« ici, c’est du rural ! » de l’efficacité du recours à la catégorie de « rural » chez des...

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1 « Ici, c’est du rural ! » De l’efficacité du recours à la catégorie de « rural » chez des habitants d’une commune francilienne. Julian Devaux, Docteur en sociologie, chercheur associé au LVMT (Laboratoire Ville Mobilité Transport) Alors que les débats sont encore aujourd’hui prégnants au sein de la sphère scientifique quant à la pertinence de la catégorie de « rural », lorsque certains lui renient même tout intérêt heuristique 1 , une étude ethnographique menée au sein d’une commune rurale située en Ile-de- France permet de révéler que celle-ci fait encore largement sens pour une majorité d’individus, voire constitue à maints égards un élément central de leur identité sociale. En effet, l’ethnographie que nous avons réalisée à Bresson 2 durant près de trois ans 3 (Cf. encadré méthodologique), auprès d’une vingtaine d’adolescents âgés de 11 à 19 ans ainsi que de nombreux adultes, a permis de constater que la catégorie de « rural » 4 était fortement mobilisée dans les rapports sociaux quotidiens et qu’elle avait une signification sociale importante. Le fait de lui prêter attention et de la considérer comme une véritable « catégorie indigène » (Beaud et Weber, 1997) nous permet dès lors de rendre compte de l’expérience sociale et de la vision du monde social de ces individus résidant en milieu rural, et notamment des effets que peuvent avoir les recompositions sociales et culturelles que connaissent les territoires ruraux ces dernières années sur celles-ci, tout en contribuant à définir la ruralité comme une véritable « catégorie de sens » (Rémy et Voyé, 2002), au-delà de la simple « catégorie spatiale ». En même temps, il s’agira de montrer que ce recours à la catégorie symbolique de « rural », au-delà des distinctions générationnelles, est en réalité surtout le fait d’une catégorie particulière de résidents, en l’occurrence ceux issus des classes populaires «établies » de la commune, contribuant ainsi à rendre compte des transformations de la sociographie et des rapports sociaux dans les campagnes rurales. Bresson est une commune d’environ 400 habitants, située dans le Sud-Ouest de la Seine-et- Marne, à la frontière avec le Loiret, et relativement isolée. Elle est à l’image de nombreuses communes rurales (Mischi et Renahy, 2008) majoritairement peuplée de catégories populaires, ouvrières et employées, et caractérisée par une surreprésentation d’agriculteurs et 1 Dans un monde qui serait devenu entièrement urbain (Weber M., L’urbain sans lieux ni bornes, 1996 ; Lévy J., « Les territoires ruraux seront urbains (ou ne seront pas) », Conférence au 20èmes controverses de Marciac.) 2 L’ensemble des noms de lieux et de personnes ont été ici changés afin d’en garantir l’anonymat . 3 Dans le cadre de notre travail de thèse qui porte sur les mobilités quotidiennes et les manières d’habiter d’adolescents résidant en milieu rural. 4 Le succès du recours à la catégorie de « rural » en comparaison des termes de « campagne » ou de « village », est sans doute pour une partie liée à un biais dans l’enquête, étant donné que l’enquêteur a lui -même privilégié ce terme au cours des entretiens. Néanmoins, le recours à l’observation part icipante a permis de révéler que ce terme avait une réelle efficacité, tant il est ressorti des nombreuses conversations informelles que nous avons pu tenir.

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« Ici, c’est du rural ! » De l’efficacité du recours à la catégorie de « rural » chez des habitants

d’une commune francilienne.

Julian Devaux, Docteur en sociologie, chercheur associé au LVMT (Laboratoire Ville Mobilité

Transport)

Alors que les débats sont encore aujourd’hui prégnants au sein de la sphère scientifique

quant à la pertinence de la catégorie de « rural », lorsque certains lui renient même tout intérêt

heuristique1, une étude ethnographique menée au sein d’une commune rurale située en Ile-de-

France permet de révéler que celle-ci fait encore largement sens pour une majorité

d’individus, voire constitue à maints égards un élément central de leur identité sociale. En

effet, l’ethnographie que nous avons réalisée à Bresson2 durant près de trois ans

3 (Cf. encadré

méthodologique), auprès d’une vingtaine d’adolescents âgés de 11 à 19 ans ainsi que de

nombreux adultes, a permis de constater que la catégorie de « rural »4 était fortement

mobilisée dans les rapports sociaux quotidiens et qu’elle avait une signification sociale

importante. Le fait de lui prêter attention et de la considérer comme une véritable « catégorie

indigène » (Beaud et Weber, 1997) nous permet dès lors de rendre compte de l’expérience

sociale et de la vision du monde social de ces individus résidant en milieu rural, et notamment

des effets que peuvent avoir les recompositions sociales et culturelles que connaissent les

territoires ruraux ces dernières années sur celles-ci, tout en contribuant à définir la ruralité

comme une véritable « catégorie de sens » (Rémy et Voyé, 2002), au-delà de la simple

« catégorie spatiale ». En même temps, il s’agira de montrer que ce recours à la catégorie

symbolique de « rural », au-delà des distinctions générationnelles, est en réalité surtout le fait

d’une catégorie particulière de résidents, en l’occurrence ceux issus des classes populaires

«établies » de la commune, contribuant ainsi à rendre compte des transformations de la

sociographie et des rapports sociaux dans les campagnes rurales.

Bresson est une commune d’environ 400 habitants, située dans le Sud-Ouest de la Seine-et-

Marne, à la frontière avec le Loiret, et relativement isolée. Elle est à l’image de nombreuses

communes rurales (Mischi et Renahy, 2008) majoritairement peuplée de catégories

populaires, ouvrières et employées, et caractérisée par une surreprésentation d’agriculteurs et

1 Dans un monde qui serait devenu entièrement urbain (Weber M., L’urbain sans lieux ni bornes, 1996 ; Lévy J.,

« Les territoires ruraux seront urbains (ou ne seront pas) », Conférence au 20èmes controverses de Marciac.) 2 L’ensemble des noms de lieux et de personnes ont été ici changés afin d’en garantir l’anonymat.

3 Dans le cadre de notre travail de thèse qui porte sur les mobilités quotidiennes et les manières d’habiter

d’adolescents résidant en milieu rural. 4

Le succès du recours à la catégorie de « rural » en comparaison des termes de « campagne » ou de « village »,

est sans doute pour une partie liée à un biais dans l’enquête, étant donné que l’enquêteur a lui-même privilégié ce

terme au cours des entretiens. Néanmoins, le recours à l’observation participante a permis de révéler que ce

terme avait une réelle efficacité, tant il est ressorti des nombreuses conversations informelles que nous avons pu

tenir.

2

d’artisans. Néanmoins, elle connaît, depuis deux décennies environ, un processus de

périurbanisation avec l’installation de ménages « extérieurs », pour une partie issus de classes

moyennes, pour l’autre de catégories populaires « marginalisées »5, ce qui a tendance à

influencer sur les modes de coexistence et d’appartenances locales.

Encadré Méthodologique

L’enquête ethnographique réalisée à Bresson a cherché à privilégier une combinaison de

différentes méthodes de recueil des données :

- En premier lieu, des entretiens semi-directifs ont été menés avec les adolescents ainsi

qu’avec une dizaine d’adultes résidant dans la commune, pour l’essentiel des membres

d’associations et d’institutions locales ou plus simplement des parents. Par ailleurs, nous

avons choisi de réaliser avec certains des adolescents des « entretiens ethnographiques »

c’est-à-dire répétés et espacés dans le temps ;

- En parallèle, nous avons réalisé de l’observation participante auprès d’une dizaine de

ces adolescents, de manière hebdomadaire et durant près de deux ans, au sein d’une

association locale, dans le cadre d’une activité de loisirs encadrée (« un atelier vidéo »);

- Nous avons plus généralement privilégié la méthode de la « participation

observante »6 au sein du groupe résidentiel, en étant régulièrement présent au sein de la

commune en tant que bénévole au sein d’une association locale, ce qui nous a permis de

côtoyer et de tenir des conversations informelles avec nombres de résidents, adolescents

comme adultes ;

De l’appartenance locale à l’ethos

Nous avons été constamment confrontés au cours de notre enquête à la mise en avant d’une

identité « rurale », notamment de la part de nombreux adultes, lorsqu’ils nous affirmaient au

cours des discussions informelles et entretiens à propos de leur commune : « Ici c’est du rural,

tout le monde se connaît » ou « Ici, on est dans le rural tu verras, on est une des dernières

communes rurales en Ile-de France » ou encore « A Bresson, la plupart des gens, c’est encore

des ruraux ». Cette revendication s’exprime dans une autre mesure de manière

institutionnalisée, au travers des nombreuses associations de la commune (le « foyer

rural », « l’Association de sauvegarde du patrimoine rural de la commune », « l’Association

de défense de l’école rurale »7…) qui font explicitement référence dans leurs appellations à la

5 C’est-à-dire les ménages, pour l’essentiel d’origine ouvrière et employée, caractérisés par une certaine

vulnérabilité économique et professionnelle. L’emploi du terme « marginalisées » renvoie notamment à l’échelle

locale et permet de montrer comment ces catégories peuvent également être dominées socialement sur la scène

résidentielle. 6 Soulé, B. « Observation participante ou participation observante ? Usages et justification de la notion de

participation observante en sciences sociales », Recherches qualitatives, n° 27, 2007. 7 Qui a été créée face à la menace de fermeture d’une classe au sein de l’école primaire communale

3

symbolique de la ruralité. Cette mise en avant d’une identité rurale permet en réalité d’abord à

tout à chacun d’exprimer son appartenance locale et de réaffirmer son attachement au groupe

résidentiel, en passant par la référence à sa commune. C’est par exemple le cas au sein du

foyer rural où la référence à la ruralité constitue d’abord un moyen pour les adhérents et

bénévoles de survaloriser leur autochtonie8 et leur investissement envers le groupe local,

davantage qu’un référent des actions et des activités qui y sont menées, qui sont

essentiellement de nature culturelles et ludiques et destinées aux enfants et adolescents de la

commune. Elle devient en particulier un moyen pour les anciens résidents de la commune,

comme Thierry, un « natif » de Bresson résidant dorénavant dans une commune périurbaine

située à une quinzaine de kilomètres, de conserver un lien symbolique avec le groupe

résidentiel et la localité :

« Moi le fait de m’investir au foyer rural, c’est surtout pour continuer à venir voir les gens d’ici, de pouvoir

discuter et me tenir au courant, parce que j’ai longtemps habité à Bresson. Je me sens encore d’ici en fait, même

si j’y réside plus. Puis voilà, le foyer, c’est un lieu de vie, c’est important de continuer à le faire vivre, et ça les

gens qui résident depuis longtemps à Bresson, ils le comprennent, parce que avant c’était un café ici où les gens

se retrouvaient. Bon, maintenant, on y organise des activités, mais le principe c’est le même, de continuer à créer

du lien entre les gens de la commune »

Extrait d’une discussion informelle avec Thierry

La mise en avant de cette identité « rurale » s’appuie en réalité fortement sur la symbolique

de la « communauté rurale » qui est particulièrement opérante pour les résidents, lorsqu’ils

insistent exagérément sur l’interconnaissance et les sociabilités locales qui structurent la vie

quotidienne de la commune, d’autant plus lorsqu’ils sont en présence de personnes

« extérieures ». A cet égard, on ne peut comprendre le succès au sein de la commune du foyer

rural et de « Vivre à Bresson », deux des associations qui se consacrent le plus à organiser et

« maintenir » les sociabilités sur la scène locale autour de pratiques culturelles et de loisirs

(tarot, lotos populaires, projections de films, organisation de soirées-débats…), que parce

qu’elles contribuent à alimenter ce sentiment de « communauté » en même temps qu’à lutter

contre le risque pour la commune de devenir progressivement un « non-lieu »9 (Augé, 1992),

sentiment qui est présent chez une majorité de résidents. Cette référence quotidienne à la

catégorie de « rural » doit ainsi, dans une autre mesure, être reliée au processus de

périurbanisation que connaît la commune depuis plusieurs années, car elle ne semble

fonctionner que dans l’opposition systématique et symbolique à l’urbain et aux menaces pour

le groupe local qui y sont associées (« arrivée » de la délinquance, désertification

fonctionnelle, transformation de la commune en « village-dortoir »…). Autrement dit, à

Bresson, le « rural » ne s’affirme que dans la relation à « l’urbain » et en particulier à son

8 C’est-à-dire pour les résidents, le fait de pouvoir se réclamer comme étant d’ « ici » (Papinot, « La construction

de l’autochtonie », dans Guillaume P. [dir.], Les solidarités 2. Du terroir à l'État. Colloque de Bordeaux, 20-

21 juin 2002, 2003) 9 C’est-à-dire un lieu caractérisé par une absence de relations et d’identité.

4

environnement extra-local périurbain10

. C’est ce qui ressort fortement des propos de Mme

Cormier, première adjointe au maire, et agricultrice retraitée de la commune :

« C’est important que ça reste du rural Bresson, qu’il y ait encore une vie locale et que les gens continuent à

se connaître et à se côtoyer. Faut pas qu’on devienne un village-dortoir comme Bunnoy ou Vaucresson [ndlr :

deux villages voisins de Bresson] où il n’y a plus aucune association et où les gens se clôturent. D’ailleurs y’a

pas mal de gens de là-bas, surtout des anciens, qui en ont marre et qui viennent dans nos associations parce que

là-bas, il n’y a plus rien, je veux dire il n’y a plus de relations entre les gens. C’est pareil pour les commerces, ça

fait des années que je me bats pour qu’on conserve des petits commerces ici. C’est important pour des p’tites

communes rurales comme les nôtres sinon on disparaît »

Extrait d’entretien avec Mme Cormier

Mais cette mise en avant d’une identité rurale comporte indéniablement, et de manière

complémentaire, une dimension sociale, notamment lorsqu’elle est le fait des ménages issus

des classes populaires « stabilisées »11

de la commune, chez qui elle est plus spécifiquement

associée à une revendication de la spécificité d’un style de vie « populaire » et « rural » ainsi

qu’à une référence à une « morale populaire » (Hoggart, 1976 ; Weber, 1989). C’est ce que

nous avons pu constater lorsque nous avons participé à un tournoi de football organisé par une

association locale, au cours duquel étaient présents une majorité de jeunes hommes de la

commune, mais aussi un groupe de jeunes originaires d’une « cité populaire » d’une ville

voisine, ce qui a eu pour effet d’aviver quelques tensions et de réactiver l’opposition

symbolique entre « rural » et « urbain ». Ces derniers se sont faits assez fortement stigmatisés

tout au long de la journée, à cause de leurs comportements et en particulier de leur style de

jeu12

, au point que Philippe, une figure locale13

, leur déclare ceci suite à un accrochage :

« Ici c’est du rural, vous comprenez? c’est un p’tit village où tout le monde se connaît et se respecte et où il

n’y a pas de problème ! vous êtes pas dans votre cité ici, ici ya pas de caïds. Les gars comme vous on en veut

pas! Du rural ok ?».

10

Raison pour laquelle le terme de « rural » est particulièrement efficace en comparaison d’autres catégories

comme « campagne », « nature » ou encore « village ». 11

Pour reprendre la dichotomie entre « established » et « outsiders » proposée par Norbert Elias et John L.

Scotson (1997). Le terme permet de désigner les ménages populaires, essentiellement d’origine employée,

artisane ou encore ouvrière de la commune, qui sont d’un côté dominés socialement et professionnellement, et

en particulier éloignés des ressources culturelles les plus légitimes, mais qui se caractérisent d’un autre côté par

une assise économique (et souvent patrimoniale) relativement solide. Il comporte également une dimension

territoriale et permet de désigner les ménages qui disposent d’un « capital d’autochtonie », c’est-à-dire d’un

ensemble de ressources sociales et symboliques localisées (Retière, 2003). 12

Maxime Travert a montré comment les « footballeurs de cité » sont, dans leur jeu, spécifiquement à la

recherche de l’exploit technique et de la prouesse personnelle en vue d’une reconnaissance avant tout

individuelle (Travers M., « Le football de pied d’immeuble. Une pratique singulière au cœur d’une cité

populaire », Ethnologie française, 1997) 13

Un artisan anciennement implanté dans la commune et par ailleurs membre de plusieurs associations de la

commune.

5

Mais cette exacerbation du terme de « rural » du côté de cette catégorie de ménages prend

en réalité le plus souvent corps à l’intérieur de la configuration socio-résidentielle de Bresson.

Elle s’exprime en particulier au travers d’une stigmatisation assez forte des ménages issus des

classes populaires « marginalisées » de la commune, notamment à propos de leurs stratégies

éducatives14

et plus largement de leur style de vie. Ces dernières, souvent « hétérochtones » et

originaires de l’agglomération parisienne15

, sont systématiquement renvoyées à « l’urbain » et

ainsi symboliquement exclues du groupe résidentiel. Leur style de vie est jugé trop dissonant

par rapport à celui des familles « établies », tandis que leur manque d’investissement dans les

associations et plus généralement dans les sociabilités locales, condition nécessaire pour être

reconnu comme étant « d’ici » (Sencébé 2004), est pointé du doigt :

« Vous savez ici c’est du rural, donc on aime bien la tranquillité. Le problème c’est que ceux qui s’installent

ici ils ne comprennent pas ça, du coup ça crée un décalage, vraiment ! […] En fait, on a de plus en plus de « cas

socs » qui habitaient avant en cité, et ça on avait pas avant. Regardez ceux qui se sont installés à côté de l’église

comment ils s’occupent de leurs gamins… et donc c’est plus gérable ! Et ça affecte la vie d’une commune rurale

comme la nôtre ! De toute façon, il faut savoir ce qu’on veut, rester une commune rurale ou pas !»

Extrait d’entretien avec Mr Coismay, Maire de la commune.

Cette stigmatisation de « l’urbain » à l’échelle locale est ainsi surtout destinée aux catégories

populaires « marginalisées » tandis que les classes moyennes et supérieures visées le sont

davantage à l’extérieur et à une échelle géographique plus large, au travers notamment de la

figure souvent exagérée16

des « Parisiens ». Néanmoins, elle peut faire référence à certains de

ces ménages de la commune, très peu insérés dans le tissu social local et au mode de vie

davantage décliné à l’échelle métropolitaine, qui participent souvent d’un processus de

gentrification rurale (Perrenoud, 2008), et qui contribuent eux aussi à déstabiliser l’entre-soi

populaire de la commune. C’est ce que nous a exprimé Jean-Pierre, un agriculteur et

conseiller municipal :

« Le problème de Bresson c’est aussi tous ces Parisiens qui viennent peu à peu s’installer. Ils sont sympas,

c’est pas le problème… ils rachètent des anciennes fermes puis ils les retapent donc ça fait marcher les artisans

d’ici. Regardez par exemple les Macé avec leur baraque. Eux, on était contents quand ils se sont installés par

rapport à l’école, parce qu’ils avaient des gamins. Mais après, ils en ont rien à faire de la commune, de ce qui s’y

passe, des ruraux comme nous (soupir)… On les voit jamais à part au vide grenier. Mais après ils se gênent pas,

c’est toujours les premiers à venir nous voir à la mairie quand il y a un souci ou pour nous demander un service.

Après c’est juste « bonjour, au revoir », on va jamais les croiser dans les associations ou quoi que ce soit. Du

14

Cela rejoint ce que Claire Calogirou avait déjà montré à propos d’une cité d’habitat populaire dans les années

1990, en l’occurrence comment la critique des jeunes et des carences éducatives parentales sont un moyen

efficace pour certaines familles de se distinguer des ménages les plus modestes et de se surclasser au sein de

l’espace résidentiel (Calogirou, C. Sauver son honneur. Rapports sociaux en milieu urbain défavorisé, 1989) 15

Nombre d’entre elles se trouvent dans une logique résidentielle de « préservation », étant à la recherche d’un

cadre de vie agréable après avoir résidé en contexte urbain « défavorisé » (Sencébé et Lepicier, 2008), ou à

l’inverse en situation de déclassement résidentiel, du fait du contexte de prix des loyers particulièrement élevés

en région parisienne. 16

Dans le sens où elle devient généralisée à l’ensemble des ménages originaires de l’agglomération parisienne.

6

coup, au final avec eux, on a pas vraiment de relations. Donc c’est ça le problème, ici c’est du rural donc il faut

qu’on continue à avoir du lien entre les gens, que les voisins se côtoient et s’entraident. »

Extrait d’entretien avec Jean-Pierre

La catégorie de « rural » constitue ainsi en quelque sorte pour ces catégories populaires

« établies » un véritable ethos, c’est-à-dire une manière de se représenter et de se positionner

au sein de l’espace social (Bourdieu, 1980). Son efficacité à Bresson illustre en particulier la

tripartition de la conscience du monde social propre aux classes populaires contemporaines

récemment mise en évidence par Olivier Schwartz (Schwartz, 2009) : Sa référence permet en

effet aux individus de se distinguer de ceux qui viennent « d’en haut », en même temps que

des catégories les plus marginalisées (« ceux d’en bas »), toutes les deux bien souvent

côtoyées au quotidien sur la scène locale et conjointement renvoyées à « l’urbain ». Son

succès met plus précisément au jour l’ambivalence des représentations sociales de ces

catégories populaires « stabilisées » et peut se lire à deux échelles différentes: elle exprime

d’un côté le sentiment d’établissement de ces ménages sur la scène locale, à l’intérieur de

laquelle ils sont majoritaires et parviennent à « donner le ton »17

, du point de vue de leur

morale et de leur style de vie ; de l’autre, elle met au jour leur sentiment d’insécurité à une

échelle géographique et sociale plus large, notamment leurs inquiétudes en ce qui concerne

leur insertion économique et professionnelle ainsi que leurs perspectives de mobilité sociale

intergénérationnelle.

Il procède dans une autre mesure d’un certain processus de spatialisation de la question

sociale, et en particulier de la conscience sociale des individus, déjà mise en évidence dans

une autre mesure par certains autres auteurs ces dernières années (Poupeau et Tissot, 2005) :

On voit en effet comment une catégorie spatiale peut devenir pour certaines catégories

d’individus le support de leur identité sociale, ou du moins leur permet de la symboliser : le

« rural » constitue ainsi pour ces individus une catégorie à laquelle est associée un certain

nombre de traits et de valeurs socialement situés, à l’heure où on parle d’une disparition des

classes sociales et où on assiste à des transformations importantes de la conscience de classe

des catégories populaires. Il convient enfin de souligner les effets des recompositions

sociographiques des campagnes rurales « périphériques » ces dernières années, en

l’occurrence la diversification sociale et en particulier la prolétarisation de fractions

importantes de ses populations, sur les formes d’appartenances sociales et locales des

individus, par ailleurs alimentées par le contexte rural et les rapports sociaux spécifiques qu’il

induit : Les faibles densités ainsi que l’interconnaissance résidentielle favorisent en effet une

cristallisation des rapports sociaux selon une logique de la proximité spatiale et de la distance

sociale (Chamboredon et Lemaire 1970) qui devient des plus exacerbée. Les communes

rurales, bien que caractérisées par une forte assise populaire, sont aussi des lieux d’une grande

diversité sociale, de par l’hétérogénéité des profils et des trajectoires des ménages, qui induit

une forte conflictualité au quotidien.

17

Pour reprendre l’expression de J-C. Chamboredon et M.Lemaire « Proximité spatiale et distance sociale. Les

grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, 1970.

7

Espace social de la jeunesse et dissonances culturelles

On retrouve sensiblement les mêmes logiques du côté des jeunes de la commune auprès

desquels nous avons enquêté, chez lesquels s’exprime toutefois l’influence de leur

appartenance et de leur socialisation générationnelles. Nous avons en effet été surpris, tout au

long de l’enquête, par leur identification assez forte à la catégorie symbolique des « jeunes

ruraux », lors des entretiens et des discussions informelles que nous avons pu avoir avec eux.

De la même manière, nous avons pu retrouver cette référence, de manière plus ou moins

directe, au travers des paroles des chansons du groupe de rap que certains des adolescents de

la commune ont formé, et dans lesquelles était fortement valorisée cette identité « rurale »,

souvent au travers de la référence à leur localité et par analogie aux groupes de rap issus des

quartiers populaires urbains qui ont l’habitude de mettre en avant leurs identités urbaines

(Guillard, 2012) : « Nous les jeunes du 7718

», « On vient de Bresson, et on en est fiers». Cette

valorisation procède d’abord chez eux d’un sentiment d’appartenance résidentielle, avant tout

de nature relationnelle (« Nous, les jeunes de Bresson »), qui témoigne de la place centrale

des sociabilités de proximité chez ces jeunes d’origine populaire. Elle passe de manière

complémentaire le plus souvent par un renversement de l’effet de légitimité résidentielle

(Gilbert, 2012), en l’occurrence par leur affirmation de leur fierté de résider dans un village de

petite taille, isolé et dépourvu de toute offre fonctionnelle et culturelle, à rebours du

conformisme de la culture adolescente contemporaine qui a tendance à fortement valoriser les

consommations culturelles de masse (Galland, 2008 ; Pasquier, 2007) et plus largement

l’urbanité:

«La plupart des jeunes d’ici ils vont te dire qu’ils aiment bien habiter à Bresson, même s’ils vont pas

forcément l’assumer au bahut. En même temps, quand tu regardes Facebook, la plupart d’entre nous, on a mis

qu’on habitait Bresson, sans problème, on a même crée un groupe Bresson (rires).Parce que même si ya rien à

faire ici, que la plupart du temps c’est un peu mort, on se sent tous d’ici, parce qu’on a la plupart de nos amis ici

et qu’on passe une grande partie de notre temps à traîner ensemble dans le coin. Donc après c’est sûr, nous les

jeunes des campagnes, on sait qu’on peut pas forcément faire tout ce que font les jeunes de notre âge mais après

on a plein d’autres avantages que ceux qui habitent en ville n’auront jamais. »

Extrait d’entretien avec Cassandra (15 ans)

Toutefois, de la même manière que pour les adultes, la survalorisation d’une appartenance

rurale peut fonctionner pour certains d’entre eux comme une véritable « conscience du monde

social », ou du moins plus spécifiquement du groupe social de la jeunesse et de la place qu’ils

y occupent : elle permet dans la plupart des cas de se distinguer de leurs homologues urbains

issus des classes moyennes et supérieures en même temps que des « jeunes des cités» ou des

« cailleras », deux catégories qui sont fortement repoussoirs pour eux, en particulier du côté

18

La Seine-et Marne, au moins de leur point de vue, étant considéré comme un département « rural » en

comparaison des autres départements franciliens.

8

des garçons d’origine populaire et autochtone19

de la commune. Leur revendication s’exprime

le plus souvent par un « retournement de stigmate » (Gruel, 1985) et met en évidence les

spécificités d’une honorabilité populaire masculine en milieu rural. C’est ce qui ressort

notamment des propos de Mathieu, qui est le fils d’un artisan maçon de la commune :

« Après, on habite dans une p’tite commune rurale, faut assumer ce qu’on est. Quand on se fait souvent

traiter de « bouzeux » ou de « campagnards » au lycée, moi ça me dérange pas, j’assume, surtout quand je vois

les « petits bourges » du lycée, j’ai pas envie de leur ressembler. Mais c’est pareil avec les « cailleras », parce

que yen a pas mal qui viennent de cités. Avec eux, on ne se parle jamais, ou très rarement, parce qu’on est trop

différents. De toute façon, ils s’y croient trop et ils nous captent pas, nous les jeunes des campagnes »

Extrait d’entretien avec Mathieu, 16 ans.

Le recours à cette catégorie de « rural » du côté de ces adolescents pour s’identifier, et la

représentation sociale spécifique qui lui est associée, permet ainsi de rendre compte, de

manière générale, d’un groupe social de l’adolescence qui est particulièrement clivé, à rebours

des représentations mises en avant par nombre de sociologues de la jeunesse (Galland, 2008 ;

De Singly, 2006). En effet, de la même manière que pour les adultes, le territoire vient en

quelque sorte jouer pour ces adolescents le rôle de médiateur et ainsi se substituer à leur

conscience sociale. Il devient un critère pour se représenter et se situer par rapport aux autres

jeunes, d’autant plus efficace que la culture adolescente contemporaine favorise ces formes de

classement et de différenciation entre individus au travers de l’identification à des groupes de

références (Pasquier, 2006 ; Metton-Gayon, 2009). A cet égard, il est intéressant de noter

comment certains d’entre eux en viennent à survaloriser ou à exagérer des pratiques

culturelles, typiquement populaires et rurales, devant l’enquêteur et leurs pairs, ce qui leur

permet de se distinguer symboliquement du groupe social de l’adolescence et en particulier

des individus côtoyés sur la scène scolaire d’origine urbaine :

« Après il y en a beaucoup qui pensent que c’est ringard, mais moi je m’en cache pas : ça m’arrive souvent

d’aller à la pèche, avec mon père et mon cousin, enfin c’est plutôt en famille. On va du côté de Bunneau [ndrl :

une commune voisine de Bresson] le plus souvent, y’a des coins par là. Et même si je pouvais y aller plus

souvent je le ferai, mais après je trouve pas forcément de personnes pour venir avec moi. En fait, je sais que ya

pas mal de gars d’ici qui pratiquent mais après le problème c’est qu’ils vont pas forcément assumer devant les

autres. Au contraire, je pense c’est plutôt valorisant, ça permet de passer de bons moments, d’échanger avec les

autres, et de bien connaitre la nature, au lieu de rester devant son ordi tout seul quoi ! C’est pareil pour la chasse,

parce que je compte bientôt passer mon permis, c’est avant tout quelque chose de convivial. Après c’est sûr que

ça peut faire bizarre quand les autres vont dire qu’ils font du foot ou du basket le week-end et toi tu vas dire que

t’as été à la chasse (rires) mais fait assume, au moins je suis pas comme les autres ! »

Extrait d’entretien avec Maxime, 17 ans

19

C’est-à-dire qui sont issus de familles anciennement implantés dans la commune et/ou qui disposent de

ressources sociales et symboliques au sein de la commune.

9

Néanmoins, cette identité résidentielle peut, dans certains cas, entrer en conflit avec

l’identité sociale des adolescents. La valorisation d’une appartenance locale peut en effet aller

de pair avec des processus d’identification à des « groupes de références »20

(Dubar, 2010)

juvéniles d’origine urbaine, ce qui peut faire naître des formes de dissonance chez certains

jeunes qui vont se revendiquer d’une double identité, « rurale » et « urbaine ». A partir d’un

certain âge, la fréquentation des sociabilités locales, souvent côtoyées dès l’enfance, entre

chez certains d’entre eux progressivement en opposition avec leurs aspirations sociales et

résidentielles à l’âge adulte, en particulier du côté du pôle des adolescents issus des familles

appartenant aux classes moyennes de la commune. L’adolescence, et en particulier l’entrée au

lycée, apparaît en effet comme un âge charnière dans la différenciation des parcours sociaux

et résidentiels des individus (Devaux, 2013 ; Arrighi, 2004). Les processus d’identification

symboliques à des groupes de références urbains s’inscrivent en réalité dès 15-16 ans dans les

perspectives de mobilité géographique (et en particulier de migration urbaine) qui se

conjuguent aux ambitions scolaires et sociales des adolescents. La catégorie de « rural » perd

ainsi chez cette catégorie d’adolescents sa connotation sociale pour devenir simplement

synonyme d’appartenance résidentielle, comme nous l’exprime Coralie, une adolescente issue

d’un ménage de « petites » classes moyennes21

de la commune :

« Je continue à garder des amis ici donc je me sens encore comme une jeune de Bresson mais en même temps

je les fréquente de moins en moins. Par exemple on continue à se voir avec Cassandra et Lucie, parce qu’on se

connait depuis longtemps, mais après c’est tout. En fait, c’est depuis que je suis entrée au lycée. Ça a beaucoup

changé les choses, ça m’a permis de rencontrer d’autres personnes que ceux de Bresson et avec qui j’ai plus de

choses en commun on va dire, tu vois au niveau des discussions ou des intérêts. En fait, ça m’a permis de me

rendre compte que j’avais pas forcément les mêmes préoccupations que les jeunes d’ici, puis pas les mêmes

projets aussi. Donc des fois, je me sens plus proche des jeunes qu’habitent en ville […] Parce que moi, j’ai envie

de continuer mes études plus tard par exemple. Enfin, j’ai pas envie de rester ici, je me vois plutôt sur Paris ou

dans une grande ville quoi. En tout cas je sais que j’habiterai en ville et que je resterai pas ici (rires) même si en

même temps je me sens comme une fille rurale parce que j’ai grandi ici et que j’ai encore pleins d’amis »

Extrait d’entretien avec Coralie, 16 ans

La revendication de cette double identité révèle dans une autre mesure bien souvent

l’existence de formes importantes de dissonances culturelles (Lahire, 2006) chez certains de

ces adolescents, perceptibles au travers de leurs capacités à composer avec différentes types

de sociabilités. Nombre d’entre eux démontrent en effet une aisance à fréquenter aussi bien

des sociabilités locales sur un mode populaire que des sociabilités extérieures et d’origine

urbaine en compagnie desquelles entrent en vigueur d’autres normes et valeurs, davantage

issues de la culture adolescente propre aux classes moyennes. C’est ce qu’on peut par

exemple ressentir chez Quentin, un adolescent issu d’un ménage de professions intermédiaires

de la commune, qui a grandi au sein de la commune :

20

Claude Dubar, reprenant H.Hyman (1942), distingue le « groupe d’appartenance » d’un individu, en

l’occurrence celui auquel il appartient objectivement, de son « groupe de référence », c’est-à-dire celui auquel il

s’identifie et en adopte progressivement les codes, attitudes et valeurs. 21

Son père étant commercial et sa mère employée administrative.

10

« En fait je suis pas forcément le même avec les autres ici qu’avec ceux du lycée. Je sais qu’ici avec mes

potes ça va plus être la déconne entre nous, on va être plus vulgaire on va dire (rires)… Enfin on va plus se

vanner entre nous tu vois, parce que c’est comme ça qu’on se marre le plus, enfin qu’on aime bien être entre

nous quoi. Puis même quand on se retrouve, on se « check »22

tout le temps, on fait genre, alors que ça je le ferai

jamais avec mes amis de Fontainebleau, ils se foutraient trop de moi (rires). Avec eux, je parle autrement, on a

d’autres sujets de conversation, disons qu’ils sont un peu plus ouverts. Puis même au niveau du style, je

m’habille pas forcément pareil. Tu vois ici je fais pas forcément des efforts, c’est tout le temps survêt et sweat-

shirt. En fait ici ça fait « style » mais ça fait tout de suite « boloss » dès que tu sors de Bresson (rires) »

Entretien avec Quentin (18 ans)

Cette complexité se trouve d’autant plus accentuée lorsque le recours à ces catégories, de

« rural » ou d’« urbain », peut dans une autre mesure procéder de la revendication

d’appartenances à des sous-cultures juvéniles spécifiques de la part de certains adolescents, en

particulier du côté de ceux issus des classes populaires « marginalisées », ou bien encore de

certains autres des classes moyennes d’origine urbaine de la commune. On peut à cet égard

citer le cas de David (15 ans) qui, ayant grandi au sein de la commune, a toujours fortement

mis en avant son appartenance au groupe local de l’adolescence et ainsi son identité

« rurale », mais qui peut simultanément revendiquer une appartenance à une culture « hip-

hop » (Faure et Garcia, 2005) et de fait se rattacher, dans une certaine mesure, à une identité

« urbaine ». On a pu la dénoter au travers de son goût affiché pour des pratiques culturelles

spécifiques telles que le rap ou certains sports comme le basket23

, qu’il partage

essentiellement avec ses pairs fréquentés sur la scène scolaire, ou encore du style

vestimentaire qu’il adopte au quotidien, éléments qui comportent chez lui avant tout une

fonction de distinction vis-à-vis des autres jeunes de l’espace local :

« Moi je me sens comme un jeune de Bresson, ça me dérange pas d’habiter dans un p’tit village comme ça,

mais après ça empêche pas d’être ouvert je pense par rapport à certains jeunes d’ici, enfin qui sont un peu trop

renfermés sur eux-mêmes et qui vont pas forcément apprécier les jeunes qui habitent en ville. Après je sais que

ça peut paraître bizarre d’habiter dans le rural et de s’habiller comme les jeunes des cités et d’écouter du rap

(rires). Le problème ici c’est que dès que t’es pas trop comme eux ils commencent à te critiquer, comment tu

t’habilles, ils vont tout de suite te prendre pour une racaille… mais après j’assume et ça ne m’empêche pas de

continuer à les fréquenter. En fait, on a pas forcément la même mentalité, les mêmes passions, donc c’est pour ça

aussi on se voit plus forcément comme avant »

Extrait d’entretien avec David

22

Se taper les poings ou la paume des mains pour se saluer. 23

David Sudre a par exemple montré les liens existants entre la pratique du basket-ball et la culture hip-hop chez

nombre de jeunes résidant dans des banlieues populaires parisiennes, notamment autour de ce que Todd Boyd

appelle le « hip-hop ball », c’est-à-dire une manière de pratiquer ce sport alliant culture basket et culture hip-hop

(Sudre, D. « Être« Cain-ri ». L’appropriation du basket américain en banlieue parisienne », Terrain [En ligne],

n° 62, 2014)

11

L’attrait de David pour cette sous-culture juvénile spécifique permet ainsi de mettre en

évidence la circulation, comme ailleurs, des cultures populaires urbaines à l’intérieur des

campagnes rurales, et leur appropriation par une partie des jeunes qui y réside. Plus

généralement, il est intéressant de saisir les différents référents culturels, souvent juvéniles,

qui traversent la jeunesse rurale aujourd’hui mais qui recoupent bien souvent les

appartenances sociales et trajectoires résidentielles des adolescents. Chez David, l’attrait pour

la culture « hip-hop » procède avant tout de sa trajectoire résidentielle mais met aussi en

lumière l’appropriation d’un type de masculinité exogène, qui repose sur d’autres normes et

manières d’être qui entrent parfois en conflit avec les formes d’honorabilité masculines

populaires qui ont trait en milieu rural. En réalité, David a adopté les codes de ce qu’on

pourrait appeler une version « esthétisée » de la culture hip-hop. Il développe en effet un

certain attrait pour la présentation de soi et porte attention à son style, notamment

vestimentaire, ce qui conduit nombre de garçons de la commune à exprimer des critiques à

son égard, sur le mode de l’embourgeoisement, lui reprochant ainsi de « trop se la raconter »

ou encore « de trop se la jouer », ou à l’inverse le renvoyant (paradoxalement), du fait de cette

attention portée à soi, à une certaine féminité :

« Nan mais David des fois il abuse, regarde comment il s’habille. On dirait un rappeur (rires). Nan mais le

problème c’est qu’il s’y croit un peu trop, il fait trop attention à lui, à ce qu’il porte… comme si c’était

important. Des fois j’ai l’impression qu’il fait plus attention à ce qu’il porte que ma sœur (rires) […] En fait il a

besoin de se montrer mais après voilà, nous on est pas comme ça ici […] Voilà, moi je dis on habite à Bresson

hein, pas à Paris, donc ça sert à rien de s’y croire comme ça »

Extrait d’entretien avec Ludovic

Cette attitude de la part du pôle autochtone et populaire des garçons de la commune à l’égard

de David révèle de manière ambivalente une certaine démonétisation de leur forme

d’honorabilité masculine. Certains d’entre eux en viennent en effet à exprimer le sentiment

qu’une partie des manières d’être et d’agir qu’ils ont intériorisées durant l’enfance et au début

de l’adolescence, et donc de leur identité, est dévalorisée à l’intérieur de l’espace social de

l’adolescence. Elle met en réalité plus largement en jeu la construction des relations à l’autre

sexe et la place occupée au sein du marché des relations amoureuses, qui constituent deux

éléments importants de la construction de soi et du rapport au monde des individus à la fin de

l’adolescence (Moulin, 2005), tel que peut l’exprimer Ludovic :

« De toute façon, les jeunes comme nous, on le sait très bien qu’on est pas forcément les plus populaires, les

plus stylés. Il y en a pas mal qui se font plaisir à nous traiter de « bouseux ». En fait, c’est surtout au moment du

collège que tu comprends ça parce qu’à l’école ici, on s’en rendait pas compte, on était entre nous. Après voilà

les filles elles ont tendance à s’intéresser à d’autres garçons quoi (rires). En fait ici, ça va, on fait les malins entre

nous, surtout avec les filles, mais dès qu’on sort d’ici, c’est un peu plus compliqué pour nous. Même moi je sais

que dans ma façon de parler, je vais faire attention quand je suis au bahut à mes expressions, à comment je parle,

pour faire un peu plus « jeune » on va dire, sinon tout de suite tu passes pour un ringard »

Extrait d’entretien avec Ludovic

12

En réalité, il convient de souligner que ce pôle d’adolescents adopte également au quotidien

un certain nombre de traits issus des sous-cultures urbaines et populaires, en particulier ceux

qui apparaissent être les plus démocratisés et qui entrent en adéquation avec leurs dispositions

sociales et culturelles, mais sans pour autant qu’ils les valorisent en tant que tel. En

témoignent par exemple leurs recours au quotidien à certains rites de salutations, ou encore

leur goût pour la « vanne » à l’intérieur de leurs sociabilités entre pairs, codes culturels à

l’origine spécifiques aux jeunes des « cités » (Lepoutre, 2001), mais qu’ils « braconnent »24

et

réadaptent à leur environnement social et résidentiel. On voit ainsi que ces fractions les plus

populaires et autochtones des adolescents d’origine rurale font également preuve, dans une

certaine mesure, de dissonance culturelle, signe de leur acculturation partielle à l’univers

urbain et à la culture adolescente contemporaine. Leur recours à la catégorie de « rural » pour

s’identifier et se représenter, au-delà de leurs spécificités culturelles, procède en réalité chez

eux avant tout d’un « renversement de stigmate » qui s’opère dans la relation à l’autre et dont

la logique doit être essentiellement resituée à l’intérieur du groupe social de l’adolescence,

notamment à l’intérieur des processus de différenciations sociales qui sont particulièrement

actifs à cet âge (Devaux, 2015). Il leur permet en particulier de se distinguer, et de se

construire en contrepoint, du pôle d’adolescents appartenant aux classes moyennes, voué à

une migration urbaine et en instance de départ de l’espace local, avec lesquels ils partagent

avec l’âge de moins en moins de dispositions sociales. Il vient ainsi également symboliser

pour eux une mobilité résidentielle en train de se dessiner et en particulier un destin

résidentiel caractérisé par une probable sédentarité en milieu rural à l’âge adulte, voire, pour

les plus autochtones, au sein de l’espace local. Ce recours à la catégorie de « rural » se nourrit

toutefois, de manière ambivalente, de leur proximité réelle et revendiquée avec un univers

social et culturel proprement rural et populaire, qui est de l’autre essentiellement le fruit de

leur socialisation verticale, notamment familiale, et qui révèle au final toute la complexité de

la socialisation des adolescents ruraux contemporains.

Conclusion

Le succès de la catégorie symbolique de « rural » du côté des individus résidant au sein des

territoires ruraux contemporains, à la fois pour s’identifier et se classer au sein de l’espace

social, ne doit toutefois pas masquer sa polysémie. Force est en effet de constater qu’il existe

aujourd’hui une multitude de représentations associées à la ruralité qui ont tendance à

recouper les différents champs de la vie sociale (social, culturel, symbolique, résidentiel…).

Cependant, les différents sens attribués à cette catégorie apparaissent à de maints égards être

socialement situés, aussi bien du côté des adultes que des adolescents : Du côté des individus

appartenant aux classes moyennes et supérieures, plus largement dotés en ressources sociales

et culturelles, la catégorie de « rural » est simplement synonyme d’appartenance résidentielle

et à des réseaux relationnels localisés, le plus souvent électifs, ou encore le support d’une

24

Pour reprendre le terme de « braconnage » de Michel De Certeau (« L’invention du quotidien »,1980)

13

identité symbolique, partiellement mobilisée, qui comporte surtout une valeur distinctive25

.

Elle prend d’avantage, et de manière complémentaire, une dimension d’ethos du côté des

individus appartenant aux classes populaires : elle constitue en effet pour eux un support de

leur identité sociale, voire un medium qui vient synthétiser leur vision du monde social et la

place qu’ils y occupent. Ce processus doit sans doute être resitué dans le contexte de

brouillage, voire de disparition, des identités et des appartenances sociales, dans lequel le

territoire, dans ses composantes spatiales, sociales et culturelles, viendrait en quelque sorte se

substituer à la conscience sociale des individus. Il révèle surtout les transformations

importantes qui affectent aujourd’hui l’expérience et la vision du monde sociale des individus

appartenant aux classes populaires « stabilisées », ou encore au « bas » des classes moyennes,

et qui traduisent sans doute l’émergence d’une communauté de destins spécifique.

De la même manière, ces constats nous invitent à nous éloigner des visions trop

homogénéisantes de l’adolescence contemporaine, mais plutôt à la considérer dans ses

différentes composantes sociales, en même temps qu’à approfondir les analyses sur cette

frange spécifique, car majoritairement située dans un entre-deux social, que constitue la

jeunesse rurale. Il convient toutefois, en dernier ressort, de resituer ces processus dans le

contexte des nombreuses recompositions sociodémographiques qui caractérisent les territoires

ruraux depuis plusieurs années, particulièrement actifs dans les communes rurales

« périphériques » et relativement proches de l’urbain comme Bresson, et dans lesquelles le

territoire, du fait de la diversification sociale et de l’exacerbation des tensions entre différents

groupes sociaux qui s’y produisent, en vient de plus en plus à faire l’objet de luttes de

classement symbolique. Une piste de recherche complémentaire aurait ainsi tout intérêt à

s’intéresser à la signification et aux usages sociaux de la catégorie de « rural » dans des

territoires ruraux davantage isolés et homogènes, socialement et culturellement.

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Bourdieu, P. 1980, Questions de sociologie, Paris : Ed. de Minuit, 268 p.

25

A cet égard, la valorisation d’une « ruralité » du côté de ces individus ressemble à la manière dont les classes

supérieures progressistes urbaines peuvent valoriser la mixité sociale et ethnique de leurs quartiers (Tissot S., «

De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste », 2011).

14

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