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Chapitre I De l’étude scientifique de l’ésotérisme en politique Fréquemment, les chercheurs en sciences humaines ren- contrent des difficultés lorsqu’ils étudient les rapports entre l’ésotérisme et l’extrême droite. En effet, ceux-ci butent dans leurs recherches, notamment bibliographiques, sur un écueil scientifique : la non-prise en compte de l’aspect ésotérique dans l’élaboration d’un certain type de discours politique, souvent situés aux marges radicales 1 de l’éventail politique, en particulier à l’extrême droite. Ainsi, à l’extrême droite, dans ce que nous appellerons à compter de ce moment les « droites 1. Le radicalisme politique, de gauche comme de droite, peut être déni comme le refus des règles de la démocratie parlementaire, dont le jeu des partis. Est radical celui qui souhaite changer en profondeur, radicalement, la société et qui est perçu ou reconnu comme tel par le reste de la société. À ne pas confondre avec le « radical » dans des expressions comme Radical-Socialiste ou Radical-Valoisien, dont l’étymologie nous ramène à la Monarchie de juillet ou au Second Empire, où « radical » remplaçait « Républicain » dont l’usage était prohibé. 17

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Chapitre IDe l’étude scientifique

de l’ésotérisme en politique

Fréquemment, les chercheurs en sciences humaines ren-contrent des diffi cultés lorsqu’ils étudient les rapports entre l’ésotérisme et l’extrême droite. En eff et, ceux-ci butent dans leurs recherches, notamment bibliographiques, sur un écueil scientifi que : la non-prise en compte de l’aspect ésotérique dans l’élaboration d’un certain type de discours politique, souvent situés aux marges radicales1 de l’éventail politique, en particulier à l’extrême droite. Ainsi, à l’extrême droite, dans ce que nous appellerons à compter de ce moment les « droites

1. Le radicalisme politique, de gauche comme de droite, peut être défi ni comme le refus des règles de la démocratie parlementaire, dont le jeu des partis. Est radical celui qui souhaite changer en profondeur, radicalement, la société et qui est perçu ou reconnu comme tel par le reste de la société. À ne pas confondre avec le « radical » dans des expressions comme Radical-Socialiste ou Radical-Valoisien, dont l’étymologie nous ramène à la Monarchie de juillet ou au Second Empire, où « radical » remplaçait « Républicain » dont l’usage était prohibé.

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radicales », il existe plusieurs tendances, ou courants idéo-logiques, infl uencées par l’ésotérisme : nous pouvons citer la Nouvelle Droite et son néopaganisme2 ; les antimodernes ou la droite subversive italienne des « années de plomb »3 et leur « Tradition » ésotérique théorisée par le métaphysi-cien antimoderne Julius Evola ; les fascisme et néofascisme et leurs rapports avec la franc-maçonnerie4 ; le néonazisme et l’« occultisme nazi »5, etc. Nous ne parlons même pas des sujets qui fâchent, comme les relations entre la franc-maçon-nerie allemande et le nazisme étudiés par Didier Le Masson6.

2. Stéphane François, Les Néo-paganismes et la Nouvelle Droite (1980-2006). Pour une autre approche, Milan, Archè, 2008.3. Cf. Franco Ferraresi, « L’extrême droite dans l’Italie de l’après-guerre », Lignes, n°4, octobre 1988, pp. 162-180.4. Il ne faut pas oublier en effet que le fascisme eut dans un premier temps un accueil favorable dans les milieux maçonniques italiens, du fait de l’anticléricalisme affi ché du mouvement fasciste. De plus, la franc-maçonnerie italienne, héritière des idéaux du Risorgimento, était plutôt nationaliste, ce qui favorisa encore le rapprochement. En effet, le fascisme fut soutenu, dans un premier temps, par tout un courant mêlant tradition gibeline, franc-maçonnerie, occultisme et paganisme italique. Ce courant mystico-intellectuel bigarré se caractérisait par un nationalisme et un antichristianisme virulents. Il fut attiré par le fascisme, croyant que Mussolini restaurerait la grandeur de l’Italie. Certains d’entre eux fi rent même partie des premiers fascistes, mais furent déçus par les Accords de Latran signés en février 1929. Malgré tout, ils furent interdits par le régime dès 1925. Cette tradition a persisté après-guerre par certaines loges maçonniques, occultisante. En outre, il faut garder à l’esprit que le Parti Socialiste Italien (PSI) interdit à ses membres, dès 1914, une appartenance à la franc-maçonnerie. Romain Ducolombier, Camarades ! La naissance du parti communiste en France, Paris, Perrin, 2010, pp. 266-267.5. Stéphane François, Le Nazisme revisité. L’occultisme contre l’histoire, Paris, Berg, 2008.6. Didier Le Masson, La Franc-maçonnerie et le national-socialisme, Paris, Dervy, 2005.

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Nous avons constaté que ces références, ainsi que les idéo-logies sous-jacentes, sont constituées par un ensemble d’élé-ments disparates unis par une même protestation contre les savoirs « offi ciels » ou contre ce qu’ils perçoivent comme un discours « politiquement correct ». Ainsi cimentés, ces éléments constitutifs forment des subcultures hétérodoxes qui s’opposent aux valeurs dominantes. Ce confl it doit être compris dans une perspective plus large, à un niveau cultu-rel et universel : « Le mouvement de la contre-culture prend sens dans le mouvement beaucoup plus global de critique de la notion d’identité, qui s’est développé au xxe siècle. »7 En eff et, la notion de contre-culture est aussi une réaction à la tendance à homogénéiser du rationalisme issu des Lumières. Cette notion est aussi à mettre en parallèle avec la notion de minorité agissante/de minorité active, telle que nous pou-vons la trouver chez Pierre Moscovici : la minorité active, dis-tincte de la déviance, peut mettre en place sur un temps plus ou moins long des pratiques sociales largement partagées en imposant son point de vue8, de pratiquer en quelque sorte une forme de gramscisme9.

7. Alain Seguy-Duclot, Culture et civilisation, op. cit., p. 174.8. Cf. Pierre Moscovici, La Psychologie des minorités actives, Paris, Presses universitaires de France, 1991.9. Antonio Gramsci, théoricien politique italien (1891-1937), préfi gure en quelque sorte la métapolitique en conceptualisant la notion de lutte par l’infl uence culturelle ou sub-culturelle.

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Qu’est-ce que l’ésotérisme ? Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de préci-

ser de nouveau certaines choses, du fait des dégâts causés par de pseudo-historiens et de pseudo-spécialistes des religions. Les concepts d’« ésotérisme » et d’« occultisme » en font partie. Succinctement, l’ésotérisme peut être défi ni comme un monde foisonnant, une forme de pensée selon le mot d’Antoine Faivre, souvent étranger au plus grand nombre : pour certains, il s’agit d’un terme « fourre-tout » ; pour d’autres, d’un discours volontairement « crypté » ; il peut aussi s’agir d’un ésotérisme traditionaliste, celui d’un René Guénon ou d’un Julius Evola  ; d’un discours gnostique ; et enfi n, d’une approche universitaire10. Bref, ce terme peut renvoyer à des choses très diff érentes les unes des autres, qui fusionnent allégrement, rendant ardu le travail de l’ésotérolo-gue11. Concrètement, ces diff érences de signifi cation font que la pensée ésotérique peut être vue comme un « “mot autobus” où montent des gens qui ne se connaissent pas et qui descen-dront à des haltes diff érentes sans s’être parlé, mêlés à d’autres voyageurs, au hasard du trajet, n’ayant en commun que la destination »12.

10. Cf. Antoine Faivre, « Qu’est-ce que l’ésotérisme », in Catherine Golliau (dir.), L’Ésotérisme. Kabbale, franc-maçonnerie, astrologie, soufi sme, Paris, Tallandier, 2007, p. 8.11. Cf. Alessandro Grossato (éd.), Forme e correnti dell’esoterismo occidentale, Milan, Medusa, 2008. 12. Jean-Pierre Laurant, L’Ésotérisme, Paris/Québec, Éditions du Cerf/Fides,

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Mais surtout l’ésotérisme, dans une acceptation générique, est un faux « objet » initiatique, une fausse vision secrète du monde : « L’ésotérisme n’est pas une doctrine d’initiés, écrit Émile Poulat, mais un mode de pensée accessible à tous dans sa singularité, qui s’explique par l’histoire de la pensée occidentale. L’étrangeté de cette pensée dans notre culture contemporaine est le produit de notre ignorance et de notre indiff érence moderne à ce qui s’est joué dans le confl it entre la foi et la science, ou, pour être plus exact, entre la pensée théologique et la pensée scientifi que. L’ésotérisme, c’est ce que l’une ou l’autre considèrent comme un résidu négligeable au terme du choc culturel qui les constitue toutes deux dans leur modernité antagoniste13. » En fait, les spéculations éso-tériques faisaient parties des bagages intellectuels et culturels des élites occidentales jusqu’à leur marginalisation dans des secteurs périphériques au fur et à mesure de la rationalisation croissantes des sociétés. Cependant, l’ésotérisme peut aussi être analysé comme un « mode d’existence souterrain de visions du monde qui se veulent alternatives aux savoirs “offi -ciels” »14. En eff et, la pensée ésotérique doit être vue à la fois

1993, p. 8.13. Émile Poulat, « Avant-propos », in Jean-Pierre Brach et Jérôme Rousse-Lacordaire (dir.), Études d’histoire de l’ésotérisme. Mélange offert à Jean-Pierre Laurant pour son soixante-dixième anniversaire, Paris, Éditions du Cerf, 2007, p. 12.14. Jacques Maître, « Ésotérisme et instances offi cielles de régulation des savoirs » in Jean-Pierre Brach et Jérôme Rousse-Lacordaire (dir.), Études d’histoire de l’ésotérisme, op. cit., p. 25.

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comme porteuse d’un savoir diff érent et comme une vision alternative du monde.

L’occultisme, quant à lui, peut être vu comme le versant pra-tique de l’ésotérisme. C’est le sens donné par René Guénon et repris par un grand nombre d’« ésotérologues ». De fait, ce terme est à la fois proche et distinct de celui d’ésotérisme. L’occultisme peut aussi être considéré comme un courant par-ticulier de l’ésotérisme contemporain. Par conséquent, des spécialistes de la question n’hésitent d’ailleurs pas à affi rmer qu’il s’agit de faux jumeaux dont la confusion fréquente abou-tit à un « cercle vicieux lexicologique »15. La confusion est aggravée par le fait que les deux sont des néologismes apparus à la même époque.

État de la situation française Ces recherches, dans le champ « politico-ésotérique »

et dans le domaine politiste français, sont entravées par le manque d’études et de publications. Ainsi que l’écrit Jean-Pierre Brach : « L’Université, dans son ensemble, s’est montrée jusqu’à maintenant peu empressée d’examiner sérieu-sement des profi ls intellectuels qui lui paraissaient sans doute – quoique bien à tort – subalternes, ou attardés à des chimères,

15. Jean-Pierre Laurant, L’Ésotérisme, op. cit., p. 12.

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et qui, au demeurant, lui rendaient bien son mépris. »16 Du fait de cette carence, les rares politologues français travaillant sur ces questions ont dû forger une part non négligeable des corpus théoriques nécessaires à leurs études, en plus du recours obligatoire aux travaux universitaires étrangers, reconnus, comme ceux, par exemple, de Hans Th omas Hakl17, Nicholas Goodrick-Clarke18, Jocelyn Godwin19 et Mark Sedgwick20, Bernice Rosenthal21 et Giorgio Galli22, voire dans une cer-taine mesure de Roger Griffi n, en particulier lorsqu’il utilise le concept de « palingenetic consensus »23…

16. Jean-Pierre Brach, « Avant-propos », in Mark Sedgwick, Contre le monde moderne. Le traditionalisme et l’histoire intellectuelle secrète du XXe siècle, Paris, Dervy, 2008, p. VII.17. Hans Thomas Hakl, Unknown Sources. National Socialism and the Occult, Holmes Publishing, 2005.18. Nicholas Goodrick-Clarke, The Occult Roots of Nazism: The Ariosophists of Austria and Germany, 1890-1935, Wellingborough, The Aquarian Press, 1985 (version augmentée en 1992 sous le titre : The Occult Roots of Nazism: Secret Aryan Cults and Their Infl uence on Nazi Ideology, New York, New York University Press) ; Black Sun. Aryan Cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity, New York, New York University Press, 2002.19. Joscelyn Godwin, Arktos. Le mythe du Pôle dans les sciences, le symbolisme et l’idéologie nazie, Milan, Archè, 2000.20. Mark Sedgwick, Against the Modern World. Traditionalism and The Secret Intellectual History of the Twentieth Century, Oxford, Oxford University Press, 2004.21. Bernice G. Rosenthal (ed.), The Occult in Russian and Soviet Culture, New York, Cornell University Press, Ithaca, 1997.22. Giorgio Galli, Hitler e il nazismo magico. Le componenti esoteriche del Reich millenario, Milan, Rizzoli, 1989 ; La politica e i maghi. Da Richelieu a Clinton, Milan, Rizzoli, 1995.23. Le consensus « palingénétique » renvoie chez Griffi n à la tendance du fascisme à la transformation et à la mobilisation des masses. Il renvoie aussi à

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La grande majorité des politologues français, à l’exception de Pierre-André Taguieff et de Jean-Yves Camus, et contrai-rement à leurs collègues étrangers, ignorent le rôle parfois important de l’ésotérisme dans la constitution et la formu-lation de discours politiques, en particulier ceux issus des sphères radicales. Et, lorsque que ces politologues tentent une réfl exion sur ces questions, celle-ci accumule les poncifs et les erreurs, comme a pu le commettre Anne-Marie Duranton-Crabol dans le supposé rôle de René Guénon comme « maître à penser » de l’extrême droite néo-fasciste24, une erreur fré-quente due au fait que René Guénon fut victime de son vivant d’une récupération par l’extrême droite. Une idée que nous retrouvions aussi dans les écrits d’un Daniel Lindenberg25

son utopie de la renaissance de la nation après sa décadence. Ces différents points sont, selon lui, des parties intégrantes de la défi nition de l’idéologie et des pratiques révolutionnaires fascistes. Cf. Roger Griffi n, International Fascism. Theories, Causes and the New Consensus, Edward Arnold, 1998 ; Fascism, Totalitarianism, and Political Religion, Londres, Routledge, 2006 ; « Consensus ? Quel consensus ? Perspectives pour une meilleure entente entre spécialistes francophones et anglophones du fascisme », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 108, 2010, pp. 53-69. Cependant, le débat fait rage, comme le montre le livre de Robert Paxton, Le Fascisme en action, Paris, Seuil, 2004.24. Anne-Marie Duranton-Crabol, L’Europe de l’extrême droite, Bruxelles, Complexe, 1991, p. 67.25. Daniel Lindenberg, « René Guénon ou la réaction intégrale », Mil neuf cent, vol. 9 n° 9, 1991, pp. 69-79 ; « Guénon René », in Jacques Julliard et Michel Winock, Dictionnaire des intellectuels français. Les personnes, les lieux, les moments, Paris, Seuil, 1996, pp. 566-567. Toutefois sa position a évolué pour devenir plus mesurée : Daniel Lindenberg, « Xavier Accart : René Guénon ou le renversement des clartés. Infl uence d’un métaphysicien sur la vie intellectuelle et littéraire française (1920-1970) », Esprit, février 2007, p. 221.

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ainsi que dans les publications des milieux antifascistes, dans lesquels l’incertain côtoient l’erroné. Il est d’ailleurs sympto-matique qu’il n’existe aucune étude publiée à ce jour sur les idées politiques de Guénon26, contrairement à Julius Evola qui a eu droit à deux publications scientifi ques sur son dis-cours ésotérico-politique, tirées toutes deux de travaux uni-versitaires : une thèse écrite par Christophe Boutin27 et un DEA rédigé par Jean-Paul Lippi28.

Si l’ésotérisme est rejeté par les milieux politistes français, c’est parce que son étude est jugée suspecte pour trois raisons : la première est liée à notre conception de la laïcité et à notre rationalisme29 ; la seconde est liée à la spécialisation : l’éso-térisme est terra incognita pour la plupart des chercheurs, et s’y pencher nécessite un travail énorme alors qu’il faut pro-

26. Par contre, il existe un ouvrage exhaustif tiré d’une thèse sur l’infl uence de René Guénon : Xavier Accart, Guénon ou le renversement des clartés. Infl uences d’un métaphysicien sur la vie littéraire et intellectuelle française (1920-1970), Milan, Archè, 2005.27. Christophe Boutin, Politique et tradition : Julius Evola dans le siècle, Paris, Kimé, 1992.28. Jean-Paul Lippi, Evola métaphysicien et penseur politique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1998.29. Cf. Bernadette Bensaude-Vincent, La Science contre l’opinion. Histoire d’un divorce, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003. Marcel Boll est un bon exemple de ce rationalisme : Marcel Boll, L’Occultisme devant la science, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 1951, pp. 12-13. Selon Pierre Verdrager, Marcel Boll a « apparié science et rationalisme d’une part, mépris, ethnocentrisme et racisme, d’autre part ». Pierre Verdrager, Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort. Critique de Pierre Bourdieu, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2010, p. 147.

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duire ; la troisième est due au fait que l’image de l’ésotérisme est entachée par le soupçon d’être une spécialité d’extrême droite : les politologues français ont de fait du mal à utiliser les travaux des spécialistes de l’ésotérisme, qui ne sont pas toujours des universitaires et qui se situent parfois à la droite de l’échiquier politique. En conséquence, l’étude de l’éso-térisme est délégitimée chez les politologues français, vic-time d’une catégorisation à la fois abusive et polémique du champ d’étude qu’est l’ésotérisme. Enfi n, il faut prendre en compte une autre diffi culté : celle de la neutralité axiologique de l’observateur. En eff et, un grand nombre de spécialistes de l’ésotérisme, et plus largement de l’histoire des religions, sont infl uencés par la défi nition guénonienne de l’ésotérisme et de la religion (le pérennialisme), voire par les débats nés des Conférences Eranos, c’est-à-dire qu’ils ont une approche religioniste30 ou du moins partisane. Une forte majorité des « ésotérologues »/mythologues/sociologues/historiens amé-ricains des religions sont des pérennialistes, c’est-à-dire qu’ils sont infl uencés par les thèses d’Eliade, de Guénon et de leurs disciples31. Ce texte est donc le point de vue d’un scientifi que et d’un non celui d’un ésotériste.

30. Pour faire simple, cette approche suppose que pour comprendre une religion ou un fait religieux, il faut être soi-même croyant, et inscrit dans le cadre d’une religion.31. Setareh Houman, De la philosophia perennis au pérennialisme américain, Milan, Archè, 2010, en particulier le chapitre IV « Les débats et controverses suscitées autour du courant pérennialiste au sein de l’American Academy of

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En outre, la culture scientifi que française, contrairement au monde anglo-saxon, est fermée, voire hostile aux spé-culations ésotériques et occultistes. Wiktor Stoczkowski a bien montré cette attitude dans un article intitulé « Rires d’ethnologues »32. Selon lui, « l’ignorance, la stupidité, la folie, l’archaïsme, l’infi rmité logique, sont les instances para-explicatives couramment évoquées dans la très riche littéra-ture produite par les debunkers (démystifi cateurs), lesquels, acceptant avec une aimable tolérance l’altérité conceptuelle en dehors de l’Occident, tiennent à lui livrer dans leur propre culture une bataille acharnée, au nom de la défense de la raison33 ». Ce type de sujet est donc discrédité et seuls les gens peu sérieux s’y intéresseraient. En eff et, selon Alain Besançon, ce que l’historien, mais aussi le politologue, « refoule en lui, l’empêche de voir ce qui lui correspond, à l’état refoulé, dans la culture qu’il étudie »34.

Comme la théorie du soupçon, très prégnante dans les milieux politologiques français, souvent issus des milieux antifascistes des années quatre-vingt (Ras l’Front, Scalp, etc.), postule que l’œuvre des théoriciens de « l’extrême droite »

Religion (AAR) », pp. 519-575.32. Wiktor Stoczkowski, « Rires d’ethnologues », L’Homme, n° 160, 2001/4, pp. 91-104. Voir aussi, Jean-Marie Brohm, Anthropologie de l’étrange. Énigmes, mystères, réalités insolites, Cabris, Sulliver, 2010.33. Wiktor Stoczkowski, « Rires d’ethnologues », art. cit., p. 107.34. Alain Besançon, Histoire et expérience du moi, Paris, Flammarion, 1971, p. 67.

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est forcément univoque, nous comprenons bien que Guénon et son œuvre à facettes soient si facilement placés dans les cases « extrémiste réactionnaire » et « théoricien du fas-cisme »35. De fait, ce « combat » antifasciste a accrédité l’idée fausse selon laquelle toute recherche sur l’occultisme ou la « tradition primordiale » participe à une entreprise de réhabilitation, même partielle, de l’extrême droite. Cette attitude hostile et réductrice s’est d’ailleurs manifestée, et se manifeste encore, par une foule de publications antifascistes très mal documentées mais qui ont atteint leur but : entraver l’étude des rapports politiques/ésotérisme dans les milieux radicaux de la droite radicale. Pourtant, comme l’écrit le poli-tologue Philippe Braud, « l’analyse de science politique se doit d’échapper en tant que telle à l’esprit missionnaire du moraliste, au romantisme manichéen du pamphlétaire, aux servitudes formelles du journaliste »36.

Par conséquent, la politique éditoriale française dans ce domaine en pâtit. Il est d’ailleurs symptomatique que les études françaises sur le sujet soient cantonnées chez de petits éditeurs, à l’exception rarissimes de quelques textes, souvent de commande, comme La Foire aux Illuminés de Pierre-André Taguieff , alors que dans les pays anglo-saxons de telles études

35. Jean-Yves Camus, « L’étude de l’extrême droite au risque du soupçon », Politica Hermetica, n° 23, 2009, pp. 73-80.36. Philippe Braud, La Science politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1982, p. 44.

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sont publiées chez des éditeurs universitaires prestigieux (Routledge, les presses universitaires de New York, Oxford ou Cornell, etc.). De même, il n’existe en France qu’une revue étudiant les rapports entre le politique et l’ésotérisme : Politica Hermetica, un fait qui est, à notre avis, symptoma-tique du climat politologique français. Même si on élargit la question à l’étude de l’ésotérisme en général dans les sphères universitaires, le résultat n’augmente guère, outre Politica Hermetica, il n’y a guère qu’Ariès (acronyme de l’Association pour la Recherche et l’Information en Ésotérisme)…

Pourtant, ce rejet, cette ignorance, n’a pas toujours été la norme. Les observateurs français du fascisme des années trente, à l’instar de leurs collègues étrangers, savaient obser-ver dans ce mouvement les indéniables aspects mystiques, tendance qui d’ailleurs s’est concrétisée par l’intérêt des francs-maçons italiens pour cette idéologie. En eff et, la lec-ture des ouvrages de l’entre-deux-guerres est révélatrice du lien intrinsèque entre fascisme et romantisme et entre fas-cisme et mysticisme37, deux relations entièrement passées sous silence dans les études postérieures à 1945, lorsque l’idéologie fasciste fut rejetée en tant que mal absolu. Cependant, une telle analyse est encore présente chez de grands chercheurs

37. Voir par exemple le membre de l’Institut Louis Marlio, Dictature ou liberté, Paris, Flammarion, 1940, pp. 167-183, en n’oubliant pas toutefois que Louis Marlio est catholique et qu’il considère que le nazisme est un paganisme. Sur ce débat, cf. Stéphane François, Le Nazisme revisité, op. cit., pp. 49-52.

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tels que George Mosse38 et Eugen Weber, voire chez Hannah Arendt. En eff et, cette dernière faisait une analogie entre le système totalitaire et la société secrète et qui affi rmait que « les mouvements totalitaires imitent tout l’attirail des socié-tés secrètes39 ». Elle est aussi présente chez quelques cher-cheurs français, comme Marc Simard qui analyse le fascisme au prisme de l’antimodernité40.

Le rôle indéniable de l’ésotérisme Malgré ce rejet, l’ésotérisme joue un rôle indéniable, dans

ces discours, similaire à celui de la religion, à laquelle il est apparenté. En eff et, les milieux analysés souhaitent, à leur façon, réenchanter le monde en renouant le pacte séculaire entre l’homme, le sacré et le monde. Un malaise analysé en son temps par Carl Gustav Jung. Celui-ci « avait analysé le malaise du monde moderne comme une de racines cultu-relles, comme un désarroi du sens et de l’âme à la fois41 ».

38. Cf. notamment George Mosse, La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris, Seuil, 2003, pp. 159-182 et George Mosse, Les Racines intellectuelles du nazisme. La crise de l’idéologie allemande, Paris, Calmann-Lévy, 2006.39. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme. Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972, p. 105.40. Marc Simard, « Intellectuels, fascisme et antimodernité dans la France des années trente », Vingtième siècle. Revue d’histoire, volume 18, n° 1, 1988, pp. 55-76.41. Philippe Walter, « Une mémoire millénaire en héritage », La Nouvelle Revue d’Histoire, juillet-août 2009, n° 43, p. 59.

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Dans le cas présent, le fait politique est inséparable d’une forme d’irrationalisme, de religiosité, l’ésotérisme. En eff et, il existe des mouvements évoluant aux marges du néofascisme et du racialisme völkisch qui mélangent le traditionalisme ésotérique aux corpus doctrinaux de la droite radicale (natio-nalisme européen, antisémitisme, « occultisme nazi », nordi-cisme, ethnocentrisme, racialisme, occultisme, etc.), donnant naissance à ce que Pierre-André Taguieff appelle un « natio-nalisme spirituel-religieux »42. Leurs mythologies politiques, irrationalistes, nous le répétons, sont donc fabriquées avec divers héritages relevant à la fois du politique et de cultures religieuses minoritaires. À l’inverse, il existe aussi des occul-tistes qui ont soutenu, ou qui soutiennent, un discours extré-miste de droite43.

On sait en eff et depuis Claude Lévi-Strauss que la pensée humaine, et principalement la pensée mythique, est combina-toire. C’est la célèbre notion de « bricolage »44, qui souligne le fait que les mythes sont créés par emprunts, permutations,

42. Pierre-André Taguieff, « Julius Evola penseur de la décadence. Une “Métaphysique de l’histoire” dans la perspective traditionnelle et l’hyper-critique de la modernité », Politica Hermetica, n°1, 1987, p. 14.43. Cf. Christian Bouchet, L’Occultisme, Puiseaux, Pardès, 2000, pp. 98-109.44. « Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements : “odds and end”, dirait l’Anglais, ou en français, des bribes et des morceaux, témoins fossiles d’un individu ou d’une société ». Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 32.

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inversions, restructurations de mythes préexistants. Le syn-crétisme apparaît alors non comme une forme dérivée ou seconde, mais comme une forme normale, et en quelque sorte inévitable, du mythe. Les idéologies, comme les mythologies, se heurtent, se mêlent, échangent et interfèrent. Ces points de contact, les mythèmes communs pour parler comme Lévi-Strauss, permettent la combinaison entre les idées de la droite radicale et les « hétérodoxographies » (discours non conven-tionnels) ésotériques. Cette ignorance, souvent volontaire, est dommageable car elle diminue la compréhension de certaines idéologies, en particulier radicales de droite ainsi que leurs évolutions et leurs scissions. L’ésotérisme joue en eff et un rôle important dans ces milieux de trois façons diff érentes :

– La première au travers de discours politique/idéologique infl uencé par l’ésotérisme. C’est le cas, pour ne prendre que cet exemple, des thèses formulées par le théoricien national-bolchevique russe Alexandre Douguine, proche de certains membres de la Douma et de Vladimir Poutine, ou de cer-tains activistes de la droite subversive, terroriste, italienne des « années de plomb », infl uencés par le discours ésoté-rico-politique du métaphysicien antimoderne Julius Evola. Comme l’écrit Pierre-André Taguieff « ces courants mêlent les infl uences “traditionnistes” à d’autres (nationalistes, révolutionnaires-conservatrices, néofascistes, “national-bol-cheviques”, voire néo-nazies). Ils ont leurs théoriciens natio-

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naux, tels Alexandre Douguine en Russie, Derek Holland ou Michael Walker en Grande-Bretagne, Claudio Mutti en Italie45 ».

– La seconde, par une condamnation de l’ésotérisme ou de sa supposée action cachée au sein des sphères politiques. C’est le cas, par exemple, des adeptes de la théorie du com-plot, les conspirationnistes, de certaines tendances du catholicisme, en particulier les traditionalistes, qui voient l’action des « Illuminati », des franc-maçons et des « Sages de Sion », partout dans le monde ou dans l’évolution du monde… Son expression symptomatique était la fameuse revue de Monseigneur Jouin, la Revue Internationale des Sociétés Secrètes, connue sous l’acronyme RISS, qui fi t un cer-tain nombre d’émules. Cette revue a joué un rôle important dans la structuration de certains discours ésotérico-conspi-rationnistes des années trente et quarante, et, par suite, dans les milieux collaborationnistes, notamment chez un Henry Coston, antisémite et conspirationniste forcené46.

– La troisième, par une utilisation par un petit nombre de militants, de groupes, en France comme à l’étranger, de l’ésotérisme comme un moyen de propagande et de subver-sion. En eff et, des éditeurs d’extrême droite ont publié, tra-

45. Pierre-André Taguieff, La Foire aux illuminés, op. cit., pp. 264-265.46. Cf. Pierre-André Taguieff (dir.), L’Antisémitisme de plume. 1940-1944. Études et documents, Paris, Berg International, 1999, pp. 370-384.

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duit ou réédité un grand nombre de textes sur les rapports politiques/ésotérisme, ou sur l’interprétation ésotérique de faits politiques. Nous pouvons citer, pour ne prendre que des exemples français, les cas des éditions du Lore, Pardès, Dualpha, Avatar, etc. Il suffi t aussi, pour s’en convaincre, de voyager sur le site de la librairie en ligne Librad47, tenu par des militants nationalistes-révolutionnaires européens (il existe trois sites « librad » : un français, un italien et un allemand) et de voir que ce type de publications occupe facilement un tiers du catalogue. Mais ces politiques éditoriales et commer-ciales se retrouvent un peu partout en Occident, signe de son intérêt pour les milieux concernés.

Des études de cas : l’occultisme et l’ufologie nazis L’un de leurs thèmes de prédilection reste l’« occultisme

nazi », qui tente d’expliquer la politique criminelle du natio-nal-socialisme par l’hypothèse de son arrière-pensée occul-tiste. Nous avons consacré un ouvrage à cette question48, ainsi qu’une notice dans un Dictionnaire historique et critique du racisme49. Nous voulions comprendre les intérêts de milieux

47. www.librad.com48. Stéphane François, Le Nazisme revisité, op. cit.49. « Occultisme et racisme nazi », in Pierre-André Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, Presses Universitaires de France, novembre 2012.

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forts éloignés politiquement et culturellement pour cette thématique. Nous voulions aussi comprendre les raisons de la persistance et l’enracinement de celle-ci dans l’imaginaire populaire. L’« occultisme nazi » a rencontré le grand public en 1960 lors de la publication du best-seller de Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le Matin des magiciens50 et est devenue une thématique importante dans des milieux allant du New Age aux droites radicales. En outre, nous nous sommes rendus compte qu’à partir de cette date les mots « occultisme » et « nazisme » sont associés par une « littérature » subcultu-relle évoluant à la fois aux marges des milieux ésotériques et des extrémistes de droite.

Les motivations varient suivant les auteurs étudiés et sui-vant leur appartenance, ou non, à certains courants idéolo-giques. Les auteurs de ces ouvrages ont pour point commun leur désir de réécrire entièrement l’histoire et de vouer aux gémonies les historiens « offi ciels », considérés soit comme des imbéciles, soit comme des agents de la désinformation. Malgré les origines diverses de ceux qui l’énoncent, ce dis-cours va se développer, s’enrichir et aboutir à une synthèse, l’« occultisme nazi ». Et cela, d’autant plus facilement que dans le langage courant, le mot « occulte » et ses dérivés renvoient à ce qui est caché, masqué, un sens qui « colle »

50. Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le Matin des magiciens, Paris, Gallimard, 1960.

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bien au nazisme, ce dernier restant, pour beaucoup, incom-préhensible au sens propre du terme. Il existerait donc du national-socialisme une lecture autre qu’historique, cachée, volontairement ou non, par l’histoire offi cielle. Cette relec-ture occultiste donnerait les clés de la politique irrationnelle et exterminatrice du régime hitlérien.

Ces milieux ont donc construit un concept au contenu variable, fl uctuant, en l’occurrence l’« occultisme nazi ». Cette littérature « occultisante », écrite par des « cher-cheurs indépendants », fait au choix de Hitler un médium, un agent de forces occultes, un initié aux doctrines occul-tistes, en contact avec des voyants, des astrologues, voire avec des moines tibétains, etc. Selon d’autres, à la défaite du nazisme, il se serait enfui dans une « soucoupe volante » pour se réfugier dans une base située au pôle (soit arctique soit antarctique) tandis que la SS aurait collectionné les objets mystiques comme le Graal ou la « Lance du destin », quand ils ne forment pas une aristocratie ésotérisante dédouanée de leurs crimes.

Cette thématique est importante car elle est un très bon exemple de l’utilisation stratégique de leur culture, dont nous avons parlé précédemment. En eff et, dans les années soixante-dix, le moindre livre écrit par un inconnu sur ce thème se vendait à cinquante mille exemplaires. Cet engouement dura jusqu’à la fi n de cette décennie et toucha les États-Unis, l’Al-

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lemagne, l’Autriche et la Grande-Bretagne. Il est donc com-préhensible que cette littérature intéressât stratégiquement les milieux radicaux. D’autant plus, qu’à l’époque de grands éditeurs créèrent des collections qui lui étaient consacrées, comme, pour ne citer que l’exemple français « Les énigmes de l’univers » des éditions Robert Laff ont ou « L’aventure mystérieuse » de J’ai lu. Ces collections ont rempli durant longtemps, et remplissent encore, les rayonnages des librairies consacrés à l’ésotérisme. Selon nous, il s’agit donc d’un bon moyen de diff user leurs idées dans des milieux éloignés des leurs. Et cela, d’autant que cette thématique est encore très vendeuse.

En eff et, depuis cette époque, la question des fondements occultistes du national-socialisme a largement dépassé le cercle restreint des spéculations occultistes pour se diff user dans la culture de masse contemporaine. Ainsi, depuis le début des années deux mille, un grand nombre de sites Internet et de blogs sont consacrés à cette question. Pourtant, malgré cette eff ervescence, peu de chercheurs ont tenté d’analyser ce dis-cours. Ils sont rebutés par la nature sulfureuse et orientée de l’« occultisme nazi » et surtout peu désireux d’être confon-dus avec les rédacteurs des publications pseudo-scientifi ques.

Toutefois, ce travail sur l’« occultisme nazi » ne doit pas se résumer à une tentative de recension des multiples théo-ries qu’il véhicule. En eff et, Il est surtout une tentative d’ar-

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chéologie et de déconstruction d’une thématique importante de ces milieux. Implicitement, il est aussi une réfl exion sur la « contagion des idées »51, sur la façon dont ce genre d’idées a pu se diff user, en se modifi ant, en s’altérant, d’auteur en auteur, s’éloignant de plus en plus de son cercle d’élaboration, c’est-à-dire le plus souvent du Matin des magiciens, manipu-lant ainsi la réalité, construisant un édifi ce fait de présumés liens, contacts et relations.

Cette démarche peut être évidemment approfondie. Il existe dans ces milieux un sujet très souvent connexe : le conspirationnisme ufologique où le lecteur rencontre des syn-thèses entre l’« occultisme nazi », la théorie du complot et l’ufologie, c’est-à-dire des ovnis. Des formes marginales qui se trouvent à la confl uence de diff érentes subcultures : occul-tiste, New Age et radicale de droite. En eff et, les milieux qui nous intéressent savent très bien faire une utilisation straté-gique de ces thématiques, le ciment étant le conspiration-nisme, aux confl uences de diverses mouvances ou milieux sociaux/culturels. En outre, la nébuleuse que constitue en soi le conspirationnisme permet la diff usion des discours dans plusieurs réseaux culturels tels l’ésotérisme, l’ufologie, l’extrémisme politique, les amateurs d’« histoire secrètes », etc. Tout ceci tend à montrer la constitution et l’essor d’un discours de nature conspirationniste depuis la fi n des années

51. Dan Sperber, La Contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996.

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quatre-vingt, que de plus en plus de chercheurs essaient d’analyser et de déconstruire. Des conclusions peuvent déjà être tirées : certains textes ufologiques, déjà largement per-méables aux théories complotistes se sont imprégnés à partir des années soixante-dix de thèmes échappés du néonazisme le plus hétérodoxe et, plus largement, d’une certaine extrême droite « occultisante ». L’étude de cette littérature a permis aussi de mettre en évidence l’existence d’une tentative délibé-rée, de la part de certains militants d’extrême droite, de faire de l’entrisme dans cette subculture, qui ne l’oublions pas est largement ouverte aux idées les plus marginales. L’une des diffi cultés soulevée par ce type de recherche reste la carence de travaux dans les domaines français et francophones. Il n’existe, malheureusement, qu’un nombre très restreint de recherche sur cette thématique. Paradoxalement, c’est cette absence de textes scientifi ques qui doit pousser le chercheur à s’intéresser à ces discours et à les étudier.

Les auteurs/militants des milieux étudiés, c’est-à-dire de la droite radicale, refusent, comme nous l’avons dit précédem-ment, le primat de l’Université dans l’élaboration des diff é-rents champs normatifs de leurs connaissances. Nos auteurs ont donc créé une subculture, c’est-à-dire une culture mino-ritaire ou marginale ayant ses propres normes. Il serait donc particulièrement utile d’étudier scientifi quement ce type de discours. Une telle approche ouvrirait la voie à des études

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novatrices, en particulier dans le champ de l’histoire des idées. Une prise en compte de l’ésotérisme permettrait, permet quand cela est fait, un renouvellement de la compréhension de certains mouvements politiques et/ou idéologiques. Jean-Pierre Laurant52 et l’essayiste Philippe Muray53 ont éclairé dif-féremment les origines du socialisme à la française. Mais cela peut être fait dans d’autres pays et dans d’autres domaines : la chercheuse Brigitte Beauzamy a étudié l’altermondialisme des sorcières Wicca54. Christian Bouchet, a, quand à lui, écrit quelques pages sur les rapports entre l’occultisme, le socia-lisme et le communisme. En eff et, ces idéologies ont intéressé certains occultistes, qui se sont engagés dans ces courants poli-tiques. Encore actuellement, il existe un occultisme d’extrême gauche et antifasciste très vivant, mais malheureusement trop peu étudié55.

Il s’agit aussi de contribuer à une meilleure connaissance des discours politico-culturels émanant d’acteurs de la droite radi-

52. Jean-Pierre Laurant, « Ésotérisme et socialisme 1830-1914 », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, n° 23, premier semestre 2006, pp. 129-147.53. Philippe Muray, Le XIXe siècle à travers les âges, Paris, Gallimard, « Tel », 2006.54. Brigitte Beauzamy, « L’action directe des sorcières Wicca dans les mouvements anti-globalisation : un paradigme féministe », Politica Hermetica, n° 20, 2006, pp. 90-109.55. Cf. l’ouvrage militant, A. R. Königstein, L’Ésotérisme révolutionnaire suivi de L’erreur fasciste, Montpeyroux, Les gouttelettes de rosées, 1999. Denis Andro s’est penché sur cet ésotérisme d’extrême gauche dans plusieurs articles, dont « De la revue socialiste à l’occultisme théosophique », http://www2.esoblogs.net/2763/de-la-revue-socialiste-a-l-occultisme-theosophique/. Pour une étude universitaire, cf. Politica Hermetica, n° 9, « Ésotérisme et socialisme », 1995.

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cale. Cette connaissance permettra notamment une meilleure compréhension à la fois du phénomène, de son histoire, de ses idées et des modalités de leur diff usion dans des sphères a priori éloignées des milieux évoluant aux marges les plus radi-cales de l’extrémisme droitier. Une telle approche permettrait aussi de mieux comprendre certains débats internes et cer-taines évolutions idéologiques. Cette approche suppose que la diff usion de ces discours hétérodoxographiques dans toutes les couches des sociétés occidentales depuis la fi n des années soixante, notamment en ce qui concerne leurs excroissances dans le champ du politique, résulte de ce que Dan Sperber appelle la contagion des idées, une contagion d’ailleurs aggra-vée par le mode de diff usion virale d’un médium comme Internet. En outre, comme celui-ci l’a montré, il n’existe pas de génération spontanée dans ce domaine. Les idées nouvelles sont issues de la synthèse d’idées plus anciennes réorganisées de façon novatrice.

Ces sujets « ésotérico-politiques » n’ont pas leur pareil pour refl éter, condenser, télescoper, l’esprit et le malaise d’une époque. En ce sens, ces études sont nécessaires et utiles pour la compréhension de notre époque. Enfi n, il semble néces-saire de s’interroger sur la place qu’occupent dans nos sociétés consuméristes ces objets culturels qui sont fabriqués avec des matériaux radicaux comme l’« occultisme nazi », le conspi-rationnisme, l’élitisme ésotérique, etc. Comme l’écrit si bien

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Jean-Yves Camus, à propos de ses propres réfl exions sur le même sujet, « l’ensemble des procédés intellectuels évoqués dans cette communication démontre l’ampleur du travail qui reste à eff ectuer pour pouvoir étudier les radicalités politiques de droite en s’abstrayant, dans la lignée des travaux de Pierre-André Taguieff , des complaisances comme du mur opaque que demeurent le fascisme et le nazisme56 ». A contrario, ce refus de prendre en compte l’aspect ésotérique est intéressant car il permet de comprendre les propres réticences des cher-cheurs institutionnels et des militants antifascistes, de cerner leur « humeur idéologique », pour reprendre une expression de Roland Lardinois, permettant ainsi de comprendre, et donc d’étudier, leurs propres milieux.

56. Jean-Yves Camus, « L’étude de l’extrême droite au risque du soupçon », art. cit.

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