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Cours du 30 novembre 2020 Dégageons maintenant la perspective qui va guider notre lecture, forcément elliptique, de la Métaphysique. Mon objet ne sera pas, comme le fera sans doute Pierre-Marie Morel, de commenter le texte dans le détail complexe de son organisation éditoriale, mais de dégager nettement les grandes notions et questions nécessaires à avoir en tête pour appréhender l'histoire ultérieure de la métaphysique. La question est de comprendre quels sont les enjeux décisifs de l'ouvrage, et les difficultés principales que ses thèses ont posé et continuent de poser à ses commentateurs. La Métaphysique (abrégé désormais en Mph) a clairement pour sujet la recherche de la science qu'Aristote nomme en Alpha, la science "la plus haute", ou encore la "sagesse": la science d'une part que l'on recherche pour elle-même, et non pour son utilité pratique, et la science, d'autre part, non de causes subalternes, mais "des premières causes et des premiers principes des étants". Cette "science recherchée" est donc le principal sujet de la Mph, et elle est d'abord déterminée comme "aitiologie"- science des premières causes- et science des premiers principes- littéralement: archéo-logie. Et c'est la raison pour laquelle le livre Alpha étudie les quatre types de 1

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Cours du 30 novembre 2020

Dégageons maintenant la perspective qui va guider notre lecture, forcément elliptique, de la Métaphysique. Mon objet ne sera pas, comme le fera sans doute Pierre-Marie Morel, de commenter le texte dans le détail complexe de son organisation éditoriale, mais de dégager nettement les grandes notions et questions nécessaires à avoir en tête pour appréhender l'histoire ultérieure de la métaphysique.

La question est de comprendre quels sont les enjeux décisifs de l'ouvrage, et les difficultés principales que ses thèses ont posé et continuent de poser à ses commentateurs.

La Métaphysique (abrégé désormais en Mph) a clairement pour sujet la recherche de la science qu'Aristote nomme en Alpha, la science "la plus haute", ou encore la "sagesse": la science d'une part que l'on recherche pour elle-même, et non pour son utilité pratique, et la science, d'autre part, non de causes subalternes, mais "des premières causes et des premiers principes des étants". Cette "science recherchée" est donc le principal sujet de la Mph, et elle est d'abord déterminée comme "aitiologie"- science des premières causes- et science des premiers principes- littéralement: archéo-logie. Et c'est la raison pour laquelle le livre Alpha étudie les quatre types de causes qui peuvent être objet de cette science. (aitiologie, archéo-logie, n'appartiennent pas au vocabulaire d'Aristote, mais à celui du commentaire, comme les autres termes en -logie qui vont suivre)

La question qui se pose alors est de savoir comment Aristote détermine plus avant cette science recherchée dans les livres ultérieurs. La difficulté principale tient au fait que deux sciences semblent pouvoir revendiquer le statut de science suprême: soit la science du dieu immatériel, la théologie annoncée d'abord dans le livre E, puis développée en Lambda 6 et 7 (Aristote parle de "philosophie théologique", E 1026a 20[footnoteRef:1]). Soit la science de l'étant en tant qu'étant- l'ontologie- exposée au livre Gamma. Autrement dit: soit la science suprême est la science de l'étant suprême (ens primum [et simpliciter]) de l'étant immatériel et divin- donc la théologie. Soit la science recherchée traite de l'étant commun (ens commune), càd de ce qui appartient par soi, nécessairement, à tout étant en tant qu'étant- matériel ou immatériel. Soit la science recherchée est celle qui porte sur l'étant premier (dieu), soit la science recherchée est celle dont le domaine est le plus universel (l'étant). Par conséquent, soit la hiérarchie des sciences repose sur la notion de primauté (étant premier), soit elle repose sur la notion d'universalité (étant quelconque). [1: - il y aura 3 philosophies théorétiques: mathématique, physique, théologique.]

On a vu que l'interprétation traditionnelle identifiait la "métaphysique"- comprise comme une telle science suprême- à la théologie, elle-même identifiée par Aristote à la philosophie première. L'articulation avec l'ontologie repose alors essentiellement sur une déclaration d'Aristote en E1, selon laquelle la philosophie première sera "universelle parce que première" et qu'il "lui appartiendra de considérer l'être en tant qu'être" (E,1, 1026a30-31), ainsi que sur un certain nombre de propositions allant dans ce sens en K (livre aujourd'hui reconnu comme apocryphe). Autrement dit, la théologie ayant pour objet l'être premier qui en tant que principe final de toutes choses, sera par là-même en charge de l'ensemble de l'étant.

On appelle usuellement cette interprétation, l'interprétation "onto-théologique": elle consiste à unifier science de l'être en tant qu'être et science de l'être séparé (de l'être divin séparé de la matière). Courtine (1999) rappelle que cette interprétation traditionnelle se développe à partir des commentateurs grecs néo-platoniciens- Syrianus, Ammonius, puis se prolonge jusqu'à Averroès, et bien au-delà. (p. 145-146).

Une autre interprétation, celle qui semble dominer les commentaires contemporains, est celle de la science recherchée entendue comme "ousiologie", science de l'ousia.

Au livre Gamma, Aristote ayant affirmé l'existence d'une science de l'étant en tant qu'étant affirme ensuite, que l'étant se dit pourtant en plusieurs sens- ce sont les sens de l'être exposés en plusieurs endroits de la Mph, et qui comprend notamment les catégories ou "genres suprêmes". Pourtant le sens premier de l'être est clairement posé comme étant l'ousia. L'ontologie doit donc, si elle entend penser l'étant en tant qu'étant, déterminer ce qu'est l'ousia comme sens principal de l'être. L'ousia permet ainsi de dégager le principe premier de l'être, et de donner une perspective unitaire à la science recherchée, puisque la science de l'ousia concerne tant les étant matériels que les étants immatériels. La question "qu'est-ce que l'ousia" domine en effet les livre Z, H, , et elle culmine dans l'étude en L de l'ousia suprême, divine, cause finale du mouvement des ousiai sensibles.

Destrée (biblio, 1992), mentionne cette lecture comme étant désormais dominante- et comprenant comme partisans, une série de commentateurs importants comme Enrico Berti, Giovanni Reale, ou Vianney Décarie. (p. 425, n16).

Il faut pourtant indiquer deux autres perspectives sur lesquelles je reviendrai:

- D'abord la perspective de Francis Wolff (biblio, 2000): tel que je comprends sa position, ce qui importe à Wolff, c'est que l'ontologie, en Gamma, n'est pas seulement déterminée par la question des sens de l'être et par l'ousia comme principal sens de l'être, ainsi qu'on le voit en G,1 et 2: car dans le reste du livre, de G3 à G8, Aristote adopte un tout autre point de vue sur l'ontologie: non plus celui des sens de l'être et de l'ousia, mais celui des axiomes premiers de l'être, que sont le principe de non-contradiction et du tiers-exclu. Ces axiomes vont être démontrés en leur nécessité par voie réfutative (on verra comment), et établis comme axiomes universels de l'être en tant qu'être. C'est là un problème interne à l'ontologie aristotélicienne: elle semble soit consister en une recherche des sens de l'être, subordonnés au sens premier qu'est l'ousia, soit consister en la démonstration d'axiomes universels par voie réfutative. D'où, me semble-t-il, la difficulté d'articuler ces deux conceptions, et la possibilité de privilégier l'une ou l'autre voie de l'ontologie.

- Enfin, une dernière perspective serait celle de Gwenaëlle Aubry, et de son livre Dieu sans la puissance, auquel je dis une fois pour toutes ma dette dans ce cours pour l'examen d'Aristote. Sa thèse consiste à voir dans la Mph la recherche d'une science unitaire qui serait non pas théologie, ousiologie, ou science des axiomes premiers, mais science de l'acte et de l'en-puissance, et qui se trouve cette fois développée au livre Théta. Ce doublet conceptuel est alors posé comme étant au coeur du projet de réunification ontologique entrepris par Aristote contre la doctrine des formes séparées de Platon.

Le second problème majeur de la Mph qui m'intéressera, tient cette fois à la notion d'ousia, telle qu'elle est étudiée dans les livres Z et H. Dans ces deux livres, Aristote se demande ce qui, dans une chose matérielle, est proprement ousia- donc ce qui en elle est véritablement réel. Trois candidats sont proposés au titre d'ousia: la matière (hylê), est rapidement écartée. Restent deux candidats: le synolon (le composé) et la forme (eidos). Une chose est-elle réelle en tant qu'elle est un individu singulier, fait de matière et de forme: en ce cas, c'est le composé (synolon) de matière et de forme singulier qui est ousia; ou une chose est-elle réelle en tant qu'elle est connaissable, et dispose d'une forme stable et définissable- donc une eidos: en ce cas, c'est la forme qui dans le composé est ousia parce qu'elle est ce qui, en lui, est pleinement intelligible.

La réalité d'une chose tient-elle à sa singularité concrète ou à son intelligibilité par la science? Ce problème donne lieu à une discussion extrêmement difficile à interpréter, dans un sens ou dans l'autre, dans laquelle se joue toute la tension de la science et l'individu chez Aristote: d'une part la science aristotélicienne, comme chez Platon, est science de la forme universelle et nécessaire; d'autre part, contre Platon, chez Aristote, seuls les individus singuliers existent, faits non seulement de forme stables mais de matière et de devenirs contingents. Dès lors, il ne saurait y avoir de science de l'individu- alors même que seuls les individus existent. N'est-ce pas là condamner la science à ne pas connaître notre monde (comme il se fait dans le Parménide, où la science des formes ne concerne pas notre monde sensible, mais le seul monde des formes)? D'où la question, de nouveau: le réel véritablement réel est-il l'individualité- le composé concret de matière et de forme- ou ce qui demeure intelligible dans l'individualité- la forme?

Deux questions vont donc guider notre lecture:

1) Qu'est-ce que la science recherchée? Est-elle une aitiologie, une archéo-logie, une onto-thélogie, une ousiologie, une science des premiers axiomes, ou une science de l'acte et de l'en-puissance?

2) Qu'est-ce que l'ousia? Est-elle la forme de l'individu, ou le composé individuel de matière et de forme?

La première question pose le problème de l'unité de la Mph- de la science qui oui ou non en unifie le projet; la seconde question pose le problème de la cohérence de la Mph: si le premier des sens de l'être est l'ousia, alors qu'est-ce que l'ousia, et comment parvient-elle à donner à la science de l'étant en tant qu'étant un domaine fait d'entités intelligible et réelles?

III) Le Livre A

Le Livre A- en A1 et A2- s'ouvre sur une recherche de définition d'une science successivement nommée sagesse (sophia; A1, 981 b 27) et "science recherchée" [= la science que nous recherchons:"ten epistêmên zêtoumen"A2, 982a4].

Pour approcher la définition de cette science, Aristote commence par des considérations sur la science en général- qu'il appelle également sophia en A1, 981b11, mais qui renvoie manifestement aussi au terme employé habituellement par Aristote pour désigner la science: l'epistèmè.

Il s'agit de partir de la différence entre la sensation, ou expérience, et la connaissance. Si les sensations sont bien le fondement de la connaissance de l'individuel- de l'existence de telle ou telle chose sensible particulière- elles ne nous disent le pourquoi de rien: elles nous enseignent que le feu est chaud, mais non pourquoi il est chaud. C'est pourquoi la science est supérieure à la sensation: elle nous fait accéder non pas simplement à ce qu'il y a, mais à la cause (hè aitia) de ce qu'il y a. Pourtant, parmi les recherches des causes, certaines ne donnent lieu qu'à un art- une technê- et non à une science: càd à une connaissance versée dans l'utile, telle la médecine. Les arts, visent à connaître la cause, non simplement pour la connaître, mais en vue de l'utilité de cette connaissance pour les plaisirs et les nécessités. L'art ne vise pas au savoir pour le savoir.

Or, l'art est certes supérieur à l'expérience: car celle-ci n'est connaissance que de l'individuel et de son existence, tandis que l'art, étant connaissance de la cause, est aussi bien connaissance universelle: l'expérience peut bien nous indiquer que tel remède à soigné tel individu, puis tel autre- Socrate puis Callias, puis d'autres encore pris un par un. Mais l'art de la médecine, peut seul nous faire comprendre que tel type de remède peut soulager telle maladie (prise selon son concept) en agissant sur tel type de malade (fiévreux, bilieux, phlegmatique). Car l'art connaît la cause de telle maladie, et donc aussi le remède adéquat pour les malades pris non comme individu, mais type généraux. Connaissant la cause, l'art de la médecine accède à un universel: non plus le savoir empirique selon lequel tel remède à soigné tel homme subissant telle maladie, mais celui selon lequel tel remède soignera toujours tel type de maladie pour tel type de malade. Cause et universalité sont donc étroitement liés: la connaissance par la cause est toujours une connaissance universelle.

Pourtant, l'art (la tekhnê), par son côté utilitaire, ne comble pas notre désir naturel de connaître, qui ne vise la connaissance que pour elle-même, ainsi que l'affirment les toutes premières lignes de la Mph: "Tous les hommes ont, par nature (physei), le désir de connaître; le plaisir causé par les sensations en est la preuve, car, en dehors même de leur utilité, elles nous plaisent par elles-mêmes, et, plus que toutes les autres, les sensations visuelles." (A1 981 a 21-23).

Le savoir est intrinsèquement désirable- du moins le savoir le plus éminent, le plus haut- celui qui ne vaut plus que par lui-même, et non par son utilité pratique. Les sciences les plus éminentes seront donc celles qui seront délivrées de tout impératif pratique.

Aristote redouble cette hiérarchie des sciences, par une hiérarchie sociale, fortement inégalitaire, inhérente à l'esclavagisme de son temps: hiérarchie sociale qui selon lui est l'expression de la hiérarchie des savoirs: les manoeuvres, ou esclaves, ce sont les hommes qui savent qu'une chose est (to hoti: le fait, le "que c'est", A1, 981a28) mais qui ignorent le pourquoi (dioti, ibid.Aristote emploie aussi dia ti: à cause de, A3 984a21); ils "sont semblables, écrit-il, à ces choses animées qui agissent, mais sans savoir ce qu'elles font, à la façon dont le feu brûle". La différence est que les choses accomplissent leur fonction par leur nature et les manoeuvres par habitude. Au-dessus de ces hommes- les esclaves- se tiennent les chefs, qui par leur possession de l'art, conduisent les manoeuvres en connaissant la cause de leur comportement- on songera à l'architecte sur un chantier donnant ses ordres aux ouvriers. (A1, 981a26-981b9). Mais au-dessus des chefs se tiennent les hommes des classes oisives qui, une fois les arts constitués, sont parvenus- pour la première fois en Egypte avec la classe sacerdotale- à acquérir une science indifférente à l'utilité- soit les Mathématiques. Aristote songe manifestement aux Mathématiques non directement utilitaires, mais engagées dans des abstractions telles que toute application directe en paraît d'abord exclue (981b20-24).

Or parmi les sciences, la sagesse, dit Aristote, sera la science ayant pour objet "les premières causes et les premiers principes des étants." (A1, 981 b 27-29).

La recherche initiale de la sagesse consistait donc dans la recherche de la science la plus éminente- celle dont la valeur est la plus haute. Or cette éminence se tient au croisement de deux supériorités: la sagesse, comme science, l'emporte sur les arts par son indifférence à l'utilité, et le fait qu'elle soit donc désirée pour elle-même; et secondement la sagesse l'emporte sur les autres sciences non-utiles, par le fait de porter non sur telle ou telle série de causes et de principes subordonnés, mais en tant qu'elle porte sur les premières causes et les premiers principes. La science désirée se découvre donc à nous comme étant une aitiologie (recherche des premières causes, et même une archéo-logie (recherche des archai, des premiers principes). ). Ces termes ne sont jamais employés par Aristote, mais ils peuvent aider à cerner la nature de la science recherchée.

Livre A 2

La première question qui se pose alors est celle du sens donné à la "primauté" des principes ou des causes: c'est ce que A 2 va permettre de déterminer.

On a déjà croisé cette question, qui nous est désormais familière, de l'antériorité des principes, et la réponse que donne Aristote en A 2 est conforme à ce que nous en avons déjà dit.

Il affirme en effet, en 982 a 26-29, que "les sciences les plus exactes sont celles qui traitent au plus haut point des objets premiers, car celles qui découlent de [principes] moins nombreux sont plus exactes que celles que l'on appelle sciences par addition, par exemple, l'arithmétique est plus exacte que la géométrie." (J-D). Selon Alexandre d'Aphrodise (Sur la Mph, 253, 24-38, Hayduck, cité par Aubenque, 1962, p. 35 n3), "la mathématique première serait l'arithmétique, la mathématique seconde serait la géométrie plane, les mathématiques postérieures la géométrie des solides, l'astronomie, etc." On peut supposer que cette hiérarchie tient au fait que l'arithmétique (science des nombres) est présupposée par la géométrie plane (science des figures, et des rapports de grandeurs et de nombres entre les figures)- comme la géométrie plane est présupposée par la géométrie des volumes (solides) et celle-ci par l'étude des solides en mouvement. Quant à l'exactitude et à la facilité, l'arithmétique comme science des nombres entiers et rationnels est plus claire, voire plus exacte que la science des grandeurs qui comprend les irrationels (tel que √2, au titre de diagonale du carré- nombre impossible à écrire sous forme de fraction).

Si nous suivons cette interprétation, il y a sens à dire que l'arithmétique est également plus universelle que la géométrie, comme celle-ci est plus universelle que les mathématiques qui lui succèdent, puisque son domaine- les nombres- est engagé dans tous les domaines mathématiques subalternes.

La sagesse comme science des premiers principes et des premières causes sera donc de la même façon celle dont l'objet est le plus simple- on retrouve l'idée de la facilité de la philosophie déjà soulignée dans le Protreptique (texte de jeunesse, perdu pour l'essentiel consistant en une exhoration à la philosophie)- et le plus universel, et dont dépendront les principes des autres sciences, dépendante de la science première, moins universelles et moins simples que celle-ci.

Cette science reçoit alors de nouveaux noms: elle est la "science la plus haute", la "plus éminente" ( ê malista epistemê, 982b1- JD),ou ou encore elle est "la science de ce qui est au plus haut point objet de science", du "connaissable par excellence" (tou malista epistêtou, 982b1-JD), à savoir "les objet premiers et les causes" (ibid).

Or, une nouvelle détermination apparaît soudain, en A2 (982b4-7) , qui ne paraît pas en continuité directe avec les précédentes- et qui est même surprenante pour le lecteur non averti: "La science la plus élevée, et qui est supérieure à toute science subordonnée, est celle qui connaît en vue de quelle fin il faut faire chaque chose. Et cette fin est le bien de chaque être, et, d'une manière générale, c'est le souverain bien (to ariston) dans l'ensemble de la nature."

Le savoir de la fin, identifiée au bien, est donc le privilège de la science des premiers principes et des premières causes. Pourquoi cela?

Pour comprendre en quoi cette proposition est décisive pour toute l'économie de la Mph, Aristote va conduire une longue enquête, tout au long du reste du livre A, sur la nature de la cause- et plus précisément sur les différents types de causes qui ont été découvertes par les philosophes avant lui, mais de façon partielle et approximative.

Cette enquête va de soi: s'il s'agit de comprendre ce qu'est la science des premières causes, il faut commencer par comprendre ce que c'est qu'être une cause. Mais c'est aussi par cette enquête que la cause la plus fondamentale va pouvoir être dévoilée comme la cause finale, c'est-à-dire comme le mode de causalité spécifique au bien.

L'enquête se déroule de A3 à A9, A10 étant une conclusion récapitulative.

Le plan général de l'enquête va consister à dégager l'existence de quatre types de cause: la cause matérielle, la cause motrice ou encore efficiente, la cause formelle, et la cause finale.

En A3, 983a26, Aristote écrit en effet que "les causes se disent en quatre sens", et il énumère alors ces quatre sens: 1) il y a la cause formelle: la cause formelle est cause de ce qu'une chose est (cause de son ousia: c'est sa quiddité (to ti en einai), de ce qui la définit comme telle ou telle (sa notion, son logos, ce qu'en dit sa définition); 2) il y a la cause matérielle, qui correspond aux termes de hylê- matière- et d'hypokeimenon, substrat; 3) il y a ensuite ce qu'on nomme la cause motrice ou efficiente qui traduit le arkhê tês kinêseôs, littéralement le "principe du mouvement"; 4) enfin il y la cause finale qui traduit une expression complexe d'Aristote: le hou heneka kai tagathon: littéralement, le "en vue de quoi et le bien". La cause comme le "ce en vue de quoi" se fait quelque chose, à savoir son bien.

Ces quatre causes, il ne faut pas les considérer sur le modèle moderne de la cause et de l'effet- car ce que nous appelons spontanément "cause" ne correspond, pour Aristote, qu'à ce qu'il nomme cause efficiente ou motrice. Les "causes", ce sont plus généralement, pour celui-ci, les quatres types d'explication que nous devons mobiliser pour rendre compte de l'existence d'un objet, d'un état de fait, d'un événement, etc.

L'exemple canonique, que j'ai déjà donné, est celui de la statue d'airain: si je demande pourquoi celle-ci existe- quelle est la cause de son existence, quatre réponses peuvent être données, qui s'articulent ensemble plutôt qu'elles ne s'excluent: ce qui est responsable de l'existence de la statue, c'est d'abord ce dont elle est faite, l'airain, qui constitue sa cause matérielle; mais c'est aussi le modèle que le sculpteur avait en tête au moment de sa réalisation, et qu'Aristote nomme sa quiddité, sa cause formelle; c'est ensuite le sculpteur lui-même, avec les outils qu'il utilise, car c'est parce qu'il a agi selon son modèle que la statue existe- le sculpteur étant par conséquent la cause motrice, efficiente, de la statue; mais, comme "au-dessus" de toutes ces causes, délivrant la raison ultime de la statue, se tient l'intention du sculpteur lorsqu'il entreprend de travailler l'airain selon son modèle: à savoir l'intention qu'il avait en réalisant cette statue, la fin qu'il poursuivait et qui va au-delà du modèle choisi, puisqu'elle en explique le choix: c'est la cause finale de la statue, ce en vue de quoi elle a été faite: par exemple la piété si c'est la statue d'un dieu, ou l'honneur rendu à un héros de la Cité, si c'est la statue d'un homme.

J'ai ici brodé ici sur l'exemple fameux de la statue que vous ne trouvez pas en vérité, développé selon le modèle des quatre causes dans la Mph ou la Physique d'Aristote, mais, comme le rappellent Crubellier et Pellegrin (2002, p. 262), dans un traité d'Alexandre d'Aphrodise intitulé Du Destin.

Ce sont ces quatre types de causes qu'il va falloir expliquer, mais selon un ordre qu'Aristote veut historique: celui-ci va en effet expliquer comment trois causes ont déjà été découvertes par les philosophes antérieurs:

- D'abord, ceux que nous nommons les physiologues, des philosophes pré-socratiques- sont crédités de la découverte de la cause matérielle, puis de la cause motrice.

- Les pythagoriciens et Platon sont ensuite crédités de la découverte, mais cette fois seulement approximative, de la cause formelle.

- Enfin Aristote soulignera qu'il est le premier à dégager la cause la plus éminente et la plus principielle qu'est la cause finale, qui désigne elle-même le mode de causalité du bien.

La science recherchée sera donc posée comme étant celle qui articule ensemble les quatres causes, en les subordonnant à la plus éminente qui est la cause finale. Et puisqu'Aristote est le seul à avoir dégagé cette dernière cause, lui seul pourra proposer une telle articulation complète des causes selon leur hiérarchie véritable.

Reprenons maintenant dans le détail cette présentation historiques des quatre causes.

Il s'agit donc de ce qu'on peut appeler un examen doxographique, dont Aristote est au fond l'inventeur: il s'agit de restituer l'histoire d'une question, en se situant soi-même par rapport aux philosophes passés- ce qu'on appellerait aujourd'hui "faire l'état de la question".

Parmi les philosophes recensés, seuls sont pris en compte ceux qui, au contraire de Parménide et de ses successeurs, ont reconnu l'existence du multiple et surtout du mouvement, et ont donc entrepris de l'expliquer. L'existence du mouvement est pour Aristote indiscutable, car manifeste: et il faut donc expliquer les causes du mouvement, et non pas en nier l'existence, par exemple au seul profit de l'Être parménidien.

Les philosophes qui ont reconnu la réalité du mouvement ont pour la plupart reconnu la cause matérielle, même s'ils l'ont diversement identifiée: par exemple à l'Eau pour Thalès, à l'Air pour Anaximène, au Feu pour Héraclite, aux quatre éléments pour Empédocle (Eau, Air, Feu, mais aussi Terre), voire à des principes matériels en nombre infini pour Anaxagore.

Pour ces philosophes- qu'on nomme ordinairement des physiologues, car ils se sont préoccupés avant tout de la nature- rendre raison de la nature consistait donc à dégager le substrat matériel immuable dont étaient faites toutes les choses périssables. Mais comme ce substrat était précisément immuable, il ne rendait pas raison du mouvement des choses, au sens général de génération et de corruption. Une matière immuable ne peut expliquer pourquoi les choses qui en sont faites ne sont pas à leur tour immuables mais sujettes au changement. Ce n'est pas d'eux-même, càd par leur seule matière, que l'airain se fait statue ou que le bois se fait lit. (984a18-25). Sous la pression même du réel, affirme Aristote, les philosophes ont donc été contraints de rechercher une autre cause, rendant compte du mouvement: l'arkhê tes kineseôs, littéralement le principe du mouvement, càd la cause motrice ou efficiente.

Les philosophies qui, telle celle d'Empédocle, soutenaient l'existence de plusieurs causes matérielles, pouvaient plus aisément dégager ce second type de cause, par exemple en déléguant au Feu le principe du mouvement, et aux trois autre éléments un principe d'inertie et de passivité (Air, Eau, Terre). Mais ces philosophes eurent alors à affronter une nouvelle difficulté: non seulement il leur fallait dégager la cause du devenir, mais la cause du devenir et de l'être bien et beau- eu kai kalôs. Ce devenir bien et beau, en effet, ni le hasard (l'automaton, qui signifie spontanéïté aveugle des choses), ni la fortune (tuchê, hasard dans le domaine des affaires humaines) ne suffisaient à expliquer (984b 11-15). D'où l'avancée décisive d'Anaxagore, qui, en identifiant la cause motrice à une Intelligence (nous), explicatrice de l'ordre (cosmos) et de l'arrangement des choses (taxis), parut le seul homme de bon sens, dit Aristote, face à la divagation de ceux qui rapportaient tout devenir à la causalité aveugle des éléments. (984b 16-18). Donc, Anaxagore est le premier à comprendre, pour Aristote, que pour rendre compte de l'existence de la beauté, du bien, et de l'ordre dans le monde, il faut référer la cause motrice non à un hasard aveugle, incapable de produire de telles choses, mais à une intelligence ordonnatrice. Mais si l'on voulait rendre compte du beau et de l'ordre, il fallait rendre compte aussi du désordre et du mal: et c'est ce que fit Empédocle en distinguant deux principes: la cause des biens- Philia ou Amitié- et la cause des maux- to Neikos, la querelle.

On voit ici apparaître la question du bien, enrobée dans celle de l'ordre et du beau. Mais cette question, pour Aristote, est encore mal posée, y compris chez Anaxagore. Pourquoi? Parce que, comme le dit G. Aubry, ces philosophes se sont interrogés sur la cause du bien au lieu d'identifier le bien comme cause (GA, p. 32). Pour le dire autrement: ceux qui, comme Anaxagore ou Empédocle, ont cherché à rendre compte de l'existence du bien se sont contenté d'affirmer qu'il existait une cause par elle-même bonne: mais ils ont maintenu pour cette cause, le mode d'action de la cause efficiente, comme productrice de mouvement: ils n'ont pas saisi que le bien, s'il devait être pensé comme cause, devrait l'être selon un mode qui lui était propre, essentiellement distinct de la cause efficiente. La façon dont le statuaire agit sur la statue en la modelant, n'est pas la même que la façon dont l'idée du bien (sous la forme de la piété, de l'honneur) agit sur le statuaire lui-même. Dans un cas, vous avez une cause motrice modifiant la forme de la matière, mais dans l'autre vous avez un bien qui par lui-même, sans "modeler" mécaniquement l'esprit du statuaire, oriente ses geste par le seul fait d'être saisi comme un bien. Le bien n'a un effet sur le statuaire que parce qu'il se laisse appréhender par lui comme "la fin et le bien", littératlement le "ce en vue de quoi et le bien" (hou heneka kai tagathon, 983a34) selon lesquels il convient d'agir. Ignorer la cause finale, c'est de surcroît ignorer ce qui gouverne la cause motrice elle-même: car si le statuaire se met à modeler l'airain c'est parce qu'il suit une fin qui est l'explication ultime de ce modelage: c'est parce qu'il juge qu'il est bon- par piété, sens de l'honneur de la Cité ou de la glorification du héros- de modeler ainsi sa statue: si ce bien ne lui avait pas été pas présenté, aucune cause motrice n'aurait été mise en branle.

Il ne suffit pas, pour rendre compte de l'existence du bien dans le monde (la statue comme bien) de nommer bonne ou intelligente la cause motrice- par exemple de nommer "pieux" ou "intelligent" le statuaire- il faut penser un mode d'action du bien qui ne se confond avec aucune autre efficace causale, et qui pourtant rend compte de la mise en oeuvre de la cause efficiente elle-même: la capacité de la piété d'apparaître comme bonne et désirable au statuaire, et ainsi de le mettre le mouvement, et de le faire agir comme cause motrice de la forme de la statute.

C'est ce qu'affirme nettement Aristote en A7, 988b 6-11:

"La fin à quoi tendent les actions, les changements, et les mouvements, ils disent bien qu'elle est cause, d'une certaine façon, mais pas au sens où elle l'est naturellement. Ceux, en effet, qui parlent de l'Intelligence, ou de l'Amitié, posent ces causes comme un bien, et cependant il disent non pas qu'elles sont ce en vue de quoi un être est ou devient, mais que c'est à partir d'elles que sont engendrés les mouvements." (trad. GA, p. 32)

Comme on le verra, en particulier en Thêta et en Lambda, découvrir ce mode d'action propre au bien impliquera de théoriser les notions d'en-puissance et d'acte, couple conceptuel qui est l'une des inventions majeures de la Mph.

Passons alors au troisième type de cause: la cause formelle. Les pythagoriciens ont découvert ce type de cause, en affirmant l'imitation des Nombres par les choses; Platon a, lui, substitué les Formes aux Nombres, et affirmé que les choses participaient des Formes.

Si les pythagoriciens sont mentionnés comme les découvreurs de la cause formelle, celle-ci est essentiellement étudiée à partir de Platon, qui en est sinon l'inventeur, du moins celui qui en a conduit l'étude au plus loin jusqu'ici, même si ce fut de façon imparfaite.

La discussion qui suit paraît alors déroutante au lecteur familier de Platon, car le Platon que discute Aristote n'est pas, ou guère, celui que nous connaissons au travers de ses dialogues. Aristote discute en effet les thèses du Platon "ésotérique": càd les thèses que Platon aurait délivrées oralement au sein de son école, l'Académie, mais non pas au sein des ouvrages publiés destinés à un public extérieur. Or, le destin des oeuvres de Platon et d'Aristote est inverse: nous connaissons une bonne part des écrits ésotériques (ou acroamatiques, càd des leçons) d'Aristote, mais presque plus rien de ses écrits exotériques (ses ouvrages publiés). À l'inverse nous connaissons une bonne part des écrits exotériques de Platon, mais rien de son enseignement ésotérique- mis à part certains témoignages, dont le principal est précisément celui de la Mph d'Aristote aux livres A, M et N. C'est par lui, notamment, que nous découvrons que l'enseignement de Platon- du moins si l'on en croit son témoignage, pas toujours admis par les historiens- aurait fini par accorder une part essentielle aux notions d'Un et de Dyade indéfinie, au dépens des notion mêmes d'Idée et de Bien.

Reste, de toute façon, que la théorie des Formes est commune aux deux enseignements de Platon- exotérique et ésotérique- et que c'est sur cette théorie que repose la part essentielle de la discussion aristotélicienne.

Le point fondamental est le suivant: pour Platon, la forme est ce par quoi quelque chose est ce qu'il est- mais aussi bien ce par quoi quelque chose est véritablement- existe au sens le plus plein. Ce par quoi un homme est un homme, c'est par son humanité, càd l'Idée d'homme à laquelle il participe. Mais c'est aussi par l'Idée d'homme à laquelle il participe qu'il tire ce qu'il possède de réalité, de substantialité- càd d'ousia. En effet, un homme phénoménal ne cesse de changer, de se transformer; il naît, vieillit et périt, il est tantôt assis, tantôt debout, tantôt barbu tantôt glabre, tantôt ignorant, tantôt savant. Par là, il n'est que mésêtre, mê on- réalité éphémère ou précaire. Mais ce qui subsiste en lui, par-delà ses changements, et cela aussi longtemps qu'il reste en vie- c'est bien son humanité qui ne change pas en lui, tandis qu'il change, lui. C'est donc l'Idée d'humanité qui, non seulement est l'être véritable- qui demeure éternellement ce qu'elle tandis qu'il naît, change et périt- mais aussi qui, durant son existence, lui donne le peu d'être stable- donc d'être tout court- qu'il peut espérer durant son existence.

La Forme, ou l'Idée est donc la cause du "ti esti" des choses: de ce qu'elles sont, et de ceci qu'elles sont un tant soit peu. C'est en ce sens que les Idées sont causes formelles des ousia sensibles. Mais le Platon ésotérique semble avoir considéré que les Formes elles-même avait à leur tour pour cause formelle l'Un, principe ultime et supérieur de toute réalité- idéelle ou sensible. Pourtant en eux-mêmes ni les Formes immuables, ni l'Un principe à son tour immuable des Formes, ne peuvent être considérés comme un principe du mouvement des choses sensibles: ils ne sont principe que de ce qui, au contraire, résiste au mouvement phénoménal. Platon aurait donc délégué à une cause matérielle spécifique l'origine du mouvement: non pas, dit Aristote, la khôra et sa cause errante, ainsi que l'anticiperait le lecteur du Timée (oeuvre exotérique), mais une autre cause mise en valeur par l'enseignement ésotérique: la dyade.

Je ne discuterai pas ici de ces principes du Platon ésotérique, parce que ne m'intéresse que la cause formelle des choses sensible, et donc la question des Formes. La prochaine fois je développerai les critiques qu'Aristote adresse à cette théorie platonicienne (en tout cas selon lui) de la cause formelle. Cela nous conduira plus avant dans la compréhension du mode d'action propre au bien selon le Stagirite- et donc à l'exposition de la cause la plus importante qu'est la cause finale.

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