berlin, guerre des images d'une mémoire partagée (1945-1989)

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Sciences Po University Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Vingtième Siècle. Revue d'histoire. http://www.jstor.org Berlin, Guerre des Images d'Une Mémoire Partagée (1945-1989) (Berlin, Was of the Images of Shared Memory (1945-1989)) Author(s): Christian Delage Source: Vingtième Siècle. Revue d'histoire, No. 34 (Apr. - Jun., 1992), pp. 85-105 Published by: Sciences Po University Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/4619000 Accessed: 12-11-2015 21:32 UTC Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/ info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. This content downloaded from 83.137.211.198 on Thu, 12 Nov 2015 21:32:11 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Berlin, Guerre Des Images d'Une Mémoire Partagée (1945-1989)

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Berlin, Guerre des Images d'Une Mémoire Partagée (1945-1989) (Berlin, Was of the Images of Shared Memory (1945-1989)) Author(s): Christian Delage Source: Vingtième Siècle. Revue d'histoire, No. 34 (Apr. - Jun., 1992), pp. 85-105Published by: Sciences Po University PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/4619000Accessed: 12-11-2015 21:32 UTC

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BERLIN, GUERRE DES IMAGES

D'UNE MEMOIRE PARTAGEE

(1945-1989) Christian Delage

Le partage de Berlin, c'est aussi une guerre des images. Comment l'Est et I'Ouest se sont-ils servis du cinema do- cumentaire pour montrer la l6gitimite de leurs actions passees et presentes ? Une bataille qui aura dure de 1945 ia la chute du Mur et dont les enjeux sont plus que jamais d'actualite.

erlin, 2 mai

1945: le marechal Jou- kov, qui commandait l'offensive so- vietique contre la capitale du Reich

national-socialiste, veut marquer la defaite nazie de maniere symbolique. Suivis par un operateur de prise de vues, quelques soldats de l'Arm'e rouge montent sur le toit de

l'ancien Reichstag et y plantent le drapeau sovietique. C'est ainsi qu'allait commencer, entre Allies, puis entre les deux Berlin, une autre bataille, celle des images. Ironie de l'histoire, c'est devant les cameras des tele- visions internationales, le 6 octobre 1989, qu'Erich Honecker est interroge dans l'at- tente de l'arrivee de Mikhail Gorbatchev. Sur la piste de l'aeroport de Sch6nefeld, un journaliste lui demande: <<M. Honecker, comment allez-vous ? >> - << A merveille, en attendant de telles sommites, lui repond-il, comme un vrai Berlinois ! >>. Neuf jours plus tard, Egon Krenz le remplagait A la tate de I'Etat et du Parti est-allemands. Le docu-

mentaire officiel qui devait magnifier les 40 ans de la RDA ne sera jamais termine. Commencee avec la complicite des camarades sovietiques, la propagande cincmatogra- phique de la RDA s'arretait ainsi brutale- ment, avant meme la chute du Mur, sous la pression du mouvement declenche en Europe centrale et orientale par la politique de Mikhail Gorbatchev.

11 etait presque naturel que Berlin, le foyer d'avant-garde des cineastes des annees 1920, la projection filmce des reves archi- tecturaux de Hitler, constitue d'emblee la scene privilegi'e des affrontements de la guerre froide. Dans une ville odu les studios de cinema, en particulier ceux, mythiques, de Babelsberg, ont ete pargnes par les bombardements et ont continue ta fonction- ner jusqu'a la capitulation, les Sovietiques n'ont eu aucune difficulte a faire repartir l'activite de production en mai et en juin 1945, puisqu'ils etaient seuls ' administrer la ville. Americains, Britanniques et Frangais ne disposaient pas de la mime opportunite, et allaient faire davantage porter leur effort de contre-propagande dans le domaine des Actualites.

L'ouverture des archives cinematogra- phiques de la RDA nous permet aujourd'hui de mesurer l'importance de cet enjeu, en particulier pour le genre documentaire, dont nous avons deja etudie l'impact sur la vision

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CHRISTIAN DELAGE

nazie de l'histoire'. Berlin-Ouest, malgre ses liens avec la RFA, restera jusqu'en 1989 sous la tutelle des Allies, tandis qu'a l'Est Berlin avait &t& promue au rang de capitale de la RDA, en violation des accords qua- dripartites. De part et d'autre, avant comme

apres la construction du Mur, deux mondes vont ainsi constamment se trouver confron- tes. L'image que chacune des deux parties de la ville donne d'elle-meme et de l'autre a-t-elle ete si facile A mettre en place ? Peut- on deceler des evolutions dans le bloc ap- paremment uniforme de la propagande est- allemande ? La defense des valeurs occiden- tales trouve-t-elle un terrain consensuel dans

P'ilot de Berlin-Ouest dont la vitalite s'est

plut6t developpee sur une << scene? pronant une contre-culture alternative ?

0 << SUMMEIR IN TIFE CITY >>

Les Allies, en faisant subir A Berlin des bombardements intensifs, souhaitaient faire

disparaitre les traces visibles des monuments et des espaces censes materialiser la construc- tion du Reich promis a une durce milldnaire. Sur le plan diplomatique, des la signature du protocole de Londres, le 12 septembre 1944, les Etats-Unis, la Grandc-Bretagne ct

I'URSS etaient convenus de placer la ville dans << un territoire particulier occupc conjointement par les trois Puissances >, tout en la maintenant dans son r61c de capitale ; dans un premier temps, ii s'agissait d'en faire le centre de controle d'une Allemagne en voie de denazification, mais dont l'unite devait &tre preservee.

Pendant I'ete 1945, des cameramen de

I'US Air Force s'envolerent pour Berlin avec une mission spdciale. Ils devaient filmer, en

couleur, I'ancienne capitale du Reich en ruine. Les rushes n'ont ete montes qu'en 1974, A Berlin-Ouest ; la volonte de l'etat-

major americain etait d'enregistrer, pour I'histoire, la vision singuliere de la ville

ddvastee, sans la prolonger par un montage documentaire mettant en perspective une

analyse des conditions et des consequences de la debacle nazie2. Ce document unique apparait cependant, par les choix techniques qui ont preside A sa realisation, comme etant

compose de deux mouvements cinemato- graphiques qui s'enchainent. De longs tra-

vellings aeriens fixent ainsi une image generale de ruine et de desolation, tandis

que des plans au sol filment avec empathie la reappropriation, par les survivants, de leur

quartier et de leur foyer. Vue d'avion, la m&tropole semble desertee par sa population, vide de toute circulation, sans trace apparente de la prdsence des forces d'occupation. Selon des axes choisis avec soin pour les perspec- tives qu'ils offrent, la ville apparait comme morte, les immeubles en ruine laissant ima- giner, sous Icur imposante stature, la vie qui devait naguere les animer. Sans esprit de ddmonstration partisane, les opcrateurs amd- ricains s'attardcnt ensuite longuement, par des plans soigneusement cadres, quoique souvent pris sur Ice vif, sur ie retour a la vie des Berlinois. Le travail a la chaine des femmes deblayant les ruines, la quite de I'eau et des vivres alternent ainsi avec des

images du timide redemarrage de la vie communale. Certains plans sont devenus

cel&bres, comme celui oiu deux femmes conti- nuent leur ouvrage dans un appartement eventre, tandis que d'autres Berlinoises es- saient de recuperer des materiaux dans I'an- cien Reichstag. L'ensemble de ces plans respecte la dignite d'une population soumise au joug nazi, reduite de pres de moitie entre 1939 et 1945, s'attaquant sans repit aux

i. Nos remerciements vont a ceux s.ui nous ont permis

dc visionner ccs archives : Dominique Bonurel (NRS), Gerhard Kiersch (Institut fur Internationale Politik), Reinhard Meyer- Kalkus (DAAD), Dr Georg Lechner et Brigitte Kaiser (Goethe- Institut), Pr Dr Kahlenberg (Bundesarchiv), Wilhelm van Kam- pen (Landesbildstelle), le personnel du Filmarchiv Berlin et de DIFA-Dok, Caroline Elias, et le Dr Peter Bucher (Bundesar- chiv), decde brutalement 1't& dernier. iLes photogrammes ont &te tires par Dominique Dehan : () Bundesarchiv Filmarchiv. Sur le sujet, voir Kathe Riilicke-Weiler (dir.), 7il/ z und Fern- seihkansut der 1))IR, Berlin, Henschelverlag, 1979 ,Ernst ()p- genoorth, Volksdemokratie im Kino. lPropagandistische Selbstdarstellung der 3"•1)0 im D1)1' FIJ-Dok, 1946-1957, Cologne, 1984; Christine Wendenburg, Die Berliner Realisten und ihre Bedeutung fiir den deutshcen Dokuamentar- und Arbeiterfi/lm, Berlin, DFFB,

1990" Christian Delage, La vision nagie de t'histoire,

Lausanne, I,'A ge d'homme, 1989. 2. Ein Tag im Juli, Berlin, Chronos-Film, 1974.

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travaux de deblaiement apres &tre sortie des caves et des abris oiu elle avait trouve refuge pendant les dernieres semaines.

Cofte sovietique, le contexte politique est evidemment predominant, avec la conscience

particuliere du role important que l'image devait jouer. Les correspondants de guerre de la Pravda commencent ainsi leur compte rendu du 30 avril 1945:

< A Berlin, nos troupes se sont emparees d'une usine de reproduction cinematographique. Nous

y etions. Dans les bains de r&velateur trempait encore une pellicule. Sur la table de contrO1e, il y avait un rouleau de la derniere bande. C'etait le dernier numcro dc la rubrique " Nouvclles de la semaine ". Mais la plus importante nouvelle de cette semaine n'y figurait pas, les troupes sovi&tiques p&netrant dans Berlin et mettant fin A la sinistre chronique hitldrienne s

I. Avec des moyens materiels exceptionnels,

le realisateur sovictique Juli Raisman disposa de 38 operateurs pour suivre la campagne militaire qui allait mener l'Armec rouge 'i l'assaut final contre Berlin. Premier docu- mentaire de montage sur cette bataille qui couta la vie A 100 000 soldats, Berlin fut termine le 17 juin 1945, sortit a Moscou le meme mois, et le 18 juillet A Berlin2. Au lieu d'evoquer seulement les combats livreds par I'Armee rouge, le film alterne, sous forme de rappel historique, des images venant des nazis eux-memes et les reportages des opc- rateurs plac&s sous la direction de Juli Rais- man. 11 s'agit l;i de mettre en place une lecture univoque de l'histoire censee legiti- mer les liens renaissants de l'amitid germano- sovietique et la construction de la RDA. Le film souligne la responsabilite des nazis dans

l'engagement du Reich dans la seconde

guerre mondiale, puis dans la defaite et l'aneantissement de Berlin. Au lieu d'insister sur la volonte liberatrice des Sovietiques, ce sont les temoignages visuels des doulou- reuses redditions d'officiers de la Wehrmacht,

comme les penibles images d'hommes et de femmes affames, qui sont montres en contre-

point des defiles et des parades organises par les dirigeants nazis. Pour qu'une trans- formation radicale vienne briser le montage parallele ainsi etabli entre l'Etat hitlerien et

la societe allemande, il fallait un develop- pement pathetique, une prise de conscience: il y a ainsi une forte sequence ou, lors de bombardements nocturnes, la ville de Berlin semble electrisiee par des eclairs qui jaillissent selon des trajectoires tres geom&triques. Sans aller jusqu'ai evoquer un style d'avant-garde, comme le fait Christiane Habich , a propos de ces plans, on soulignera l'habilete du realisateur. En un tres court plan de six

secondes, a la fin du film, Juli Raisman montre le cadavre de Goebbels, le ministere de la Propagande devaste, puis la joie des

Berlinois. Ceux-ci ont ete liberes par les Russes contre leurs propres ddmons, contre leurs fossoyeurs. C'est ainsi qu'apres le rappel historique de la signature de la capitulation a Karlshorst, l'ancien Reichstag est A nou-

veau montrc, avec cette inscription : ,<

Berlin

bleiht deutsch ,,. Si Berlin reste allemand, et

si les Berlinois vont pouvoir renouer avec un passe anterieur aux deux tragddies sur-

venues, I'dcrasement de la rdvolution spar- takiste et le nazisme, c'est graice au sacrifice consenti par des combattants dont les mo-

tivations, s'agissant des Sovictiques et des

Polonais, pouvaient etre contradictoires . Cette solidarite est incarnee, cote' allemand, par ceux des Berlinois qui representaient leurs concitoyens dans le Conseil municipal mis en place par les Sovietiques, des leur arrivee, pour administrer la ville. La moitie d'entre eux uetaient communistes et allaient favoriser la creation de la RDA, contre la volonte de la population. En 1945, on trouve

ainsi, a co6t des films evoques precedem- ment, une realisation dont la paternite sera

1. Boris Gorbatov, M. Merjanov, Pravda, 30 avril 1945, publi dans K. Schuffels (dir.), Berlin, le ciel partagi, Paris, Autrement, 1986.

2. Juli Raisman, Berlin, Moscou, Dokfilmstudio, 1945.

3. << Hitlers letzter Wille: die Zerst6rung Berlins s, dans Das Jahr 1945, Fi/me aus fiunfezhn Ldndern, Berlin, Stiftung Deutsche Kinemathek, 1990.

4. Voir Jerzy Bossak, Zaklada Berlina, Filmstudio Czo- k6wka Wytwornia Filmowa Wojskaka Polskiego, 1945.

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attribuee, apres coup, A la RDA. Befreite Musik' est en effet signe de maniere col- lective par plusieurs cineastes allemands, mais porte sur un sujet apparemment apo- litique: la reouverture, au mois de sep- tembre, du Deutsches Staatsoper dans l'ancien Admiralspalast reconstruit. Le commentaire insiste sur la necessite de main- tenir la vitalite des arts, malgre les << ombres du passed . Le film est surtout l'occasion d'entendre le maire, le Dr Werner, vanter << I'esprit de paix entre les peuples inspire par l'armee sovietique 2. O(utre un concerto pour violon de Tchaikovsky, le programme offrait un extrait de 1'<< Orphe >> de Gluck dans une mise en scene brillante. Le public et l'ambiance du concert semblent bien eloignes de ceux qui devaient incarner le futur Etat des travailleurs. La volontd de montrer que l'heritage culturel de Berlin se trouvait dans la zone sovietique s'accomodait de ce decalage, les traditions populaires etant exaltees, en provenance de Moscou, dans un autre film, Botschafter des Friedens, qui evoque la venue de l'Ensemble Alexandrov de l'Ar- mee rouge en 1948 . Cc fut un grand succes populaire, aussi bien au Deutsches Staatsoper qu'au Gendarmenmarkt. Cependant, le do- cumentaire commence par montrer l'accueil du public de l'Opdra: il convenait que des

personnalitds allemandes du monde musical manifestent leur enthousiasme. En compa- gnie d'un metteur en scene, puis des direc- teurs du Komische Oper et du Deutsches Staatsoper, la jeune soprano Rita Streich rivalise de compliments devant les cameras. On entend meme parler du << Da-sein>> de

l'Alexandrov... Si l'intention propagandiste est evidente, comme en temoignent les grandes banderoles disposdes autour de la foule presente lors d'une representation iden-

tique donnee en plein air au Gendarmen- markt , le cadre historique de cette place de Berlin et l'enthousiasme reel des spec- tateurs donnent au film une tonalite parti- culiere (illustrations 1 a 4). Les operateurs ont rivalise d'ingeniosite pour donner A voir la reussite de ce spectacle des << ambassadeurs de la liberte >; leur motivation tient pour une large part aux conditions dans lesquelles leur profession avait ete reorganisde dans la zone sovietique. Selon Andrew Thorndike5, le grand intdret qui allait etre porte au genre documentaire en RDA rejoignait une tra- dition fortement ancree en URSS, qui n'eta- blissait pas de hierarchie entre les diffdrents genres de creation cinematographique. Les documentaristes, en 1946, ne pouvaient pas se refdrer a une experience allemande, puisque, avant 1945, les Kulturfilme etaient lies A << l'impulsion guerriere de l'imperia- lisme allemand, avec a sa tite Krupp, Thys- sen, Hugenberg et autres magnats de l'industrie d'armement >> . Cette Kultur dma- nant du monde capitaliste, il dtait naturel que les rdalisateurs travaillent dans un autre esprit, en s'inspirant du modele sovietique. Or Andrew Thorndike avait edt de 1931 a 1942 le directeur du Studio des films pu- blicitaires de la UFA, avant de devenir l'un des documentaristes les plus officiels de la DEFA. La DEFA (Deutsche Film Ak- tiengesellschaft) avait succeddd la UFA des la fin de l'annee 1945: c'est en effet le 17 novembre, comme le rapportent Antonin et Mira Liehm, que la nouvelle compagnie fut crede, lors d'une reunion dans le vieil h6tel Adlon, << parmi les ruines des bom- bardements, A quelques pas du bunker ou Hitler avait mis fin A ses jours au mois d'avril et de l'endroit ou seize ans plus tard allait s'elever le mur de Berlin >>7

1. Peter Pewas, Fritz Arno Wagner, Heinz Klinkmi.iller, Heinz Laaser, Walter Wischnewski, Werner Hochbaum, Befreite Musik, Berlin (DDR), 1945.

2. Arthur Werner n'appartenait A aucun parti; il avait itsi choisi pour diriger la municipalite (Magistrat) mise en place le l1crmai 1945 par le Gouvernement militaire sovietique en Allemagne.

3. R. Groschopp, M. Jaap, Botschafter des Friedens, Berlin, DEFA, 1948.

4. On peut y lire : a Durch Einheit zum Frieden (<< Pour la paix grisce I l'uniti ?).

5. << Uber den Dokumentarfilm >>, dans Auf neuen Wegen. 5 Jahre fortschrittlicher deutscher Film, Berlin, Deutscher Film- verlag, 1951.

6. Ibid., p. 98-99. 7. Les cinlmas de I'Est, de 1945 a nos jours, Paris, Le Cerf,

1989 (1"r id., Berkeley, 1977), p. 85.

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L'autorite militaire sovietique et les mem- bres du Parti communiste (SED) veillerent a l'orthodoxie de la production cinema- tographique, avant que les Allemands eux- memes, apres la naissance de la RDA, lui imposent une ligne inspiree du << realisme socialiste >>, mais beaucoup plus rigoureuse que dans les autres pays de l'Est. Les ci- neastes exiles sous le Troisieme Reich etaient pour la plupart restes a l'etranger ; la DEFA dut recruter parmi ceux << qui avaient travaille sous les nazis et s'etaient peu ou prou compromis '.

Ainsi peut-on avancer l'idee que, dans l'immediat apres-guerre, si l'organisation ma-

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terielle et intellectuelle de la propagande documentaire est soumise aux Sovietiques, c'est dans l'heritage de l'Allemagne nazie qu'elle trouve ses techniciens et son esthe- tique. A Berlin, cette dualite est d'autant plus evidente, car l'enjeu des constructeurs de la RDA de legitimer son r61le de capitale, malgre les accords entre Allies et malgre l'absence de veritable consultation de la population, rejoignait la politique suivie par les nazis. Ceux-ci avaient, en leur temps, recupere la tradition du Kulturf/lm de la Republique de Weimar, tant dans sa << neu- tralite ouverte sur l'evasion ?, selon la for- mule de Siegfried Kracauer, que dans l'approche de la << nouvelle objectivite ) ou du realisme social (de Walter Ruttmann a Slatan Dudow). 1. Ibid., p. 88.

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CHRISTIAN DELAGE

La ville, bannie du decor cinematogra- phique nazi, etait reapparue, avec Berlin, dans sa fonction de representation politique du pouvoir central et de projection d'une nouvelle sociabilite. Dans l'imagerie exaltant la naissance de la RDA, on trouve la meme volonte: illustrer la legitimite du nouvel Etat et de sa capitale, montrer les signes architecturaux et sociaux de sa construction. Griindung der DDR tente meme d'exalter simultanement le Heimat allemand et le mo- dele communiste des democraties popu- laires '. Le film commence en effet par une evocation bucolique des paysages et de la nature des environs de l'Elbe ; cette petite patrie qu'evoquait si souvent le Troisieme Reich comme le modele, A l'cchelle du foyer regional, de la nation germanique, devient ici la m&taphore de l'Allemagne elle-meme, excedant ainsi les limites physiques de son territoire divise. hLe commentaire fait allusion A un << appel )> qui resonnerait dans toute l'Allcmagnc: << Crcz la R&publique demo- cratique allemandc, avcc comme capitale Berlin ! >>.

Johannes Dickmann annonce ensuitc quc I'intention de ceux qui ont contribue A la naissance de la RDA est << de mener unc lutte acharnde contre l'esprit du fascismc, du militarisme qui, par deux fois, a cntraine les hommes dans des guerres mondiales >>. << Notre peuple, ajoute-t-il, a besoin de la

paix ; assurer cette paix, c'est notre devoir le plus noble. >> Lors de la mise en place du

premier gouvernement dirige par Walter Ulbricht, une double ldgitimite est misc en avant par l'image : le modele politique so- vietique, incarne par des portraits de Staline, et la filiation retrouvee avec les premiers communistes allemand (<< Le peuple ouvrier salue le President qui sort de leurs rangs >>, entend-on apres un discours de Wilhelm Pieck).

C'est cependant le theme de la preser- vation de la paix, contre les velleites guer- rieres des anciens Allies, qui va scander la

propagande documentaire de la RDA nais- sante. Des le discours-programme prononce par Friedrich Ebert apres son election 'a la mairie de Berlin (Est), la cooperation eco- nomique avec les pays de l'Est et avec I'URSS etait annoncee comme le seul moyen de reconstruire la ville, en contournant << l'isolement de Berlin et la division entre Allies >>. Ce sont surtout les responsables du Parti qui sont filmes, au cours de reunions politiques qui laissent peu de place a la fantaisie de l'image. Des elections A l'una- nimite ne permettent pas aux dirigeants communistes de montrer ce qui aurait vrai- ment marque une difference radicale avec le mode nazi de transcription filmique, la re- surrection d'une vie democratique. On peut m&me interpreter comme un echec la ten- tative d'inscrire la langue de bois des diri- geants de Berlin (Est) et de la RDA dans un ensemble dramatique montrant A la fois la volonte du pcuple comme guide de l'action politique ct l'enthousiasme que provoquent les decisions prises. Griindung der I)I)R se termine ainsi par une << norme manifestation de confiancc >> de la population de (( Berlin, Hlaupstadt der ))R ,,.

Cependant, ces images ne font qu'encadrcr de manicrc trop artificicllc la << scene >> de la naissance du nouvel Ltat. Lecs techniques utilisces A l'ccran, qu'ellcs marquent une continuite ou une rupture avec celles des documentaristes travaillant sous le Troisieme Reich, ne sont guere susceptibles de sin- gulariser une tendance esth&tique originale. Ainsi, pour laisser croire que la presse dis- pose d'une autonomie r~elle dans la cou- verture des evenements politiques, Wilhelm Pieck est-il filme selon deux valeurs de plan lorsqu'il s'exprime en tant que president de la RDA: de tres pres, pour valoriser ses propos, mais aussi d'assez loin, pour montrer la presence de reporters et de photographes censes incarner la liberte retrouvde de l'in- formation. Certes, une telle c remonie devait revetir un caractere solennel; les teintes faiblement contrastees des images qui I'en- registrent rappellent pourtant la << couleur ? 1. Grlindung der DDR, Berlin, DEFA, 1948 (?).

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BERLIN, GUERRE DES IMAGES

particulire de ces Kulturfilme de la UFA, ofu les operateurs utilisaient une pellicule offrant une grande sensibilite panchromatique. Les

plans nocturnes de la foule berlinoise contri- buent aussi a installer cette atmosphere par- ticulire, si presente dans la production nazie. Il faudra attendre les annees 1950 pour trouver un style cinematographique donnant a la DEFA son identite.

Face a cette propagande documentaire, comment les allies occidentaux reagissaient- ils ? 11 n'existe pas, A notre connaissance, de

production collective etablissant un point de vue commun aux Americains, aux Britan-

niques et aux Frangais. A la diff&rence de

l'entente elaboree par les Sovietiques avec les communistes mis en place a Berlin-Est, les Allemands eux-memes ne sont pas as- socies A la realisation de films. Quand les Berlinois etaient sortis de leurs abris le 2 mai 1945, ils avaient decouvert la tragique realited de la defaite, une ville jonchde de cadavres et de ruines. Dans l'ignorance des accords intervenus entre Allies, l'occupation ct la division de l'ancienne capitale du Reich devaient scirement leur apparaitre comme

rdsultant d'une politique A long terme entre

puissances victorieuses. Ce n'est qu'en 1948, lors du blocus impose par les Sovietiques, que l'esprit de la presence des anciens Allids va se modifier radicalement. D'occupants, les Occidentaux deviennent en effet protec- teurs des Berlinois. C'est I'occasion choisie

par les Britanniques pour donner leur point de vue sur le role historique de Berlin'.

A l'aide de documents d'archives, ils remontent I l'annde 1932 pour mettre en valeur, dans le seul domaine de la commu- nication, la situation centrale de la ville. Le Troisieme Reich est symbolise par quelques plans de defiles sous la Porte de Brande-

bourg. Les diverses confdrences entre Allieds sont brievement rappelees, en soulignant que la zone d'occupation attribuee A la Grande-

Bretagne est eloignee de 120 miles de Berlin.

Alors que les usines redemarrent a l'Ouest, les Sovietiques sont accuses de vouloir en- tretenir une importante force armee plutolt que de subvenir aux besoins quotidiens de la population. C'est cependant sur le pro- bleme de la consultation des Berlinois que la Kommandatura devait veiller au respect des regles democratiques. Or les chiffres qui nous sont montres traduisent nettement, lors des seules elections libres organisees sous le contr^ le des Allies le 20 octobre 1946, la ddfaite des communistes2. Le commentaire

rappelle qu'Ernst Reuter, elu quelques mois

plus tard Bourgmestre par la Chambre des

ddputes, avait edt barre par les Sovietiques; le depart du marechal Sokolovski du Conseil de contrflle, le 20 mars 1948, la restriction de la circulation sur le corridor Helmstedt- Berlin, la partition mondtaire sont autant de

signes annonciateurs du blocus de la ville. Des manifestations de Berlinois rdvelent alors combien les Sovietiques ont echoue dans leur volonte d'assimiler Berlin a leur

propre zone et A leur systeme iddologique. Westwiirts schaut Berlin se conclut par une dclaration demandant le << respect des ac- cords internationaux pour prdserver la paix ?.

Dans un style typique de l'dcole docu- mentaire anglo-saxonne, remarquable par sa sobrietc et son pragmatisme, le film, s'il n'aborde pas l'ensemble des facteurs histo-

riques qui ont concouru a la dislocation de

l'administration commune de Berlin, en par- ticulier l'enjeu que constituait l'Allemagne dans la guerre froide, rdussit a legitimer une

ddmonstration annoncee dans le titre meme. Si Berlin regarde desormais vers l'Ouest, c'est parce que la population n'a pas voulu dtre l'otage d'un pays, I'URSS, dont le

systNme iddologique redevenait plus prd- gnant que l'adhesion aux valeurs des nations unies dans la guerre contre la barbarie nazie.

1. Westwdrts schaut Berlin, Film Section, Information Ser- vice division, Control Commission for Germany, British Ele- ment, in Verbindung mit Welt im Film, 1949 (?).

2. Ces chiffres ont ete legerement arrondis: sociaux-de- mocrates 49 %, chretiens-democrates 22 %, communistes 20 %, liberaux-democrates 9 %.

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o FAUX MOUVEMENT

Au cours des annees 1950, entre la nais- sance des deux Allemagnes et la construction du Mur, la RDA devait reussir un pari: montrer aux Berlinois vivant dans la zone sovietique que le modele politique et social du nouvel Etat etait suffisamment attractif

pour qu'il soit adopte par une majorite. Or, durant cette periode, c'est pres de 3 500 000

personnes qui, << votant par leurs pieds ), se sont refugies a l'Ouest, en provenance de l'ensemble des regions formant la RDA. La necessite de valoriser les realisations du Parti et d'entretenir une pression ideologique constante sur la population plagait les rea- lisateurs de la DEFA en premiere ligne. La reconstruction de la ville offrait en effet une possibilite de vanter, par l'image, le dyna- misme economique de l'Allemagne de l'Est, en portant haut les couleurs du socialisme sur cette ligne de partage frontale entre les deux blocs de l'Europe d'apres guerre.

La plupart des films documentaires sont done axds sur cette politique de construction

ddfinie lors du 2" congres du SED, en juin 1952, oiu Walter Ulbricht evoqua le r^)le du cinema : << La DEF A, declara-t-il, dolt concentrer ses efforts sur la production de films qui decrivent le combat pour la construction des bases du socialisme >>'. La censure prealable, mise en place par un << conseil artistique>> charge de ddlivrer les autorisations de production, limita rapide- ment le nombre de films de fiction de douze, en 1949, a six, en 1956. Le documentaire n'eut pas a subir la meme erosion; ii se trouva meme renforce par la soumission des realisateurs a des groupes de production specialises par domaine d'intitrt et etroite- ment soumis aux institutions concernees. Ainsi la construction de la Stalinallee fut- elle suivie pendant plusieurs annees par des equipes de la DEFA. Eine Strasse in Deut- schland, long document de 50 minutes, en retrace l'histoire, une premiere fois en 1952,

puis en 19542. On y voit les membres du comite central du SED se rendre au << premier chantier socialiste de Berlin)>; ils declarent vouloir << fournir des logements decents et bon marche aux ouvriers ?. La Stalinallee fut le grand chantier immobilier de Berlin (Est), situe sur I'ancienne Frankfurterstrasse. Le passe de cette rue permet d'exalter la revolution de 1918, ou des ouvriers se heur- terent aux soldats, puis la lutte antifasciste des annees 1920. Des dessins de Heinrich Zille rappellent la d&tresse des ch6meurs lors de la crise economique de 1929. La guerre se terminera ici, par l'arriv&e des << heros >> de l'Armee rouge. Cette voie reliait l'Est de la ville, par un long trace rectiligne, a la fameuse Alexanderplatz. Par son trace, elle symbolisait a la fois le lien qui unissait Berlin A l'Europe de l'Est et A I'URSS, et l'unite retrouvee avec le temps des grandes luttes ouvrieres.

L'image de la fusion du KPD et du SPD est particulierement bien mise en valeur: dans un premier plan, large ct saisi en plong'e, deux corteges, se dirigeant face A la camdra, surgissent de part et d'autre d'un grand batiment en ruine. Grace A un raccord dans l'axe, un deuxieme plan, rapprochb et toujours en legere plongee, saisit les deux corteges quand ils n'en forment plus qu'un, rassemble sous la banniere << Sozialistische Einheitspartei . L'union des forces de gauche pour reconstruire Berlin et l'Alle- magne, tel est le sens de cette scene, ou l'on volt egalement un militant coller une affiche entrecroisant les sigles des deux partis (ill. 5 a 7). Voudrait-on effacer les divisions passees, lorsque les communistes contestaient la le- gitimite meme de la Republique de Weimar, accusant les sociaux-democrates, quelques semaines avant l'arrivee des nazis au pouvoir, d'avoir abandonne le combat contre le ca- pitalisme ? La creation du SED etait un coup de force qu'il fallait au moins masquer dans la propagande documentaire, pour ne pas

1. Cite par A. et M. Liehm, op. cit., p. 94. 2. B. Kleberg, W. Marten, Eine Strasse in Deutschland,

Berlin, DEFA, 1952.

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reconnaitre qu'il s'agissait 1I d'une decision unilaterale. << Les sociaux-democrates berli- nois et allemands, rapporte Anne-Marie Le Gloannec, avaient oppose un double refus aux communistes : celui de fusionner la sec- tion berlinoise au KPD et celui de couper celle-ci a l'echelon national. ' >>

Eine Strasse in Deutschland evoque ensuite la naissance du projet de construction de la Stalinallee, la << fievre>> qui s'empare des ouvriers, les moyens exceptionnels mis en ceuvre par le Comite national de recons- truction: tout doit concourir A la << renais-

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sance de la capitale, symbole de la vie de la nation allemande >>. L'insistance sur l'enjeu collectif d'un tel chantier devait contribuer a la motivation des ouvriers. Toutes sortes d'arguments sont alors avances pour les encourager. Le transport des materiaux, na- guere lie A un <<travail capitaliste >, est aujourd'hui << mecanise >. Les visiteurs des pays freres affluent pour s'inspirer, comme les Polonais, de l'experience berlinoise. De jeunes magons A l'honneur sont gratifies de la lecture d'un poeme de Bertold Brecht. Une << famille heureuse ? est filmee dans un appartement-modele. L'une des brigades de construction regoit, pour avoir travaille vite et bien, la banniere rouge... Sur une vue aerienne, une chanson s'adresse aux habi- tants: << Toi, tu logeras dans la Stalinallee... C'est notre patrie >. Certes, la plupart des ouvriers etaient convaincus de l'utilite et de la grandeur de la tAche qui leur avait te confice.

La RDA ne retrouvera meme jamais un tel etat d'esprit. Pour autant, les camarades sovietiques avaient joue un mauvais tour a leurs freres allemands: la mort de Staline, le 5 mars 1953, enlevait tout A coup sa plus haute legitimite A l'avenue qui etait amenagee en son honneur. Au mois de mai, les autorites communistes durent imposer une augmen- tation consequente des normes de produc- tion: chaque travailleur devait produire de

1. Dans 1961. Un mur a Berlin, Bruxelles, Complexe, 1985, p. 29 (coll. << La Memoire du siicle c).

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CHRISTIAN DELAGE

10 a 30 % de plus sans compensations sa- lariales.

II va de soi qu'il n'y a aucune allusion, dans ce documentaire comme dans les autres, aux evenements qui ont conduit aux greves et aux emeutes des 16 et 17 juin 1953, 'a Berlin-Est comme dans plusieurs villes d'Al-

lemagne orientale. Les ouvriers du chantier de la Stalinallee y figuraient au premier rang, et leurs revendications, lices d'abord a l'aug- mentation des normes, prirent un tour plus politique. Certains slogans reclamaient le

depart de la << Barbichette ? (Walter Ul- bricht). Les allies occidentaux refuseront d'intervenir et meme de retransmettre, sur le canal de radiodiffusion RIAS (Radio im Amerikanischen Sektor), leurs doleances. << Les emeutes de juin 1953 scellaient en

quelque sorte la division de Berlin alors que la Republique federale fera du 17 juin sa f&te nationale et voudra y voir le symbole de l'unite allemande: curieuse inversion, ma-

gnification de l'echec.'• L' crasement de cette revolte par les

troupes ct les chars sovictiques renforga la RDA dans sa volonte de continuer a ap- pliquer le modele stalinien d'organisation de la vie economique et sociale. Les Groupes de combat dans les entreprises, crees en 1952, se developperent rapidement. Le rea- lisateur Max Jaap, qui etait deja l'auteur de

Botschafter des Friedens et de Das Manmal, fut

charge en 1959 d'un documentaire tres po- lemique sur la division de Berlin2. Ce film est d'autant plus interessant qu'il lvoque, deux ans avant la construction du Mur, le dixieme anniversaire de << Berlin, capitale de la RDA ?, en accusant les Occidentaux de

porter la responsabilite de la permanence de la separation de la ville en zones d'occu-

pation. II s'agit de montrer que Berlin (Est) s'est naturellement vu attribuer par la RDA les charges politiques et institutionnelles d'une vraie capitale, alors que les trois zones

occidentales sont des enclaves artificiellement soutenues par les anciens allies. I1 y a la

l'expose d'une logique qui se concretisait dans les faits et par l'image, mais non dans des textes qui auraient contredit ouvertement les accords quadripartites. << La ville est cou-

pee par les frontieres de secteur ?, affirme le commentaire; << ce tramway ne peut aller

plus loin que la Potsdamerplatz ?. La se- paration encore virtuelle que materialisaient ces barrieres accentuait I'inanite d'une telle contrainte : le croisement des rues Schwedter et Bernauer, ofl se trouve un panneau annongant << Vous entrez dans le secteur

frangais , illustre une situation dont Berlin (Est), proclamee ville a part entire par les

responsables du SED, feignait d'etre la pre- miere victime. Ainsi voit-on un magasin d'art, situe A l'angle du carrefour entre Ber- nauerstrasse et Brunnenstrasse, puis, en

contre-champ, depuis la vitrine, le secteur

frangais qui se trouve juste en face (ill. 8 a 10). La DIEFA, en voulant denoncer la premiere l'absurdite du decoupage admi- nistratif des secteurs, focalisait elle-m me

I'attention sur un des lieux les plus sym- boliques de la fermeture de Berlin-Est apres 1961.

Le quartier n'avait cependant pas etc choisi au hasard : avant guerre, les commu- nistes etaient fortement implantes dans Wed- ding << le rouge >>, centre d'une activite industrielle importante et de logements ou- vriers. Apres la construction du Mur, la rue Bernauer devint le symbole de la tragique separation d'une voie, d'un quartier, et des familles qui y vivaient. Les liens qui unis- saient Berlin-Est aux foyers syndicaux et

politiques communistes de la capitale de la

Republique de Weimar leur avaient permis d'opposer la legitimite et la continuite de leur action a celle des puissances etrangeres stationnant sur les zones occidentales.

Une serie d'images sont alors presentees comme preuve du retour au systeme bour- geois et capitaliste de l'Allemagne d'avant guerre, sous l'influence predominante des

1. Ibid., p. 44. 2. Max Jaap, Interview mit Berlin, Berlin, DEFA, 1959.

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Am&ricains : l'inauguration du luxueux h6tel Hilton, alors que les enfants des families pauvres vivent dans des quartiers insalubres ; les enseignes lumineuses d'entreprises ou de

banques comme Siemens ou Dresdner; en- fin, la presence militaire, stigmatisee comme une charge pesant sur la population et un

moyen pour les Etats-Unis d'espionner, ou de se faire les defenseurs de l'armement atomique.

Quelles que soient les implications poli- tiques d'une telle demarche, on observera la similitude de la representation de l'autre elabor'e dans ce documentaire et dans ceux du Troisieme Reich. Il est frappant, en effet, de voir combien l'image donnee de la ci- vilisation am&ricaine procede du meme de-

nigrement caricatural : presse 'A scandale (avec, ici, une allusion aux provinces perdues comme la Silesie), musique decadente, ci-

nema primaire, r6surgence de mouvements d'extreme droite (ill. 11 A 13)... Tout est

signe de desordre, de corruption et de vio- lence : Frangois Ger6 avait releve cette << an-

goisse particuliere au cinema nazi, qui, toujours, craint de n'en avoir jamais fait, dit ou montre assez: l'angoisse de ce cinema raciste a ce que la difference qu'il recherche avec passion ne soit pas toujours suffisam- ment reconnaissable 1. La propagande hit-

lkrienne avait eu la plus grande difficulte Ai valoriser les hommes nouveaux, les SS, car

I'homogeneite de leur profil limitait leur

potentiel de fiction. D'oti

la charge, nourrie de cliches anciens et d'une typologie raciste renouvelee, contre les juifs, et, de maniere moins systematique, contre les noirs et les Americains. Ce qui, malgre tout, rendait recevable pour la population une telle pro- pagande, c'6tait la transfiguration en heros de ceux, ouvriers ou paysans, dont la re-

1. ((La mesure de l'homme , Cahiers du cinima, 316, octobre 1980, p. 39.

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connaissance a l'Fcran amenait une compen- sation affective. Il y avait ta la fois l'exaltation des constructeurs du Reich millenaire et la

prise en compte des valeurs d'enracinement des gens du terroir.

Dans le cinema est-allemand, cette dualite

n'existe meme pas: les ouvriers-modeles de la Statinallee furent les premiers i se revolter, tandis que ceux vivant a Berlin-Ouest ne furent jamais sensibles i l'appel de 1'<< Etat des travailleurs >>

' le rejoindre. La figuration par l'image d'une societe socialiste en construction ne reposait sur aucun modele individuel ou collectif dont la singularite et la force soient telles qu'elles puissent resister a la pression du contre-exemple trop proche du foyer ouest-berlinois.

o DER HIMMEL UBER BERLIN

C'est en 1962, sous le sobre titre Die Mauer, que le premier documentaire sur la

vie quotidienne des Berlinois apres la construction du Mur est realise '. Produit

par une societe americaine, il decrit la cou-

pure de la ville d'une maniere desolee, comme le constat d'un acte irreparable qui vient d'&tre commis. La sequence d'ouver- ture, traitee sur le mode de la fiction, met en place des enfants en train de jouer au football; un tir rate propulse leur ballon de

l'autre co6t du Mur. Arret sur image. Le

plan suivant nous transporte dans le decor et les situations evoquees dans Interview mit Berlin : la rue Bernauer et, pres de la Porte de Brandebourg, un tramway qui aboutit a un cul-de-sac ou un panneau indique ( Ende ). Comme pour l'enregistrement des

images de la ville en ruine, en 1945, aucun discours ne vient amoindrir la force de

1. Die Mauer, New York, Hearst-Metrotone, 1962.

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BERLIN, GUERRE DES IMAGES

temoignage de documents traites pour la plupart comme des archives montees.

Le film insiste surtout sur l'opposition entre les moyens mis en oeuvre par la RDA pour consolider jour apres jour la barriere erigee, et les tentatives derisoires des Ber- linois pour maintenir la communication entre parents et amis subitement separes. D'un cote, des mouchoirs agites, des signaux lu- mineux envoyes; de l'autre, la destruction de maisons, d'arbres, le murage de fenetres et de portes. A plusieurs reprises, les actions entreprises par la Volkspolizei et les Groupes de combat de la classe ouvriere sont filmees en montrant, de part et d'autre, la population qui assiste, impuissante, a ce que Walter Ulbricht qualifiera d'<< incommodites >,'. Apres un temps de surprise et d'incredulite, les Berlinois prenaient conscience du carac- tNre irreversible des mesures prises le 13 aoiit. Des images cilebres montrent les plus jeunes tenter de franchir les barbeles; puis, dans la Bernauerstrasse, oui la frontiere coincidait avec l'alignement des immeubles, une vieille dame sautant A l'Ouest d'un etage superieur, tandis que des Vopos essaient de la retenir, et qu'en bas la police de Berlin-Ouest et les sapeurs-pompiers tendent une toile de sau- vetage pour I'accueillir. Parmi les fugitifs, tous n'auront pas la chance de reussir le passage A l'Ouest. Dans sa conclusion, Die Mauer evoque le nombre de cinquante per- sonnes tuees, le jour du premier anniversaire de la construction du Mur.

Le ton sera plus politique dans le do- cumentaire realise lors de la visite de J.F. Kennedy en 19632. Les plates-formes dispos'es pres de la Porte de Brandebourg et pres de la Potsdamerplatz permettent au

president americain de voir la division de la ville. Stigmatisant ceux qui ne veulent

pas reconnaitre qu'il y a d'un c6te le << monde libre ? et de l'autre le << monde communiste >>, il s'exclame: r Let them come to Berlin ! •. L'enthousiasme de la population est reel et massif. Cependant, aux enjeux de la guerre froide, les Berlinois preferent la recherche de solutions, meme transitoires et limitees, qui necessitent la negociation. Le Senat de Berlin et le gouvernement de la RDA, apres de longues tractations, mirent au point un accord autorisant, pour les f&tes de Noel 1963, le passage des Berlinois de l'Ouest vers l'Est.

Passierscheine (<< Permis de passage ?) rend compte de cet evenement . L'hiver etait tres froid, et pourtant ce sont de longues queues qui se forment, de bon matin, devant les bureaux d'emission des permis. Ces lais- sez-passer, valables 18 jours, permettront A 1,2 million de personnes de rendre visite A leurs familles a l'Est. Ainsi, cette premiere occasion offerte aux Berlinois de se retrouver, deux ans apres la construction du Mur, demontrait combien cette division de la ville ne pouvait alterer des relations parentales ou amicales toujours vivantes.

Quelques mois plus tard, une vieille dame est film&e dans son appartement berlinois 4 depuis sa fen&tre, elle voit le Mur coupant sa rue en deux. Nous sommes A nouveau Bernauerstrasse, dans l'automne de l'ann&e 1965. Habitant li depuis les annees 1930, cette berlinoise a vu sa ville, son quartier et maintenant sa rue se transformer jusqu'a cette dechirure. Grace A la longue focale de la camera qui la filme, elle peut a son tour

regarder dans l'objectif et voir d'encore plus pres l'ensemble du dispositif mis en place par la RDA dans cette zone-frontiere parmi les plus spectaculaires. Alors qu'a l'Est ce sont des patrouilles avec des chiens qui remplacent le mouvement de la vie urbaine, A l'Ouest, il faut desormais compter aussi avec cette nouvelle population des touristes-

1. En 1959, ces unites prendront le nom de Groupes de combat de la classe ouvriere. Cette milice d'entreprise, dirigie par le ministere de l'Interieur, &tait exclusivement composee de membres du SED.

2. Jochen Severin, Prasident John F. Kennedy in Berlin, Berlin, Vereinigte Dokumentar- und Spielfilmproduktion, 1963. Pres d'un million et demi de Berlinois etaient presents devant l'h6tel de ville de Sch6neberg, o&i Kennedy prononga son discours, le 26 juin 1963.

3. Passierscheine, Berlin, Landesbildstelle Berlin/RCF-Film, 1964.

4. Kurt Krigar, Die Aussicht, Berlin, Kurt Krigar, 1965.

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CHRISTIAN DELAGE

visiteurs attires par un spectacle unique: l'affrontement, dans la meme ville partagee, de deux Europe qui revendiquent leur le-

gitimite historique. Le Mur appartient au monde de la guerre froide de l'apres-guerre, et, en mime temps, A la tragedie du nazisme.

D'oui des essais remarques a l'Ouest, a la fin des annees 1960, pour interroger les Allemands sur leurs responsabilites face A cette situation. Memorial part ainsi de la situation presente de la ville pour evoquer la resistance au nazisme'. Un montage re- trace l'histoire du Troisieme Reich et le sort reserve A la communaute juive ; ceux qui se sont distingues par leur courageuse oppo- sition A l'hitlerisme sont cites (le pasteur Niemoller, Hans et Sophie Scholl...). Le film est construit autour de la sculpture erige'e pres de l'eglise Maria Regina Martyrum dedice aux o martyrs de la liberte de croyance et de conscience, 1933-1945 ? et du memorial de Pl6tzensee, monument eleve par le Sienat de Berlin en 1952 sur le site de la prison ou furent executes quelque 1 800 opposants au regime nazi. Tandis que des jeunes visitent le Memorial, un pr&tre qui s'occupait des

prisonniers regrette, au cours d'un entretien filme, de n'avoir pu les sauver. On ne trouvera aucune mauvaise conscience chez les dirigeants de Berlin-Est, que ce soit a

l'gard de la part de responsabilite que les Allemands de RDA pourraient avoir, ou meme A propos d'une communaute juive reduite A moins de 200 membres laisses dans une totale indifference.

Ces documentaires realises A l'Ouest par des Berlinois ne pouvaient pas jouer le meme r6ole de contre-propagande que les produc- tions des Allies. Apres le renforcement du Mur, il &tait devenu difficile dans les deux sens de savoir ce qui se passait dans chacune des deux parties de la ville. Les intellectuels qui avaient choisi de rester en RDA cher- chaient-ils A maintenir un lien avec l'Ouest ?

A en croire le temoignage filme en 1990 de Heiner Miller, la reponse est negative.

<< Nous etions contents du Mur, raconte-t-il a Marcel Ophuls. Nous pensions, la frontiere etant maintenant fermee, que nous allions pouvoir aborder nos vrais problemes entre nous. Quelques annees plus tard, Stefan Hermlin m'a raconte qu'au moment out nous nous felicitions de l'exis- tence du Mur ... le secretaire d'Ulbricht disait : " Maintenant nous avons le Mur et nous y ecraserons quiconque est contre nous ". Mais nous etions tellement naffs que nous ne pouvions pas imaginer qu'on puisse penser comme ga > 2

C'est peut-etre cette << nai'vete >> qui ex-

plique l'absence totale des intellectuels est- berlinois dans la production documentaire

cinematographique de la RDA . D'une opposition frontale, la bataille des

images se deplace insensiblement sur le ter- rain propre aux deux forces en presence, desormais replices sur elles-memes. Ainsi, a

l'Est, trouvera-t-on deux films qui, A

quelques annCes de distance, offrent un point de vue different sur le statut de Berlin. Le

premier4, realise par le tres officiel Karl Gass, est construit avec un commentaire

omnipresent redige par Karl-Eduard von Schnitzler et une musique specialement composee par Jean Kurt Forest; il tente de recrire l'histoire de Berlin de 1945 A 1961, sous le signe de la defense acharn&e d'une

paix dont le general Clay serait le plus ardent

opposant. Parmi les nombreux plans d'ar- chives detournes de leur signification ori- ginelle, on trouve celui d'une parade militaire allice dans le secteur britannique, en 1945, ainsi commenten: << On prepare la separation de la ville et la construction d'une fron- tiere >; en contrechamp, des images de la

1. Jochen Severin, Memorial, Berlin, Vereinigte Doku- mentar- und Spielfilmproduktion, 1969.

2. Marcel Ophuls, November days, Londres, BBC, 1990. 3. Quelques rares documents d'actualite, realises surtout

A la fin des ann&es 1940, montrent Anna Seghers et Wolfgang Langhoff (en particulier lors de leur retour d'Union Sovietique: Riickkehr nach Berlin, 1947).

4. Karl Gass, Schaut auf diese Stadt, Berlin, DEFA, 1962. Voir Manfred Lichtenstein, Evelyn Hampicke, Marianne Klei- nert (dir.), Karl Gass, Berlin, Staatliches Filmarchiv der DDR, 1989; Ginther Sobe, << Schaut auf diese Stadt >>, dans Kalter Krieg, 60 filme aus Ost und West, Berlin, Stiftung Deutsche Kinemathek, 1991, p. 285-287.

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BERLIN, GUERRE DES IMAGES

fusion du KPD et du SPD: << De l'autre

c6te, on surmonte la division des commu- nistes et des sociaux-democrates >. Tous les procedes les plus grossiers sont utilises pour denigrer les responsables politiques de Ber- lin-Ouest. Sans hesitation, Karl Gass extrait de courts plans de discours de Willy Brandt, ou de Konrad Adenauer, place en insert des

images de foule enthousiaste tirees de films nazis, puis un portrait de Hitler, des reunions neo-nazies ouvertement tolekrees par les << re- vanchistes >... La liste est longue pour convaincre les citoyens est-allemands de la menace imperialiste et belliciste qui pese sur ( Berlin, Haupstadt der DDR >, et de la ne- cessite d'y faire barrage. << Le 13 aout 1961, l'imperialisme a duf apprendre: ici, on ne

passe plus !> La reponse a cette propagande outranciere

est d'autant plus interessante qu'elle viendra, en 1969, des camarades sovietiques venus feter le 20c anniversaire de la RDA. Towarisch Berlin est une prestigieuse coproduction en 35 m/m, en cinemascope et en couleur de la RDA et de 1'URSS, realis&e par un So-

vietique, Roman Karmen '. Fait rare, l'exal- tation de l'amitie germano-sovietique est construite sur la vigueur des liens qui unis- sent les generations autour de moments

historiques marquant cette solidarite : apres un bref rappel de l'entree de l'Arm&e rouge A Berlin, en 1945, le realisateur montre des

jeunes Allemands, dont << certains ont perdu leurs parents a Stalingrad ou a Buchenwald ?, se declarer prets a assumer leurs responsa- bilites dans la construction d'une societe << socialiste, ouf toute haine est bannie >. Une seance d'ete de l'Universite Humboldt est ainsi film&e, dans la continuite assumee d'une histoire commenciee en 1895, lorsque Lenine s'inscrivit A la bibliotheque de la Humboldt, continuee en 1918 avec Karl Liebknecht, proclamant depuis le balcon de l'ancien chAteau la << Republique socialiste libre >

d'Allemagne, puis avec les grandes figures du spartakisme et de la lutte antifasciste. Ernst Buch est filme dans l'ancienne resi- dence du president du Reich, devenue en 1933 celle de G6ring : il y chante << Arbeit- einheitsfront >.

Cette capacite '

lier l'experience presente du socialisme aux racines allemandes du combat de la classe ouvriere n'a jamais ete vraiment exploitee par la DEFA. Les So- vietiques pouvaient peut-etre plus facilement reconstituer cette genealogie du mouvement revolutionnaire allemand, comme ils se sont risques A un exercice peu courant en RDA, I'enregistrement en direct de dialogues im-

provises entre dirigeants et ouvriers est- allemands. Walter Ulbricht apparait ainsi peu inspire quand il s'adresse aux travailleurs du batiment employes sur le chantier de re- construction de l'Alexanderplatz, pontifiant sur la necessite' de bien travailler aujourd'hui pour mieux vivre demain. On trouve aussi dans Towarisch Berlin un long entretien, chez lui et dans ses deplacements en voiture ou dans sa vie familiale, d'un physicien qui explique pourquoi il a choisi de rester en RDA. Les Allemands de 1'Est n'auraient jamais ose poser une telle question; la reponse est d'ailleurs en demi-teinte: le physicien pense qu'il a eu raison de res- ter, mais qu'en 1956 ce choix n'etait pas evident.

La sequence la plus surprenante de ce film est certainement celle oiu la construction du Mur, et la realite de sa presence en 1968, sont evoquees. Pour la premiere et unique fois dans l'histoire de la production cine- matographique de la RDA, le Mur est filme, c6te Est, en insistant, par des plans soi- gneusement cadres, sur la dechirure qu'il represente. Depuis le 13 aofit 1961, << il n'y a pas une deuxieme ville au monde ofi la frontiere passe A travers les maisons et les rues ?. Une petite fille saute a la corde, devant le Mur, A quelques pas de son foyer familial et du Reichstag (ill. 14 et 15). << Les camarades allemands savaient quel pas decisif ils franchissaient en fermant la frontiere

1. Roman Karmen, Towarisch Berlin, Moscou, Zentralstudio fiir Dokumentarfilm, 1969.

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d'Etat vers Berlin-Ouest. Ils savaient que ... ce ne serait pas compris par tous les amis A l'Ouest. > Vue de Check Point Charlie. << Ils savaient que la frontiere allait &tre une blessure au cceur de nombreux Berlinois, mais il a fallu prendre cette mesure car Bonn a fait de Berlin un pistolet sur la tempe de l'Allemagne socialiste. > Meme avec cette conclusion accusatrice, la responsabilite de la RDA est clairement mise en avant, ainsi que l'absence de toute inquietude, de la part de ses dirigeants, sur les reactions des << amis >> restes A l'Ouest. Certes, cette attitude n'est pas tres fraternelle chez les Sovietiques dont les troupes aiderent la Volksarmee a verrouiller la frontiere en 1961 ; elle l'est d'autant moins en cette annee 1968 oui la RDA n'avait pas demerite dans la repression du Printemps de Prague. Mais 1'URSS, A quelques mois des negociations preparatoires a la signature d'un nouvel accord quadri- partite, apres avoir largement facilite l'in- corporation de Berlin-Est dans la RDA, voulait manifester davantage la tutelle qu'elle exergait sur la << capitale? de l'Etat est- allemand.

o AU FIL DU TEMPS

Dans les annees 1970 et 1980, un double mouvement se dessine dans la production documentaire de part et d'autre du Mur. C6te est, la television supplante le cinema dans la volonte de propagande de l'Etat,

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alors que les chaines occidentales peuvent etre reques i l'Est. Freimut Duve souligne avec raison que les Allemands de l'Est possedaient depuis vingt ans << A disposition, dans leur salle de sejour, leur seconde patrie sous forme de retransmission televisee ? . C6te ouest, la contre-culture de la << scene berlinoise > avait choisi de prendre en main sa propre production d'images, en marge des rfeseaux commerciaux, sur un support videographique souvent non professionnel. Cette liberte etait cependant limitee par l'ab- sence de diffusion et le faible impact des films realise's dans ces conditions 2

Certains realisateurs de la DEFA trou- verent aussi, dans une structure desormais moins soumise aux necessites immediates de la politique est-allemande, le temps et les moyens de saisir quelques-unes des evolu- tions de foyers lies A la vie urbaine: les enfants de la Auguststrasse3, filmes pendant plusieurs semaines : des peintres puisant leur inspiration dans les paysages et les ambiances de Berlin 4 ; des habitants du Prenzlauerberg, retrouvant des photographies d'une enquete menee au debut du siecle sur l'habitat ouvrier dans leur quartier . Au fil du temps, le gouvernement, sachant qu'il pouvait

1. Le Monde, 26 octobre 1989. 2. Un catalogue en a &t& etabli: Cynthia Beatt, Silvia

Voser (dir.), Berlin im Film 1965-1985, Berlin, Freunde der deutschen Kinemathek, 1985.

3. Giinter Jordan, Berlin Auguststrasse, Berlin, DEFA, 1980. 4. Karlheinz Mund, Stadtlandschaften, Berlin, DEFA, 1981. 5. Peter Rocha, Berlin-Nordost, Berlin, DEFA, 1985.

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BERLIN, GUERRE DES IMAGES

compter sur de fideles laudateurs de sa

politique, tolekrait ces documents ouvrant un

peu la chape de plomb qui avait recouvert une societe prisonniere. A cet egard, on notera la difference qui separe le temoignage des ouvriers de la Stalinallee evoque plus haut et celui des jeunes brigadistes employes sur le chantier de la ville nouvelle de Mar- zahn, dans la banlieue de Berlin-Est'. Ici, pour ce grand projet immobilier des annees 1980, ii fallait faire vite, la situation du

logement etant tres critique. Malgre les dis- cours grandiloquents, le manque de moyens et l'absence totale de la moindre ambition architecturale limitaient l'enthousiasme des ouvriers volontaires. La principale qualite du film est de redonner la parole A ceux

qui, depuis 1949, et surtout depuis 1961, en avaient ete prives. Marzahn etait naguere un

village au cceur de la campagne qui alimentait le marche de I'Alexanderplatz. Les paysans, interroges, rappellent I'enracinement pluri- seculaire des familles qui y vivent, leur farouche determination A ne pas laisser mou- rir ce dernier vestige du terroir agricole berlinois, leur impuissance devant une de- cision prise au nom des interets de la commu- naute.

Puis nous suivons, au jour le jour, l'une des brigades chargees de l'amenagement du nouveau Marzahn, et la vie de cette petite equipe constitue un temoignage exemplaire sur les blocages du mode de gestion commu- niste de la vie economique et sociale des

entreprises d'Etat. Absenteisme, respect de la norme, qualite du travail, incidences sur la vie privee, tout concourt A dresser un tableau d'une grande vierit&e sur la vie d'hommes et de femmes qui retrouvent,

gr.ce A la realisatrice, une identite singuliere,

loin des slogans et des discours bureaucra-

tiques. L'echec du modele que voulait im- poser la RDA se trouve illustre de maniere

exemplaire par l'un de ces ouvriers : alors

qu'il contribue A la construction de plusieurs dizaines de milliers de logements, il sait qu'il ne pourra meme pas en obtenir un pour sa famille ; c'est pourtant son septieme chantier. Qu'est-ce qui le motive encore ? C'est desor- mais l'argent...

Le 750e anniversaire de la ville fut da- vantage l'occasion d'une competition tres institutionnelle entre les deux Berlin : A l'Est comme A l'Ouest, les films caricaturent a l'extreme cette rivalite dans la captation de

l'heritage du passe et dans l'affirmation de la meilleure legitimite historique2. La po- litique de restauration du centre historique de Berlin conduira meme les autorites de la RDA A s'interesser a la synagogue de la

Oranienburgerstrasse, incendi&e lors de la Nuit de cristal par les nazis et laissee en

l'etat depuis. La tardive attention portee a la communaute juive de Berlin-Est fera l'ob- jet de l'une des dernieres productions de la DEFA, terminee apres la chute du Mur3.

C'est autour de la porte de Brandebourg que prendront place les principales manifes- tations marquant la fin de la division de Berlin et de 1'Allemagne. En 1991, lors du 200c anniversaire de la Porte construite pour Frederic-Guillaume II, les discours officiels furent suivis d'une projection, sur un grand ecran dispose A% l'emplacement de l'ancien h6tel Adlon, d'un film de montage histo-

rique. Sans que les organisateurs en soient conscients, les images introduisirent une curieuse mise en perspective des evenements survenus depuis cinquante ans. Saisie dans son axe naturel, de l'avenue Unter den Linden vers la Colonne de la victoire, la Porte contribuait encore a valoriser, par son cadre prestigieux, les defiles militaires du Troisime Reich (ill. 16). Malgre une volonte

1. Gitta Nickel, Manchmal m'chte man fliegen, Berlin, DEFA, 1981.

2. Citons, entre autres, les trois films rialises pour la DEFA par Rolf Schnabel, Guten Tag, Berlin 1987, 1987, Das war dufte, 1988, et Berliner Bilderbogen, 1988. C6te ouest, Monika Siebert, 750 Jahre Berlin-Das Jubilaiim, Berlin, Manfred Strastil Filmproduktion, 1987, et Herbert Viktor, 750 Jare Berlin...das war's, Berlin, Landesbildstelle Berlin/Herbert Viktor Filmpro- duktion, 1988.

3. R6za Berger-Fiedler, Ner Tamid-Eniges Licht, Berlin, DEFA, 1990.

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evidente d'en limiter l'importance, le rappel du r6le joue par les Sovietiques dans la capitulation de la ville, en 1945, ne put se faire que grace aux images qu'ils avaient eux-memes tournees (ill. 17). La paix reve- nue, l'occupation puis la division de la ville empecherent les Berlinois de l'Ouest de voir et de filmer le Quadrige dans le bon sens. Le char de la d esse de la paix ne s'offrait plus qu'aux regards tenus a distance des Berlinois de l'Est (ill. 18). Si les autorites ouest-allemandes avaient reussi 'a mener a son terme le processus d'unification, la pr&- cipitation avec laquelle ils avaient agi ne pouvait leur faire prendre la mesure de la temporalit6 et de la symbolique singulieres

des images d'une ville dont la memoire avait ete partagee.

Historien et realisateur, Christian Delage est maitre de confirences a 1'Ecole polytechnique et a 'Universiti Paris VIII. II a dirigi recemment un ouvrage collectif sur f'avenir des sources audiovisuelles (Ecrits, images et sons dans la Bibliotheque de France, Paris, IMEC/BdF, 1991) et a realisi plusieurs films dont une serie Ecrire et vivre 'a... Berlin, Athenes, Vienne (1989-1991) et Les Voyages du Marechal (1990).

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