à Neousykhine de ne pas prêter assez d’attention à la conception stalinienne de la révolution des esclaves et des colons ; cette critique eut des conséquences pénibles9. Il fut à son tour accusé de déviationnisme de la théorie marxiste de la lutte des classes qu’il analysait, selon ses critiques, hors du contexte de l’histoire sociale et économique. Porchnev se battit avec vigueur, une polémique ardente se développa, que Sergueï V. et Tamara N. Kondratiev ont récemment décrite10. L’acharnement des discussions était dû, ne serait-ce qu’en partie, à l’antipathie personnelle d’adversaires n’hésitant pas à écrire des dénoncia-tions aux hautes instances du Parti, ni à coller de dangereuses étiquettes politiques. Mais il ne serait pas exagéré d’affirmer que c’était une lutte pour l’interprétation même de l’Histoire et pour sa préservation comme discipline scientifique. Avait-elle un autre

8. B. pORCHNEV, « Sovremenïi etap marksistsko-leninskogo outchenia o roli mass v bourjouaznykh revolutsïiakh » [« L’étape actuelle de l’étude marxiste-léniniste du rôle des masses dans les révolutions bourgeoises »], Nouvelles de l’Académie des sciences d’URSS, série Histoire et philosophie, t. 5, no 6, 1948, p. 473-488 ; ID., « Istoriïa srednikh vekov i oukazanïia tovarichtcha Stalina ob ‘оsnovnoï tcherté’ feodalnogo obchtchestva » [« Histoire du Moyen-âge et instructions du camarade Staline sur le trait prin-cipal de la société féodale »], Nouvelles de l’Académie des sciences d’URSS, série Histoire et philosophie, t. 6, no 6, 1949, p. 521-537 ; ID., « Formy i pouti krestianskoï bor’by protiv feodalnoï eksplouatatsii » [« Les Formes et voies de la lutte paysanne contre l’exploitation féodale »], Nouvelles de l’Académie des sciences de l’URSS, série Histoire et philosophie, t. 7, no 3, 1950, p. 205-221 ; ID., « Souchtchnost feodalnogo gossoudarstva » [« La nature de l’État féodal »], Nouvelles de l’Académie des sciences d’URSS, série Histoire et philosophie, t. 7, no 5, 1950, p. 418-444.9. Cf. Mikhail STICHOV, « Na istoritcheskom fakoultete MGU » [« À la faculté d’histoire de l’Université Lomonossov »], Questions d’histoire, 1949, p. 154-158. La situation de Porchnev à ce moment était assez fragile. Dans son article sur la bataille au lac Peïpous (où, en 1242, les troupes russes écrasèrent les cheva-liers teutoniques), écrit en 1942 mais publié en 1947, Porchnev avait malencontreusement employé le mot « cosmopolitisme » au sens positif, ce qui, en 1948, était devenu un délit sérieux. Cf. Boris pORCHNEV, « Ledovoïe poboichtche i vsemirnaïa istoriïa » [« La bataille du lac Peïpous et l’histoire mondiale »], Istoritcheskïi fakoultete Moskovskogo Gossudarstvennogo Universiteta imeni MV Lomonossova. Doklady i soobchtcheniïa [Faculté d’histoire de l’Université Lomonosov. Rapports et présentations], Moscou, vol. 5, 1947, p. 29-45.10. Sergueï V. KONDRATIEV et Tamara N. KONDRATIEVA, Naouka « oubejdat’ », ili Spory sovetskikh isto-rikov o frantsuzskom absolutizme i klassovoï bor’bé (20-e – natchalo 50-kh godov XX véka) [L’Art de « convaincre » ou Débats des historiens soviétiques sur l’absolutisme français et la lutte des classes (années vingt - début des années cinquante du XXe siècle)], Tioumen, Izdatelstvo Mandr i Ka, 2003, p. 182-240. Voir leur article dans le présent recueil, ainsi que : Istorik i vlast’ : sovietskie istoriki stalinskoï epokhi [L’histo-rien et le pouvoir : les historiens soviétiques à l’époque stalinienne], Saratov, Izdatelskïi Tsentr « Naouka », 2006.

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objet que la lutte des classes ? Valait-il la peine d’étudier des faits historiques et à plus forte raison d’en découvrir, ou suffisait-il de se servir de schémas sociologiques ?

Pendant quelques années, il n’y eut ni gagnant, ni perdant. La majorité des collègues n’acceptaient pas l’apologie hypertrophiée de la lutte des classes sur laquelle Porchnev insistait et rejetaient ses prétentions à la suprématie dans le domaine de l’Histoire. Incidemment, les philosophes soviétiques, spécialistes du « matérialisme dialectique », étaient plus favorables à ses idées. Mais, en août 1951, Porchnev solli-cita l’intervention de Staline, auquel il soumit le manuscrit de son nouveau livre, Le rôle de la lutte des masses populaires dans l’histoire de la société féodale11. La démarche pouvait être particulièrement fructueuse, quoique risquée12, mais Porchnev n’eut pas de chance : son travail fut renvoyé à ses propres collègues, puis son manus-crit lui fut rendu en décembre, « à sa demande », pour « mise au point ». Or la situation devait changer complètement en 1952, avec la publication par Staline des Problèmes économiques du socialisme en URSS13. Plus que les failles de ce texte, on retiendra qu’il promettait un nouveau cauchemar idéologique aux historiens et aux économistes soviétiques en les détournant des recherches véritablement scientifiques et en leur imposant la nécessité d’enrichir leurs travaux de nouvelles citations de Staline.

Cependant, parce que Staline y traitait des lois de l’économie socialiste, il devenait possible d’écrire sur les lois objectives de l’histoire sociale et économique (y compris d’époques éloignées) en invoquant l’autorité du Guide. Porchnev, qui s’était fait un nom grâce à l’étude et à l’apologie de la lutte des classes, ne s’attendait pas à un tel retournement. Ses adversaires ne manquèrent pas d’abord de profiter de la nouvelle situation idéologique. Ainsi Nina Sidorova lui reprocha au nom du Parti une négligence inadmissible envers les questions économiques. Les médiévistes « de base » manifestèrent joie et satisfaction de ce changement de repères. Selon des sources non écrites de la faculté d’histoire de l’Université Lomonossov, après la paru-tion de la brochure de Staline, Evguenia Goutnova interpella ainsi Porchnev : « Vous ne parlez que de lutte des classes, Boris Fedorovitch… Or le camarade Staline nous enseigne que le plus important, c’est l’économie et ses lois. » Porchnev, l’air confus, n’avait plus qu’à accepter la critique. Goutnova assurait à ses étudiants qu’il était enclin à repérer des éléments de la lutte des classes dans chaque bagarre d’ivrogne au cabaret du coin14. Au début de 1953, l’éditorial de la revue Communiste rappela que Porchnev, qui désapprouvait les manifestations du « matérialisme économique » dans les travaux d’Evguenïi Kosminskïi, avait commis lui-même des erreurs de caractère idéaliste en isolant la lutte des classes au lieu de la relier aux forces productrices et

11. Le texte n’est pas publié. Voir : OR RGB, fonds 684, carton 21, no 1.12. On peut citer le cas du linguiste géorgien Arnold Tchikobava, dont la lettre adressée à Staline au sujet de la dictature scientifique des successeurs de Nikolaï Marr et du manque de fondement de sa théorie amena la publication du célèbre article de Staline « Marxisme et linguistique » et au changement complet des repères dans la linguistique soviétique. Le même genre de recours « vers le haut » permit à l’économiste Iakov Pevzner d’échapper à une justice expéditive. 13. Joseph STALINE, Ekonomitcheskie problemy sotsializma v SSSR [Problèmes économiques du socialisme en URSS], Moscou, politizdat, 1952, p. 87-88.14. Mêmes appréciations dans ses Mémoires, malheureusement sans détails supplémentaires et de façon plus distanciée (Evguenia gOUTNOVA, Perejitoïé [Choses vécues], Moscou, ROSSPEN, 2001, p. 266-268).

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aux rapports de production. Selon les auteurs de l’éditorial, dans l’interprétation de Porchnev, les paysans auraient par leur lutte créé et développé le servage comme une forme d’exploitation que les féodaux15 entreprirent de détruire pour revenir à l’escla-vage16. L’éditorial évoquait les fautes d’autres auteurs, non seulement des chercheurs égarés mais aussi Nikolaï Voznessenski, ex-membre du Politburo, récemment exécuté comme ennemi du peuple et faisait allusion aux espions américains ainsi qu’à l’affaire des blouses blanches.

Porchnev préféra se rétracter par une lettre autocritique publiée dans les Ques-tions d’histoire17. Mais, ayant ainsi prouvé sa connaissance des règles du jeu aussi bien que son loyalisme, et sacrifié aux rites de la repentance (où on entend déjà d’ail-leurs les notes d’une revanche qu’il prépare), il passa bientôt à l’offensive : deux mois seulement séparent cette lettre de la publication d’un article qui marqua un tournant dans sa carrière : « À propos de la loi économique fondamentale du féodalisme » paraît dans la même revue en juin 1953. Porchnev y prend pour point de départ l’idée de Staline selon laquelle chaque formation sociale aurait une loi économique princi-pale qui conditionnerait son développement. Il a ainsi « donné une base théorique à la notion de loi économique principale, distinguée parmi toutes les autres lois de cette formation, et a démontré sa valeur immense pour la compréhension des phénomènes de la vie d’une société »18. À vrai dire, Staline parlait de la loi de la formation socia-liste, dont il formulait les « traits et les exigences essentiels » ainsi : « la satisfaction maximale des besoins matériels et culturels toujours grandissants de la société grâce au développement continu et à l’amélioration de la production socialiste, fondée sur la haute technologie »19. Mais ce qui importait surtout à Porchnev, c’était la reconnais-sance de l’existence de lois économiques hors des sociétés capitalistes. En réagissant le premier aux nouvelles idées de Staline, pour les appliquer à un sujet bien maîtrisé, il reprenait l’initiative dans son univers professionnel et rétablissait une autorité qu’on aurait crue détruite à jamais par l’éditorial ravageur du Communiste.

15. Il faut préciser que, dans l’historiographie soviétique, le substantif « féodal » désigne « un seigneur faisant partie de la hiérarchie féodale ». L’équivalent occidental le plus proche serait l’expression anglaise « feudal lord ».16. « Za voinstvouiouchtchiï materializm v obchtchestvennoï naouké » [« Pour un matérialisme de combat dans les sciences sociales »], Communiste, no 2, 1953, p. 10.17. B. PORCHNEV, « Pismo v redaktsiïu » [« Lettre à la rédaction »], Questions d’histoire, no 4, 1953, p. 139-142, reprise en détail dans la communication de S. V. et T. N. Kondratiev, et dont voici trois cita-tions : « J’ai donné à mes lecteurs un motif fort et objectif de me reprocher mon idée de la lutte des classes comme d’un phénomène sans cause première » (p. 139) ; « Toutes ces fautes […] démontrent mon assimi-lation insuffisante de la théorie marxiste-léniniste. Je me mets en devoir, comme tout historien soviétique, d’étudier profondément les travaux du camarade Staline, d’apprendre à accepter la critique fondamentale, si sévère et âpre soit-elle, de surmonter à tout prix mes erreurs de caractère idéaliste, d’en prendre pleine-ment conscience et de les corriger » (p. 142) ; « Il est difficile de surestimer la contribution du camarade Staline à l’étude de l’époque féodale dans sa brochure sur le rôle de la production marchande dans les différentes formations sociales. Le camarade Staline a aidé les historiens de l’époque féodale à combattre le concept d’économie féodale sans classe » (p. 140).18. Boris pORCHNEV, « K voprosou ob osnovnom ekonomitcheskom zakone feodalizma » [« À propos de la loi économique fondamentale du féodalisme »], Questions d’histoire, no 6, 1953, p. 52-67.19. Joseph STALINE, Les problèmes économiques […], op. cit., p. 95.

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Quelle était donc la loi fondamentale du féodalisme ? Ce ne pouvait être « la loi de l’économie naturelle », puisque l’économie naturelle n’est pas un trait particulier du féodalisme. Cela ne pouvait pas plus être « la loi de la contrainte extra-écono-mique », puisque « à la base du féodalisme, on retrouve la propriété foncière féodale et non des contraintes de type extra-économique ». « Le féodalisme est un système d’exploitation des serfs par les propriétaires fonciers féodaux » et « le but de l’orga-nisation féodale est la production de la rente féodale » dont la norme, selon Porchnev, ne cesserait d’augmenter. « La loi économique principale du féodalisme est la loi de la rente. Celle-ci traduit tous les rapports de production du féodalisme : la propriété féodale des moyens de production, la situation et les rapports des groupes sociaux dans la production et la distribution des biens ». Porchnev s’attribuait la formulation de cette loi et non pas sa découverte, qu’il attribuait à Marx, dans le chapitre 47 du troisième volume du Capital, « seul fondement scientifique pour l’étude de l’époque féodale ». Marx eût certainement été fort étonné… Mais aujourd’hui encore, repro-duisant les productions idéologiques de 1953, certains de nos spécialistes des sciences sociales proclament Marx « auteur de la loi de la rente foncière »20. Porchnev cite les principales thèses staliniennes sur le féodalisme sans laisser aucun doute sur le fait qu’il les partage, que ce soit au sujet de la propriété des moyens de production comme « le plus primaire » des rapports économiques, conditionnant tous les autres, que ce soit au sujet du « monopole foncier des féodaux », ou de la forme de propriété « incomplète » du seigneur sur des travailleurs qu’il ne peut plus tuer mais qu’il peut encore vendre21.

Cet article concentre beaucoup de mystères. Il semble incroyable qu’un cher-cheur du niveau de Porchnev ait pu s’enthousiasmer pour la brochure de Staline, primitive et démagogique, et que ce texte ait vraiment pu l’inciter à s’atteler à l’étude de l’économie politique du féodalisme. Pourtant aucun de ses travaux anté-rieurs, publiés ou restés à l’état manuscrit, n’indique même l’ébauche d’un travail à ce sujet22. Il n’avait jamais dépassé les banalités sur l’exploitation, qui trahissaient parfois une complète ignorance. Or l’article de 1953, malgré son orientation idéolo-gique très marquée et la réitération d’une série de formules absurdes de Staline, révèle une compréhension assez profonde du problème, ainsi qu’une approche systématique. De deux choses l’une : ou bien Porchnev maîtrisait déjà la matière auparavant (mais alors il n’adhérait pas sincèrement à la théorie de la lutte des classes présentée dans ses travaux avant 1953), ou bien cet article est le fruit d’un travail colossal accompli de l’automne 1952 au printemps 1953 (mais alors, il est permis de douter du jugement d’un auteur indifférent aux travaux de Marx mais impressionné par une brochure de

20. Voir Vladimir dOBRENKOV et Albert KRAVTCHENKO, Istoriïa zaroubejnoï sotsiologuii. Formatsionnaïa teoriïa K. Marksa [Histoire de la sociologie étrangère. La théorie des formations chez K. Marx], Moscou, Infra-M, 2004.21. B. pORCHNEV, « À propos de la loi économique fondamentale du féodalisme », art. cit., p. 58, 59, 62.22. À la seule exception d’un compte-rendu du livre de Viktor rEICHARDT, Otcherki po ekonomii doka-pitalistitcheskikh formatsiï [Essais sur l’histoire des formations précapitalistes], Moscou - Leningrad, Sotzekgiz, 1934. Voir B. pORCHNEV, « Retsidiv abstraktnogo sotsiologuizirovaniïa » [« L’entêtement d’une sociologie abstraite »], Kniga i proletarskaïa revolutsiïa [Le livre et la révolution prolétarienne], Lenin-grad, Ogiz, no 3, 1935, p. 26-29.

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Staline…). Porchnev était indiscutablement intelligent, érudit, doué pour l’analyse et la synthèse, doté d’une intuition scientifique qui l’aidait parfois à dégager des faits importants de sources discrètes et difficiles à interpréter, et à en tirer des conclu-sions majeures. Pourtant, il était mal préparé à écrire sur l’économie politique du féodalisme. De plus, bien qu’il se crût un spécialiste d’histoire du Moyen-âge et se présentât comme tel avec succès, il ne fit en réalité jamais d’études approfondies et professionnelles sur la période d’avant le XVIIe siècle. En tout état de cause, il n’a à son actif aucune publication scientifique sur l’histoire médiévale et ses travaux de caractère général ne manifestent pas de connaissance particulière des sources et de la littérature sur cette époque.

Il est évident que les notions de « Moyen-âge » et de « féodalisme » ne sont pas identiques. La première étape de l’histoire médiévale ne connaît pas d’institutions et de rapports sociaux authentiquement féodaux. A contrario, ces rapports persistent sous telle ou telle forme assez longtemps après la fin de l’époque médiévale. Du vivant de Porchnev, l’historiographie soviétique situait la fin du Moyen-âge à la guerre de Trente ans, la Révolution anglaise et la Fronde, c’est-à-dire des événements que lui-même avait étudiés en profondeur. Un point de vue alternatif prolongeait la période médiévale jusqu’à la Révolution française23. Le concept de « Early Modern History » (du XVIe au XVIIIe siècle), très répandu dans l’historiographie russe actuelle, était perçu comme bourgeois et non scientifique. Voilà pourquoi, en URSS, bien peu contes-taient la reconstitution de rapports sociaux féodaux à partir d’une documentation du XVIIe siècle24. Ce point de vue était renforcé par l’habitude d’examiner le monde féodal à travers le prisme des idées et des propos de Lenine sur la Russie d’avant les réformes d’Alexandre II où, évidemment, on ne voit que quelques éléments disjoints de rapports féodaux, dans l’acception marxiste de ce terme25. Il est tout aussi évident que le XVIIe siècle en Europe occidentale fut un temps favorable au développement du capitalisme et c’est pourquoi la modélisation du féodalisme à partir de matériaux de cette époque était une entreprise pour le moins hasardeuse26. En outre, Porchnev n’étudia jamais l’histoire économique, non plus que juridique et sociale. Il était dans son élément dans l’histoire politique (celle des événements bien plus que celle des institutions politiques) et, jusqu’à un certain degré, dans l’histoire des idées sociales. Ni sa monographie sur les insurrections populaires avant la Fronde, ni ses travaux sur l’économie politique ne révèlent d’intérêt pour l’histoire des forces productrices, des

23. Alexandre oUDALTSOV, Evgueniï KOSMINSKIÏ et Ossip WEINSTEIN (dir.), Istoriïa srednikh vekov [Histoire du Moyen-âge], Moscou, Sotsekgiz, 2 vol., 1938-1939.24. En particulier Skazkine qui professa longtemps cette opinion et se maintint durablement à la tête de la corporation des médiévistes soviétiques tout en étant spécialiste d’histoire moderne.25. Particulièrement explicite dans le travail de Ioury SAPRYKINE, Osnovnye problemy feodalnogo obcht-chestva v trudakh V. I. Lenina. Outchebnoïe posobié [Les problèmes essentiels de l’histoire de la société féodale dans les travaux de V. I. Lenine. Ouvrage méthodique], Moscou, Izdatelstvo MGU, 1977. Trois rééditions, la dernière en 1986. 26. Polianskiï l’écrit ouvertement : « Il n’y a pas de raisons pour reconstituer le féodalisme à partir du modèle de l’Ancien régime français de l’époque de l’accumulation initiale du capital et du développement du capitalisme manufacturier. En essayant de le faire, B. F. Porchnev prend le faux chemin de la moder-nisation de l’économie féodale » (Feodor pOLIANSKIÏ, Tovarnoe proizvodstvo v ousloviïakh feodalizma [La production marchande dans les conditions du féodalisme], Moscou, Izdatelstvo MGU, 1969, p. 321).

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échanges, de la régulation de l’économie par l’État ou pour la structure complexe de la société féodale, ses institutions, ses idées et ses représentations. En fin de compte, il ne s’intéressait qu’à un aspect de l’économie politique : l’exploitation de la paysan-nerie dépendante, son échelle, ses formes et méthodes. Mais, même dans ce domaine, il négligeait les variantes régionales ou les différentes étapes historiquement avérées et préférait se limiter à une « vision globale ». Je ne doute pas qu’il ait lu beaucoup de travaux sur l’économie féodale (après tout, beaucoup de ses collègues avaient étudié cette question), ainsi que sur l’histoire médiévale en général, mais ses écrits font penser qu’il était indifférent à toutes ces « nuances ».

Ses textes laissent également planer un doute quant à ses connaissances en matière de théorie économique. Ses opinions sur ce sujet étaient strictement marxistes et, s’il a pris connaissance d’une autre théorie, je n’en ai pas trouvé trace. Il n’abor-dait pas de front l’écart entre le coût et le prix, le rapport entre nature et travail, l’échange de biens matériels contre des services… Il préférait mettre ces questions entre parenthèses pour aborder les rapports de classe déterminant le cadre du proces-sus économique, les formes et le niveau de l’exploitation. Or même ses contemporains n’étaient pas prêts à reconnaître la conformité de toutes ses idées à celles de Marx. Il était tout à fait évident qu’il s’agissait d’une version lénino-stalinienne du marxisme mais il faut lui rendre cette justice qu’il était difficile d’écrire sur l’économie politique du féodalisme en l’absence d’ouvrages de référence. Par exemple le livre bien connu de Witold Kula ne parut que beaucoup plus tard27. Il n’existait pas encore de manuels soviétiques standard d’économie politique du capitalisme, ni du socialisme. Staline publia ses Problèmes de l’économie en raison de la préparation du premier manuel officiel d’économie politique, lequel ne parut qu’en 1954 et fut le résultat du travail collectif de l’Institut d’économie de l’Académie des sciences, dirigé par Konstan-tin Ostrovitianov28. Les quelques travaux personnels publiés jusque-là manquaient probablement de poids aux yeux de Porchnev. Bien entendu, on supposait à l’époque stalinienne, comme parfois plus tard encore, que Le Capital de Marx était un exposé systématique de l’économie politique du capitalisme, non une analyse de certains de ses aspects majeurs…

Porchnev n’était pas seul en 1953 à prétendre au rôle de théoricien de l’écono-mie politique des formations précapitalistes. Constantin Ostrovitianov avait consacré en 1945 tout un livre29 à cette question. Un peu plus tard, Max Meyman s’était essayé à ce rôle, un peu à la manière de Porchnev, en tirant argument de textes classiques

27. Witold KULA, Teoria ekonomiczna ustroju feudalnego : próba modelu, Warszawa, Panstwowe Widaw-nictwo Naukowe, 1962 ; traduction : Théorie économique du système féodal. Pour un modèle de l’économie polonaise, XVIe-XVIIIe siècles, Paris - La Haye, Mouton, 1970.28. Konstantin oSTROVITIANOV (dir.), Polititcheskaïa ekonomiïa [Économie politique], Moscou - Lenin-grad, Gospolitizdat, 1954. Ce livre influença sans doute Porchnev qui se solidarisa avec l’auteur sur la présentation du féodalisme (Questions d’histoire, no 4, 1955, p. 95-96) et cru peut-être que son travail était la dernière pierre à l’édifice de l’économie politique soviétique. La rédaction de la revue était plus critique (cf. ibid., no 5, p. 5).29. Konstantin oSTROVITIANOV, Otcherk ekonomiki docapitalistitcheskikh formatsiï [Essai sur l’économie des formations précapitalistes], Moscou, OGIZ, 1945.

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du marxisme, à commencer par ceux de Staline30. Sergueï Skazkine, qui s’y essaya également, ne publia que des écrits didactiques et ne put présenter aucun ouvrage comparable au texte de Porchnev. Il avait pourtant son mot à dire et, peu après, publia un article commun avec Meyman31 en donnant en même temps dans Srednié veka une autre contribution qui ignorait Porchnev et ses idées32. D’autres auteurs s’intéressaient au sujet, y compris Mikhaïl Barg, Feodor Polianski, Iakov Serovaïski plus toute une cohorte de spécialistes de la Russie médiévale dont Boris Grekov, mort en 1952, et Lev Tcherepnine. Mais ils n’avaient pas de texte à opposer à celui de Porchnev et n’avaient pu ou voulu répondre à l’œuvre géniale de Staline33.

Porchnev, lui, en avait le temps et l’envie, et le fit avec succès. Son intervention prit ses collègues au dépourvu. La première véritable réaction fut l’article de Meyman et Skazkine publié huit mois plus tard ; leur principale objection tenait à ce que Porch-nev présentait le féodalisme d’une manière statique, impuissante à caractériser le développement historique de la formation médiévale. Faits historiques à l’appui, ils contestaient la thèse, essentielle pour Porchnev, de l’augmentation de la rente féodale avec les progrès du féodalisme. Ils insistaient en outre sur le paradoxe fondamental de la formation féodale qu’est la contradiction entre le caractère individuel de la produc-tion et la grande propriété. Quoique plus argumenté et nuancé que celui de Porchnev, leur travail apparaît moins original : sur le fond, ils étaient en accord avec lui. Il ne pouvait guère en aller autrement car cela serait revenu à remettre en cause la pensée de Staline.

Un large débat s’ouvrit alors, en 1954-1955. La revue Voprosy istorii publia douze interventions sur cette polémique34, plus la synthèse de vingt autres, reçues par

30. Max mEYMAN, « Ekonomitcheskiï zakon dvijeniïa rabovladeltcheskogo sposoba proizvodstva » [« La loi économique du développement du mode de production esclavagiste »], Istoricheskie zapiski [Mémoires d’histoire], vol. 22, 1947, p. 314-366 ; ID.. « Dvijeniïé feodalnogo sposoba proizvodstva » [« Développe-ment du mode de production féodal », Mémoires d’histoire, vol. 42, 1953, p. 116-159].31. Max mEYMAN et Sergueï SKAZKINE, « Ob osnovnom ekonomitcheskom zakone feodalnoï formatsii » [« De la loi économique principale de la formation féodale »], Questions d’histoire, no 2, 1954, p. 71-91.32. Sergueï SKAZKINE, « Klassiki marksizma-leninizma o feodalnoï sobstvennosti i vneekonomitcheskom prinoujdenii » [« Les classiques du marxisme-léninisme sur la propriété féodale et la contrainte extra-écono-mique »], Le Moyen-âge, vol. 5, 1954, p. 5-14. L’article dérive du rapport fait à la session du département d’histoire et philosophie de l’Académie des sciences de l’URSS le 28 décembre 1953. Le bon à tirer de ce numéro est daté du 12 mai 1954.33. La seule exception est l’article de Lev TCHEREPNINE, « Osnovnye etapy razvitiïa feodalnoï sobstven-nosti na Roussi (do XVII veka) » [« Les étapes principales du développement de la propriété féodale en Russie (jusqu’au XVIIe siècle) »], Questions d’histoire, no 4, 1953, p. 38-63. Malgré toutes les divergences avec l’article de Porchnev, ces travaux ont deux points communs : ils louent les nouvelles idées géniales de Staline et les utilisent pour promouvoir leurs propres théories. Dans cet article, Tcherepnine expose pour la première fois de manière détaillée son hypothèse sur le féodalisme étatique dans la Russie de Kiev. En particulier, sans en apporter de preuve, il affirme que les princes du premier État russe ont été proprié-taires de toutes les terres du pays à partir du IXe siècle. Tcherepnine considère le tribut qu’ils recevaient comme une rente féodale. Ces thèses, aussi bien que celles de Porchnev, influencèrent considérablement l’historiographie russe. Cf. Igor FILIPPOV, « La naissance du servage russe. Un survol de l’historiographie contemporaine », dans Nicolas CARRIER (dir.), Nouveaux servages et société en Europe (XIIIe-XXe siècle), actes du colloque de Besançon (4-6 octobre 2007), Rennes, PUR, 2010, p. 333-382.34. Questions d’Histoire, 1954-1955, no 5, p. 111-127 (I. S. KON) ; no 7, p. 117-129 (K. A. ANTONOVA, G. M. DANILOVA, M. Ia. SUZUMOV, M. S. TELEPENIN) ; no 8, p. 65-78 (E. V. GOUTNOVA, S. A. SIDORENKO) ;

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la rédaction35. Un article intitulé « Discussion sur la loi économique fondamentale du féodalisme » présenta ensuite les débats tenus au sein des institutions scientifiques à Moscou et Leningrad. Enfin, Porchnev, Meyman et Skazkine répondirent à leurs critiques. D’éminents spécialistes de l’histoire du féodalisme participèrent à cette discussion, en particulier Alexandra Lublinskaïa, Alexandre Neousykhine, Viktor Rutenburg, Anatoliï Sakharov, Mikhaïl Suzumov et Vera Stoklitskaïa-Terechkovitch. Leurs opinions étaient partagées. La plupart discutaient à partir du paradigme formulé par Porchnev : quelle loi fondamentale pour le féodalisme ? Lublinskaïa avouait son scepticisme sur la possibilité même de formuler une telle loi à ce stade des connais-sances sur la période36. Suzumov exprimait ses doutes sur le principe de l’existence d’une telle loi37 tandis qu’Igor Kon saisissait l’occasion de faire connaître sa thèse sur la capacité de la classe dominante à jouer des lois économiques pour limiter les tensions sociales38 - mais elle fut jugée séditieuse parce qu’elle supposait une atténua-tion des contradictions de classe au sein d’une société divisée39.

Porchnev pouvait triompher. Non seulement il avait imposé un nouvel objet de débat mais, en se posant de nouveau comme un leader, il avait obligé la plupart de ceux qui s’exprimèrent dans la presse à reconnaître la justesse de son analyse et la recevabilité de sa formulation – fût-ce avec quelques réserves. Pourtant toute oppo-sition n’était pas vaincue et quand, deux ans plus tard, il proposa un nouvel article à Voprosy istorii, la rédaction de la revue, tout en restant assez loyale envers Porchnev et ses conceptions, se limita à publier sa réponse à l’article de Meyman et Skazkine40 et mit un terme au débat, déclarant que « les opinions de chacun sont assez claires et que la recherche doit se poursuivre, y compris sur la loi économique fondamen-tale du féodalisme, à partir des matériaux historiques concrets ». La rédaction décida également de préparer le bilan du débat sans la participation de Porchnev. L’article fut publié dans le numéro suivant41 : en fin de compte, Porchnev n’avait pas eu le dernier mot. On ne peut l’expliquer seulement par l’antipathie personnelle de quelques cher-cheurs envers lui, ni par leur volonté de ne pas le voir tenir le magistère auquel il prétendait sans doute. Les causes principales sont plus profondes. D’abord, Porchnev avait imposé cette discussion à ses collègues : ils n’avaient pas pu l’éviter car il y allait des interprétations personnelles de Staline. Iuri Bessmertny m’a rapporté que tout

no 9, p. 73-80 (M. V. KOLGANOV) ; no 10, p. 79-89 (F. Ia. POLIANSKIÏ, P. V. SNESAREVSKIÏ) ; no 11, p. 77-85 (T. MINKOV et R. P. KHROMOV).35. « Kratkiï obzor stateï ob osnovnom ekonomicheskom zakone feodalizma » [« Aperçu des articles sur la loi économique principale du féodalisme »], Questions d’histoire, no 2, 1955, p. 76-90.36. Questions d’histoire, no 4, 1955, p. 86-87.37. Questions d’histoire, no 7, 1954, p. 118 ; Cf. le commentaire judicieux de Vladimir Ryjkovskiï (note 1).38. Igor KON, « O deistvii ekonomicheskikh zakonov v antagonisticheskikh formatsiïakh » [« De l’action des lois économiques dans les formations antagonistes »], Questions d’histoire, no 5, 1954, p. 117-127.39. Cf. les publications de V. N. ZAMIATNINE et M. A. KAROUZINA sous le titre commun « K voprosou o deistvii ekonomitcheskikh zakonov v antagonistitcheskikh obchtchestvakh » [« De l’action des lois écono-miques dans les sociétés antagonistes »], Questions d’histoire, no 5, 1955, p. 86-90.40. Questions d’histoire, no 4, 1955, p. 95-97.41. « Ob osnovnom ekonomitcheskom zakone feodalnoï formatsii (k itogam diskoussii) » [« De la loi économique principale de la formation féodale (les acquis du débat) »], Questions d’histoire, no 5, 1955, p. 79-85. Article non signé.

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le monde en avait par-dessus la tête des initiatives de Porchnev qui, de plus, s’était approprié des conceptions communes aux universitaires en y adjoignant sa propre idée de la loi économique fondamentale de la formation féodale. Elle fut acceptée sans enthousiasme dans la mesure où, dans les années 1953-1955, il n’était pas question d’exprimer ouvertement son désaccord mais elle fut abandonnée à partir de 1956, quand il devint possible de se passer des opinions de Staline.

L’existence même d’une quelconque loi économique fondamentale des forma-tions sociales devint alors problématique. À quelques nuances près, les spécialistes de sciences sociales comprenaient le travail de Porchnev comme une description fidèle d’un des pans les plus importants de la société féodale mais pas comme une loi en tant que telle. Le terme même suscitait la défiance puisque42, alors que la loi exprime un rapport déterminé par la nature du phénomène qu’elle régit (par exemple, selon la loi de la valeur, les marchandises ont tendance à s’écouler en fonction de leur coût), la « loi de la rente féodale » formulée par Porchnev se bornait à prendre acte de ce que celle-ci était caractéristique de la société féodale. Il continua, bien sûr, à parler de la loi économique fondamentale du féodalisme (il fallait bien assumer la responsabilité de sa propre découverte !) mais, à partir des années 1960, bien peu partageaient son opinion là-dessus.

Le ton digne et le niveau élevé du débat témoignait cependant des change-ments qui affectaient alors rapidement la société. On citait souvent Marx, Engels et Lenine mais on pouvait se passer de Staline43. Bien des analyses pertinentes furent alors avancées, dont celles de Neousykhine sur la diversité géographique des formes du féodalisme, sur la nécessité d’une reconstitution du modèle de la société féodale pendant sa période classique, débarrassée des archaïsmes comme des premiers éléments capitalistes. Relevons que cela remettait en question la validité, pour l’étude du féodalisme, des idées de Lenine sur la Russie d’après l’abolition du servage, en 1861. L’article de Voprosy istorii qui avait mis un point final au débat comportait pour sa part quelques thèses erronées, par exemple l’affirmation selon laquelle « dans chaque formation antagoniste, la propriété des moyens de production est le monopole de la classe dominante »44, et une certaine confusion des notions juridiques et écono-miques restait sensible, mais ce fut en somme un bon volume dont les contributions équilibrées aidèrent beaucoup à la compréhension du sujet.

Un an plus tard, Porchnev publia son Essai sur l’économie politique du féoda-lisme. Il y abordait des questions qu’il n’avait pas traitées auparavant : rapports entre production naturelle et production marchande, artisanat urbain, circulation monétaire,

42. Les sciences sociales en URSS abusaient généralement de la notion de loi, confondue avec une certaine régularité des phénomènes. Voir : Iakov pEVZNER et Sergueï bRAGINSKIÏ, Polititcheskaïa ekonomiïa : diskussionnie problemy, puti obnovleniïa [L’économie politique : problèmes en discussion, chemins du renouveau], Moscou, Mysl, 1991, p. 27-28.43. L’orientaliste Iosif Braguinskiï se singularise en se référant à Mao Tsé-Toung : Questions d’histoire, no 4, 1955, p. 91-92.44. Questions d’histoire, no 5, 1955, p. 80-85.

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valeur des actifs circulants. Il jetait en outre un éclairage nouveau sur des questions qu’il avait déjà traitées, comme la redistribution de la rente au sein de la classe domi-nante. Si, pour l’essentiel, il reprenait les thèmes de l’article de 1953, il apportait quelque chose de neuf : aucun livre n’avait offert une vision globale de l’économie féodale. La critique est aisée mais bien des truismes actuels faisaient l’originalité de thèses soutenues voilà un demi-siècle. Somme toute, ce fut un livre utile. Malheu-reusement, il proposait un modèle trop primitif, qui n’allait pas au-delà de cette définition : « le féodalisme est un système d’exploitation des serfs par les propriétaires fonciers féodaux »45. Pas un mot sur l’étymologie du mot « féodalisme », sur sa longue histoire, sur sa perception et sur son emploi par d’autres écoles historiques, sur la rela-tion entre droit public et droit privé dans sa genèse et son développement. Porchnev n’était guère plus disert sur les différentes voies du féodalisme et, s’il évoquait la distinction entre féodalisme classique et féodalisme tardif, ne disait presque rien de la structure complexe de l’économie médiévale. Il traitait trop vite de la production des biens et des services. De même, on déplorera le peu de place accordée aux phéno-mènes monétaires, aux prix, aux rapports de marché entre personnes de statut social différent et non liées par des rentes, à la politique économique des corporations et des communes…

On entend dans le livre l’écho des anciennes idées de Porchnev sur les rapports entre économie et lutte de classes46 mais il tient compte de la discussion des années 1954-1955. Il corrige donc sa « loi économique fondamentale », désormais formulée comme « extraction de la plus-value dans le but de satisfaire aux besoins du féodal par le biais de l’exploitation des serfs dépendants, fondée à la fois sur le monopole foncier des féodaux et sur la propriété partielle qu’ils exerçaient sur les producteurs asservis (les paysans) ». Comme la plupart des spécialistes soviétiques en sciences sociales de sa génération, Porchnev était enclin à confondre des notions économiques et juri-diques. Cela tenait pour partie à un manque de formation, en économie comme en droit. C’est ainsi qu’il lui arrivait d’employer indifféremment les notions de propriété, de possession et de détention47.

Or, les raisons profondes de cette aberration ont leurs racines dans la nature même de la société soviétique et dans son idéologie officielle qui n’hésitait pas à subs-tituer des notions économiques à des définitions juridiques, et vice versa. L’emploi de la notion de « loi » (dont on abusait beaucoup) offre un bon exemple de ces ambi-guïtés catégorielles. On parlait d’une part du développement planifié de l’économie comme d’une « loi du socialisme » et d’autre part d’une loi adoptée par le Soviet Suprême sur tel ou tel point, par exemple sur le plan quinquennal pour le dévelop-pement du pays dans les années à venir. À partir de la fin des années 30, Staline et

45. Boris pORCHNEV, Essai […], op. cit., p. 54. La formule est reprise de l’article « À propos de la loi économique fondamentale du féodalisme » et on la retrouvera dans Le Féodalisme et les masses populaires.46. Ibid., p. 186 : « La théorie marxiste postule que c’est l’existence des classes, conditionnée par une forme de propriété des moyens de production, qui constitue la base économique de la production marchande, et ne considère pas la production marchande comme la cause de l’existence des classes. »47. Ibid., p. 29-31 et en particulier p. 31 : « l’analyse politique et économique de la propriété foncière féodale démontre que seul le ‘lot’ ou la ‘tenure’ du paysan constitue une propriété, ‘conditionnelle’ et ‘non libre’ ».

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Vychinski s’employèrent à ce que les notions de loi et de droit deviennent synonymes, ce qui contribuait à désamorcer toute possibilité théorique ou même terminologique de contestation de la politique du régime. Les sciences sociales en souffrirent tout particulièrement, les relations fondées sur le droit ayant très vite perdu tout caractère objectif48. En même temps que la législation était proclamée l’instrument tout-puissant du changement révolutionnaire de la société, philosophes, historiens et économistes commencèrent à présenter le droit comme superficiel, accessoire, secondaire par rapport à l’économie. Dans les années 1980 encore, être accusé d’une « approche juridique » sonnait comme un avertissement sérieux. Il n’est dès lors pas étonnant que Porchnev n’ait voulu ni étudier le droit, ni mieux comprendre la nature juridique des phénomènes qu’il décrivait.

Une telle attitude ne semblait pas coïncider avec son intérêt proclamé pour la notion de propriété mais il faut rappeler qu’il y percevait, avec Staline, un rapport économique et non juridique, une approche en dernière instance conditionnée par la réalité soviétique elle-même. On sait que le marxisme classique avait insisté sur la prépondérance de la production et sur le lent mûrissement spontané de nouveaux rapports économiques au sein de l’ancienne formation jusqu’à l’avènement d’une révolution sociale. Or les Bolcheviks argumentaient la faisabilité de la révolution socialiste en Russie, un pays peu développé, par la possibilité d’accélérer la mutation économique et sociale grâce à la prise du pouvoir politique, permettant le changement radical des rapports de propriété. La propagande relaya cette théorie par des slogans destinés aux masses populaires. De ce point de vue, le meilleur slogan était celui d’une redistribution de la propriété et jamais celui de changement du mode de produc-tion. La notion de propriété se retrouva ainsi au cœur du processus révolutionnaire et, peu à peu, le langage quotidien contamina les catégories scientifiques…

Dans un article de 1938, « Du matérialisme dialectique et historique », Staline formula ses nouvelles idées sur la société. Arguant d’écrits de Marx composés bien avant que celui-ci ne s’approche du « mystère de la production capitaliste », Staline identifiait les rapports de propriété et de production. Il en résulta une série de formules frappantes pour caractériser cinq types de rapports de production que l’histoire aurait connues, formules énonçant que la base de chaque mode de production réside dans la propriété de la classe dominante de cette formation sur les moyens de production49. Introduite dans le Précis d’histoire du PC Bolchevik, cette thèse définit directement ou indirectement les notions sociologiques de plusieurs générations de chercheurs sovié-tiques dont beaucoup, à l’époque poststalinienne, ont été loin de soupçonner l’origine, bien que certains se soient posé parfois la question de leur conformité au marxisme.

L’adoption de cette thèse eut des conséquences catastrophiques pour les sciences sociales, qui durent adapter à l’idéologie officielle, non seulement les faits de l’histoire sociale mais aussi le sens même de notions aussi fondamentales que « propriété » et « production ». Ces efforts intellectuels aboutirent à une double concep-tion de la propriété – juridique et économique. Scientifiquement invraisemblable,

48. La révision de cette thèse dura jusqu’à la fin de l’époque soviétique et le livre décisif de Vladik nERSE-SIANTS, Pravo i zakon [Le droit et la loi], Moscou, Naouka, 1983.49. Joseph STALINE, Voprosy leninizma [Les questions du léninisme], Moscou, Gospolitizdat, 1952, p. 593-597.

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cette idée entravait aussi bien l’élaboration des catégories du droit que celles de l’éco-nomie. La notion de propriété féodale (bourgeoise, etc.), c’est-à-dire caractéristique de la société féodale, se substitua discrètement à celle de propriété du « féodal ». Les interrogations pressantes sur ce qui pouvait bien les rendre différentes, en dehors du statut social de leur titulaire, ou sur la définition de la propriété des autres groupes sociaux de ces sociétés, restèrent sans réponse. Le modèle créé dans le but d’expliquer le fonctionnement d’une forme sociale historiquement avérée se vit interprété en tant que description de la structure de la société concrète dans son ensemble. De sorte que, si personne ne niait la présence, à l’époque moderne, de nombreux propriétaires ne participant pas directement à la production capitaliste, Porchnev et d’autres histo-riens influents, dont Skazkine et Tcherepnine, traitaient sérieusement du monopole de la classe féodale sur toute la terre existante dans l’État50. Il devint bientôt évident qu’on ne pouvait expliquer les différences entre la propriété étatique dans des sociétés socialistes et capitalistes sans jouer avec les mots ou recourir à des notions peu scien-tifiques, du type « bien du peuple ». Les caractéristiques avancées par Staline pour les rapports de production des sociétés socialistes coïncidaient de façon si flagrante et si scandaleuse avec celles des sociétés primitives (« fondées sur la propriété de tous ») qu’on préférait passer la chose sous silence. Le piège idéologique s’était refermé sur les sciences sociales soviétiques, comme le montrent les travaux de savants aussi éminents qu’Anatoliï Venediktov51.

Porchnev, comme tous les chercheurs soviétiques, avait étudié Marx ; il ne pouvait ignorer qu’il traitait des rapports de propriété tout autrement que Staline. En 1859, dans son « Introduction à la critique de l’économie politique », Marx avait présenté comme un acquis et comme le « fil directeur de toutes les études ultérieures » la thèse cruciale selon laquelle les rapports de propriété sont « l’expression juridique » des rapports de production, c’est-à-dire de rapports historiquement avérés, objectifs et indépendants de la volonté humaine. Ces rapports se forment pendant les processus de production, de distribution, d’échange et de consommation des biens matériels et spirituels52. Ses écrits antérieurs avaient usé de formules moins claires sur le lien entre rapports de production et rapports de propriété mais, dans Le Capital comme dans ses œuvres plus tardives, Marx repartit des définitions données en 1859. En témoignent, parmi d’autres confirmations bien connues de Porchnev, la thèse qu’on trouve dans Le Capital selon laquelle la propriété est « un rapport juridique […] un rapport de volonté dans laquelle se reflète l’économie »53, ainsi que la définition de la rente comme « une réalisation économique de la propriété foncière, une fiction juridique

50. Igor FILIPPOV, « Zemelnaïa renta i problema feodalnoï sobstvennosti (sravnitelno-istoritcheskié nablu-deniïa) » [« La rente foncière et le problème de la propriété féodale (Observations d’histoire comparée) »], Obchtchéé i osobennoïé v razvitii feodalizma v Rossii i Moldavii. Problemy feodalnoï gossudarstvennoï sobstvennosti i gosoudarstvennoï eksplouatatsii [Théorie et pratique du développement du féodalisme en Russie et en Moldavie. Les problèmes de la propriété féodale étatique et de l’exploitation étatique], Moscou, Institout Istorii SSSR AN SSSR, 1988, p. 44-60.51. Anatoli VENEDIKTOV, Gosoudarstvennaïa sotsialistitcheskaïa sobstvennost [La propriété socialiste étatique], Moscou - Leningrad, Izdatelstvo AN SSSR, 1948.52. Karl mARX, Friedrich eNGELS, Œuvres, 2e éd. russe, Moscou, Gospolitizdat, 1958-1981, vol. 13, p. 6-7. 53. Ibid., vol. 23 (1960), p. 94. Cf. vol. 16 (1960), p. 26.

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en vertu de laquelle divers individus possèdent des droits exclusifs sur une partie du globe »54. L’innovation principale du Capital résidait dans l’analyse simultanée de ce lien sur deux plans, ontologique et fonctionnel. En définitive, la propriété était considérée comme née des rapports de production mais constituant en même temps la condition sociale la plus générale de leur existence. Cependant, une telle approche des idées de Marx n’était familière ni à Porchnev, ni à ses collègues. On ne trouve jamais chez eux l’ombre d’une critique de Marx, même au sens strictement marxiste du terme, puisque le sous-titre du Capital est : Critique de l’économie politique. Leur attitude est un dogmatisme créatif : les textes de Marx renferment la vérité ; ils ne la recherchent pas à partir de là mais dans ces textes eux-mêmes, quels qu’ils soient, avec pour objectif de confirmer cette vérité par des faits concrets, ou d’en développer certains détails.

Il est remarquable que Porchnev n’opère à cet égard aucune distinction entre Le Capital et Misère de la philosophie, composée vingt ans plus tôt quand Marx n’était pas encore marxiste au sens propre du terme. Comme beaucoup d’autres chercheurs soviétiques de son temps, Porchnev use de la même manière d’un texte publié et d’un brouillon, d’un travail scientifique, d’un article de presse ou d’une lettre privée : il les choisit avec pragmatisme selon les besoins de sa démonstration. La situation est aggravée par le fait que, dans les questions en débat, Porchnev est obligé de partir de la thèse de Staline sur la propriété comme base des rapports de production, donc du Saint des Saints de l’idéologie soviétique, de l’unique argumentation « scientifique » selon laquelle le socialisme se construit vraiment en URSS. Contester ce postulat revient à porter atteinte à la base même de l’idéologie. Un changement de posture à ce sujet ne devint possible que dans les années 60 et même 70, grâce surtout à Vladimir Chkredov dont les livres firent l’effet d’une bombe dans notre économie politique55. Il démontra que la méthode de Marx supposait l’interprétation des rapports de propriété en qualité de catégorie finale, et non initiale, de l’analyse économique. Se trouvant en dehors des frontières de l’économie politique et ayant leur propre structure juridique, ces rapports, du point de vue de la science économique, deviennent clairs par le biais de l’analyse des rapports de productions dans une société concrète. Mais Porchnev, comme la plupart des historiens, ne s’intéressait pas à ces idées ou les ignorait.

La thèse stalinienne sur la propriété comme base des rapports de production desservit la science soviétique en entravant l’analyse d’une catégorie pourtant jugée fondamentale. À force d’en surestimer la place, Porchnev réduisait l’analyse du féodalisme à celle des rapports de propriété, présentés comme l’objet principal de l’économie politique, dont le but, à sons avis, aurait été de comprendre qui possède les moyens de production56. Marx, en étudiant le capitalisme, se fondait sur l’évidence de ce fait et mettait cette question hors du cadre de l’économie politique, y retournant seulement à travers des excursus historiques (notamment pour analyser l’accumula-tion primitive du capital) où il essayait justement de montrer comment ces relations

54. Ibid., vol. 25, partie II (1962), p. 184.55. Vladimir cHKREDOV, Ekonomika i pravo [L’Economie et le droit], Moscou, Ekonomika, 1967 ; ID., Metod issledovaniïa sobstvennosti v « Kapitale » K. Marksa [La Méthode de l’étude de la propriété dans Le Capital de K. Marx], Moscou, Izdatelstvo MGU, 1973.56. Boris pORCHNEV, Essai […], op. cit., p. 21, 49.

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« évidentes » étaient nées. En suivant les thèses de Staline, Porchnev déforma la théorie de Marx de façon fondamentale. À vrai dire, dans ce cas précis, il importe peu que la théorie de Marx ait été valable ou non : on ne peut obtenir de résultats sérieux en faussant les prémisses d’un raisonnement. En effet, Marx associait le processus de production à la triade « reproduction du travailleur », « reproduction des moyens de production » et « production de la plus-value ». Staline ayant décrété qu’elle ne valait pas pour la société socialiste, Porchnev en déduisait qu’elle n’était pas commune à tous les modes de production. Non sans démagogie, Staline affirmait que le socialisme avait aboli la distinction entre reproduction simple du travailleur, reproduction à un niveau donné, et production du surplus car, dans la société socialiste, le surplus va finalement au travailleur57. Les mêmes arguments interdisaient de parler de reproduc-tion des moyens de production en régime socialiste. Ces déclarations correspondaient évidemment au fait qu’en URSS le travail était souvent sous-rémunéré, les capacités de production surexploitées et la répartition du produit brut toujours déséquilibrée. Tout cela avait bien peu à voir avec le féodalisme mais Porchnev en conclut que la triade de Marx était propre au seul capitalisme.

En définitive il devenait impossible de différencier l’esclavage antique, le féodalisme et le capitalisme par des catégories économiques. Pour Staline, en effet, le « producteur direct » cède toujours son surplus au propriétaire, mais l’esclave donne son surplus au maître, le serf le donne au seigneur et le salarié au capitaliste. Quant aux frais de production, Porchnev comprenait qu’à l’époque féodale, contrairement aux deux autres, le renouvellement des bêtes de trait, de l’outillage agricole et des semences s’effectuait presque uniquement dans le cadre de l’exploitation paysanne. C’était vrai même pour les situations, rares au Moyen-âge, où les corvées domi-naient ; c’était évident quand il y avait surtout redevances. De cette remarque, juste et importante, Porchnev déduisait qu’à l’époque féodale la reproduction des moyens de production s’effectuait à partir… du produit nécessaire au paysan58 qui, d’après Marx, n’est employé qu’à la reproduction du travailleur. Quand on considère la genèse ou plutôt l’anamnèse de cette hypothèse, on arrive à la conclusion qu’elle dérive de l’ef-froyable mépris des capacités de production, emblématique de l’économie soviétique. L’économie n’a connu un développement impressionnant sous Staline que grâce à l’affectation systématique de l’essentiel du surplus à de nouvelles entreprises, au détriment des activités existantes, pour ne rien dire des accidents de travail ou de l’écologie : la réalité de l’économie soviétique incitait à négliger la reproduction des moyens de production.

Dans le cas de Porchnev, l’interprétation erronée des catégories économiques avait encore d’autres raisons. L’histoire agraire était l’un de ses points faibles ; à la

57. « Il est absurde, dans notre société, de parler des ouvriers comme de salariés, comme si la classe ouvrière, détenant les moyens de production, était son propre employeur et se vendait à elle-même sa force de travail. Il est tout aussi étrange de parler de travail « nécessaire » ou de « surtravail », comme si le travail fourni à la société pour accroître la production, développer l’éducation, la santé publique, la défense etc., n’était pas aussi nécessaire pour la classe ouvrière, qui est aujourd’hui dominante, que celui qui est destiné à la satisfaction des besoins personnels du travailleur et de sa famille » (J. STALINE, Les Problèmes écono-miques […], op. cit., p. 44-45). Cf. B. pORCHNEV, Le Féodalisme […], op. cit., p. 32.58. B. pORCHNEV, Essai […], op. cit., p. 26, 76-78, 105.

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différence de Kosminski, Skazkine, Neousykhine et beaucoup d’autres médiévistes de l’époque, il ne s’y intéressait pas et manquait de références. Voilà pourquoi il a pu écrire que la terre, principal moyen de production au Moyen-âge, « n’étant pas détruite dans le processus de production, n’est pas l’objet d’un renouvellement du capital ». Il n’avait sans doute qu’une très vague idée des soins et des dépenses nécessaires pour entretenir la terre – ce qui correspondait d’ailleurs à l’utilisation sauvage des terres en URSS. La différence entre leur entretien et celui des bâtiments, routes, canaux et autres éléments d’infrastructure industrielle n’est pas si radicale qu’il voulait bien le dire. De toute évidence, Porchnev ne maîtrisait pas suffisamment les problématiques économiques et sociales. Il partait du présupposé stalinien selon lequel, dans toute société non socialiste, le propriétaire accapare tout le surplus, ce qui ne correspond ni aux faits historiques ni à la théorie marxiste et empêche de comprendre la spécificité du mode de production féodal. Cette thèse imprégna longtemps la littérature sovié-tique en histoire et, plus encore, en économie.

À la décharge de Porchnev, qui soutenait qu’à l’époque féodale le travail paysan rendait possible non seulement la reproduction du travailleur et de sa famille mais aussi celle des moyens de production59, il faut noter qu’il fut confronté aux fluctuations bien réelles du rapport entre surplus de travail et revenu de survie. L’impossibilité de distinguer, à l’ère précapitaliste, entre le travail et les moyens de production auxquels il se rattachait rendait ardu le calcul du travail nécessaire à la simple reproduction de la force de travail60. Mais son raisonnement était vicié à la base parce qu’il excluait en principe qu’une partie du surplus du paysan restât au sein de l’exploitation paysanne. Or la prédominance de redevances en nature et de formes de dépendance assez légères et pour la plupart contractuelles, permettait au paysan de garder une partie de son surplus. D’après Marx, les redevances en nature permettent une indépendance croissante des exploitations paysannes, l’augmentation de la production et de la productivité rendant plus aisée l’accumulation de richesses par le paysan et sont plus favorables au développement économique que les corvées61. Donc, pour lui, « la rente n’absorbait pas nécessairement tout le surtravail d’une famille paysanne »62. Les conditions sociales et juridiques ont souvent été assez favorables au paysan. Du moins en Occident, sa dépendance a rarement pris des formes très rudes (« serviles », selon la terminologie de Marx). Rien que de normal pour le féodalisme : puisque le travailleur féodal est en même temps l’organisateur de la production, il prend en charge l’accroissement de la production ; et la condition sine qua non de cet accroissement réside dans l’accumulation, qui ne saurait se réaliser par prélèvement sur le produit nécessaire, mais bien grâce au surplus réalisé par le producteur : une certaine partie de ce produit doit donc rester au travailleur63. C’est seulement quand

59. Ibid., p. 79-80. Cf. B. pORCHNEV, Le Féodalisme […], op. cit., p. 83-90.60. K. mARX, F. eNGELS, Œuvres. 2e éd. russe, vol. 23 (1960), p. 539 ; vol. 25, partie II (1962), p. 448.61. Ibid., vol. 25, partie II (1962), p. 356-358.62. Ibid., p. 59-360, 363.63. « Une certaine accumulation de la richesse a lieu, – écrit Marx dans Les Théories de la plus-value, – à chaque étape du développement économique, soit par l’accroissement des dimensions de la production, soit par constitution de trésors etc. Tandis que […] le travailleur […] non seulement produit son ‘salaire’ mais aussi le paye à lui-même […] dans la plupart des cas […] il a la possibilité de s’approprier au moins une

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l’exploitation féodale s’intègre à l’économie capitaliste mondiale que le propriétaire est incité à durcir l’exploitation, qui se rapproche ainsi du capitalisme en privant le paysan de la quasi-totalité du surplus. Marx prend l’exemple de la principauté de Valachie au début du XIXe siècle. Or Porchnev, en citant Marx64, manque l’essentiel car une telle situation n’était pas caractéristique du féodalisme classique.

Kosminskïi a bien décrit l’impossibilité d’assimiler le surplus du producteur à la rente féodale ; il a démontré de considérables variations du niveau de la rente par rapport au surplus, dont elle représente parfois une part insignifiante65. Le seigneur ne consacrait pas tous ses efforts à soutirer au paysan jusqu’à son dernier sou ; il lui demandait seulement une partie de son surplus, dont le niveau dépendait d’un faisceau de circonstances historiques. Leur analyse abstraite serait vaine par défini-tion. Les meilleurs médiévistes soviétiques, ceux qui s’appuyaient sur des sources concrètes, étaient d’accord avec cette affirmation. Mikhaïl Barg, Iuri Bessmertny, Aron Gourevitch, Alexandre Korsounskïi, Liubov Kotelnikova, Lydia Milskaïa, Alexandre Neousykhine, Iakov Serovaïskïi appelaient ainsi à évaluer le niveau réel de l’exploitation des paysans aux différents moments de l’histoire. Ils recomman-daient de distinguer rente et exploitation. Mais, malgré ces idées solidement étayées, ils admettaient que la rente foncière coïncidait normalement avec le surplus total du paysan… Pour surmonter cet obstacle, Porchnev introduisit une nouvelle notion, celle du surproduit, qui décrirait une partie du produit nécessaire que le paysan sacri-fiait à l’accroissement de la production, en l’arrachant à sa famille66. Il emprunta les termes « surtravail » et « surproduit » à Marx, qui ne les employait pas comme des catégories économiques à part mais seulement pour expliquer le mécanisme de la formation de la plus-value et l’accroissement de la production.

On a vu comment la référence à Staline avait abouti à substituer à la propriété féodale celle du féodal, à la propriété bourgeoise celle du capitaliste, etc., une confu-sion qui brida l’étude de la société féodale. Sur cette assimilation, les propos de Porchnev67 suscitent encore un sentiment de gêne. Pour ce spécialiste de l’histoire de France l’expression « titre de propriété » (document qui établit le droit du proprié-taire) prouvait qu’à l’époque féodale, seul un noble pouvait être propriétaire foncier ! Skazkine pensait autrement car sa connaissance de la pratique des feudistes68 lui avait montré que la propriété foncière, loin d’être réservée aux privilégiés, supposait que

partie de son surtravail et de son surplus. » (Karl mARX, Friedrich eNGELS, Œuvres. 2e éd. russe, vol. 26, 3e partie, 1964, p. 436-437). Les participants aux débats sur l’économie politique du féodalisme ignoraient apparemment ces textes (datés de 1861-1863, publiés par Karl Kantsky en 1909-1910, puis en RDA en 1956 [NdE]).64. B. pORCHNEV, Essai […], op. cit., p. 72-73.65. Cf. Evguenïi KOSMINSKIÏ, Issledovaniïa po agrarnoï istorii Anglii XIII veka [Études sur l’histoire rurale de l’Angleterre du XIIIe siècle], Moscou - Leningrad, Izdatelstvo AN SSSR, 1947, p. 452-453 (trad. anglaise : Evguenii KOSMINSKY, Studies in the Agrarian History of England in the Thirteenth Century, Oxford, Blackwell, 1956).66. B. pORCHNEV, Essai […], op. cit., p. 80.67. Ibid., p. 35 ; B. pORCHNEV, Le Féodalisme […], op. cit., p. 33, 52-54.68. Sergueï D. SKAZKINE, « Fevdist Hervé i ego outchenié o tsenzivé » [« Le feudiste Hervé et sa doctrine sur la censive »], Le Moyen-âge, vol. 1, 1942, p. 185-201. C’est peut-être là son meilleur travail.

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la notion de propriété féodale ne se résume pas à la notion de propriété du féodal69 – malheureusement il ne précisa pas cette idée70. D’évidence, Staline, lui, ne perce-vait pas la « forme de propriété » marxiste comme l’expression d’un mode donné de production ; en supposant que « la propriété féodale coexiste avec la propriété individuelle du paysan et de l’artisan sur leurs instruments de production et sur leur ménage, fondée sur le travail personnel »71, il admettait la coexistence dans la société féodale de deux formes de propriété, ce qui contredisait l’idée de Marx. À ce propos, Porchnev ne mentionne pas le texte de Marx crucial pour ce problème, connu sous le titre Les formes qui précèdent la production capitaliste, alors que sa publication en URSS, en 1939 en allemand puis en russe l’année suivante, avait eu un large écho dans les sciences sociales soviétiques72.

De toute façon, Porchnev se dispense d’analyser la situation économique et sociale des paysans libres au Moyen-âge, malgré leur nombre considérable, par exemple en Scandinavie ou en Russie. L’impact de la théorie stalinienne, accru par les explications de Porchnev fut catastrophique pour l’historiographie russe. Lenine et Staline prétendant que la Russie de Kiev avait constitué un État féodal dès sa nais-sance, au IXe siècle, toute la société russe ancienne devait être considérée comme féodale, et ce malgré l’absence des féodaux dont aurait dû dépendre cette paysanne-rie73. Pour surmonter la contradiction, on présenta l’État comme un féodal collectif : selon Tcherepnine et certains autres historiens, la propriété étatique dite féodale sur toute la terre en Russie apparut sous le règne des premiers princes de Kiev. La complexité dialectique des rapports entre droit public et privé dans l’histoire sociale de la Russie (qui n’est pas d’ailleurs sans équivalent) ne justifie pas l’application aux IXe et Xe siècles de faits des XVIIIe et XIXe siècles, lorsque les tsars russes prétendirent être les propriétaires des terres détenues par les paysans libres. À mon avis, c’est la fausse interprétation de la formule de Marx concernant le monopole féodal de la terre qui est à l’origine de cette théorie fantaisiste.

Porchnev reprend du Précis d’histoire du PC Bolchevik la formule de Staline sur la propriété incomplète du féodal sur le serf74 : « Sous le régime féodal, c’est la propriété du seigneur féodal sur les moyens de production et sa propriété incomplète sur le travailleur – ce serf que le féodal ne peut plus tuer mais qu’il peut vendre ou acheter – qui forment la base des rapports de production »75. La propriété incom-plète sur une personne est une notion absurde par définition. Quoique toujours limitée

69. Sergeï SKAZKINE, Otcherki po istorii zapadnoevropeïskogo krestïanstva v srednié veka [Essai d’his-toire de la paysannerie européenne occidentale au Moyen-âge], Moscou, Izdatelstvo MGU, 1968, p. 119. Traduction allemande, Berlin, Dietz, 1976.70. J’ai exposé mes propres conceptions dans : Igor FILIPPOV, Sredizemnomorskaïa Frantsiïa v ranneé srednevekovïé. Problema stanovleniïa feodalizma [La France méditerranéenne du haut Moyen-âge. Le problème de la formation du féodalisme], Moscou, Skriptoriï 2000, 2000, p. 550-744.71. Cours abrégé d’histoire […], op. cit., p. 120.72. Cf. Igor FILIPPOV, « The Notion of Feudalism in Russian Historiography », El temps i l’espai del Feudalisme, Lleida, Pagès editors, 2004, p. 149-165.73. Je laisse à part le problème de l’emploi évidemment anachronique du terme de « paysannerie ».74. B. pORCHNEV, Essai […], op. cit., p. 19, 37, 38, etc.75. Cours abrégé d’histoire […], op. cit., p. 120 ; J. STALINE, Les questions du léninisme, op. cit., p. 595.

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par l’État ou la communauté, la propriété constitue la forme suprême de la maîtrise des biens ; elle ne peut donc être « incomplète », sauf à ne pas être une propriété. De plus, comment partager la propriété d’une personne ? Il est arrivé qu’un esclave ait appartenu à deux personnes, mais c’était à titre transitoire, par exemple jusqu’au partage d’un héritage, et tous les systèmes juridiques jugeaient anormal cet état de choses, lourd de conflits : il est impossible qu’une partie d’un individu appartienne à une personne et l’autre partie à une autre. Le droit peut admettre qu’une personne se vende, comme elle vend sa force de travail ou un de ses organes, mais il exclut qu’un être indivisible, l’individu, doté de conscience et de volonté, soit privé d’un élément de sa personnalité. Autrement dit, la formule stalinienne est juridiquement irrece-vable. Qui plus est, elle ne prend pas en considération et empêche de comprendre la variété des formes de dépendance seigneuriale, parce qu’elle ne retient que le servage, de plus assimilé au krepostnitchestvo russe, considéré comme sa forme la plus répan-due et normale. Porchnev, qui en était conscient comme le prouvent ses livres, persista néanmoins à l’appliquer bien après 1953. Il n’était pas le seul : cette idée persista dans notre historiographie, surtout par rapport à l’histoire de la Russie, au moins jusqu’aux années 1980.

L’Essai de 1956 provoqua étonnamment peu de réactions. La revue Srednié veka l’ignora. Iakov Serovaïski, le seul médiéviste à en avoir rendu compte, confia sa recension à un périodique presque inaccessible76 et s’en servit pour développer ses propres idées, tout aussi discutables mais fondées sur de longues recherches en histoire rurale de la France médiévale. Les autres comptes-rendus furent écrits par des économistes ou des philosophes dont certains étaient des gens qualifiés, mais n’ayant jamais une connaissance professionnelle de l’histoire médiévale77.

Publié en 1964, Le Féodalisme et les masses populaires suscita encore moins d’intérêt chez les spécialistes. Pourquoi ? D’abord parce qu’il apportait peu par rapport au livre de 1956 qu’il reprenait presque à l’identique. Porchnev ajoutait seulement des éléments sur les pays d’Orient, précisait des formules et apportait quelques réponses à ses contradicteurs, mais incluait pas mal d’assertions formulées avant 1953 ! Il était anachronique de réaffirmer sa vieille conception du rôle de la lutte des classes78 ; il était ridicule de décrire les paysans s’opposant « à l’exploitation féodale en créant par un travail acharné le surproduit dans leurs exploitations »79 ou d’affirmer que « au début, le pouvoir féodal de l’État se développait dans toute sa plénitude comme un

76. Iakov SEROVAÏSKIÏ, « Nekotoryé voprosy polititcheskoï ekonomii feodalizma » [« Quelques questions d’économie politique du féodalisme »], Ouchenyé zapiski Kazakhskogo ouniversiteta [Mémoires d’études de l’Université de Kazakhstan], 1959, t. 39, Série historique, fasc. 5, p. 120-129 (citation p. 123).77. Les plus importants : Genrikh KOZLOV, « Kniga po polititcheskoï ekonomii feodalizma » [« Un livre sur l’économie politique du féodalisme »], Communiste, no 9, 1957, p. 123-128 ; F. mOROZOV, « Ob odnom opyte izlojeniïa polititcheskoï ekonomii feodalizma » [« Sur un essai d’exposition de l’économie politique du féodalisme »], Questions d’économie, no 11, 1958, p. 147-152. Textes analysés dans la version russe de cet article : Annuaire d’études françaises 2007, Moscou, 2007, p. 87-129.78. « La loi de l’augmentation du rôle des masses populaires dans l’histoire » (B. pORCHNEV, Le Féoda-lisme […], op. cit., p. 210-211, 224, 506) ; « l’appartenance de la lutte des classes avant tout à l’économie » (p. 249) ; il n’y a « rien de plus fondamental » que la lutte des classes (p. 256).79. Ibid., p. 277.

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pouvoir judiciaire »80, voire que « la classe ouvrière est née de la résistance populaire aux féodaux »81… À mon avis, la partie la plus intéressante et la plus originale du livre est la « synthèse féodale » que l’auteur a rejetée en annexe. Bien avant Mikhaïl Suzumov et a fortiori avant Evguenia Goutnova et Zinaïda Oudaltsova, il y formule l’hypothèse que le féodalisme serait né de l’interaction d’éléments issus des sociétés germanique et romaine82. Jamais cette idée, qui court dans l’historiographie depuis le XVIIIe siècle, n’avait été formulée aussi efficacement.

Nombreux furent sans doute ceux qui n’apprécièrent pas les références infi-nies de Porchnev aux travaux de Marx, Engels et Lenine. Bien sûr, à l’époque il était impossible de publier un livre d’histoire sans références obligatoires et nombreuses aux « classiques du marxisme-léninisme »83 mais la constatation simple de ce fait n’est pas suffisante : on pouvait les citer de plusieurs manières. Avec une certaine expérience en lecture des textes de l’époque, on apprend à deviner ce que ces réfé-rences et citations signifient pour l’auteur. Il pouvait s’agir du simple respect des règles existantes, de la volonté de gagner la faveur des autorités ou tout simplement de la peur des conséquences sur la carrière, d’un engouement sincère pour le marxisme, de l’habitude d’argumenter ses pensées de cette manière, ou encore d’une mélange hétéroclite de tout cela. Ce n’est pas la fréquence des références qui nous donne la clé mais plutôt leur caractère même, leur présentation, le contexte. Dans l’Étude de l’his-toire agraire de l’Angleterre de Kosminskïi, publiée en 1947, il n’y a pas une seule référence à Staline. Rutenburg, dans son livre sur les débuts du capitalisme en Italie (1951), ne mit que quatre références84, avec une indifférence évidente : en veux-tu, en voilà… Mais tous n’avaient pas ce don. Certains auteurs citaient avec acharnement, à tort ou à raison, sans se lasser de s’extasier sur le génie des citations et en donnant l’impression de prendre plaisir de cette humiliation. Hélas, Porchnev était du nombre. Il a beaucoup et servilement cité Staline jusqu’en 1955. Plus tard, on ne rencontre presque plus chez lui cette référence85, bien qu’il ait gardé beaucoup d’idées stali-niennes. Il faut noter son aptitude à citer non seulement les « classiques » mais aussi les « textes de référence » adoptés par le Parti, ce qui n’était plus obligatoire à partir de 1956, en tout cas pour les spécialistes d’époques reculées86.

80. Ibid., p. 333. Qu’il ait interprété en ce sens l’établissement de la « loi salique » ou la Vérité russe (Russ-kaya pravda) trahit le niveau de ses connaissances sur la période.81. Ibid., p. 435.82. Ibid., p. 507-518.83. La situation commença à changer dans les années 60 et surtout 70 mais, même alors, l’auteur devait avoir de la hardiesse et du courage pour le faire. On le voit par l’exemple des travaux d’Aron Gourevitch.84. Viktor rUTENBURG, Otcherk iz istorii rannego kapitalizma v Italii. Florentiïskié kompanii XIV veka [Essai de l’histoire du capitalisme précoce en Italie. Les compagnies florentines du XIVe s.], Moscou - Leningrad, Izdatelstvo AN SSSR, 1951, p. 3, 181-183.85. Il termine quand même (juste au cas où ?) l’analyse de la propriété féodale par une longue citation de Staline sur la propriété complète du féodal sur la terre et celle, incomplète, sur le travailleur. Cf. B. PORCH-NEV, Essai […], op. cit., p. 46.86. Le Féodalisme […] s’ouvre (p. 3) par une citation du Programme du PC promulgué en 1962 au XXIIe Congrès. Sur la même page suivent quatre autres citations tirées de ce texte. Dans tous les cas, il s’agit de banalités idéologiques.

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Pas plus que Staline, Porchnev ne renvoyait à des sources dans ses travaux sur l’économie politique du féodalisme. Voilà une « pure » théorie, édifiée à force de citations des classiques, une idéologie, une sorte d’exégèse marxiste. Tout aussi frap-pante est la rareté de références à d’autres auteurs, fussent-ils soviétiques. On repère des mentions, insignifiantes parce que banales, à Maurer, Bucher, Sombart, Fustel de Coulanges mais, parmi les contemporains, Le Féodalisme ne se réfère qu’à Kuczynski, Mitrany et Soboul. À juger par cet ouvrage, Porchnev ignore Bloch, Braudel, Hauser, Luzzatto, Pirenne, Postan, Trevelyan… bien que les langues étrangères n’aient pas été un obstacle pour lui et que, de plus, certains auteurs étaient déjà traduits en russe. Il lui aurait suffi de consulter la description de la colonisation rurale dans Les Carac-tères originaux de l’histoire rurale française, traduits en 1957, pour corriger ses vues sur le niveau de l’exploitation et sur l’accumulation des biens à l’époque féodale. Sa présentation des auteurs étrangers est symptomatique. Voilà ce qu’il dit de David Mitrany, auteur de Marx Against the Peasant. A Study of Social Dogmatism (Londres, 1952) : « son travail révèle les viles tripes d’un koulak »87. Pourquoi avoir utilisé ce langage, déjà considéré alors comme impropre ? On pense immédiatement à Evgueniï Schwartz : « On me l’a appris. / On l’a appris à tout le monde. Pourquoi es-tu devenu le meilleur élève ? »

La seule recension professionnelle du texte de 1964 émane de son vieil adver-saire Piotr Galanza, et elle est ravageuse88. L’auteur y souligne les contradictions internes et relève des assertions de Porchnev qui vont à l’encontre de faits bien connus, s’agissant surtout des mouvements populaires et de leurs effets. Galanza, qui ne se prenait pas pour un spécialiste d’économie politique, se limite à une analyse superfi-cielle de la première partie du livre mais constate que, malgré les critiques, Porchnev y reproduit les thèses principales de l’Essai de l’économie politique du féodalisme : « une façade ravalée pour un vieux bâtiment »89. Quoique juriste, Galanza passe sur l’utilisation inappropriée de toute une série de termes juridiques. Deux autres recen-sions, celle d’Andreï Golotova (plutôt positive) et celle de Pavel Liubimov (assez négative)90, exclusivement consacrées à la lutte des classes dans l’histoire, souffrent d’une ignorance des matériaux historiques concrets. Le Féodalisme n’intéressa point les spécialistes d’histoire du Moyen-âge. Les rapports de Porchnev avec les médié-vistes s’étaient dégradés à partir du milieu des années 1950. Son dernier article dans Srednié veka, où il avait publié régulièrement, date de 1956. Il avait cherché d’autres tribunes et, en 1954, avait déjà confié un article sur la lutte des classes aux Voprosy

87. B. pORCHNEV, Le Féodalisme […], op. cit., p. 488.88. Piotr gALANZA, « Spornyé voprosy istorii feodalnogo gosoudarstva » [« Les débats sur l’histoire de l’État féodal], Le Messager de l’Université de Moscou, no 5, 1968, p. 23-30. Cf. ID., « Ob otchibotchnikh vzgliadakh B. F. Porchneva o souchtchnosti feodalnogo gosoudarstva » [« Sur les erreurs de B. Porchnev au sujet de la nature de l’État féodal »], Le Messager de l’Université de Moscou, no 9, 1951, p. 163-174.89. P. gALANZA, « Les débats […] », art. cit., p. 30.90. Andreï I. gOLOTA, « Narodnyé massy i istoritcheskiï process » [« Les masses populaires et le proces-sus historique »], Questions de philosophie, no 5, 1965, p. 165-169 ; P. Ia. LIUBIMOV, « K voprosou o roli narodnykh mass v istorii » [« Sur la question du rôle des masses populaires dans l’histoire »], Questions d’histoire, no 9, 1965, p. 195-202.

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filosofii91. Surtout, il s’intéressait de plus en plus à l’histoire moderne, présentant par exemple un rapport sur Jean Meslier au Congrès international des historiens à Rome en 195592. Un tel choix pour une tribune aussi prestigieuse est d’autant plus significa-tif que ce fut le premier colloque international auquel les historiens soviétiques prirent part. Porchnev délaissa ensuite le Moyen-âge, à l’exception notable du Féodalisme et les masses populaires, qui est un livre à part dans la production de ses seize dernières années.

Quand je faisais mes études d’histoire à l’Université Lomonossov, dans les années 1970, on ne nous recommandait ni ce livre, ni l’Essai, tout à l’inverse des Soulèvements populaires et de ses autres travaux sur l’histoire du XVIIe siècle. On ne nous le déconseillait pas, on ne le mentionnait simplement pas. Quand j’ai pris l’initiative de le lire, en 1976, j’ai été déçu d’y trouver peu de choses nouvelles. Ses conceptions du féodalisme et de la propriété féodale rejoignaient celles de Skazkine que je trouvais insuffisantes. Je vois maintenant qu’il fallait s’interroger sur cette parenté et constater que Porchnev avait formulé ces idées avant Skazkine, quoique parfois moins heureusement. Le silence observé par les médiévistes sur le travail de Porchnev tient peut-être à des antipathies personnelles93, il renvoie surtout aux débats de préséance entre historiens, même sur une question purement scientifique. Si Porchnev s’était approprié de nombreuses constructions communes aux histo-riens soviétiques, il l’avait pourtant fait d’une façon qu’on ne pouvait lui reprocher, puisqu’il avait été le premier à poser la question des lois principales du féodalisme et à y consacrer un livre. Qu’il ait puisé dans des manuels, des ouvrages de référence, des procès-verbaux de conférences et discussions, y compris le rapport final paru en 1955 dans Voprosy istorii, c’est une autre affaire.

Répliquant au Porchnev de 1964, Skazkine, repoussa la thèse selon laquelle « la lutte des classes précède logiquement le développement des forces produc-trices et contribue au changement des rapports de production et sa loi conditionne l’avancement de l’histoire […]. Un tel point de vue, qui contredit les maîtres du marxisme-léninisme, viole les principes de la lutte des classes »94. Pourtant Skazkine n’exprimait nulle réserve sur l’économie politique alla Porchnev. S’il évitait le terme de « surproduit », il ne polémiquait pas pour autant : en reprenant la présentation stalinienne des rapports de propriété comme fondement des rapports de produc-tion, leurs analyses respectives procédaient à la même substitution de l’analyse du contenu des rapports de propriété par une estimation quantitative de la répartition des biens fonciers ou une caractérisation des conditions sociales : qu’il s’agisse du monopole foncier des féodaux ou du prélèvement sur le paysan, sous forme de rente, de la totalité du surplus, on retrouve les mêmes affirmations erronées chez les deux

91. B. pORCHNEV, « Vozrastanié roli narodnykh mass v istorii » [« Le rôle croissant des masses populaires dans l’histoire »], Questions de philosophie, no 4, 1954, p. 14-28.92. B. pORCHNEV, J. Mel’e i narodnyé istoki ego mirovozzréniïa [Jean Meslier et les sources populaires de sa conception du monde], Moscou, Izdatelstvo AN SSSR, 1955. En 1964, il publia une biographie de Meslier.93. Voir la communication de S. V. et T. N. Kondratiev dans ce volume.94. Sergueï SKAZKINE, Essais sur l’histoire de la paysannerie de l’Europe occidentale au Moyen-âge, op. cit. p. 72-73.

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auteurs. Polianski se montrait plus critique. Repoussant la conception de la production marchande comme une « graine », un « germe » ou un « ferment » du capitalisme dans les formations précapitalistes95, il reprochait à Porchnev de confondre « les diffé-rentes formes de la production marchande à l’époque féodale »96. Dans un ouvrage postérieur, Polianski a critiqué la tentative de Porchnev d’imputer les frais de produc-tion de l’exploitation paysanne sur le produit nécessaire du paysan, aussi bien que l’affirmation selon laquelle « dans une société féodale, le surproduit ne servait prati-quement pas à la reproduction »97. Il lui reprochait d’ignorer la propriété foncière des communautés rurales, de ne pas être assez attentif à la diversité des voies vers le féodalisme non plus qu’aux variantes de la transformation de la rente ; il déplorait qu’il ait confondu tenure paysanne et propriété foncière féodale et, bien sûr, qu’il ait surestimé l’influence de la lutte des classes. L’économiste donnait ainsi une image plus historique que l’historien ne l’avait fait. Cependant leurs idées reposaient sur les mêmes bases théoriques : Polianski analysait plus de faits que Porchnev, se référait plus volontiers à ses prédécesseurs et citait parfois ses sources mais, sur le fond, leurs opinions coïncidaient.

Les deux opposants les plus constants à Porchnev dans ce débat adoptaient le schéma qu’il avait formulé vers 1956 – un concept non pas totalement incorrect mais vicié par l’idéologie – d’où des dégâts sensibles pour les spécialistes soviétiques de la période médiévale. Il faut ajouter que Porchnev analysait nombre de problèmes ignorés dans les travaux de Skazkine et de Polianski. Son livre reste le seul exposé théorique d’ensemble sur le féodalisme réalisé à l’époque soviétique. Or, l’absence de réflexion sur sa conception de l’économie politique du féodalisme joua un tour à la médiévistique russe. Une analyse attentive aurait aidé Skazkine et ses partisans à mieux comprendre la genèse de toute une série d’idées qu’ils partageaient avec Porch-nev et à mieux évaluer leur adéquation à la nouvelle étape historiographique, en tenant compte des approches récentes. Enfin, les historiens du Moyen-âge auraient gagné à tenir compte du fait qu’en dehors de leur cercle, parmi les historiens des autres spécialités comme parmi les économistes, les juristes et surtout les philosophes avec lesquels Porchnev demeurait en contact étroit, son livre représentait la quintessence des idées des médiévistes russes sur le féodalisme – ce qui est encore le cas !

L’Essai d’économie politique correspondait globalement au niveau de la science historique au moment de sa parution en 1956 mais, en 1964, lors de sa reprise dans Le Féodalisme et les masses populaires, il était déjà quasi anachronique. Porch-nev ne l’avait-il pas compris ou bien passa-t-il outre parce qu’il ambitionnait un doctorat en philosophie (obtenu en 1966) dans le but d’entrer à l’Académie ? Avait-il choisi de soutenir une seconde thèse parce que la communauté philosophique était idéologiquement plus conservatrice ? Sans exclure cette hypothèse, on peut également supposer qu’après avoir donné presque coup sur coup trois livres bien peu orthodoxes, sur la psychologie sociale, sur les relations internationales du XVIIe siècle et enfin sur l’origine de l’humanité, un volume plus que traditionnel et idéologiquement conforme

95. B. pORCHNEV, Essai […], op. cit., p. 109.96. Feodor pOLIANSKIÏ, La production marchande […], op. cit., p. 309-310 ; Genrikh Kozlov avait déjà adopté la même position avant lui (Livre sur l’économie politique […], op. cit., p. 127).97. F. POLIANSKIÏ, Les questions […], op. cit., p. 123-134.

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était de nature à faciliter les publications ultérieures98. Plein d’ambition, Porchnev voulait être le premier dans plusieurs domaines du savoir à la fois mais, le temps n’étant pas extensible, il était tentant de reprendre des hypothèses familières…

L’œuvre de Porchnev eut une destinée singulière. À l’étranger on connaît surtout son livre sur les insurrections populaires à la veille de la Fronde, grâce aux traductions allemande (1954) puis française (1963). L’intérêt pour ce livre en France et à l’Ouest en général tint d’abord à son objet, peu abordé dans l’historiographie occidentale, puis à ses sources, les archives de Leningrad étant alors pratiquement inaccessibles aux chercheurs étrangers. Même ceux qui ne pouvaient souscrire à l’apologie de la lutte des classes comme moteur de l’histoire apprécièrent l’attention portée aux soulèvements populaires. En URSS, au contraire, le livre de Porchnev fut accueilli froidement. Certaines exagérations et imprécisions de traduction furent relevées comme des perles dont plaisantaient entre eux les historiens soviétiques qui étaient déjà las de son approche méthodologique ainsi que de la banalité du thème. Par la suite, Les Soulèvements populaires furent considérés comme une copieuse mono-graphie sur des événements survenus dans la France du second quart du XVIIe siècle, pas plus. Du moins le livre ne tomba-t-il pas dans l’oubli. Ses travaux sur la guerre de Trente Ans et les relations internationales du milieu du XVIIe siècle99 suscitèrent beaucoup plus d’intérêt en URSS. Dans les années 1970, ils apparaissaient novateurs et audacieux. Un seul exemple : en insistant sur l’importance des « coupes horizon-tales », Porchnev posait une question tout à fait incroyable pour l’historiographie soviétique de cette époque : est-ce qu’une histoire d’un seul pays est pensable ? Sans ignorer les faiblesses de ces livres, les chercheurs contemporains les tiennent en estime et les croient utiles. Ils restent hélas inconnus en Occident, comme presque tout ce qui a été publié en URSS sans être traduit dans une langue véhiculaire.

Toutefois, c’est son livre sur la psychologie sociale et l’histoire (1966)100 qui reçut le meilleur accueil en URSS. Gourevitch pouvait rester sceptique à son égard101 mais il faut admettre qu’il vit le jour six ans avant Les catégories de la culture médié-vale et trois ou quatre ans avant ses premières publications sur ce thème – Gourevitch fréquenta d’ailleurs un temps le séminaire de Porchnev sur la psychologie historique.

98. Le régime était assez favorable à Porchnev et, dans l’ensemble, il n’avait pas de difficultés à publier ses livres, même en traduction, tant en URSS qu’à l’étranger – un privilège rarissime. Sans être membre du Parti, il voyageait assez souvent en Occident. Cf., par exemple ses comptes-rendus de colloques auxquels il prit part à l’étranger : Histoire moderne et contemporaine, no 1, 1957, p. 180-181 ; no 4, 1961, p. 268-270 ; no 3, 1958, p. 210-212 ; no 4, 1961, p. 188-189.99. B. pORCHNEV, Frantziïa, Angliïskaïa revolutsiïa i evropeïskaïa politika v serediné XVII v. [La France, la révolution anglaise et la politique européenne au milieu du XVIIe siècle], Moscou, Naouka, 1970 ; B. pORCHNEV, Tridtsatiletniaïa voïna i vstupleniïé v neïo Schvetzii i Moskovskogo gosoudarstva [La guerre de Trente ans et l’entrée en guerre de la Suède et de l’État moscovite], Moscou, Naouka, 1976.100. B. pORCHNEV, Sotsialnaïa psikhologuiïa i istoriïa [Psychologie sociale et histoire], Moscou, Naouka, 1966 (trad. en anglais : Social Psychology and History, Moscou, Naouka, 1966 ; seconde édition considé-rablement augmentée, ibid., 1968 ; trad. anglaise, Moscou Progress, 1970, et italienne, Moscou, Progress, 1978.101. Aron gOUREVITCH, Istoriïa istorika [L’Histoire d’un historien], Moscou, ROSSPEN, 2004, p. 27.

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Je me rappelle encore l’impression que ce livre m’a faite lorsque je l’ai lu, en 1972, peu après mon entrée en faculté. Pour ma génération il est devenu un repère important. Or des traductions anglaise et italienne, parues à Moscou chez « Progress », n’ont pas suffi pour qu’on le reçoive à l’étranger autrement que comme un livre de plus sur un thème à la mode. Oleg Vité considère que De l’origine de l’histoire humaine, paru de façon posthume en 1974, est le livre le plus important de Porchnev. Pour lui, ce thème est central dans l’œuvre de Porchnev. Peut-être est-il trop en avance ? En tout cas, autant que je peux en juger, il n’a guère influencé les historiens. En Occident, on n’a pas ignoré l’intérêt de Porchnev pour ces thèmes. Quelques-uns de ses articles ont même été traduits mais on les a lus avec l’intérêt teinté d’ironie que traduit la boutade d’Emmanuel Le Roy Ladurie sur l’historien soviétique qui « s’intéressait surtout au yéti et aux paysans français du XVIIe siècle ».

Ce sont les travaux de Porchnev sur l’économie politique du féodalisme qui eurent le destin le plus étrange. Hormis son article sur « la loi économique fondamen-tale », la plupart des spécialistes les négligèrent ouvertement. On les mentionnait pour la forme, ou pas du tout, mais les rares références faites concernaient presque toujours la lutte des classes, ses thèses étant critiquées après sa mort102. Et, paradoxalement, ses opinions sur l’économie politique du féodalisme ne furent guère contestées (sauf par Polianski, avec modération), étant perçues par les non-historiens comme le dernier mot de la science historique103. Cela était également dû au fait qu’en 1956 Porch-nev avait eu le temps d’expurger l’Essai de la quasi-totalité des références à Staline, ainsi que des formules les plus discutables. De ce fait, le livre resta comme un étalon du marxisme au temps du XXe Congrès du PC. La publication d’une traduction en français de l’Essai, en 1979, chez « Progress »104 ne s’explique que par une totale ignorance des réflexions des historiens soviétiques sur le féodalisme après 1956. Il semblerait d’ailleurs, autre paradoxe, que cette édition ne figure dans aucune biblio-thèque française et que, pour autant que je puisse en juger, elle est totalement inconnue en France. C’est peut-être mieux ainsi, car ce livre aurait sans doute discrédité notre historiographie.

Porchnev exerça une influence sensible sur l’étude des problèmes du féoda-lisme en Russie. Bien sûr, des historiens comme Bessmertny et Gourevitch, qui développaient des analyses très différentes, cessèrent pratiquement de citer ou même de mentionner ses travaux à partir des années 60 mais je soupçonne que cela n’a pas empêché le plus grand nombre, y compris ses détracteurs, d’admettre ses thèses sur l’économie politique. Il est même possible que beaucoup aient continué à les mettre inconsciemment en œuvre jusqu’à la fin de l’époque soviétique, voire plus tard

102. Voir par exemple : Evguenia gOUTNOVA, Klassovaïa borba i obchtchestvennoïé soznanié krestïanstva v srednevekovoï Zapadnoï Evrope (XI-XV vv.) [La lutte des classes et la conscience publique de la paysan-nerie dans l’Occident médiéval (XIe-XVe siècle)], Moscou, Naouka, 1984, p. 11.103. On peut citer en exemple l’opinion de Roustem Nouréev, le plus grand spécialiste des sociétés préca-pitalistes parmi nos économistes. Cf. Ekonomictheskiï stroï dokapitalistitcheskix formatsiï [Le régime économique des formations précapitalistes], Douchambe, Donich, 1989, p. 32, 142, 221. Ancien profes-seur à la faculté d’économie de l’Université Lomonossov, l’auteur enseigne désormais à l’École supérieure d’économie de Moscou.104. B. pORCHNEV, Essai d’économie politique du féodalisme, Moscou, Progress, 1979.

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encore. C’est ainsi que nombre de chercheurs ont continué à adhérer à ses concep-tions sur l’affectation du surproduit de la rente. De même a-t-on continué de parler du monopole des « féodaux » sur la terre105. Aujourd’hui encore, des chercheurs respectés traitent, comme de quelque chose de bien établi, des rapports de propriété comme base des rapports de production106, de la « propriété incomplète » du seigneur sur le serf107 et d’autres idéologèmes hérités de l’époque stalinienne. Ces formules sont reprises par habitude, sans compréhension profonde de leur sens. À chaque fois que les besoins de l’enseignement obligent à évoquer la société médiévale, on retourne aux vieux livres de Porchnev ou de ses imitateurs et les fantômes du temps passé resurgissent.

J’espère, par cet article, persuader de la nécessité de réviser régulièrement de telles notions et constructions logiques, employées de façon générique, ainsi qu’atti-rer l’attention sur le danger de négliger ce genre de questions dans un contexte de spécialisation croissante qui pave inévitablement la voie à des généralisations hâtives, ensuite répandues dans le grand public.

105. Istoriïa Evropy [Histoire de l’Europe], vol. 2, Moscou, Naouka, 1992, p. 285, 479.106. Par exemple : Konstantin LIVANTSEV, Istoriïa srednevekovogo gosoudarstva i prava. [Histoire de l’État et du droit au Moyen-âge], Saint-Pétersbourg, Izdatelstvo SPbGU, 2000, p. 4 ; l’auteur est professeur au département de théorie et d’histoire de l’État et du droit à l’Université de Saint-Pétersbourg.107. Par exemple : Tatiana tIMOCHINA, Ekonomicheskaïa istoriïa Rossii [Histoire économique de la Russie], manuel pour instituts d’économie, 11e édition, Moscou, Iustitzinform, 2007. p. 17 : « On sait que la base de la propriété foncière féodale est la propriété complète du féodal sur les terres et sa propriété incom-plète sur le paysan dépendant (le serf) ». L’auteur est professeur au département de théorie économique à l’Institut des relations internationales de Moscou.

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Table des matières

Partie 1 Présentations

Serge Aberdam (Paris)Des relations si particulières… ............................................................ 9

Alexandre Tchoudinov (Moscou)France-Russie : « rencontres du troisième type » dans l’historiographie de l’Ancien régime et de la Révolution .......... 21

Tamara Kondratieva (Paris-Moscou)Paris-Moscou. L’historiographie de la Révolution française : science et politique ............................................................................. 29

Partie 2 Autour de Boris Porchnev, débats dans deux univers

Sergueï Kondratiev & Tamara N. Kondratieva (Tioumen)Boris Porchnev dans le débat sur le rôle de la lutte des classes dans l’histoire (1948-1953) ................................................................ 37

Françoise Hildesheimer (Paris)Les archives du chancelier Séguier, entre Paris et Saint-Pétersbourg ......................................................... 53

Zinaïda Tchekantseva (Moscou)La réception de Boris Porchnev en France et en URSS ..................... 69

Christian Jouhaud (Paris)Raconter la révolte : récits porchnéviens et récits mousniéristes ....... 81

Partie 3 Catégories et classes sociales en question

Christophe Blanquie (Paris)L’impossible histoire de l’Ormée ....................................................... 95

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Table des matières

Ludmila Pimenova (Moscou)La noblesse française, de l’Ancien régime à la Révolution, à travers l’historiographie soviétique .............................................. 113

Guy Lemarchand (Rouen)Féodalité, féodalisme et classes sociales en France au XVIIe siècle. Le débat dans l’historiographie, 1960-2006..................................... 133

Igor Filippov (Moscou)Boris Porchnev et l’économie politique du féodalisme ................... 149

Roger Dupuy (Rennes)L’historiographie française et les résistances paysannes à la Révolution dans la seconde moitié du XXe siècle ...................... 177

Partie 4 Contrôles, transferts, médiations et traductions

Alexandre Tchoudinov (Moscou)Les considérants implicites du débat soviétique sur la dictature jacobine (1960-1980) .............................................. 183

Alexandre Gordon (Moscou)Les historiens soviétiques et les « scientifiques occidentaux progressistes » ............................ 193

Andreï Gladychev (Saratov)Trois historiens soviétiques du communisme français : Volguine, Porchnev, Koutcherenko .................................................. 227

Michel Vovelle (Aix-en-Provence)Victor Daline admirateur de Braudel ............................................... 239

Dmitri Bovykine (Moscou)Anatoliï Ado : l’évolution de son point de vue dans le contexte de notre histoire contemporaine ............................ 247

Partie 5 Un demi-siècle plus tard, témoignages et prolongements

Claude Mazauric (Nîmes)Péripéties : comment j’ai rencontré les historiens de Moscou, à propos de la Révolution française (1960-1993) ............................ 259

Yves-Marie Bercé (Paris)Réflexions sur un moment d’écriture de l’histoire ........................... 275

Table des matières 305

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Partie 6 Annexes

Note inédite de Boris PorchnevComment j’ai élaboré, en URSS, un livre sur l’histoire de la France au XVIIe siècle ........................... 287

Extrait d’un ouvrage d’Alexandra LublinskaïaSur Porchnev et l’absolutisme français ............................................ 291

Lexique des personnages, institutions et revues russes ou soviétiques cités dans le texte ........................... 293

Table des matières ............................................................................ 303