julius evola - alain de benoist

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  • 8/6/2019 Julius Evola - Alain de Benoist

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    JULIUS EVOLA, REACTIONNAIRE RADICAL ET

    METAPHYSICIEN ENGAGE

    Analyse critique de la pense politique de Julius Evola

    Le texte ci-desous a t rdig pour servir de prface l'dition dfinitive d' Orientations etdes Hommes au milieu des ruines dans un volume des Opere di Julius Evola qui a paru enjanvier 2002 aux ditions Mediterranee, de Rome.

    Dans Le chemin du Cinabre, Evola raconte quil eut la surprise, son retour Rome en 1948 (1), de constater quil existait encore en Italie des groupes, dejeunes surtout, qui ne staient pas laiss entraner dans lcroulement gnral. Dans

    leurs milieux tout particulirement, mon nom tait connu et mes livres taient trslus (2). Cest lintention de ces jeunes gens, comme il devait le confirmer par lasuite plusieurs reprises (3), que lauteur de Rvolte contre le monde modernedcida de rdiger, dabord la brochure intitule Orientations, dont la premire ditionparut en 1950 linitiative du groupe fondateur de la revue Imperium, que dirigeaitalors Enzo Erra, puis, trois ans plus tard, le livre Les hommes au milieu des ruines,qui fut publi aux ditions romaines dellAscia.

    Avec ces deux ouvrages, Evola voulait rpondre la demande que ses jeuneslecteurs lui avaient faite en vue dobtenir de lui des directives capables de donner

    une orientation positive leur activit . Lui-mme devait dcrire Orientations, dansla prface quil rdigea pour ldition de 1971, comme une rapide synthseprovisoire de quelques points essentiels et gnraux , synthse destine proposer, non pas tant des mots dordre ou un programme politique, que des consignes valeur existentielle destination de ceux qui surent combattre touten tant conscients que la bataille tait matriellement perdue . Mais cest aussidans ce petit livre quil crivait les lignes suivantes : Nous sommes aujourdhui aumilieu dun monde de ruines. Et la question quil faut se poser est celle-ci : existe-t-ilencore des hommes debout parmi ces ruines ? Et que doivent-ils faire, que peuvent-ils encore faire ? Les hommes au milieu des ruinesdevait lui permettre de rpondreplus compltement cette question

    Compte tenu de ce qui prcde, on pourrait tre tent de considrer Orientationset Les hommes au milieu des ruinescomme de simples crits de circonstance. Ceserait une erreur, pour au moins deux raisons. La premire est linfluenceconsidrable que ces deux ouvrages nont cess dexercer depuis lpoque o ils ontt crits. Ainsi quen tmoigne le grand nombre dditions et de traductions dont ilsont fait lobjet (4), Orientations et Les hommes au milieu des ruines ontincontestablement servi de lecture dveil plusieurs gnrations de jeunesgens, issus tout particulirement des milieux de la droite radicale. Ils y trouvaient une

    synthse, relativement facile daccs, des ides politiques de Julius Evola, et il ne fait

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    pas de doute que, dans bien des cas, cest par la lecture de ces livres quils ontcommenc se familiariser avec la pense volienne, dont ils ne devaient dcouvrirque par la suite les autres aspects, plus proprement mtaphysiques.

    La seconde raison est que ces deux livres sont loin de constituer un bloc marginalou isol dans luvre dEvola. Celui-ci na en effet pratiquement jamais cess, aumoins depuis le dbut des annes trente, sinon la fin des annes vingt, dcrire destextes caractre directement politique. Ce trait est mme lun de ceux qui ledistinguent le plus nettement du courant de pense traditionaliste auquel on lerattache gnralement. Contrairement aux autres thoriciens de la Tradition, deRen Gunon Frithjof Schuon, Evola a constamment pris position sur lesproblmes politiques et adopt lui-mme des positions politiques, notamment dansses articles de journaux et de revues, dont la plupart nont t runis en volumequaprs sa mort (5). Cette particularit, qui a pu faire considrer son uvre commeun surprenant mlange dinactualit aristocratique, dintempestivit souveraine ou

    de supra-historicit mtaphysique, et dimplication continue dans les problmesdactualit, dengagement dans le champ idologico-politique (6), est mettre enrapport, nen pas douter, avec sa volont de saffirmer comme un guerrier (kshatriya) plutt quun prtre et par suite avec son affirmation, si contraire auxvues de Ren Gunon, selon laquelle le guerrier ou le roi est porteur, dans lessocits traditionnelles, dun principe spirituel de dignit gale celle du sacerdoce.

    Cet intrt est mme si constant chez lui quon peut parfois se demander sil fautle considrer comme un penseur de la Tradition particulirement intress par lapolitique ou comme un thoricien politique qui se rfre aux principes de la Tradition.

    Mais le doute est lev ds que lon voit quelle dfinition Evola donne de la politique.Cette dfinition suffit en effet le faire reconnatre comme un mtaphysicien mtaphysicien engag sans nul doute, mais dabord et avant tout mtaphysicien.Contrairement un politologue comme Julien Freund, pour qui le politique est originairement substantiel la socit en tant quessence (7) et qui soutient lecaractre strictement autonome de cette essence, Evola fait partie des auteurs quireconduisent ou ramnent le politique une autre instance que la sienne propre.Selon lui, la politique relve en dernire analyse de lthique et de la mtaphysique :elle ne reprsente que lapplication dans un domaine particulier de principes qui, loinde la caractriser ou de lui appartenir en propre, trouvent en dehors delle leur

    origine, leur signification et leur lgitimit.

    Tandis que pour Julien Freund, la politique est lactivit sociale qui se proposedassurer par la force, gnralement fonde sur le droit, la scurit extrieure et laconcorde intrieure dune unit politique particulire en garantissant lordre au milieude luttes qui naissent de la diversit et de la divergences des opinions et desintrts (8), elle est pour Evola l application des directives du supra-monde ,cest--dire une activit mise en uvre par une autorit dont le fondement ne peuttre que mtaphysique (9), autorit assimile une qualit transcendante etnon uniquement humaine (10). Le fondement de tout vritable Etat, crit Evola,

    cest la transcendance de son principe (11). Il sen dduit que les rgles de laction

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    politique ne sont pas autonomes, mais drives. La politique nest pas en son fondpolitique, mais mtaphysique : en tant quelle est une traduction , elle na pasdessence propre. Cest pourquoi, assure Evola, le mtaphysicien est mieux placque personne pour dire en quoi elle doit consister (12).

    Le primat de lEtat

    Les hommes au milieu des ruinesest un livre qui porte moins quon ne pourrait lecroire la marque de lpoque laquelle il fut crit. Cest dailleurs sans doute la raisonpour laquelle il a pu tre lu avec un gal intrt par plusieurs gnrationssuccessives de lecteurs. On ne saurait sen tonner dans la mesure o, demble,Evola sy situe fondamentalement au niveau des principes. Cest particulirementvrai des onze premiers chapitres, dans lesquels il expose prcisment ce que sontces principes terme qui, chez lui, a toujours le sens dides ou de rgles

    suprieures absolues. La deuxime partie, qui traite aussi bien du corporatisme quede la guerre occulte , est en revanche plus disparate, plus ingale, et cest sansdoute celle qui pourra paratre aujourdhui comme ayant le plus vieilli .

    On doit faire crdit Evola de sexprimer toujours sans fard, sans concessionstactiques ni la conjoncture ni limpression que ses propos pourraient produire.Philippe Baillet a pu parler cet gard dun style extrmement dpouill, parfoishautain et solennel, mais, mme dans ce cas, priv de tout artifice littraire et detoute rhtorique facile (13). Evola est dailleurs le premier, non seulement reconnatre son radicalisme, mais sen faire gloire et le prner ceux qui le

    lisent : Nous, nous devons avoir en propre le courage des choix radicaux (ilcoraggio del radicalismo), le non lanc la dcadence politique sous toutes sesformes, quelles soient de gauche ou dune soi-disant droite (14). Nous aurons reparler plus loin de ce radicalisme. Disons tout de suite quil doit avant tout tre misen rapport avec ce quEvola appelle l intransigeance de lide . Lide, pour Evola,ne saurait tre le produit des circonstances. Elle appartient et tient son origine dunesphre dtache de toutes les contingences, et mme de toute autre formedappartenance : Lide, et lide seule, doit reprsenter la vraie patrie (15).

    Cette faon daborder les choses explique lconomie gnrale dun ouvragecomme Les hommes au milieu des ruines. Pour traiter de politique, Evola ne syrfre presque aucun grand thoricien classique de la chose publique. Sil fait tatdu peu de sympathie quil a pour Machiavel, sil voque loccasion Jean-JacquesRousseau, il passe sous silence les noms de Locke, Hobbes, Althusius et Bodin toutautant que ceux de Tocqueville ou de Max Weber. Il souligne que lconomique estpour lui un facteur secondaire , mais il ne produit pas de rfutation argumente dela pense dAdam Smith ou de celle de Karl Marx, pas plus quil nexamine dans ledtail les rapports complexes du pouvoir politique et du domaine juridique. Sonpropos, encore une fois mtaphysique avant tout, ne sclaire gure que desexpriences politiques quil a eu connatre durant les annes trente. Il ny a pas de

    ce point de vue de thorie proprement politologique rechercher chez lui. De mme,

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    il se soucie assez peu de transcrire au niveau des applications concrtes lesprincipes normatifs quil nonce. Quand il sy essaie, de trs rares exceptions prs,ses propositions revtent le plus souvent un caractre trs gnral (16), voirenigmatique (17).

    Bref, Evola sefforce de rester toujours au niveau de ce qui est pour lui lessentiel.Mais quel est lessentiel ?

    On sait que pour Evola, toute lhistoire humaine depuis deux millnaires et demipeut se lire comme un processus dinvolution, assez lent dabord, puis de plus enplus acclr, et qui culmine dans la modernit. Ce processus de dcadence obit la loi de rgression des castes , qui a fini par consacrer les valeurs marchandes,conomiques qui pour Evola sont aussi celles de la femme et du peuple et pardonner le pouvoir leurs reprsentants. Il se caractrise par une progressive

    dperdition de llment spirituel, viril et hroque, caractristique de la Lumire duNord , et par une monte corrlative des valeurs dissolvantes des cultures gyncocratiques du Sud. Son rsultat est leffacement des visions du monde (Weltanschauungen) impersonnelles, ordonnes des principes mtaphysiquessuprieurs, au profit du seul savoir livresque et de lintellectualisme abstrait, maisaussi le primat de l me , domaine des pulsions instinctives et des passionsindiffrencies, sur l esprit , domaine de la clart apollinienne et de larationalit. Pour Evola, ce processus constitue un fait premier, qui justifie le regardpjoratif quil porte sur lhistoire : celle-ci nest quhistoire dun dclin toujours plusaccentu et, inversement, le dclin commence ds que lhomme veut sinscrire danslhistoire.

    Cette vision sinscrit elle-mme dans une structure de type la fois dualiste ethirarchique. Tout le systme dEvola se fonde sur une double opposition : dune partentre ce qui est en haut et ce qui est en bas , dautre part entre la pluslointaine origine (ce quil appelle la Tradition primordiale ) et la fin de cycleactuelle. Les termes de cette opposition se recouvrent : lorigine renvoie auxprincipes fondateurs suprieurs, ltat des choses prsent labaissement final. Ladcadence se rsume ds lors au mouvement ascendant de la base et aumouvement descendant du sommet.

    La pense volienne se veut bien entendu fondamentalement oriente vers lehaut, cest--dire rigoureusement litiste et hirarchiste . Evola rappellequtymologiquement, hirarchie signifie souverainet du sacr . Laperspective hirarchique doit donc sentendre la fois dans un sens synchronique( plus la base est vaste, plus le sommet doit tre haut ), et dans un sensdiachronique, le pass tant par dfinition toujours meilleur que le prsent etmme dautant meilleur quil est plus loign. Lide-cl est ici que linfrieur ne peutjamais prcder le suprieur, car le plus ne saurait sortir du moins. (Cest la raisonpour laquelle Evola rejette la thorie darwinienne de lvolution). Adversaire rsolu de

    lide dgalit, Julius Evola condamne donc avec force toute forme de pense

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    dmocratique et rpublicaine les rpubliques de lAntiquit ntant selon lui quedes aristocraties ou des oligarchies , tant parce que de telles formes de penseproviennent du bas que parce quelles sont des produits de la modernit, lesdeux raisons nen formant dailleurs quune ses yeux. Lhistoire tant conuecomme chute acclre, il ny a ds lors, du libralisme au bolchevisme, quune

    diffrence de degr : Libralisme, puis dmocratie, puis socialisme, radicalisme,enfin communisme et bolchevisme ne sont apparus dans lhistoire que comme desdegrs dun mme mal, des stades dont chacun prpare le suivant dans lensembledun processus de chute (18).

    Face cette volution ngative, Evola place en politique tous ses espoirs danslEtat. Mais puisque pour lui cest toujours le bas qui doit driver du haut , etnon linverse, il importe que cet Etat ne procde daucun lment infrieur .Rejetant toutes les doctrines classiques qui font de lEtat la forme organise de lanation, le produit de la socit ou la cration du peuple, il affirme donc et raffirme

    sans cesse que cest au contraire lEtat qui doit fonder la nation, mettre le peupleen forme et crer la socit. Le peuple, la nation, crit-il, nexistent quen tantquEtat, dans lEtat et, dans une certaine mesure, grce lEtat (19). Cet Etat doitse fonder exclusivement sur des principes suprieurs, spirituels et mtaphysiques.Cest seulement ainsi quil sera un Etat vrai , un Etat organique , non pastranscendant par lui-mme, mais fond sur la transcendance de son principe.

    Cet tatisme est certainement ce quil y a de plus frappant dans la pensepolitique dEvola. Sans doute est-il assorti dun certain nombre de prcisionsdestines dissiper tout malentendu. Evola prend ainsi le soin de dire que la

    statoltrie des modernes , telle quon la trouve par exemple chez Hegel, na rien voir avec l Etat vrai tel quil lentend. Il souligne aussi que bien des Etats fortsayant exist dans lhistoire ne furent que des caricatures de celui quil appelle de sesvux. Il critique dailleurs avec vigueur le bonapartisme, quil qualifie de despotisme dmocratique , comme le totalitarisme, dans lequel il voit une colede servilit et une extension aggravante du collectivisme . Le primat quilattribue lEtat nen est pas moins significatif, surtout lorsquon le rapporte ce quildit du peuple et de la nation. Tandis que la notion d Etat a presque toujours chezlui une connotation positive, celles de peuple ou de nation ont presquetoujours une valeur ngative. LEtat reprsente llment suprieur , tandis que le

    peuple et la nation ne sont que des lments infrieurs . Quil soit demos ouethnos, plebsou populus, le peuple nest aux yeux dEvola que simple matire conformer par lEtat et le droit. Il en va de mme de la nation et de la patrie. Destermes comme peuple , nation , socit , apparaissent mme dans sescrits comme pratiquement interchangeables : tous correspondent la dimensionpurement physique, naturaliste , indiffrencie, fondamentalement passive, de lacollectivit, la dimension de la masse matrialise qui, par opposition laformeque seule peut confrer lEtat, reste de lordre de la matirebrute. Evola sesitue de ce point de vue lexact oppos des thoriciens du Volksgeist, commeHerder : le peuple ne saurait reprsenter pour lui une valeur en soi, il ne saurait trele dpositaire privilgi de l esprit crateur dune collectivit donne. Evola est

    tout aussi indiffrent la question du lien social, voire au social lui-mme, quil

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    englobe volontiers dans l conomico-social , autre dsignation chez lui du mondede lhorizontal ou du rgne de la quantit. Tout ce qui est social, crit-il, se limite,dans la meilleure des hypothses, lordre des moyens (20). Cest pourquoi lon netrouve pas chez lui de pense sociologique, ni dailleurs de vritable penseconomique.

    Ce regard pos sur le peuple nexplique pas seulement lhostilit dEvola enverstoute forme de dmocratie ou de socialisme, ft-il national (21). Il est galementsous-jacent sa critique du nationalisme. Celle-ci repose en fait sur deux lmentsdistincts : dune part une adhsion au modle de lEmpire, contre lequel se sont btisles royaumes nationaux et les nationalismes modernes Evola souligne ici avecbonheur que lide dEmpire na rien voir avec les imprialismes modernes, qui nesont en gnral que des nationalismes aggravs , et dautre part, lide que lanation, comme la patrie, est dessence fondamentalement naturaliste en tantquelle ressortit la fois au domaine de la quantit et au pur sentiment . Evola

    admet certes que le nationalisme vaut mieux que le cosmopolitisme politique, dans lamesure o il reprsente un niveau dexistence plus diffrenci, et quil peut ainsiconstituer le prlude dune renaissance , mais il nen dcrit pas moins lenationalisme comme une doctrine sentimentale et naturaliste, qui trouve son principedans le primat du collectif et, de ce fait, saccorde mal avec sa conception de lEtat.Se dissoudre dans la nation vaut peine mieux que se dissoudre danslhumanit (22).

    Se refusant faire de lEtat lexpression de la socit et ragissant contre ceux quivoient dans lEtat une sorte de famille agrandie (o le souverain jouerait le rle du

    pater familias), Evola en explique lorigine partir de la socit dhommes . Ilrejoint ici Hans Blher, qui plaait lui aussi les anciennes Mnnerbnde lasource de toute vritable autorit politique. Cette socit dhommes est concevoirdabord comme une association exclusivement masculine, ensuite comme lieu deregroupement dune lite. La forme dassociation virile par excellence est pourEvola celle de lOrdre. Les exemples quil donne sont principalement lOrdre desTempliers et celui des Chevaliers teutoniques.

    La notion dOrdre permet de comprendre tout ce qui spare llitisme prn parEvola, litisme essentiellement thique, de llitisme libral ou mritocratique.Appartient llite, non le meilleur au sens darwinien du terme ou le plusperformant au sens de Pareto, mais celui chez qui lethosdomine sur le pathos, celuiqui a le sens dune supriorit vis--vis de tout ce qui nest que simple apptit devivre (23), celui qui a fait siens le principe dtre soi-mme, un style activementimpersonnel, lamour de la discipline, une disposition hroque fondamentale (24).Llite est donc dabord chez lui une aristocratie. Elle incarne une race de lesprit ,un type humain particulier quEvola dfinit comme homme diffrenci , et dont ilpose lavnement (ou la renaissance) comme un pralable indispensable touteaction sur le monde : Ce quil faut favoriser, cest [...] une rvolution silencieuse,procdant en profondeur, afin que soient cres dabord lintrieur et dans lindividu

    les prmisses de lordre qui devra ensuite saffirmer aussi lextrieur, supplantant

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    en un clair, au bon moment, les formes et les forces dun monde de subversion (25).

    Sa proposition finale, toujours la mme, est donc den revenir lIde et de

    susciter la naissance dun Ordre, au sein duquel se retrouveraient des hommessuprieurs rests fidles cette Ide : Ne pas comprendre ce ralisme de lIdesignifie rester sur un plan qui est, au fond, infrapolitique : le plan du naturalisme et dusentimentalisme, pour ne pas dire carrment de la rhtorique patriotarde [...] Ide,Ordre, lite, Etat, hommes de lOrdre quen ces termes soit maintenue la ligne,tant que cela sera possible (26) ! Cette consigne a chez Evola valeur de solution.Quun certain type thique surgisse ou resurgisse, et les problmes politiques etsociaux seront, sinon rsolus, du moins simplifis : Lorsque cet espritsaffirmera, de nombreux problmes, y compris dordre conomique et social, sesimplifieront (27). La position adopte par Evola face aux problmes politiques estdonc en dfinitive celle dun litisme thique fort contenu viril , dduit dune

    conception mtaphysique de lhistoire.

    La polarit masculin-fminin

    Au premier abord, Julius Evola peut apparatre lhistorien des ides commelincarnation typique, et mme extrme, du thoricien antidmocratique, thoricien dellitisme aristocratique et des valeurs d Ancien Rgime , adversaire implacabledes ides de 1789, de tout ce qui leur a permis dapparatre et de tout ce qui en estissu. Cest dailleurs bien ainsi quil a souvent t considr. Mais ne voir Evola que

    de cette faon, cest perdre de vue ce qui fait son originalit et le rend en fin decompte si malaisment classable dans lhistoire de la pense politique. Plutt que dersumer ou de paraphraser ses ides, ainsi quon le fait souvent, nous voudrionsmontrer que son approche de la politique ouvre des interrogations et pose desproblmes que lon voudrait cerner ici, sans ncessairement y rpondre ou prtendreles rsoudre.

    On a dj voqu la faon dont Evola oppose lEtat et le peuple. Cette oppositionnest pas en soi originale. Ce qui est en revanche trs singulier chez Evola, cest leparallle quil fait constamment entre cette opposition et la polarit masculin-fminin,sur la base de lancienne symbolique analogique de la forme et de la matire. Pourles Anciens, crit-il, la forme a dsign lesprit, la matire la nature, la premire serattachant llment paternel et viril, lumineux et olympien [...] la seconde llment fminin, maternel, purement vital (28). Lide quil en dduit est que lEtat se trouve sous le signe masculin, la socit et, par extension, le peuple, ledemos, sous le signe fminin (29). Cette ide tait dj prsente dans Rvoltecontre le monde moderne: LEtat est au peuple ce que le principe olympien etouranien est au principe chtonien et infernal ; lEtat est comme lide et la forme(nous) par rapport la matire et la nature (hyl), il se tient donc dans le rapportdun principe lumineux, masculin, diffrenciateur, individualisant et fcondateur face

    une substance fminine, instable, htrogne et nocturne. Ce sont l deux ples

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    entre lesquels il existe une tension intime. Dans le monde traditionnel, celle-ci sersoud par une transfiguration et une structuration den haut (30). Dans le mmelivre, Evola affirmait dj que lattachement plbien la Patrie, qui saffirma avecla Rvolution franaise et qui fut dvelopp par les idologies nationalistes en tantque mystique de la race et, prcisment, de la Mre Patrie sacre et toute-puissante,

    est la reviviscence dune forme de totmisme fminin (31). Dans Les hommes aumilieu des ruines, il ajoute : Les concepts de nation, de patrie et de peuple [...]appartiennent par essence au plan naturaliste et biologique, non au plan politique,et correspondent la dimension maternelle et physique dune collectivit donne (32). Et encore : Limage de la Patrie en tant que Mre, en tant que Terre dont noussommes tous les fils et par rapport laquelle nous sommes toux gaux et frres,correspond clairement cet ordre physique, fminin et maternel, dont, comme nouslavons dit, se sparent les hommes pour crer lordre viril et lumineux de lEtat (33).

    On pourrait multiplier les citations. Nous sommes l en prsence dune constantemajeure de la pense dEvola, en mme temps que dun trait qui le distingue encoretrs nettement par rapport aux autres penseurs de la Tradition. Jean-Paul Lippi vamme jusqu crire, juste titre notre avis, que la vision du monde volienne sedploie tout entire, y compris dans sa dimension proprement politique, partir de labipolarit masculin-fminin (34), et que linterprtation mtaphysique duphnomne politique laquelle se livre Evola ne prend sens que dtresurdtermine par limportance que revt chez lui la bipolarit masculin-fminin (35).

    Disons pour faire bref que chez Evola, la virilit est constamment associe des notions telles que la forme, la surnature, lesprit, la raison, labstraction, laluminosit solaire , la verticalit, labsolu la fminit voquant au contrairela matire, la nature, lme, le sentiment, le concret, les tnbres chtoniennes ou lunaires , lhorizontalit, le relatif, etc. La question qui surgit alors est de savoircomment doivent se poser ou sarticuler les rapports entre ces deux sries determes.

    A cette question, Evola apporte une rponse ambigu. Lorsquil parle de lhommeet de la femme, il insiste maintes reprises sur la complmentarit des sexes et surle fait que, du fait de leur diffrence mme, la question de leur supriorit ou de leurinfriorit respective est dpourvue de sens. Cependant il affirme aussi que cestbien llment masculin, pos comme forme autonome, qui doit imposer sa marque,son empreinte, llment fminin, pos comme matire htronome. Lacomplmentarit va donc de pair avec la subordination. Cest une complmentarithirarchise, fonde sur la prminence du premier terme (masculin, doncanagogique) sur le second (fminin, donc catagogique). Cest dautre part unecomplmentarit non dialectique, et mme ouvertement anti-dialectique,puisquEvola affirme que du point de vue de lthique traditionnelle, est mal etantivaleur ce qui est masculin chez la femme et ce qui est fminin chez lhomme

    (36).

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    Mais Evola ne se borne pas poser la polarit masculin-fminin lintrieur de lasocit. Il en fait aussi une clef de sa conception de lhistoire et de sa vision desrapports entre les cultures et les civilisations. Cest ainsi quil oppose les civilisationsissues de la Lumire du Nord la Tradition primordiale est pour lui dorigine hyperborenne ou nordico-occidentale , porteuses dun ethos viril, lumineux , et dune spiritualit hroque et guerrire, aux cultures du Sud, quicorrespondent ses yeux au monde chtonien de la Mre et de la Femme. Or ici,il ny a plus du tout complmentarit, mais opposition irrductible. Evola le dit avec laplus grande nettet : Deux attitudes sont possibles face la ralit surnaturelle.Lune est solaire, virile, affirmative, correspondant lidal de la royaut et de lachevalerie sacre. Lautre est lunaire, fminine, religieuse, passive, correspondant lidal sacerdotal. Si la seconde appartient principalement aux cultures smitiques etmridionales, la noblesse de race nordique et indo-europenne a toujours tsolaire (37). Ce que Rome eut de plus romain, dit-il encore, sest form travers

    une lutte incessante du principe viril et solaire de lImperium contre un obscursubstrat dlments ethniques, religieux et mme mystiques [...] o le culte telluriqueet lunaire des grandes Desses Mres de la nature jouait un rle trs important (38). Sur le plan mythologique, les dieux clestes, diurnes, virils, olympiens,sopposent aux divinits chtoniennes, nocturnes, terrestres, fminines et maternelles, chres surtout aux couches plbiennes (39). Sur le plan social, le patriarcatindo-europen est cens contraster pareillement avec le matriarcat oriental (40).

    Cette lutte incessante ne se limite pas selon Evola la seule Antiquit. Elleconstitue au contraire ses yeux lun des lments centraux de lhistoire, dans la

    mesure o le processus de dcadence quil stigmatise rside prcisment dans lamonte progressive des valeurs propres au monde chtonien matriarcal etgyncocratique, au monde des races obscures et lunaires , et dans le dclincorrlatif des valeurs propres lesprit viril olympien et hyperboren , que lespremires menacent constamment de dissoudre (41). Les critiques quil adresse ses adversaires sont de ce point de vue sans quivoque. Au christianisme, quildcrit sous sa forme primitive comme une religion typique du kali-yuga (42), ilreproche davoir contribu, en tant que religion de l amour , porteuse de lide lunaire dgalit morale de tous les hommes, la dvirilisation spirituelle delOccident. Il accuse les guelfes, adversaires des gibelins lors de la querelle desinvestitures, davoir vhicul la vieille conception gyncocratique dune

    domination spirituelle du principe maternel sur le principe masculin (43). Quand ildnonce la dmocratie et le socialisme, cest pour dire quavec eux aussi saccomplit la translation du fminin au masculin (44), parce que le demos, tant fminin par nature , naura jamais de volont propre et claire (45) : la loi dunombre , caractristique du rgne de la masse , est donc elle aussi dinspiration gyncocratique . De mme, quand il sen prend lart moderne, cest pour yconstater la manifestation de tendances intimistes, expressions caractristiquesdune spiritualit fminine (46). Ailleurs, il se rfre Otto Weininger poursouligner les affinits de lesprit fminin et de lesprit juif. Il dnonce mme dans leracisme biologique une doctrine caractristique du rgne de la quantit, dont ilsouligne le caractre naturaliste , et donc fminin. Inversement, sil fait lloge delautarcie conomique, cest que celle-ci lui apparat comme une transposition de

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    lide masculine dautonomie de soi, ce qui suffit lui confrer une valeur thique (47).

    Il nest donc pas douteux que, pour Evola, le trait le plus vident de la crise

    existentielle moderne rside dans leffacement de la virilit spirituelle titre duchapitre 7 de Rvolte contre le monde moderne sous leffet, dabord de la montedes valeurs fminines, puis de la tendance lindiffrenciation des sexes. Ladiffusion pandmique de lintrt pour le sexe et la femme, crit-il, caractrise toutepoque crpusculaire [...] La pandmie du sexe est lun des signes du caractrergressif de lpoque actuelle [dont la] contrepartie naturelle est la gyncocratie, laprdominance tacite de tout ce qui, directement ou indirectement, est conditionn parllment fminin (48). Ainsi place sous le signe de linvolution, remarque Jean-Paul Lippi, lhistoire [...] apparat comme un processus de fminisation (49) ;lhistoire est domination sans cesse accentue du ple fminin sur le ple masculinde ltre (50). La modernit sassimile ds lors un retour du matriarcat , une

    matire mancipe de toute forme . La morphogense de la modernit estavant tout dvirilisante et potentiellement castratrice.

    On est videmment frapp par cette faon dont, chez Julius Evola, le principefminin ou les valeurs fminines sont toujours reprsents comme une menace pourla puissance masculine , comme un risque de destitution de la virilit (51). Onlest dautant plus quEvola, dans la mesure mme o il se veut la fois souverain etguerrier, attache la notion de puissance, avec laquelle la lecture de Nietzsche lafamiliaris dans sa jeunesse, une importance dcisive. En tant que caractristique laplus vidente de la virilit, affirmait-il dans les annes vingt, la puissance tire delle-

    mme sa propre justification. Elle est le principe de labsolu , l arbitrairecausalit inconditionne , l agir qui se justifie de lui-mme . Par la suite, allantune fois de plus contre-courant des autres penseurs du traditionalisme intgral ,Evola na jamais hsit dfinir la Tradition comme tant avant tout force , nergie , puissance . Son deuxime livre, paru en 1926 et consacr autantrisme, sintitulait Lhomme comme puissance (Le yoga de la puissance dansldition transforme de 1949). Le tantrisme est en effet dabord une vision dumonde comme puissance (52), une doctrine qui conoit le corps comme un vasterservoir de puissance (akti). Cette thmatique de la puissance est de toutevidence lie chez Evola celle de la virilit spirituelle . Le contraste qui apparat

    ici entre la Tradition comme puissance et la modernit comme castration potentielle,mise en danger de la virilit, nen est que plus parlant.

    Les remarques qui prcdent ne permettent sans doute pas de dissiperlambigut voque plus haut propos des rapports entre lEtat masculin et lepeuple fminin dans la pense volienne, mais elles peuvent aider la cerner.Cette ambigut tient au fait que le modle bipolaire auquel se rfre Evola est utilistantt pour fonder une complmentarit hirarchisante, tantt pour illustrer uneopposition irrductible ou une incompatibilit radicale. Dans bien des cas, observeJean-Paul Lippi, Evola parat privilgier la hirarchisation des ples masculin et

    fminin par rapport leur complmentarit, ce qui le conduit pratiquement exclure

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    le second (53). Mais la hirarchisation suppose encore une unit, elle implique unenglobement lintrieur dune mme structure. Or, le plus souvent, il ne fait pas dedoute que ce nest pas la complmentarit ni lenglobement hirarchisant quEvolarecommande vis--vis des valeurs fminines, mais bien plutt leur mise lcart, leurrelgation distance et une lutte active contre tout ce quelles reprsentent. Les

    valeurs fminines sont alors dfinies comme des valeurs ennemies, avec lesquelles ilnest pas question du moindre compromis. Que doit-il en tre alors lintrieur de lasocit ?

    Il semble bien en fait que, pour Evola, les hommes ne puissent appartenir llite surtout quand celle-ci se rassemble au sein dun Ordre quen se sparant desfemmes. Il dclare en effet explicitement que les hommes ne peuvent crer l ordreviril et lumineux de lEtat quen se sparant de l ordre fminin (54). Il prne larenaissance dun monde clair, viril, articul, fait dhommes et de chefs dhommes (55). Par ailleurs, il ne cache pas sa faveur pour le clibat, voire pour le refus de

    lenfant, en affirmant quil est bon pour les hommes libres et crateurs dtre sineimpedimentis, sans rien qui les attache ou les limite : Lidal dune socitdhommes ne saurait tre celui, paroissial et petit-bourgeois, qui consiste avoirune maison et des enfants . Il se flatte lui-mme davoir toujours vcu trangeraux routines professionnelles, sentimentales et familiales (56). Comme pour saintPaul, le mariage nest pour lui quun pis-aller. Mais sa mise en garde va trs au-deldun mpris justifi pour la petite vie bourgeoise . Il y a dans ses admonestationsquelque chose qui, non seulement fait de la femme une menace intrinsque pour la virilit , mais tend dvaluer tout ce qui est de lordre du simplement vivant, dusimplement naturel, du simplement charnel. Dans cette critique du naturalisme etde la chair , comme dans sa dnonciation de l absurdit de la procration , ilnest pas excessif de dceler chez lui une tendance gnostique , quon pourraitaussi bien qualifier de marcionite ou de cathare.

    Lindividualisme volien

    Une autre interrogation que soulve la pense politique dEvola a trait au rle quejoue chez lui la notion dindividu. Si lon sen tient sa critique du libralisme en tantque doctrine fonde sur lindividualisme et sur une conception informe de lalibert, critique dun type tout fait classique dans les milieux antilibraux, on estvidemment amen conclure quune telle notion na chez lui quune rsonancengative. Toutefois, si lon prend en compte son volution personnelle et si lon meten perspective tout ce quil a pu crire sur le sujet, on saperoit assez vite que cetteproblmatique est chez lui plus complexe quil ny parat.

    Dans les annes vingt, le jeune Julius Evola a en effet commenc par professerun individualisme absolu . Il a mme rdig cette poque un ouvrage important,Teoria e fenomenologia dellIndividuo assoluto, qui donna finalement naissance deux livres distincts (57) dont il nhsitait pas dire alors quils reprsentaient

    l expos systmatique et dfinitif de sa doctrine (58). Cet individualisme

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    profess par Evola durant sa priode dadaste se ressent surtout de linfluence delidalisme allemand, de la pense de Nietzsche et de lanarchisme individualiste deMax Stirner. Evola se fixe alors pour but dnoncer une thorie philosophique quisefforcerait de porter lidalisme jusque dans ses plus extrmes consquences enexrimant l exigence dauto-affirmation absolue de lindividu . Par la suite, il dira

    dailleurs avoir tir de la lecture de Nietzsche avant tout lide dune rvolte fondesur laffirmation des principes dune morale aristocratique et des valeurs de ltrequi se libre de tout lien et est lui-mme sa propre loi (59) formulation qui nestpas dnue dambigut, puisque dans la doctrine librale aussi lindividu, en tantquil est pos demble comme autosuffisant, est lui-mme sa propre loi . Defait, l individu absolu est celui qui se pose de par sa propre volont comme leprincipe central et larbitre de toute dtermination. Sa volont, tant dgage de toutecontrainte, de toute limitation, est libre au double sens darbitraire etdinconditionne ; elle est synonyme de puissance pure. Lindividu absolu voit donclexistence comme procs continu daffirmation de soi, celle-ci tant dgage detoute espce de contingence et de dtermination. Il y a dans cette vision un certain

    caractre solipsiste : lindividu unique et absolu est en fin de compte ses propresyeux tout ce qui existe.

    La question quil faut se poser est de savoir si le type dhomme prn parEvola dans ses crits politiques est trs loign de cet individu absolu vers lequel iltendait dans les annes vingt, ou sil nexiste pas certaines similitudes entre lindividuabsolu, centre de puissance et de volont, chez qui la volont dtre et la volont dedominer ne font quun, et lhomme absolument souverain tel que le redfinira Evoladans le cadre de sa vision traditionaliste.

    Cest au tout dbut des annes trente quEvola semble avoir abandonn oumodifi ses prsupposs individualistes. A partir de cette date, il reprend soncompte la critique opposant classiquement lindividu et la personne, et dnonce unindividualisme dans lequel il ne cessera plus de voir l essence du libralisme .Lindividualisme, ds lors, ne fonde plus lattitude aristocratique, mais la contreditdirectement. Il nest plus synonyme de supriorit individuelle, mais duniversalismegalitaire et de dissolution sociale. Cependant, alors que la critique classique delindividualisme lui oppose rgulirement des entits collectives (peuple, nation,communauts, etc.) dans une perspective rsolument holiste, en accusant

    lindividualisme libral de dtruire le caractre minemment organique de ces entits,Evola emprunte une voie totalement diffrente. Il y a l bien entendu, commetoujours chez lui, une grande cohrence : dans la mesure o toute communaut, toutgroupe collectif, relve ses yeux dun niveau naturaliste infrieur, dunedimension fminine d en bas , il ne saurait tre question pour lui de placer lepeuple, la socit ou la nation au-dessus de lindividu. Cest donc au nom duneautre conception de lindividu, celle de lindividu diffrenci , quEvola vacombattre lindividualisme libral. A lindividualisme qui pense lindividu commeatome indiffrenci, comme lment atomique , Evola oppose une conception qui,par diffrenciations successives, tend vers lidal de la personne absolue : Etresimplement homme est un moinspar rapport au fait dtre homme dans une nation

    donne et une socit donne, mais ceci est son tour un moinspar rapport au fait

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    dtre une personne, qualit impliquant dj le passage un plan qui est plus quesimplement naturaliste et social. A son tour, la personne constitue un genre qui sediffrencie lui-mme en degrs, fonctions et dignits [...] selon une structurepyramidale, au sommet de laquelle devraient apparatre des types plus ou moinsproches de la personne absolue cest--dire celle qui prsente le plus haut degr

    de ralisation et constitue, ce titre, la fin et le centre de gravit naturel de toutlensemble (60).

    Lusage du mot personne , quEvola oppose l individu , ne doit pas ici faireillusion. Alors que la critique antilibrale classique donne de ce terme une dfinitionmettant immdiatement laccent sur sa dimension sociale la personne en tant quesujet concret, inscrit et saisi dans un contexte donn, par opposition lindividucomme sujet abstrait coup de ses appartenances , Evola lui donne une tout autredfinition. La personne, chez lui, ne se dfinit nullement par ses appartenances, maispar le fait quelle est ouverte vers le haut , cest--dire quelle adhre des

    principes suprieurs. Etre une personne, dans cette acception, ce nest pasappartenir une socit ou une communaut de type organique, mais faire partiedune lite. Cest l un point essentiel, trop souvent perdu de vue.

    Si lon reprend lopposition classique trace par Louis Dumont entrelindividualisme et le holisme (61), Evola ne se situe donc nullement du ct duholisme. Toutes les doctrines holistes soutiennent que lhomme est indissociable deses appartenances, que lon ne sait de quel homme on parle que lorsquon sait aussi quelle collectivit il appartient. Elles ajoutent que lhumanit nest pas composedindividus, mais densembles dindividus : peuples, communauts, cultures, etc.

    Evola affirme au contraire que la personne acheve est en quelque sorte affranchiede toute dimension sociale, prcisment parce quelle sest dgage de tout ce quiest infrieur . Or, le libralisme est aussi la doctrine selon laquelle lhomme nestpas immdiatement ni fondamentalement social, ce qui fonde sa conception de lalibert comme droit individuel disposer librement de soi. Cest pourquoi Enrico Ferria pu affirmer qu lindividualisme galitaire, Evola se borne opposer une versionaristocratique de lindividualisme , en ajoutant que les principales thsesfondatrices de lindividualisme sont en fait galement partages par le traditionalisteEvola, la premire tant que la nature humaine est individuelle et que lhumanit nese compose pas densembles sociaux, mais dindividus (62). Le point commun

    entre le libralisme et la pense volienne serait ici que la socit ne prime pas que ce soit sur la personne ou sur lindividu. Un autre point commun, dcoulant duprcdent, est une mme hostilit viscrale envers lide de justice sociale ,mme si celle-ci sexprime bien entendu partir de prmisses diffrentes. Toutethse sociale, crit Evola, est une dviation, solidaire de la tendance au nivellementrgressif [...] si bien que lindividualisme et lanarchisme, ne serait-ce qu titre deraction contre cette tendance, ont incontestablement une raison dtre, un caractremoins dgradant (63). Cette dernire remarque est significative.

    Quand Evola dnonce luniversalisme politique ou le cosmopolitisme, ce nest

    donc pas tant parce que cet universalisme fait bon march des identits collectives

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    que parce que la notion d humanit reprsente ses yeux ce quil y a de plusloign de lindividu tel quil le conoit. Le peuple ou la nation, on la dit, valent mieuxpour lui que lhumanit, mais seulement dans la mesure o ils reprsentent desniveaux plus diffrencis. Ils se situent en revanche bien en dessous de llitearistocratique, qui est porteuse de valeurs suprieures tout intrt de la collectivit,

    et dont le rle est dacclrer le processus qui mne du gnral au collectif et ducollectif lindividuel [soulign par nous], direction qui est celle de tout progrsvritable (64). La personne diffrencie, en dautres termes, prime sur toute entitcollective ou sociale, quelle quelle soit.

    Christophe Boutin, auteur dune importante biographie consacre Julius Evola, acru pouvoir dceler chez ce dernier une nature profonde de guerrier individualiste (65). Sil est individualiste, cest en fait la faon de lindividu qui sprouve lui-mme, tort ou raison, comme absolument suprieur la masse. Lindividualismeest donc chez lui indissociable de llitisme, avec ce que cela suppose dhorreur du

    conformisme, de refus dtre comme les autres attitude videmmentsusceptible de mener dans des directions bien diffrentes. Cet litisme constitue lednominateur commun de toutes les priodes de son existence. Toute sa vie durant,Evola a voulu se distinguer dune plbe vis--vis de laquelle il na jamaisdissimul son mpris. Il sen est distingu comme dandy, comme dadaste, commetenant de lindividu absolu, puis comme reprsentant dune cole traditionaliste qui afourni son litisme de puissantes justifications doctrinales. Son got pourlsotrisme, la magie, lalchimie ou lhermtisme, consonne lui-mme fortementavec ce sentiment dappartenir un petit nombre (l Ordre ) et dtre lui-mme une personne absolue : lsotrisme sadresse par dfinition des initis . Onpourrait dire de ce point de vue que, chez Evola, la volont (et le sentiment) de nepas tre comme les autres a prcd, et non pas suivi, lnonc de ce quijustifiait cette prise de distance et de hauteur, cest--dire la claire conscience desraisons dune telle attitude. Son opposition radicale au monde environnant na cessdosciller entre le refus et la ngation, que ce soit dans sa jeunesse au nom de lalibert inconditionne de lindividu absolu (le monde extrieur comme inexistant oupure limitation du moi) ou, dans sa priode de maturit, au nom dune mtaphysiquede lhistoire interprtant toute lhistoire advenue comme dclin et dvaluantabsolument la priode prsente en tant que fin de cycle.

    Peut-tre est-ce dailleurs cette tendance au solipsisme quil faut rattacher ceque dit Evola propos de l impersonnalit active . Par cette formule, Evoladsigne lhomme qui a dpass son moi proprement humain et qui slve au niveaumtaphysique en agissant conformment aux seuls principes. Mais il reste savoircomment l impersonnalit active peut tre encore le fait dune personnediffrencie . Les choses sclairent si lon admet que l impersonnalit active caractrise avant tout le roi du monde , qui gouverne le monde la faon dontltoile polaire gouverne le ciel : par une immobilit do parat driver toutmouvement. Evola dit que le but final de lexistence de llite est de faire apparatre le premier des aristocrates (66), le Monarque, en qui se manifeste quelquechose de supra-personnel et de non humain (67). Un tel Monarque est certains

    gards la fois le centre du monde et le monde lui tout seul souverainet

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    absolue, libert absolue, puissance absolue.

    Etat organique ou socit organique ?

    Julius Evola qualifie frquemment lEtat quil appelle de ses vux d Etatorganique . Il affirme ainsi que tout vritable Etat a toujours eu un certaincaractre dorganicit (68). Il dclare que l authentique structure impriale pourrait se dfinir comme un organisme compos dorganismes (69). Il parlegalement dune analogie naturelle existant entre ltre individuel et ce grandorganisme quest lEtat (70). Il semble ainsi adopter le point de vue des thoricienspolitiques de lorganicisme. La notion mme d Etat organique a nanmoinsquelque chose de problmatique. Julius Evola est en effet ladversaire de toute formede naturalisme . Il na que mfiance pour tout ce qui est de lordre du biologique.La question est donc de savoir comment cet antinaturalisme rigoureux peut se

    concilier avec son organicisme .

    Que la qualit d organique soit attribue par Evola lEtat est dj rvlateur.Les thoriciens politiques de lorganicisme la possible exception dOthmarSpann ne parlent en effet pratiquement jamais d Etat organique . Ils parlentplutt de socit organique, de culture organique, de communauts organiques, etc.Et le modle auquel ils se rfrent est incontestablement un modle emprunt auxsciences de la vie : une socit en bonne sant est une socit o il y a, dans lesrapports sociaux, autant de souplesse quil en existe entre les organes dun trevivant. On comprend bien, videmment, que si Evola prfre parler d Etat

    organique , cest que pour lui lEtat est incommensurablement suprieur lasocit. Mais un Etat peut-il tre lui-mme organique ? Pour les thoriciensclassiques de lorganicisme, la rponse est gnralement ngative : seule la socitpeut tre organique, prcisment parce quun organisme se dfinit comme un tout etquil ne saurait donc se ramener ou sidentifier lune quelconque de ses parties, ft-elle la plus minente. Une socit organique peut bien entendu avoir des institutionsfonctionnant de telle faon quelles en maintiennent le caractre organique, mais cesinstitutions ne sauraient elles-mmes tre qualifies dorganiques : un Etat nestjamais un organisme lui tout seul. Dans la perspective organiciste classique, il estmme le plus souvent ce qui menace le plus lorganicit de la socit. Evola critqu un Etat est organique lorsquil a un centre et que ce centre est une ide quimodle efficacement, par sa propre vertu, ses diverses parties (71). Au contraire,pour lorganicisme classique, une socit a dautant moins besoin dun centre quelle est prcisment organique, car ce qui dfinit lorganicit du corps social, cenest pas sa dpendance par rapport un centre (la tte ), mais bien lacomplmentarit naturelle de toutes ses parties.

    L organicisme dEvola est donc trs diffrent de lorganicisme classique. Cedernier, qui a le plus souvent partie lie avec les doctrines holistes, tendsystmatiquement dvaloriser lEtat et les institutions tatiques, considres

    comme intrinsquement mcanistes , et donner le rle principal aux collectivits

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    de base et au peuple. Lorganicit, chez les thoriciens de lorganicisme, est toujoursassoci ce qui est en bas et ce qui est spontan . Leur critique, en gnral,consiste opposer une conception mcanique, rationalise, abstraite, voireexcessivement apollinienne de lexistence sociale, les prrogatives du vivant, dusensible, du charnel, manifestes dans lesprit dionysiaque et dans l me du

    peuple . Or, cest prcisment la dmarche inverse quadopte Evola, puisque pourlui lme, le sensible, le peuple, le collectif, etc. renvoient systmatiquement auxdimensions les plus infrieures de lexistence. Evola dit encore que lideorganique a pour contrepartie celle dune forme formatrice den haut (72). Cestprcisment ce que rcusent les thoriciens de lorganicisme classique : pour eux,lorganicit est une donne de fait, prsente au dpart ; elle ne saurait rsulter duneimpulsion d en haut , celle-ci ne pouvant au contraire que laffaiblir.

    Dans la mesure o il implique une dconnection radicale de lorganique et dubiologique, lexacte porte dun organicisme den haut reste donc tablir. Peut-

    on parler d organicisme dans une socit qui, loin dtre une fin, est seulement lemoyen de faire apparatre une lite tendant elle-mme la personne absolue ?Un Etat vrai qui se veut affranchi de tout conditionnement naturaliste peut-il trevritablement organique ? Lorganicit, enfin, peut-elle tre le rsultat delautorit, de la puissance et de la volont ? Sur ce point, lexprience historiqueincite pour le moins la prudence. Au cours de lhistoire, en effet, chaque fois quunEtat sest affirm titulaire dun pouvoir souverain absolu, lorganicit du social na pasaugment, mais dcru. Le cas de la France est cet gard frappant. Evola a trs justement not que, dans sa volont de saffranchir de lautorit du pape et delempereur, le pouvoir royal sest en France coup de tout principe spirituel suprieur.Mais il nen est pas moins vrai que cest aussi la France qui constitue le modle leplus achev dune cration de la nation par lEtat. Or, cest aussi le pays o lautoritsouveraine de lEtat, dfinie depuis Jean Bodin comme indivisible et inalinable, a leplus appauvri lorganicit sociale et dtruit les autonomies locales, tandis que lesliberts locales ont toujours t mieux prserves l o cest au contraire le peupleou la nation qui ont cr lEtat. Le contre-modle de lEmpire, auquel Evola aconsacr quelques-unes de ses meilleures pages, est tout aussi parlant. Lempireromain-germanique a incontestablement mieux respect lorganicit de la socitque lEtat-nation. Mais il la mieux respecte dans la mesure o son pouvoir tait,non pas absolu et inconditionn, mais au contraire relativement faible, o lasouverainet y tait partage ou rpartie, et o le pouvoir se souciait moins

    dimposer sa forme aux diffrentes collectivits locales que de respecter le pluspossible leur autonomie. Le principe mme de toute construction impriale est eneffet le principe de subsidiarit. On ne saurait oublier que ce principe implique delaisser la base le maximum de pouvoir possible et de ne faire remonter vers le haut que la part dautorit et de dcision qui ne peut sy exercer.

    Entre la monarchie et la Rvolution conservatrice

    Julius Evola sest toujours considr comme un reprsentant de la vraie

    Droite , quil a dfinie comme la gardienne de lide de lEtat vrai et comme la

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    famille de pense qui a su faire siennes les valeurs politiques hirarchiques,qualitatives, aristocratiques et traditionnelles (73). Il faut entendre par l une Droitequi, non seulement rejette la Rvolution de 1789 et ses suites, mais qui sefforce demaintenir vivants lensemble des principes, des attitudes mentales et des valeursspirituelles caractristiques dune conception mtaphysique de lexistence drive de

    la Tradition primordiale . Cette dfinition reste toutefois ambigu, non seulementen raison de la polysmie du mot Droite il y a eu dans lhistoire beaucoup dedroites diffrentes, dont chacune se considrait bien entendu comme la seuleauthentique et du fait qu bien des gards le clivage gauche-droite apparataujourdhui de plus en plus relatif, mais aussi du fait mme de lextrme originalit dela pense volienne, qui semble la rendre irrductible toute famille politiqueinstitue.

    Dterminer et qualifier avec exactitude la position politique dEvola est en fait plusdifficile quil ny parat. Beaucoup de choses, commencer par sa critique de la

    dmocratie et ses prises de position en faveur dune forme dautorit transcendanteet absolue, le rapprochent premire vue du courant monarchiste et contre-rvolutionnaire. Il sest dailleurs lui-mme dclar maintes fois partisan de lamonarchie. On peut affirmer avec de solides raisons, crit-il par exemple, quunevraie Droite sans monarchie est prive de son centre de gravit et de fixationnaturel (74). Ou encore : Il nous est trs difficile de concevoir une vraie Droite enlabsence dune monarchie (75). Cependant, son anti-christianisme, son apologiedes socits dhommes , sa faveur pour les doctrines sotriques et orientales, sacondamnation de la politique des rois de France, voire la manire dont il fait allerrigoureusement de pair monarchisme et aristocratisme (76), peuvent difficilementtre accepts (et de fait ont frquemment t rejets) par les milieux royalistes etcontre-rvolutionnaires. Lui-mme naurait dailleurs jamais pu souscrire lopinionde Louis de Bonald selon laquelle lhomme nexiste que pour la socit, et lasocit ne le forme que pour elle (77). Sa critique des royaumes nationaux et delEtat-nation lloigne par ailleurs radicalement de la famille nationaliste. Inversement,sa conception absolutiste de la souverainet contredit demble les idesfdralistes, selon lesquelles cest du bas que doit provenir la volont de fdrerles autonomies locales. Sa pense, enfin, apparat inconciliable avec lcologismeintgral, qui prne un retour la Terre-Mre et refuse de laisser lhomme imposersans retenue sa forme lenvironnement, ides dans lequelles il nauraitcertainement pu voir que de nouvelles manifestations dun esprit naturaliste et

    fminin (78).

    On la parfois prsent comme le plus minent reprsentant italien de ce vastecourant de la pense politique allemande des annes vingt et trente auquel on adonn le nom de Rvolution conservatrice . Ce nest pas entirement faux, et ilest certain quil sest lui-mme senti proche dau moins certains reprsentants de cecourant. On sait du reste que pendant une grande partie de sa vie, Evola sest tournvers lAllemagne, non seulement parce que sa doctrine le portait tout naturellementvers la Lumire du Nord , mais encore parce quil esprait trouver dans ce pays,dont il parlait parfaitement la langue, une reconnaissance quavant la dernire guerre

    mondiale, il navait gure pu trouver dans le sien. Pourtant, cette tiquette de

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    rvolutionnaire conservateur ne lui convient quimparfaitement.

    Les milieux vlkisch, qui furent les premiers sintresser lui en raison deson paganisme (79), saperurent rapidement que lide quil se faisait des

    origines nordiques diffrait totalement de la leur. Sils pouvaient saccorder avecson got pour lsotrisme, ces milieux ne pouvaient en effet accepter une visionpurement mtaphysique de lantiquit indogermanique , sans racines immdiatesdans le sang et le sol. La critique faite par Evola de la notion de peuple (Volk), sonantinatalisme et son antibiologisme affirms, son litisme, ses positions favorables un Ordre compos dhommes clibataires, se situaient aux antipodes de leurpropre idal, communautaire, populiste et assurment plus aristo-dmocratiquequaristo-monarchique. Dans ces milieux, dj peu favorables la latinit ( Los vonRom ! tait lun de leurs mots dordre favoris), le primat attribu lEtat par Evola etson hostilit envers les valeurs fminines (80) ne pouvaient tre regards quecomme des traits typiquement mditerranens . Evola neut dailleurs pas de

    contacts trs durables avec les Vlkische.

    Il eut un peu plus de succs avec le groupe des jeunes-conservateurs (Edgar J.Jung, Othmar Spann, Wilhelm Stapel, Albrecht Erich Gnther, Karl Anton Rohan,etc.), qui taient par principe plus ouverts au monde latin et avec lesquels il eutloccasion dengager une relation plus suivie. Au lendemain de son discoursprononc en 1934 Berlin devant le Herrenklub, que prsidait le baron Heinrich vonGleichen, il put mme prouver le sentiment dvoluer dans son milieu naturel .Mais l encore, il ne faut pas exagrer limpact que ses ides purent avoir. Malgrquelques chos favorables le tmoignage de Gottfried Benn sur Rvolte contre le

    monde moderne, qui fut traduit en Allemagne en 1935, est rgulirement cit , larception de la pense volienne en Allemagne na jamais eu avant 1945 quunimpact assez limit. Mme dans les revues jeunes-conservatrices, o le nom dEvolaapparat parfois, il na jamais constitu une vritable rfrence. La raison majeure enest probablement que la conception volienne du monde faisait appel des conceptsmtaphysiques traditionnels trop loigns dune mentalit noconservatricegermanique largement faonne par lhritage romantique. La notion dEmpire(Reich) tout comme l thique prussienne occupaient certes une grande placedans les proccupations des jeunes-conservateurs, qui se sont toujours intresss la dimension historique des problmes politiques, et chez qui llment aristocratique

    tait en outre bien reprsent. Lintrt port par Evola la Tradition primordiale , la spiritualit olympienne ou, plus encore, lsotrisme leur tait en revancheassez tranger. Chez la plupart dentre eux, la notion de Volk conservait depuisHerder une charge minemment positive et, suivant la tradition germanique, il leurparaissait extravagant de placer, comme ctait le cas dans lanthropologie traditionnelle laquelle adhrait Evola, l esprit , quils suspectaient volontiersde vhiculer une conception abstraite et rationalise de lexistence, au-dessus del me , quils regardaient au contraire comme la dpositaire privilgie del authenticit du peuple (81).

    La critique que fait Evola de la technique pourrait amener le rapprocher de

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    Heidegger, mais sa mtaphysique est inconciliable avec lontologie heideggerienne,quil dnonce dailleurs avec un total manque de nuances dans Masques et visagesdu spiritualisme contemporain. Sa critique de lobsession conomiste et limportancecentrale quil attribue lEtat (dont il fait lui aussi le grand katechon, le grand ralentisseur du dclin) pourraient de mme le placer au voisinage de Carl

    Schmitt, mais son refus de reconnatre lautonomie du politique, en mme temps queson indiffrence pour les questions constitutionnelles, son insistance sur le caractre thique de la souverainet et la faon dont il soutient que la significationoriginelle de lEtat renvoie une formation surnaturelle (82), len loignentcompltement. Il est par ailleurs tout aussi loin du premier Jnger malgrlintrt justifi quil a port au Travailleur(83) , en raison de la faveur que celui-ciaccordait la technique, que du second Jnger , en raison de ses proccupations naturalistes . Quant Spengler, il a lui-mme eu loccasion, dans sa prface lapremire dition italienne du Dclin de lOccident, dont il fut le traducteur, dexpliqueren quoi sa propre thorie des cycles diffrait de lapproche spenglerienne de la morphologie des cultures (84). Bref, il ny a aucun auteur de la Rvolution

    conservatrice auquel on pourrait vritablement lassimiler ni mme le comparer.

    Fascisme et national-socialisme

    Ses relations avec le fascisme et le national-socialisme sont encore pluscomplexes. Ce nest pas ici le lieu dexaminer dans le dtail ce que fut la vie deJulius Evola durant le Ventenniomussolinien, ni lvolution de ses ides durant cettepriode. Il sen est lui-mme longuement expliqu dans les deux ditionssuccessives de son livre sur le fascisme (85), ainsi que dans son autobiographie. On

    rappellera seulement quil fut jusquen 1928 au moins lami du ministre GiuseppeBottai, et plus durablement celui de Giovanni Preziosi, qui lui ouvrit les colonnes desa revue La Vita italiana, et de Roberto Farinacci, qui lui permit partir de 1934 dedisposer deux fois par mois dune page spciale ( Diorama filosofico ) dans lequotidien Il Regime fascista. Il rencontra par ailleurs Mussolini deux ou trois foispendant la guerre (86).

    Evola lana en fvrier 1930 une revue intitule La Torre, qui, critique durementpar certains milieux officiels, dut cesser de paratre ds le 15 juin de la mme anne,aprs avoir publi seulement dix numros (87). Dans le cinquime numro, dat du1er avril, il crivait : Nous ne sommes ni fascistes ni antifascistes.Lantifascisme est nul. Mais pour nous [...] ennemis irrductibles de toute idologieplbienne, de toute idologie nationaliste, de toute intrigue et esprit de parti [...]le fascisme est trop peu. Nous voudrions un fascisme plus radical, plus intrpide, unfascisme vraiment absolu, fait de force pure, inaccessible tout compromis .

    Ce serait un grave contresens dinterprter ces lignes, qui ont t souvent cites(88), comme la preuve quEvola aurait souhait un fascisme plus extrmiste, plusfasciste encore quil ne le fut. Le fascisme vraiment absolu dont parlait Evola

    tait en fait un fascisme qui aurait fait siens les principes absolus de la Tradition,

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    cest--dire un fascisme qui aurait t tout la fois plus radical et... moinsfasciste. Ce superfascisme tait en ralit un suprafascisme. Cest ce quiapparat clairement dans la dclaration que devait faire Evola son procs, en1951 : Jai dfendu, et je dfends, des ides fascistes, non en tant quelles taientfascistes, mais dans la mesure o elles reprenaient une tradition suprieure et

    antrieure au fascisme, o elles appartenaient lhritage de la conceptionhirarchique, aristocratique et traditionnelle de lEtat conception ayant uncaractre universel et qui sest maintenue en Europe jusqu la Rvolution franaise.En ralit, les positions que jai dfendues et que je dfends en tant quhomme [...]ne doivent pas tre dites fascistes, mais traditionnelles et contre-rvolutionnaires (89). Ce quoi adhre Evola, cest donc bien une conception du monde suprieure et antrieure au fascisme, une conception dAncien Rgime , ayantun caractre universel et laquelle selon lui le fascisme na que partiellementadhr. Ce qui revient trs prcisment dire quil napprciait dans le fascisme quece qui ntait pas spcifiquement fasciste ou, si lon prfre, quil rejetait ce quil yavait de plus spcifiquement fasciste dans le fascisme.

    Quand on lit le livre quEvola a consacr au fascisme et au national-socialisme, onconstate dailleurs que les reproches quil adresse ces deux rgimes politiques nesont pas minces. Dans le fascisme, il critique la rhtorique nationaliste, lide de partiunique, la tendance bonapartiste et plbiscitaire du rgime, ses aspectsmoralisateurs et petits-bourgeois, lchec de sa politique culturelle, sans oublierlaccent mis sur l humanisme du travail (Giovanni Gentile), quil interprte commeune sorte dappel une involution de la politique dans lconomie . On nestonnera pas, en revanche, quil mette au crdit du fascisme davoir relev enItalie lide dEtat , et davoir affirm avec force la primaut de ce dernier sur lepeuple et la nation.

    Vis--vis du national-socialisme, il est plus svre encore. Synthtisant unensemble de critiques quil eut loccasion de dvelopper dans ses articles ds ledbut des annes trente (90), il attribue au rgime hitlrien le mrite davoir peru lancessit dune lutte pour la vision du monde , mais cest pour rejeter aussittpresque toutes les composantes de cette vision. Cest ainsi quil dnonce lepangermanisme, le nationalisme ethnique et lirrdentisme, lide mme dunsocialisme national , le racisme biologique quil dfinit comme associant une

    variante de lidologie nationaliste fond pangermaniste et des ides du scientismebiologique (91) , le darwinisme social, la mgalomanie effective de Hitler,avec ses lubies millnaristes et son esprit compltement plbien , le mythedu Volk et limportance donne la communaut populaire (Volksgemeinschaft), lidalisation de la fonction maternelle chez la femme,lexaltation de la noblesse du travail et lgalitarisme inhrent au Service dutravail (92), la liquidation de lEtat prussien et de la tradition des Junkers, les aspects proltariens dun rgime dpourvu de toute lgitimit suprieure , et mme unantismitisme qui, dit-il, prit chez Hitler la forme dun fanatisme obsessionnel .

    On le voit, la liste est longue. Et pourtant, il est incontestable quEvola a

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    galement considr que le fascisme et le national-socialisme se situaientglobalement du bon ct . Si dune part, il ne leur a pas mnag ses critiques, delautre, il a explicitement prsent ces critiques comme tmoignant, non pas duneopposition de principe ( lantifascisme est nul ), mais plutt dune volont ou dundsir de rectifier ce qui lui apparaissait comme autant derreurs ou dinsuffisances

    graves. Pour dire les choses autrement, alors quEvola na jamais t fasciste ninational-socialiste au sens strict du terme, il nen a pas moins eu le sentiment que,tout compte fait, ces rgimes valaient quand mme mieux que leurs adversaires, etque leurs nombreux dfauts pouvaient tre corrigs . Ce sentiment peutsurprendre, car lorsquon voit tout ce quEvola reproche au fascisme et au national-socialisme, on se demande parfois ce qui reste encore qui soit susceptible desusciter sa sympathie. Cest donc sur ce sentiment quil faut sinterroger.

    Il ne fait pas de doute que ce dont Evola crdite dabord le fascisme et le national-socialisme tient dans leur anti-illuminisme et leur antidmocratisme affich.

    Fascisme et national-socialisme reprsentent fondamentalement ses yeux uneraction contre les ides de 1789, et mme si la forme donne cette raction a tdes plus contestables puisquil constate chez eux la prsence persistante de traitstypiquement dmocratiques , il reste que pour lui une telle raction tait audpart salutaire. Evola en tire la double conclusion de la parent de fond du fascismeet du national-socialisme, et de la possibilit de les rectifier dans un sens plus traditionnel en les ramenant leurs origines propres . Le fait que ces deuxrgimes aient eu combattre les mmes adversaires que lui, des dmocrateslibraux aux socialistes et aux communistes, tait videmment de nature leconfirmer dans cette opinion.

    Ce que lhistoriographie contemporaine a permis dtablir propos du fascisme etdu national-socialisme conduit cependant se demander si, dans cette apprciation,Julius Evola ne sest pas tragiquement tromp. Il nest en effet nullement vident queles rgimes fasciste et national-socialiste aient vritablement appartenu au mmemonde , et moins vident encore quils se soient jamais inscrit dans luniversspirituel dEvola, cest--dire dans cette tradition suprieure et antrieure , caractre universel , qui aurait vhicul depuis toujours la conceptionhirarchique, aristocratique et traditionnelle de lEtat qui sest maintenue enEurope jusqu la Rvolution franaise . Le caractre totalitaire du national-

    socialisme ne saurait aujourdhui tre srieusement contest, alors que le fascismeest plus gnralement class parmi les rgimes autoritaires. De Renzo De Felice Ernst Nolte, les diffrences dinspiration idologique des deux rgimes ont en outret maintes fois soulignes. Rvlateur est cet gard le fait que, pour Evola, lemrite principal du fascisme fut davoir affirm la prminence de lEtat sur lepeuple et la nation , alors que cest prcisment ce que les thoriciens nationaux-socialistes lui reprochaient le plus. La parent du rgime national-socialiste avec lergime bolchevik, qui est sans doute la forme politique qui rpugnait le plus JuliusEvola, est par ailleurs aujourdhui de mieux en mieux reconnue, comme entmoignent, pour ne citer queux, les travaux de Hannah Arendt, Raymond Aron,Franois Furet ou Stphane Courtois. Enfin, le lien profond des deux rgimes avec

    cette modernit quEvola rejetait de toutes ses forces, a lui aussi t mis en lumire

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    maintes reprises. Derrire une rhtorique volontiers archasante, fascisme etnational-socialisme ont constitu des phnomnes rsolument modernesqui, commetels, donnaient une importance centrale au dveloppement scientifique, technique etindustriel, en mme temps quils faisaient une large place la mobilisation politiquedes masses. Mussolini lavait dailleurs dclar avec nettet : Les ngations

    fascistes du socialisme, de la dmocratie, du libralisme, ne doivent [...] pas fairecroire que le fascisme entend ramener le monde ce quil tait avant 1789, date quiest considre comme lanne dinauguration du sicle dmo-libral. On ne revientpas en arrire. La doctrine fasciste na pas choisi de Maistre pour prophte (93).

    Caractristique dune telle quivoque est lattention qu lintrieur du IIIe ReichEvola a porte la SS, trs probablement parce que celle-ci se prsentait comme un Ordre et que la notion dOrdre jouait, comme on la vu, un rle central dans sapense politique. Evola eut dailleurs loccasion, en 1938, deffectuer pour le comptede la revue de Preziosi un reportage sur les clbres Ordensburgen nationaux-

    socialistes (94). Mais derrire un mme mot peuvent se cacher des ralits fortdiffrentes. Himmler pouvait bien tre personnellement fascin par les Chevaliersteutoniques et le souvenir des anciens Germains , sa conception du monde nentait pas moins aux antipodes de celle dEvola. La SS ntait elle-mme nullementconue comme une socit dhommes , comme une lite dfinie par unesolidarit exclusivement virile et tendant la personne absolue : chacun de sesmembres tait au contraire tenu de fonder un foyer sinscrivant dans une lignehrditaire . Plus encore que le parti nazi lui-mme, la SS faisait du matrialismebiologique le centre mme de sa vision du monde (95).

    Evola na donc probablement pas pris toute la mesure de la volont du fascisme etdu national-socialisme de lutter contre les idologies quil combattait lui-mme, nonseulement par des moyens modernes, mais galement au nom dune autre forme demodernit. Do toute lambigut de sa position. Il apprciait dans le fascisme ce quintait pas spcifiquement fasciste, mais traditionnel , tout en croyant possible de rectifier le fascisme en lamenant abandonner ce qui lui appartenait en propre sous-estimant ainsi limportance de ce qui, dans le fascisme, faisait quil tait lefascisme et non pas autre chose. Philippe Baillet a pu parler ce propos de surestimation des potentialits ractionnaires du fascisme et du national-socialisme, cause de laquelle [Evola] passa ct de ce qui fondait en propre

    ces deux rgimes et leur confrait leur spcificit (96). La question que lon peut seposer est de savoir si le fascisme rectifi comme le souhaitait Evola aurait encoreeu quelque chose voir avec le fascisme.

    Linfluence politique dEvola

    Linfluence proprement politique de Julius Evola na vritablement commenc sexercer quaprs la Deuxime Guerre mondiale, singulirement aprs la publicationdOrientations et des Hommes au milieu des ruines. Cest dailleurs galement

    partir des annes cinquante que ses adversaires ont commenc voir en lui, de

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    manire excessivement sommaire, un doctrinaire fasciste , alors quil navaitgure t reconnu comme tel sous le fascisme rellement existant. Cette influencepolitique sest videmment exerce dabord en Italie, avant de se manifester enFrance partir du dbut des annes soixante-dix, puis en Espagne, en Amriquelatine, en Allemagne et dans les pays de lEst.

    Il ne fait pas de doute que la pense politique volienne a surtout sduit descourants apparents directement ou indirectement la droite radicale. Des groupesse rclamant dune droite rvolutionnaire ont trouv dans son uvre unecohrence doctrinale incontestable, en mme temps que des mots dordre duneradicalit critique propres conforter leurs positions. Dautres groupes,sympathisants dun fascisme extrme , voire parfois du national-socialisme, ontgalement repris leur compte certaines de ses ides, en passant sous silence lescritiques extrmement dures quil avait adresses au rgime hitlrien. Maislinfluence politique dEvola ne sest pas limite ces milieux. Des royalistes ont

    galement pu tirer profit de ses multiples plaidoyers en faveur du systmemonarchique. Des individualistes radicaux se sont appuys sur sa pense pour justifier leur mpris narcissique de la plbe et leur dtestation du mondemoderne. De jeunes militants des partis de droite classiques ont trouv dans seslivres de quoi nourrir une intransigeance laquelle leurs propres dirigeants nerpondaient pas. Et mme certains catholiques traditionalistes ont pu sinspirer deson apologie de la Tradition , ainsi quen a tmoign Fausto Gianfranceschi, selonqui, malgr les critiques souvent mprisantes adresses par Evola au christianisme, ses ouvrages, paradoxalement, russissaient, chez ceux dentre nous qui taient[catholiques], renforcer la conviction que la philosophie prenne de lEglise tait laseule forme de pense vivante ou institutionnalise capable de dicter des rglesdaction et de jugement ceux qui ne se laissaient pas capter par les idologiesmatrialistes (97). Cette diversit est elle aussi significative.

    Si Evola a sduit la droite radicale, cest videmment dabord par sa propreradicalit idologique, par sa critique sans compromis du monde actuel, comme parsa capacit dopposer la modernit triomphante une srie de ngations abruptes,contrepartie chez lui dun ensemble d affirmations souveraines . Mais la faveurdont il a toujours joui dans ces milieux nest pas non plus exempte dambigut. Ladroite radicale, par exemple, sest toujours plus volontiers dclare

    rvolutionnaire que ractionnaire . Ce nest pas le cas dEvola. Il lui est certesarriv dcrire, en rfrence implicite la Rvolution conservatrice allemande, que par rapport tout ce qui forme aujourdhui la civilisation et la socit modernes, onpeut dire effectivement que rien nest aussi rvolutionnaire que la Tradition (98). Enrgle gnrale, cependant, il sest plutt montr rticent utiliser ce terme, mettantfrquemment en garde contre l me secrte du mot rvolution , tandis quil aconstamment fait reproche la Droite de ne pas oser saffirmer firement ractionnaire si bien que lon pourrait dire que sa pense, fonde sur l idehirarchique intgrale , exprime avant tout une forme particulire de radicalitractionnaire.

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    De mme, la droite radicale a frquemment t plus admiratrice du fascisme de laRpublique sociale que du fascisme classique davant 1943. Or, l encore, Evolaprofessait lopinion inverse. Il avait certes de ladmiration pour l aspect combattantet lgionnaire (99) de la Rpublique sociale, mais le tournant rpublicain dufascisme de Sal, considr par certains comme un retour aux sources initiales

    du mouvement, reprsentait ses yeux une rgression involutive : De notrepoint de vue, crit-il, il ny a cet gard rien tirer du fascisme de la Rpubliquesociale (100).

    La droite radicale, enfin, a souvent manifest une sympathie plus ou moinsexplicite envers nimporte quelle forme de radicalit, mme de gauche ou dextrmegauche. Cette droite, dune faon gnrale, tend sidentifier au peuple , prnerun socialisme national , se poser en gauche de la droite , et se dclarevolontiers plus proche dun rvolutionnaire de gauche, ft-il bolchevik (ou national-bolchevik ) que dun bourgeois. Evola, dont il faut au passage remarquer quil a trs

    rarement dsavou ceux qui se rclamaient de lui, na jamais adopt aucune de cesattitudes ni soutenu aucune de ces opinions. Sa mfiance vis--vis du peuple ,son refus explicite de ce quil appelait l idal social , son hostilit extrme aubolchevisme len empchaient de manire absolue. Il affichait certes un point de vuenettement antibourgeois , mais ctait pour souligner aussitt que lebourgeoisisme peut tre contest par le haut aussi bien que par le bas ,ajoutant que lantibourgeoisisme de gauche, ouvrier ou socialiste, doit tre rejetparce quil mne encore plus bas . Pour Evola, tout dpendait en fin de compte dece au nom de quoi on dclarait vouloir combattre la bourgeoisie. Lantibourgeoisismetait pour lui acceptable, et mme ncessaire, au nom dune conceptionsuprieure, hroque et aristocratique de lexistence (101), mais il ne ltait pas aunom de nimporte quel idal. De mme, bien quil lui soit arriv de crditerlamricanisme ou le libralisme dun pouvoir dissolvant suprieur celui ducommunisme (102), il nest pas douteux que le bolchevisme reprsentait pour luiquelque chose de bien pire que le libralisme bourgeois, prcisment parce quilcorrespondait dans son systme une aggravation, un point daboutissement (la nuit par rapport au crpuscule ). Cest encore un point sur lequel sa pensescarte de celle de la droite radicale ou rvolutionnaire , pour laquelle le rgne dulibralisme bourgeois est bien pire encore, plus destructeur et plus dcomposant,que le communisme ne la jamais t.

    Retour l apoliteia

    Les dernires lignes des Hommes au milieu des ruines contiennent uneinterrogation analogue celle qui figurait dj en conclusion dOrientations: Reste voir combien il reste dhommes demeurant encore debout, parmi tant de ruines .Implicitement, cette interrogation revient poser la question de la possibilit mmedune action politique qui sinspirerait des principes traditionnels . A cette question,Evola na pas tard rpondre lui-mme par la ngative. Ds 1961, dansChevaucher le tigre, il soulignait limpossibilit dagir de manire positive dans le

    sens dun retour rel et gnral au systme normal et traditionnel (103). Dans son

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    autobiographie, parue en 1963, il affirmait sa conviction que rien ne peut tre faitpour provoquer une modification importante dans cette situation, pour agir sur desprocessus qui ont dsormais, aprs les derniers croulements, un cours irrparable[...] Il nexiste plus rien, dans le domaine politique et social, qui mrite vraiment untotal dvouement et un engagement profond (104). Un an plus tard, dans la

    premire dition du Fascisme vu de droite, il dclarait : Il faut dire quaujourdhui ilny a pas en Italie une Droite digne de ce nom (105). Enfin, peu de temps avant samort, dans la deuxime dition du Chemin du Cinabre, il crivait : En dehors deladhsion de reprsentants des jeunes gnrations, attirs surtout par lesfondements que les doctrines traditionnelles offrent une orientation de Droite, lespersonnes qualifies arrives maturit qui, dans le domaine des tudes et enpartant des positions que jai dfendues ou fait connatre, sont alles plus loin pardes dveloppements personnels srieux, mthodiques et mdits [...] ces personnessont pratiquement inexistantes (106).

    Cest prcisment parce quil stait convaincu que rien ne pouvait plus treaccompli dans le domaine des fins extrieures, quEvola publie en 1961 Chevaucherle tigre, ouvrage dans lequel il sefforce dindiquer nouveau des orientationsexistentielles , mais cette fois dans une perspective strictement individuelle .Sans bien entendu modifier en quoi que ce soit ses principes, Julius Evola, dans celivre, abandonne radicalement toute perspective politique et rabat ce quil estpossible de faire sur le for intrieur. Nous avons fait allusion, crit-il [...] au petitnombre de ceux qui, aujourdhui, par temprament et par vocation, croient encore,malgr tout, la possibilit dune action politique rectificatrice. Cest pour guiderlorientation idologique de ceux-l que nous avons crit, il y a quelques annes, Leshommes au milieu des ruines. Mais, en raison des expriences que nous avonsfaites depuis, nous ne pouvons pas ne pas reconnatre ouvertement que lesconditions ncessaires pour aboutir un rsultat quelconque, apprciable et concret,dans une lutte de ce genre, font actuellement dfaut [...] La seule norme valable quecet homme [celui qui reste fidle la Tradition] puisse tirer dun bilan objectif de lasituation, cest labsence dintrt et le dtachement lgard de tout ce qui estaujourdhui politique. Son principe sera donc celui que lAntiquit a appellapoliteia (107).

    Rien ne pouvant plus tre accompli dans le domaine politique, mieux vaut

    dsormais prendre cong et se rfugier dans lapoliteia, cest--dire dans ledtachement. Evola invite donc les hommes diffrencis , ceux qui se sentent absolument hors de la socit , abandonner tout but positif extrieur, renduirralisable par une poque de dissolution comme la ntre (108), pour seconcentrer sur l agir sans agir , sur la construction et le perfectionnement de soi,sur la conqute dune position spirituelle inexpugnable, dune patrie intrieure quaucun ennemi ne pourra jamais occuper ni dtruire (109). Cette position nestpas sans voquer celle de lAnarque dErnst Jnger, sans toutefois se confondreavec elle. Elle rend obsolte toute esprance politique et dcourage toute vellitdaction dans la vie publique : Rien ne peut tre fait (110).

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    Il semble bien quEvola ait alors referm comme une longue parenthse, pour enrevenir certaines attitudes de sa jeunesse rectifies par son itinraire intrieur.Cest ce quil dira lui-mme lorsquvoquant Chevaucher le tigre, il crira dans sonautobiographie : Un cycle se ferme avec ce livre, en ce sens que je suis en quelquesorte revenu aux positions de dpart, vers lesquelles mavait pouss dans ma prime

    jeunesse une impulsion profonde, bien que parfois inconsciente, qui devait me mener une ngation radicale des valeurs et du monde existants (111). Le repli sur le forintrieur ramne en effet lpoque de lIndividu absolu, de cet individu solitaire qui,ne voulant dpendre de rien dextrieur lui-mme, et regardant doncncessairement lAutre comme privation, altration ou dficience contaminante, entait venu la ngation radicale du monde existant .

    Quelles sont les raisons de cette impossibilit dune politique traditionnelle ?Celles dont fait tat Evola sont bien entendu strictement conjoncturelles : ce sont lescirconstances du moment qui interdisent la mise en uvre concrte de tout principe

    politique vrai . Ces circonstances tant apparemment lies ltat de dgradationou de dissolution du monde extrieur, il est lgitime den conclure quil y a un rapportdirect entre le fait quon ne puisse plus rien faire sur le plan politique et le fait que,dans la conception traditionnelle de lhistoire qui est celle dEvola, le momentactuel correspond une fin de cycle , phase crpusculaire, terminale,frquemment assimile au kali-yugades Indiens ou l ge du loup de la traditionnordique.

    Mais il est clair que cette ide de fin de cycle a par elle-mme quelque chosede paralysant ou dincapacitant. Si lon vit dans une fin de cycle et si rien ne peut

    empcher ce cycle daller son terme, o peut bien rsider la libert fondamentalede mouvement , sinon dans le for intrieur ? Cest ce quavait bien compris AlainDanilou, qui crivait : Dans un monde qui court sa perte, selon la thorie descycles, il ny a de salut quindividuel (112). Dans une telle perspective, il y a en effetquelque paradoxe prner une action politique quelle quelle soit, puisquelaccomplissement du cycle actuel et le surgissement dun nouveau cycle sontcenss rsulter, non de laction des hommes, mais des lois absolues de lamtaphysique. Laction politique suppose lespoir de parvenir un but. Or, quel butpeut-on sassigner dans un monde qui est vou sa fin ? Laction politique impliqueaussi, par dfinition, la rversibilit des situations juges indsirables. Or, du point de

    vue de la thorie des cycles, la crise du monde moderne se caractrise par sonirrversibilit. Quand Evola dclare que la bataille est dj matriellementperdue , on comprend sans peine que, perdue matriellement, elle peut ne pasltre spirituellement. Mais quel sens politiquedonner ce propos ?

    Evola crit pourtant que ce sont les hommes, tant quils sont vraiment deshommes, qui font et dfont lhistoire (113). Mais il dit aussi que lhistoire est une entit mystrieuse qui nexiste pas , quelle nest quun mythe que lon doit combattre : penser en termes dhistoire est absurde . Enfin, il dnonce touthistoricisme, en allant jusqu crire que lorsquon a rejet lhistoricisme, le pass

    cesse dtre quelque chose qui dtermine mcaniquement le prsent (114). Jean-

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    Paul Lippi en conclut que la critique fondamentale quEvola adresse lhistoricisme, cest que celui-ci rend impossible qui ladopte toute prise de positionvolontariste et par consquent vritablement libre (115). La question se posetoutefois de savoir si ce point de vue est plus compatible avec la thorie des cycles.Le volontarisme politique nest-il pas rendu tout aussi impossible par laffirmation

    dun dclin oblig que par celle dun progrs inluctable ?

    En ralit, ce quEvola rejette le plus foncirement, ce nest pas tant lhistoricismeproprement dit que loptimisme inhrent aux formes modernes dhistoricisme, commencer par lidologie du progrs. Le tableau gnral quil dresse dans Rvoltecontre le monde moderne, par exemple, donne en effet lhistoire un sens bienprcis la fois comme direction et comme signification. Evola cherche lui aussi,au-del du simple enchanement des vnements, identifier les lignes de fond dudveloppement historique et les moments ou les tapes de lhistoire quil juge lesplus significatifs ne diffrent gure de ceux que lidologie du progrs a elle-mme

    retenus. Il se contente de les doter dun coefficient de valeur rigoureusement oppos.Tout en dpeignant les socits traditionnelles comme des socitsanhistoriques, ou tout au moins indiffrentes lhistoire, Evola ne rejette doncnullement la notion de sens de lhistoire , qui est dailleurs inhrente la thoriedes cycles. Interprtant lhistoire, non comme mouvement progressif perptuellementascendant, mais comme mouvement constamment descendant, comme dclintoujours accentu, il affirme seulement que ce sens est purement ngatif : il y abien progrs , mais progrs dans le dclin (116) ! Rvlateur cet gard est le faitquil dnonce dans le marxisme une forme vidente dhistoricisme, tout enreconnaissant Marx le mrite davoir tent de dfinir une direction gnrale demarche de lhistoire en fonction de phases bien prcises (117). Cest pourquoi ilpropose un schma historiographique qui, en une certaine mesure, correspond auschma marxiste, et qui, comme ce dernier, considre les processus gnraux etessentiels au-del des facteurs contingents, locaux et nationaux, mais qui, toutefois,indique comme rgression, croulement et destruction ce qui, au contraire, est exaltpar le marxisme comme un progrs et comme une conqute de lhomme (118). Endautres termes, Evola critique fondamentalement lhistoricisme au nom dunhistoricisme en sens contraire, lidologie de la dcadence constituant comme lemiroir invers, le calque ngatif de lidologie du progrs : ce qui est impensable,dans les deux cas, cest que lhistoire puisse tout moment rouler dans nimportequel sens. Il en rsulte une vidente tension entre cette philosophie de lhistoire, o

    linluctable rsulte dune sorte de fatalit mtaphysique, inhrente au mouvementmme de lhistoire, et limportance que donne par ailleurs Evola lide de volont,de puissance absolue et de libert inconditionne.

    Mais limpossibilit dune politique traditionnelle ne rsulte peut-tre passeulement de facteurs lis la conjoncture et la thorie des cycles. La politiqueque propose Evola est une politique qui sordonne des ides et des principesabsolus. Cest en dautres termes une politique idale. Or, si lon pose que lapolitique est avant tout lart du possible, et que le possible est dabord affaire decontexte et de situation, une politique idale risque fort dapparatre comme une

    contradiction dans les termes. S