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Langue française Le renouvellement méthodologique dans l'enseignement du français langue étrangère : remarques sur les années 1955-1970 Daniel Coste Citer ce document / Cite this document : Coste Daniel. Le renouvellement méthodologique dans l'enseignement du français langue étrangère : remarques sur les années 1955-1970. In: Langue française, n°8, 1970. Apprentissage du français langue étrangère. pp. 7-23; doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1970.5525 https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1970_num_8_1_5525 Fichier pdf généré le 04/05/2018

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Langue française

Le renouvellement méthodologique dans l'enseignement dufrançais langue étrangère : remarques sur les années 1955-1970Daniel Coste

Citer ce document / Cite this document :

Coste Daniel. Le renouvellement méthodologique dans l'enseignement du français langue étrangère : remarques sur les

années 1955-1970. In: Langue française, n°8, 1970. Apprentissage du français langue étrangère. pp. 7-23;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1970.5525

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1970_num_8_1_5525

Fichier pdf généré le 04/05/2018

Daniel Coste, CREDIF, ENS de Saint-Cloud.

LE RENOUVELLEMENT MÉTHODOLOGIQUE DANS L'ENSEIGNEMENT

DU FRANÇAIS LANGUE ÉTRANGÈRE : REMARQUES SUR LES ANNÉES 1955-1970

II est trivial de souligner aujourd'hui l'importance de l'enseignement des langues étrangères et tout aussi banal de préconiser une rénovation de cet enseignement. Même si de tels lieux communs tiennent aussi parfois du vœu pieux, des efforts ont été récemment faits, un peu partout dans le monde, pour améliorer les pratiques antérieures. Réforme des programmes, augmentation du nombre d'heures de cours, perfectionnement des professeurs, les progrès, pour limités qu'ils restent, sont plus fréquents qu'on ne l'aurait espéré. Née souvent de considérations politiques plus que d'un souci purement éducatif, la contribution officielle et institutionnelle s'est doublée, dans plus d'un pays, d'une action commerciale intense : la convergence de ces deux courants a permis d'entreprendre des expériences plus ou moins étendues, de mettre à l'épreuve matériel d'enseignement et principes méthodologiques. Aux États-Unis en particulier, où les énergies et les crédits investis ont paru sans précédent et sans pareil, les quinze dernières années ont été riches en réformes. En France, si l'enseignement des autres langues vivantes est loin d'avoir connu les mêmes refontes, on s'est intéressé au problème posé par le français langue étrangère (élaboration du français fondamental, création de centres spécialisés comme le CREDIF et le BELC, expériences universitaires dans le domaine de la linguistique appliquée, lancement d'une revue comme Le Français dans le monde) et la participation à l'entreprise internationale peut passer pour originale.

Un examen de la portée et des résultats de cette période d'évolution accélérée semble d'autant plus souhaitable que les idées-forces qui l'ont inspirée paraissent désormais assez largement remises en cause. Les matériaux pour une étude de cet ordre ne manquent pas et les bilans critiques ont déjà été souvent dressés outre- Atlantique. Notre propos ici sera très limité. Loin d'établir un inventaire factuel détaillé ou de mener une analyse théorique des principes que les méthodes « nouvelles я

invoquent ou contredisent, on cherchera simplement à replacer les différentes hypothèses dans leur contexte évolutif et, tout particulièrement, à examiner l'état présent du domaine.

I. Méthodes et théories.

Avant d'en venir à des considérations plus spécifiques, il faut bien caractériser à grands traits les principales tendances méthodologiques de l'enseignement des langues étrangères : les méthodes dites « nouvelles » ont trop été définies par rapport aux « anciennes » pour qu'il ne soit pas nécessaire de les passer toutes rapidement en revue avant de concentrer l'attention sur les plus récentes. Au demeurant, les « anciennes » ont la vie dure et, dans la plupart des situations scolaires, gardent une place plus qu'importante. Reprenant les qualificatifs qui, pour être généralement admis, n'en restent pas moins très inadéquats, nous distinguerons la méthode traditionnelle, la méthode directe, la méthode audio-orale et la méthode audio-visuelle.

I. 1. La méthode traditionnelle. Sous l'influence de la littérature anglo-saxonne spécialisée, ce qu'il

est convenu d'appeler « méthode traditionnelle » est parfois aussi décrit comme méthode « grammaire et traduction ».

Les instruments sont connus. D'un côté, un livre de grammaire où l'élève trouve des règles et des explications qui renvoient à une conception normative plus souvent qu'à une description cohérente du système de la langue. De l'autre, un dictionnaire bilingue et/ou un ouvrage regroupant par centres d'intérêt de longues listes de noms, de verbes, d'adjectifs accolés à leurs équivalents dans la langue maternelle. Au milieu, des textes à traduire dans un sens ou dans l'autre, littéraires de préférence et dès que possible.

Les exercices de thème, de version, de réponses écrites à des questions écrites, d'application de règles trouvées dans le livre de grammaire, sont trop familiers pour qu'on ait à y insister ici.

De même, l'importance donnée à l'écrit, le poids des activités méta- linguistiques ou des travaux de stylistique comparée, le souci d'appuyer l'apprentissage plus sur une explication et une mémorisation des règles de langue que sur une pratique du discours, manifestent les implications ou les présupposés théoriques de cette forme d'enseignement, encore que les tenants de la méthode traditionnelle n'aient pas beaucoup mis l'accent sur les fondements de leurs choix didactiques.

I. 2. La méthode directe. La méthode directe — son nom l'indique — se caractérise d'abord

par un refus, dès qu'il s'agit d'apprendre une langue étrangère, de cet exercice « indirect » qu'est la traduction. Au lieu d'établir dans l'esprit

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de l'élève, par la pratique du thème et de la version, un réseau d'équivalences entre langue étrangère et langue maternelle, ce à quoi conduit la méthode traditionnelle (imbriquant les deux langues et faisant de la langue maternelle un passage obligé et « indirect » vers la langue étrangère), la méthode directe recherche un contact sans écart et sans intermédiaire entre la langue étrangère et les réalités référentielles.

On se propose de placer l'élève dans un « bain de langage » et de reproduire dans la classe des conditions d'acquisition aussi « naturelles » que possible : on pense que, de même que l'enfant apprend sa langue maternelle à force d'y être exposé, de même le candidat à la maîtrise d'une langue étrangère n'atteindra son but que si l'enseignement lui donne l'occasion d'une pratique constante.

Au-delà de ces déclarations de principe, proches des courants de réforme pédagogique qui luttent contre un enseignement artificiel et contraignant et font plus confiance aux pouvoirs d'acquisition de l'enfant laissé libre qu'aux carcans des exercices imposés, il fallait bien veiller à ce que le bain de langue étrangère ne se transformât pas en noyade et donc s'assurer que l'élève peut accéder facilement, sans traduction, à la compréhension. Le recours est apparemment simple : en montrant un objet ou en accomplissant une action quelconque, le professeur propose simultanément un énoncé dans la langue étrangère. Le maître d'anglais ouvre ostensiblement la porte de la classe et déclare tout aussi ostensiblement « I open the door », il demande à un élève de se mettre sous la table et commente à l'attention de tous « The pupil is under the table ».

Sans qu'il soit besoin d'aller jusqu'à une caricature forcée, l'accent mis sur les exercices de nomination et de description du réel, s'il assure une compréhension plus rapide, conduit à considérer et à présenter la langue étrangère comme une série de signifiants dont le signifié serait à chercher dans la réalité dénotée que l'on montre et qui, implicitement, équivaudraient exactement aux signifiants de la langue maternelle puisque le signifié reste identique et inaltérable. Au regard d'une théorie de la signification, l'hypothèse est certainement plus contestable que celle qui paraît fonder les exercices traditionnels de traduction; et au regard de la pratique pédagogique, on peut se demander si la méthode directe n'encourage pas d'autant plus la traduction qu'elle n'y fait pas appel.

L'accès à la compréhension étant conçu comme le déchiffrage (facile) d'un rébus, on laisse à l'élève le soin d'induire, de procéder par rapprochements, inferences et analogies. Il faut aussi croire plus au filtrage opéré par celui qui apprend qu'à une sélection linguistique étroite de la part de l'enseignant : loin de limiter le nombre des items présentés ou de respecter une progression stricte, le naturel exige plus de souplesse et veut que le monde offert à la curiosité des élèves soit aussi ouvert que l'autorise la salle de classe.

En bref, si cette démarche pédagogique relève en partie et dans les meilleurs cas des méthodes actives, la manière dont elle se propose d'être

directe et naturelle ne va pas sans soulever des difficultés théoriques quant au modèle linguistique et à la conception de l'apprentissage.

I. 3. La méthode audio-orale. La forme la plus caractéristique de ce qu'on nomme méthode audio-

orale (ou « audio-linguale ») est sans doute à trouver dans bon nombre de cours mis au point aux États-Unis il y a une dizaine d'années. Présentés comme susceptibles d'apporter une solution nouvelle (« New Key ») aux problèmes de l'enseignement des langues, les principes exposés par Nelson Brooks г ou par Robert L. Politzer 2, entre autres, conduisirent à des choix d'ordre méthodologique que l'on trouve sommairement résumés dans ces quelques lignes de Leon A. Jakobovits 3.

« Pour ce qui est de l'enseignement aux débutants, on s'accorde en général sur les options énumérées ci-dessous, même si, dans la pratique, les démarches varient sensiblement :

1. L'apprentissage passe par plusieurs étapes : a) audition et compréhension; b) expression orale; c) lecture (assez tard); d) rédaction...

2. Il n'est pas fait référence à l'écrit dans les premières étapes. 3. L'enseignement de la prononciation exige une exposition

auditive intense aux sons nouveaux à percevoir; ceux-ci sont de préférence opposés aux sons voisins de la langue étrangère ou de la langue maternelle; l'entraînement auditif est suivi d'exercices de production, soigneusement composés et pratiqués.

4. Des « phrases-patrons » (pattern sentences) ou phrases- modèles servent à introduire et à pratiquer la langue parlée. Chaque « pattern » contient une structure productrice, en d'autres termes, une structure qui, une fois maîtrisée, permettra de générer de nouveaux énoncés par substitution lexicale... Ces « patterns » sont travaillés dans des exercices (drills) conçus pour mettre en évidence les changements de formes ou d'organisation qui se produisent dans les structures; de tels exercices se nomment pattern- drills ou exercices structuraux (structure-drills).

5. Les phrases-modèles sont ou bien d'abord insérées dans un dialogue, ou bien présentées hors-dialogue.

6. Pratiquées jusqu'au « surapprentissage », les phrases- modèles deviennent des habitudes quasi-réflexes.

7. On limite strictement la quantité de vocabulaire introduit, jusqu'au moment où un nombre suffisant de structures est acquis pour l'élève.

8. On évite la traduction (qu'il s'agisse d'aller de la langue étrangère vers la langue maternelle ou l'inverse). »

Dans ce même article Jakobovits souligne que, sur quelques points, le débat est resté ouvert pour les tenants de la méthode audio-orale. La discussion porte en particulier sur :

1. Language and Language Learning, Harcourt, Brace and World, 1960. 2. Teaching French : An Introduction to Applied Linguistics, Ginnand Company,

1960. 3. « Physiology and Psychology of Second Language Learning » dans The

Britannica Review of Foreign Language Instruction, volume 1, 1968. (Notre traduction.)

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« 1. Les moyens de franchir le fossé qui existe encore entre « manipulation » et « communication ».

2. L'enseignement du sens et l'emploi de la langue maternelle dans la classe.

3. Le rôle des explications et des récapitulations grammaticales.

4. L'acquisition d'un vocabulaire plus étendu dans les phases ultérieures de l'apprentissage. »

On constate que, contrairement aux méthodes traditionnelle et directe, la méthode audio-orale se réclame explicitement de théories linguistiques et d'hypothèses sur l'apprentissage. D'une part, la linguistique appliquée à l'enseignement des langues adopte aux États-Unis les conceptions développées par Bloomfield et ses disciples (c'est le cas pour Charles Fries et Robert Lado) ou utilise certains aspects de la théorie tagmémique de Pike (ainsi Albert Valdman et Simon Belasco dans Applied Linguistics : French) 1. Nombre d'exercices proposés comme « drills » de commutation sont directement calqués sur les techniques de l'analyse distributionnelle. D'autre part, la langue étant conçue comme un comportement fait d'habitudes et d'automatismes, son apprentissage repose sur un modèle skinnerien (stimulus-réponse, renforcement). On ajoute, avec Skinner encore, que l'apprentissage se fera d'autant mieux si on évite à l'élève de commettre des erreurs et si la matière à enseigner est présentée en unités minimales, « pas à pas » (step by step), de façon aussi programmée que possible.

Pour des raisons à la fois linguistiques et psychologiques, une grande importance est donnée aux comparaisons entre langue étrangère et langue maternelle : les deux systèmes ont une organisation structurale différente et des interférences apparaîtront en cours d'apprentissage (ce qui explique, entre autres causes, pourquoi l'apprentissage d'une langue étrangère est irréductible à celui de la langue maternelle). Il faut donc comparer avec soin les deux systèmes linguistiques pour déterminer les zones d'interférence2; ensuite, dans la composition d'un cours et dans les exercices à faire pratiquer par l'élève, on tiendra compte de ces comparaisons pour prévenir les erreurs préjudiciables à une bonne acquisition de la langue étrangère.

Rappelons que, dans la liste des « points en suspens », dressée par Jakobovits, figurent « le passage de la manipulation à la communication » et « la question du sens ». Il est clair en effet que, dans les cas extrêmes, les cours audio-oraux se présentent comme un enchaînement d'exercices travaillant la mécanique du fonctionnement linguistique et uniquement destinés à monter des réflexes verbaux. La volonté d'écarter au maximum les difficultés et la tendance à considérer la langue comme une construc-

1. Les références à Pike sont limitées et touchent plus l'analyse syntaxique que l'ensemble de la théorie.

2. Voir en particulier Robert Lado, Linguistics across Cultures, Ann Arbor, 1957.

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tion complexe mais parfaitement démontable de patterns élémentaires conduisent à donner à « comportement » un sens des plus étroits. Le choix fait par Bloomfield, qui écarte la signification du champ de son étude, donne lieu à des abus d'interprétation chez certains « linguistes appliqués » qu'influencent par ailleurs les théories de Skinner. Il n'a pas manqué d'auteurs et de pédagogues pour considérer que, dans les étapes initiales de l'apprentissage, il fallait résolument mettre le sens entre parenthèses, comme susceptible de compliquer ou de ralentir l'automatisation des patterns. Le schéma stimulus-réponse étant d'autre part réduit à des performances pré-déterminées et parfaitement mécanistes au laboratoire de langues ou en classe, on ne doit pas s'étonner si « le passage de la manipulation à la communication » se fait mal et si le sens ensuite résiste I.

I. 4. La méthode audio-visuelle. Si, nées sensiblement à la même époque, la méthode audio-orale et

la méthode audio-visuelle ont eu à faire bloc face à des enseignements plus traditionnels ou à se distinguer l'une et l'autre de la méthode directe, il ne s'ensuit pas qu'elles se confondent.

A considérer un cours comme Voix et Images de France, mis au point il y a plus de dix ans par le CREDIF, à un moment où les États-Unis voyaient naître les pattern-drills d'A.L.M., on relève des ressemblances importantes (même insistance sur l'expression orale, refus de la traduction et des présentations explicites de grammaire, limitation stricte du vocabulaire introduit, souci de fonder la progression sur une description linguistique cohérente) mais des lignes de partage tout aussi nettes apparaissent :

— L'accent est mis d'entrée, dans ce cours audio-visuel, sur la communication plus que sur la manipulation; ou plutôt la manipulation est pratiquée dans des conditions de communication, non « à vide ».

— Les exercices structuraux hors-situation sont refusés et le sens des messages n'est jamais négligé.

— On n'attache pas une importance particulière à la programmation par étapes et unités minimales.

Pour ces premiers pas de l'apprentissage, communication et sens sont présentés comme étroitement liés à des situations et aux locuteurs :

« ...nous avons cherché à enseigner dès le début la langue comme un moyen d'expression et de communication faisant appel

1. Dans l'inventaire rappelé plus haut (Jakobovits), la cinquième proposition renvoyait à de longues discussions entre ceux qui, pour conserver un certain « naturel », tenaient au « dialogue » initial comme mode de présentation des nouveaux patterns et ceux <jui, pour sauvegarder une progression rigoureuse et un échelonnement des difficultés par étapes minimales, refusaient le dialogue, trop «global», et n'acceptaient que des phrases hors contexte soigneusement calibrées. Denis Girard a consacré un article à cette opposition de tendances (voir Le Français dans le monde, n° 38).

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à toutes les ressources de notre être : attitudes, gestes, mimiques, intonations et rythmes du dialogue parlé...

...il est indispensable de présenter à l'élève des personnages français vivant et dialoguant en français sous ses yeux...

Ces situations présentées en images constitueront donc le point de départ : le premier temps de la communication qui est prise de conscience d'une réalité différente, qu'on va chercher à comprendre, à assimiler, avant de s'identifier en partie à elle.

Le langage viendra s'insinuer dans cette situation et l'exprimer en un système sonore différent du système familier à l'élève, mais que l'association avec la situation comprise rendra plus accessible 1. »

Cette citation un peu longue, même si elle n'est pas sans parfois rappeler Bloomfield, trouverait peut-être difficilement un équivalent chez les auteurs américains déjà mentionnés. Au bout du compte, fondamentalement, les conceptions de la langue et de l'apprentissage ne sont pas les mêmes dans les deux cas. Pour la méthode audio-orale, la langue est une construction mécanique d'éléments interdépendants mais séparables les uns des autres et de leurs conditions d'emploi en discours : les phrases modèles peuvent bien être agréablement glissées dans un dialogue, l'essen- tiel est bien ensuite de les manipuler à outrance, hors contexte.

Dans le cas de la méthode audio-visuelle, si on vise à rendre l'élève progressivement maître du système et des règles de la langue, le langage reste conçu comme organiquement inséparable, dans l'apprentissage, du sujet et de la situation.

Des exercices pour le travail au laboratoire de langues ont été publiés par le CREDIF, six ans après la première diffusion de V.I.F., et certaines phrases pourraient faire croire à une évolution sensible de la doctrine : « Nos exercices visent à rendre réflexes, en les faisant pratiquer dans des exemples multiples et variés, les mécanismes de base de la langue a. » En fait, il suffit de poursuivre la lecture pour retrouver un. propos plus familier : « Mais nous n'avons pas voulu que cette acquisition, se fasse sans participation consciente et intelligente de l'élève. Nous désirons que, au laboratoire tout autant que dans la classe, l'étudiant continue à considérer le langage comme un comportement humain et social »; ou encore : « Dans la classe, le professeur amènera les élèves à prendre conscience du rôle que jouent dans l'acte de langage les éléments extra-linguistiques présentés dans les séries d'images. Il s'efforcera de mettre en valeur l'originalité de la construction, non pas tellement en montrant les possibilités de variations internes, mais en la confrontant avec d'autres afin de montrer que la charge expressive du langage est dans l'adéquation des éléments linguistiques à la situation... C'est seulement lorsqu'un grand nombre de situations et de transformations aura

1. Voix et Images de France, Livre du maître, préface, pp. 9 et 10, Didier, 1961. 2. Voix et Images de France, Exercices pour le laboratoire de langues, Livre du

maître, préface, p. 14, Didier, 1967.

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permis à l'élève de prendre conscience de la valeur... de la structure donnée qu'il pourra l'employer avec succès et sécurité au laboratoire 1. » Le souci de se démarquer nettement des patterns-drills apparaît à l'évidence.

Les références linguistiques et psychologiques sont moins fréquentes pour cette méthode audio-visuelle « structuro-globale » que pour la méthode audio-orale. Sans que l'apport de Bloomfield soit oublié, les leçons de Saussure, lues surtout à travers Bally, ont influencé plus directement P. Guberina, P. Rivenc et l'équipe qui travaillait autour d'eux. De Skinner, il n'est pas fait mention mais on ne renvoie pas explicitement à d'autres théories possibles de l'apprentissage d'une langue. Des convictions existent, mais qui ne s'appuient ni sur des modèles pleinement formulés, ni sur un essai de vérification expérimentale.

I. 5. Remarques. L'examen et l'essai de classement auxquels nous venons de procéder

sont criticables à plus d'un titre. 1. Tout d'abord, les catégories établies ont souvent été simplifiées

à l'excès pour les besoins de l'exposé. En fait, les solutions de continuité sont rares et compromis et remords ne manquent pas : plus d'un livre traditionnel comportait des exercices fort semblables aux patterns-drills modernes et bien des leçons de cours audio-visuels tels que Voix et Images de France ont un goût prononcé de méthode directe. Mais si on s'en tient aux conceptions d'ensemble, les quatre grands cas distingués restent sans doute justifiés.

2. Il est probable que la balance est un peu déséquilibrée. Ainsi la part faite à la méthode audio-visuelle paraîtra trop grande et trop belle au regard du traitement rapide infligé à la méthode traditionnelle. Mais autant il serait ridicule de dresser un palmarès (on dira plus loin que toutes les méthodes considérées jusqu'ici tremblent aujourd'hui un peu sur leurs bases), autant l'impartialité totale paraît, en ce domaine, aussi fade que rare.

3. Enfin, ces méthodes, même si on les a opposées les unes aux autres pour plus de clarté, gardent un caractère fluide que ne dissimule pas toujours une présentation dogmatique et qui pourrait bien passer pour un manque de rigueur. Le terme méthode n'a pas toujours un sens clair pour ce qui est de l'enseignement des langues 2 et les qualificatifs qu'on lui adjoint ne constituent guère un paradigme cohérent si on s'en tient, comme nous l'avons fait à « traditionnelle », « directe », « audio-orale » et « audio-visuelle ». Une terminologie plus homogène serait un précieux outil de classification, surtout si elle reflétait mieux les véritables

1. Voix et Images de France, Exercices pour le laboratoire de langues, Livre du maître, préface, p. 14, Didier, 1967.

2. Ainsi « méthode audio-visuelle» renvoie tantôt au matériel pédagogique proprement dit, tantôt (et trop souvent) à la simple utilisation en classe de techniques et d'appareils audio- visuels, tantôt (et trop rarement) à une conception et à un ensemble de choix méthodologiques.

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options méthodologiques x. Ces incertitudes lexicales ne font sans doute que refléter des ambiguïtés plus fondamentales et signifient peut-être aussi que les changements récents n'ont pas toujours reposé sur desbases solides ni conduit à des résultats concluants.

II. Méthodes et résultats.

Audio-orale ou audio-visuelle, les méthodes récentes d'enseignement des langues prétendent à une plus grande efficacité que celles qui les ont précédées parce qu'elles s'attribuent une solidité de conception et des fondements scientifiques qui faisaient défaut dans ce domaine auparavant» Les options théoriques sont en général plus explicites, les objectifs et les contenus mieux définis et plus adéquats aux caractéristiques de la matière à enseigner et aux besoins du public qui apprend. Du coup, la rénovation de l'enseignement des langues a pris, dans bien des pays, l'allure d'une croisade contre les errements du passé au nom d'une vérité enfin révélée. Ni les fanatiques, ni les convertis, ni les renégats ne manquent au tableau. Mais, aujourd'hui, tout donne à penser que l'ardeur des apôtres n'est plus ce qu'elle a été. La foi se refroidit avant même, dans plus d'un cas, de s'être vraiment diffusée. Il y a diverses raisons à ce curieux phénomène, d'inégale importance mais convergentes.

II. 1. Les résultats sont souvent décevants. Aux États-Unis en particulier, on s'est aperçu, après quelques

années d'enthousiasme et d'investissements, que le succès manquait d'éclat : les élèves passaient difficilement de la manipulation à l'expression linguistique, les drills les ennuyaient et leur intérêt pour la langue étrangère fléchissait de façon inquiétante. Acquis à grands frais, les laboratoires de langues restaient souvent mal ou peu utilisés. Les désillusions arrivaient et les crédits partaient.

De son côté, la méthode audio-visuélle paraissait parfois s'essouffler et, là encore, au vu des performances des élèves, on se demande si vraiment il ne serait pas possible d'obtenir mieux en autant ou moins d'heures de classe. Le passage à l'expression libérée se fait bien, mais trop lentement au gré de beaucoup, et les mécanismes ne s'établissent pas toujours avec la solidité désirée, même si l'élève les emploie avec justesse.

II. 2. Les comparaisons sont difficiles. Pour relativement éloignés qu'ils soient des espoirs d'il y a dix ans

et plus, les résultats remportent-ils sur ceux qu'on pouvait atteindre

1. Aux États-Unis, la tendance actuelle paraît bien être de renoncer au mot metnod, considéré comme trop dogmatique, au profit du terme approach; on enregistre aussi un souci de mieux qualifier les diverses démarches (habit-skill approach, rule- governed grammar approach). Nous y reviendrons dans la deuxième partie de cette étude.

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auparavant? Sur ce point, en dépit des impressions ou des convictions des uns et des autres, personne n'a pu dégager de conclusions assurées. Plusieurs expériences de comparaisons, portant sur un grand nombre de classes utilisant des cours d'inspirations différentes ont été conduites aux États-Unis sans que les écarts obtenus au bout du compte aient vraiment valeur significative. Cet échec relatif s'explique par bien des raisons : les instruments de mesure sont imparfaits; ce que l'on cherche à mesurer reste mal défini; les variables, trop nombreuses, rendent vaine toute évaluation de l'influence d'un facteur particulier; le moment où on place la comparaison (très tôt dans l'apprentissage) ne permet guère de faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre. Mais, à supposer que toutes ces explications soient justifiées, l'interrogation initiale demeure sans réponse.

Les expériences réalisées n'ont jamais révélé qu'une relative supériorité à l'oral des étudiants ayant suivi un enseignement audio-lingual et qu'un certain avantage dans les contrôles écrits pour les étudiants formés selon une méthode plus traditionnelle. J. B. Carroll, commentant ces constatations, adopte un ton quelque peu désabusé : «On peut conclure, de façon assez triviale, que la plupart des étudiants apprennent — s'ils apprennent quoi que ce soit — cela même qu'on leur a enseigné *. »

II. 3. Les progrès sont lents. Les cours audio-oraux et audio-visuels existant aujourd'hui

conduisent assez rarement l'élève au-delà de ce qu'il est convenu d'appeler le « niveau 1 » de l'apprentissage (maîtrise active d'un contenu équivalent à celui du français fondamental 1er degré; environ quatre cents heures de classe). La pratique de structures plus complexes et plus délicates que les mécanismes de base, la compréhension et la production d'énoncés plus longs ou de registres plus variés que ceux qui sont proposés aux débutants, l'approche des textes littéraires, la découverte reflexive d'un contenu de civilisation sont autant de domaines que les méthodes nouvelles n'ont abordés qu'avec prudence et lenteur. Les hypothèses convenant aux premières étapes de l'apprentissage doivent en effet être modifiées ensuite. Faut-il ед revenir pour autant aux techniques traditionnelles? N'existe-t-il pas un modèle suffisamment puissant et cohérent pour couvrir, avec des variations internes, l'ensemble du processus d'acquisition d'une langue étrangère? Force est de constater que le doute a bien souvent conduit à l'abstention, et d'autant plus facilement que la plupart des énergies étaient employées à faire admettre et réussir les réformes touchant l'enseignement aux débutants et ne pouvaient se consacrer pleinement à « la suite ».

1. J. B. Carroll : « The Prediction of Success in Intensive Foreign Language Training » in Training-Research and Education, New York, John Wiley and Sons, 1965, (cité par Leon A. Jakobovits dans son article « Research Findings and FL Requirements in Colleges and Universities » de Foreign Language Annals, May 1969, volume II, number 4, p. 439.

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II. 4. Les fondements théoriques des méthodes nouvelles sont partiellement mis en cause.

Aux États-Unis, l'évolution de ces dernières années a, surpris plus d'un observateur. Au moment même où la rénovation de l'enseignement des langues connaissait son plein succès et prenait le plus d'ampleur, à l'époque où les professeurs de langues croyaient découvrir les vérités intangibles de la linguistique appliquée et de la psychologie du comportement, les travaux de Chomsky commençaient à toucher un large public et posaient quelques bombes sous les pas des pédagogues qui pensaient que Bloomfield et Skinner avaient tracé la voie royale de l'enseignement des langues. Dès 1959, le compte rendu que Chomsky faisait de Verbal Behavior contestait vigoureusement l'extension du schéma « stimulus- réponse-renforcement » à l'apprentissage linguistique et mettait en cause une bonne partie des principes sur lesquels s'appuyait la méthode audioorale. De façon moins polémique mais tout aussi nette, l'ouvrage de Wilga M. Rivers, The Psychologist and the Foreign Language Teacher, poursuivait le travail de sape cependant que les descriptions linguistiques sur lesquelles reposaient les analyses comparatistes, les progressions de cours et les exercices structuraux étaient elles-mêmes fortement secouées par la grammaire generative. Le modèle linguistique et le modèle psychologique ainsi infirmés, il restait à savoir si les nouvelles théories comportaient des applications immédiates et proposaient pour l'enseignement d'une langue étrangère des hypothèses méthodologiques susceptibles de remplacer les précédentes. Chomsky donna clairement à entendre qu'on n'en était pas là et que la poursuite du projet théorique importait plus dans l'immédiat que les conséquences dans le domaine de l'éducation. Cette mise au point, nécessaire et justifiée, n'a coupé court ni aux essais de récupération (beaucoup s'emploient à coller des étiquettes génératives sur des produits qui ne s'y attendaient guère et des termes magiques comme compétence, performance, transformation, créativité vont servir à des fins commerciales avant qu'il soit longtemps, employés à tort et à travers) ni aux premières tentatives d'utilisation pédagogique sérieuse (rien n'empêche de concevoir des exercices inspirés de descriptions génératives : les professeurs d'anglais l'ont fait aux États-Unis et, pour l'enseignement du français en France, on s'engage, à titre expérimental et de façon prudente et limitée, dans cette voie); mais elle a certainement jeté le trouble dans les esprits des professeurs de langues étrangères et découragé plus d'un que les résultats parfois décevants obtenus avec les méthodes nouvelles avaient déjà inquiétés.

Il faut analyser d'un peu plus près cette mise en cause méthodologique. Dans un article déjà cité1, Leon Jakobovits indique sur quels

1. « Research Findings and Foreign Language Requirements in Colleges and Universities. »

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points les recherches récentes ont bousculé les hypothèses antérieures :

— Il est abusif d'étendre au domaine linguistique les notions de stimulus-réponse et de contrôle du stimulus par la réponse;

— L'acquisition linguistique ne semble pas dépendre d'une pratique intensive de modèles strictement imités;

— Assimiler le langage à un comportement où l'essentiel se réduirait au contrôle (par l'habitude) d'enchaînements linéaires paraît indéfendable en termes linguistiques et psychologiques.

— L'idée que le langage serait constitué d'unités à acquérir est, elle aussi, très contestable.

On constate que la mise en cause est complète puisque le structura-* lisme et le behaviorisme (piliers de la méthode audio-orale) sont également ébranlés; ce qui n'a rien de très surprenant si l'on se souvient qu'aux États-Unis les réflexions de ces deux courants théoriques ont été assez souvent mêlées.

On constate aussi que la grammaire generative propose un modèle linguistique plus puissant, non une théorie de l'apprentissage. Lorsque Leon Jakobovits écrit : « L'approche generative met en doute Futilité des concepts traditionnels de la théorie de l'apprentissage (pratique, conditionnement, renforcement) et se soucie plutôt de présenter à l'élève les données linguistiques selon un agencement qui autorise au mieux l'acquisition des règles et des schémas structuraux г », il ne s'agit pas de décrire les conditions optimales pour apprendre une langue étrangère. Les implications psycholinguistiques du modèle génératif sont fortes (pour ce qui est, en particulier, de ses aspects innéistes et des rapports entre compétence et performance) et ont déjà donné lieu à des essais de vérification expérimentale. Mais les problèmes soulevés sont plus que complexes pour la langue maternelle et on ne s'aventure guère à envisager ce qu'il peut en être pour la maîtrise d'une deuxième langue.

Du coup, les composantes théoriques d'une refonte méthodologique де sont pas rassemblées et de cet état de fait résultent bien des flottements dans la conception comme dans la pratique pédagogiques. Nous y reviendrons.

IL 5. Situation actuelle en France. L'évolution en France n'a pas été exactement parallèle à celle que

connaissaient les États-Unis. D'une façon générale, le renversement de tendances paraît moins violent et le désarroi moins profond. Ceci pour plusieurs raisons. D'abord la rénovation de l'enseignement des langues étrangères n'a rien d'aussi spectaculaire et orchestré qu'aux États-Unis et n'a pas reçu le même soutien officiel. Les méthodes nouvelles restent l'exception dans les classes d'allemand et d'anglais de nos établissements

1. Article cité, p. 436. (Notre traduction.)

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scolaires et les espoirs, faute d'être réalisés, n'avaient pas à être déçus. D'autre part, les théories de Chomsky mirent quelque temps à traverser l'Atlantique et leurs conséquences pour l'enseignement des langues étrangères ne furent pas immédiatement perçues (le mouvement paraît avoir été beaucoup plus net et rapide en Grande-Bretagne où, par ailleurs, les méthodes audio-orale et audio-visuelle avaient mieux « pris » qu'en France); on s'intéressait plus immédiatement aux rapports entre grammaire structurale et grammaire generative qu'à la mise en cause de Skinner. Enfin, comme on l'a déjà indiqué à propos de la méthode audiovisuelle, les présupposés théoriques n'étaient pas toujours explicitement ceux dont Chomsky montre les limites.

Pour l'enseignement du français langue étrangère, tout donne à penser que le virage est pris « en douceur » et sans les à-coups enregistrés ailleurs. On serait malvenu à prétendre que le malaise n'existe pas ou n'a pas existé. Il serait malhonnête de laisser entendre qu'aucun des postulats récemment infirmés n'avait été pris en compte, par exemple, par des centres comme le BELC ou le CREDIF. Mais la tendance actuelle Teflète plus une volonté d'inclure les apports théoriques récents dans la poursuite des travaux pédagogiques qu'un souci d'autocritique et de démolition de ce qui a pu être fait ces dix dernières années. Les propositions actuelles pour le niveau 2 de l'enseignement du français langue étrangère * attestent un effort de renouvellement, beaucoup estiment que le niveau 1 serait à repenser et à refondre, mais on ne peut pas vraiment affirmer qu'il y ait eu crise et blocage et les hésitations méthodologiques actuelles — qui existent — sont sans doute moins de celles qui paralysent que de celles qui encouragent à aller de l'avant.

III. Vers un abandon des méthodes ?

III. 1. Des retours à la tradition. La contestation théorique de certains aspects des méthodes

nouvelles est venue apporter des arguments à tous ceux qui avaient résisté à l'effort de rénovation. Aux États-Unis, les défenseurs d'un enseignement traditionnel à dominante grammaticale et littéraire n'ont pas tardé à se manifester sitôt que la méthode audio-orale a déçu dans ses résultats •et vacillé sur ses fondements. Cette relance des pratiques anciennes est d'autant plus nette que le mouvement de réforme avait paru général et triomphant. Le phénomène habituel selon lequel le passage delà conception et de la recherche pédagogiques à l'étape du développement s'accompagne d'un affaiblissement des principes et de bien des compromis s'est trouvé ainsi compliqué et accentué. Ces retours et ces remords présentent un intérêt plus historique que méthodologique. Nous n'y insisterons donc pas.

1. Voir le numéro spécial du Français dans le monde portant ce titre, juin 1970, n°73.

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III. 2. L'évolution récente de la méthode audio-orale la rapproche de certains choix de la méthode audio-visuelle.

Il est frappant de noter que les révisions auxquelles beaucoup ont dû procéder sur le plan théorique s'accompagnent, chez ceux qui se refusent à une démission méthodologique, de propositions qui diminuent sensiblement l'écart qui pouvait exister entre méthode audio- orale et méthode audio-visuelle (au sens donné à celle-ci dans le premier chapitre). Ainsi, les articles déjà cités de Leon A. Jakobovits contiennent des suggestions de cet ordre :

— Il faut donner toute son importance au sens et ne jamais le négliger au profit d'un apprentissage mécaniste des patterns.

— On doit tenir compte des éléments para-linguistiques (gestes, mimiques, attitudes des locuteurs) et extra-linguistiques (situations de communication, habitudes culturelles) dès les premières phases de l'apprentissage.

— Le cours de langue prend en considération les variations liées aux registres et aux types de discours.

— D'une façon générale, il est dangereux de vouloir faire précéder l'entraînement à la communication dans la langue étrangère d'une phase purement manipulative où le travail linguistique systématique ne repose pas sur l'échange interpersonnel.

Cette convergence tardive montre peut-être (comme on l'a indiqué plus haut) que les théories actuelles vont à l'encontre de certains excès des cours audio-oraux plus que de la méthode audio-visuelle. Elle rendrait compte aussi et de la place relativement originale de la France dans l'évolution récente et du fait que la grammaire generative y a été accueillie plus comme un apport nouveau susceptible d'aider à la définition des étapes ultérieures de l'apprentissage que comme une condamnation formelle et complète du travail déjà accompli. Mais il serait malséant, en forçant l'opposition entre la France et les États-Unis, d'accumuler les constatations pro domo, sans doute involontairement déformées et partiales.

III. 3. On attache de plus en plus d'importance aux besoins et aux objectifs, aux attitudes et aux aptitudes des élèves.

Les derniers rapports de la Northeast Conference on the Teaching of Foreign Languages г (1970) ont été consacrés à l'examen des problèmes de motivations et d'attitudes dans l'apprentissage d'une langue étrangère. Il est symptomatique que ces questions soient aujourd'hui abordées. On note, dans les articles de Leon A. Jakobovits une même insistance sur ces facteurs qui intéressent la psychopédagogie, la psycholinguistique, la sociolinguistique et qui étaient moins au centre des préoccupations antérieures.

1. Northeast Conference on the Teaching of Foreign Languages : Foreign Languages and the e New » Student. Reports of the Working Commitees, Joseph A. Tursi, Editor, 1970.

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Autant le behaviorisme skinnérien réduisait la mise en place d'un comportement linguistique au montage d'automatismes de réponse et passait sous silence les influences tenant aux caractéristiques propres du sujet, autant aujourd'hui — et sans que cela constitue une théorie de l'apprentissage — on utilise les travaux de- Pennfield, Lambert, Fishman, etc., afin d'éclairer les conditions d'acquisition d'une langue étrangère. Pour résumer à grands traits les thèmes souvent développés aujourd'hui dans les publications pédagogiques, on dira :

— Il n'y a pas d'objectif unique et « logique » de l'apprentissage d'une langue. Il n'est pas de forme d'activité linguistique qui soit prioritaire. Ignorer les objectifs premiers des étudiants au nom d'une hiérarchie nécessaire et d'un ordre imposé des acquisitions serait se condamner à l'échec.

— Les objectifs d'un cours doivent être clairement définis et annoncés.

— Il importe d'admettre que les étudiants ont des intérêts et des besoins diversifiés, que leurs aptitudes sont différentes.

— On doit tenir compte de l'âge auquel se fait l'apprentissage, étant entendu que les études récentes ne permettent pas d'affirmer qu'il existe un âge optimal : chacun présente des avantages et des inconvénients.

— Les conditions et les implications psychologiques de l'apprentissage d'une langue étrangère sont à examiner attentivement en termes culturels : d'une part, l'attitude initiale de l'élève à l'égard de la culture étrangère, d'autre part les conséquences culturelles d'un bilinguisme (à quelque degré qu'il existe) influent grandement sur le progrès linguistique 1.

Ces rappels peuvent passer aujourd'hui pour autant d'évidences. Mais il s'en faut de beaucoup que de tels principes aient toujours été explicités — encore moins respectés — dans la mise au point de cours de langue. La première série d'affirmations paraît la plus lourde de conséquences : si personne n'a jamais songé à nier que les objectifs de l'apprentissage puissent être diversifiés, on a eu tendance, ces dernières années, à accorder une priorité indiscutable à l'oral, et, pour des raisons linguistiques (l'oral est fondamental, l'écrit ne constituant qu'un code second; les fantaisies graphiques compliquent ou faussent le fonctionne- met oral; les autres formes apparaissent génétiquement après une maîtrise orale de la langue et se définissent donc linguistiquement par rapport à celle-ci), à y voir un point de départ obligé, quelle que soit la suite du cours et les finalités de l'élève. On doit noter que, sur ce point, une attitude moins relativisté paraît demeurer la règle en France plus qu'aux États-Unis. Sans méconnaître la diversité des objectifs, on s'accorde encore souvent à penser que la démarche accordant la priorité à l'oral reste la plus souhaitable, lorsqu'il est possible de l'appliquer et que la durée de l'apprentissage le permet 2.

1. Voir les articles cités de Leon A. Jakobovits. 2. Voir le n° 65 du Français dans le monde (« Guide pédagogique du professeur

de français »).

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III. 4. On en arrive, aux États-Unis, à un relativisme qui met en cause toute hypothèse méthodologique.

L'absence d'une véritable théorie de l'apprentissage, le souci de respecter la diversité des motivations, des besoins, des objectifs, conduisent en fait souvent à un relativisme pédagogique bien éloigné du dogmatisme méthodologique éclairé de naguère. On a déjà signalé que Nelson Brooks, dans un exposé présenté à la Northeast Conference en 1970, mettait en cause le terme « méthode », considéré comme trop limitatif et trop contraignant et préférait retenir « approche ». Ce souci terminologique n'est pas indifférent. On érige les incertitudes de l'heure en une prise de position fondée sur les réalités psychologiques de l'apprentissage et on en arrive à proposer une instruction aussi individualisée que possible où les points de départ, les points d'aboutissement et les itinéraires varient d'un étudiant à l'autre. Après avoir emprunté à l'enseignement programmé l'idée d'une progression par étapes minimales s'efforçant d'éliminer tout risque d'erreur, il faut y trouver aussi (pour les programmes non linéaires) l'adaptation souhaitée du déroulement et du rythme du cours à chaque cas particulier. A. Valdman poursuit à l'Université ď Indiana des recherches dans ce sens.

Parallèlement, une tendance voisine se dessine aux États-Unis qui veut que l'on sépare théorie et pratique et que l'on en revienne, pour la classe, à un pragmatisme fondé sur l'expérience, plutôt que de vouloir justifier les choix et les voies pédagogiques par des affirmations « scientifiques ». Les théories s'étant révélées trompeuses, il est tentant de revenir à un isolationnisme pédagogique, qui, centré — si l'on peut dire — sur là diversité des élèves, ne fait que contribuer à la renaissance d'un relativisme général. Foin des principes et des méthodes 1 Chacun pour soi et la pédagogie avec tous!

Caricature, bien évidemment. Mais la tendance est nette : la prise en considération — indispensable — de facteurs fort divers permet de ne plus mettre l'accent principal sur les caractères de la langue à enseigner, rend en partie vaine la recherche d'hypothèses méthodologiques présentant quelque généralité et fait faire l'économie d'une théorie de l'apprentissage.

III. 5. Et en France?

On a déjà indiqué pourquoi « la crise de conscience » des pédagogues et des chercheurs s'intéressant à l'enseignement du français langue étrangère a été, jusqu'à présent, moins marquée en France qu'aux États- Unis. Si des inquiétudes de même nature se font jour, si l'on pense ici et là que l'enseignement a été trop conçu en fonction du matériel pédagogique et ne s'est pas toujours suffisamment préoccupé de l'élève, on fait en sorte, en même temps, que l'ouverture et l'individualisation progressives de l'apprentissage soient plus manifestes au niveau 2. L'introduction rédigée par F. Debyser pour le numéro spécial du Français

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dans le monde consacré à cette deuxième grande étape contient à cet égard plus d'un passage éclairant :

« Dans les discussions prospectives sur ce que pourraient être les méthodes en 1980, l'idée revient souvent d'une formule souple de dossiers pédagogiques ou d'ensembles dans lesquels chacun prendra ce qui lui convient, ce dont il a besoin et ce qui l'intéresse; et je pense non seulement aux professeurs mais aux élèves. L'idée est d'autant plus intéressante qu'elle permet d'entrevoir enfin pour l'élève des possibilités de libération et d'épanouissement dont est bien éloignée l'actuelle didactique des langues vivantes...

... Il est évidemment troublant que même les méthodes dites « nouvelles » ou « modernes » d'enseignement des langues vivantes risquent d'être considérées du point de vue de la pédagogie générale comme ultra-traditionnelles :

a) II s'agit d'une pédagogie centrée sur la méthode et non sur l'élève...

b) Les procédures d'enseignement découlent à peu près uniquement de l'analyse de la matière à enseigner...

c) Les procédures reposent... sur des conceptions plutôt méca- nistes de l'apprentissage...

d) L'organisation de la classe repose plus que jamais sur l'autorité du maître \.. »

Si certaines des affirmations concernant le niveau 1 paraissent très voisines des critiques formulées par ailleurs aux États-Unis (et vaudraient à notre avis d'être plus nuancées pour ce qui est de la France), le premier paragraphe cité et, de manière plus explicite, d'autres articles de ce même numéro 2 montrent un souci de ne pas renoncer à des préoccupations d'ordre méthodologique et de ne pas laisser élèves et professeurs soumis a,ux hasards d'un club de français ou d'une classe de conversation, sitôt plus ou moins bien acquises quelques règles élémentaires de la langue étrangère. Dire que les relations dans les classes doivent se modifier, que l'on attend de l'élève qu'il passe du simple réemploi combinatoire à une véritable créativité linguistique, affirmer qu'on fait place de plus en plus aux orientations spécifiques et aux intérêts individuels de chacun n'implique nullement, en termes méthodologiques, que l'on renonce à caractériser et à harmoniser les contenus linguistiques et thématiques (culturels, etc.) de l'enseignement, ou à établir une progression, à définir le déroulement d'une unité didactique. En bref, les modèles méthodologiques des cours récents de niveau 1 paraissant aujourd'hui en partie inadéquats et ne pouvant de toute manière convenir à la suite de l'apprentissage, il importe (plutôt que d'adopter un relativisme désabusé) d'imaginer et de mettre à l'épreuve de nouveaux modèles. Tout donne à penser que la relance se fait. Mais ceci est déjà une autre histoire.

1. Voir Le Français dans le monde, juin 1970, n° 73, p. 11. 2. Voir en particulier la section Fondements et principes, pp. 15-53.

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