benoist - mythe du donné, mythe de la pensée

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MYTHE DU DONNÉ, MYTHE DE LA PENSÉE Jocelyn Benoist P.U.F. | Les Études philosophiques 2012/4 - n° 103 pages 515 à 531 ISSN 0014-2166 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2012-4-page-515.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Benoist Jocelyn, « Mythe du donné, mythe de la pensée », Les Études philosophiques, 2012/4 n° 103, p. 515-531. DOI : 10.3917/leph.124.0515 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.25.97 - 23/10/2013 18h11. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université du Québec à Montréal - - 132.208.25.97 - 23/10/2013 18h11. © P.U.F.

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MYTHE DU DONNÉ, MYTHE DE LA PENSÉE Jocelyn Benoist P.U.F. | Les Études philosophiques 2012/4 - n° 103pages 515 à 531

ISSN 0014-2166

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Benoist Jocelyn, « Mythe du donné, mythe de la pensée »,

Les Études philosophiques, 2012/4 n° 103, p. 515-531. DOI : 10.3917/leph.124.0515

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Les Études philosophiques, n° 4/2012, p. 515-531

MYTHE DU DONNÉ, MYTHE DE LA PENSÉE

Là où l’on entreprend de discuter le « mythe du donné », la première chose à faire, sans doute, est de dénaturaliser la notion de « donné ». Celle-ci, au sens en jeu dans ledit mythe, a une durée de vie assez courte à l’échelle historique. C’est essentiellement une invention kantienne, donc liée à la posture transcen-dantale en philosophie. Ce point est extrêmement important. En effet, très souvent on associe le motif de « mythe du donné » à l’empirisme. Cependant, si le « donné » constitue bien un terme-clé du néo-empirisme moderne, conta-miné par le positivisme (celui de Mach ou du Cercle de Vienne), et essentiel-lement post-kantien, il n’appartient pas au lexique de l’empirisme britannique classique. Il y a donc au minimum une simplification à présenter la critique du « mythe de donné » comme un pas en avant de Hume à Kant. Bien sûr, il est possible et probable que la critique du « mythe du donné » atteigne dans son principe aussi l’empirisme classique. Cependant, l’absence du terme, ici, marque un écart proprement conceptuel. Il n’est nullement indifférent de qua-lifier l’expérience de « donnée ». Il faudra se demander quel dispositif préalable suppose ce genre de qualification. C’est une composante essentielle du pro-blème du « mythe du donné », tel qu’il émerge comme un problème constitu-tif, post-kantien, de l’épistémologie moderne.

Ce qui frappe, de ce point de vue, dans le tour qu’a pu prendre le débat à la fin du XXe siècle, c’est qu’au fond, les adversaires les plus résolus dudit « mythe » semblent bien, à un certain niveau, maintenir la notion de « donné », et faire fond sur elle. La discussion se focalise plutôt sur les pro-priétés dudit « donné » : est-il conceptuel ou non ? Mais, une fois surmonté le mythe de la nudité dudit « donné », on continue de raisonner en termes de « donné ». C’est tout au moins le cas de John McDowell. On ne l’a pas assez relevé, mais l’auteur, dans la première conférence de Mind and World, précise qu’il ne s’agit pas tant de se débarrasser de la notion de « donné » que d’ouvrir « la porte à une autre notion de donné (givenness), une notion pure de toute confusion entre justification et disculpation »1.

1. John McDowell, L’Esprit et le Monde, tr. fr. Christophe Alsaleh, Paris, Vrin, 2007, p. 42.

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Or, l’intérêt de la critique du mythe du donné poussée jusqu’au bout, nous semble-t-il, devrait être non pas seulement de modifier la notion de « donné » et de l’assujettir, par exemple, à ce qui serait présenté comme la contrainte d’une détermination conceptuelle, mais de la décharger purement et simplement, de faire disparaître le sens qu’il y a à recourir à elle – parce que le besoin que nous croyons avoir d’elle.

La question que nous voudrions donc traiter ici est celle de savoir pour-quoi un certain type de critique du donné est structurellement incomplète, et conduit inéluctablement à un autre mythe, qui est l’envers de celui du « donné ».

Pourquoi donc aurions-nous besoin de la notion de « donné » ?Une première réponse, rejetée par Sellars d’une façon probablement défi-

nitive, dans un esprit très kantien, ressortit à ce que l’on appelle habituel-lement « fondationnalisme ». L’idée alors est celle d’une butée ultime de la connaissance. Il y a bien des choses, en dernier ressort, qu’il faut accepter.

En elle-même, cette idée n’a rien d’absurde. Il est vrai qu’il n’est pas de connaissance qui ne soit finie et qui ne repose pas sur la soustraction d’un cer-tain nombre d’éléments à la discussion. L’absurdité réside plutôt dans l’inter-prétation de ces éléments comme constituant eux-mêmes des connaissances qui alors échapperaient comme telles à la révision. Traiter ce qui est soustrait à tout questionnement et toute justification comme étant justifié per se a un nom : c’est ce que le kantisme a appelé « dogmatisme ».

La critique du mythe du donné telle qu’instruite par Sellars se pré-sente donc d’abord comme un assaut contre la théorie dogmatique de la connaissance. De ce point de vue, il serait tout à fait erroné de croire que sa cible se réduise à l’empirisme, qu’en un sens – tout comme ce sera le cas de McDowell, mais en un sens différent – Sellars essaie de réécrire en l’expurgeant de certains mythes plutôt que de le récuser. La critique s’adresse aussi bien à la théorie métaphysique de la connaissance, pour laquelle les « choses mêmes » sont « données », c’est-à-dire nous y avons accès immédia-tement, infra-conceptuellement. La phénoménologie pourrait représenter une variante d’une telle conception. En un certain sens, par rapport à ces philosophies qui soutiennent que les choses sont données en-deçà ou indé-pendamment de tout concept, l’empirisme représente un progrès ou, tout au moins, une certaine conscience critique : il est dominé par l’intuition que les choses ne peuvent pas être « données » en ce sens-là. Son erreur, cependant, est de croire qu’il faut donc se replier sur un sens minimal du « donné », qui, lui, serait « vraiment donné » et à partir duquel il serait possible de « construire » ou d’« inférer » les choses, suivant le dispositif qu’on adopte.

Il est essentiel de relever ce point si l’on veut éviter de tomber dans cette illusion qui consisterait à accorder à la critique du « mythe du donné » une portée phénoménologique qu’elle n’a pas. Dire que percevoir des choses ce n’est pas juste avoir des sensations, ce n’est pas, chez les auteurs critiques du mythe, dire que la perception aurait par elle-même le pouvoir de nous

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« donner » de telles choses, comme s’il suffisait d’enrichir la teneur dudit « donné » au-delà du donné minimal de l’empirisme. Une telle formule est très éloignée de la pensée de Sellars et constitue même exactement une des cibles de sa critique. De façon peut-être moins évidente car en un sens, para-doxalement, il est plus positivement un penseur du « donné » (mais, comme on l’a vu, en un sens rénové, « différent »), c’est aussi le cas de McDowell. En effet, si l’on peut bien dire en un certain sens, de son point de vue, que la perception nous « donne » les choses, la possibilité en repose selon lui sur l’exercice de nos capacités conceptuelles – indépendamment duquel il n’y a aucun sens pour lesdites « choses ».

Il y aurait donc une grande équivoque à assimiler la position de McDowell à celle de la phénoménologie. A qui mettrait en avant que l’un comme l’autre insistent sur le caractère intentionnel de la perception, toujours, disent-ils, pourvue de signification, il faudrait répliquer que, pour McDowell, il n’y a pas d’intentionalité qui ne soit conceptuelle, alors que, pour la phénoménologie, ce n’est pas le cas. Une fois encore, la dis-tinction n’est pas simplement terminologique. Ce qui apparaît comme une contrainte de conceptualité signifie quelque chose : il n’est pas vrai que nous disposions inconditionnellement des « choses » ; il n’y a de « choses » que pour une théorie et le fait que celle-ci pénètre jusqu’à la perception ne lui fait pas perdre son caractère théorique. C’est dire qu’il n’y a de « contenu » perceptuel – puisque ce genre d’approche raisonne en ces termes – qu’inté-gré à une image globale du monde. Dans un tel point de vue, contrainte de conceptualité et de mondanéité vont main dans la main. L’idée d’une nécessaire détermination conceptuelle de tout « donné » est intimement liée à celle d’ « ouverture au monde » telle que la manipule McDowell, la représentation du monde sous-jacente demeurant profondément kan-tienne : à savoir celle d’un tout cohérent légalement réglé, d’un système des objets2. Dès lors la condition pour « faire monde » et donc valoir comme « contenu » (en d’autres termes : être resaisissable comme « objet ») réside dans l’appartenance à l’ordre conceptuel. En-deçà d’une telle identifica-tion, la chose ne peut nullement être dite « donnée », puisqu’il n’y a pure-ment et simplement pas de « chose » : une chose non situable dans l’ordre du monde n’est pas une chose.

L’idée n’est donc pas tant celle d’un donné qualifié que d’un certain type de contrainte qui pèse sur cette qualification : celle de sa commensu-rabilité avec d’autres qualifications situées dans un même espace logique, conceptuel. McDowell ne soutient pas que le donné fait toujours l’objet d’un jugement. Il ne croit pas, et ceci dès Mind and World, que percevoir ce soit juger : pour lui, un jugement est actif, met en jeu la spontanéité de l’entendement, alors qu’une perception est passive, et, en un sens, forcée (ce qui rend compte de ce qu’une certaine épistémologie tient pour son caractère non-révisable, qui, en réalité, n’implique pas le caractère non-révisable de

2. Il faut bien sûr voir là la marque de la dette de McDowell à Strawson.

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son contenu). En revanche, il tient que la qualification du donné est toujours exactement de l’ordre de celle qui apparaîtrait dans un jugement : ce que l’on appelle « conceptuelle ». Ce qui varie, c’est le mode de présentation du contenu : passif s’il s’agit d’une perception ; actif s’il s’agit d’un jugement, mais le contenu lui-même demeure de même nature.

C’est tout au moins la position de Mind and World. Dans « Avoiding the Myth of the Given »3, dans ce qui semble constituer une forme de régres-sion kantienne de sa position, Mc Dowell paraît admettre que le « contenu » des « intuitions » puisse être différent de celui des jugements. En revanche il insiste de façon très kantienne sur le problème de l’unité de l’intuition et soutient qu’une telle unité ne peut pas dépendre de l’exercice de capacités différentes de celles mobilisées par le jugement, autrement dit les capacités conceptuelles. De ce point de vue, il nous semble que la doctrine exposée dans ce texte plus tardif n’est pas substantiellement différente de celle de Mind and World, mais consiste juste à tirer plus radicalement les conséquen-ces d’une conception qui, dès le livre, mettait plus en avant l’idée de « capa-cités conceptuelles » que celle de « concepts » comme éléments de contenu. McDowell raisonne assurément en termes de « contenu », mais plutôt que de reconnaître le conceptuel dans le contenu lui-même, il fait de la conceptua-lité une caractéristique du type d’activité qui permet d’obtenir un contenu. Évidemment on peut se demander jusqu’à quel point une telle approche pragmatique en termes de « capacités » est compatible avec la définition du concept proposée à la fin de la cinquième conférence de Mind and World : « toute partie d’un sens frégéen »4. Il n’en reste pas moins que McDowell privilégie l’approche en termes de capacités.

Une telle perspective est déterminante dans la définition synthétique finalement proposée du « mythe du donné » au début de « Avoiding the Myth of the Given » :

L’être-donné (givenness) au sens du mythe serait une disponibilité à la cognition de sujets qui, pour obtenir ce qui leur est supposément donné, n’auraient pas à mettre en œuvre les capacités requises pour le genre de cognition en question.5

Selon une telle présentation, le « mythe du donné » apparaît, de façon tout à fait fidèle à Sellars, comme exactement synonyme d’une certaine conception selon laquelle la connaissance serait essentiellement analysable : comme si la connaissance, en quelque sorte, devait comporter une compo-sante non-cognitive. Or l’idée de Sellars et de McDowell est que l’objet de la connaissance – celui qui, selon une telle conception, serait « disponible » – n’est pas déterminable indépendamment de la connaissance elle-même et n’a pas de sens en dehors d’elle. En un certain sens, donc, la connaissance ne

3. John McDowell, « Avoiding the Myth of the Given », in Jakob Lindgaard (éd.), John McDowell : Experience, Norm, and Nature, Wiley-Blackwell, 2008, p. 1-14.

4. Voir L’Esprit et le Monde, tr. fr., p. 142.5. « Avoiding the Myth of the Given », art. cité, p. 1.

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s’analyse pas. C’est d’elle-même qu’il faut partir pour la comprendre, puis-que son objet n’est déterminé qu’en son sein.

Repérer quelque chose qui serait « donné » à la connaissance ne peut donc se faire que dans les termes mêmes de la connaissance. Le « donné », en tant que donné qualifié, est en aval et non en amont de la connaissance.

Une solution alternative pourrait sembler consister à déqualifier le « donné », à mobiliser une figure du « donné » qui renverrait à quelque chose qui se tiendrait en-deçà du « connu » – c’est en un sens la tentative de l’empirisme, dans son pas en arrière de la « chose » vers la sensation ou une figure ou une autre de l’expérience privée. Mais précisément la critique du « mythe du donné » met en lumière l’incohérence d’une telle position : un tel « donné » en-deçà du connu, pour autant qu’il ait une signification (il peut peut-être en avoir une en termes d’explication de comportements, comme le suggère Sellars), n’aurait aucune valeur cognitive ; on ne voit donc pas en quoi il pourrait en aucun sens contribuer à la connaissance. Ne peut contribuer à la connaissance que ce qui est à son format, donc ce qui fait l’objet d’une détermination conceptuelle.

Ainsi, il est bien évident que la critique du mythe du donné, resituée dans le champ du débat contemporain, a, en premier lieu, une signification fortement anti-réductionniste : il n’y a pas de dimension de la connais-sance, ou d’ailleurs d’autres accomplissements de même niveau (l’action par exemple en tant que processus caractérisé par le fait de pouvoir donner des raisons de ce qu’on fait), qui soit analysable indépendamment de la référence aux capacités d’ordre supérieur que celle-ci met en œuvre. S’il y a du « donné » dans la connaissance, celui-ci vaut par sa qualification par la connaissance elle-même, qui lui donne sa signification et le rend visible en tant que « donné » (qualifie sa « donnée » même), et non indépendamment de lui.

C’est ce qu’essaie d’exprimer la thèse mcdowellienne bien connue sui-vant laquelle le « contenu de la perception » serait déjà « conceptuel », ou bien, peut-être plus précisément, la perception met toujours en jeu « l’exer-cice de capacités conceptuelles ».

Or, une telle thèse semble très généralement faire naître une résistance de principe. Essayons d’en cerner les raisons.

En fait, il semblerait qu’au-delà de la régression immédiate dans le mythe du donné au sens de l’affirmation d’une connaissance qui n’en serait pas une, c’est-à-dire qui ne satisferait pas aux exigences qui sont celles de la connais-sance et ne pourrait pas être interrogée et examinée de ce point de vue, il reste une stratégie possible qui, tout en concédant la valeur épistémologique de la critique, refuse d’en endosser la conséquence supposée, à savoir l’immixtion de la conceptualité dans la perception.

Cette seconde navigation consisterait à soutenir que, précisément, la per-ception n’est pas une connaissance. On trouve des affirmations dans ce sens par exemple chez Merleau-Ponty, quelle que soit l’ambiguïté de sa position sur ce point. Si dans le concept de perception n’est pas compris celui d’un apport

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épistémique (ce qui, soit dit en passant, n’exclut nullement l’existence d’une connaissance perceptuelle : il suffit que celle-ci ne s’identifie pas à la perception elle-même), alors il semble qu’on puisse très bien maintenir l’étanchéité de la perception par rapport à toute activité de type conceptuel sans sacrifier au « mythe du donné ». Il n’y a mythe, dira-t-on, qu’à partir du moment où on fait jouer au « donné » un rôle épistémique.

Il y a probablement un fond de vérité dans une telle analyse : il y a de bonnes raisons de penser que c’est une absurdité conceptuelle – et non fac-tuelle – de faire porter à la perception comme telle des déterminations d’ordre conceptuel. Tout dépend bien sûr, de ce que l’on entend par « perception ». Il y a indubitablement un usage épistémique des verbes de perception, qui renvoie à ce que nous appellerons « connaissance perceptuelle ». Mais ce serait certainement une erreur de voir dans cet usage la clé de la notion de « perception » en général : la connaissance perceptuelle suppose en effet l’exis-tence de quelque chose qu’on appelle « perception », loin de l’expliquer.

Cependant, raisonner ainsi en termes de « présupposition », n’est-ce pas là précisément, de nouveau, en un sens différent, sacrifier au mythe du « donné » ?

Tout dépend, évidemment, de la façon dont on entend une telle « pré-supposition ». Celle-ci est-elle forcément celle d’un « donné » ?

Pour éclaircir ce point, il faut s’interroger sur ce qui, une fois abandonné le mythe du donné déjà cognitif mais court-circuitant en quelque sorte les conditions usuelles de la connaissance (disons : identifié sans identification), pourrait nous pousser, comme c’est très couramment le cas, à postuler « tout de même » un « donné ». Pourquoi paraît-il si difficile, là-même où on fait crédit aux arguments critiquant le mythe, de renoncer au « donné » ?

C’est que, dira-t-on sans doute, la connaissance est bien à propos de quelque chose, et qu’il faut donc que cette chose soit « donnée » pour qu’il y en ait connaissance. Tel est l’argument qui, souterrainement, dans la pensée moderne, soutient la notion de « donné » au-delà même de la critique de son mythe. On sera étonné du nombre de philosophes qui, après avoir souscrit, croient-ils, dans son principe, à cette critique, par exemple en rejetant l’idée de « sensation », ou de « donné inarticulé », ajouteront qu’il n’en faut pas moins, tout de même, que les choses soient « données ».

Or, dans ce « il faut », qui sonne comme un préalable, ou comme une condition externe sur le connu, ne se cache rien d’autre, très certainement, que le mythe du donné lui-même, dans sa plus grande radicalité, telle que sa critique aurait dû nous en libérer.

En effet, que faut-il placer, dans la plupart des cas, dans ce qui se présente bien comme une exigence, si ce n’est cette idée même de « disponibilité » telle que McDowell l’a pointée comme le cœur du mythe même ? Comme s’il fal-lait, préalablement à la connaissance (au sens d’une précédence logique), que les choses soient « données » pour qu’elles puissent être connues.

La première remarque à faire est qu’une telle idée de donation, dans sa liberté supposée par rapport à la connaissance même – ou tout autre

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accomplissement humain de même niveau – n’a en réalité de sens que par rapport à elle. Cette notion est épistémique sans l’être, et c’est en cela qu’elle correspond exactement à ce qui est visé sous le label de « mythe du donné ». La disponibilité est essentiellement « disponibilité pour ». En cela, il s’agit exactement de cette composante de l’accès cognitif à la chose qui serait cen-sée être indépendante du fait qu’il s’agisse d’une cognition qui a été stigmati-sée par McDowell commentant Sellars sous le nom de « mythe du donné ». Ce qui ne va pas, en l’occurrence, c’est précisément l’idée de disponibilité.

En d’autres termes, il ne faut pas confondre deux choses : l’idée que, lorsque nous connaissons ou adoptons telle ou telle attitude de ce niveau vis-à-vis des choses, c’est bien aux choses mêmes que nous nous rapportons, et celle suivant laquelle, donc, les choses que nous pensons, connaissons et auxquelles nous nous rapportons dans ces attitudes rationnellement infor-mées devraient (d’abord) nous être « données ». Le mythe du donné consiste à introduire la deuxième clause comme une condition a priori sur la première – ce qui, soit dit en passant, est très exactement le geste kantien.

Or la conséquence la plus radicale de la critique du « mythe du donné » est que nous n’avons pas besoin d’un tel geste, et donc d’une telle notion, en tout cas entendue en ce sens-là – et que, comme toute notion dont nous n’avons pas besoin en philosophie, elle ne peut que créer la confusion.

Pourquoi donc, en effet, y en aurait-il besoin ? Pourquoi faudrait-il que les choses, ces choses à propos desquelles on pense, soient « données » ?

Une telle notion n’a de sens que dans la mesure où on se représente une pensée à laquelle les dites choses manqueraient et donc qui requerrait que celles-ci lui soient « données ». Ce que la pensée ne peut pas atteindre par elle-même doit lui être « donné ». Et en effet telle est bien la représentation qui, chez Kant, fonde la notion de « donné ». Les choses sont à distance, constitutivement et non accidentellement, et pour qu’elles puissent deve-nir objets pour la pensée – pour que la pensée puisse réellement avoir un objet – il faut qu’elles franchissent cette distance en étant « données » : il faut qu’elles se phénoménalisent.

Il faut bien comprendre que cette notion de phénoménalisation, et cette distance dans laquelle elle présuppose que la chose se tiendrait, n’est que l’envers de cette représentation de la pensée selon laquelle celle-ci n’atteindrait pas par elle-même la chose. Cette « distance » est celle-là même à laquelle la pensée tombe de la chose, en quelque sorte, et c’est l’échec, supposé struc-turel, de la pensée qui mesure l’espace dans lequel est supposé avoir lieu le contre-mouvement de la phénoménalité. Le fait d’exiger des choses qu’elles aient à se phénoménaliser et de raisonner en termes de « donné », comme le fait toute la pensée moderne, dépend en fait essentiellement d’une certaine représentation de la pensée, dont cette idée constitue l’autre face.

Or la pointe de la critique du mythe du donné réside dans la mise en évidence du caractère déficient d’une telle représentation de la pensée. Que serait, en effet, une pensée qui ne serait pas, par elle-même, capable

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d’atteindre ce qu’elle pense et d’être réellement « pensée de… », nouant un engagement effectif avec le monde ?

La décision herméneutique très forte prise par McDowell au début de Mind and World consiste, répétant un geste hégélien, à refuser que les « pen-sées vides », qui n’auraient pas réellement un objet, soient des pensées du tout. Tout au plus sont-elles des apparences de pensées. Penser, c’est essen-tiellement penser quelque chose, et penser quelque chose de réel, penser, à tort ou à raison, que certaines choses réelles sont comme ceci ou comme cela. Toute intentionalité est une relation réelle, et ce n’est que dans une telle relation que peut s’ouvrir un espace logique pour le vrai et pour le faux.

Dès lors, on ne peut concevoir les pensées comme manquant d’une telle relation et attendant de l’intuition que celle-ci la leur donne pour ainsi dire de l’extérieur. C’est la pensée elle-même qui est relationnelle, ou elle n’est pas pensée. Les véritables pensées ne sont pas en quête de contact avec la réalité, mais ce contact se trouve en elles comme une dimension de leur constitution logique même.

Ceci n’est possible que parce que le type de contact avec la réalité qu’on attendait de l’expérience, en tant, selon la conception dualiste, que non-pensée et lieu où les choses seraient « données », est en fait déjà présent dans la pensée elle-même. De ce point de vue, le morceau de bravoure de Mind and World est constitué par la mise en avant de « concepts indexi-caux », à même de prendre en charge la singularité et la finesse de grain de l’intuition. La pensée nous amène au plus près de la chose, loin que cette proximité et ce contact doivent lui être délivrés de l’extérieur, par le supposé « être-donné » de cette chose.

Ce que nous dit la critique du « mythe du donné », dans sa radicalité, c’est que, pour penser, il n’est pas besoin que la chose soit « donnée », en aucun sens : il est juste besoin de la chose pensée elle-même, à laquelle la pensée est un certain type de rapport, direct. Cela n’a pas de sens de représen-ter une première fois la pensée en dehors de ce rapport pour par après le lui ajouter comme si c’était quelque chose qu’elle acquerrait de l’extérieur – et qui lui demeurerait extérieur en son sens.

On pourrait néanmoins encore une fois être tenté de penser qu’il est possible d’affranchir l’idée de « donné » de toute référence constitutive à la pensée et, par là-même, d’assurer sa survie : après tout, pourquoi « donné » signifierait-il « donné à la pensée » ? La pensée n’a pas besoin que les choses pensées soient « données » en complément de leur être-pensées – comme si quelque chose faisait constitutivement défaut à cet être-pensées. Cependant, cela exclut-il que le concept de « chose même », tel qu’il est tenu pour pré-sent alors dans celui de pensée, suppose par ailleurs une forme de donation première, par laquelle la chose aurait sens de chose pour nous ? Une fois encore, si l’être-donné n’est pas un complément à la pensée, n’en est-il pas un préalable ?

Une telle hypothèse, que, en un certain sens, on trouve à la base de toute phénoménologie, équivaut évidemment à une forme de retour de l’argument

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de la disponibilité, celle-ci n’intervenant plus alors comme un problème posé à la pensée, mais en quelque sorte en amont, comme un problème toujours déjà réglé là où il y a pensée.

La difficulté d’une telle approche est qu’il peut sembler qu’elle crée de toutes pièces le problème qu’elle est censée résoudre. Pourquoi le fait que nous soyons en relation avec des choses – qui peuvent, comme telles, faire l’objet de pensées – serait-il en soi problématique ? C’est-à-dire : depuis quelle non-relation est-ce un problème ? Ce qui ne va pas dans la notion de « donné », c’est qu’elle commence par mettre à distance la chose dont elle se veut la garantie que nous l’ayons, et nous invite à ne penser cet avoir que depuis cette distance – comme résultat d’une phénoménalisation, pré-cisément. Or la représentation d’une telle « distance » et la notion même de « donné » supposent en réalité cette même chose comme un de leurs consti-tuants : en vérité, nous ne pouvons en venir à qualifier comme « donné » que ce que nous avons déjà. L’appeler « donné », c’est essayer de le consi-dérer indépendamment de cet avoir, de le mettre en quelque sorte en sus-pens6, pour le produire pour ainsi dire depuis rien, comme si la chose même avait à sortir d’une absence première ; mais c’est logiquement impossible, car c’est cette « chose même » qui définit alors le calibre d’un tel donné et celui-ci est strictement impensable en dehors de toute référence à elle. Il faut, en quelque sorte, que la chose soit « déjà donnée » pour pouvoir être « donnée ». Redoublement dont se repaît une certaine philosophie, mais qui pourrait bien n’être que le signe de l’absurdité qu’il y a à raisonner en termes de « donné ». Pourquoi donc faudrait-il ainsi décrire les choses qu’il y a en termes de « donné » ?

En fait, il semble que la seule réponse possible à cette question se trouve du côté de l’analyse de la pensée que nous avons précédemment rejetée : la distance, interne à la notion de « donné », à laquelle se trouverait par prin-cipe la chose et qu’elle aurait à franchir pour se manifester, n’est que l’image de celle qu’une telle conception a placée entre la pensée et les choses. Dans une telle perspective, les choses sont intrinsèquement distantes parce que et dans la mesure où elles sont constitutivement distantes de la pensée. Ce n’est que sous l’effet d’une telle mise à distance première que le contact que nous avons avec ces choses peut devenir un problème et être ressaisi comme une forme de « donation », comme si ce contact avait à se faire, une fois de plus on ne sait d’où.

En d’autres termes, le concept de « donné » est un concept typiquement transcendantal, dont il est essentiel qu’il n’ait pu apparaître, historiquement, que dans et à partir des philosophies transcendantales. Il est directement l’enfant de cette interrogation typique de la pensée moderne, quant à la

6. En ce sens, Jean-Luc Marion a littéralement raison dans son diagnostic : « autant de réduction, autant de donation » (Etant donné, Paris, PUF, 1997, p. 22). Les choses ne peuvent apparaître comme « données » que là où elles ont été « réduites ». Cependant, cette équation, loin de légitimer l’opération de réduction – comme voudrait le suggérer le philosophe français – devrait conduire à s’interroger sur la validité des notions de « donné » et de « donation ».

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capacité de notre pensée à toucher la réalité – comme si l’entendement faisait porter ici à la sensibilité son inquiétude.

Aussi n’est-ce qu’un paradoxe apparent si la détermination même qui était supposée garantir le contact avec les choses, en définitive, le fragilise. L’être-donné des choses était censé combler la carence fondamentale qui, selon une certaine conception que nous nous en faisons, affecte notre pensée en termes de portée réelle. Le problème est qu’une telle détermination, loin de rapprocher le réel, l’a encore fait reculer d’un cran : pour pouvoir être pensé, encore faut-il déjà qu’il soit « donné » – comme s’il y avait là une condition préalable à remplir et comme si le caractère hypothétique du rem-plissement de cette condition rendait finalement hypothétique la possibilité de la pensée elle-même.

Or la question de la possibilité de la pensée prise en ce sens-là est typique-ment un faux problème : si nous pensons, dans cette pensée, nous sommes en relation avec quelque chose et, à l’intérieur de cette pensée, le problème ne se pose pas. Dire que, pour qu’une pensée soit possible, il faut que quelque chose soit donné, correctement réinterprété, veut simplement dire que la pensée est une relation avec quelque chose, cette chose même que nous pen-sons. En ce sens-là, il est parfaitement tautologique que la pensée suppose une relation avec la chose même, puisqu’elle en est une. Après, il n’y a pas de raison particulière de dire cette chose même « donnée », si c’est bien d’elle qu’il s’agit. Rien qui ajoute à son sens de chose en tout cas. Au, contraire, la qualifier ainsi ne peut qu’introduire en elle une sorte de distance intérieure, d’écart par rapport à elle-même, et mettre en péril son ipséité – cette ipséité même pourtant en jeu dans la pensée.

On ne peut ignorer, pourtant, un élément qui a certainement motivé en grande part l’interprétation de l’expérience sensible, posée comme autre de la pensée, en termes de « donné ». C’est que l’écart semble être une réalité, et non pas une simple construction théorique. N’oppose-t-on pas réguliè-rement la façon dont nous percevons les choses et la façon dont elles sont ? Cette divergence apparente semble bien déployer l’intervalle d’une donation, d’une manifestation, celle-ci fût-elle requalifiée inversement comme correc-tion ou adéquation : comme s’il y avait alors un accomplissement, pour les choses, à apparaître ce qu’elles sont.

La difficulté de ce raisonnement traditionnel sur la perception est qu’il veut ignorer que, du concept même des choses en question fait alors partie ledit « apparaître », si apparaître il y a – c’est-à-dire s’il y a lieu de raisonner dans ces termes-là, qui sont ceux du « donné », mais pousser jusqu’au bout la ligne de raisonnement que nous sommes en train d’introduire conduit à abandon-ner les termes d’ « apparaître » et de « donné », en tout cas comme termes génériques. En d’autres termes, comment opposer la perception et la chose même, là où ce sens de la « chose même » que nous mettons en œuvre est paradigmatiquement référé à la perception ? On ne peut juger la perception ni déficiente ni au contraire performante à nous « donner » l’objet lorsque

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cette même perception fait partie du sens de « l’objet » que l’on mobilise. Un tel jugement n’a purement et simplement pas de sens et avec lui c’est le discours de l’être-donné qui s’enfonce dans le non-sens.

Ou plutôt, il ressort encore une fois qu’il n’a de sens, précisément, que du point de vue de la pensée. Qui distingue en effet, entre la réalité et l’apparence perceptive, si ce n’est la pensée ? On ne reprendra pas ici les analyses du chapitre I de la partie rédigée du Visible et l’Invisible, mais c’est la pensée qui décèle dans le perçu des « incohérences » et qui identifie donc en lui un écart avec la réalité. Un tel « écart », cependant, est alors un effet de la norme appliquée au perçu. Si on mesure ce dernier à autre chose qu’à lui-même, il apparaît alors, certainement, incohérent, et si ce n’est « irréel », en tout cas non immédiatement « réel » : il ne l’est que moyen-nant une validation, qui a des conditions. On trouve là le terreau pour la notion de « donné », qui se découvre décidément structurellement épisté-mologique. Le « donné », c’est ce qui, selon une certaine conception de la pensée, serait censé manquer à la pensée. Mais, selon la même conception, c’est aussi, dès lors, ce qui est très exactement mesuré – c’est-à-dire légitimé ou non – par elle.

Or, ce qu’il faut se demander, c’est 1) s’il n’y a pas un certain concept de réel qui, au lieu de s’appliquer au perçu pour ainsi dire de l’extérieur, le jugeant à partir de ce qui n’est pas lui, se cale essentiellement sur lui 2) s’il ne reste pas quelque chose de ce concept dans si ce n’est tous, en tout cas une bonne part de nos concepts de « réel » – en tout cas tous ceux qu’il est perti-nent d’appliquer au perçu –, s’il n’a pas, en un certain sens, valeur fondatrice pour eux.

Si le perçu fait alors partie de notre concept de réel ou au moins de l’un de nos concepts de réel, alors, cela n’a pas de sens de se demander si la perception nous donne bien le réel, et d’interpréter celle-ci en termes de « donné ». Elle ne donne rien, et, en aucun sens, n’est « donnée ». Elle est tout simplement ce qu’elle est. Et c’est sur elle, telle qu’elle est, que se cale, ou en tout cas se calibre, un certain concept de réalité.

La critique du mythe du donné conduite jusqu’au bout n’affecte donc pas seulement la représentation que nous nous faisons du concept et de l’entendement mais aussi celle que nous pouvons nous faire de la sensibilité : c’est commettre une erreur sur celle-ci, qui provient de ce qu’on la considère depuis l’ordre conceptuel entendu lui-même de façon impropre, que de la comprendre comme le lieu d’une « donation » en quelque sens que ce soit du terme. Le perçu ne « donne » pas la chose pas plus qu’il n’est « chose donnée » : il est la chose elle-même, en un certain sens du mot « chose » – qui joue un rôle paradigmatique dans notre détermination des « choses » en général.

En réalité, et c’est la raison pour laquelle la référence à la perception est si centrale dans l’analyse de McDowell, la thèse suivant laquelle la pen-sée est bien relation directe avec les choses a besoin de cette ipséité de

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la chose présente dans sa perception même, sur laquelle elle fait fond en mettant en évidence le caractère perceptuel, donc rapporté à la chose même, de certaines de nos pensées. Ce n’est pas que seules les pensées percep-tuelles – c’est-à-dire dont le contenu inclut une référence constitutive à la perception – soient rapportées à la chose même. Mais, de ce point de vue, celles-ci jouent un rôle paradigmatique. On a bien l’impression que la logique de McDowell consiste à dire que si certaines de nos pensées sont rapportées à la perception, alors cela veut dire que notre pensée en général est bien rapportée au réel, puisqu’elle est capable de prendre en charge cette ipséité même qui est rencontrée dans la perception, et de s’y rappor-ter comme telle, contrairement à ce que pourraient faire croire les théories dualistes, qui creusent un gouffre entre la pensée et cette évidence percep-tive. Celle-ci, tout au contraire, peut effectivement constituer le matériau d’une pensée, et il semblerait que nous ayons là la preuve que la pensée peut directement se rapporter aux choses et avoir pour contenu ce rapport direct même, et que le problème du passage de la pensée à la chose, et de l’ordre intentionnel à l’ordre réel, soit, en tant que problème global, trans-cendantal, un faux problème.

Ainsi la dissolution de l’inquiétude que nous pouvons nourrir quant au fait que nos concepts en général, a priori, soient « vides », fait-elle fond sur une certaine entente de ce que c’est que percevoir, à savoir : être dans une certaine relation d’accointance7 avec l’ipséité de la chose. Loin que la percep-tion soit nécessaire pour nous « donner » les choses, elle exemplifie simple-ment, paradigmatiquement, une modalité desdites « choses », et le fait que certaines de nos pensées la capturent en propre est la preuve de la capacité de nos pensées en général à constituer une véritable relation sui generis avec les choses. La « pensée à contenu perceptuel » devient ici le paradigme de la pensée non vide, c’est-à-dire du caractère non-vide de ce qu’on appelle « pensée » en général.

Maintenant, il semble que la critique du mythe du donné effectuée par McDowell n’ait qu’une seule face et ne mène à bien l’analyse thérapeutique, c’est-à-dire aussi la nécessaire dissolution, que d’une seule des deux formules kantiennes qui campent l’équation du transcendantal.

Autant McDowell montre l’absurdité qu’il y a au fond à envisager des pensées vides, pour formuler la contrainte pour elles de se remplir, comme si cette contrainte leur était extérieure et le « contenu » requis n’était pas juste-ment ce qui les constituait en tant que pensées, autant il semble prendre au sérieux, et tout à fait au pied de la lettre, l’idée selon laquelle des « intuitions sans concept » seraient « aveugles ». Dans son analyse, les concepts sont sans arrêt requis comme une sorte de condition préalable sur l’intuition, surtout là où celle-ci devient perception. Ce point trouve aussi bien son expression

7. On n’insistera jamais assez sur la dimension russellienne du « néo-frégéanisme » d’Evans et McDowell.

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dans la thèse centrale de Mind and World, suivant laquelle le contenu de la perception serait « conceptuel ».

Or il y a deux façons de lire une telle thèse.On peut l’entendre comme une simple analyse : il s’agirait de dire, en

référence à un certain usage des verbes de perception, que là où nous attri-buons à la perception un « contenu », comme l’identification d’un objet ou la reconnaissance d’un état de choses, alors ce contenu est évidemment conceptuel. Ce qui est à reconnaître comme « l’objet » de la perception n’est pas autre chose que ce qui est déterminé conceptuellement comme son objet dans une pensée qui précisément est essentiellement – paradigmatiquement – rapportée à cette perception. Selon une telle lecture, on ne trouve rien d’autre dans une telle formule qu’une analyse de la pensée, conforme à ce qui a déjà été suggéré.

Mais on peut aussi entendre la formule en un sens beaucoup plus subs-tantiel : celui de l’énoncé d’une forme de condition transcendantale, sur la perception cette fois. Et force est de constater que de nombreux énoncés de McDowell vont dans ce sens. Comme si la perception devait, a priori, nécessairement mobiliser certaines capacités afin d’être capable de faire ce qu’elle fait.

En fait, symétrique du mythe du donné et entretenant avec lui une sou-terraine solidarité, on peut déceler ici un autre mythe, à savoir celui de la pensée, en un sens qui n’est pas exactement celui mobilisé par Dreyfus dans sa polémique contre McDowell8, mais qui n’est pas sans rapport non plus : comme si, tout comme, selon le mythe du donné, l’apport de la sensibi-lité était nécessaire pour que la pensée devienne réellement pensée, c’était l’apport de la pensée qui était maintenant tenu pour nécessaire pour que la perception devienne réellement une perception. En d’autres termes : la pensée comme condition de possibilité de la perception versus la perception comme condition de possibilité de la pensée.

Dans une sorte de retour rampant de la notion de « donné » – car c’est bien ainsi de nouveau la même distance qui est creusée par rapport à l’objet – il est alors suggéré que la perception ne peut « donner » son objet que dans la mesure où il y a pensée.

C’est très certainement vrai. Mais il faut s’interroger quant au fait de savoir si les pouvoirs qu’on attribue alors à la perception et auxquels on fixe des conditions (et donc la notion de « donné », encore une fois) lui revien-nent en propre.

Tout dépend bien sûr de ce que l’on entend par « perception ». Dans l’approche embrassée par McDowell, qui est au fond fidèle à une tendance assez forte de la tradition philosophique, il s’agit de faire de la perception le lieu d’une vérité. Et, une fois encore, une telle position est cohérente avec au moins un certain usage des verbes de perception : « – Comment le sais-tu ? – Je le vois. »

8. Voir les échanges entre les deux philosophes dans la revue Inquiry en 2007.

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Il est cependant douteux que cet usage, qu’on qualifiera d’épistémique, et qui les apparente à d’autres verbes à caractère épistémique, soit celui qui qualifie le plus spécifiquement ces verbes comme verbes de perception. De ce point de vue, l’analyse de McDowell, qui fait constamment fond sur un cer-tain pré-concept intuitif de la perception (il y a quelque chose qu’on appelle perception), qui y joue un rôle stratégique, est extraordinairement pauvre en déterminations. Tout au plus la notion de « passivité », employée en un sens minimaliste, y est-elle mise en avant comme un trait distinctif de cette chose qu’on appelle « perception ».

Pourquoi la perception joue-t-elle un rôle si important dans l’analyse de McDowell ? Très certainement parce qu’elle constitue la figure exemplaire d’une expérience de la réalité, de la rencontre de la chose même, comme exactement ce qui peut être en jeu dans notre pensée et faire l’objet de nos concepts – ou, tout au moins, de certains d’entre eux. Or, de ce point de vue, il n’est pas sûr que la thèse conceptualiste (suivant laquelle il n’est pas de perception qui n’implique l’exercice de capacités conceptuelles) ne repose pas sur une confusion de grammaires : entre la grammaire de la vérité et celle de la réalité.

S’il s’agit d’évaluer ce qu’une perception apporte à notre connaissance, bien sûr, une telle appréciation sera fondée sur la mise en jeu de concepts – comment pourrait-il en être autrement ? – concepts qui eux-mêmes seront probablement, pour une part d’entre eux, perceptuels, c’est-à-dire essentiel-lement référés à certaines perceptions exemplaires.

Mais revenons précisément sur lesdites perceptions. Comment peuvent-elles acquérir une telle valeur paradigmatique pour ce que nous appellerons des jugements perceptuels, si ce n’est en tant que contact avec les choses-mêmes ? La perception vaut ici par son ipséité, qui est ipséité de la chose même : c’est à ce titre et à ce titre seulement qu’elle peut devenir exemplaire de quelque chose. Nos concepts peuvent toucher les choses car ils peuvent, via la deixis, aller jusqu’à nos perceptions mêmes, et, en quelque sorte, se les approprier et en faire des moments constituants d’eux-mêmes (donc aussi une norme pour une objectualité). Mais c’est que, dans ces per-ceptions, précisément, ils trouvent les choses-mêmes : c’est là une modalité de l’existence des dites « choses ».

Cette ipséité du perçu joue un rôle central dans l’analyse de McDowell. Sans elle la construction même desdits concepts indexicaux – qui sont ceux qui permettent « d’aller jusqu’à la perception » – serait inintelligible. En effet, s’il est bien vrai, comme l’a montré Wittgenstein, qu’un échantillon ne vaut et ne devient paradigme que dans un langage, c’est dans son ipséité, dans son être même, qu’il peut remplir cette fonction. Suivant la logique du concept indexical, c’est donc le perçu dans son ipséité, tel qu’il est purement et simplement, sur lequel peut se caler cette norme d’identification, propre-ment conceptuelle, qu’on appelle l’objet perçu. Mais ceci suppose un sens de l’ipséité perceptuelle qui n’a rien de récognitionnel, ni de conceptuel. Le perçu est tout simplement ce qu’il est. Et c’est en tant qu’il n’est que cette

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chose qu’il est, sans écart, ni vérité ni fausseté, qu’il peut d’une part être thé-matisé par la pensée, qui s’y rapporte alors directement, comme à tout être, et qu’il peut aussi servir de paradigme pour les déterminations conceptuelles proposées pour un certain genre d’être.

Si la pensée va bien jusqu’à la chose perçue, alors il est inutile, redon-dant, et en dernier ressort dénué de sens, de qualifier l’activité perceptuelle elle-même de « conceptuelle ». Pas plus que les choses n’auraient à être « ren-dues disponibles » pour le concept, depuis on ne sait trop quel au-delà – ou en-deçà – de leur être conceptualisables, elles n’ont à être rendues disponibles pour la perception par le concept. Certaines normes conceptuelles s’appli-quent efficacement au perçu, et, entre elles, certaines sont fondées sur son usage conceptuel : sa paradigmatisation, qui produit des concepts paradig-matiques, qui pour être adossés à certaines expériences et calibrés sur elles, n’en sont pas moins des concepts. Cependant il s’agit là d’une autre ques-tion. Cela n’a jamais rendu l’expérience perceptuelle elle-même – c’est-à-dire purement en tant qu’expérience – conceptuelle.

Il faut bien comprendre que nous ne sommes pas en train d’énoncer un fait – un fait transcendantal, pour ainsi dire : « l’expérience perceptuelle n’est pas conceptuelle, alors qu’elle pourrait l’être ». Nous sommes plutôt en train de mettre en évidence une confusion conceptuelle et une erreur de catégorie. Dire de l’expérience perceptuelle qu’elle met essentiellement en jeu des capa-cités conceptuelles, c’est purement et simplement mélanger deux choses : la chose perçue qui est ce qu’elle est, dans son ipséité, et l’objet perçu tel qu’il fait l’objet d’une identification, éventuellement fondée sur la paradigmatisation d’une telle ipséité, et tel que, de toute façon, il la touche, il la caractérise. Encore une fois, comme Merleau-Ponty l’a tant répété, on ne peut confon-dre la perception et la pensée de la perception – même si, contrairement à ce qu’il croyait, la seconde touche bien la première dans son ipséité.

En fait, il y a quelque chose de très étrange dans l’idée que « les choses mêmes » devraient être pensées pour pouvoir être perçues. Une telle idée ne peut que miner les fondements de l’analyse, juste au demeurant, suivant laquelle la pensée a en elle-même la capacité de toucher l’ipséité du perçu – ce qui suppose précisément que celui-ci ait une ipséité, autrement dit qu’il soit ce qu’il soit indépendamment du fait d’être pensé.

Ce qui est en cause alors, c’est le kantisme résiduel de la position de McDowell. Après avoir rompu à un certain niveau avec la posture selon laquelle les choses seraient essentiellement lointaines et il faudrait construire un accès à elles, les rendre accessibles en complémentant le concept par un supplément de « donation » sensible, on épouse de nouveau un tel point de vue eu égard à l’expérience sensible elle-même, subordonnant sa capacité à nous mettre en contact avec la chose à la détermination de celle-ci par un concept. Il s’agit toujours de ménager un passage, que cela soit depuis la pensée ou depuis l’intuition, et cette charge est alternativement confiée res-pectivement à l’intuition ou au concept.

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Cependant un tel passage n’est nullement requis. Il ne peut même avoir de sens. Nous ne pouvons poser de telles questions que parce que nous sommes déjà en contact avec la chose, que c’est elle dont nous faisons l’expérience et que nous pensons lorsqu’en surgit le besoin – une seule et même chose que nous expérimentons et pensons puisque la pensée, ou en tout cas un certain type de pensée, n’est qu’une normation de cette même expérience. L’intuition – si une telle chose existe, et si cette notion n’est pas un pur produit de la perspective conceptualiste, définie comme un « complément au concept » – n’est pas aveugle, pour la bonne raison qu’il n’y aurait aucun sens à ce qu’elle soit « voyante » au sens où pour-raient le vouloir ceux qui déplorent qu’elle soit « aveugle ». Elle est tout simplement ce qu’elle est : une dimension du réel même. Et c’est cet être qui, comme tout être, est en jeu dans certains concepts, qui permettent de déterminer sans médiation cette réalité. Il n’y a pas de contenu sensible en-deçà des choses, dont le concept devrait nous arracher pour nous porter jusqu’aux choses. Il y a en revanche un être sensible des choses, ou de certai-nes choses, et certains concepts sont faits pour le thématiser, ou le portent en eux comme un élément de leur définition même et de la caractérisation des choses qu’ils proposent.

Le mythe de la pensée – censée être nécessaire pour que notre sensibilité atteigne bien « quelque chose » et ne soit pas « aveugle » – n’est donc bien que l’envers du mythe du donné. Mieux : il n’en est au fond qu’une autre version, preuve de ce que l’on n’est pas allé jusqu’au bout dans la critique du « donné ». Il n’est, de ce point de vue, nullement incident que la critique prétendument la plus radicale menée de la notion de « donné » aujourd’hui débouche, comme on l’a vu, sur le rétablissement de cette même notion mais requalifiée : fina-lement, le « donné » est fait « conceptuel », mais on raisonne bien en termes de « donné ». Le concept, loin d’annuler la distance (épistémique) à la chose constitutive d’une telle notion, ne fait que l’articuler. Comment s’en étonner puisque, historiquement, la notion de « donné » a été faite – par la philosophie transcendantale – pour le concept, et toujours déjà placée sous sa norme, et le demeure là même où on essaie parfois de l’utiliser pour transgresser cette norme ?

On trouve, dans cette seulement apparemment nouvelle version du « mythe du donné » toujours la même confusion majeure entre ce qui est sous le régime de la distance, à savoir de l’ordre de la norme, et ce qui ne l’est pas parce que, purement et simplement, de l’ordre de l’être. En fait, pas plus que la pensée n’a « besoin » de l’intuition, l’intuition9 n’a « besoin » de la pensée. Il n’y a plus de sens pour un tel besoin, une fois entendu ce que signifient l’un et l’autre terme – respectivement identification, toujours construite, et ipséité. La réalité est plutôt que certaines pensées sont constitu-

9. Si une telle chose existe, encore une fois, et n’est pas, en soi, un autre nom du « mythe du donné ». Nous préférerons, quant à nous, parler d’« expériences » et notamment d’« expériences perceptuelles ».

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tivement construites en référence à des expériences – ainsi sont-elles – et que ces expériences constituent alors exactement ce qui est pensé dans lesdites pensées. Il n’y a rien là d’énigmatique. Et, certainement, aucune condition externe pesant que cela soit sur la pensée ou sur l’expérience.

Jocelyn BenoistUniversité Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Archives Husserl de Paris

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