dieu et l’harmonie du monde -...

12
28 I. Les mouvements culturels du XVI e au XVIII e siècle L’amour du Créateur s’exprime par la prière, mais aussi à travers l’amour de la création : les humanistes exaltent tout aussi bien la beauté et la grandeur de la nature que celles de l’homme. Avec ferveur, ils cherchent dans le monde qui les entoure les signes de Dieu ; ils relisent les textes antiques pour y découvrir tout ce qui préfigure la foi chré- tienne et préservent ainsi les grands auteurs grecs et latins de la condamnation de paganisme. Telle est l’harmonie rêvée par la Renaissance : harmonie du macrocosme uni- versel et du microcosme humain, de la culture antique et de la culture moderne, de l’amour terrestre et de l’amour divin dans l’esprit du néoplatonisme (p. 30). Dieu et l’harmonie du monde Poèmes, 1631, posth. Dans une ode écrite vers 1570-1572, Frère Luis de León, moine érudit de Salamanque, exprime son aspiration au règne de la paix. Son désir de retraite et la contemplation de la beauté de la nature le conduisent à percevoir l’harmonie du monde, reflet de l’harmonie divine. Nuit sereine Lorsque je contemple le ciel orné de lumières innombrables, et que j’abaisse mes regards vers le sol enveloppé de nuit, enseveli dans le sommeil et dans l’oubli, L’amour et la peine éveillent dans mon cœur une angoisse brûlante : un torrent s’échappe de mes yeux transformés en deux sources de larmes, ô Loarte, et je dis enfin d’une voix plaintive : « Séjour de grandeur, temple de clarté et de beauté, mon âme naquit à ta hauteur : quelle infortune la tient dans cette prison basse et obscure ? Quel mortel égarement éloigne ainsi de la vérité la raison qui, oublieuse de ton bonheur divin, égarée, suit l’ombre vaine, le bien fallacieux 1 ? L’homme est livré au sommeil, insouciant de son sort, et d’une marche silencieuse, le ciel, accomplissant son tour, écourte pas à pas ses heures de vie. Ah ! éveillez-vous mortels ! Soyez attentifs à votre ruine : les âmes immortelles, faites pour un bien si grand, pourraient-elles vivre d’ombres et d’illusions ? Ah ! levez les yeux vers cette voûte céleste et éternelle : vous déjouerez les fantai- sies de cette vie séduisante, avec toutes ses craintes et toutes ses espérances. Est-elle plus qu’un simple point, cette terre basse et grossière, comparée à ce vaste tableau où vit sous forme plus parfaite ce qui est, ce qui sera, ce qui est passé ? En contemplant l’ordonnance grandiose de ces splendeurs éternelles, leur mou- vement sûr, leurs marches inégales, mais si égales entre elles dans leurs rapports harmoniques, En voyant comme la lune meut son disque argenté, comment viennent derrière elle l’astre d’où pleut le savoir et la gracieuse étoile d’amour qui la suit relui- sante et belle, Et comment, par un autre chemin, s’avance Mars sanglant et irrité ; comment Jupiter bienveillant, entouré de mille biens, rassérène le ciel de ses rayons aimés, Comment au sommet roule Saturne, père des siècles d’or, et comme, après lui, la multitude du chœur brillant répartit sa lumière et ses trésors, Qui donc, en contemplant ce spectacle, estime encore la bassesse de la terre, et ne gémit ni ne soupire, et ne brise la prison qui enferme son âme et la bannit loin de tous ces biens ? Là vit le contentement, là règne la paix ; là, assis sur un siège riche et élevé, se trouve l’amour sacré, entouré de gloires et de délices. 5 10 15 20 25 30 1. Fallacieux : trompeur. Frère Luis de León (1527-1591)

Upload: voduong

Post on 15-Sep-2018

213 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

28 I. Les mouvements culturels du XVIe au XVIIIe siècle

L’amour du Créateur s’exprime par la prière, mais aussià travers l’amour de la création : les humanistes exaltenttout aussi bien la beauté et la grandeur de la nature quecelles de l’homme. Avec ferveur, ils cherchent dans le mondequi les entoure les signes de Dieu ; ils relisent les textesantiques pour y découvrir tout ce qui préfigure la foi chré-

tienne et préservent ainsi les grands auteurs grecs et latinsde la condamnation de paganisme. Telle est l’harmonierêvée par la Renaissance : harmonie du macrocosme uni-versel et du microcosme humain, de la culture antique etde la culture moderne, de l’amour terrestre et de l’amourdivin dans l’esprit du néoplatonisme (➤ p. 30).

Dieu et l’harmonie du monde

Poèmes, 1631, posth.Dans une ode écrite vers 1570-1572, Frère Luis de León, moine érudit de Salamanque, exprime

son aspiration au règne de la paix. Son désir de retraite et la contemplation de la beauté de

la nature le conduisent à percevoir l’harmonie du monde, reflet de l’harmonie divine.

Nuit sereine

Lorsque je contemple le ciel orné de lumières innombrables, et que j’abaisse mesregards vers le sol enveloppé de nuit, enseveli dans le sommeil et dans l’oubli,

L’amour et la peine éveillent dans mon cœur une angoisse brûlante : un torrent s’échappe de mes yeux transformés en deux sources de larmes, ô Loarte, etje dis enfin d’une voix plaintive :

«Séjour de grandeur, temple de clarté et de beauté, mon âme naquit à ta hauteur :quelle infortune la tient dans cette prison basse et obscure?

Quel mortel égarement éloigne ainsi de la vérité la raison qui, oublieuse de tonbonheur divin, égarée, suit l’ombre vaine, le bien fallacieux1 ?

L’homme est livré au sommeil, insouciant de son sort, et d’une marche silencieuse,le ciel, accomplissant son tour, écourte pas à pas ses heures de vie.

Ah! éveillez-vous mortels ! Soyez attentifs à votre ruine: les âmes immortelles, faitespour un bien si grand, pourraient-elles vivre d’ombres et d’illusions?

Ah! levez les yeux vers cette voûte céleste et éternelle : vous déjouerez les fantai-sies de cette vie séduisante, avec toutes ses craintes et toutes ses espérances.

Est-elle plus qu’un simple point, cette terre basse et grossière, comparée à ce vastetableau où vit sous forme plus parfaite ce qui est, ce qui sera, ce qui est passé?

En contemplant l’ordonnance grandiose de ces splendeurs éternelles, leur mou-vement sûr, leurs marches inégales, mais si égales entre elles dans leurs rapports harmoniques,

En voyant comme la lune meut son disque argenté, comment viennent derrière elle l’astre d’où pleut le savoir et la gracieuse étoile d’amour qui la suit relui-sante et belle,

Et comment, par un autre chemin, s’avance Mars sanglant et irrité ; commentJupiter bienveillant, entouré de mille biens, rassérène le ciel de ses rayons aimés,

Comment au sommet roule Saturne, père des siècles d’or, et comme, après lui, lamultitude du chœur brillant répartit sa lumière et ses trésors,

Qui donc, en contemplant ce spectacle, estime encore la bassesse de la terre, et negémit ni ne soupire, et ne brise la prison qui enferme son âme et la bannit loin detous ces biens?

Là vit le contentement, là règne la paix; là, assis sur un siège riche et élevé, se trouvel’amour sacré, entouré de gloires et de délices.

5

10

15

20

25

30

1. Fallacieux : trompeur.

Frère Luisde León(1527-1591)

1. L’humanisme (XVIe siècle) 29

Dieu et l’harmonie du monde

Artiste flamand contemporain de Dürer

(1480-1524), Joachim Patinir est l’un des

premiers peintres de paysage. Il est

célèbre pour le bleu de ses lointains, qui

contribue à l’image d’un monde idéalisé,

comme immobile sous le regard de Dieu.

JOACHIM PATINIR (1480-1521), Saint Jérôme dans le désert, détail.(Musée du Louvre, Paris.)

Dire l’harmonie du monde1. Par quels procédés d’écriture s’exprime le lyrisme de ce poème ?2. Comment le poète passe-t-il de la « peine » au sentiment de l’harmonie du monde ? puisdu terrestre au divin ?3. Comment l’inspiration chrétienne du texte fait-elle bon ménage avec la culture antique ?

Peindre l’harmonie du monde

4. Comment s’exprime dans ce tableau l’aspiration au divin ? Étudiez en particulier la com-position et le jeu des couleurs.5. Quelles convergences et quelles divergences de signification relevez-vous entre le poèmede Frère Luis et le tableau de Patinir ?

Rédigez une courte description de ce tableau pour laquelle vous vous inspi-rerez du ton lyrique du poème de Frère Luis de León.ÉCRIRE

VOIR

LIRE

Une immense beauté se montre là tout entière ; une lumière éclatante et pure y res-plendit, car jamais il n’y fait nuit : un éternel printemps y fleurit.

Ô champs véritables! Ô prairies véritablement fraîches et aimables! Ô mines inépui-sables ! Ô retraites délicieuses, vallées écartées pleines de mille biens !

FRÈRE LUIS DE LEÓN, Poésies originales, trad. A. Coster, 1923 (Chartres, M. Lester).

35

30 I. Les mouvements culturels du XVIe au XVIIIe siècle

Au milieu du XVIe siècle, l’humanisme donne le jour àune grande école poétique, la Pléiade. Ses membres,Ronsard à leur tête, puisent l’inspiration à une triple source.À la littérature antique, ils empruntent des thèmes, maissurtout des genres nobles comme l’ode, l’hymne ou encorela tragédie ; à Pétrarque la forme du sonnet, promise à unlarge succès, une image idéalisée de la femme et une rhé-

torique précieuse fondée sur la métaphore, l’antithèse etl’hyperbole ; à la philosophie néoplatonicienne, l’idéeque le monde sensible n’est qu’une image, incertaine dumonde supérieur des Idées, ou Essences, seulesréalitésvéritables, auxquelles l’âme doit s’élever pour accéder,par le culte de la beauté et de l’amour épuré, au souve-rain bien, c’est-à-dire à Dieu.

La Pléiade

Les Hymnes, 1555.Dans l’Hymne de la Justice, Ronsard fait l’éloge de la justice incarnée par le cardinal Charles

de Lorraine, dédicataire du poème. En réalité, sur le mode élevé que permet le genre de l’hymne,

c’est Dieu qu’il célèbre, dont la Providence s’exerce sur les hommes par cette justice.

Hymne de la Justice

La nature a donné aux animaux des bois,Aux oiseaux, aux poissons, des règles et des loisQu’ils n’outrepassent point ; au monde on ne voit choseQu’un très fidèle accord ne gouverne et dispose :La Mer, le Ciel, la Terre, et chacun ÉlémentGarde une loi constante inviolablement :On ne voit que le jour devienne la nuit brune,Que le soleil ardent se transforme en la Lune,Ou le Ciel en la Mer, et jamais on n’a vuL’Air devenir la Terre, et la Terre le Feu.Nature vénérable en qui prudence abondeA fait telle ordonnance en l’Âme de ce Monde,Qui ne se change point, et ne se changera,Tant que le Ciel voûté la terre logera ;Et pour ce, du nom grec ce grand Monde s’appelle1,D’autant que l’ordonnance en est plaisante et belle.Mais celui qui nous fit immortels les espritsComme à ses chers enfants, et ses plus favoris,Que trop plus que le Ciel ni que la Terre il aime2,Nous a donné ses lois de sa propre main même.Moise3 premièrement apprit les lois de Dieu,Pour les graver au cœur du populaire4 Hébreu,Minos a des Crétois les villes gouvernéesDes lois5 que Jupiter lui avait ordonnées,Solon6 par celles-là que Pallas7 lui donnaRégit l’Athénien, Lycurgue8 gouvernaPar celles d’Apollon la ville de Lacène9 :Et bref, des lois de Dieu toute la terre est pleine.Car Jupiter, Pallas, Apollon sont les nomsQue le seul Dieu reçoit en maintes nationsPour ses divers effets que l’on ne peut comprendre,Si par mille surnoms on ne les fait entendre.

RONSARD, Hymne de la Justice (V. 445-476).

Ronsard(1524-1585)

● Biographie p. 518

5

10

15

20

25

30

1. Il s’agit du mot grec cosmos que les Latins ont traduitpar mundus et qui signifie « bien ordonné, harmonieux ».2. Qui nous aime bien davantage qu’il n’aime le ciel et la terre.3. Moïse, dont le nom n’a ici que deux syllabes.4. Populaire : peuple.5. Autrement dit : Minos a gouverné les villes des Crétoispar les lois…6. Législateur d’Athènes (644-560 av. J.-C.).7. Un des noms d’Athéna, déesse grecque de la sagesse.8. Législateur semi-légendaire de Sparte.9. Ou Lacédémone, ancien nom de la ville de Sparte.

École flamande, La Création du monde, XVIe s.(Musée des Beaux-Arts, Strasbourg.)

1. L’humanisme (XVIe siècle) 31

La Pléiade

Perspectives

La préciosité pétrarquiste et l’élévation néoplatonicienne

confèrent solennité et complexité à toute une part de la

poésie amoureuse de la Pléiade. Le sentiment amoureux

élève insensiblement le poète vers la contemplation mys-

tique d’une beauté idéale. Dans ce sonnet, du Bellay renou-

velle le motif poétique de la « Belle Matineuse ». Les poètes

prendront leurs distances avec ce « haut style », Ronsard

par les Sonnets à Marie (➤ p. 105), du Bellay par Les Regrets(➤ p. 104).

Déjà la nuit en son parc amassaitUn grand troupeau d’étoiles vagabondes,Et pour entrer aux cavernes profondes,Fuyant le jour, ses noirs chevaux chassait ;

Déjà le ciel aux Indes1 rougissait,Et l’Aube encor de ses tresses tant blondes,Faisant grêler mille perlettes rondes,De ses trésors les prés enrichissait,

Quand d’occident, comme une étoile vive,Je vis sortir dessus ta verte rive,Ô fleuve mien2 ! une Nymphe en riant3.

Alors voyant cette nouvelle Aurore,Le jour honteux d’un double teint coloreEt l’Angevin, et l’Indique4 orient.

1. Indes : orient.2. La Loire.3. En riant : qui riait.4. Indique : des Indes.

4

8

12

CHARLES DE LA FOSSE (1636-1716), Clytie changée en tournesol par Apollon, XVIIe s.(Châteaux de Versailles et de Trianon.)

Dieu et les hommes1. Quels procédés de style et de versification évoquent ici l’harmonie du monde ?2. Comparez le texte à celui de Frère Luis de León (➤ p. 28). Quels sont les thèmes et les pro-cédés communs ? En quoi diffèrent-ils cependant ?3. Quelle différence Ronsard établit-il entre la nature et Dieu ? Comment le texte illustre-t-il ladoctrine du syncrétisme (➤ p. 24) ?

Rédigez une comparaison ordonnée (ressemblances, différences) de ce texteet de celui de du Bartas (➤ p. 44).ÉCRIRE

LIRE

Une belle matineuse1. Étudiez la structure du sonnet : comment le poèteprépare-t-il l’apparition de la « Nymphe » ? En quoicette apparition est-elle aussi une révélation ?2. Commentez la représentation de la nuit et de l’aubedans les quatrains : en quoi s’agit-il d’une évocationpoétique ? Quel est l’effet produit ?3. Quelles qualités le poète attribue-t-il à la« Nymphe » ? Dans quelle mesure peut-on parler icide rhétorique amoureuse ?

LIRE

Du Bellay (1522-1560),L’Olive (LXXXIII), 1549.

32 I. Les mouvements culturels du XVIe au XVIIIe siècle

Les humanistes attachent une attention particulière àl’éducation des futurs souverains. Le Prince de Machiavel,Gargantua de Rabelais proposent chacun leur conceptiondu prince idéal : le premier considère que seules la fermeté et l’habileté du souverain permettent à la sociétéde se maintenir, le second imagine un souverain pacifique,

régnant sur une communauté proche de celle qu’imagineThomas More (➤ p. 348). Le rêve de paix humaniste, celuide Grandgousier pardonnant à l’armée de Picrochole, nerésistera pas aux tensions religieuses et à la montée dela tyrannie que dénonce La Boétie dans le Discours de la

servitude volontaire.

Le souverain humaniste

Gargantua, 1535.Pour une simple querelle de village, Picrochole a déclaré la guerre à son voisin Grandgousier,

père de Gargantua. Frère Jean des Entommeures, compagnon de Gargantua, a capturé

Touquedillon, capitaine de Picrochole. On amène le prisonnier à Grandgousier.

« Le temps n’est plus d’ainsi conquêter les royaumes »

Touquedillon fut présenté à Grandgousier et interrogé paricelui1 sur l’entreprise et affaires de Picrochole, quelle fin il pré-tendait par ce tumultuaire2 vacarme. À quoi répondait que safin et sa destinée était de conquêter3 tout le pays, s’il pouvait,pour l’injure4 faite à ses fouaciers.

«C’est, dit Grandgousier, trop entrepris. Qui trop embrasse,peu étreint. Le temps n’est plus d’ainsi conquêter les royaumesavec dommage de5 son prochain frère chrétien. Cette imitationdes anciens Hercules, Alexandres, Annibals, Scipions, Césars etautres tels est contraire à la profession6 de l’évangile, par lequelnous est commandé garder, sauver, régir et administrer chacunses pays et terres, non hostilement envahir les autres. Et ce queles Sarrasins et Barbares jadis appelaient prouesses, maintenantnous appelons briganderies et méchancetés.

Mieux eût-il fait soi contenir en sa maison7, royalement lagouvernant, qu’insulter en la mienne, hostilement la pillant. Carpar bien la gouverner l’eût augmentée, par me piller sera détruit.Allez-vous-en au nom de Dieu; suivez bonne entreprise, remon-trez à votre roi les erreurs que connaîtrez, et jamais ne le conseillezayant égard à votre profit particulier, car avec le commun estaussi leur propre8 perdu. Quant est de votre rançon, je vous ladonne entièrement et veux que vous soient rendus armes etcheval. Ainsi faut-il faire entre voisins et anciens amis, vu quecette notre différence9 n’est point guerre proprement. CommePlaton, lib. 5. de rep.10, voulait être non guerre nommée, ains11

sédition, quand les Grecs mouvaient armes les uns contre lesautres. Ce que si par male fortune12 advenait, il commandequ’on use de toute modestie13. Si guerre la nommez, elle n’estque superficiaire14 : elle n’entre point au profond cabinet15 denos cœurs. Car nul de nous n’est outragé en son honneur etn’est question, en somme totale, que de rhabiller quelque fautecommise par nos gens, j’entends et vôtres et nôtres. »

RABELAIS, Gargantua, ch. 46.

Rabelais(1483-1553)

● Biographie p. 517

GUSTAVE DORÉ (1832-1883),Grandgousier et Touquedillon, gravure pour Gargantua de Rabelais.

5

10

15

20

25

30

1. Icelui : celui-ci.2.Tumultuaire : soudain.3. Conquêter : conquérir.4. Injure : injustice.Les fouaciers de Picrochole avaient refusé devendre des fouaces (galettes cuites sous lacendre) aux bergers de Grandgousier.5. Avec dommage de : en causant du tort à.6. Profession : enseignement.7. Soi contenir en sa maison :demeurer en ses États.8. Leur propre : leurs biens particuliers.9. Différence : différend.10. La République, livre V.11. Ains : mais.12. Male fortune : malchance.13. Modestie : modération.14. Superficiaire : superficielle.15. Cabinet : meuble où l’on enferme ce que l’on a de plus précieux.

1. L’humanisme (XVIe siècle) 33

Le souverain humaniste

Perspectives

Dans le Discours de la servitude volontaire, publié en 1576,

plus de dix ans après sa mort, Étienne de La Boétie dénonce

dans une harangue d’une rare violence le scandale de la

tyrannie, sans rien lui opposer d’autre qu’une morale de

vie fondée sur l’amitié.

Pauvres et misérables peuples insensés, nations opi-niâtres en votre mal et aveugles en votre bien, vousvous laissez emporter devant vous le plus beau et leplus clair de votre revenu, piller vos champs, volervos maisons et les dépouiller des meubles anciens etpaternels! Vous vivez de sorte que vous ne vous pouvezvanter que rien soit à vous ; et semblerait que meshui1

ce vous serait grand heur2 de tenir à ferme3 vos biens,vos familles et vos vies ; et tout ce dégât, ce malheur,cette ruine, vous vient, non pas des ennemis, maiscertes oui bien de l’ennemi, et de celui que vous faitessi grand qu’il est4 pour lequel vous allez si courageu-sement à la guerre, pour la grandeur duquel vous nerefusez point de présenter à la mort vos personnes.Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’aque deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre choseque ce qu’a le moindre homme du grand et infininombre de vos villes, sinon que l’avantage que vouslui faites pour vous détruire. D’où a-t-il pris tantd’yeux dont il vous épie, si vous ne les lui baillez5 ?Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’ilne les prend de vous? Les pieds dont il foule vos cités,d’où les a-t-il, s’ils ne sont les vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? Commentvous oserait-il courir sus6, s’il n’avait intelligence avecvous? Que vous pourrait-il faire, si vous n’étiez rece-leurs du larron qui vous pille, complices du meurtrierqui vous tue et traîtres à vous-mêmes ? Vous semezvos fruits, afin qu’il en fasse le dégât ; vous meublezet remplissez vos maisons, afin de fournir à ses pille-ries ; vous nourrissez vos filles, afin qu’il ait de quoisoûler sa luxure ; vous nourrissez vos enfants, afinque, pour le mieux qu’il leur saurait faire, il les mèneen ses guerres, qu’il les conduise à la boucherie, qu’il

5

10

15

20

25

30

les fasse les ministres de ses convoitises et les exécu-teurs de ses vengeances ; vous rompez à la peine vospersonnes, afin qu’il se puisse mignarder7 en ses déliceset se vautrer dans ses sales et vilains plaisirs ; vousvous affaiblissez, afin de le rendre plus fort et roide8

à vous tenir plus courte la bride ; et de tant d’indi-gnités, que les bêtes mêmes ou ne les sentiraient point,ou ne l’endureraient point, vous pouvez vous en déli-vrer, si vous l’essayez, non pas de vous en délivrer,mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus dene servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas quevous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne lesoutenez plus, et vous le verrez, comme un grandcolosse à qui on a dérobé la base, de son poids mêmefondre en bas et se rompre.

1. Meshui : aujourd’hui.2. Heur : bonheur.3.Tenir à ferme : avoir en location.4. Si grand qu’il est : si puissant qu’il l’est devenu.5. Baillez : donnez.6. Sus : dessus.7. Se mignarder : se chouchouter.8. Roide : ferme.

35

40

45

Guerre ou paix ?1. Observez les formules, les arguments, les constructions syntaxiques : comment s’exprimela sagesse de Grandgousier ?2. Quels types de guerres oppose-t-il à l’appui de sa démonstration ?3. Sur quelles valeurs se fondent sa clémence et son pacifisme ?

En un paragraphe, résumez l’argumentation de Grandgousier en supprimantles marques d’énonciation de son discours.ÉCRIRE

LIRE

Secouer le joug1. Quels procédés rhétoriques donnent sa vigueurà cette harangue ?2. Relevez les pointes d’ironie. Contre qui sont-ellesdirigées ? Quelle est leur fonction ?3. Selon vous, ce texte marque-t-il l’apogée de l’hu-manisme en matière de pensée politique ou aucontraire son déclin ? Pourquoi ?

Lisez ce texte à haute voix: vous ferez sentirl’ironie et la force oratoire du discours.DIRE

LIRE

La Boétie (1530-1563),Discours de la servitude volontaire, 1576.

34 I. Les mouvements culturels du XVIe au XVIIIe siècle

La Renaissance

Hans Holbein est avec Albrecht Dürer (➤ p. 20) un

des peintres les plus importants du nord de l’Europe.

Ses œuvres sont aussi empreintes d’une touche per-

sonnelle qui traduit une lucidité un peu désabusée

vis-à-vis de la réalité. On voit ici le portrait en pied de

deux ambassadeurs français à Londres, organisé

autour d’un meuble qui présente des objets emblé-

matiques du monde des sciences et de celui des arts.

Dans le coin supérieur gauche, le rideau entrouvert

dévoile un fragment de crucifix. Au pied des person-

nages, Holbein a peint une énorme tête de mort

déformée qui n’est clairement visible que si l’on

regarde le tableau de manière très oblique, dans l’axe

de la tête: c’est le principe de l’anamorphose, qui pré-

sente une image impossible à identifier, à moins de

la regarder d’un point de vue déterminé.

Lecture de l’image

HANS HOLBEIN (1497/1498-1543), Double portrait de Jean de Dinteville et Georges de Selve, dit Les Ambassadeurs, 1533.(The National Gallery, Londres.)◗1

1. L’humanisme (XVIe siècle) 35

Affirmation et ambiguïté de l’humanisme1. Quelle image de l’homme apparaît sur le dessin de Vinci?Quels aspects de l’humanisme cette « étude » met-elle envaleur ?2. Étudiez la superposition de la figure géométrique sur leprofil humain. Quel souci de l’artiste révèle-t-elle ?3. Comment la composition du tableau de Holbein met-elleen valeur les deux personnages ?

Les Ambassadeurs de Holbein, exaltation dupouvoir et du savoir humains ou expression de leur vanité ?Vous développerez sur ce thème une argumentation quiprendra en compte l’ensemble des détails du tableau.

En vue d’un exposé, vous chercherez des repro-ductions de Michel-Ange et, en les comparant au dessin deLéonard de Vinci, vous tâcherez de justifier le propos dutexte, l. 9-11.

DIRE

ÉCRIREVOIR

LÉONARD DE VINCI (1452-1519), Buste d’homme de profil, étude des proportions du visage, 1490. (Galleria dell’Academia, Venise.)

◗2

Yvan Cloulas

et Michèle Bimbrenet-Privat,La Renaissance française, 1997.

Avec l’art de la Renaissance, l’in-dividu émerge de l’anonymat danslequel le Moyen Âge l’avait plongé.L’homme se distingue par son phy-sique, ses activités, mais aussi par sontalent et son intelligence. Le XVIe siècledonne un statut nouveau à l’artiste :l’écrivain, le poète, le peintre et lesculpteur sont exaltés. Cette révéla-tion de la toute-puissance et de laliberté de l’homme est d’abord vécueavec enthousiasme. Mais progressi-vement, la prise de conscience de l’ex-trême fragilité de l’être fait naître unsentiment inédit de profonde mélan-colie. L’art de Michel-Ange est à cetégard révélateur de la douleur, de lalassitude, du désespoir qui étreintl’être.

© éd. La Martinière.

5

10

15

36 I. Les mouvements culturels du XVIe au XVIIIe siècle

Avant même le milieu du XVIe siècle, les conflits reli-

gieux prennent de l’ampleur en Europe. L’Angleterre arompu avec l’Église de Rome. La Réforme, largementrépandue, est combattue avec une violence qui sonne leglas de l’espoir mis par les humanistes en une rénovationpacifique des pratiques religieuses. On renonce aussi à

embrasser tout le savoir humain et l’entreprise de connais-

sance est elle-même objet de soupçon. Le culte de l’art

et de la beauté, la célébration des grands écrivains antiquesne sont plus de mise. La Renaissance s’efface petit à petitdans le sang des guerres de Religion et le désaveu de ladémarche culturelle qui l’avait nourrie.

L’humanisme en question

Essais, 1580-1588.Le dernier et long chapitre du livre III des Essais, « De l’expérience », constitue la somme de

la pensée de Montaigne. Il y développe notamment sa réflexion sur la recherche de la vérité,

cette « chasse de connaissance » qui demeure toujours vaine, mais dont l’homme ne saurait

pourtant se passer. Le texte est ici présenté dans ses états successifs (➤ p. 288).

« Il n’y a point de fin en nos inquisitions »

[B] Ce n’est rien que faiblesse particulière, qui nous faitcontenter de ce que d’autres, ou que nous-mêmes avons trouvéen cette chasse de connaissance. Un plus habile ne s’en conten-tera pas. Il y a toujours place pour un suivant [C] – oui et pournous-mêmes – [B] et route par ailleurs. Il n’y a point de fin ennos inquisitions1 : Notre fin est en l’autre monde. [C] C’estsigne de raccourciment2 d’esprit quand il se contente, ou delasseté3. Nul esprit généreux ne s’arrête en soi : il prétend4 tou-jours et va outre ses forces. Il a des élans au-delà de ses effets.S’il ne s’avance et ne se presse et ne s’accule et ne se choque,il n’est vif5 qu’à demi. [B] Ses poursuites sont sans terme, etsans forme. Son aliment, c’est [C] admiration, chasse, [B] ambi-guïté – ce que déclarait assez Apollon6, parlant toujours à nousdoublement, obscurément et obliquement. Ne nous repaissantpas, mais nous amusant et embesognant7. C’est un mouve-ment irrégulier, perpétuel, sans patron, et sans but. Ses inven-tions s’échauffent, se suivent, et s’entreproduisent l’une l’autre :

Ainsi voit l’on en un ruisseau coulant,Sans fin l’une eau, après l’autre roulantEt tout de rang8, d’un éternel conduit,L’une suit l’autre, et l’une l’autre fuit,Par celle-ci celle-là est poussée,Et celle-ci par l’autre est devancée :Toujours l’eau va dans l’eau, et toujours est-ceMême ruisseau, et toujours eau diverse.

Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses. Etplus de livres sur les livres, que sur autre sujet : nous ne faisons que nous entre-gloser9. [C] Tout fourmille de commentaires, d’auteurs il en est grand cherté10. Leprincipal et plus fameux savoir de nos siècles, est-ce pas savoir entendre11 lessavants ? Est-ce pas la fin commune et dernière de toutes études ? Nos opinions

Montaigne(1533-1592)

● Biographie p. 515

5

10

15

20

25

30

1. Inquisitions : recherches.2. Raccourciment : raccourcissement.3. Lasseté : lassitude.4. Prétend : recherche.5.Vif : vivant.6. Apollon s’exprimait par des oracles obscurs que formulait la Pythie.7. Embesognant : occupant.8. De rang : successivement.Ces vers sont de son ami La Boétie (➤ p. 33).9. S’entregloser :se commenter l’un l’autre.

GIUSEPPE ARCIMBOLDO (1527-1593), Le Bibliothécaire, 1566. (Skokloster, Uppsala.)

1. L’humanisme (XVIe siècle) 37

L’humanisme en question

Perspectives

Ce sonnet date des dernières années du célèbre peintre et

sculpteur florentin.

Sonnet envoyé à Vasari1

Voici que le cours de ma vie en est venupar tempétueuse mer et fragile nacelleau commun havre2 où les humains vont rendre compteet raison de toute œuvre lamentable ou pie3.

Dès lors, je sais combien la trompeuse passionqui m’a fait prendre l’Art pour idole et monarqueétait lourde d’erreur et combien les désirsde tout homme conspirent à son propre mal.

Les pensers amoureux, jadis vains et joyeux,qu’en est-il à présent que deux morts4 se rapprochentDe l’une je suis sûr et l’autre me menace.

Peindre et sculpter n’ont plus le pouvoir d’apaisermon âme, orientée vers ce divin amourqui, pour nous prendre, sur la Croix ouvrit les bras.

Trad. P. Leyris, © éd. Mazarine,département de la librarie Arthème Fayard, 1983.

1. Peintre florentin (1511-1574).2. Havre : port.3. Pie : pieuse.4. La mort du corps et le risque de perdition pour l’âme.

4

8

12

Splendeur et misère du savoir1. Comment la démarche de recherche, d’abord valorisée, se voit-elle progressive-ment condamnée ?2. Quelles images permettent à Montaigne de mettre en cause « cette chasse inces-sante de connaissance » ?3. Étudiez le rythme, les sonorités, le choix des termes dans le texte poétique de LaBoétie. Comment suggèrent-ils l’inutilité de la quête du savoir ?

En quoi le tableau d’Arcimboldo illustre-t-il la pensée de Montaigne ?VOIR

LIRE

L’art en questionDe quelle conception de l’œuvre d’art ce texte sedétourne-t-il ?

Rapprochez ce poème du sonnet deSponde (➤ p. 106) : quelle conception de la vie par-tagent-ils ?

En quoi la sculpture de Michel-Ange fait-elle écho à son poème ?VOIR

DIRE

LIRE

10. Cherté : pénurie.11. Entendre : comprendre.12. Enter : greffer.13.Tierce : troisième.14. Écheler : monter avec une échelle.15. Pénultième : avant-dernier.

Michel-Ange (1475-1564),Poèmes.

MICHEL-ANGE (1475-1564),Pietà dite Rondanini.

(Château Sforzesco, Milan.)

s’entent12 les unes sur les autres. La première sert de tige à la seconde, la secondeà la tierce13. Nous échelons14 ainsi, de degré en degré. Et advient de là que le plushaut monté a souvent plus d’honneur que de mérite. Car il n’est monté que d’ungrain sur les épaules du pénultième15.

MONTAIGNE, Essais, «De l’expérience » III, 13.

38 I. Les mouvements culturels du XVIe au XVIIIe siècle

Si l’érudition telle que la concevait la Renaissance nelui survit pas, l’humanisme lègue aux siècles à venir unoptimisme relatif, un certain esprit de tolérance dontMontaigne donne le plus bel exemple, et surtout, par-delà

la mise en valeur de ses faiblesses, le sens de la dignité

de l’homme affranchi de toutes les superstitions. Les phi-losophes des Lumières et les romantiques sont à cet égardles humanistes de leur époque.

L’héritage de l’humanisme

La Légende des siècles, 1859-1883.Dans cette épopée de l’homme en marche vers le progrès (➤ p. 125), le poème du Satyreinaugure la section « Seizième siècle ». Le Satyre, personnage mythologique dont la vitalité

a déplu aux dieux, comparaît devant leur tribunal ; il leur annonce leur mort prochaine et

reprend le rêve humaniste d’un homme libéré de la tyrannie et des fausses croyances, que

son énergie et sa foi mettent en harmonie avec les forces de la nature.

Le Satyre

Tout en parlant ainsi, le satyre devintDémesuré ; plus grand d’abord que Polyphème1,Puis plus grand que Typhon2 qui hurle et qui blasphème,Et qui heurte ses poings ainsi que des marteaux,Puis plus grand que Titan3, puis plus grand que l’Athos4 ;L’espace immense entra dans cette forme noire ;Et, comme le marin voit croître un promontoire,Les dieux dressés voyaient grandir l’être effrayant ;Sur son front blêmissait un étrange orient ;Sa chevelure était une forêt ; des ondes,Fleuves, lacs, ruisselaient de ses hanches profondes ;Ses deux cornes semblaient le Caucase et l’Atlas ;Les foudres l’entouraient avec de sourds éclats ;Sur ses flancs palpitaient des prés et des campagnes,Et ses difformités s’étaient faites montagnes ;Les animaux qu’avaient attirés ses accords5,Daims et tigres, montaient tout le long de son corps ;Des avrils tout en fleurs verdoyaient sur ses membres ;Le pli de son aisselle abritait des décembres ;Et des peuples errants demandaient leur chemin,Perdus au carrefour des cinq doigts de sa main ;Des aigles tournoyaient dans sa bouche béante ;La lyre, devenue en le touchant géante,Chantait, pleurait, grondait, tonnait, jetait des cris ;Les ouragans étaient dans les sept cordes prisComme des moucherons dans de lugubres toiles ;Sa poitrine terrible était pleine d’étoiles.

Il cria :« L’avenir, tel que les cieux le font,

C’est l’élargissement dans l’infini sans fond,C’est l’esprit pénétrant de toutes parts la chose !On mutile l’effet en limitant la cause ;Monde, tout le mal vient de la forme des dieux.On fait du ténébreux avec le radieux ;Pourquoi mettre au-dessus de l’Être, des fantômes ?Les clartés, les éthers ne sont pas des royaumes.

Hugo(1802-1885)

● Biographie p. 513

5

10

15

20

25

30

35

GOYA (1746-1828), Le Colosse.(Bibliothèque nationale de France, Paris.)

1. Cyclope aveuglé par Ulysse,dans L’Odyssée.2. Géant écrasé par les dieux sous l’Etna.3. Les Titans : fils de la Terre, en révoltecontre Jupiter qui les foudroya.4. Montagne de Grèce ; allusion auxmonts entassés par les Titans pourescalader le ciel.5. Référence au poète Orphée, dont la lyre charmait les bêtes sauvages.6. Allusion à la théorie du philosophegrec Épicure, reprise par le poète latinLucrèce.7. Dieu grec de la Végétation, identifié au grand Tout de la nature divinisée.

1. L’humanisme (XVIe siècle) 39

L’héritage de l’humanisme

Place au fourmillement éternel des cieux noirs,Des cieux bleus, des midis, des aurores, des soirs !Place à l’atome6 saint qui brûle ou qui ruisselle !Place au rayonnement de l’âme universelle !Un roi c’est de la guerre, un dieu c’est de la nuit.

Liberté, vie et foi, sur le dogme détruit !Partout une lumière et partout un génie !Amour ! tout s’entendra, tout étant l’harmonie !L’azur du ciel sera l’apaisement des loups.Place à Tout ! Je suis Pan7 ; Jupiter ! à genoux. »

HUGO, La Légende des siècles, XXII (V. 682-fin).

40

45

L’Œuvre au noir, 1968.Dans ce roman, Marguerite Yourcenar met en scène Zénon, un jeune homme inspiré par les

traités des plus grands humanistes et artistes de la Renaissance. Curieux de tout, Zénon se

forme par ses voyages et ses lectures un esprit ouvert et attentif à la réalité du monde. Il

incarne l’humaniste en lutte contre toutes les formes d’obscurantisme et d’intolérance.

Condamné pour hérésie et athéisme, il peut avoir la vie sauve à condition de se rétracter ; il

refuse avec intransigeance et se suicide.

« Cette rage de savoir »

Zénon grandit pour l’Église. La cléricature1 restait pour un bâtard le moyen leplus sûr de vivre à l’aise et d’accéder aux honneurs. De plus, cette rage de savoir,qui de bonne heure posséda Zénon, ces dépenses d’encre et de chandelle brûléejusqu’à l’aube, ne semblaient tolérables à son oncle que chez un apprenti prêtre.Henri-Juste confia l’écolier à son beau-frère, Bartholommé Campanus, chanoine2

de Saint-Donatien à Bruges. Ce savant usé par la prière et l’étude des bonnes lettresétait si doux qu’il semblait déjà vieux. Il apprit à son élève le latin, le peu qu’il savaitde grec et d’alchimie, et amusa la curiosité de son écolier pour les sciences à l’aidede l’Histoire naturelle de Pline3. Le froid cabinet du chanoine était un refuge où legarçon échappait aux voix des courtiers discutant les draps d’Angleterre, à la platesagesse d’Henri-Juste, aux caresses des chambrières4 curieuses de fruit vert. Il s’ylibérait de la servitude et de la pauvreté de l’enfance ; ces livres et ce maître le trai-taient en homme. Il aimait cette chambre tapissée de volumes, cette plume d’oie,cet encrier de corne, outils d’une connaissance nouvelle, et l’enrichissement quiconsiste à apprendre que le rubis vient de l’Inde, que le soufre se marie au mer-cure, et que la fleur qu’on nomme lilium en latin s’appelle en grec krinon et enhébreu susannah. Il s’aperçut ensuite que les livres divaguent et mentent commeles hommes, et que les prolixes5 explications du chanoine portaient souvent surdes faits qui, n’étant pas, n’avaient pas besoin d’être expliqués.

YOURCENAR, L’Œuvre au noir, © éd. Gallimard.

Yourcenar(1903-1987)

● Biographie p. 521

5

10

15

1. Cléricature : condition du clerc, c’est-à-dire d’unecclésiastique qui n’a pasprononcé ses vœux pourdevenir prêtre. Le clerc est souvent synonyme de lettré.2. Chanoine : dignitaireecclésiastique.3. Écrivain latin célèbre pour ses ouvrages consacrésaux sciences naturelles.4. Chambrières : femmes dechambre.5. Prolixes : trop abondantes,bavardes.

Un apprentissage1. Comment Marguerite Yourcenar crée-t-elle une atmosphère « Renaissance » dans ce texte ?2. En quoi le thème de ce texte rappelle-t-il celui du Satyre ? Quelle est leur cible commune ?3. En quoi l’attitude de Zénon vis-à-vis des livres rejoint-elle celle de Montaigne (➤ p. 36) ?

LIRE

La grandeur de l’homme1. Que signifie dans ce texte le passage du récit au discours?2. En étudiant les rythmes et les images, commentez l’am-plification épique du récit qui accompagne la transfigurationdu Satyre.3. Quels aspects évoquent l’humanisme dans le discoursdu Satyre ? Quels autres s’en écartent nettement ? Vous jus-tifierez votre réponse en vous fondant sur les textes dumanuel.

Lisez à haute voix cet extrait en faisant ressortirla progression rythmique qui accompagne la transfiguration,puis, dans la seconde partie, l’exaltation du Satyre.

DIRE

LIRE