« ici, c’est du rural ! » de l’efficacité du recours à la catégorie de « rural » chez des...
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« Ici, c’est du rural ! » De l’efficacité du recours à la catégorie de « rural » chez des habitants
d’une commune francilienne.
Julian Devaux, Docteur en sociologie, chercheur associé au LVMT (Laboratoire Ville Mobilité
Transport)
Alors que les débats sont encore aujourd’hui prégnants au sein de la sphère scientifique
quant à la pertinence de la catégorie de « rural », lorsque certains lui renient même tout intérêt
heuristique1, une étude ethnographique menée au sein d’une commune rurale située en Ile-de-
France permet de révéler que celle-ci fait encore largement sens pour une majorité
d’individus, voire constitue à maints égards un élément central de leur identité sociale. En
effet, l’ethnographie que nous avons réalisée à Bresson2 durant près de trois ans
3 (Cf. encadré
méthodologique), auprès d’une vingtaine d’adolescents âgés de 11 à 19 ans ainsi que de
nombreux adultes, a permis de constater que la catégorie de « rural »4 était fortement
mobilisée dans les rapports sociaux quotidiens et qu’elle avait une signification sociale
importante. Le fait de lui prêter attention et de la considérer comme une véritable « catégorie
indigène » (Beaud et Weber, 1997) nous permet dès lors de rendre compte de l’expérience
sociale et de la vision du monde social de ces individus résidant en milieu rural, et notamment
des effets que peuvent avoir les recompositions sociales et culturelles que connaissent les
territoires ruraux ces dernières années sur celles-ci, tout en contribuant à définir la ruralité
comme une véritable « catégorie de sens » (Rémy et Voyé, 2002), au-delà de la simple
« catégorie spatiale ». En même temps, il s’agira de montrer que ce recours à la catégorie
symbolique de « rural », au-delà des distinctions générationnelles, est en réalité surtout le fait
d’une catégorie particulière de résidents, en l’occurrence ceux issus des classes populaires
«établies » de la commune, contribuant ainsi à rendre compte des transformations de la
sociographie et des rapports sociaux dans les campagnes rurales.
Bresson est une commune d’environ 400 habitants, située dans le Sud-Ouest de la Seine-et-
Marne, à la frontière avec le Loiret, et relativement isolée. Elle est à l’image de nombreuses
communes rurales (Mischi et Renahy, 2008) majoritairement peuplée de catégories
populaires, ouvrières et employées, et caractérisée par une surreprésentation d’agriculteurs et
1 Dans un monde qui serait devenu entièrement urbain (Weber M., L’urbain sans lieux ni bornes, 1996 ; Lévy J.,
« Les territoires ruraux seront urbains (ou ne seront pas) », Conférence au 20èmes controverses de Marciac.) 2 L’ensemble des noms de lieux et de personnes ont été ici changés afin d’en garantir l’anonymat.
3 Dans le cadre de notre travail de thèse qui porte sur les mobilités quotidiennes et les manières d’habiter
d’adolescents résidant en milieu rural. 4
Le succès du recours à la catégorie de « rural » en comparaison des termes de « campagne » ou de « village »,
est sans doute pour une partie liée à un biais dans l’enquête, étant donné que l’enquêteur a lui-même privilégié ce
terme au cours des entretiens. Néanmoins, le recours à l’observation participante a permis de révéler que ce
terme avait une réelle efficacité, tant il est ressorti des nombreuses conversations informelles que nous avons pu
tenir.
2
d’artisans. Néanmoins, elle connaît, depuis deux décennies environ, un processus de
périurbanisation avec l’installation de ménages « extérieurs », pour une partie issus de classes
moyennes, pour l’autre de catégories populaires « marginalisées »5, ce qui a tendance à
influencer sur les modes de coexistence et d’appartenances locales.
Encadré Méthodologique
L’enquête ethnographique réalisée à Bresson a cherché à privilégier une combinaison de
différentes méthodes de recueil des données :
- En premier lieu, des entretiens semi-directifs ont été menés avec les adolescents ainsi
qu’avec une dizaine d’adultes résidant dans la commune, pour l’essentiel des membres
d’associations et d’institutions locales ou plus simplement des parents. Par ailleurs, nous
avons choisi de réaliser avec certains des adolescents des « entretiens ethnographiques »
c’est-à-dire répétés et espacés dans le temps ;
- En parallèle, nous avons réalisé de l’observation participante auprès d’une dizaine de
ces adolescents, de manière hebdomadaire et durant près de deux ans, au sein d’une
association locale, dans le cadre d’une activité de loisirs encadrée (« un atelier vidéo »);
- Nous avons plus généralement privilégié la méthode de la « participation
observante »6 au sein du groupe résidentiel, en étant régulièrement présent au sein de la
commune en tant que bénévole au sein d’une association locale, ce qui nous a permis de
côtoyer et de tenir des conversations informelles avec nombres de résidents, adolescents
comme adultes ;
De l’appartenance locale à l’ethos
Nous avons été constamment confrontés au cours de notre enquête à la mise en avant d’une
identité « rurale », notamment de la part de nombreux adultes, lorsqu’ils nous affirmaient au
cours des discussions informelles et entretiens à propos de leur commune : « Ici c’est du rural,
tout le monde se connaît » ou « Ici, on est dans le rural tu verras, on est une des dernières
communes rurales en Ile-de France » ou encore « A Bresson, la plupart des gens, c’est encore
des ruraux ». Cette revendication s’exprime dans une autre mesure de manière
institutionnalisée, au travers des nombreuses associations de la commune (le « foyer
rural », « l’Association de sauvegarde du patrimoine rural de la commune », « l’Association
de défense de l’école rurale »7…) qui font explicitement référence dans leurs appellations à la
5 C’est-à-dire les ménages, pour l’essentiel d’origine ouvrière et employée, caractérisés par une certaine
vulnérabilité économique et professionnelle. L’emploi du terme « marginalisées » renvoie notamment à l’échelle
locale et permet de montrer comment ces catégories peuvent également être dominées socialement sur la scène
résidentielle. 6 Soulé, B. « Observation participante ou participation observante ? Usages et justification de la notion de
participation observante en sciences sociales », Recherches qualitatives, n° 27, 2007. 7 Qui a été créée face à la menace de fermeture d’une classe au sein de l’école primaire communale
3
symbolique de la ruralité. Cette mise en avant d’une identité rurale permet en réalité d’abord à
tout à chacun d’exprimer son appartenance locale et de réaffirmer son attachement au groupe
résidentiel, en passant par la référence à sa commune. C’est par exemple le cas au sein du
foyer rural où la référence à la ruralité constitue d’abord un moyen pour les adhérents et
bénévoles de survaloriser leur autochtonie8 et leur investissement envers le groupe local,
davantage qu’un référent des actions et des activités qui y sont menées, qui sont
essentiellement de nature culturelles et ludiques et destinées aux enfants et adolescents de la
commune. Elle devient en particulier un moyen pour les anciens résidents de la commune,
comme Thierry, un « natif » de Bresson résidant dorénavant dans une commune périurbaine
située à une quinzaine de kilomètres, de conserver un lien symbolique avec le groupe
résidentiel et la localité :
« Moi le fait de m’investir au foyer rural, c’est surtout pour continuer à venir voir les gens d’ici, de pouvoir
discuter et me tenir au courant, parce que j’ai longtemps habité à Bresson. Je me sens encore d’ici en fait, même
si j’y réside plus. Puis voilà, le foyer, c’est un lieu de vie, c’est important de continuer à le faire vivre, et ça les
gens qui résident depuis longtemps à Bresson, ils le comprennent, parce que avant c’était un café ici où les gens
se retrouvaient. Bon, maintenant, on y organise des activités, mais le principe c’est le même, de continuer à créer
du lien entre les gens de la commune »
Extrait d’une discussion informelle avec Thierry
La mise en avant de cette identité « rurale » s’appuie en réalité fortement sur la symbolique
de la « communauté rurale » qui est particulièrement opérante pour les résidents, lorsqu’ils
insistent exagérément sur l’interconnaissance et les sociabilités locales qui structurent la vie
quotidienne de la commune, d’autant plus lorsqu’ils sont en présence de personnes
« extérieures ». A cet égard, on ne peut comprendre le succès au sein de la commune du foyer
rural et de « Vivre à Bresson », deux des associations qui se consacrent le plus à organiser et
« maintenir » les sociabilités sur la scène locale autour de pratiques culturelles et de loisirs
(tarot, lotos populaires, projections de films, organisation de soirées-débats…), que parce
qu’elles contribuent à alimenter ce sentiment de « communauté » en même temps qu’à lutter
contre le risque pour la commune de devenir progressivement un « non-lieu »9 (Augé, 1992),
sentiment qui est présent chez une majorité de résidents. Cette référence quotidienne à la
catégorie de « rural » doit ainsi, dans une autre mesure, être reliée au processus de
périurbanisation que connaît la commune depuis plusieurs années, car elle ne semble
fonctionner que dans l’opposition systématique et symbolique à l’urbain et aux menaces pour
le groupe local qui y sont associées (« arrivée » de la délinquance, désertification
fonctionnelle, transformation de la commune en « village-dortoir »…). Autrement dit, à
Bresson, le « rural » ne s’affirme que dans la relation à « l’urbain » et en particulier à son
8 C’est-à-dire pour les résidents, le fait de pouvoir se réclamer comme étant d’ « ici » (Papinot, « La construction
de l’autochtonie », dans Guillaume P. [dir.], Les solidarités 2. Du terroir à l'État. Colloque de Bordeaux, 20-
21 juin 2002, 2003) 9 C’est-à-dire un lieu caractérisé par une absence de relations et d’identité.
4
environnement extra-local périurbain10
. C’est ce qui ressort fortement des propos de Mme
Cormier, première adjointe au maire, et agricultrice retraitée de la commune :
« C’est important que ça reste du rural Bresson, qu’il y ait encore une vie locale et que les gens continuent à
se connaître et à se côtoyer. Faut pas qu’on devienne un village-dortoir comme Bunnoy ou Vaucresson [ndlr :
deux villages voisins de Bresson] où il n’y a plus aucune association et où les gens se clôturent. D’ailleurs y’a
pas mal de gens de là-bas, surtout des anciens, qui en ont marre et qui viennent dans nos associations parce que
là-bas, il n’y a plus rien, je veux dire il n’y a plus de relations entre les gens. C’est pareil pour les commerces, ça
fait des années que je me bats pour qu’on conserve des petits commerces ici. C’est important pour des p’tites
communes rurales comme les nôtres sinon on disparaît »
Extrait d’entretien avec Mme Cormier
Mais cette mise en avant d’une identité rurale comporte indéniablement, et de manière
complémentaire, une dimension sociale, notamment lorsqu’elle est le fait des ménages issus
des classes populaires « stabilisées »11
de la commune, chez qui elle est plus spécifiquement
associée à une revendication de la spécificité d’un style de vie « populaire » et « rural » ainsi
qu’à une référence à une « morale populaire » (Hoggart, 1976 ; Weber, 1989). C’est ce que
nous avons pu constater lorsque nous avons participé à un tournoi de football organisé par une
association locale, au cours duquel étaient présents une majorité de jeunes hommes de la
commune, mais aussi un groupe de jeunes originaires d’une « cité populaire » d’une ville
voisine, ce qui a eu pour effet d’aviver quelques tensions et de réactiver l’opposition
symbolique entre « rural » et « urbain ». Ces derniers se sont faits assez fortement stigmatisés
tout au long de la journée, à cause de leurs comportements et en particulier de leur style de
jeu12
, au point que Philippe, une figure locale13
, leur déclare ceci suite à un accrochage :
« Ici c’est du rural, vous comprenez? c’est un p’tit village où tout le monde se connaît et se respecte et où il
n’y a pas de problème ! vous êtes pas dans votre cité ici, ici ya pas de caïds. Les gars comme vous on en veut
pas! Du rural ok ?».
10
Raison pour laquelle le terme de « rural » est particulièrement efficace en comparaison d’autres catégories
comme « campagne », « nature » ou encore « village ». 11
Pour reprendre la dichotomie entre « established » et « outsiders » proposée par Norbert Elias et John L.
Scotson (1997). Le terme permet de désigner les ménages populaires, essentiellement d’origine employée,
artisane ou encore ouvrière de la commune, qui sont d’un côté dominés socialement et professionnellement, et
en particulier éloignés des ressources culturelles les plus légitimes, mais qui se caractérisent d’un autre côté par
une assise économique (et souvent patrimoniale) relativement solide. Il comporte également une dimension
territoriale et permet de désigner les ménages qui disposent d’un « capital d’autochtonie », c’est-à-dire d’un
ensemble de ressources sociales et symboliques localisées (Retière, 2003). 12
Maxime Travert a montré comment les « footballeurs de cité » sont, dans leur jeu, spécifiquement à la
recherche de l’exploit technique et de la prouesse personnelle en vue d’une reconnaissance avant tout
individuelle (Travers M., « Le football de pied d’immeuble. Une pratique singulière au cœur d’une cité
populaire », Ethnologie française, 1997) 13
Un artisan anciennement implanté dans la commune et par ailleurs membre de plusieurs associations de la
commune.
5
Mais cette exacerbation du terme de « rural » du côté de cette catégorie de ménages prend
en réalité le plus souvent corps à l’intérieur de la configuration socio-résidentielle de Bresson.
Elle s’exprime en particulier au travers d’une stigmatisation assez forte des ménages issus des
classes populaires « marginalisées » de la commune, notamment à propos de leurs stratégies
éducatives14
et plus largement de leur style de vie. Ces dernières, souvent « hétérochtones » et
originaires de l’agglomération parisienne15
, sont systématiquement renvoyées à « l’urbain » et
ainsi symboliquement exclues du groupe résidentiel. Leur style de vie est jugé trop dissonant
par rapport à celui des familles « établies », tandis que leur manque d’investissement dans les
associations et plus généralement dans les sociabilités locales, condition nécessaire pour être
reconnu comme étant « d’ici » (Sencébé 2004), est pointé du doigt :
« Vous savez ici c’est du rural, donc on aime bien la tranquillité. Le problème c’est que ceux qui s’installent
ici ils ne comprennent pas ça, du coup ça crée un décalage, vraiment ! […] En fait, on a de plus en plus de « cas
socs » qui habitaient avant en cité, et ça on avait pas avant. Regardez ceux qui se sont installés à côté de l’église
comment ils s’occupent de leurs gamins… et donc c’est plus gérable ! Et ça affecte la vie d’une commune rurale
comme la nôtre ! De toute façon, il faut savoir ce qu’on veut, rester une commune rurale ou pas !»
Extrait d’entretien avec Mr Coismay, Maire de la commune.
Cette stigmatisation de « l’urbain » à l’échelle locale est ainsi surtout destinée aux catégories
populaires « marginalisées » tandis que les classes moyennes et supérieures visées le sont
davantage à l’extérieur et à une échelle géographique plus large, au travers notamment de la
figure souvent exagérée16
des « Parisiens ». Néanmoins, elle peut faire référence à certains de
ces ménages de la commune, très peu insérés dans le tissu social local et au mode de vie
davantage décliné à l’échelle métropolitaine, qui participent souvent d’un processus de
gentrification rurale (Perrenoud, 2008), et qui contribuent eux aussi à déstabiliser l’entre-soi
populaire de la commune. C’est ce que nous a exprimé Jean-Pierre, un agriculteur et
conseiller municipal :
« Le problème de Bresson c’est aussi tous ces Parisiens qui viennent peu à peu s’installer. Ils sont sympas,
c’est pas le problème… ils rachètent des anciennes fermes puis ils les retapent donc ça fait marcher les artisans
d’ici. Regardez par exemple les Macé avec leur baraque. Eux, on était contents quand ils se sont installés par
rapport à l’école, parce qu’ils avaient des gamins. Mais après, ils en ont rien à faire de la commune, de ce qui s’y
passe, des ruraux comme nous (soupir)… On les voit jamais à part au vide grenier. Mais après ils se gênent pas,
c’est toujours les premiers à venir nous voir à la mairie quand il y a un souci ou pour nous demander un service.
Après c’est juste « bonjour, au revoir », on va jamais les croiser dans les associations ou quoi que ce soit. Du
14
Cela rejoint ce que Claire Calogirou avait déjà montré à propos d’une cité d’habitat populaire dans les années
1990, en l’occurrence comment la critique des jeunes et des carences éducatives parentales sont un moyen
efficace pour certaines familles de se distinguer des ménages les plus modestes et de se surclasser au sein de
l’espace résidentiel (Calogirou, C. Sauver son honneur. Rapports sociaux en milieu urbain défavorisé, 1989) 15
Nombre d’entre elles se trouvent dans une logique résidentielle de « préservation », étant à la recherche d’un
cadre de vie agréable après avoir résidé en contexte urbain « défavorisé » (Sencébé et Lepicier, 2008), ou à
l’inverse en situation de déclassement résidentiel, du fait du contexte de prix des loyers particulièrement élevés
en région parisienne. 16
Dans le sens où elle devient généralisée à l’ensemble des ménages originaires de l’agglomération parisienne.
6
coup, au final avec eux, on a pas vraiment de relations. Donc c’est ça le problème, ici c’est du rural donc il faut
qu’on continue à avoir du lien entre les gens, que les voisins se côtoient et s’entraident. »
Extrait d’entretien avec Jean-Pierre
La catégorie de « rural » constitue ainsi en quelque sorte pour ces catégories populaires
« établies » un véritable ethos, c’est-à-dire une manière de se représenter et de se positionner
au sein de l’espace social (Bourdieu, 1980). Son efficacité à Bresson illustre en particulier la
tripartition de la conscience du monde social propre aux classes populaires contemporaines
récemment mise en évidence par Olivier Schwartz (Schwartz, 2009) : Sa référence permet en
effet aux individus de se distinguer de ceux qui viennent « d’en haut », en même temps que
des catégories les plus marginalisées (« ceux d’en bas »), toutes les deux bien souvent
côtoyées au quotidien sur la scène locale et conjointement renvoyées à « l’urbain ». Son
succès met plus précisément au jour l’ambivalence des représentations sociales de ces
catégories populaires « stabilisées » et peut se lire à deux échelles différentes: elle exprime
d’un côté le sentiment d’établissement de ces ménages sur la scène locale, à l’intérieur de
laquelle ils sont majoritaires et parviennent à « donner le ton »17
, du point de vue de leur
morale et de leur style de vie ; de l’autre, elle met au jour leur sentiment d’insécurité à une
échelle géographique et sociale plus large, notamment leurs inquiétudes en ce qui concerne
leur insertion économique et professionnelle ainsi que leurs perspectives de mobilité sociale
intergénérationnelle.
Il procède dans une autre mesure d’un certain processus de spatialisation de la question
sociale, et en particulier de la conscience sociale des individus, déjà mise en évidence dans
une autre mesure par certains autres auteurs ces dernières années (Poupeau et Tissot, 2005) :
On voit en effet comment une catégorie spatiale peut devenir pour certaines catégories
d’individus le support de leur identité sociale, ou du moins leur permet de la symboliser : le
« rural » constitue ainsi pour ces individus une catégorie à laquelle est associée un certain
nombre de traits et de valeurs socialement situés, à l’heure où on parle d’une disparition des
classes sociales et où on assiste à des transformations importantes de la conscience de classe
des catégories populaires. Il convient enfin de souligner les effets des recompositions
sociographiques des campagnes rurales « périphériques » ces dernières années, en
l’occurrence la diversification sociale et en particulier la prolétarisation de fractions
importantes de ses populations, sur les formes d’appartenances sociales et locales des
individus, par ailleurs alimentées par le contexte rural et les rapports sociaux spécifiques qu’il
induit : Les faibles densités ainsi que l’interconnaissance résidentielle favorisent en effet une
cristallisation des rapports sociaux selon une logique de la proximité spatiale et de la distance
sociale (Chamboredon et Lemaire 1970) qui devient des plus exacerbée. Les communes
rurales, bien que caractérisées par une forte assise populaire, sont aussi des lieux d’une grande
diversité sociale, de par l’hétérogénéité des profils et des trajectoires des ménages, qui induit
une forte conflictualité au quotidien.
17
Pour reprendre l’expression de J-C. Chamboredon et M.Lemaire « Proximité spatiale et distance sociale. Les
grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, 1970.
7
Espace social de la jeunesse et dissonances culturelles
On retrouve sensiblement les mêmes logiques du côté des jeunes de la commune auprès
desquels nous avons enquêté, chez lesquels s’exprime toutefois l’influence de leur
appartenance et de leur socialisation générationnelles. Nous avons en effet été surpris, tout au
long de l’enquête, par leur identification assez forte à la catégorie symbolique des « jeunes
ruraux », lors des entretiens et des discussions informelles que nous avons pu avoir avec eux.
De la même manière, nous avons pu retrouver cette référence, de manière plus ou moins
directe, au travers des paroles des chansons du groupe de rap que certains des adolescents de
la commune ont formé, et dans lesquelles était fortement valorisée cette identité « rurale »,
souvent au travers de la référence à leur localité et par analogie aux groupes de rap issus des
quartiers populaires urbains qui ont l’habitude de mettre en avant leurs identités urbaines
(Guillard, 2012) : « Nous les jeunes du 7718
», « On vient de Bresson, et on en est fiers». Cette
valorisation procède d’abord chez eux d’un sentiment d’appartenance résidentielle, avant tout
de nature relationnelle (« Nous, les jeunes de Bresson »), qui témoigne de la place centrale
des sociabilités de proximité chez ces jeunes d’origine populaire. Elle passe de manière
complémentaire le plus souvent par un renversement de l’effet de légitimité résidentielle
(Gilbert, 2012), en l’occurrence par leur affirmation de leur fierté de résider dans un village de
petite taille, isolé et dépourvu de toute offre fonctionnelle et culturelle, à rebours du
conformisme de la culture adolescente contemporaine qui a tendance à fortement valoriser les
consommations culturelles de masse (Galland, 2008 ; Pasquier, 2007) et plus largement
l’urbanité:
«La plupart des jeunes d’ici ils vont te dire qu’ils aiment bien habiter à Bresson, même s’ils vont pas
forcément l’assumer au bahut. En même temps, quand tu regardes Facebook, la plupart d’entre nous, on a mis
qu’on habitait Bresson, sans problème, on a même crée un groupe Bresson (rires).Parce que même si ya rien à
faire ici, que la plupart du temps c’est un peu mort, on se sent tous d’ici, parce qu’on a la plupart de nos amis ici
et qu’on passe une grande partie de notre temps à traîner ensemble dans le coin. Donc après c’est sûr, nous les
jeunes des campagnes, on sait qu’on peut pas forcément faire tout ce que font les jeunes de notre âge mais après
on a plein d’autres avantages que ceux qui habitent en ville n’auront jamais. »
Extrait d’entretien avec Cassandra (15 ans)
Toutefois, de la même manière que pour les adultes, la survalorisation d’une appartenance
rurale peut fonctionner pour certains d’entre eux comme une véritable « conscience du monde
social », ou du moins plus spécifiquement du groupe social de la jeunesse et de la place qu’ils
y occupent : elle permet dans la plupart des cas de se distinguer de leurs homologues urbains
issus des classes moyennes et supérieures en même temps que des « jeunes des cités» ou des
« cailleras », deux catégories qui sont fortement repoussoirs pour eux, en particulier du côté
18
La Seine-et Marne, au moins de leur point de vue, étant considéré comme un département « rural » en
comparaison des autres départements franciliens.
8
des garçons d’origine populaire et autochtone19
de la commune. Leur revendication s’exprime
le plus souvent par un « retournement de stigmate » (Gruel, 1985) et met en évidence les
spécificités d’une honorabilité populaire masculine en milieu rural. C’est ce qui ressort
notamment des propos de Mathieu, qui est le fils d’un artisan maçon de la commune :
« Après, on habite dans une p’tite commune rurale, faut assumer ce qu’on est. Quand on se fait souvent
traiter de « bouzeux » ou de « campagnards » au lycée, moi ça me dérange pas, j’assume, surtout quand je vois
les « petits bourges » du lycée, j’ai pas envie de leur ressembler. Mais c’est pareil avec les « cailleras », parce
que yen a pas mal qui viennent de cités. Avec eux, on ne se parle jamais, ou très rarement, parce qu’on est trop
différents. De toute façon, ils s’y croient trop et ils nous captent pas, nous les jeunes des campagnes »
Extrait d’entretien avec Mathieu, 16 ans.
Le recours à cette catégorie de « rural » du côté de ces adolescents pour s’identifier, et la
représentation sociale spécifique qui lui est associée, permet ainsi de rendre compte, de
manière générale, d’un groupe social de l’adolescence qui est particulièrement clivé, à rebours
des représentations mises en avant par nombre de sociologues de la jeunesse (Galland, 2008 ;
De Singly, 2006). En effet, de la même manière que pour les adultes, le territoire vient en
quelque sorte jouer pour ces adolescents le rôle de médiateur et ainsi se substituer à leur
conscience sociale. Il devient un critère pour se représenter et se situer par rapport aux autres
jeunes, d’autant plus efficace que la culture adolescente contemporaine favorise ces formes de
classement et de différenciation entre individus au travers de l’identification à des groupes de
références (Pasquier, 2006 ; Metton-Gayon, 2009). A cet égard, il est intéressant de noter
comment certains d’entre eux en viennent à survaloriser ou à exagérer des pratiques
culturelles, typiquement populaires et rurales, devant l’enquêteur et leurs pairs, ce qui leur
permet de se distinguer symboliquement du groupe social de l’adolescence et en particulier
des individus côtoyés sur la scène scolaire d’origine urbaine :
« Après il y en a beaucoup qui pensent que c’est ringard, mais moi je m’en cache pas : ça m’arrive souvent
d’aller à la pèche, avec mon père et mon cousin, enfin c’est plutôt en famille. On va du côté de Bunneau [ndrl :
une commune voisine de Bresson] le plus souvent, y’a des coins par là. Et même si je pouvais y aller plus
souvent je le ferai, mais après je trouve pas forcément de personnes pour venir avec moi. En fait, je sais que ya
pas mal de gars d’ici qui pratiquent mais après le problème c’est qu’ils vont pas forcément assumer devant les
autres. Au contraire, je pense c’est plutôt valorisant, ça permet de passer de bons moments, d’échanger avec les
autres, et de bien connaitre la nature, au lieu de rester devant son ordi tout seul quoi ! C’est pareil pour la chasse,
parce que je compte bientôt passer mon permis, c’est avant tout quelque chose de convivial. Après c’est sûr que
ça peut faire bizarre quand les autres vont dire qu’ils font du foot ou du basket le week-end et toi tu vas dire que
t’as été à la chasse (rires) mais fait assume, au moins je suis pas comme les autres ! »
Extrait d’entretien avec Maxime, 17 ans
19
C’est-à-dire qui sont issus de familles anciennement implantés dans la commune et/ou qui disposent de
ressources sociales et symboliques au sein de la commune.
9
Néanmoins, cette identité résidentielle peut, dans certains cas, entrer en conflit avec
l’identité sociale des adolescents. La valorisation d’une appartenance locale peut en effet aller
de pair avec des processus d’identification à des « groupes de références »20
(Dubar, 2010)
juvéniles d’origine urbaine, ce qui peut faire naître des formes de dissonance chez certains
jeunes qui vont se revendiquer d’une double identité, « rurale » et « urbaine ». A partir d’un
certain âge, la fréquentation des sociabilités locales, souvent côtoyées dès l’enfance, entre
chez certains d’entre eux progressivement en opposition avec leurs aspirations sociales et
résidentielles à l’âge adulte, en particulier du côté du pôle des adolescents issus des familles
appartenant aux classes moyennes de la commune. L’adolescence, et en particulier l’entrée au
lycée, apparaît en effet comme un âge charnière dans la différenciation des parcours sociaux
et résidentiels des individus (Devaux, 2013 ; Arrighi, 2004). Les processus d’identification
symboliques à des groupes de références urbains s’inscrivent en réalité dès 15-16 ans dans les
perspectives de mobilité géographique (et en particulier de migration urbaine) qui se
conjuguent aux ambitions scolaires et sociales des adolescents. La catégorie de « rural » perd
ainsi chez cette catégorie d’adolescents sa connotation sociale pour devenir simplement
synonyme d’appartenance résidentielle, comme nous l’exprime Coralie, une adolescente issue
d’un ménage de « petites » classes moyennes21
de la commune :
« Je continue à garder des amis ici donc je me sens encore comme une jeune de Bresson mais en même temps
je les fréquente de moins en moins. Par exemple on continue à se voir avec Cassandra et Lucie, parce qu’on se
connait depuis longtemps, mais après c’est tout. En fait, c’est depuis que je suis entrée au lycée. Ça a beaucoup
changé les choses, ça m’a permis de rencontrer d’autres personnes que ceux de Bresson et avec qui j’ai plus de
choses en commun on va dire, tu vois au niveau des discussions ou des intérêts. En fait, ça m’a permis de me
rendre compte que j’avais pas forcément les mêmes préoccupations que les jeunes d’ici, puis pas les mêmes
projets aussi. Donc des fois, je me sens plus proche des jeunes qu’habitent en ville […] Parce que moi, j’ai envie
de continuer mes études plus tard par exemple. Enfin, j’ai pas envie de rester ici, je me vois plutôt sur Paris ou
dans une grande ville quoi. En tout cas je sais que j’habiterai en ville et que je resterai pas ici (rires) même si en
même temps je me sens comme une fille rurale parce que j’ai grandi ici et que j’ai encore pleins d’amis »
Extrait d’entretien avec Coralie, 16 ans
La revendication de cette double identité révèle dans une autre mesure bien souvent
l’existence de formes importantes de dissonances culturelles (Lahire, 2006) chez certains de
ces adolescents, perceptibles au travers de leurs capacités à composer avec différentes types
de sociabilités. Nombre d’entre eux démontrent en effet une aisance à fréquenter aussi bien
des sociabilités locales sur un mode populaire que des sociabilités extérieures et d’origine
urbaine en compagnie desquelles entrent en vigueur d’autres normes et valeurs, davantage
issues de la culture adolescente propre aux classes moyennes. C’est ce qu’on peut par
exemple ressentir chez Quentin, un adolescent issu d’un ménage de professions intermédiaires
de la commune, qui a grandi au sein de la commune :
20
Claude Dubar, reprenant H.Hyman (1942), distingue le « groupe d’appartenance » d’un individu, en
l’occurrence celui auquel il appartient objectivement, de son « groupe de référence », c’est-à-dire celui auquel il
s’identifie et en adopte progressivement les codes, attitudes et valeurs. 21
Son père étant commercial et sa mère employée administrative.
10
« En fait je suis pas forcément le même avec les autres ici qu’avec ceux du lycée. Je sais qu’ici avec mes
potes ça va plus être la déconne entre nous, on va être plus vulgaire on va dire (rires)… Enfin on va plus se
vanner entre nous tu vois, parce que c’est comme ça qu’on se marre le plus, enfin qu’on aime bien être entre
nous quoi. Puis même quand on se retrouve, on se « check »22
tout le temps, on fait genre, alors que ça je le ferai
jamais avec mes amis de Fontainebleau, ils se foutraient trop de moi (rires). Avec eux, je parle autrement, on a
d’autres sujets de conversation, disons qu’ils sont un peu plus ouverts. Puis même au niveau du style, je
m’habille pas forcément pareil. Tu vois ici je fais pas forcément des efforts, c’est tout le temps survêt et sweat-
shirt. En fait ici ça fait « style » mais ça fait tout de suite « boloss » dès que tu sors de Bresson (rires) »
Entretien avec Quentin (18 ans)
Cette complexité se trouve d’autant plus accentuée lorsque le recours à ces catégories, de
« rural » ou d’« urbain », peut dans une autre mesure procéder de la revendication
d’appartenances à des sous-cultures juvéniles spécifiques de la part de certains adolescents, en
particulier du côté de ceux issus des classes populaires « marginalisées », ou bien encore de
certains autres des classes moyennes d’origine urbaine de la commune. On peut à cet égard
citer le cas de David (15 ans) qui, ayant grandi au sein de la commune, a toujours fortement
mis en avant son appartenance au groupe local de l’adolescence et ainsi son identité
« rurale », mais qui peut simultanément revendiquer une appartenance à une culture « hip-
hop » (Faure et Garcia, 2005) et de fait se rattacher, dans une certaine mesure, à une identité
« urbaine ». On a pu la dénoter au travers de son goût affiché pour des pratiques culturelles
spécifiques telles que le rap ou certains sports comme le basket23
, qu’il partage
essentiellement avec ses pairs fréquentés sur la scène scolaire, ou encore du style
vestimentaire qu’il adopte au quotidien, éléments qui comportent chez lui avant tout une
fonction de distinction vis-à-vis des autres jeunes de l’espace local :
« Moi je me sens comme un jeune de Bresson, ça me dérange pas d’habiter dans un p’tit village comme ça,
mais après ça empêche pas d’être ouvert je pense par rapport à certains jeunes d’ici, enfin qui sont un peu trop
renfermés sur eux-mêmes et qui vont pas forcément apprécier les jeunes qui habitent en ville. Après je sais que
ça peut paraître bizarre d’habiter dans le rural et de s’habiller comme les jeunes des cités et d’écouter du rap
(rires). Le problème ici c’est que dès que t’es pas trop comme eux ils commencent à te critiquer, comment tu
t’habilles, ils vont tout de suite te prendre pour une racaille… mais après j’assume et ça ne m’empêche pas de
continuer à les fréquenter. En fait, on a pas forcément la même mentalité, les mêmes passions, donc c’est pour ça
aussi on se voit plus forcément comme avant »
Extrait d’entretien avec David
22
Se taper les poings ou la paume des mains pour se saluer. 23
David Sudre a par exemple montré les liens existants entre la pratique du basket-ball et la culture hip-hop chez
nombre de jeunes résidant dans des banlieues populaires parisiennes, notamment autour de ce que Todd Boyd
appelle le « hip-hop ball », c’est-à-dire une manière de pratiquer ce sport alliant culture basket et culture hip-hop
(Sudre, D. « Être« Cain-ri ». L’appropriation du basket américain en banlieue parisienne », Terrain [En ligne],
n° 62, 2014)
11
L’attrait de David pour cette sous-culture juvénile spécifique permet ainsi de mettre en
évidence la circulation, comme ailleurs, des cultures populaires urbaines à l’intérieur des
campagnes rurales, et leur appropriation par une partie des jeunes qui y réside. Plus
généralement, il est intéressant de saisir les différents référents culturels, souvent juvéniles,
qui traversent la jeunesse rurale aujourd’hui mais qui recoupent bien souvent les
appartenances sociales et trajectoires résidentielles des adolescents. Chez David, l’attrait pour
la culture « hip-hop » procède avant tout de sa trajectoire résidentielle mais met aussi en
lumière l’appropriation d’un type de masculinité exogène, qui repose sur d’autres normes et
manières d’être qui entrent parfois en conflit avec les formes d’honorabilité masculines
populaires qui ont trait en milieu rural. En réalité, David a adopté les codes de ce qu’on
pourrait appeler une version « esthétisée » de la culture hip-hop. Il développe en effet un
certain attrait pour la présentation de soi et porte attention à son style, notamment
vestimentaire, ce qui conduit nombre de garçons de la commune à exprimer des critiques à
son égard, sur le mode de l’embourgeoisement, lui reprochant ainsi de « trop se la raconter »
ou encore « de trop se la jouer », ou à l’inverse le renvoyant (paradoxalement), du fait de cette
attention portée à soi, à une certaine féminité :
« Nan mais David des fois il abuse, regarde comment il s’habille. On dirait un rappeur (rires). Nan mais le
problème c’est qu’il s’y croit un peu trop, il fait trop attention à lui, à ce qu’il porte… comme si c’était
important. Des fois j’ai l’impression qu’il fait plus attention à ce qu’il porte que ma sœur (rires) […] En fait il a
besoin de se montrer mais après voilà, nous on est pas comme ça ici […] Voilà, moi je dis on habite à Bresson
hein, pas à Paris, donc ça sert à rien de s’y croire comme ça »
Extrait d’entretien avec Ludovic
Cette attitude de la part du pôle autochtone et populaire des garçons de la commune à l’égard
de David révèle de manière ambivalente une certaine démonétisation de leur forme
d’honorabilité masculine. Certains d’entre eux en viennent en effet à exprimer le sentiment
qu’une partie des manières d’être et d’agir qu’ils ont intériorisées durant l’enfance et au début
de l’adolescence, et donc de leur identité, est dévalorisée à l’intérieur de l’espace social de
l’adolescence. Elle met en réalité plus largement en jeu la construction des relations à l’autre
sexe et la place occupée au sein du marché des relations amoureuses, qui constituent deux
éléments importants de la construction de soi et du rapport au monde des individus à la fin de
l’adolescence (Moulin, 2005), tel que peut l’exprimer Ludovic :
« De toute façon, les jeunes comme nous, on le sait très bien qu’on est pas forcément les plus populaires, les
plus stylés. Il y en a pas mal qui se font plaisir à nous traiter de « bouseux ». En fait, c’est surtout au moment du
collège que tu comprends ça parce qu’à l’école ici, on s’en rendait pas compte, on était entre nous. Après voilà
les filles elles ont tendance à s’intéresser à d’autres garçons quoi (rires). En fait ici, ça va, on fait les malins entre
nous, surtout avec les filles, mais dès qu’on sort d’ici, c’est un peu plus compliqué pour nous. Même moi je sais
que dans ma façon de parler, je vais faire attention quand je suis au bahut à mes expressions, à comment je parle,
pour faire un peu plus « jeune » on va dire, sinon tout de suite tu passes pour un ringard »
Extrait d’entretien avec Ludovic
12
En réalité, il convient de souligner que ce pôle d’adolescents adopte également au quotidien
un certain nombre de traits issus des sous-cultures urbaines et populaires, en particulier ceux
qui apparaissent être les plus démocratisés et qui entrent en adéquation avec leurs dispositions
sociales et culturelles, mais sans pour autant qu’ils les valorisent en tant que tel. En
témoignent par exemple leurs recours au quotidien à certains rites de salutations, ou encore
leur goût pour la « vanne » à l’intérieur de leurs sociabilités entre pairs, codes culturels à
l’origine spécifiques aux jeunes des « cités » (Lepoutre, 2001), mais qu’ils « braconnent »24
et
réadaptent à leur environnement social et résidentiel. On voit ainsi que ces fractions les plus
populaires et autochtones des adolescents d’origine rurale font également preuve, dans une
certaine mesure, de dissonance culturelle, signe de leur acculturation partielle à l’univers
urbain et à la culture adolescente contemporaine. Leur recours à la catégorie de « rural » pour
s’identifier et se représenter, au-delà de leurs spécificités culturelles, procède en réalité chez
eux avant tout d’un « renversement de stigmate » qui s’opère dans la relation à l’autre et dont
la logique doit être essentiellement resituée à l’intérieur du groupe social de l’adolescence,
notamment à l’intérieur des processus de différenciations sociales qui sont particulièrement
actifs à cet âge (Devaux, 2015). Il leur permet en particulier de se distinguer, et de se
construire en contrepoint, du pôle d’adolescents appartenant aux classes moyennes, voué à
une migration urbaine et en instance de départ de l’espace local, avec lesquels ils partagent
avec l’âge de moins en moins de dispositions sociales. Il vient ainsi également symboliser
pour eux une mobilité résidentielle en train de se dessiner et en particulier un destin
résidentiel caractérisé par une probable sédentarité en milieu rural à l’âge adulte, voire, pour
les plus autochtones, au sein de l’espace local. Ce recours à la catégorie de « rural » se nourrit
toutefois, de manière ambivalente, de leur proximité réelle et revendiquée avec un univers
social et culturel proprement rural et populaire, qui est de l’autre essentiellement le fruit de
leur socialisation verticale, notamment familiale, et qui révèle au final toute la complexité de
la socialisation des adolescents ruraux contemporains.
Conclusion
Le succès de la catégorie symbolique de « rural » du côté des individus résidant au sein des
territoires ruraux contemporains, à la fois pour s’identifier et se classer au sein de l’espace
social, ne doit toutefois pas masquer sa polysémie. Force est en effet de constater qu’il existe
aujourd’hui une multitude de représentations associées à la ruralité qui ont tendance à
recouper les différents champs de la vie sociale (social, culturel, symbolique, résidentiel…).
Cependant, les différents sens attribués à cette catégorie apparaissent à de maints égards être
socialement situés, aussi bien du côté des adultes que des adolescents : Du côté des individus
appartenant aux classes moyennes et supérieures, plus largement dotés en ressources sociales
et culturelles, la catégorie de « rural » est simplement synonyme d’appartenance résidentielle
et à des réseaux relationnels localisés, le plus souvent électifs, ou encore le support d’une
24
Pour reprendre le terme de « braconnage » de Michel De Certeau (« L’invention du quotidien »,1980)
13
identité symbolique, partiellement mobilisée, qui comporte surtout une valeur distinctive25
.
Elle prend d’avantage, et de manière complémentaire, une dimension d’ethos du côté des
individus appartenant aux classes populaires : elle constitue en effet pour eux un support de
leur identité sociale, voire un medium qui vient synthétiser leur vision du monde social et la
place qu’ils y occupent. Ce processus doit sans doute être resitué dans le contexte de
brouillage, voire de disparition, des identités et des appartenances sociales, dans lequel le
territoire, dans ses composantes spatiales, sociales et culturelles, viendrait en quelque sorte se
substituer à la conscience sociale des individus. Il révèle surtout les transformations
importantes qui affectent aujourd’hui l’expérience et la vision du monde sociale des individus
appartenant aux classes populaires « stabilisées », ou encore au « bas » des classes moyennes,
et qui traduisent sans doute l’émergence d’une communauté de destins spécifique.
De la même manière, ces constats nous invitent à nous éloigner des visions trop
homogénéisantes de l’adolescence contemporaine, mais plutôt à la considérer dans ses
différentes composantes sociales, en même temps qu’à approfondir les analyses sur cette
frange spécifique, car majoritairement située dans un entre-deux social, que constitue la
jeunesse rurale. Il convient toutefois, en dernier ressort, de resituer ces processus dans le
contexte des nombreuses recompositions sociodémographiques qui caractérisent les territoires
ruraux depuis plusieurs années, particulièrement actifs dans les communes rurales
« périphériques » et relativement proches de l’urbain comme Bresson, et dans lesquelles le
territoire, du fait de la diversification sociale et de l’exacerbation des tensions entre différents
groupes sociaux qui s’y produisent, en vient de plus en plus à faire l’objet de luttes de
classement symbolique. Une piste de recherche complémentaire aurait ainsi tout intérêt à
s’intéresser à la signification et aux usages sociaux de la catégorie de « rural » dans des
territoires ruraux davantage isolés et homogènes, socialement et culturellement.
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ethnographiques, Paris : La découverte, 327 p.
Bourdieu, P. 1980, Questions de sociologie, Paris : Ed. de Minuit, 268 p.
25
A cet égard, la valorisation d’une « ruralité » du côté de ces individus ressemble à la manière dont les classes
supérieures progressistes urbaines peuvent valoriser la mixité sociale et ethnique de leurs quartiers (Tissot S., «
De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste », 2011).
14
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ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, n° 11, p 3-33.
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