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© Présence d’André Malraux sur la Toile, www.malraux.org / 4.12.2011 Claude Pillet Inédit A propos de l’épigraphe de Sesshû donnée à La Corde et les Souris Eléments de péritextualité malrucienne On a déjà beaucoup glosé sur les titres des romans et des écrits sur l’art, suffisamment pour que l’on n’y revienne pas trop en détail ici. Pourtant ce qui couvre ces textes en les ouvrant précisément, ce qui en constitue une proposition de sens avant même qu’ils aient été parcourus par la lecture, cela qui constitue titres et sous-titres apporte au texte qu’il concerne, en même temps qu’une sorte de désignation fort pratique, une identification aussi précise que complexe de ce que peut promettre le livre. Par la charge de proposition qu’ils contiennent, ils anticipent sur le sens que le lecteur sera invité à donner au texte concerné, une fois celui-ci lu. C’est très élémentairement le cas de l’un du plus célèbre titre rhématique 1 de Malraux (Antimémoires 2 ) qui exige du lecteur (à tort ou à raison) de lire le texte tout autrement que s’il s’agissait de Mémoires habituels. C’est, moins nettement parce qu’ils sont presque tous plus ou moins énigmatiques, le fait de tous les titres thématiques. Même La Voie royale qui emprunte sa formulation à cette route sacrée qui aurait mené, ponctuée de temples, à tel grand sanctuaire khmer, même La Voie royale demande à son lecteur de passer de la désignation référentielle à celle, métaphysique voire antiphrastique, qui concernera le destin humain. Même Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale se présente comme l’image ou l’illustration symbolique de ce que tel «musée imaginaire» peut ou pourrait être pour Malraux (tantôt selon les exigences des techniques – La Statuaire –, tantôt selon des critères spatio-temporels ajoutés au précédent – Des bas-reliefs aux grottes sacrées –, tantôt selon des nécessités culturelles – Le Monde chrétien). Même Goya impose tout de suite cet autre titre qu’est Saturne pour faire comprendre qu’il ne 1 On aura compris que j’emprunte quelques notions techniques à Seuils de Gérard Genette, Paris, éd. du Seuil, 1987. 2 Mentionnons aussi Oraisons funèbres qui reprend en 1971 un genre littéraire tombé en désuétude et Néocritique (1976) qui veut rendre compte d’une nouvelle pratique du «colloque», c’est-à-dire du mélange ou du recueil d’articles ou de communications.

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© Présence d’André Malraux sur la Toile, www.malraux.org / 4.12.2011

Claude Pillet Inédit

A propos de l’épigraphe de Sesshû donnée à La Corde et les Souris

Eléments de péritextualité malrucienne

On a déjà beaucoup glosé sur les titres des romans et des écrits sur l’art,

suffisamment pour que l’on n’y revienne pas trop en détail ici. Pourtant ce qui couvre

ces textes en les ouvrant précisément, ce qui en constitue une proposition de sens avant

même qu’ils aient été parcourus par la lecture, cela qui constitue titres et sous-titres

apporte au texte qu’il concerne, en même temps qu’une sorte de désignation fort

pratique, une identification aussi précise que complexe de ce que peut promettre le livre.

Par la charge de proposition qu’ils contiennent, ils anticipent sur le sens que le lecteur

sera invité à donner au texte concerné, une fois celui-ci lu. C’est très élémentairement le

cas de l’un du plus célèbre titre rhématique1 de Malraux (Antimémoires2) qui exige du

lecteur (à tort ou à raison) de lire le texte tout autrement que s’il s’agissait de Mémoires

habituels. C’est, moins nettement parce qu’ils sont presque tous plus ou moins

énigmatiques, le fait de tous les titres thématiques. Même La Voie royale qui emprunte

sa formulation à cette route sacrée qui aurait mené, ponctuée de temples, à tel grand

sanctuaire khmer, même La Voie royale demande à son lecteur de passer de la

désignation référentielle à celle, métaphysique voire antiphrastique, qui concernera le

destin humain. Même Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale se présente

comme l’image ou l’illustration symbolique de ce que tel «musée imaginaire» peut ou

pourrait être pour Malraux (tantôt selon les exigences des techniques – La Statuaire –,

tantôt selon des critères spatio-temporels ajoutés au précédent – Des bas-reliefs aux

grottes sacrées –, tantôt selon des nécessités culturelles – Le Monde chrétien). Même

Goya impose tout de suite cet autre titre qu’est Saturne pour faire comprendre qu’il ne

1 On aura compris que j’emprunte quelques notions techniques à Seuils de Gérard Genette, Paris, éd. du

Seuil, 1987. 2 Mentionnons aussi Oraisons funèbres qui reprend en 1971 un genre littéraire tombé en désuétude et

Néocritique (1976) qui veut rendre compte d’une nouvelle pratique du «colloque», c’est-à-dire du mélange ou du recueil d’articles ou de communications.

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Claude Pillet : «A propos de l’épigraphe de Sesshû donnée à La Corde et les Souris. Eléments de péritextualité malrucienne»

2 © Présence d’André Malraux sur la Toile, www.malraux.org / 4.12.2011

s’agit pas de considérer le livre comme une monographie consacrée à l’œuvre du peintre

espagnol. Les autres tiendront tous de cette exigence que nous venons de rencontrer

dans les quatre cas les plus simples et qui, feignant de la proposer, imposent un mode de

lecture intégrant dans sa logique la nécessité du saut de signification qu’exige la

métaphore. Si la plupart des titres thématiques sont de ce point de vue-là métaphoriques

(La Condition humaine, Le Temps du mépris, La Lutte avec l’Ange, La Métamorphose

des dieux, Lazare, etc.) d’autres demandent encore à leur lecteur (on l’a entrevu pour La

Voie royale) d’associer à ce saut de référence celui d’un retournement de signification :

ainsi Les Conquérants et L’Espoir sont-ils des romans d’échecs : échecs de Klein et de

Garine, par exemple, ou échecs de l’«Illusion lyrique» et de l’«Apocalypse de la

fraternité» ; ainsi Les Chênes qu’on abat… sont-ils l’évocation du pouvoir créateur de

De Gaulle retiré comme vaincu à Colombey-les-deux-Eglises ; ainsi, mais d’une

manière différente, de La Tête d’obsidienne qui évoque cette œuvre d’art aztèque qui

manque à l’exposition de Saint-Paul-de-Vence, retenue qu’elle est dans son musée, le

Musée national d’anthropologie de Mexico, où en réalité elle n’a jamais été présente

puisqu’elle n’existe pas3; ainsi encore de La Corde et les Souris et sans doute du titre le

plus énigmatique de Malraux, Le Miroir des limbes.4

Beaucoup de titres chez lui seraient aussi étranges que celui-ci quand

manqueraient soit la source de l’allusion ou de la citation qu’ils proposent ou supposent,

soit le commentaire, explicite ou implicite, que le texte veut bien leur adjoindre pour

plus de clarté. Le caractère fantaisiste, ou fantastique, ou quasi surréaliste, ou

simplement exotique de L’Ecrit pour une idole à trompe se naturalise presque

spontanément dans l’inconnu baudelairien qu’appelle le vers 77 du «Voyage»5 ; le

célèbre fragment des Pensées qui montre certaine allégorie «de la condition des 3 Jean-Claude Noël a montré dans une séance de ce séminaire (c’était en janvier 2009) que cette tête a

eu un modèle (le crâne d’obsidienne, collection Robert Woods Bliss, Washington DC). Le présence d’un modèle ne supprime pas le caractère fictif de l’objet composé par la fiction. C’est le problème même des personnages de fiction disposant d’«applications» dans la réalité. Voir J.-C. Noël, «La Tête d’obsidienne», Présence d’André Malraux sur la Toile, n° 17, mai 2009. Texte mis en ligne le 30 mai 2009, URL : <http://www.malraux. org/index.php/articles/739-200916noel.html>. Voir aussi Claude Pillet, «Tête d’obsidienne ou crâne de cristal ?», Présence d’André Malraux sur la Toile, n° 87, mars 2010. Texte mis en ligne le 29 mars 2010, URL : <http://www.malraux.org/index.php/articles/1103-pillet7.html>.

4 J’ai proposé ailleurs des pistes permettant de comprendre le sens de ce titre. Voir Claude Pillet, Le sens ou la mort, Berne – New York, Peter Lang, 2010, p. 420 sqq.

5 «Nous avons salué des idoles à trompe», voir Baudelaire, Les Fleurs du mal, CXXVI : http://www.malraux. org/index.php/varia/1089-organisation1.html, texte à télécharger.

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Claude Pillet : «A propos de l’épigraphe de Sesshû donnée à La Corde et les Souris. Eléments de péritextualité malrucienne»

3 © Présence d’André Malraux sur la Toile, www.malraux.org / 4.12.2011

hommes» propose cette image et celle des prisonniers attendant leur mort dans la prison

de Kyo ou dans le préau de Katow comme une clef et du titre et du livre6 ; un autre

fragment de ces Pensées éclaire l’étrange expression «Hôtes de passage» qui permet de

réunir trois «clefs de la jeunesse» (c’est le texte du bandeau rouge que Gallimard a joint

au livre en 1975) : des «hôtes d’un jour», aussi provisoires et précaires que l’est la vie,

si ce n’est aussi illusoires que les prétextes qu’elle propose pour se maintenir7 ; Les Voix

du silence, en un rappel de telle réflexion de La Voix royale8 et en une hypothétique

allusion à telle phrase d’Elie Faure9 se propose comme la périphrase synonyme du

6 Pascal, Pensées, éd. de Philippe Sellier, Seconde Copie, Paris, Garnier, 1992, (coll. «Classiques

Garnier»), p. 485-486, fragment 686 ; éd. Le Guern (Première Copie), frag. 405 : «Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant l’un l’autre avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour ! [C’est l’image de la condition des hommes.]» (La dernière phrase est citée par Brunschvicg, non par Sellier ni Le Guern puisqu’elle a été ajoutée par Etienne Périer.)

7 Fragment 102 (Sellier) : «Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante, memoria hospitis unius diei praetereuntis [«L’espérance du méchant [est] comme la mémoire d’un hôte logé pour un jour, qui passe outre»], le petit espace que je remplis et même je vois, abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pour quoi ici plutôt que là, pour quoi à présent plutôt que lors.» Pascal cite Le Livre de la Sagesse, 5, 14. Pascal, op. cit., p. 189 ; Le Guern, frag. 64.

8 Claude Vannec à Ramèges : «Les musées sont pour moi des lieux où les œuvres du passé, devenues mythes, dorment – vivent d’une vie historique –, en attendant que les artistes les rappellent à une existence réelle.» (OC1, 398.) Toutes les citations de Malraux proviennent des Œuvres complètes (OC) publiées entre 1989 et 2011 dans la collection de «La Pléiade».

9 Elie Faure, Histoire de l’art, éd. Barillat, 2010 [1909], p. 56 : «Au sens moderne du mot, aucune science de la composition. Aucun sens de la perspective. Le dessin égyptien est une écriture qu’il faut apprendre. Mais, quand on la connaît bien, comme toutes ces silhouettes dont les têtes et les jambes sont toujours de profil, les épaules et les poitrines toujours de face, comme toutes ces raides silhouettes remuent, comme elles vivent ingénument, comme leur silence se peuple d’animations et de murmures !» – «[L’Egypte] s’est enfoncée sans un cri dans le sable, qui a repris tour à tour ses pieds, ses genoux, ses reins, ses flancs, mais que sa poitrine et son front dépassent. Dans son visage écrasé, le sphinx a toujours ses yeux inexorables, ses yeux sertis de paupières rigides, et qui voient à la fois au-dedans et au loin, de l’abstraction insaisissable à la ligne circulaire où sombre la courbe du globe. À quelle profondeur est-il assis, et autour de lui, au-dessous de lui, jusqu’où l’histoire descend-elle? Il semble être apparu avec nos premières pensées, avoir suivi notre long effort de sa méditation muette, être destiné à survivre à notre dernier espoir. Nous empêcherons le sable de le recouvrir tout à fait parce qu’il fait partie de notre terre, parce qu’il appartient aux apparences au milieu desquelles nous avons vécu, aussi loin que notre souvenir remonte. Avec les montagnes artificielles dont nous avons scellé le désert près de lui, il est la seule de nos oeuvres qui paraisse aussi permanente que le cercle des jours, les alternances des saisons, l’immense oscillation du ciel. / L’immobilité de ce sol, de ce peuple dont la vie monotone constitue lignes de pierre inflexibles qui nous les définissaient avant même que nous connussions leur histoire. Tout dure autour des Pyramides. Des Cataractes au Delta, le Nil est seul entre deux rives identiques, sans un courant, sans un affluent, sans un remous, poussant du fond des siècles sa régulière masse d’eau. Des champs d’orge, de blé, de maïs, des palmeraies, des sycomores. Un impitoyable ciel bleu, d’où le feu coule incessamment en nappes, presque sombre aux heures du jour où l’œil peut le regarder sans souffrance, plus clair la nuit, quand la marée montante des étoiles y répand sa lueur. Des vents torrides montent des sables, la lumière où vibre l’air chaud découpe les ombres sur le sol, et les couleurs inaltérables, indigos, rouges cuits, jaunes sulfureux,

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Claude Pillet : «A propos de l’épigraphe de Sesshû donnée à La Corde et les Souris. Eléments de péritextualité malrucienne»

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domaine même auquel le texte va se référer (le musée) et induire entre celui-ci et ce que

le texte convoque le même écart poétique qu’une fiction exige entre ce qu’elle dit de

sens et le réel dans lequel elle existe : la matière apparemment muette sur quoi va opérer

le texte (quelque chose qui soit du réel) est elle-même déjà bruissante de sens (quelque

chose qui est déjà de l’interprétation du réel). Quand les écrits sur l’art se développeront

encore, ce rapport de commentaire entre l’œuvre et son titre deviendra encore plus net :

La Métamorphose des dieux se réfère à plusieurs idées souveraines des Voix (que nous

pourrions résumer excessivement par «L’essence s’exprime par la contingence ou

l’accident» ou par : «Le passage exprime la permanence») ; et les trois volumes qui la

composeront (Le Surnaturel, L’Irréel et L’Intemporel) resserreront encore le lien

unissant sens du titre et sens du texte.

Il peut évidemment arriver chez Malraux (on l’a pressenti plus haut) que manque

ce rapport entre le titre et le contenu explicite du texte, soit que la portée métaphorique

du titre soit trop vague, soit qu’elle s’appuie sur cet autre support que sera alors

l’épigraphe10. C’est ainsi, par exemple, que l’épigraphe de D’une jeunesse européenne,

si elle lie ce texte à La Tentation de l’Occident11 comme l’a remarqué Raphaël Aubert

lors de la précédente séance de ce séminaire, elle ne le fait expressément que pour

imposer une inversion de signification entre l’Orient («culture chinoise») et l’Europe

(«culture du moi»), assez précisément comme Ling et A.D. représentaient deux «pôles

de l’esprit» dans cette Tentation au titre parfaitement et symétriquement double. C’est à

liquéfiées en métal par les crépuscules de flamme, n’ont que le voile transparent des verts et des ors des cultures qui change périodiquement. Un silence où les voix hésitent comme si elles craignaient de briser des murs de cristal. Au-delà de ces six cents lieues de vie fixe et puissante, le désert, sans autre limite visible que ce cercle absolu qui est aussi l’horizon des mers.» Ibid., p. 49-50.

10 Il semble nécessaire de remarquer que la pratique de l’épigraphe n’est pas systématique chez Malraux. Bien moins en tous cas que le soin qu’il a apporté au découpage de ses textes en livres, parties, chapitres, sections ou séquences, dont L’Espoir ou Le Miroir des limbes proposent des applications rigoureuses, comme si la complexité du réel convoqué dans ces livres – ou plutôt la complexité du rapport au réel que ces livres imposent –, comme si ces complexités constituaient l’un des éléments les plus importants qui ait présidé à l’organisation des textes de Malraux. Ainsi L’Espoir est-il découpé en trois parties (I. L’Illusion lyrique, II. Le Manzanarès, III. L’Espoir) ; les première et deuxième contiennent elles-mêmes chacune deux chapitres (I, I. L’Illusion lyrique, I, II. Exercice de l’apocalypse, II, I. Etre et Faire, II, II. Sang de gauche) ; les chapitres I, I et I, II sont ensuite divisés en 3 et 2 sections, elles-mêmes subdivisées en plusieurs fragments de sorte que l’on ait ceci : I, I, I, I-V ; I, I, II, I-V ; I, I, III, I-III ; I, II, I, I-V ; I, II, II, I-X. La IIe partie donne : II, I, I-IX ; II, II, I-XVII. La IIIe : III, 1-III. Quant au Miroir des limbes, il est divisé en deux livres (Antimémoires et La Corde et les Souris), eux-mêmes divisés en 5 ou 6 chapitres, divisés ensuite en sections en ce qui concerne le premier livre : I, I, 1-3 ; I, II, 1-6 ; I, III, 1-3 ; I, IV, 1-3, I, V, 1-3 ; II, I-VI.

11 «“Le plus haut objet d’une civilisation affinée, c’est une attentive inculture du Moi.” Le Chinois Ling. (La Tentation de l’Occident, p. 103)» – [OC1, p. 84 : «la suprême beauté d’une civilisation»].

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peu près selon le même procédé de commentaire épitextuel que proposeront leurs sens

l’épigraphe de L’Intemporel qui cite Les Voix du silence12, celle des Oraisons funèbres

qui est une citation de leur troisième texte et qui sera reprise par les Antimémoires13, et

celle encore de La Métamorphose des dieux qui sera citée, après 1975, par La Tête

d’obsidienne.14 Celle de La Tentation de l’Occident est un peu semblable quoique plus

complexe parce que le système de citation est moins sûr. Elle est transcrite dès 1926

sous la forme que voici :

Celui qui regarde longtemps les singes devient semblable à son ombre,

forme que répéteront toutes les éditions successives de la Tentation à l’exception de «La

Gerbe illustrée» de 1971 et des Romans de 1951 (Gallimard) qui sont muets. Le même

«proverbe malabar» qu’il est censé être revient toutefois à La Voie royale dans ces

mêmes Romans mais sous une forme aussi peu modifiée que cette modification même

est importante :

Celui qui regarde longtemps les songes devient semblable à son ombre.

Les deux formes dont le sens est passablement énigmatique et insatisfaisant

pourraient justifier le recours à ce passage de la Tentation (c’est A.D. qui écrit) qui les

éclairerait :

«Oui, celui qui regarde les formes qui se sont succédé en Europe depuis dix ans et ne veut pas s’efforcer de comprendre, a l’impression de la folie, d’une folie consciente d’elle-même et satisfaite.» (OC1, p. 91.)

12 «L’artiste n’est pas le transcripteur du monde, il en est le rival.» (Les Voix du silence, OC5, p. 698.) 13 «… Car il n’est qu’un acte sur lequel ne prévalent ni la négligence des constellations, ni le murmure

éternel des fleuves : c’est l’acte par lequel l’homme arrache quelque chose à la mort.» Fin du discours «Pour sauver les monuments de Haute-Egypte», OC3, p. 929. Antimémoires, OC3, p. 58.

14 Epigraphe de la Métamorphose : «Je puis bien, dans la vie et dans la peinture, me passer du Bon Dieu. Mais je ne puis pas, moi, souffrant, me passer de quelque chose qui est plus grand que moi, qui est ma vie : la puissance de créer.» On lit dans La Tête d’obsidienne : Malraux à Picasso (et réponse de celui-ci) : «“Vous souvenez-vous de l’extraordinaire phrase de Van Gogh : ‘Je peux bien, dans la vie et dans la peinture, me passer du Bon Dieu. Mais je ne peux pas, moi, souffrant, me passer de quelque chose qui est plus grand que moi, qui est ma vie, c’est… / — …la puissance de créer.’ Il a raison, Van Gogh, il a bien raison, non ? Le besoin de création, c’est une drogue : il y a inventer, il y a peindre. Ce n’est pas pareil. Pourquoi faut-il toujours inventer ? Dans mille ans, tout ça !… Mais comment faire?”» (OC3, p. 755.)

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Si l’on tient, comme Walter Langlois15, à considérer que cette épigraphe contient

une coquille, c’est probablement ceci qu’il faudrait lire, même si la solution proposée ne

lève pas toute l’obscurité de notre «proverbe malabar» :

Celui qui regarde longtemps les signes devient semblable à son ombre.

que l’on peut comprendre un peu comme le plus célèbre proverbe chinois : «Quand le

sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt» (si l’on ignore que ce proverbe a son

corollaire tout aussi pertinent : «Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde la lune.»)

Les cas où le titre est expliqué par l’épigraphe, même partiellement, sont assez

rares. Il y a celui des Chênes qu’on abat… tiré directement des vers de Hugo que

Malraux place sur la couverture même de la première édition :

Oh ! quel farouche bruit font dans le crépuscule Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !16

Avant d’examiner celui de La Corde et les Souris qui relève de la même

catégorie, il faut nous arrêter un peu à celui des Antimémoires qui est fort intéressant. Le

titre n’est bien entendu pas issu explicitement de l’épigraphe, mais celle-ci en explique

le sens, même si tout reste assez mystérieux :

L’éléphant est le plus sage des tous les animaux, le seul qui se souvienne de ses vies antérieures ; aussi se tient-il longtemps tranquille, méditant à leur sujet. Texte bouddhique

Les souvenirs des vies antérieures sont en effet aussi des «antimémoires»

puisqu’ils ne sont jamais les souvenirs à partir desquels s’écrivent les Mémoires.

D’autre part, comme dans le phénomène de la «métamorphose» (des dieux), la vie

antérieure de l’éléphant si elle appartient au même être «essentiel» ou «permanent» que

celui-ci, est fondamentalement liée à l’être «accidentel» ou «passager» qu’il était aussi

et qu’il est encore ou aussi en tant qu’éléphant. De l’un à l’autre, le sens de l’être

passager (les souvenirs de l’éléphant : ceux du personnage de sa vie antérieure) suppose

rupture et non continuité, anhistoricité et non chronologie si tant qu’est que le sens de 15 «Ce proverbe indien apparaît aussi sur la page de titre de La Voie royale. L’édition originale de la

Tentation abonde en fautes de typographie, y compris dans ce proverbe où le mot singes est substitué à songes. Malraux ne corrigera pas cette faute dans son édition de 1956.» Langlois, Malraux, l’aventure indochinoise, Paris, Mercure de France, 1967, p. 279, n. 26 de la page 10.

16 Victor Hugo, Toute la lyre, IV, XXXVI : «A Théophile Gautier», vers 69-70. Œuvres complètes, t. VII, Poésie, t. IV, Paris, Laffont, 1986, (coll. «Bouquins»), p. 342.

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l’éléphant n’est pas celui de l’être permanent existant sous ses formes successives mais

celui de chacune des ces formes-là.

On ne peut pas ne pas être étonné de la source que Malraux donne de son

épigraphe-citation. On a supposé17 qu’il avait lu cela dans les Jâtaka (Nativités),

ouvrage de 547 contes ou histoires présentant les vies antérieures de Sâkyamuni qui,

après l’Illumination de Bodh-Gayâ a vu clairement toutes les formes par lesquelles il

avait vécu dans son vaste passé. De nombreuses traditions locales et de plus nombreux

récits apocryphes ont ensuite complété ce recueil dont l’ensemble n’est pas

systématiquement inventorié en français.18 Il semblerait que nous eussions affaire à une

source non vérifiable à l’instar du «proverbe malabar» de la Tentation. Il est tentant et

peu invraisemblable de supposer que Malraux ait inventé, dans les deux cas, et

l’épigraphe et la source, comme l’ont fait avant lui bien des écrivains importants (on

pense à Stendhal auquel la pratique malrucienne de l’épigraphe doit sans doute

beaucoup).

Parlons donc maintenant de La Corde et les Souris. Contrairement à celle de la

Tentation, voire à celle des Antimémoires, son épigraphe a suscité très peu de

commentaires. Est-ce dû au fait que son livre est fort méconnu ou beaucoup négligé ?

(Marius-François Guyard signale le fait dans la notice de l’édition de «La Pléiade».) La

première fois que l’on tenta d’en établir l’origine se trouve dans Aimer encore de

Sophie de Vilmorin, chez qui on lit :

Ils [des éditeurs publiant des guides de voyages, installés rue de Savoie] avaient […] un guide du Japon illustré, relié de toile rouge, qui correspondait exactement à ce que voulait André. Dans l’avion, je regardais ce livre et je suis tombée sur la légende de Sesshû, peintre japonais du XVe siècle. Elle disait à peu près, si mon souvenir est fidèle : «Quand Sesshu était enfant, il avait un jour gravement désobéi à son père. Pour le punir, celui-ci t’attacha à un poteau avec une corde. L’enfant entreprit alors de dessiner avec son orteil des souris sur le sable. Et ces souris étaient si ressemblantes qu’elles prirent vie ; elles grimpèrent le long du poteau et rongèrent la corde qui enserrait Sesshû.» Enchanté de cette histoire, j’ai passé le livre à André pour qu’il la lise. Il ne

17 Yves Beigbeder, «L’Inde dans son œuvre», in Michel Cazenave [édit.], André Malraux, Paris,

L’Herne, 1982, (coll. «Les Cahiers de l’Herne», n° 43), p. 380. 18 Dans un entretien donné à Tadao Takemoto et intitulé «A propos de réincarnation», Malraux a déclaré

ceci : «Le fameux texte indien : “l’éléphant est le seul animal qui se souvienne de ses vies antérieures”, est un texte de très haute époque. Du IVe siècle, je crois, ou avant…» Voir Michel Cazenave [édit.], André Malraux, op. cit., p. 399.

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Claude Pillet : «A propos de l’épigraphe de Sesshû donnée à La Corde et les Souris. Eléments de péritextualité malrucienne»

8 © Présence d’André Malraux sur la Toile, www.malraux.org / 4.12.2011

l’a pas trouvée anodine ; elle lui a donné à réfléchir au point qu’il a intitulé le second tome du Miroir des limbes La Corde et les Souris, avec, en épigraphe, cette adaptation de son cru.19

Voici donc notre épigraphe :

Alors l’Empereur Inflexible condamna le Grand Peintre à être pendu. Il ne serait soutenu que par ses deux gros orteils. Lorsqu’il serait fatigué… Il se soutint d’un seul. De l’autre, il dessina des souris sur le sable. Les souris étaient si bien dessinées qu’elles montèrent le long de son corps, rongèrent la corde. Et comme l’Empereur Inflexible avait dit qu’il viendrait quand le Grand Peintre fléchirait, celui-ci partit à petits pas. Il emmena les souris. (OC3, p. 485.)

Ce que Sophie de Vilmorin ne savait pas, c’est que Malraux connaissait

certainement cette histoire depuis fort longtemps. Dans une publication suisse de 1956,

proposant la prépublication d’un extrait de la préface que l’écrivain a donnée à Israël de

Nicolas Lazar et Izis-Bidermann, il a pu lire ceci de Roger Judrin commentant un livre

consacré à Hokusaï :

Ne confondons pas l’habileté du génie avec le génie de l’habileté. On contait, par exemple, qu’un maître du pinceau, nommé Bateau de Neige [= Sesshû], allait être pendu. Lorsque, du bout du pied, il traça sur la terre des rats tout crachés et des souris vraies qui, rongeant les liens, sauvèrent le filou.20

Malraux a aussi dû lire les études de l’orientaliste Laurence Binyon qui écrit ceci

dans un livre publié la première fois en 1908 et sans cesse repris jusqu’à sa traduction

française de 1968 :

[Le] petit Sesshû qui, attaché à un poteau pour quelque légère désobéissance, dans le temple où il servait, esquissa avec ses pieds, dans la poussière, des souris si bien imitées qu’elles s’animèrent et, rongeant les cordes qui liaient l’enfant, lui rendirent la liberté.21

Et sans doute encore l’admirable Ko-ji Hô-ten ou Dictionnaire à l’usage des amateurs

et collectionneurs d’objets d’art japonais et chinois, publié en deux tomes en 1923 par

Victor-Frédéric Weber. Dans le tome II, on lit ceci à l’article «Ses-shû» :

19 Sophie de Vilmorin, Aimer encore, Paris, Gallimard, 1999, p. 200-201. L’éditeur de la rue de Savoie

semble être Nagel qui publiait en effet des guides de voyage de couverture rouge. 20 Roger Judrin, «Le vieillard qui était fou de peinture», Guilde du livre (Lausanne), vol. 21, n° 1,

janvier 1956, p. 23-24. 21 Laurence Binyon, Introduction à la peinture de la Chine et du Japon, trad. de l’anglais par M.

D’Adrenne de Tizac, Paris, Flammarion, 1968, (coll. «Arts et métiers graphiques», série «Images et Idées»), p. 19. Le temple où Sesshû étudiait était celui d’Iyama Houfukuji, à Soja, dans la préfecture d’Okayama.

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Un des plus grands peintre japonais du XVe siècle (1420-1507) ; son nom de famille est O-da Tô-yô qu’il apposait souvent comme signature de ses œuvres. Il naquit à Aka-hama dans la province de Bit-chû.

A l’âge de douze ans, il fut envoyé par son père au temple Hô-fuku-ji pour s’initier aux mystères de la religion bouddhique. Déjà il montra des dispositions très prononcées pour la peinture ; une anecdote datant de son séjour au temple nous fait connaître qu’un jour, n’ayant pas suffisamment manifesté de zèle au travail, Ses-shû fut attaché à un pilier dans une cave, en guise de punition. Après avoir longuement pleuré, le bambin, pour se distraire un peu, dessina quelques gros rats, à l’aide de ses pieds, dans la poussière du sol mouillé de ses larmes.

Lorsque le prêtre supérieur vint délivrer le petit prisonnier, sa frayeur fut si grande, paraît-il, en apercevant les terribles rongeurs, qu’il n’osa s’approcher. L’anecdote ajoute même que plusieurs de ces rats devinrent vivants et s’enfuirent à l’approche du prêtre !

Etant plus tard pensionnaire au temple de Sô-koku-ji, Ses-shû profita des leçons de Jo-setsu et de Shû-bun, tous deux bonzes de ce temple ; et après avoir appris, en fait de peinture, tout ce qu’il était possible l’apprendre au Japon, il s’embarqua, en 1467, pour la Chine où il resta deux ans et où il récolta les lauriers de l’immortalité par ses peintures de paysage exécutées dans le style de l’école du nord de la Chine.

En 1469, Ses-shû revint au Japon et se fixa dans la province de Su-wô où il se fit construire une maison qu’il nomma Un-koku-an. Ce nom Un-koku fut donné à une école de peintre fondée par Ses-shû à cette époque.

Outre les paysages qu’il peignit d’une façon magistrale, Ses-shû exécuta aussi avec une grande habileté des personnages, des oiseaux et des fleurs ; ses chevaux et ses bœufs, qu’il dessina souvent d’un seul trait de pinceau, sont également célèbres. Aimant surtout à peindre à l’encre de Chine, cet artiste n’employa que rarement les couleurs.

On dit qu’avant de commencer une peinture, Ses-shû avait l’habitude de distraire ses pensées soit par une mélodie qu’il jouait de la flûte, soit par une chanson ou une poésie qu’il chantait ou déclamait à haute voix.

Parmi un grand nombre de noms et surnoms que Ses-shû porta de son vivant, les plus connus sont les suivants : Bi-keï-saï, Beï-gen, San-shu, Tô-yô Un-koku-ken, Fu-sô Shi-yô.

Les plus célèbres élèves de Ses-shû sont Shû-getsu et Ses-son.22

L’essentiel de ces informations provient du Honchô Gashi (Histoire de la

peinture japonaise. Biographie des peintres japonais) publié en 1693 par le peintre

Einô (aussi nommé Kanô Einô, c’est-à-dire Einô de l’école de Kano). Madame Kuniko

Abe m’a communiqué le passage du Honchô Gashi qui peut nous intéresser :

Sesshû, enfant, qui aimait trop dessiner au lieu d'étudier ses leçons religieuses, fut attaché, comme punition, par le maître moine bouddhiste à un poteau du temple. Le soir, le maître moine est revenu voir petit Sesshû, et près de ce dernier, il a trouvé des souris. Le maître moine voulait les chasser. Mais comme ces souris ne voulaient pas s'en aller, il s'est rendu compte que c'étaient des souris que l'enfant a dessinées avec ses larmes tombées sur le parquet, en utilisant ses orteils. Très ému, le moine l'a libéré et ne lui a plus interdit de dessiner.

22 Victor-Frédéric Weber, Ko-ji Hô-ten, Dictionnaire à l’usage des amateurs et collectionneurs d’objets

d’art japonais et chinois, New York, Hacker Art Books, 1975, reproduction de l’édition originale de 1923, t. II, p. 275-276.

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Si le Honchô Gashi précise aussi que l’anecdote des souris a pris corps après la mort du

peintre (1506 ou 1507), il faut bien constater qu’elle semble bien n’être qu’une version

(une incarnation ?) d’une histoire connue autrement au Japon, certes, mais aussi en

Chine et en Inde.

Dans Un barbare en Asie (1933), Henri Michaux, lisant le Râmâyana de Tulsî

Dâs, écrit ceci :

Magie dans le sens fort du mot; la lecture du Râmâyana de Tulsî Dâs absout de tout péché.

Ce Tulsî Dâs, qui avait écrit le Râmâyana et les aventures de Hanuman et de l’armée des singes, tout poète qu’il était, fut mis en prison par un roi.

Il médita dans sa prison, de sa méditation sortirent Hanuman et une armée de singes qui mirent le palais et la ville au pillage, et le firent libérer.

Bien, maintenant ouvrons un concours : quel est le poète européen qui puisse en faire autant ? Lequel fera surgir pour le défendre fût-ce seulement une souris ?23

Si aucun poète européen ne semble pas pouvoir rivaliser avec Tulsî Dâs (les

singes) ou Sesshû (les souris), c’est qu’il faut bien admettre que le pouvoir créateur

exceptionnel que possèdent quelques artistes n’existe qu’en Orient. C’est, nous y avons

tous pensé, le pouvoir que son art a donné à Wang-Fô, le héros de la première des

Nouvelles orientales (1938) de Marguerite Yourcenar, ce peintre qui peut s’échapper du

palais impérial où il est prisonnier et où il mourra quand il aura achevé sa peinture.24

C’est la vérité de sa peinture qui lui permet de prendre place dans la barque peinte

comme elle lui permet d’échapper à la mort promise par l’empereur (bien plus inflexible

que le maître de Sesshû) :

- Partons», dit le vieux peintre.

Wang-Fô se saisit du gouvernail et Ling se pencha sur les rames. La cadence des avirons emplit de nouveau toute la salle, ferme et régulière comme le bruit d’un cœur. Le niveau de l’eau diminuait insensiblement autour des grands rochers verticaux qui redevenaient des colonnes. Bientôt, quelques rares flaques brillèrent seules dans les dépressions du pavement de jade. Les robes des courtisans étaient sèches, mais l’empereur gardait quelques flocons d’écume dans la frange de son manteau.

Le rouleau achevé par Wang-Fô restait posé sur la table basse. Une barque en occupait tout le premier plan. Elle s’éloignait peu à peu, laissant derrière elle un mince sillage qui se refermait sur la mer immobile. Déjà on ne distinguait plus le visage des deux hommes assis dans le canot. Mais on apercevait encore l’écharpe rouge de Ling, et la barbe de Wang-Fô flottait au vent.

23 Henri Michaux, Un barbare en Asie [1933], in Œuvres complètes, t. I, éd. de Raymond Bellour, Paris,

Gallimard, 1998, (coll. «Bibliothèque de la Pléiade»), p. 342, note d’Henri Michaux. 24 Marguerite Yourcenar, «Comment Wang-Fô fut sauvé», in Nouvelles orientales [1938], dans Œuvres

romanesques, Paris, Gallimard, 1982, (coll. «Bibliothèque de la Pléiade»), p. 1139-1149.

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La pulsation des rames s’affaiblit, puis cessa, oblitérée par la distance. L’empereur, penché en avant, la main sur les yeux, regardait s’éloigner la barque de Wang qui n’était déjà plus qu’une tache imperceptible dans la pâleur du crépuscule. Une buée d’or s’éleva et se déploya sur la mer. Enfin, la barque vira autour d’un rocher qui fermait l’entrée du large ; l’ombre d’une falaise tomba sur elle ; le sillage s’effaça de la surface déserte, et le peintre Wang-Fô et son disciple Ling disparurent à jamais sur cette mer de jade bleu que Wang-Fô venait d’inventer.25

Quelques peintres chinois ont maîtrisé à ce point l’art de la peinture que la leur

était dotée d’étranges pouvoirs. C’est le cas du peintre Chan Seng-yu (VIe siècle) qui se

serait réincarné dans le peintre Wu Tao-tseu (Wu Daozi, le modèle de Wang-fô) qui a

vécu au VIIIe siècle (~710 - ~760). Weber écrit à son sujet :

[…] Suivant une légende populaire, Wu Tao-tseu peignit un jour, sur le mur d’un temps, un mulet qui, la nuit venue, devenait vivant et se mettait à courir autour du sanctuaire. Un dragon peint par cet artiste, ressemblait tellement à un dragon vivant, qu’il attirait vers lui les nuages…

Le grand talent de Wu Tao-tseu lui valut, un jour, une invitation au palais de l’empereur qui lui demanda de peindre un paysage sur un des murs du palais. Wu prit un bol d’encre et le projeta contre le mur blanc qu’il dissimula ensuite aux regards de l’empereur par un rideau. Lorsque l’artiste enleva le rideau, le monarque vit, peint sur le mur, un admirable paysage peuplé d’oiseaux et de quadrupèdes…

Il paraît que la fin de l’illustre artiste est entourée de mystère. Le livre japonais E-hon Tsû-hô-shi nous relate la disparition mystérieuse de ce peintre de la façon suivante :

… Wu Tao-tseu fut mandé au palais de l’empereur pour y décorer un des murs. Le peintre vint, cacha la muraille derrière une draperie et commença son travail. Peu de temps après, il enleva le rideau et présenta son œuvre au monarque : un paysage montagneux dont un des rochers contenait une grotte dissimulée par une lourde porte.

Wu Tao-tseu expliqua à l’empereur que cette grotte était habitée par un bon esprit et qu’elle était remplie de richesses inestimables. En frappant dans ses mains, le peintre fit ouvrir la porte de la grotte et, avant d’y pénétrer, invita le monarque à la suivre. Mais à peine l’empereur émerveillé eut-il le temps de faire un mouvement en avant, que la porte mystérieuse se referma. Tout le paysage s’effaça alors de la muraille, et depuis lors, le peintre n’a plus jamais été revu…26

Même si Christophe Comentale constate que «rien ne reste des paysages peints

par Wu Daozi sous la dynastie des Tang»27, le peintre reste, dans la tradition picturale et

religieuse de Chine, l’image vivante d’une fort exceptionnelle maîtrise de la peinture.

Liée profondément à sa pratique constante de la méditation, elle a atteint un tel degré de

perfection qu’on a pu dire que la disparition du peintre dans sa création est le signe

parfait de cet achèvement : ce n’est pas que l’art, rivalisant avec la nature, devenu

25 Ibid., p. 1149. 26 V.-F. Weber, op. cit., t. II, p. 451. 27 Comentale, «La mise en forme et l’affirmation d’une esthétique», in Montagnes célestes. La peinture

de paysage chinoise, Dossier de l’art, n° 106, avril 2004, p. 30.

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parfait, l’aurait vaincue ; c’est que l’art parfait est la nature (ou en double le sens) : il en

possède le sens même.

Il semble que ce soit très précisément la possibilité de ce sens advenant par

l’exercice supérieur de l’art que veut indiquer l’épigraphe de la Corde – qu’indique

d’ailleurs aussi le titre du livre.28 Par des moyens autres que ceux de la nature, par des

moyens mêmes que la nature ignore, moyens qu’elle ignore parce, imposant sa loi au

monde, elle ne permet pas que soient efficaces de tels pouvoirs, par des moyens opposés

à ceux de la nature donc, la création artistique humaine s’élève contre la loi de destin du

monde et, s’élevant contre elle disant ce qu’elle a d’inhumain (parce que le destin

ignore la création humaine), existant alors dans le fait de son opposition, oppose son

sens (celui de son opposition) à la nature qui nie tout sens. C’est ainsi qu’elle égale son

sens à la puissance de la nature et que, s’il est extrême-oriental, l’artiste peut échapper

au monde du destin dans son œuvre picturale. Si cela paraît compliqué, on pourrait dire

plus simplement ( ?) que ces cas où la peinture triomphe du destin est la réalisation

parfaite de l’adéquation du qi et du dao, cela même qui mène à l’immortalité de

l’homme supérieur taoïste.

Dans La Corde et les Souris, l’artiste est Picasso évidemment qui s’oppose à ce

que son œuvre aurait voulu qu’il continuât de faire, aux œuvres des autres, aux Dufayel

«artistes-peintres», à la peinture-des-gens… Il s’agit aussi du général de Gaulle qui

s’oppose à la défaite, au vide et au néant ; de l’Afrique de Senghor rêvant d’hellénisme

et de latinité ; de la Grèce d’Eschyle capable d’éprouver la douleur des Perses vaincus à

Salamine ; de la lutte de la lucidité contre les Illusions lyriques de Mai 68 ; de

l’affrontement de son double par Alexandre le Grand ; de Lazare qui tient son journal de

la Salpêtrière dans une posture littéraire anti-malrucienne.

L’œuvre, affirmant que le sens du monde est dans le fait qu’il ignore toute

œuvre comme toute humanité (il est destin), le renvoie au néant qu’il est et s’élève

comme la puissance souveraine du sens (elle est anti-destin) qui sauve les artistes et

l’humanité.

Séminaire «Malraux», Université de Paris-IV Sorbonne, 14 février 2011.

28 En effet, Malraux n’a choisi ni L’Empereur et le Peintre ni Le Peintre et ses Souris.

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Annexes

Liste des épigraphes présentes dans l’œuvre de Malraux (liste non exhaustive) 1. Lunes en papier (1921) «Prenez garde, dit l’orfèvre, car vous avez affaire ici à des gens assez curieux.» Hoffmann, Le Choix d’une fiancée.

Prologue «Ainsi qu’on voit une penteine Des bécasses serrer les cous…» Claude d’Esternod

I. Combats

«Qu’on vous tranche la tête avecques un jonchet.» Sigogne.

II. Voyages

«Les positions changent une fois de plus.» Le marquis.

III. Victoire 2. La Tentation de l’Occident (1926) «Celui qui regarde longtemps les singes devient semblable à son ombre» Proverbe malabar. 3. D’une jeunesse européenne (1927) «Le plus haut objet d’une civilisation affinée, c’est une attentive inculture du Moi.» Le Chinois Ling. (La Tentation de l’Occident, p. 103) – [OC1, p. 84 : «la suprême beauté d’une civilisation»] 4. La Voie royale (dans Romans, 1951) «Celui qui regarde longtemps les songes devient semblable à son ombre.» Proverbe malabar. 5. Le Règne du Malin (posth. 1996) «Je connais gens de toutes sortes Qui n’égalent pas leur destin…» Guillaume Apollinaire

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6. Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale, t. Ier : La Statuaire (1952) «Les lignes et les nuances ne sont pour nous, artistes, que les signes de réalités cachées.» Rodin 7. La Métamorphose des dieux (1957) «Je puis bien, dans la vie et dans la peinture, me passer du Bon Dieu. Mais je ne puis pas, moi, souffrant, me passer de quelque chose qui est plus grand que moi, qui est ma vie : la puissance de créer.» Van Gogh 8. Les chênes qu’on abat… (1971) «Oh ! Quel farouche bruit font dans le crépuscule «Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !» Victor Hugo [«A Théophile Gautier», Toute la Lyre, IV, XXXVI]. «L’homme libre n’est point anxieux ; il admet volontiers ce qui est grand, et se réjouit que cela puisse exister.» Hegel [Leçons sur la philosophie de l’histoire] 9. Oraisons funèbres (1971) «… Car il n’est qu’un acte sur lequel ne prévale ni la négligence des constellations, ni le murmure éternel des fleuves : c’est l’acte par lequel l’homme arrache quelque chose à la mort.» [Fin du discours «Pour sauver les monuments de Haute-Egypte», OC3, p. 929. Phrase citée dans les Antimémoires, OC3, p. 58.] 10. L’Intemporel (1976) «L’artiste n’est pas le transcripteur du monde, il en est le rival.» [Les Voix du silence, OC5, p. 698.] 11. Antimémoires (1967) «L’éléphant est le plus sage de tous les animaux, le seul qui se souvienne de ses vies antérieures ; aussi se tient-il longtemps tranquille, méditant à leur sujet.» «Texte bouddhique» 12. La Corde et les Souris (1976) «Alors l’Empereur Inflexible condamna le Grand Peintre à être pendu. «Il ne serait soutenu que par ses deux gros orteils. Lorsqu’il serait fatigué… «Il se soutint d’un seul. De l’autre, il dessina des souris sur le sable. «Les souris étaient si bien dessinées qu’elles montèrent le long de son corps, rongèrent la corde. «Et comme l’Empereur Inflexible avait dit qu’il viendrait quand le Grand Peintre fléchirait, celui-ci partit à petits pas. «Il emmena les souris.»

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Illustrations tirées du Ko-ji Hô-ten

«Fig. 843 – Les rats peints par Ses-shû effrayent le prêtre supérieur. (Du “E-hon Yamato Hiji”, d’après Nishi-kawa Suke-nobu).»29

29 Victor-Frédéric Weber, Ko-ji Hô-ten, t. II, op.cit., p. 276.

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«Fig. 1038. – Wu Tao-Tseu et le dragon peint. (D’après Tachibana Mori-kuni).»30

«Fig. 1039. – Wu Tao-tseu explique à l’empereur la peinture qu’il vient de brosser sur le mur du palais. (Du “E-hon Tsû-hô-shi”, d’après Tachibana Mori-kuni)»31

30 Ibid., p. 451. 31 Ibid., p. 452.